INTRODUCTION À L'ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES ...
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L2 - PH0013Y - Epistémologie (2010-2011 2 nd semestre)<br />
<strong>INTRODUCTION</strong> <strong>À</strong> <strong>L'ÉPISTÉMOLOGIE</strong><br />
<strong>DES</strong> <strong>SCIENCES</strong> HISTORIQUES<br />
Cours de Guillaume Sibertin-Blanc<br />
Bibliographie générale<br />
ALTHUSSER Louis, « L'objet du “Capital” », in Lire le Capital (1965), rééd. Paris, PUF, coll.<br />
« Quadrige », 1995.<br />
BARTHES Roland, Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, « Point », 1984 (chap. « Le<br />
discours de l'histoire », « L'écriture de l'événement », « Aujourd'hui, Michelet », et « Modernité<br />
de Michelet »).<br />
BLOCH Marc, Apologie pour l'histoire, ou Métier d'historien, Paris, Armand Colin, coll.<br />
« Cahiers des Annales », 1949.<br />
BRAUDEL Fernand, Ecrits sur l'histoire, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1969.<br />
DE CERTEAU Michel, L’écriture de l’histoire, Gallimard, 1975.<br />
– Histoire et psychanalyse, entre science et fiction (1987), Paris, Gallimard, coll. « Folio-<br />
Histoire », 2002.<br />
FOUCAULT Michel, « Revenir à l’histoire » (1970), rééd. in Dits et écrits, Paris, Gallimard,<br />
1994, t. II, n° 103, pp. 268-281.<br />
– Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, rééd. coll. « Tel ».<br />
FURET François, Penser la révolution française, Paris, Gallimard, « Folio-Histoire », 1978.<br />
GINZBURG Carlo, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, tr. fr., Paris, rééd.<br />
Verdier, 2010.<br />
HARTOG François, LENCLUD Gérard, « Régimes d’historicité », in Alexandre Dutu et<br />
Norbert Dodille (dir.), L’Etat des lieux en sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 18-38.<br />
JAUSS Hans Robert, Pour une esthétique de la réception (1972), tr. fr. Paris, Gallimard, « Tel »,<br />
1978 (chap. II « Histoire et histoire de l'art », et chap. IV « La “modernité” dans la tradition<br />
littéraire et la conscience d'aujourd'hui »).<br />
KOSELLECK Reinhart, L'expérience de l'histoire, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1997.<br />
LE GOFF Jacques (dir.), La Nouvelle histoire, Paris, Retz, 1978, 3 vol.<br />
LEVI-STRAUSS Claude, Anthropologie structurale II (1973), Paris, Plon, coll. « Agora-<br />
Pocket », 1996 : chap. XIV (« Comment meurent les mythes ? ») et chap. XVIII (« Race et<br />
histoire ») [ce dernier chapitre a également été publié en volume séparé sous le titre Race et<br />
histoire, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 1987).<br />
– La Pensée sauvage (1962), Paris, Plon, coll. « Agora-Pocket », 1990, ch. IX (« Histoire et<br />
dialectique »).<br />
– et CHARBONNIER Georges, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss (1961), Paris,<br />
Julliard/Plon, coll. « Agora-Pocket », 1969.<br />
NOIRIEL Gérard, Sur la « crise » de l'histoire, Paris, 1996, rééd. Gallimard, « Folio-Essais »,<br />
2005.<br />
RICOEUR Paul, Temps et récit, éd. Seuil coll. « Points », tome 3.<br />
– La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil.<br />
VERNANT Jean-Pierre, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, 1965, t. I.<br />
VERNANTJean-Pierre, VIDAL-NAQUET Pierre, La Grèce ancienne, t. I, Du mythe à la<br />
raison, Paris, Seuil, « Points », 1990.<br />
VEYNE Paul, Comment on écrit l'histoire, Paris, Seuil, 1978.
2<br />
WEBER Max, Essais sur la théorie de la science, tr. fr. Paris, Plon, coll. « Agora-Pocket »,<br />
1992.<br />
Journal de Psychologie, 1956, n° 3 : La Construction du temps humain (en particulier les<br />
articles de Ignace MEYERSON, « Le temps, la mémoire, l'histoire », p. 333-354 ; François<br />
CHÂTELET, « Le temps de l'histoire et l'évolution de la fonction historienne », p. 355-378 ;<br />
Louis GERNET, « Le temps dans les formes archaïques du droit », p. 379-406)<br />
La lecture, au moins partielle, d'ouvrages d'historiens, est vivement recommandée pour donner corps aux<br />
considérations d'ordre épistémologique, donc par définition réflexives, développées dans le cours. On trouvera un<br />
certain nombre d'ouvrages mentionnés en note de bas de page, parmi lesquels on peut par exemple retenir :<br />
– THUCYDIDE, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, Belles Lettres.<br />
– MICHELET, Jules, Le Peuple (1846).<br />
– BRAUDEL, Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Paris, Flammarion,<br />
coll. « Champs ».<br />
– WEBER, Max, L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, tr. fr. I. Kalinowski, Paris, Champs Flammarion,<br />
2000.<br />
PLAN DU COURS<br />
PREMIERE PARTIE<br />
L'histoire comme pratique, comme institution, comme représentation<br />
(Eléments d'anthropologie historique de la conscience historienne)<br />
Chapitre I : A la recherche d'une coupure épistémologique : l'histoire et ses<br />
« autres »<br />
1) Histoire et mémoire<br />
1.1. La mise à distance critique de la mémoire (l'argument de Thucydide)<br />
1.2. Mémoire sacrée et sécularisation de la mémoire : une condition historique de la<br />
naissance de l'historiographie (retour sur Hérodote)<br />
2) Histoire et tradition<br />
2.1. Dialectique de l'historiographie et de la tradition<br />
2.2. Historicisation de la tradition, désidéalisation du passé (La « Querelle des Anciens et<br />
des Modernes » comme exemple de mutation de la conscience historique – Naissance de<br />
l'histoire de l'art)<br />
3) Histoire et mythe<br />
3.1. Temps mythique et temps historique. Le cas des mythes de souveraineté en Grèce<br />
ancienne (Vernant)<br />
3.2. Mythe, histoire, progrès. - Existe-t-il des « sociétés sans histoire » ? (Lévi-Strauss)<br />
Chapitre II : Ecrire l'histoire, entre savoir et pouvoir<br />
1) L'historiographie comme fonction de pouvoir<br />
1.1. Récit des origines, entre historiographie et politique : du droit de conquête dans<br />
l'historiographie du XVIIIe au concept bourgeois de nation<br />
1.2. Institutionnalisation de l'histoire et nationalisation de l'Etat : le cercle idéologique (le<br />
cas du républicanisme français)<br />
2) L'in-instituable de l'histoire : l'hétérologie historiographique, l'historien et ses<br />
morts<br />
2.1. L'histoire, un « discours de l'autre » (De Certeau)<br />
2.2. Deuil du passé, deuil du réel : un éclairage psychanalytique sur les fonctions<br />
symboliques de l'écriture de l'histoire (Michelet, Nietzsche, Freud)
3<br />
DEUXIEME PARTIE<br />
Dans la fabrique des historiens<br />
Chapitre I. La matière du passé dans la pratique historiographique : documents,<br />
traces, archives<br />
1) Histoire-chronique, histoire érudite, histoire critique<br />
1.1. De l'histoire-chronique à l'histoire érudite<br />
1.2. Formations méthodologiques de procédures critiques du traitement des sources<br />
(naissance de l'archive) : authentification, interprétation, utilisation des documents<br />
2) Au creux des archives : vides, silences, ombres de l'histoire<br />
2.1. L'histoire, « connaissance par trace » (Marc Bloch et la contre-utilisation des<br />
documents)<br />
2.2. Histoire et rapports de pouvoir : Une historiographie des dominés est-elle possible ?<br />
(Gramsci, Foucault, Farge)<br />
2.3. « La vie des hommes infâmes » : Archives et historiographie critique – L'exemple des<br />
archives judiciaires<br />
Chapitre II. L'objet de l'historiographie : période, événement, structure, série<br />
1) L'événement comme structure problématique de l'objet historiographique<br />
1.1. Entre totalisation et singularisation : l'objectivation problématique de l'événement<br />
1.2. Faits passés et événements historiques : sélectionner, classer, dater<br />
1.3. L'événement interminable, achever l'événement : le problème de l'historiographie<br />
révolutionnaire (A. Comte, F. Furet)<br />
2) Déqualification et requalification de l'événement dans l'historiographie<br />
française du XXe siècle : événement, structure, série<br />
2.1. La critique de l'Ecole des Annales – Désévenementialisation et pluralisation des temps<br />
de l'histoire (F. Braudel)<br />
2.2. La ré-évenementialisation de l'histoire : histoire sérielle et multiplicités temporelles<br />
(Foucault lecteur de P. Chaunu)
4<br />
PREMIERE PARTIE<br />
L'histoire comme pratique, comme institution, comme représentation<br />
(Eléments d'anthropologie historique de la conscience historienne)<br />
CHAPITRE I : A LA RECHERCHE D'UNE COUPURE ÉPISTÉMOLOGIQUE : L'HISTOIRE ET SES<br />
« AUTRES » (MÉMOIRE, TRADITION, MYTHE)<br />
Dans les années d'entre-deux-guerre, l'épistémologue Gaston BACHELARD<br />
avait proposé le concept de « rupture épistémologique » pour désigner l'effet de<br />
discontinuité qu'une discipline scientifique, en se constituant et en se développant,<br />
produit par rapport à la connaissance non-scientifique 1 . C'était poser la thèse, que l'on<br />
peut qualifier d'anti-empiriste, selon laquelle une science ne développe pas sa rationalité<br />
par une simple « réflexion » sur la connaissance immédiate (celle délivrée par nos<br />
structures cognitives « spontanées », c'est-à-dire articulées à la perception naturelle, à<br />
notre langue, et aux formes symboliques de notre société) – comme si cette<br />
connaissance immédiate recelait déjà virtuellement un savoir dont la science n'aurait<br />
plus qu'à prendre conscience en l'actualisant –, mais au contraire par la production de<br />
conditions sui generis (méthodes et appareils conceptuels, invention de symboles<br />
artificiels et d'instruments d'expérimentation) impliquant une rupture avec cette<br />
connaissance immédiate. Cela vaut pour l'histoire d'une discipline, mais aussi bien pour<br />
la psychologie individuelle de l'apprenti savant : « Quand il se présente à la culture<br />
scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses<br />
préjugés. Accéder à la science, c'est, spirituellement, rajeunir, c'est accepter une<br />
mutation brusque qui doit contredire un passé » 2 . Une telle rupture épistémologique ne<br />
s'opère cependant pas une fois pour toutes. Elle ne nous fait entrer miraculeusement<br />
dans un règne de « l'esprit scientifique » définitivement garanti contre le retour des<br />
formes spontanées de connaissance. Elle est une rupture continuée, à réactiver contre les<br />
formes spontanées de connaissance qui sans cesse font retour dans la connaissance<br />
scientifique, qui peuvent parfois y jouer localement un rôle heuristique, mais aussi y<br />
constituer des « obstacles épistémologiques » compromettant le développement de cette<br />
science. Se nouent ainsi, entre connaissance non-scientifique et connaissance<br />
scientifique, une dialectique de la coupure et de l'obstacle épistémologiques, qui fait<br />
l'historicité même d'une science.<br />
Or ce qui vaut selon Bachelard pour l'histoire des sciences physiques (son<br />
domaine d'étude privilégié), vaut tout autant pour l'histoire elle-même en tant que<br />
science, bien que pour des raisons qui lui sont propres. La science historienne 3 ,<br />
connaissance du passé, a elle-même un passé. L'historiographie a une histoire même très<br />
1 Voir G. BACHELARD, La Formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938, rééd. 1993 ; ainsi que<br />
Le Rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1949, chap. VI.<br />
2 G. BACHELARD, La Formation de l'esprit scientifique, op. cit., p. 14.<br />
3 L'expression de « science » de l'histoire a elle-même une histoire, celle des controverses sur la<br />
scientificité du savoir historien, controverses évidemment indissociables à chaque époque de la<br />
représentation que l'on suppose de ce qu'est ou doit être une science, ou du type de rationalité impliquée<br />
par son concept. Pour une version mordante, caricaturale mais stimulante, de la contestation par un<br />
historien du statut de « science » de l'historiographie, on pourra consulter l'ouvrage de Paul VEYNE,<br />
Comment on écrit l'histoire, Paris, Seuil, 1978, 1ère partie.
5<br />
ancienne ; et dès ses premières pratiques, s'est posé à elle le problème du rapport qu'elle<br />
entretient avec d'autres modes de connaissance du passé. Aussitôt elle a identifié les<br />
conditions de son savoir propre, de sa rigueur ou de sa véracité, à une critique de ces<br />
autres modes. Nous le verrons ici en examinant certains arguments avancés par<br />
HERODOTE, THUCYDIDE, et TITE-LIVE. L'histoire ne s'instaure comme mode de<br />
connaissance spécifique, qu'à partir du moment où elle entre dans un rapport critique<br />
avec d'autre modes de conservation, de mise en forme et de transmission d'une réalité<br />
passée. Nous en connaissons au moins trois : la mémoire, la tradition, le mythe – qui<br />
sont trois manières d'inscrire un passé, trois manières de le mettre en « discours », c'està-dire<br />
trois formes capables de supporter une visée ou une prétention de savoir (au sens<br />
large) concernant un passé.<br />
Que l'historiographie ne puisse naître que dans son rapport critique à ces trois<br />
formes non-historiographiques de savoir du passé, cela doit s'interpréter à la fois<br />
positivement et négativement. D'un côté, ce rapport critique ne prend sens que sur fond<br />
d'une certaine parenté : si l'historiographie doit nécessairement prendre position par<br />
rapport à, ou contre ces trois autres formes de savoir, c'est bien qu'elle se place d'une<br />
certaine manière sur leur terrain, soit parce qu'elle en reprend certaines fonctions<br />
(conserver, transmettre, expliquer, donner du sens au passé), soit parce qu'elle y trouve<br />
la matière de sa propre activité (les témoignages rapportés par la mémoire, les récits<br />
hérités de la tradition). Mais cela implique, en retour, que l'histoire ne peut se constituer<br />
comme discipline en prétendant simplement s'instaurer hors de ces formes de savoir,<br />
comme si elle pouvait définir une fois pour toutes une position en surplomb par rapport<br />
à elles. Sa posture critique en fait au contraire une discipline intrinsèquement critique,<br />
au sens où elle ne se pose que par un travail incessant de distanciation vis-à-vis de ses<br />
propres conditions de possibilité. C'est ce que nous préciserons dans cette première<br />
partie, en examinant tour à tour ces trois « autres » de l'historiographie – les mémoires,<br />
les traditions, les mythes. Trois « autres », dont on verra qu'ils sont à la fois nécessaires<br />
et « impossibles », en ce sens que l'altérité que l'historiographie doit conquérir par<br />
rapport à eux pour se constituer en discipline scientifique, ne cesse de faire retour dans<br />
cette discipline sous formes de problèmes épistémologiques, mais aussi philosophiques<br />
et politiques (nous le verrons chap. II), qui appellent des questionnements chaque fois<br />
spécifiques. C'est dire en somme que les difficultés que rencontre une discipline<br />
lorsqu'elle cherche à tracer les frontières de sa rationalité, de son discours et de sa<br />
rigueur, ne sont pas moins instructives pour déterminer la positivité de ses opérations et<br />
la spécificité des connaissances qu'elle produit, que ce qu'elle peut en dire de l'intérieur<br />
de ces frontières supposées définitivement acquises, à l'abri d'une rationalité supposée<br />
acquise une fois toute à une scientificité « pure ».<br />
1) Histoire et Mémoire<br />
1.1. La mise à distance critique de la mémoire (le cas de Thucydide)<br />
Un texte emblématique pour cerner les enjeux élémentaires du problème du<br />
rapport de l'historiographie vis-à-vis de la mémoire, est l'introduction de l'Histoire de la<br />
guerre du Péloponnèse de THUCYDIDE (env. 460-395 av. J.-C.). Au point de départ de<br />
son enquête, Thucydide y pose la nécessité d'une vigilance critique remettant en cause<br />
ce qui est admis. L'histoire commence avec la mise en question du donné, une suspicion
6<br />
qui touche à la manière dont le passé est restitué au présent, est re-présenté. Cette<br />
suspicion est donc nécessairement double : elle porte sur la façon dont les choses<br />
passées ont été « enregistrées » (notifiées, décrites, expliquées) dans le passé auquel<br />
elles appartiennent (ce passé qui était leur présent) ; elle porte tout autant sur les choses<br />
présentes, qui motivent le rappel et l'étude du passé, en risquant de projeter sur lui des<br />
idées, des intérêts et des significations qui lui étaient étrangers. Le soupçon de<br />
l'historien porte ainsi sur les deux aspects de la mémoire : comme mémorisation (d'un<br />
présent qui deviendra un passé), et comme remémoration (d'un passé qui fut présent).<br />
Concernant la première, Thucydide observe que « les hommes engagés dans la<br />
guerre jugent toujours la guerre qu'ils font la plus importante » : c'est d'elle qu'ils<br />
jugeront nécessaire de se souvenir ; c'est elle qu'ils s'emploieront à mettre en discours, à<br />
fixer dans des récits, à en construire la mémoire qu'hériteront les générations à venir. Le<br />
soupçon critique de Thucydide vient alors de l'observation que la fonction de<br />
mémorisation n'est pas une fonction indépendante de l'engagement vécu dans le présent<br />
qu'il s'agit de mémoriser. Elle n'est pas une opération analogue à celle d'un entendement<br />
désintéressé, qui objectiverait la situation comme pour la considérer de l'extérieur. Elle<br />
est au contraire prise dans, et partie prenante de cette situation. Elle est donc soumise<br />
aux urgences, aux intensités, aux polarités et aux partialités qui structurent l'ensemble<br />
d'une position au sein d'une situation vécue. Elle est tributaire des aveuglements et des<br />
méconnaissances nécessairement attachées à une telle position. Parce qu'on est engagé<br />
dans un certain moment historique, on lui prête spontanément plus d'importance qu'aux<br />
événements plus lointains, et qu'aux événements contemporains mais auxquels on ne<br />
participe pas soi-même directement 4 .<br />
A cet égard, le situation concrète que Thucydide entend prend en charge en tant<br />
qu'historien (une situation de guerre) est davantage qu'un cas d'exemple parmi d'autres :<br />
elle a une valeur emblématique. On prêtera attention dans la formule susmentionnée –<br />
« les hommes engagés dans la guerre jugent toujours la guerre qu'ils font la plus<br />
importante » –, à l'écart qui se glisse discrètement entre les deux occurrences de « la<br />
guerre », comme s'il y avait, dans toute guerre, au moins deux guerres ! Celle dans<br />
laquelle on est pris, et celle qu'on fait, l'une et l'autre ne coïncidant qu'imparfaitement.<br />
Thucydide articule ici la fonction mémorielle à une logique des points de vue. Si toute<br />
guerre se fait toujours à deux (au moins), elle se fait surtout selon deux points de vue<br />
(au moins) que son antagonisme même rend incompatibles. Son antagonisme n'est rien<br />
d'autre que le processus par lequel elle se divise en elle-même en deux guerres : chacun<br />
des deux camps mène contre l'autre une guerre, qui évidemment rencontre la guerre que<br />
l'autre lui mène en retour, mais qui ne s'identifie pas simplement à elle. Toute mémoire<br />
est donc mémoire d'un point de vue, et l'exemple de la situation de guerre a ceci<br />
d'emblématique qu'elle donne à voir la façon dont une situation, vécue suivant plusieurs<br />
points de vue résolument conflictuels, s'intériorisera nécessairement sous la forme d'une<br />
pluralité de mémoires contradictoires entre elles.<br />
Le problème de la fiabilité de la mémoire, et de la vigilance critique qu'elle doit<br />
motiver chez l'historien qui s'appuie sur elle pour reconstruire une séquence historique<br />
passée, apparaît alors lui-même double. Il est d'abord le problème du caractère<br />
inévitablement partiel de toute construction mémorielle (le point de vue sur lequel cette<br />
construction repose n'équivaut pas ce que les autres points de vue pourraient nous<br />
apprendre sur la situation). Mais le problème touche également à son caractère tout<br />
4 N. MACHIAVEL s'en souviendra : voir ses Discours sur la Première Décade de Tite-Live, Livre II,<br />
Avant-Propos.
