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Invention de la solitude

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J’aurais aimé le voir s’attendrir sur le bébé, m’offrir une<br />

preuve qu’il était, après tout, capable <strong>de</strong> manifester un<br />

sentiment Ŕ en somme qu’il pouvait, comme tout le mon<strong>de</strong>, en<br />

éprouver un. Et s’il témoignait <strong>de</strong> l’affection à son petit-fils, ne<br />

serait-ce pas, d’une façon indirecte, m’en montrer à moi ? Même<br />

adulte, on ne cesse pas d’être affamé d’amour paternel.<br />

Mais les gens ne changent pas. Tout bien compté, mon père<br />

n’a vu son petit-fils que trois ou quatre fois, et à aucun moment<br />

n’a su le distinguer <strong>de</strong> <strong>la</strong> masse anonyme <strong>de</strong>s bébés qui naissent<br />

chaque jour dans le mon<strong>de</strong>. La première fois qu’il a posé les<br />

yeux sur lui, Daniel avait juste quinze jours. Je m’en souviens<br />

comme si c’était hier : un dimanche torri<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> juin, un<br />

temps <strong>de</strong> vague <strong>de</strong> chaleur, l’air <strong>de</strong> <strong>la</strong> campagne gris d’humidité.<br />

Mon père a garé sa voiture, il a vu ma femme installer le bébé<br />

dans son <strong>la</strong>ndau pour <strong>la</strong> sieste et s’est dirigé vers elle pour <strong>la</strong><br />

saluer. Il a mis le nez dans le berceau pendant un dixième <strong>de</strong><br />

secon<strong>de</strong>, s’est redressé en disant : “Un beau bébé, je te félicite”<br />

et a poursuivi son chemin vers <strong>la</strong> maison. Il aurait aussi bien pu<br />

être en train <strong>de</strong> parler à <strong>de</strong>s inconnus dans une file <strong>de</strong><br />

supermarché. De tout le temps <strong>de</strong> sa visite, ce jour-là, il ne s’est<br />

plus occupé <strong>de</strong> Daniel et pas une fois il n’a <strong>de</strong>mandé à le<br />

prendre dans ses bras.<br />

Tout ceci, simplement, à titre d’exemple.<br />

Il est impossible, je m’en rends compte, <strong>de</strong> pénétrer <strong>la</strong><br />

solitu<strong>de</strong> d’autrui. Si nous arrivons jamais, si peu que ce soit, à<br />

connaître un <strong>de</strong> nos semb<strong>la</strong>bles, c’est seulement dans <strong>la</strong> mesure<br />

où il est disposé à se <strong>la</strong>isser découvrir. Quelqu’un dit : J’ai froid.<br />

Ou bien il ne dit rien et nous le voyons frissonner. De toute<br />

façon, nous savons qu’il a froid. Mais que penser <strong>de</strong> celui qui ne<br />

dit rien et ne frissonne pas ? Là où tout est neutre, hermétique,<br />

évasif, on ne peut qu’observer. Mais en tirer <strong>de</strong>s conclusions,<br />

c’est une tout autre question.<br />

Je ne veux présumer <strong>de</strong> rien.<br />

Jamais il ne par<strong>la</strong>it <strong>de</strong> lui-même, ni ne paraissait savoir qu’il<br />

aurait pu le faire. C’était comme si sa vie intérieure lui avait<br />

échappé, à lui aussi.<br />

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