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m’emmenait parfois au restaurant juif dans <strong>de</strong>s quartiers que je<br />
n’avais jamais vus, <strong>de</strong>s endroits sombres peuplés <strong>de</strong> vieux, avec<br />
<strong>de</strong>s tables garnies chacune d’une bouteille d’eau <strong>de</strong> Seltz bleue,<br />
et comment j’attrapais <strong>la</strong> nausée et <strong>la</strong>issais ma nourriture<br />
intouchée, me contentant <strong>de</strong> le regar<strong>de</strong>r avaler goulûment<br />
bortsch, pirojki ou vian<strong>de</strong>s bouillies recouvertes <strong>de</strong> raifort. Moi<br />
qui étais élevé à l’américaine et en savais moins sur mes<br />
ancêtres que sur le chapeau <strong>de</strong> Hopalong Cassidy. Ou encore,<br />
quand j’avais douze ou treize ans, vou<strong>la</strong>nt à tout prix sortir avec<br />
quelques amis, je l’avais appelé au bureau pour lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r sa<br />
permission et lui, pris <strong>de</strong> court, ne sachant que dire, m’avait<br />
déc<strong>la</strong>ré : “Vous n’êtes qu’une ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> b<strong>la</strong>ncs-becs”, et pendant<br />
<strong>de</strong>s années mes amis et moi (l’un d’eux est mort maintenant,<br />
d’une overdose d’héroïne), nous avons répété ces mots comme<br />
une expression folklorique, une b<strong>la</strong>gue nostalgique.<br />
La taille <strong>de</strong> ses mains. Leurs cals.<br />
Son goût pour <strong>la</strong> peau qui se forme sur le choco<strong>la</strong>t chaud.<br />
Thé citron.<br />
Les paires <strong>de</strong> lunettes cerclées d’écaille noire qui traînaient<br />
dans toute <strong>la</strong> maison : sur les meubles <strong>de</strong> cuisine, sur les tables,<br />
sur le bord <strong>de</strong>s <strong>la</strong>vabos Ŕ toujours ouvertes, abandonnées<br />
comme d’étranges animaux d’une espèce inconnue.<br />
Le voir jouer au tennis.<br />
Sa manière <strong>de</strong> fléchir parfois les genoux en marchant.<br />
Son visage.<br />
Sa ressemb<strong>la</strong>nce avec Abraham Lincoln, les gens en faisaient<br />
toujours <strong>la</strong> remarque.<br />
Il n’avait jamais peur <strong>de</strong>s chiens.<br />
Son visage. Et encore son visage.<br />
Poissons tropicaux.<br />
Il donnait souvent l’impression d’être déconcentré, d’oublier<br />
où il se trouvait, comme s’il avait perdu le sens <strong>de</strong> sa propre<br />
continuité. Ce<strong>la</strong> le rendait sujet aux acci<strong>de</strong>nts : ongles écrasés<br />
d’un coup <strong>de</strong> marteau, innombrables petits accrochages en<br />
voiture.<br />
Sa distraction au vo<strong>la</strong>nt : effrayante parfois. J’ai toujours<br />
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