7<br />
aussi inévitablement partial (son point de vue exclut les autres points de vue<br />
coexistants, en les déformant ou en les falsifiant, et en s'érigeant comme le seul point de<br />
vue juste et d'information fiable sur la situation). L'historien se trouve donc face à une<br />
tâche complexe. Celle d'abord de départager le vrai du faux dans les informations qu'il<br />
collecte, par leur authentification, en fonction de la valeur de leurs sources, selon qu'il<br />
s'agit de témoins directs, ou selon l'« antiquité » des témoignages qui leur confère selon<br />
Thucydide une « certitude suffisante », analogue à l'impartialité que l'on peut prêter à<br />
des informateurs qui n'étaient pas directement engagés dans les événements. Mais cette<br />
première tâche renvoie à une seconde, peut-être plus profonde, qui touche moins au<br />
problème du partage du vrai et du faux, qu'à celui de l'évaluation de l'importance des<br />
faits relatés par les témoins – y compris par l'historien lui-même :<br />
Quant aux événements de la guerre, je n'ai pas jugé bon de les rapporter sur la foi du premier<br />
venu, ni d'après mon opinion ; je n'ai écrit que ce dont j'avais été témoin ou pour le reste ce que<br />
je savais par des informations aussi exactes que possible. Cette recherche n'allait pas sans peine,<br />
parce que ceux qui ont assisté aux événements ne les rapportaient pas de la même manière et<br />
parlaient selon les intérêts de leur parti ou selon leurs souvenirs variables. 5<br />
Un témoin direct peut rapporter des faits qui, sans être faux à proprement parler,<br />
seront toutefois relatés de façon biaisée, tendancieuse, donnant beaucoup d'importance à<br />
des faits que l'historien découvrira être peu signifiants, ou à l'inverse, prêtant peu de<br />
poids ou omettant certains éléments qui s'avèreront au contraire décisifs pour le cours<br />
des événements. Problème, donc, non pas du partage du vrai du faux par une frontière<br />
univoque, mais de l'évaluation graduelle du plus ou moins important, du plus ou moins<br />
pertinent pour l'explication, du plus ou moins signifiant pour comprendre<br />
l'enchaînement des faits. S'ouvrent ainsi deux problèmes qu'ils nous faudra examiner<br />
pour eux-mêmes ultérieurement (voir infra. IIe partie) : le problème de l'examen<br />
critique des sources, témoignages ou archives, dont le traitement (authentification,<br />
datation, repérage des falsifications volontaires ou des déformations involontaires...) a<br />
lui-même une histoire ; et le problème de l'interprétation des données sélectionnées, qui<br />
pose la question de savoir quelles opérations permettent d'apprécier leur pertinence<br />
explicative, et plus fondamentalement, de leur conférer un sens.<br />
1.2. Mémoire sacrée et sécularisation de la mémoire : une condition historique<br />
de la naissance de l'historiographie (retour sur Hérodote)<br />
Observons plutôt ici que, dans cette réduction critique que l'historien s'astreint à<br />
réaliser sur les constructions mémorielles qui entrent dans la matière même de son<br />
travail, l'objectif visé n'en reste pas moins apparenté à celui que réalise la mémoire.<br />
Avant Thucydide, un autre auteur également considéré comme l'un des fondateurs de la<br />
discipline – et chronologiquement comme le premier –, HERODOTE, en avait même<br />
fait la motivation principielle de son entreprise. Ecrivant l'histoire, l'historien lutte<br />
contre l'oubli, sauve le passé de sa pure et simple disparition. S'il ne se borne pas à<br />
répéter la mémoire, ce n'est pas tant parce qu'il l'exclut que parce qu'il s'y substitue, et<br />
prend son relais en la continuant par d'autres moyens plus fiables et plus rationnels.<br />
C'est pourquoi l'histoire se heurte à la mémoire : elle n'en prend pas le relais sans en<br />
modifier la nature, en procédant à une rationalisation d'une séquence historique passée<br />
5 THUCYDIDE, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Livre I, XXII.
8<br />
qui ne coïncide pas avec les formes que cette séquence a prise dans la mémoire<br />
collective. Au seuil de ses Histoires ou Enquêtes, Hérodote définit ainsi son projet :<br />
Hérodote d'Halicarnasse présente ici les résultats de son Enquête (istoriès) afin que le temps<br />
n'abolisse pas le souvenir des actions des hommes, et que les grands exploits accomplis tant par<br />
les Grecs que par les Barbares ne tombent pas dans l'oubli ; il donne aussi la raison qui porta ces<br />
deux peuples au conflit. 6<br />
Né à Halicarnasse vers 480 (ville d'Asie Mineure alors soumise aux Perses où<br />
Grecs et Cariens se mêlaient), s'exilant à Samos, séjournant au Moyen-Orient, sur les<br />
rives de la mer Noire, en Grèce, en Italie du Sud, à Athènes, Hérodote fut un voyageur<br />
inépuisable. Guy Bourdé et Henry Martin notent : « c'est un exilé, un non-citoyen, ce<br />
qui lui ménage une certaine distance relativement à ceux qui sont plongés dans le feu de<br />
l'action » 7 . On a pu pour cette raison le considérer comme le fondateur d'une « ethnohistoire<br />
», soucieux non seulement de relater les événements marquants et les actions<br />
décisives des collectivités, mais de décrire leurs moeurs, les us et coutumes,<br />
s'intéressant aux aménagements du territoire et des espaces urbains, à l'architecture, aux<br />
faunes et aux flores 8 . On a pu également souligner la moindre importance<br />
(contrairement à Thucydide, qui en fera justement le reproche à Hérodote) qu'il accorde<br />
à l'authentification de ses sources, bien qu'il témoigne d'une vive conscience de la<br />
relativité des informations de ses interlocuteurs (car « tous sont convaincus, remarque-til,<br />
que leurs propres coutumes sont les meilleures et de beaucoup ») et privilégie<br />
l'observation directe et les sources de première main.<br />
Le projet formulé en ouverture de ses Histoires comporte trois aspects : une<br />
fonction mémorielle (sauver de l'oubli les actions des hommes), une fonction<br />
apologétique (célébrer les grands exploits), une fonction explicative (exposer les raisons<br />
qui conduisirent aux Guerres Médiques où Grecs et Perses s'affrontèrent pendant les<br />
cinquante premières années du Ve siècle av. J.-C.). Attachons-nous pour l'instant au<br />
premier de ces trois aspects. En « préserv[ant] de l'oubli ce qu'on fait les hommes », le<br />
récit d'Hérodote se destine à une fonction de mémoire et de transmission. Il viserait<br />
ainsi à relayer une mémoire défaillante, livrée à l'oubli. L'histoire serait une<br />
continuation de cette faculté psychologique par d'autres moyens non psychologiques,<br />
moyens combinant le ressources hérodotiennes de « l'enquête » – le voyage,<br />
l'observation, la compilation de sources écrites (bien que de moindre importance dans<br />
un monde de « culture écrite restreinte » où « le discours oral n'est pas encore dévalué<br />
par rapport au discours écrit » 9 ) –, le recueil surtout de témoignages et leurs<br />
confrontations, et bien sûr l'écriture 10 . La chose pourrait sembler aller de soi ; cela cesse<br />
d'être le cas dès lors que l'on considère la mémoire, non comme une faculté<br />
psychologique supposée « naturellement » donnée, mais comme une opération<br />
culturelle, socialement construite, supportée par des institutions, des productions<br />
6 Sur les Histoires d'Hérodote, on consultera avec profit le bel ouvrage de François HARTOG, Le Miroir<br />
d'Hérodote, Paris, Gallimard, 1980.<br />
7 G. BOURDE, H. MARTIN, Les Ecoles historiques, Paris, Seuil, coll. « Points-Histoire », 1997, p. 21.<br />
8 Sur cette dimension ethnographique avant la lettre d'Hérodote, voir G. BOURDE, H. MARTIN, Les<br />
Ecoles historiques, op. cit., p. 20-25.<br />
9 voir F. HARTOG, Le Miroir d'Hérodote, op. cit., p. 283-284 et suiv.<br />
10 « J'ai dit jusqu'ici ce que j'ai vu, ce que j'ai su par moi-même, ou ce que j'ai appris par mes recherches.<br />
Je vais maintenant parler de ces pays selon ce que m'en ont dit les Egyptiens ; j'ajouterai aussi à mon récit<br />
quelque chose que j'ai vu par moi-même » (HERODOTE, Histoires).
9<br />
discursives, objet aussi de représentations collectives. La continuité entre mémoire et<br />
histoire posée par Hérodote au seuil de ses Enquêtes, doit alors être confrontée à<br />
l'institutition de la mémoire telle qu'elle a cours dans la civilisation méditerranéenne de<br />
son temps. Cela place la réflexion sur l'émergence de la pratique historiographique au<br />
croisement d'un questionnement d'anthropologie historique, et de l'étude des institutions<br />
et des représentations collectives, en particulier des institutions religieuses, rituelles,<br />
cultuelles et politiques de la Grèce ancienne.<br />
C'est qu'en effet, avant d'être identifiée à une faculté psychologique, la mémoire<br />
fut d'abord une fonction politico-religieuse. C'est à des institutions cultuelles magicoreligieuse<br />
et politiques, et aux mythes et rites qui s'y rattachent, qu'appartient le<br />
personnage social du Mnémôn 11 . D'une telle provenance témoigne, dans des traditions<br />
mythologiques archaïques, une divinisation de la mémoire. On en trouve des traces plus<br />
tardives, au VIIIe siècle avant notre ère, lorsqu'au seuil de sa Théogonie, le poète<br />
Hésiode, pour s'apprêter à narrer la race vénérée des dieux, invoque l'inspiration des<br />
Muses, filles de Mnémosunè (Mémoire) qui par leur chant « charment les oreilles du<br />
souverain des dieux en célébrant sa gloire, c'est-à-dire en réactualisant sans cesse par la<br />
parole sa généalogie, sa naissance, ses luttes, ses exploits, son triomphe » 12 . La Mémoire<br />
est célébration et louange, et la célébration est remémoration de la geste héroïque par<br />
laquelle s'est instauré un ordre souverain, suivant des pratiques ancestrales des grandes<br />
monarchies orientales attestant de « la dépendance du récit mythique par rapport à des<br />
rituels royaux dont il constitue au départ un élément, dont il forme l'accompagnement<br />
oral ». « Préserver de l'oubli », « célébrer » les grandes actions : les finalités<br />
qu'Hérodote donne à son récit historique, étaient originellement réunies dans la fonction<br />
rituelle du poète au service du Grand Roi :<br />
Le poème babylonien de la Création, l'Enuma elis, était ainsi chanté tous les ans au quatrième<br />
jour de la fête royale de Création de la Nouvelle Année, au mois Nisan, à Babylone. A cette date,<br />
le temps était censé avoir achevé son cycle : le monde revenait à son point de départ. Moment<br />
critique où l'ordre tout entier se trouvait remis en question. Au cours de la fête le roi mimait,<br />
contre un dragon, un combat rituel. Il répétait, par là, chaque année, l'exploit accompli par<br />
Marduk contre Tiamat à l'origine du monde. L'épreuve et la victoire royales avaient une double<br />
signification : en même temps qu'elles confirmaient la puissance de souveraineté du monarque,<br />
elles prenaient valeur d'une recréation de l'ordre cosmique, saisonnier, social. Par la vertu<br />
religieuse du roi l'organisation de l'univers, après une période de crise, se voyait renouvelée et<br />
11 Sur l'institution du mnèmôn, voir Louis GERNET, « Le temps dans les formes archaïques du droit », in<br />
Journal de Psychologie, 1956, n° 3, rééd. in Droits et institutions en Grèce antique, Paris, Maspero, 1972,<br />
rééd. Garnier Flammarion, 1982 : définissant le statut d'une « personnage qui garde le souvenir du passé<br />
en vue d'une décision de justice », cette institution « repose, tant que n'existe pas encore l'écrit, sur la<br />
confiance en la mémoire individuelle d'un “record” vivant. C'est plus tard seulement que le terme pourra<br />
désigner des magistrats affectés à la conservation d'écrits. Au reste le rôle du mnèmôn n'est pas limité au<br />
plan juridique ». Mais Gernet signale qu'il est transposé d'une pratique d'abord religieuse. « Dans la<br />
légende, le mnèmôn figure comme serviteur de héros : à son maître il doit rappeler sans cesse en mémoire<br />
une consigne divine dont l'oubli entraîne la mort (Plutarque, Questions grecques, 28). Le mnèmôn peut<br />
avoir aussi bien une fonction technique (Odyssée, VIII, 163), politico-religieuse (Plutarque, Questions<br />
grecques, 4), d'organisation du calendrier religieux (Aristophane, Nuées, 615-26). La remarque de M. L.<br />
Genet apparaît valable sur tous les plans : “On peut se demander si, au stade de l'écrit, la fonction de la<br />
mémoire n'est pas quelque peu en régression” » (J.-P. VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris,<br />
Maspero, 1965, t. I, p. 81). Une telle interrogation nous place évidemment de plein pied sur le terrain du<br />
problème de l'émergence de l'historiographie.<br />
12 J.-P. VERNANT, P. VIDAL-NAQUET, La Grèce ancienne, t. I, Du mythe à la raison, Paris, Seuil,<br />
« Points », 1990, p. 115.
10<br />
maintenue pour un nouveau cycle temporel. 13<br />
Du mnèmôn, récitant rituel, Hérodote paraît remettre en scène la figure au seuil<br />
de ses Histoires, mais dans une version cette fois sécularisée, laïcisée, autonomisée par<br />
rapport aux fonctions religieuses et politiques de la mémoire (ce qui confère une valeur<br />
significative au fait que Hérodote était un exilé, non-citoyen) dont il reprend cependant<br />
la double fonction rituelle traditionnelle : conserver la mémoire de ce qui est digne<br />
d'être célébré.<br />
Dans un article de 1959 intitulé « Aspects mythiques de la mémoire »,<br />
l'helléniste Jean-Pierre VERNANT a exposé à ce sujet un certain nombre de thèses, dont<br />
on pourra tirer ici argument en faveur de cette même idée : la continuité entre mémoire<br />
et histoire posée par Hérodote, loin d'aller de soi, suppose une transformation des cadres<br />
sociaux, intellectuels, idéologiques et politiques, de la mémoire collective dominant<br />
dans la Grèce des VIIe et VIe siècle, dans le sens d'une « déritualisation » et d'une<br />
sécularisation de la mémoire.<br />
Vernant reprend à son compte une observation d'Ignace MEYERSON qui<br />
« soulignait que la mémoire, en tant qu'elle se distingue de l'habitude, représente une<br />
difficile invention, la conquête progressive par l'homme de son passé individuel, comme<br />
l'histoire constitue pour le groupe social la conquête de son passé collectif » 14 . Cette<br />
remarque, ajoute Vernant, ouvre la possibilité de s'interroger « sur les étapes et la ligne<br />
du développement historique de la mémoire », en s'appuyant sur les « témoignages<br />
concernant la place, l'orientation et le rôle de cette fonction dans les sociétés<br />
anciennes », et en l'occurrence, sur une série de documents portant « sur la divinisation<br />
de la mémoire et sur l'élaboration d'une vaste mythologie de la réminiscence dans la<br />
Grèce archaïque. Il s'agit de représentations religieuses. Elles ne sont pas gratuites.<br />
Nous pensons qu'elles concernent directement l'histoire de la mémoire. Aux diverses<br />
époques et dans les diverses cultures, il y a solidarité entre les techniques de<br />
remémorations pratiques, l'organisation interne de la fonction, sa place dans le système<br />
du moi et l'image que les hommes se font de la mémoire » 15 . Ajoutons à notre tour : une<br />
telle analyse peut être instructive, non seulement du point de vue d'une « histoire de la<br />
mémoire », mais du point de vue d'une histoire de l'histoire, au point de jonction où le<br />
procès de laïcisation de la mémoire, affranchie de ses fonctions magico-religieuses et<br />
des rituels politico-religieux, ouvre l'espace d'une écriture de l'histoire qui pourra alors<br />
se définir à la fois comme un prolongement et comme une reconstruction critique de la<br />
mémoire. Pour le dire autrement, il a fallu d'abord que la mémoire se sécularise, donc<br />
soit historicisée ou intériorisée dans le champ de l'histoire, pour que soit rendu possible<br />
l'apparition d'un discours historien se définissant par une reprise critique de la mémoire.<br />
Nous avons commencé par dire précédemment que le soupçon contre la mémoire était<br />
le lieu d'une critique interne de l'historiographie vis-à-vis de ses propres conditions<br />
données ; disons plutôt ici que l'historiographie émerge inauguralement comme une<br />
opération critique interne à une mémoire historicisée.<br />
Nous reviendrons sur certains éléments de ce processus de sécularisation,<br />
lorsque nous examinerons la question du rapport de l'historiographie à la mythologie,<br />
avec laquelle, on vient de le voir, la question de la mémoire a partie liée. Mentionnonsen<br />
simplement ici quelques dimensions des plus obvies :<br />
13 J.-P. VERNANT, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, « Quadrige », p. 110.<br />
14 J.-P. VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, 1965, t. I, p. 80-107. Vernant se<br />
réfère ici à M. I. MEYERSON, « Le temps, la mémoire, l'histoire », Journal de Psychologie, 1956.<br />
15 J.-P. VERNANT, ibid., p. 80.
11<br />
a/ une transformation politique, dont témoigne précisément l'évolution de la<br />
civilisation grecque entre le VIIIe et le Ve siècle, qui voit s'effondrer la structure du<br />
pouvoir politique centrée sur un « grand roi » dont les actes et les représentations étaient<br />
sacralisés dans une système complexe de mythes et de rites religieux ;<br />
b/ une transformation idéologique, strictement corrélative de la précédente, où<br />
se modifie le rapport des collectivités à leur propre temporalité (aux événements qui<br />
leur surviennent, aux bouleversements qui les affectent) : dès lors que la société n'est<br />
plus articulée autour de l'institution magico-religieuse du grand roi, la temporalité de la<br />
vie sociale, culturelle, politique, gagne une autonomie relative qui la rend pensable pour<br />
elle-même. Les événements qui ponctuent la vie sociale, ou qui lui surviennent de<br />
l'extérieur (les guerres), cessent d'être pré-codifiés et « pré-interprétés » par l'institution<br />
politico-religieuse qui jusqu'alors était chargée de leur conférer un sens, et de les<br />
résorber dans des rituels de restauration symbolique d'un ordre dont le seul sujet réel<br />
était le monarque. Avec la disparition de cette institution, apparaît ainsi la possibilité de<br />
penser les collectivités elles-mêmes comme les seuls sujets réels, les agents et les<br />
patients réels, des événements qui leur arrivent. Apparaît par là même une nouvelle<br />
figure de la mémoire, qui cesse d'être une fonction de célébration d'un ordre<br />
transcendant, et devient une opération immanente aux collectivités humaines : la<br />
mémoire devient une manière pour les collectivités de construire elles-mêmes les<br />
formes de temporalité dans lesquelles elles sont prises (ce qu'on peut appeler les<br />
« régimes d'historicité » des collectivités 16 ).<br />
c/ une transformation matérielle ou sociotechnique, à son tour indissociable de<br />
ces transformations politique et idéologique, au sens où elle y est intervenue à la fois<br />
comme condition et comme résultat (donc dialectiquement) : une transformation de la<br />
nature et de la place de l'écriture, et donc du tissu institutionnel et symbolique qui dans<br />
tout société encadre cette pratique à tous égards déterminantes. Si comme l'écrit Jean-<br />
Pierre Vernant « le pouvoir de remémoration est une conquête », et si cette conquête fut<br />
d'abord attachée à une « sacralisation de Mnèmosunè [marquant] le prix qui lui est<br />
accordé dans une civilisation de tradition purement orale comme le fut, entre le XIIe et<br />
le VIIIe siècles, avant la diffusion de l'écriture, celle de la Grèce » 17 , il faut considérer<br />
en retour les effets qu'a produit cette diffusion de l'écriture sur les strucures et les<br />
pratiques de la mémoire collective. En termes simplement quantitatif, cette diffusion est<br />
restée très modeste, et a bénéficié à des couches toujours restreintes de la population. Si<br />
l'on peut parler néanmoins, dès cette époque, d'une « démocratisation » de l'écriture,<br />
c'est surtout en raison de la mutation de sa place à la fois institutionnelle et symbolique,<br />
qu'exprime une nouvelle notion de publicité. L'écriture, soustraite à sa monopolisation<br />
par les castes internes à l'appareil politico-religieux (scribes, prêtres, administrateurs<br />
utilisant l'écriture aux fins de recensement des terres, des biens et des hommes), devient<br />
l'opérateur d'une « publicisation » des affaires communes. Tout le monde ne maîtrise pas<br />
l'écriture, mais l'ensemble de la cité (ou des individus qui y sont reconnus comme<br />
citoyens) sont concernés par ce qui est écrit. D'où la systématisation progressive de sa<br />
mise en oeuvre, tant dans l'établissement des corpus juridiques (la loi devient loi écrite,<br />
c'est-à-dire, symboliquement, exposée dans sa permanence à la vue de tous), que dans<br />
les activités intellectuelles et dans les modes de transmission du savoir (passage des<br />
16 Cf. F. HARTOG, G. LENCLUD, « Régimes d’historicité », in Alexandre Dutu et Norbert Dodille (dir.),<br />
L’Etat des lieux en sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 18-38 ; et F. HARTOG, Régimes<br />
d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil/La librairie du XXIe siècle, 2003.<br />
17 Ibid., p. 81.
12<br />
enseignements oraux privilégiés dans les sectes philosophico-religieuses, à des<br />
pratiques d'instruction reposant sur des supports écrits). La forme et la place des<br />
pratiques mémorielles dans l'activité intellectuelle et dans la connaissance, se<br />
transforment. Les mutations des pratiques scripturaires soutiennent ici un mouvement<br />
de dépersonnalisation de la mémoire : la figure du détenteur d'un savoir ne se confond<br />
plus avec celui qui garde en mémoire ; elle devient celui qui écrit, et qui par l'écriture<br />
collectivise le savoir, c'est-à-dire aussi expose ses prétentions au savoir et les soumet à<br />
la discussion et à la critique d'une communauté 18 . La fonction critique devient une<br />
fonction de l'écriture, précisément parce que l'écriture devient une fonction de mise en<br />
commun de la connaissance. Les mutations que subissent les formes et les opérations de<br />
la mémoire interviennent au coeur de ce nouveau dispositif. En lui, la mémoire devient<br />
commune, mais ce qui la rend commune est cela même qui la rend dubitable et<br />
criticable par cette communauté ou par l'une de ses parties. L'émergence d'une mémoire<br />
historicisée, dont la pratique historiographique sera à la fois un effet et un facteur, est le<br />
signe d'un type de société qui désormais entretient un rapport problématique avec sa<br />
propre historicité, c'est-à-dire une société pour laquelle son passé – sa continuité, son<br />
rapport au présent, l'unité collective qu'il permet de définir ou au contraire de contester<br />
– a cessé d'aller de soi.<br />
Enfin à travers ce processus historique, le Mnémôn hérodotien sort des cercles<br />
restreints d'initiés, à vocation ésotérique, philosophico-religieuse ou cultuelle ; il<br />
s'adresse à un « public ». Cette sécularisation de la mémoire est à la fois une<br />
« déritualisation » de son exercice, et une « démythologisation » de ses représentations.<br />
C'est en ce sens que l'on peut emprunter l'expression de « procès de laïcisation » à un<br />
autre helléniste, Marcel DETIENNE, qui l'utilise pour analyser la façon dont, au cours<br />
des VIIIe-VIe siècles av. J.-C., un certain nombre de fonctions sociales s'autonomisèrent<br />
des institutions magico-religieuses de la souveraineté auxquelles ces fonctions étaient<br />
originairement attachées. Détienne y recourt notamment à propos du poète SIMONIDE,<br />
ce qui n'est pas sans rapport avec notre questionnement, dans la mesure où toute une<br />
tradition attribuait à Simonide la double invention de la mnémotechnique et de l'écriture<br />
alphabétique :<br />
Jusqu'à Simonide, la mémoire était un outil fondamental pour le poète ; c'était une fonction de<br />
caractère religieux qui lui permettait de connaître le passé, le présent, le futur. D'un coup, par une<br />
vision immédiate, par la mémoire, le poète entrait dans l'au-delà, il accédait à l'invisible.<br />
Fonction religieuse, la mémoire était le fondement de la parole poétique et du statut privilégié du<br />
poète. Avec Simonide, la mémoire devient une technique laïcisée, une faculté psychologique que<br />
chacun exerce plus ou moins selon des règles définies, des règles mises à la portée de tous. Ce<br />
n'est plus une forme de connaissance privilégiée, ce n'est pas non plus, comme la mémoire des<br />
pythagoriciens, un exercice de salut : c'est un instrument qui concourt à l'apprentissage d'un<br />
métier. L'invention de la mnémotechnique répond à la même intention qu'un autre<br />
perfectionnement technique, attribué à Simonide : l'invention de lettres de l'alphabet qui devaient<br />
permettre une meilleure notation écrite. Il est notable, en effet, que les poètes lyriques recourent<br />
à l'écriture, et non plus à la seule récitation, pour faire connaître leurs oeuvres. Dès le VIIe siècle,<br />
l'écriture est la forme nécessaire de la publication : elle n'est plus, comme dans le monde<br />
mycénien, liée à des structures économico-sociales d'accumulation, elle ne vise plus<br />
18 La naissance de la sophistique et de la rhétorique, comme art de l'argumentation et maîtrise de ses<br />
ressorts logiques (donc de ses puissances de conviction et de ses possibilités d'erreur ou de tromperie),<br />
trouve ici sa condition matérielle d'émergence. Les attaques que PLATON mènera contre elles dans<br />
nombre de ses dialogues, de même que sa réflexion sur l'écriture (voir en particulier le Phèdre), sont des<br />
effets indirects de cette mutation des rapports entre oralité et écriture et de leurs nouvelles fonctions dans<br />
les activités intellectuelles, sociales et politiques dans la cité de la Grèce classique.
13<br />
essentiellement à renforcer le pouvoir des dirigeants, elle est un instrument de publicité. Mais<br />
chez Simonide la nouvelle fonction de la mémoire est aussi inséparable d'une attitude nouvelle à<br />
l'égard du temps, attitude qui place le poète de Céos aux antipodes des sectes religieuses et des<br />
milieux philosophico-religieux. Alors que pour le Pythagoriciens Paron le temps est une<br />
puissance d'oubli, à laquelle seule la mémoire, comme ascèse et comme exercice spirituel,<br />
permet d'échapper, pour Simonide, au contraire, le temps est “la chose la plus sage”, non pas<br />
parce qu'il est le Chronos tout-puissant qui jamais ne veillit, mais parce que “c'est en lui qu'on<br />
aprend et qu'on mémorise”. En faisant de la mémoire une technique positive, en considérant le<br />
temps comme le cadre d'une activité profane, Simonide se coupe de toute la tradition religieuse,<br />
celle des poètes inspirés, comme celle des sectes et des milieux philosophico-religieux. Ici<br />
encore, dans l'innovation technique, on reconnaît le même projet de séculariser la poésie. 19<br />
2) Histoire et tradition<br />
2.1. Dialectique de l'historiographie et de la tradition (De Certeau)<br />
On définit usuellement la tradition par l'ensemble des représentations et des<br />
pratiques (système de significations et de valeurs, d'idées et d'idéaux, mais aussi de<br />
comportements, d'usages ou de « manières de faire » – les deux aspects des « moeurs »),<br />
qui se transmettent collectivement sur le mode d'une reconnaissance et d'une assomption<br />
immédiates : elle comprend tout ce qui se transmet et se reçoit avec la force et<br />
l'évidence que lui confère le fait même que cela s'est « toujours », « de tout temps »,<br />
transmis et reçu ainsi. (La tradition a en propre d'occulter par son mouvement même le<br />
fait que les traditions naissent et meurent, autrement dit sont dans l'histoire). La<br />
tradition, sous la forme de récits oralement ou scripturairement transmis, définie<br />
rigoureusement une autorité, une autorité qui coïncide avec la force d'adhésion que<br />
possède le fait même de la transmission.<br />
Ce que nous avons dit précédemment concernant la posture critique réclamée à<br />
l'historien vis-à-vis du « donné » de la mémoire, vaut évidemment tout autant vis-à-vis<br />
du « donné » de la tradition. Nous verrons en ce sens, dans la section suivante, que<br />
l'approche historique d'un passé suppose une rupture avec cette « autorité » de la<br />
tradition, autorité qui se manifeste par exemple dans l'idéalisation du passé érigé en<br />
modèle indépassable, en exemplum à imiter, en modèle de perfection à reproduire le<br />
plus fidèlement possible. Mais ici encore, il convient d'abord de s'aviser du fait que cette<br />
mise à distance critique ne prend sens qu'en fonction d'une proximité ou d'une<br />
intrication qui oblige à dialectiser ce rapport critique. Car sans doute l'entreprise<br />
historiographique ne serait pas même pensable, sans cette dimension des cultures qu'est<br />
la transmission traditionnelle. De sorte qu'ici encore, tout comme pour le rapport de<br />
l'histoire à la mémoire, il faut dire que la connaissance historienne se développe par un<br />
19 Marcel DETIENNE, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1967, rééd. Seuil,<br />
1980 coll. « Agora-Pocket », p. 164-166. On pourra comparer cette analyse avec la thèse aristotélicienne<br />
plus tardive selon laquelle, par la parole poétique comme par le discours historien, les hommes « imitent »<br />
leurs actions (Aristote, Poétique, I, 1447 a 16 et suiv. ; 51 b). Voir également les pages 168-174 des<br />
Maîtres de vérité, sur les nouvelles valeurs conceptuelles prises par la notion de doxa, dans ce procès de<br />
laïcisation qui lui confère le sens d'une parole propre au monde de la contingence, à ce « monde<br />
sublunaire » auquel Aristote rattachera la temporalité propre à l'histoire humaine : « la doxa est de l'ordre<br />
du kairos : le “temps de l'action humaine possible”, le temps de la contingence et de l'ambiguïté. […] La<br />
doxa est la forme de connaissance qui convient au monde du changement, du mouvement, au monde de<br />
l'ambiguïté, de la contingence. “Savoir inexact. Mais savoir inexact de l'inexact” (Aubenque) »<br />
(M. DETIENNE, Les Maître de vérité dans la Grèce archaïque, op. cit., p. 169-170).
14<br />
rapport critique vis-à-vis de cela même sur quoi elle repose : faire de l'histoire consiste<br />
en un travail permanent de mise à distance de ce qui est transmis, transmission sans<br />
laquelle pourtant le travail historien ne serait pas possible.<br />
En quel sens peut-on dire que l'historiographie présuppose la tradition, et<br />
s'appuie sur elle, voire s'inscrit inévitablement dans son « langage » – et ce quels que<br />
soient les réquisits critiques qu'elle réclame ? En ce sens, d'abord, que l'entreprise même<br />
de chercher à connaître le passé serait proprement impossible si ne lui était supposée<br />
une forme de continuité entre le passé étudié et le présent de l'acte de connaissance. Ce<br />
qui est requis ici, c'est le postulat d'une certaine homogénéité du temps capable de<br />
rendre commensurables ce passé et ce présent, et, partant, capable de soutenir la<br />
prétention à construire au présent une intelligibilité de ce qui est advenu par le passé. Or<br />
une telle homogénéité du temps, une telle postulation de continuité entre un passé et un<br />
présent – comme si l'un et l'autre baignaient pour ainsi dire dans un même élément, ou<br />
étaient sous-tendus par les mêmes identités fondamentales –, est précisément ce qui<br />
définit dans une culture la tradition. Cette homogénéité est précisément ce que le travail<br />
de la tradition à la fois suppose et reproduit en permanence.<br />
Cependant, il est clair que l'entreprise historiographique serait tout aussi<br />
inconcevable si cette continuité et cette homogénéité des temps étaient parfaitement<br />
garanties : une tradition sans faille ne laisserait pas même place à la question « qu'est-ce<br />
qui s'est passé ? ». La mise en question d'un passé, le fait même que ce passé – ce qu'il a<br />
été, ce qu'il peut signifier pour le présent – n'aille pas de soi, est déjà l'indice d'une crise<br />
de la tradition, donc de quelque chose comme une « brèche entre le passé et l'avenir »,<br />
suivant l'heureuse expression qu'utilisait Hannah ARENDT pour penser la situation<br />
produite par une telle crise, qu'elle illustrait de l'aphorisme de René Char « Notre<br />
héritage n'est précédé d'aucun testament » 20 :<br />
[Un testament] dit à l’héritier ce qui sera légitimement sien, assigne un passé à l’avenir. Sans<br />
testament ou, pour élucider la métaphore, sans tradition – qui choisit et nomme, qui transmet et<br />
conserve, qui indique où les trésors se trouvent et quelle est leur valeur – il semble qu’aucune<br />
continuité dans le temps ne soit assignée et qu’il n’y ait, par conséquent, humainement parlant, ni<br />
passé ni futur, mais seulement le devenir éternel du monde et en lui le cycle biologique des êtres<br />
vivants. Ainsi le trésor n’a pas été perdu à cause des circonstances historiques et de la<br />
malchance, mais parce qu’aucune tradition n’avait prévu sa venue ou sa réalité, parce qu’aucun<br />
testament ne l’avait légué à l’avenir. 21<br />
De ce que le geste historiographique soit corrélé à la fois aux continuités de la<br />
tradition et à une crise de ces continuités, il résulte que la connaissance historienne<br />
entretient avec la tradition un rapport constitutivement ambivalent, et même<br />
20 Aphorisme faisant écho à l’expérience de liberté (« le trésor ») qui a vu le jour dans les groupes de<br />
résistants maquisards durant la seconde guerre mondiale – expérience sui generis d'une liberté définie par<br />
l'avènement d'un monde commun de paroles et d'actes soustraits aux rôles factices que prédétermine en<br />
temps normal le jeu des rapports socio-idéologiques. Seulement cette expérience a surgi dans des<br />
conditions qui devaient inévitablement la rendre si fugitive, et si aveugle aux acteurs mêmes qui la<br />
vivaient, qu’au lendemain de la guerre elle sera perdue, et retombera dans « l’“épaisseur triste” d’une vie<br />
privée axée sur rien sinon sur elle-même ». Alors en effet, commente Arendt, « ils ne pouvaient que<br />
retourner au vieil affrontement vide des idéologies antagonistes qui, après la défaite de l’ennemi commun,<br />
occupaient une fois de plus l’arène politique et divisaient les anciens compagnons d’armes en<br />
d’innombrables cliques qui n’étaient même pas des factions et les engageaient dans les polémiques et les<br />
intrigues sans fin d’une guerre sur le papier » (H. ARENDT, La Crise de la culture, tr. fr., Paris,<br />
Gallimard, « Folio-Essais », p. 12).<br />
21 Ibid., p. 14.
15<br />
antinomique. L'historien Michel DE CERTEAU a fort bien analysé cette antinomie 22 .<br />
D'un premier point de vue, la connaissance historienne peut apparaître comme une<br />
manière de surmonter une telle crise, c'est-à-dire de réparer la « brèche » qui sépare le<br />
passé et l'avenir en restaurant une continuité entre ce passé et le présent d'où on peut à<br />
nouveau se le représenter 23 . Le travail de la connaissance apparaît donc ici comme une<br />
manière de reconstruire les conditions d'une conservation du temps, là où des<br />
événements les ont perturbées ou détruites, en bouleversant plus ou moins<br />
profondément les coordonnées culturelles, imaginaires et symboliques dans lesquelles<br />
une communauté définit et reproduit (« traditionnalise ») son identité collective. (On se<br />
rappellera ici que les récits « patrimonialisés » comme les premières oeuvres<br />
historiographiques – ceux d'Hérodote, Polybe, Thucydide – émergèrent sur fond de crise<br />
politique et de guerre). Certes, cette continuité reconstruite par la connaissance<br />
historienne est alors une continuité seconde. Cette continuité n'est plus simplement<br />
reçue ou imposée, mais conquise par un effort d'intelligibilité spécifique : c'est une<br />
continuité réfléchie et connue, et non plus seulement héritée et vécue. Mais c'est une<br />
continuité malgré tout, qui témoignerait de ce que l'historiographie, même lorsqu'elle<br />
s'oppose ou critique les héritages de la tradition, s'en distinguerait seulement par la<br />
détermination méthodique de ses procédures. Elle opposerait à la réception passive des<br />
récits transmis l'inventaire et l'examen critiques de leurs matériaux, leur authentification<br />
et leur sélection selon des méthodes d'examen explicitables, leur mise en forme réglée<br />
par des procédures d'exposition (formes narratives, tableaux etc.), d'explication (par<br />
décomposition en séries et en hiérarchies causales), et de destination (finalités<br />
scientifiques internes à la communauté des savants, finalités externes, didactiques ou<br />
sociales...). Mais en tout ceci, l'historiographie serait la tradition devenue réfléchie,<br />
révisée, la tradition devenue consciente d'elle-même, de ses opérations et de ses fins.<br />
Elle en serait le prolongement, la manière d'accomplir la tradition là où la tradition<br />
échoue à accomplir son office : surmonter les brèches du temps, combler la distance qui<br />
sépare un présent de son passé, restaurer la continuité et l'identité à soi du temps.<br />
Mais ce premier point de vue ne peut se soutenir qu'en renvoyant aussitôt à un<br />
second, pourtant contradictoire avec le premier (c'est en ce sens que le rapport de<br />
l'histoire à la tradition peut-être dit, au sens kantien du terme, antinomique). D'abord en<br />
effet, on l'a dit, l'entreprise de connaître une certaine séquence passée, ne pourrait avoir<br />
lieu si elle ne supposait qu'une radicale discontinuité entre ce passé et le présent, leur<br />
pure hétérogénéité, leur altérité incommensurable. Elle suppose au contraire que cette<br />
altérité soit prélevée sur une identité ou une homogénéité des temps plus profonde, qui<br />
rende possible, entre le présent et le passé, un rapport de connaissance, comme le<br />
rapport entre un sujet et son objet. Tel est le premier aspect de l'antinomie, du côté des<br />
conditions de l'historiographie : celle-ci suppose à la fois la continuité et la discontinuité<br />
des temps ; elle s'inscrit à la fois dans la tradition et dans la crise de la tradition ; elle est<br />
à la fois la manière d'en reprendre le « geste » et le signe de la faillite de ce geste. Mais<br />
22 On regardera sur ce point M. DE CERTEAU, Histoire et psychanalyse, entre science et fiction (1987),<br />
Paris, Gallimard, coll. « Folio-Histoire », 2002, chap. VII. Nous reparlerons plus loin d'autres analyses<br />
menées par De Certeau dans beau livre.<br />
23 On ne confondra pas cette altérité entre présent et passé, que métaphorise l'image de la « brèche », avec<br />
une simple distance temporelle représentable sur une échelle chronologique. Ce qui est visé ici est, non<br />
pas un plus ou moins grand éloignement « dans » un cours du temps, mais une rupture de ce cours luimême,<br />
une discontinuité du temps comme tel, par quoi un présent ne peut plus se rapporter à un passé qui<br />
lui est devenu incommensurable, donc impensable (en ce sens la « brèche » peut séparer d'un présent un<br />
passé très « proche » du point de vue d'une chronologie empirique).
16<br />
l'antinomie n'est pas moindre du côté du résultat de l'opération historiographique, c'està-dire<br />
du côté de l'effet de son processus de connaissance. Car ce résultat ne peut<br />
s'identifier pleinement au fait de combler la « brèche » entre passé et présent, ou de<br />
restaurer la continuité du temps de la communauté. Il est aussi, et contradictoirement,<br />
celui d'accentuer cette brèche, ou du moins, pour filer la métaphore arendtienne, d'en<br />
mieux cerner les bords. La connaissance historienne, en approfondissant la connaissance<br />
d'une séquence passée, est toujours aussi une manière de cerner ce par quoi ce passé est<br />
bien passé. Elle entre donc dans un rapport contradictoire où elle est à la fois un<br />
processus d'identification et d'« étrangéification » 24 . En même temps qu'elle s'emploie à<br />
l'approprier au système du savoir, à l'incorporer à la conscience du présent, elle<br />
découvre ce qui, de ce passé, reste inappropriable, ce qui se refuse à toute représentation,<br />
ce qui se retire dans une altérité insurmontable. C'est en ce sens que<br />
Michel De Certeau peut dire que la distance entre passé et présent (la discontinuité<br />
temporelle entre le présent d'où écrit l'historien et le passé qui constitue son objet) est à<br />
la fois la condition de la pratique historiographique, et le produit ou le résultat de son<br />
procès de connaissance. Seulement ce n'est pas la même distance dans les deux cas :<br />
avant le processus de connaissance, c'est une altérité indéterminée, ou déterminée<br />
simplement par les représentations ambiantes ; au terme de ce processus, c'est une<br />
altérité déterminée, c'est-à-dire connue, sans pourtant qu'elle soit résorbable dans une<br />
nouvelle identité. Le travail de la connaissance historienne consisterait, non plus tant à<br />
annuler la discontinuité entre passé et présent, et à réinscrire ainsi le présent dans la<br />
continuité du temps propre à la tradition, mais plutôt à déplacer l'altérité entre passé et<br />
présent, et par là même, à redéfinir ce par quoi le présent diffère du passé, ou excède les<br />
traditions qu'il reçoit en héritage :<br />
L'histoire a pour rôle d'être l'une des manières de définir un nouveau présent. […] Elle permet à<br />
un présent de se poser comme différent de ce qui jusque-là lui était immanent sous la forme de la<br />
tradition. Elle le fait dans le langage même de la tradition, mais en le « traitant » […] comme<br />
passé. Disons que répartir un « continuum » culturel entre un présent et un passé est un acte qui<br />
constitue simultanément un présent et son histoire. C'est un acte de dissuasion. Il opère un tri<br />
dans le présent où un certain nombre d'éléments sont désormais considérés comme « passés ». 25<br />
2.2. Historicisation de la tradition, désidéalisation du passé (La « Querelle des<br />
Anciens et des Modernes » comme exemple de mutation de la conscience<br />
historique – Naissance de l'histoire de l'art)<br />
L'opération historiographique ainsi définie, consiste en une historicisation du<br />
24 Cf. M. DE CERTEAU, op. cit., p. 188-191, où De Certeau retrouve les accents d'un Jules Michelet pour<br />
décrire, sur l'expérience personnelle de ses recherches sur l'histoire religieuse du XVIIe siècle, ce double<br />
mouvement : « A force d'examiner ces feuillets noircis d'une poussière multicentenaire, à force de ficher<br />
un vocabulaire désarticulé, à force d'être un érudit-bricoleur dans les régions silencieuses d'Archives<br />
municipales ou départementales, à force d'habiter dans les salles de consultation de Bibliothèques, grottes<br />
où l'on “conserve” et véhicule les cadavres d'antan, à force de lire, mais sans jamais pouvoir les entendre,<br />
des paroles qui se réfèrent à des expériences, des doctrines ou des situations étrangères, je voyais<br />
s'éloigner progressivement le monde dont j'inventoriais les restes. Il m'échappait. C'est de ce moment<br />
toujours réparti dans le temps, que date la naissance de l'historien. C'est cette absence qui constitue le<br />
discours historique. La mort de l'autre le met hors de portée, et, à ce titre même, définit le statut de<br />
l'historiographie, c'est-à-dire du texte historique ». Nous reviendrons sur ce rapport, littéralement, funèbre<br />
au passé, dans le chap. II (« L'hétérologie historiographique »).<br />
25 M. DE CERTEAU, Histoire et psychanalyse, op. cit., p. 203-204.
17<br />
passé. On n'entendra pas cette expression comme une formule redondante ou<br />
tautologique, puisque la temporalité de la tradition a précisément en propre de tenir que<br />
le passé n'est en réalité jamais « passé », qu'il n'est a fortiori jamais dépassé par un<br />
présent qui au contraire fait corps avec ses héritages. L'historicisation du passé<br />
s'exprime dont nécessairement, non seulement dans une mutation de la représentation de<br />
l'histoire, mais corrélativement aussi dans un changement de la représentation de ce que<br />
c'est que le « présent », de ce qui fait l'actualité du présent – où suivant une expression<br />
qui prend une grande importance au XIXe siècle (ainsi chez Baudelaire) : la conscience<br />
de l'actualité à laquelle on appartient comme « modernité ». Chaque époque, pourrait-on<br />
penser, peut définir son présent comme modernité. Mais précisément, toutes les sociétés<br />
à toutes les époques ne l'ont pas fait. L'idée d'« être moderne » n'a aucune universalité<br />
dans l'histoire des cultures. Cette étrange habitude de se penser soi-même comme étant<br />
« les Modernes », suppose au contraire une forme particulière de conscience du temps<br />
et de l'histoire qui apparaît elle-même à un moment historique déterminé. En Europe, on<br />
peut lui associer l'essor, aux XVIIe et XVIIIe siècles, d'un concept nouveau pour penser<br />
le temps historique, celui de progrès. On peut aussi l'aborder par un événement qui, sans<br />
surestimer sa valeur de cause ou de déclencheur, peut cependant servir de révélateur des<br />
implications intellectuelles de cette nouvelle forme de conscience collective qui, à la<br />
fois, et comme les deux versants d'un même geste, historicise le passé, et définit son<br />
présent comme modernité, connotant par là, sinon que ce présent dépasse son passé, du<br />
moins qu'il ne se réduit pas à sa simple continuation ou sa simple résultante, mais qu'il<br />
en diffère comme un moment original ou nouveau de l'histoire.<br />
L'historien et théoricien de la littérature Hans Robert JAUSS a proposé de voir<br />
l'émergence d'une telle notion de « modernité », comme forme de la conscience<br />
historique polarisée par la mise à distance de la référence au passé et de l'autorité de la<br />
tradition, dans la Querelle des Anciens et des Modernes, qui agite au tournant des XVIIe<br />
et des XVIIIe siècles les cercles des Académies et les salons parisiens. A cette illustre<br />
controverse, dans laquelle en quelques années à peu près tout ce que l’époque compte<br />
de littérateurs et d’honnêtes hommes seront amenés à prendre parti, on date parfois<br />
l'ouverture du « Siècle des Lumières ». Elle marque en tout cas un moment important<br />
pour l'historicisation de la représentation des beaux-arts, et, partant, pour l'émergence de<br />
l'idée d'une histoire de l'art 26 .<br />
La « querelle » se déclenche en janvier 1687 (bien qu’elle ait des épisodes<br />
précurseurs depuis plusieurs décennies déjà 27 ), quand l’écrivain Charles PERRAULT<br />
lance, dans son poème Le Siècle de Louis le Grand lu devant l’Académie française, et<br />
alors que nous sommes en pleine apogée d’un classicisme nourri de cultures grecque et<br />
latine, une charge contre ces dernières. A travers elles, sont en réalité visés ces<br />
contemporains – mais dénommés aussitôt et significativement les « Anciens » – qui se<br />
voient reprocher de prêter une adhésion inconditionnée aux oeuvres de l'antiquité<br />
érigées en modèles, sources de valeurs et de normes esthétiques intemporelles. Par<br />
26 Voir H. R. JAUSS, Pour une esthétique de la réception, tr. fr., Paris, Gallimard, « Tel », p. 178 sq. et<br />
192 sq.<br />
27 Sur ces épisodes précurseurs de la Querelle, voir Antoine ADAM, Histoire de la littérature française au<br />
XVIIe siècle, Paris, Editions Mondiales, 1962, t. III, p. 125 et suiv. (sur Marolles, Louis Le Laboureur et<br />
le cercle de Habert), et p. 143-148. Sur les enjeux de cette controverse, et sur ce qu'ils révèlent d'une<br />
mutation de la « conscience historique » dans le champ de la culture, ou de la perception de l'historicité<br />
des normes dans les arts et les sciences, voir Hans JAUSS, Pour une esthétique de la réception, op. cit.,<br />
p. 192-198 ; et le livre de la sociologue et historienne de l'art Nathalie HEINICH, Du peintre à l’artiste,<br />
Paris, Minuit, 1993, chap. V (notamment les p. 158-161 et suiv.).
18<br />
opposition à quoi se définit une position des « Modernes », sans doute moins homogène<br />
que cette auto-nomination, dans le feu de la polémique, ne le laisse entendre, mais qui<br />
s'accorde à tout le moins sur l'observation des progrès effectués dans tous les domaines,<br />
exemplairement dans les sciences, sous les figures tutélaires de Copernic, Galilée et<br />
Descartes 28 , progrès qui devaient rendre proprement insupportable que les arts restent le<br />
seul domaine d'activité astreint à se conformer à l'autorité de canons esthétiques hérités<br />
de l'antiquité.<br />
Développant ses idées dans un long Parallèle des Anciens et des Modernes<br />
(1688-1697), Perrault s’élève contre le « préjugé » selon lequel le rapport des temps<br />
présents à l’Antiquité serait celui de l’élève au maître, et reprend l’inversion des<br />
rapports qu'imageait une métaphore déjà introduite au siècle précédent par Francis<br />
Bacon, René Descartes et Blaise Pascal. C’est à tort, explique-t-il en substance, que l’on<br />
nomme « Anciens » les Grecs et les Romains, puisque c’est bien plutôt nous qui venons<br />
recueillir, non seulement l’héritage de leurs connaissances, mais en outre tous les<br />
progrès accumulés depuis eux. Il faut conclure : « c’est nous qui sommes les Anciens ».<br />
Voici par exemple la façon dont PASCAL formulait cette inversion, qui touche à la fois<br />
à la représentation de l'histoire et à « l'autorité » de la tradition, en établissant une<br />
analogie entre l’histoire de l’humanité et le développement d’un unique individu, et où<br />
s'avère une nouvelle conception de la temporalité historique où se combinent un double<br />
caractère, cumulatif et progressif :<br />
De la vient que par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s’avance de<br />
jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à<br />
mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que<br />
dans les âges différents d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours<br />
de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui<br />
apprend continuellement […]. Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux<br />
en toutes choses, et formaient l’enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à<br />
leurs connaissances l’expérience des siècles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut trouver<br />
cette antiquité que nous révérons dans les autres. 29<br />
Au sein d'une telle mutation de la conscience historique, la Querelle des Anciens<br />
et des Modernes revêt en réalité plusieurs enjeux : des enjeux esthétiques, mais aussi<br />
épistémologiques et sociopolitiques. Sur le versant immédiatement esthétique, il s'agit<br />
de refuser toute une série de normes et de canons esthétiques, qui se codifient au sein<br />
des nouvelles Académies des beaux-arts créées sous Louis XIV et dans lesquelles se<br />
jouent désormais les conflits pour la reconnaissance sociale et symbolique des<br />
différentes pratiques artistiques traditionnellement exclues du digne rang des arts<br />
libéraux (ainsi pour la peinture et l'architecture). Concernant par exemple les normes de<br />
composition dramatique et littéraire, la charge des « Modernes » porte contre les fables<br />
mythologiques de l’Antiquité, jugées invraisemblables et naïves, au profit d’une<br />
exploitation poétique et dramatique de motifs narratifs et de personnages chrétiens. Le<br />
problème tournant autour de la question de l’emploi et de la conception du merveilleux<br />
en littérature, on entend substituer aux sources mythologiques païennes un merveilleux<br />
28 Cette idée de progrès et cette relativisation du modèle des Anciens seront reprises par exemple par<br />
d’Alembert dans son Discours préliminaire à l’Encyclopédie, GF, t. I, p. 128-129 et 134 (contre la<br />
scolastique). Voir également FONTENELLE, De l’origine des fables (1724), et déjà Pierre BAYLE,<br />
Pensées diverses sur la comète (1682).<br />
29 B. PASCAL, Préface pour le Traité du vide (1651), in De l’Esprit géométrique, Ecrits sur la grâce et<br />
autres textes, Paris, Garnier-Flammarion, p. 62.
19<br />
chrétien, au service d’épopées ou de tragédies nationales et modernes. A quoi certains<br />
partisans du camp des « Anciens » rétorquent, en s’appropriant à leur tour cette image<br />
de l’homme universel grandissant et progressant à travers les règnes et les âges, que ce<br />
que l’on considère comme une « naïveté » chez les Anciens est aussi bien ce qui fait<br />
tout le prix de leur art poétique, donnant à voir une simplicité, une authenticité encore<br />
vierge des corruptions des sentiment et des mœurs entraînées par le développement de<br />
la civilisation. C’est par exemple la position que l'on trouvera défendue par FENELON<br />
dans sa Lettre à l’Académie en 1714, où apparaît un véritable mythe primitiviste hostile<br />
à une esthétique moderne jugée mondaine, embarrassée d’ornements trop voyants et<br />
artificiels. Position dont on retrouve des échos encore quelques décennies plus tard dans<br />
le Discours sur les sciences et les arts de Rousseau (1749-1750). C’était déjà celle de<br />
LA FONTAINE qui, dans son Epître à Huet (1687), louait la « simple nature » que les<br />
vieux auteurs avait su si bien dépeindre, tout en récusant toute imitation servile qui les<br />
érigerait en modèle absolu (s'y esquisse donc une position plus souple que celle que les<br />
Modernes dépeignent caricaturalement, pour les besoins polémiques de la cause) :<br />
Quelques imitateurs, sot bétail, je l’avoue,<br />
Suivent en vrais moutons le pasteur de Mantoue 30 :<br />
J’en use d’autre sorte ; et, me laissant guider,<br />
Souvent à marcher seul j’ose me hasarder.<br />
On me verra toujours pratiquer cet usage ;<br />
Mon imitation n’est point un esclavage :<br />
Je ne prends que l’idée, et les tours, et les lois,<br />
Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois,<br />
Si d’ailleurs quelque endroit plein chez eux d’excellence<br />
Peut entrer dans mes vers sans nulle violence,<br />
Je l’y transporte, et veux qu’il n’ait rien d’affecté,<br />
Tâchant de rendre mien cet air d’antiquité.<br />
Quant aux enjeux socio-idéologiques et politiques de la Querelles, on en entend<br />
certains échos dans ce même texte de La Fontaine, lorsqu’il met dans la bouche des<br />
Modernes ces paroles :<br />
Craindre ces écrivains ! on écrit tant chez nous !<br />
La France excelle aux arts, ils y fleurissent tous ;<br />
Notre prince avec art nous conduit aux alarmes,<br />
Et sans art nous louerions le succès de ses armes !<br />
Il s’agit bien, pour un Perrault, de faire valoir une excellence nationale<br />
surpassant la culture antique, de vanter l’épanouissement dans le royaume de France<br />
d’un raffinement, d’un goût et d’une politesse, bref, d’une civilisation qu’il revient à la<br />
littérature d’exprimer. « Il ne suffit pas que les choses soient bonnes en elles-mêmes, il<br />
faut qu’elles conviennent aux lieux, aux temps et aux personnes », écrit-il dans sa<br />
Critique de l’Opéra. La littérature doit être par conséquent à l’image de la société, et en<br />
délivrer une expression. C’est dire qu’elle doit être aussi l’expression du Siècle dans sa<br />
figure la plus emblématique et la plus décisive, c’est-à-dire sa figure politique. Les<br />
beaux-arts n’ont pas seulement une vocation apologétique et chrétienne contre<br />
l’imaginaire païen que cultivent les Anciens ; ils ont une vocation panégyrique, et<br />
doivent exprimer la grandeur du règne de Louis XIV. De fait, le salon de Richelieu est<br />
celui qui prend le plus activement parti pour les Modernes, et ces derniers deviennent<br />
30 Il s’agit bien sûr de Virgile.
20<br />
rapidement majoritaires à l’Académie française, créée par Richelieu dans un<br />
mouvement de codification de la langue française qui ne vise pas seulement à lui donner<br />
ses lettres de noblesse littéraire, mais qui accompagne l’uniformisation et la<br />
centralisation des institutions étatiques, indissociable d'une politique d'uniformisation<br />
linguistique des administrations et juridictions territoriales du royaume.<br />
Enfin, concernant les mutations des coordonnées intellectuelles de la conscience<br />
historique, cette controverse éclaire symptomatiquement une transformation du rapport<br />
entre les normes reconnues dans les différentes sphères de l'activité socioculturelle, et la<br />
représentation du devenir des sociétés dans l'histoire. D'abord, en arguant que l’art doit<br />
aller puiser ses matières, et son esprit même, dans les vérités du christianisme plutôt que<br />
dans les superstitions païennes, dans l’histoire du siècle plutôt que dans les épopées<br />
antiques, dans les progrès des sciences plutôt que dans les « fables » des poètes latins,<br />
on voit émerger dans la position des Modernes l'idée que le « nouveau », « l'original »,<br />
peuvent comporter une valeur spécifique, à l'antithèse de l'idéalisation de l'Antiquité<br />
qu'avaient opérée les penseurs de la Renaissance en l'érigeant en source normative et en<br />
réserve immuable de toute valeur esthétique. Or la valorisation du « nouveau » est<br />
d'abord l'effet d'une appréhension elle-même nouvelle du présent, conçu comme un<br />
moment singulier du cours historique qui réclame des formes culturelles (des formes<br />
d'intellectualité théorique, d'expression artistique, de langage même et d'imaginaire) qui<br />
ne peuvent être empruntées à des moments historiques antérieurs. C'est ce présent qu'il<br />
appartient à l'ensemble des activités aussi différentes que les sciences et les arts<br />
d'exprimer.<br />
Mais cette nouvelle représentation du présent historique, comme un moment<br />
dont le fait d'y appartenir impose des tâches, à la fois exigences et problèmes à résoudre<br />
qui lui sont irréductiblement propres, ne va alors pas sans poser une difficulté à laquelle<br />
les partisans des Modernes ne tarderont pas de se confronter : celle de savoir s'il y a un<br />
rapport déterminable entre les idées de perfection dans les beaux-arts et celle de progrès<br />
dans les sciences. Le parallèle que les Modernes, en bons rationalistes, tentent d’abord<br />
d’établir entre ces deux idées, ouvre immédiatement la possibilité de penser un progrès<br />
historique des beaux-arts, conçu par analogie avec le progrès dans les sciences. Et de là,<br />
il ouvre plus largement la possibilité de penser un progrès, non seulement de tel ou tel<br />
secteur d'activités, ou même de plusieurs, mais de l'ensemble de la culture dans toutes<br />
ses manifestations, comme l'expression d'un seul et même devenir d'un sujet universel<br />
(qu'on l'appelle l'Humanité, l'Esprit, ou encore la Civilisation). Mais il laisse également<br />
la place à une autre conception, sinon alternative, du moins plus nuancée, qui en viendra<br />
à admettre « que la distance entre l’Antiquité et les temps modernes ne peut être<br />
mesurée dans tous les domaines de l’art en termes de progrès historique » 31 . Si l’on ne<br />
renonce pas tout à fait à soutenir une certaine supériorité de la poésie moderne sur celle<br />
de l’Antiquité, on se met cependant à douter de la possibilité de comparer ainsi l’art<br />
antique et l’art moderne, en les disposant sur un même axe, homogène, unique et<br />
linéaire, de développement. En même temps que le présent actuel est pensé dans sa<br />
singularité, et comme la source immanente des normes promues à son époque, il devient<br />
possible de penser le passé, non pas simplement en renversant l'autorité dont les<br />
penseurs de la Renaissance avait revêtu l'Antiquité, et en renvoyant cette dernière à<br />
l'enfance encore balbutiante de l'humanité pour glorifier a contrario la perfection<br />
supérieure de l'époque moderne, mais comme étant lui aussi un présent, certes ancien,<br />
mais d'abord et simplement autre, donc doté d'une perfection différente mais non pas<br />
31 H. R. JAUSS, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 194.
21<br />
moindre que celle prévalant à présent. Au schème du progrès répond alors, comme en<br />
contrepoint – en s'appuyant sur les mêmes présupposés, ou sur le même geste<br />
d'historicisation que le schème du progrès, mais pour tirer la thèse inverse –, l'idée d'un<br />
relativisme des époques culturelles, qui affirme leur différence et qui loge la raison de<br />
cette différence dans un principe immanent à chacune d'elles (principe que l'on<br />
commence à appeler au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècle le « génie » d'un peuple,<br />
et quelques années plus tard « l'esprit d'un peuple »). Chaque époque culturelle<br />
comprenant en elle-même le principe de ses valeurs, ou étant à elle-même sa propre<br />
source normative, il devient possible de comparer les cultures de différentes époques,<br />
mais non d'hypostasier le système de valeurs de l'une d'entre elles pour hiérarchiser à<br />
son aune toutes les autres.<br />
Un porte-parole des Modernes, Saint-Evremond, témoigne de l'équilibre instable<br />
qui, à travers l'évolution la Querelle, va se dessiner entre ces deux manières de penser le<br />
temps présent, le sens de sa « modernité », sa place dans l'histoire et son rapport aux<br />
périodes passées :<br />
La vérité n’était pas du goût des premiers siècles : un mensonge utile, une fausseté heureuse,<br />
faisait l’intérêt des imposteurs, et le plaisir des crédules. C’était le secret des grands et des sages,<br />
pour gouverner les peuples et les simples. Le vulgaire, qui respectait des erreurs mystérieuses,<br />
eût été méprisé des vérités toutes nues : la sagesse était de l’abuser. Le discours s’accommodait à<br />
un usage si avantageux : ce n’étaient que fictions, allégories, paraboles ; rien ne paraissait<br />
comme il est en soi : des dehors spécieux et figurés couvraient le fond de toutes choses ; de<br />
vaines images cachaient les réalités, et des comparaisons trop fréquentes détournaient les<br />
hommes de l’application aux vrais objets, par l’amusement des ressemblances.<br />
Le génie de notre siècle est tout opposé à cet esprit de fables, et de faux mystères. Nous aimons<br />
les vérités déclarées : le bon sens prévaut aux illusions de la fantaisie, rien ne nous contente<br />
aujourd’hui, que la solidité et la raison. Ajoutez à ce changement de goût, celui de la<br />
connaissance. Nous envisageons la nature, autrement que les anciens ne l’ont regardée. Les<br />
cieux, cette demeure éternelle de tant de divinités, ne sont qu’un espace immense et fluide. Le<br />
même soleil nous luit encore ; mais nous lui donnons un autre cours : au lieu de s’aller coucher<br />
dans la mer, il va éclairer un autre monde. La terre immobile autrefois, dans l’opinion des<br />
hommes, tourne aujourd’hui, dans la nôtre, et rien n’est égal à la rapidité de son mouvement.<br />
Tout est changé : les dieux, la nature, la politique, les mœurs, le goût, les manières. Tant de<br />
changements n’en produiront-ils point, dans nos ouvrages ?<br />
Si Homère vivait présentement, il ferait des poèmes admirables, accommodés au siècle où il<br />
écrirait. Nos poètes en font de mauvais, ajustés à ceux des anciens, et conduits par des règles, qui<br />
sont tombées, avec des choses que le temps a fait tomber.<br />
Je sais qu’il y a de certaines règles éternelles, pour être fondées sur un bon sens, sur une raison<br />
ferme et solide, qui subsistera toujours ; mais il en est peu qui portent le caractère de cette raison<br />
incorruptible. Celles qui regardaient les mœurs, les affaires, les coutumes des vieux Grecs, ne<br />
nous touchent guère aujourd’hui. On en peut dire ce qu’a dit Horace des mots. Elles sont leur âge<br />
et leur durée. Les unes meurent de vieillesse : ita verborum interit aetas [Ainsi meurt l’âge<br />
ancien des mots, Horace, Art poétique] ; les autres périssent avec leur nation, aussi bien que les<br />
maximes du gouvernement, lesquelles ne subsistent pas, après l’empire. Il n’y en a donc que bien<br />
peu, qui aient droit de diriger nos esprits, dans tous les temps ; et il serait ridicule de vouloir<br />
toujours régler des ouvrages nouveaux, par des lois éteintes. La poésie aurait tort d’exiger de<br />
nous ce que la religion et la justice n’en obtiennent pas.<br />
C’est à une imitation servile et trop affectée, qu’est due la disgrâce de tous nos poèmes. Nos<br />
poètes n’ont pas eu la force de quitter les dieux, ni l’adresse de bien employer ce que notre<br />
religion leur pouvait fournir. Attachés au goût de l’antiquité, et nécessités à nos sentiments, ils<br />
donnent l’air de Mercure, à nos anges, et celui des merveilles fabuleuses des anciens, à nos<br />
miracles. Ce mélange de l’antique et du moderne leur a fort mal réussi : et on peut dire qu’ils<br />
n’ont su tirer aucun avantage de leurs fictions, ni faire un bon usage de nos vérités.<br />
Concluons que les poèmes d’Homère seront toujours des chefs-d’œuvre : non pas en tout des<br />
modèles. Ils formeront notre jugement ; et le jugement règlera la disposition des choses
présentent. 32<br />
22<br />
On remarquera dans ce texte que Saint-Evremond ne renonce pas à l’idée d’une<br />
nécessaire distance par rapport aux canons antiques. Il ne déroge pas de l'exigence des<br />
Modernes de ne plus considérer les Anciens comme une source incontournable de<br />
modèles intemporels. Mais il juge ces derniers, non pas tant inférieurs aux ouvrages<br />
actuels, qu'inadéquats ou inadaptés, et inadéquats parce qu'anachroniques au temps<br />
présent. Ce qui, en retour, incline à conférer subrepticement au présent lui-même –<br />
l'actualité du présent – une valeur intrinsèquement normative. Entre la thèse prêtée aux<br />
porte-parole des Anciens suivant laquelle la poésie antique donnerait des modèles de<br />
perfection indépassable, et la thèse portée par les Modernes au début de la Querelle<br />
selon laquelle la littérature moderne doit dépasser cette poésie antique imparfaite,<br />
apparaît l’idée d’une différence irréductible entre la première et la seconde, différence<br />
entre l’art antique et l’art moderne qui est aussi une différence entre les mœurs des<br />
anciens et celles d’aujourd’hui (« Tout est changé : les dieux, la nature, la politique, les<br />
mœurs, le goût, les manières… ») 33 . On peut voir là, avec Hans Jauss, la naissance<br />
d’une « conscience de la modernité », qui désigne moins la conscience d’une certaine<br />
époque qu’un certain rapport de la conscience collective à son propre présent, perçu<br />
comme un moment à la fois héritier des précédents mais aussi radicalement autre,<br />
irréductiblement original. Dans le domaine de la littérature et des beaux-arts, c’est ce<br />
que marque l’idée d’un relativisme des normes du goût et des canons esthétiques.<br />
L’effritement des normes esthétiques du classicisme opéré par les partisans des<br />
Modernes a conduit ainsi à « la première compréhension historique des œuvres de<br />
l’Antiquité » 34 , c’est-à-dire plus profondément à une conception historiciste des normes<br />
esthétiques. De là, une histoire de l'art devient possible : celle-ci ne peut se constituer<br />
32 SAINT-EVREMOND, Sur les poèmes des Anciens (1686).<br />
33 « Dès 1685, [Saint-Evremond] formule l’exigence à laquelle Montesquieu plus tard devait satisfaire : le<br />
caractère propre au temps des Anciens et à celui des Modernes, leur “génie du siècle”, doit être recherché<br />
non seulement dans l’art mais aussi dans la différence des religions, les formes des formes de<br />
gouvernement, des mœurs et des autres manifestations de la vie. Jetant un regard neuf sur l’Antiquité, on<br />
se fait aussi désormais une autre idée de sa propre modernité dans l’histoire. Déjà pendant la “Querelle”,<br />
en plus grand nombre bientôt après la fin, des témoignages montrent que l’on a conscience d’être entré, à<br />
la lumière d’une raison libérée de tous les préjugés, dans une époque importante et différente de toutes les<br />
autres. Devant le rapide essor des sciences de la nature à partir des années 1680 et l’apparition de la<br />
critique historique issue du protestantisme, Pierre Bayle parle, dans ses Nouvelles de la République des<br />
Lettres (1685), d’un “siècle philosophe” et reprend à son propos une image qui jusqu’alors n’était guère<br />
employée qu’au sujet des vérités de la foi chrétienne : “C’est à nous qui vivons dans un siècle plus éclairé<br />
de séparer le bon grain d’avec la paille […] On se pique dans ce siècle d’être extrêmement éclairé”. On<br />
commence alors à voir apparaître, face à la “lumière du ciel”, les “lumières de la raison”. Le XVIII e siècle<br />
se considérera de plus en plus lui-même comme « le siècle éclairé ». » (Hans Jauss, op. cit., p. 195-196).<br />
34 H. R. JAUSS, op. cit., p. 195.
23<br />
qu’à partir du moment où l’on n’érige plus de modèle de perfection transcendant, ni<br />
dans une source antique, ni au terme d’un accomplissement linéaire qui ferait du présent<br />
le glorieux et dernier mot de l’histoire – l’idéal réalisé 35 .<br />
3) Histoire et mythe<br />
Entre le récit historique et le récit mythique, paraît passer, à première vue, la<br />
« coupure épistémologique » la plus évidente, au point qu'on aurait pu commencer par<br />
elle. On suggérera au contraire ici qu'elle est peut-être la plus délicate, et qu'elle adresse<br />
aux savoirs historiques les problèmes les plus profonds. Coupure apparemment la plus<br />
évidente, d'abord, dans la mesure où le savoir historique comporte évidemment une<br />
prétention au réel, c'est-à-dire que son discours est un discours référentiel dont le<br />
référent est visé par ce discours comme « réalité passée » (que cette référentialité soit<br />
soumise à un critère de certitude ou de plus ou moins grande probabilité), alors que le<br />
mythe renverrait à un passé fictif irréel, ou du moins, à un passé dont le statut de<br />
« réalité » ne serait pas mis en question. Conviction d'un esprit « positiviste » (si l'on<br />
veut réduire improprement cet adjectif à son acception d'étiquette péjorative 36 ), sûr de la<br />
réalité des « faits » qu'il vise, et prompt à rejeter le mythe du côté du légendaire, du<br />
fantastique, du merveilleux. Leitmotiv, déjà, du rationalisme classique. Au XVIIIe<br />
siècle, Voltaire dressera une critique virulente de cette confusion des genres au début de<br />
ses Nouvelles Considérations sur l'Histoire (1744). Mais la critique est en réalité fort<br />
ancienne. Au seuil des quelques cent quarante-deux livres qu'il composa entre 27 av. J.-<br />
C. et 17 apr. J.-C., où il entreprit de narrer l'histoire de Rome depuis sa fondation (ab<br />
Urbe condita) jusqu'à l'époque contemporaine du règne d'Auguste 37 , TITE-LIVE<br />
formulait déjà explicitement les réserves qui devaient entourer les récits des premiers<br />
temps :<br />
Quant aux récits relatifs à la fondation de Rome ou antérieurs à sa fondation, je ne cherche ni à<br />
les donner pour vrais ni à les démentir : leur agrément doit plus à l'imagination des poètes qu'au<br />
sérieux de l'information. On accepte que les Anciens mêlent les dieux aux affaires humaines pour<br />
donner plus de majesté à leur ville […]. Toutefois quelle que soit l'attention ou la valeur qu'on<br />
accorde à ces récits et à d'autres semblables, je ne leur accorderai pas beaucoup d'importance.<br />
J'aimerais au contraire que l'intérêt se concentre sur le climat social et moral, sur les individus,<br />
sur les moyens civils et militaires qui ont permis et développé la puissance romaine. 38<br />
Le geste de Tite-Live est donc complexe. D'un côté, il affirme clairement la<br />
solution de continuité entre le récit mythique des origines (l'arrivée d'Enée sur les rives<br />
italiques, la fondation de Rome par Rémus et Romulus jusqu'à leur lutte fratricide etc.)<br />
35 Sur la Querelle des Anciens et des Modernes, on pourra consulter avec grand profit l'analyse de<br />
P. MACHEREY, « Comte dans la querelle des anciens et des modernes : la critique de la perfectibilité »,<br />
in L‘homme perfectible, publié sous la direction de Bertrand Binoche, Seyssel, 2004, éd. Champ Vallon,<br />
coll. Milieux, p. 274-292 (texte accessible en ligne).<br />
36 Rappelons que le qualificatif « positiviste », forgé par Auguste COMTE dans les années 1820, loin<br />
d'avoir cette connotation péjorative qu'on lui prêtera souvent par la suite, ne qualifie rien d'autre que<br />
l'esprit scientifique lui-même, pour autant qu'il renonce aux absolus théologiques et métaphysiques par<br />
lesquels on crut longtemps pouvoir expliquer la cause profonde ou transcendante des phénomènes, et qu'il<br />
s'en tient à dégager les relations entre les phénomènes (« faits ») et leurs régularités observables.<br />
37 De cette somme monumentale, il n'en subsiste que trente livre, dont dix sur les origines et vingt sur la<br />
conquête romaine de 218 à 167 avant notre ère.<br />
38 TITE-LIVE, Histoire romaine, Livre I, Préface.
24<br />
et le récit historique relatant l'histoire de Rome jusqu'à l'époque contemporaine de<br />
l'empire d'Auguste. Nous avons bien affaire à deux régimes d'énonciation que Tite-Live<br />
donnent pour clairement distincts. On a pu souligner en ce sens que la place concédée<br />
par Tite-Live aux traditions mythologiques dans son Histoire romaine relevait moins du<br />
souci de l'historien de combler les lacunes de son récit, que d'une fonction<br />
apologétique : « En célébrant les héros (les Horaces, Horatius Coclès), il veut fournir à<br />
ses contemporains des exemples de courage, de respect des dieux et de dévouement à<br />
l'Etat, au service de la régénération morale entreprise par Auguste » 39 . Mais cependant,<br />
cette disqualification du mythe par l'histoire, Thucydide la marque avec force dans le<br />
moment même où il intègre pourtant dans son Histoire romaine des éléments de la<br />
tradition mythologique : les deux types de récit, bien qu'hétérogènes, s'intègrent dans<br />
une même trame narrative, paraissant déployer un seul et même continuum temporel,<br />
comme si le temps mythique se prolongeait dans le temps historique, comme si l'histoire<br />
trouvait dans le mythe le récit de sa propre émergence.<br />
On peut voir dans cette ambiguïté la trace, dans le texte de Thucydide, d'une<br />
tension interne au rapport entre le discours historique et le discours mythique, le<br />
premier n'ayant pu naître qu'en s'affranchissant du second, mais non sans en intérioriser<br />
certaines composantes. (Nous aurons d'autres occasions dans la suite du cours<br />
d'observer la persistance de cette tension dans toute l'histoire de l'historiographie,<br />
jusqu'à l'époque contemporaine). La disqualification thucydienne du mythe s'inscrit<br />
dans le cadre de la mutation intellectuelle plus large déjà évoquée à propos de la<br />
Mémoire. C'est cette mutation qui, entre le VIIe-Ve siècle av. J.-C., a fixé durablement<br />
le sens négatif du « muthos », en l'opposant au registre du logos 40 . Mais comme nous<br />
l'avons fait avec la séparation Historia/Mnèmosunè, dont nous avons vu qu'elle<br />
supposait une laïcisation et une déritualisation de la mémoire, de même nous tenterons<br />
ici de remonter en amont de cette opposition muthos/logos pour interroger les mutations<br />
qu'a du subir la représentation des mythes pour pouvoir « libérer », pour ainsi dire, la<br />
possibilité d'un discours historien apparenté à l'ordre du logos, c'est-à-dire un discours<br />
se représentant comme distinct de – et opposé à – l'ordre du récit mythique.<br />
3.1. Temps mythique et temps historique. Le cas des mythes de souveraineté en<br />
Grèce ancienne (Vernant)<br />
Les travaux consacrés par l'helléniste déjà mentionné Jean-Pierre VERNANT<br />
aux mythes théogoniques et cosmogoniques en Grèce ancienne 41 , seront ici encore des<br />
plus éclairants : ils permettent d'aborder le mythe, non en le soumettant d'emblée à des<br />
critères qui n'apparaîtront qu'ultérieurement (la vraisemblance du récit, l'authenticité du<br />
passé relaté...), mais à partir de la cohérence interne de sa logique propre.<br />
a/ D'où une première remarque : ce point de vue impose de considérer que le<br />
39 G. BOURDE, H. MARTIN, Les Ecoles historiques, op. cit., p. 42-43.<br />
40 Sur ce point, on se rapportera aux analyses fameuses de J.-P. VERNANT consacrées à l'émergence de<br />
l'opposition muthos/logos dans la Grèce classique : voir notamment Mythe et société en Grèce ancienne,<br />
rééd. Paris, Editions La Découverte, chap. « Raisons du mythe ».<br />
41 On se référera en particulier à la série d'études consacrées par J.-P. VERNANT à la Théogonie de<br />
Hésiode dans a/ Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962, rééd. 1995, chap. VII<br />
(« Cosmogonies et mythes de souveraineté ») ; b/ Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, 1974,<br />
tome I, chap. I et II (« Structures du mythe », « Aspects mythiques de la mémoire et du temps ») ; c/ J.-P.<br />
VERNANT et P. VIDAL-NAQUET, La Grèce ancienne, t. 1 : Du mythe à la raison, Paris, Maspero,<br />
1965, rééd. Seuil, « Point », 1990, chap. IV (« Cosmogonies et mythes de souveraineté »).
25<br />
mythe énonce bien une « réalité », mais suivant une dimension référentielle complexe.<br />
C'est bien un récit relatant que « ceci a eu lieu », « tel événement s'est produit », « il<br />
s'est passé cela ». Seulement la « réalité » visée par ce récit n'est pas soumise aux<br />
mêmes critères de « véridiction » que la « réalité » passée visée par le discours<br />
historien. (Nous retrouverons ici la question de la continuité et de la discontinuité entre<br />
présent et passé, mais autrement formulée). Le mythe n'est pas le récit d'un passé irréel,<br />
mais, ce qui est très différent, d'un passé dont la réalité est autre que la réalité du temps<br />
social dont l'histoire fera son objet. C'est un passé dont on peut dire qu'il n'a pas eu lieu,<br />
mais seulement au sens précis où son « lieu » ne se trouve pas « dans » l'histoire au sein<br />
de laquelle on narre le passé, mais plutôt « avant » l'histoire, dans un lieu autre que le<br />
lieu d'où le mythe est raconté et transmis (la récitation du mythe fait précisément le lien<br />
entre ces deux « lieux » à la fois reliés et séparés, et entre ces deux temporalités – ce<br />
pour quoi cette récitation est toujours ritualisée, et doit être périodiquement répétée).<br />
b/ Cet écart, cette hétérogénéité entre le temps du récit et le temps des<br />
événements relatés par le récit, s'exprime dans la structure singulière de la temporalité<br />
mythique : le temps mythique n'est pas un temps chronologique, c'est un temps<br />
généalogique. Il ne définit pas un cadre homogène et linéaire à l'intérieur duquel<br />
s'ordonnent successivement des événements ; il constitue la temporalité génétique d'un<br />
ordre (cosmique, théologique, social et politique) à partir duquel seulement une histoire<br />
humaine est devenue possible. Si l'histoire chronologique peut établir des<br />
commencements relatifs (pour une civilisation, pour un règne, pour une guerre), le<br />
temps mythique définit un temps d'« avant » tout commencement : un temps de<br />
l'origine. « Chez Hésiode, cette recherche des origines prend un sens proprement<br />
religieux et confère à l'oeuvre du poète le caractère d'un message sacré » 42 . Nous<br />
retrouvons ici, dans la parole mythique d'Hésiode, les valeurs magico-religieuses de la<br />
parole poétique et de la Mémoire évoquées précédemment. Au début de la Théogonie, le<br />
poète dit que les Muses, filles de Mnémosunè, qui lui ont offert le skeptron, bâton de<br />
sagesse, lui ont enseigné « la Vérité » (v. 28) en lui apprenant le « beau chant » qui dit<br />
l'origine radicale : « Les Muses chantent en effet, en commançant par le début – ex<br />
archès (v. 20 et 115) –, l'apparition du monde, la genèse des dieux, la naissance de<br />
l'humanité. Le passé ainsi dévoilé est beaucoup plus que l'antécédent du présent : il en<br />
est la source. En remontant jusqu'à lui, la remémoration cherche non à situer les<br />
événements dans un cadre temporel, mais à atteindre le fond de l'être, à découvrir<br />
l'originel, la réalité primordiale dont est issu le cosmos et qui permet de comprendre le<br />
devenir dans son ensemble » 43 .<br />
Le temps du mythe n'est donc pas une « préhistoire » au sens chronologique du<br />
terme ; il n'est pas périodisable comme une « histoire d'avant l'histoire ». Il faut plutôt<br />
concevoir deux dimensions du temps, coexistantes mais hétérogènes : le temps<br />
primordial, originaire, et cependant coextensif avec l'intégralité du temps humain ; et ce<br />
temps humain lui-même, temps historique de la « race » (génos) humaine dont le mythe<br />
aura précisément raconté la venue au jour, au sein d'un ordre cosmique et théodique<br />
dont il aura lui-même relaté au préalable la constitution. A propos du mythe des quatre<br />
races dans la Théogonie d'Hésiode, Vernant explique en ce sens :<br />
Cette genèse du monde dont les Muses racontent le cours comporte de l'avant et de l'après, mais<br />
elle ne se déroule pas dans une durée homogène, dans un temps unique. Il n'y a pas, rythmant ce<br />
passé, une chronologie, mais des généalogies. Le temps est comme inclus dans les rapports de<br />
42 J.-P. VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., p. 85.<br />
43 Ibid., p. 85-86.
26<br />
filiation. Chaque génération, comme “race”, génos, a son temps propre, son “âge”, dont la durée,<br />
le flux et même l'orientation peuvent différer du tout au tout 44 . Le passé se stratifie en une<br />
succession de “races”. Ces races forment l'“ancien temps”, mais elles ne laissent pas d'exister<br />
encore et, pour certaines, d'avoir beaucoup plus de réalité que n'en possèdent la vie présente, et la<br />
race actuelle des humains. Contemporaines du temps originel, les réalités primordiales comme<br />
Gaia et Ouranos demeurent l'inébranlable fondement du monde d'aujourd'hui. Les puissances de<br />
désordre, les Titans, engendrés par Ouranos, et les monstres vaincus par Zeus continuent à vivre<br />
et à l'agiter au delà de la terre, dans la nuit du monde infernal. Toutes les anciennes races<br />
d'hommes qui ont donné leur nom aux temps révolus, à l'âge d'or, sous le règne de Cronos, puis à<br />
l'âge d'argent et de bronze, enfin à l'âge héroïque, sont encore présentes, pour qui sait les voir,<br />
génies voltigeant à la surface de la terre, démons souterrains, hôtes, aux confins de l'Océan, de<br />
l'île des Bienheureux. Toujours présents, toujours vivants aussi, comme leur nom l'indique [Les<br />
dieux forment le genos de ceux qui sont toujours, aien eontôn], ceux qui ont succédé à Cronos et<br />
établi avec leur règne l'ordre du monde, les Olympiens. Depuis leur naissance ils vivent dans un<br />
temps qui ne connaît ni la vieillesse ni la mort. La vitalité de leur race s'étend et s'étendra à<br />
travers tous les âges, dans l'élan d'une jeunesse inaltérable. 45<br />
c/ Faisons un pas supplémentaire. les théogonies et cosmogonies de la Grèce<br />
ancienne, si elles racontent l'émergence d'un monde ordonné, font simultanément<br />
dépendre cette émergence d'un élément bien précis : la conquête progressive d'un<br />
pouvoir, la venue au jour progressive de la suprématie d'une puissance, d'une<br />
souveraineté absolue :<br />
Les théogonies et les cosmogonies grecques comportement, comme les cosmologies qui leur ont<br />
succédé, des récits de genèse racontant l'émergence progressive d'un monde ordonné. Mais elles<br />
sont aussi, elles sont d'abord autre chose : des mythes de souveraineté. Elles exaltent la puissance<br />
d'un dieu qui règne sur tout l'univers ; elles disent sa naissance, ses luttes, son triomphe. Dans<br />
tous les domaines – naturel, social, rituel –, l'ordre est le produit de cette victoire du dieu<br />
souverain. Si le monde n'est plus livré à l'instabilité et à la confusion, c'est qu'au terme des<br />
combats que le dieu a dû soutenir contre des rivaux et contre des monstres, sa suprématie<br />
apparaît définitivement assurée sans que rien puisse désormais la remettre en cause. La<br />
Théogonie d'Hésiode se présente ainsi comme un hymne à la gloire de Zeus roi. La défaite des<br />
Titans et celle de Typhée, également vaincus par le fils de Cronos, ne viennent pas seulement<br />
couronner, comme sa conclusion, l'édifice du poème. Chaque épisode reprend et résume toute<br />
l'architecture du mythe cosmogonique. La victoire de Zeus, à chaque fois, est une création de<br />
monde. La récit de la bataille qui jette l'une contre l'autre les deux générations rivales des Titans<br />
et des Olypiens, évoque explicitement le retour de l'univers à un état originel d'indistinction et de<br />
désordre. Ebranlées par le combat, les puissances primordiales, Gaia, Ouranos, Pontos,<br />
Okéanos, Tartaros, qui s'étaient auparavant distinguées et situées, se trouvent de nouveau mêlées.<br />
Gaia et Ouranos, dont Hésiode avait raconté la séparation, semblent se rejoindre et s'unir à<br />
nouveau comme s'ils s'écroulaient l'un sur l'autre. On croirait que le monde souterrain a fait<br />
irruption à la lumière : l'univers visible, au lieu d'inscrire son décor stable et ordonné entre les<br />
deux assises fixes qui le limitent, la terre en bas, séjour des hommes, le ciel en haut où siègent les<br />
dieux, à repris son aspect primitif de chaos [cf. Hésiode, Théogonie, v. 700-740] : un abîme<br />
obscur et vertigineux, une ouverture sans fond, le gouffre d'un espace sans directions que<br />
parcourent au hasard des tourbillons de vent soufflant dans tous les sens. La victoire de Zeus<br />
remet tout en place. Les Titans, ces chtoniens, sont dépêchés chargés de chaînes au fond du<br />
Tartare venteux. Désormais, dans l'abîme souterrain où la Terre, le Ciel et le Mer enfoncent leurs<br />
communes racines, les bourrasques pourront sans fin s'agiter en désordre. Poseidon a scellé sur<br />
les Titans les portes qui ferment à jamais les demeures de la Nuit. Chaos ne risque plus de<br />
44 « La race d'or vit toujours jeune et meurt subitement ; celle d'argent reste dans l'enfance pendant cent<br />
ans et vieillit d'un seul coup, franchit le seuil de l'adolescence » (ibid., p. 86 n.) ; la race de bronze et les<br />
héros n'ont pas d'enfance, et n'ont pas le temps de vieillir, mourrant en plein combat, dans la force de l'âge<br />
(ibid., p. 35) ; quant à la race de fer, avant d'être détruite, elle « naît vieille, avec les cheveux blancs », « la<br />
vie s'y use dans un vieillissement continu » (en référence aux Travaux et les Jours, v. 109 et suiv.).<br />
45 J.-P. VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., p. 86.
27<br />
resurgir à la lumière pour submerger le monde visible. 46<br />
C'est sans doute là le point essentiel de la structure des mythes anciens analysés<br />
par l'helléniste. Ce sont des récits de l'origine ; mais dans l'origine se nouent en réalité<br />
deux genèses emboîtées l'une dans l'autre : la genèse d'un ordre du monde, mais aussi,<br />
plus profondément, l'émergence d'une suprématie souveraine au sein d'une hiérarchie de<br />
puissances conflictuelles, suprématie d'un pouvoir que l'ordre cosmique lui-même<br />
suppose et exprime. Nous retrouvons là le lien entre le discours mythique et la structure<br />
politique déjà évoquée qui prévalait dans la Grèce ancienne, à Mycène et en Crètes, et<br />
qui trouvait dans ces « mythes de souveraineté » une expression transposée sur le plan<br />
cosmique et théodique, expression elle-même indissociable des institutions politicoreligieuses<br />
auquelles ces mythes étaient rituellement attachés. Vernant rappelle que les<br />
théogonies et cosmogonies grecques, même relativement tardives comme celle<br />
d'Hésiode, héritaient ici de nombreux éléments des théogonies moyen-orientales,<br />
notamment (dans le cas d'Hésiode), de la mythologie babylonienne de la Création 47 :<br />
Dans ces théogonies orientales, comme dans celles de Grèce auquelles elles ont pu fournir des<br />
modèles, les thèmes de genèse restent intégrés à une vaste épopée royale qui fait s'affronter, pour<br />
la domination du monde, les générations successives de dieux et diverses puissances sacrées.<br />
L'établissement du pouvoir souverain et la fondation de l'ordre apparaissent comme les deux<br />
aspects, indissociables, du même drame divin, l'enjeu d'une même lutte, le fruit d'une même<br />
victoire. Ce trait général marque la dépendance du récit mythique par rapport à des rituels royaux<br />
dont il constitue au départ un élément, dont il forme l'accompagne oral. […] A travers rite et<br />
mythe babyloniens s'exprime une conception particulière des rapports de la souveraineté et de<br />
l'ordre. Le roi ne domine pas seulement la hiérarchie sociale ; il intervient aussi dans la marche<br />
des phénomènes naturels. L'ordonnancement de l'espace, la création du temps, la régulation du<br />
cycle saisonnier apparaissent intégrés à l'activité royale ; ce sont des aspects de la fonction de<br />
souveraineté. Nature et société demeurant confondus, l'ordre, sous toutes ses formes et dans tous<br />
les domaines, est placé sous la dépendance du Souverain. Ni dans le groupe humain, ni dans<br />
l'univers, il n'est encore conçu de façon abstraite en lui-même et pour lui-même. Il a besoin pour<br />
exister d'être établi, pour durer d'être maintenu ; toujours il suppose un agent ordonnateur, une<br />
puissance créatrice susceptible de le promouvoir. Dans le cadre de cette pensée mythique on ne<br />
saurait imaginer un domaine autonome de la nature ni une loi d'organisation immanente à<br />
l'univers. 48<br />
Citons un dernier passage de cette analyse de Vernant, où il récapitule les<br />
différents traits structuraux du discours mythologique en Grèce ancienne, et qui<br />
permettra a contrario de mesurer les mutations de l'univers social, politique et<br />
symbolique de la civilisation greque qu'a du supposer l'apparition de quelque chose<br />
comme un discours historique opposé au récit mythique :<br />
1. – L'univers est une hiérarchie de puissances ; analogue dans sa structure à une société<br />
humaine, il ne saurait être correctement figuré par un schéma purement spatial, ni décrit en<br />
46 J.-P. VERNANT, Les Origines de la pensée grecque, op. cit., p. 107-108.<br />
47 Voir par exemple, sur les analogies entre la lutte de Zeus contre Typhée, représentant les puissances de<br />
confusion et de désordre, le retour à l'informe, le chaos, et la combat de Marduk contre Tiamat dans le<br />
mythe babylonien, Les Origines de la pensée grecque, op. cit., p. 107-109 (« Les Titans défaits, Typhée<br />
foudroyé, Zeus, pressé par les Dieux, prend pour lui la souveraineté et s'assied sur le trône des<br />
Immortels ; puis il répartit entre les Olypiens les charges et les honneurs (limai). De la même façon,<br />
proclamé roi des dieux, Marduk tuait Tiamat, coupait en deux son cadavre, en jetait en l'air une moitié qui<br />
formait le ciel ; il réglait alors la place et le mouvement des astres, fixait l'année et les mois, ordonnait le<br />
temps et l'espace, créait la race humaine, répartissait les privilèges et les destins... »).<br />
48 J.-P. VERNANT, Les Origines de la pensée grecque, op. cit., p. 109-111.
28<br />
termes de position, de distance, de mouvement. Son ordre, complexe et rigoureux, exprime des<br />
relations entre agents ; il est constitué par des rapports de force, des échelles de préséance,<br />
d'autorité, de dignité, des liens de domination et de soumission. Ses aspects spatiaux – niveaux<br />
cosmiques et directions de l'espace – expriment moins des propriétés géométriques que des<br />
différences de fonction, de valeur et de rang.<br />
2. – Cet ordre ne s'est pas dégagé de façon nécessaire par le jeu dynamique des éléments<br />
constituant l'univers ; il a été institué de façon dramatique par l'exploit d'un agent.<br />
3. – Le monde est dominé par la puissance exceptionnelle de cet agent qui apparaît unique et<br />
privilégié, sur un plan supérieur aux autres dieux : le mythe le projette en souverain au sommet<br />
de l'édifice cosmique ; c'est sa monarchia qui maintient l'équilibre entre les Puissances<br />
constituant l'univers, qui fixe pour chacune sa place dans la hiérarchie, délimite ses attributions,<br />
ses prérogatives, sa part d'honneur.<br />
Ces trois traits sont solidaires ; ils donnent au récit mythique sa cohérence, sa logique propre. Ils<br />
marquent aussi son lien, en Grèce comme en Orient, avec cette conception de la souveraineté qui<br />
place sous la dépendance du roi l'ordre des saisons, les phénomènes atmosphériques, la fécondité<br />
de la terre, des troupeaux et des femmes. L'image du roi maître du Temps, faiseur de pluie,<br />
dispensateur des richesses naturelles – image qui a pu à l'époque mycénienne traduire des réalités<br />
sociales et répondre à des pratiques rituelles –, transparaît encore dans certains passages<br />
d'Homère et d'Hésiode, dans des légendes comme celle de Salmoneux ou d'Eaque. Mais il ne<br />
peut plus s'agir, dans le monde grec, que de survivances. Après l'écroulement de la royauté<br />
mycénienne, quand le système palatial et le personnage de l'anax ont disparu, il ne subsiste plus<br />
des anciens rituels royaux que des vestiges dont le sens s'est perdu. Le souvenir s'est effacé du<br />
roi recréant périodiquement l'ordre du monde ; le lien n'apparaît plus aussi clairement entre les<br />
exploits mythiques attribués à un souverain et l'organisation des phénomènes naturels.<br />
L'éclatement de la souveraineté, la limitation de la puissance royale ont ainsi contribué à<br />
détacher le mythe du rituel où il s'enracinait à l'origine. Libéré de la pratique cultuelle dont il<br />
constituait d'abord le commentaire oral, le récit peut acquérir un caractère plus désintéressé, plus<br />
autonome. Il peut, à certains égards, préparer et préfigurer l'oeuvre du philosophe. 49<br />
C'est dans le mouvement de cet effacement, que vont pouvoir émerger de<br />
nouvelles structures de discours – logos –, philosophique, cosmologique, et<br />
historiographique. Dès lors que l'ordre du monde cessera d'être subordonné au récit des<br />
puissances mythiques, de leurs exploits dans le fond de l'origine, et de l'avènement de la<br />
puissance souveraine garantissant à l'ordre cosmique son équilibre et sa permanence,<br />
pourra apparaître une nouvelle forme d'investigation, cherchant les principes de cette<br />
genèse dans des éléments immanents du cosmos. La naissance de la philosophie,<br />
comme discours ne tirant que de lui-même, et non plus d'une inspiration sacrée, ses<br />
pouvoirs d'intelligibilité, se confond ici avec la naissance de la physique, telle qu'elle<br />
apparaît en Ionie autour du VIe siècle (Thalès, Anaximène, Anaximandre). Mais déjà<br />
chez Hésiode, remarque J.-P. Vernant, se fait entrevoir une première tentative pour<br />
décrire une genèse du cosmos « suivant une loi de développement spontané » : « en<br />
quelques passages, l'ordre cosmique apparaît dissocié de la fonction royale, dégagé de<br />
toute attache avec le rite. Le problème de sa genèse se pose alors de façon plus<br />
indépendante. L'émergence du monde est décrite, non plus en termes d'exploit, mais<br />
comme un processus d'engendrement par des Puissances dont le nom évoque de façon<br />
directe des réalités physiques : ciel, terre, mer, lumière, nuit, etc. On a noté, à cet égard,<br />
l'accent “naturaliste” au début de la Théogonie (vers 116 à 133), qui tranche sur la suite<br />
du poème » 50 . Mais corrélativement, cette naturalisation d'un discours cosmogonique<br />
49 Ibid., p. 114-116.<br />
50 Ibid., p. 117. (Vernant remarque toutefois que malgré « l'effort de délimitation conceptuelle qui s'y<br />
marque, la pensée d'Hésiode reste prisonnière de son cadre mythique. Ouranos, Gaia, Pontos sont bien<br />
des réalités physiques, dans leur aspects concret de ciel, de terre, de mer ; mais ils sont en même temps<br />
des divinités qui agissent, s'unissent et se reproduisent à la façon des hommes. Jouant sur deux plans, la
29<br />
affranchi de sa tâche ancienne de narrer l'élaboration dramatique de la dunesteia, libère<br />
de nouvelles possibilités discursives pour le récit et la narration dramatique des<br />
puissances. Le discours historien ne peut apparaître que sur le fond du reflux des<br />
« mythes de souveraineté » et des représentations de la genèse souveraine d'un ordre<br />
originaire indissociablement cosmique, social et politique. A partir du moment où<br />
disparaît l'horizon d'une telle suprématie « théologico-politique », le temps prend une<br />
épaisseur propre au sein de laquelle les puissances qui s'y affrontent se sécularisent et<br />
s'autonomisent par rapport à la scène originaire de leur avènement mythique. Dans le<br />
cadre de la Grèce classique, et singulièrement dans le contexte des guerres déstabilisant<br />
les institutions de la cité et les équilibres géopolitiques de l'espace méditerranéen, on a<br />
pu remarquer que, tant Hérodote face aux guerres médiques, que Thucydide face à la<br />
guerre du Péloponnèse, ou encore Polybe face aux guerres puniques de la conquête<br />
romaine jusqu'à la destruction de Carthage, tous ces historiens s'intéressaient avant tout<br />
au passé proche et au présent. Historiens « contemporanéistes » en quelque sorte, ils se<br />
montraient avant tout attachés à décrire et à expliquer les bouleversements que donnait<br />
à voir leur temps. Le récit du passé n'avait plus à dire l'origine ; il avait au contraire à<br />
dire ce qui se passait désormais sur fond d'absence d'origine, ou sur fond d'incertitude<br />
d'une origine dont la représentation ne pouvait plus être, comme on l'a vu chez<br />
Thucydide, que légendaire.<br />
La « démythification » du temps généalogique des puissances primordiales, et la<br />
naturalisation du temps dans lequel se déploient les phénomènes cosmologiques et<br />
humains, apparaissent ainsi comme les deux aspects d'un même processus rendant<br />
possible l'apparition du discours historien dans la Grèce classique. C'est la double voie<br />
généalogique par laquelle l'autonomisation du récit du passé, « libéré » de ses fonctions<br />
rituelles, cultuelles, politico-religieuses et sacrées, devient disponible pour prendre de<br />
nouvelles structures et de nouvelles fonctions, didactique et historiographique : la<br />
double voie en somme par laquelle le mythe trouve la possibilité de s'engager dans la<br />
voie d'une mise en discours d'un passé historique.<br />
3.2. Mythe, histoire, progrès. - Existe-t-il des « sociétés sans histoire » ? (Lévi-<br />
Strauss)<br />
Entre le récit mythique et le récit historique, il y aurait donc pas tant un rapport<br />
d'exclusion réciproque (le mythe raconterait des événements passés fabuleux, l'histoire<br />
raconterait des événements passés réels), qu'un rapport d'inversion : la mythologie<br />
renvoie à un temps originaire au sein duquel une série d'actions et de transformations<br />
conduisent à l'établissement d'un ordre définitif (cosmologique, théologique, et<br />
sociopolitique), ordre au sein duquel le temps de l'histoire devient possible, mais temps<br />
historique qui paradoxalement ne pourra introduire aucune transformation de cet ordre ;<br />
l'historiographie renvoie à des événements passés au contraire pour expliquer le<br />
bouleversement de l'ordre actuel, les transformations du présent (ainsi chez Hérodote,<br />
pensée appréhende le même phénomène, par exemple la séparation de la terre et des eaux, simultanément<br />
comme fait naturel dans le monde visible et comme enfantement divin dans un temps primordial. Pour<br />
rompre avec le vocabulaire et avec la logique du mythe, il aurait fallu à Hésiode une conception<br />
d'ensemble capable de se substituer au schéma mythique d'une hiérarchie de Puissances dominée par un<br />
Souverain. Ce qui lui a manqué, c'est de pouvoir se représenter un univers soumis au règne de la loi, un<br />
cosmos qui s'organiserait en imposant à toutes ses parties un même ordre d'isonomia fait d'équilibre, de<br />
réciprocité, de symétrie »).
30<br />
Thucydide, Polybe). Le mythe dit : il y a eu des transformations passées, au terme<br />
desquelles il n'y en aura plus (le mythe fonde l'histoire, mais qui est l'histoire d'un ordre<br />
transhistorique – d'où son lien organique avec les institutions archaïques de la<br />
souveraineté, qui font du pouvoir du Grand Roi le garant de l'ordre cosmique non moins<br />
que de l'ordre social). L'histoire dit : il y a eu des transformations passées, qui<br />
permettent de rendre compte des bouleversements du présent, précisément parce que ni<br />
les unes ni les autres n'expriment un ordre originaire. En ce sens, il faut concevoir le<br />
mythe et l'histoire comme deux stratégies alternatives – mais peut-être aussi<br />
complémentaires, donc susceptibles de s'intriquer ou d'échanger certaines de leurs<br />
composantes – qu'adoptent les sociétés pour donner du sens à leur présent, deux<br />
manières d'utiliser des représentations du passé (mythique ou historique) pour se rendre<br />
pensables les équilibres et les déséquilibres qui les affectent, donc fondamentalement<br />
pour tracer le partage (qui est avant tout symbolique) de ce qui vaut pour elles comme<br />
« ordre » et comme « désordre ». C'est ce que nous préciserons ici en revenant sur des<br />
analyses que l'ethnologue Claude LEVI-STRAUSS, illustre fondateur de<br />
« l'anthropologie structurale », a consacré à la question de l'historicité dans les sociétés<br />
dites « primitives » (ou « sans Etat », ou « sans écriture », ou « sans histoire » – chacune<br />
de ces appellations privatives, qui nomment des sociétés par ce qui est supposé leur<br />
« manquer », pouvant être soumise à discussion), en l'éclairant de la place qu'y occupent<br />
les mythes.<br />
L'intérêt des analyses de Lévi-Strauss pour la réflexion sur le savoir historien est<br />
multiple :<br />
a/ D'abord, en tant qu'ethnologue, Lévi-Strauss s'intéresse aux sociétés qu'une<br />
longue tradition anthropologique (puisant elle-même ses sources dans l'ethnographie<br />
coloniale) avait cru pouvoir dire « sans histoire » (Lévi-Strauss travaille en particulier<br />
sur les sociétés amerindiennes). Mais il remet en cause l'opposition entre « sociétés<br />
historiques » et « société sans histoire », en y dénonçant l'effet d'une représentation<br />
ethnocentrique des critères discriminant ce qui est historique et ce qui ne l'est pas.<br />
Contre cette représentation, il propose de distinguer plutôt deux types d'historicité, qui<br />
sont deux manières générales pour les sociétés humaines de réagir aux événements qui<br />
leur surviennent, aux facteurs de mutation qui les traversent, voire aux facteurs de<br />
désordre et de bouleversement qui menacent leur organisation sociale et culturelle 51 .<br />
b/ D'où, en second lieu, la nécessité d'analyser la façon dont les sociétés donnent<br />
sens à ces événements et à ces facteurs de devenir, donc la façon dont elles pensent leur<br />
organisation interne et le cas échéant leur désorganisation et leur transformation. De ce<br />
nouveau point de vue, le mythe et l'histoire constituent, selon Lévi-Strauss, deux<br />
manières différentes pour les sociétés de donner du sens à leur propre organisation, aux<br />
pratiques et aux relations sociales qui la structurent, aux événements qui leur arrivent,<br />
sans privilège d'une manière sur l'autre. Et il s'agit alors d'abord de comprendre en quoi<br />
consiste leur différence, du point de vue des deux types d'historicité susmentionnés,<br />
celle des sociétés où l'on privilégie le mythe, celle des sociétés où l'on privilégie<br />
l'histoire.<br />
c/ Mais il s'agit aussi de comprendre leur rapport. On peut alors suivre l'analyse<br />
de Lévi-Strauss se développer sur un double plan. Il montre d'abord, à partir d'une<br />
51 On se réferra pour ce premier point à G. CHARBONNIER, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss<br />
(1961), Paris, Julliard/Plon, coll. « Agora-Pocket », 1969, notamment p. 23-48 ; et à C. LEVI-STRAUSS,<br />
Race et histoire (1952), in Anthropologie structurale II (1973), Paris, Plon, coll. « Agora-Pocket », 1996,<br />
chap. XVIII (voir en particulier les sections 3 à 6 de ce chapitre). Nous citerons ce texte dans sa réédition<br />
en volume séparé aux éditions Gallimard, coll. « Folio-Essais », 1987.
31<br />
théorie de la transformation des mythes, la façon dont un mythe donné (défini comme<br />
l'ensemble des transformations que peut subir un système de cellules narratives<br />
déterminées – « mythèmes » – à travers l'espace de différentes sociétés) peut muter en<br />
récit historique 52 . Mais il montre aussi, en retour, comment le récit historique conserve<br />
certains caractères du récit mythologique. De sorte que « l’histoire ne serait pas tant<br />
opposée au mythe, puisque le mythe est une façon de raconter un ensemble de faits<br />
historiques, mais en revanche on pourrait dire que l’Histoire est une façon mythique<br />
parmi d’autres de faire ce récit » 53 . Ses analyses ouvrent ainsi la possibilité de penser la<br />
façon dont la pratique historienne assume simultanément deux fonctions contradictoires.<br />
L'essentiel ici est de bien comprendre que le problème du rapport à la « réalité » devient<br />
relativement secondaire : un discours parfaitement authentifié quant à la réalité de son<br />
référent n'a jamais empêché que ce discours puisse remplir d'autres valeurs que de pure<br />
connaissance – valeurs de sens, valeurs imaginaires et symboliques, qui concourent à<br />
déterminer ce qui vaut pour une société donnée comme « réalité » ou « irréalité » 54 .<br />
Repartons des présupposés qui sous-tendent l'idée de « sociétés sans histoire »,<br />
tels que Lévi-Strauss les analyse dans sa conférence de 1951 à l'UNESCO, intitulée<br />
Race et histoire. Lévi-Strauss s'emploie à mettre au jour ces présupposés en examinant<br />
l'un des concepts majeurs par lequel a été pensé la temporalité historique depuis les<br />
XVIIe et XVIIIe siècle : le concept de progrès. Concept déterminant, d'une part parce<br />
qu'il a soutenu dès cette époque l'extension du discours historique à la plupart des<br />
secteurs de la pratique sociale (progrès scientifique, progrès technique, progrès<br />
artistique, progrès politique, juridique, moral...), d'autre part parce qu'il a rendu possible<br />
l'universalisation d'une certaine conception de l'histoire, qui permettait de totaliser à la<br />
fois la représentation de son développement temporel (histoire universelle) et la<br />
représentation de son « sujet » (l'esprit humain, les « lumières », la civilisation), enfin<br />
(et ce troisième facteur est corrélatif des deux précédents) parce qu'il a pu être<br />
activement utilisé dans la mobilisation idéologique requise par les politiques coloniales,<br />
en les présentant comme des missions civilisatrices oeuvrant à l'universalisation sociale<br />
et géographique du progrès dont l'Europe se figurait être le berceau. A l'aune de ce<br />
concept de « progrès », toutes ces sociétés extra-européennes dont on observait la<br />
relative stabilité de leurs structures et de leurs institutions, ne pouvaient que se voir<br />
refuser toute historicité : ces sociétés étaient dites sans histoire, pour dire qu'elles étaient<br />
« sous-développées », bloquées ou « stationnaire », voire arriérées… Elles ne pouvaient<br />
être reconnues comme des sociétés historiques, puisque rien n'y semblait reconnaissable<br />
qui fut de l'ordre d'une historicité pensable sous ces catégories de « progrès » ou de<br />
« développement ». Cette observation générale étant posée, il ne s’agit pourtant<br />
nullement, pour Lévi-Strauss, de prôner une revalorisation naïve du « bon sauvage » ou<br />
d’un état de nature mythique, dont l’épistémologue Georges CANGUILHEM soulignait<br />
à juste titre l'idéologie suspecte 55 . Lévi-Strauss refuse une conception linéaire et<br />
52 Sur ce dernier point, que l'on ne développera pas pour lui-même ici, on pourra consulter tout<br />
particulièrement l'article de 1971 « Comment meurent les mythes », rééd. in C. LEVI-STRAUSS,<br />
Anthropologie Structurale II, Paris, Plon, « Agora-Pocket », 1976, p. 301-315.<br />
53 F. KECK, Claude Lévi-Strauss, une introduction, Paris, Pocket/La Découverte, coll. « Agora », 2005,<br />
p. 145-146 (voir également les p. 151-162, consacrée notamment aux analyses de la conférence Race et<br />
histoire).<br />
54 Sur cet aspect de la question, on pourra consulter également M. DE CERTEAU, Ecrire l'histoire, Paris,<br />
Gallimard, chap. « Mythe et histoire ».<br />
55 « Bien des contestataires du progrès, désormais compromis par son apologie dans la société dite de
32<br />
évolutionniste du progrès, mais tout autant de verser dans la tentation rétrograde des<br />
discours nihilistes de la décadence de la civilisation. Examinons donc les arguments de<br />
Lévi-Strauss dans ce texte, qui nous permettra de préciser les problèmes que soulève<br />
cette notion de progrès 56 .<br />
Le premier postulat de l'idée de progrès, qui a pu soutenir la frontière tracée par<br />
certains ethnologues, entre « histoire stationnaire » et « histoire cumulative », réside<br />
dans la possibilité d'étalonner l'intégralité des sociétés humaines, dans leur diversité à la<br />
fois géographique et historique, sur une seule et même ligne d’évolution, ligne à la fois<br />
homogène, continue et orientée. Cette conception évolutionniste de l’histoire des<br />
sociétés et des cultures, observe Lévi-Strauss, remplit très souvent une fonction de<br />
hiérarchisation des sociétés. Hiérarchisation double en réalité : des sociétés éloignées<br />
dans le temps, mais aussi et surtout des sociétés contemporaines les unes des autres. Les<br />
différences périodisables sur un axe temporel, sont alors spatialisées en synchronie dans<br />
l'espace géographique : en plaquant sur une représentation spatiale les différences<br />
préalablement distribuées sur cette ligne d’évolution générale et unitaire, cette<br />
représentation spatiale cesse de figurer une commune contemporanéité et devient au<br />
contraire un espace de répartition de « degrés de développement », de « retards », de<br />
« blocages », d'anachronismes ou d'archaïsmes, en fonction d'une norme implicite de<br />
développement qui localise géographiquement ce qui est réellement « actuel » dans le<br />
présent (l'Europe, l'Occident, les pays « civilisés » ou « développés »).<br />
Pour critiquer un tel présupposé, Lévi-Strauss n'adopte pas une solution de<br />
facilité : il ouvre son argumentation en considérant un aspect de l’histoire de la<br />
civilisation pour lequel la notion de « progrès » semble être la moins sujette à caution :<br />
le processus d’hominisation au point où la paléontologie préhistorique laisse place à<br />
l’histoire de la civilisation à proprement parler. Suivant un schéma simple longtemps<br />
adopté par les paléontologues, nous pourrions suivre une série d’étapes nous conduisant<br />
de l’âge de la pierre taillée à l’âge de la pierre polie, aux âges du cuivre, du bronze, et<br />
du fer. Suivant un procédé de périodisation usuellement adopté, on pourrait alors<br />
distinguer schématiquement le Paléolithique, âge de la pierre taillée (paléolithique<br />
inférieur – moyen – supérieur) ; le Néolithique, âge de la pierre polie et de la naissance<br />
de la poterie en céramique, et plus largement période de profonde mutation socioanthropologique<br />
(ce que l'archéologue Gordon CHILDE appellera la « révolution<br />
néolithique »), marquée par la sédentarisation et le passage d’une économie de<br />
prédation (chasse, cueillette) à une économie de production, impliquant le<br />
développement des techniques agraires, de sélection des plants et semis, de<br />
domestication des animaux, des formes d’habitat fixe (sans doute corrélée à une forte<br />
augmentation démographique), et des premières structures sociales centralisées,<br />
politico-religieuses. De ce point de vue, la néolithisation apparaît à des dates fort<br />
différentes selon les foyers civilisationnels (indépendamment même du problème des<br />
consommation, croient avoir opéré une conversion janséniste en retrouvant un thème romantique cher à la<br />
pensée allemande : la nostalgie de la Réserve originelle d’authenticité où les êtres reposent à l’abri de<br />
l’altération, de la dégénération. La Réserve où tout est préservé. Ce thème, l’histoire l’a montré, dissimule<br />
souvent, sous le charme de l’archaïsme, le vertige du nihilisme » (G. CANGUILHEM, « La décadence de<br />
l’idée de Progrès », in Revue de métaphysique et de morale, 1987, n° 4, p. 450-451). (Rappelons que le<br />
texte de C. Lévi-Strauss Race et histoire est issu d'une conférence prononcée à l’UNESCO en 1951 dans<br />
le cadre d’un colloque sur « La question raciale devant la science moderne »).<br />
56 Outre C. LEVI-STRAUSS, Race et histoire, op. cit., le chap. 5, on pourra également consulter pour ce<br />
point les Entretiens avec Claude Lévi-Strauss édité par G. CHARBONNIER, Paris, Gallimard « Folio »,<br />
ch. 2 et 3, qui fournissent une introduction didactique aux thèses de l’ethnologue.
33<br />
interactions ou « influences » entre les différents foyers) : vers -9000 au Proche-Orient,<br />
-7000 en Europe, etc. On localise la fin du processus de néolithisation vers -3000/-3500,<br />
avec la généralisation de la métallurgie et de l’écriture (instruments de domination<br />
étatique et religieuse : recensement, levée des impôts et des armées, cadastre, etc.),<br />
marquant les âges du bronze et du fer.<br />
Que ces périodisations soient sommaires, qu'elles puissent être modifiées, que<br />
les datations qui leur servent de coordonnées puissent être déplacées en fonction de<br />
nouvelles découvertes (par exemple le polissage de la pierre apparaîtrait dès le<br />
paléolithique supérieur), etc., là n'est pas la question. Le problème repose plus<br />
profondément, selon Lévi-Strauss, sur l'évolutionnisme sous-jacent impliqué par<br />
l'opération même de périodisation. Grâce à l’affinement des techniques de datation,<br />
observe-t-il, il semblerait par exemple que les techniques de taille et de polissage des<br />
pierres aient existé côte à côte. Et lorsque la technique de polissage éclipse tout à fait la<br />
technique de taille, « ce n’est pas comme le résultat d’un progrès technique<br />
spontanément jailli de l’étape antérieure, mais comme une tentative pour copier, en<br />
pierre, les armes et les outils de métal que possédaient des civilisation plus “avancée”<br />
sans doute, mais en fait contemporaines de leurs imitateurs » 57 . Si l’on tient à maintenir<br />
le schéma simple d’une évolution unilinéaire, il faudrait alors dire que c’est une étape<br />
plus « avancée » techniquement (l’âge du bronze), qui a permis à l’étape moins avancée<br />
(l’âge de la pierre polie) de dépasser pleinement l’étape la plus primitive (l’âge de la<br />
pierre taillée), par un mouvement de rétroaction, en somme, du futur sur le passé. La<br />
courbe d'un développement temporel unilinéairement finalisé s'en trouve à coup sûr<br />
singulièrement complexifiée, de même que le schème du progrès dont les limites de<br />
pertinence s'en trouvent précisées puisque « le développement des connaissances<br />
préhistoriques et archéologiques tend à étaler dans l’espace des formes de civilisation<br />
que nous étions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps » 58 . Lévi-Strauss<br />
en tire quatre remarques.<br />
a/ Premièrement, à vouloir maintenir le caractère opératoire du concept de<br />
« progrès », on ne peut plus le concevoir comme un mouvement linéaire, nécessaire et<br />
continu, mais seulement comme un ensemble de sauts, une série progressant par bonds,<br />
ou suivant un terme emprunté à la biologie, par mutations : « Ces sauts et ces bonds ne<br />
consistent pas à aller toujours plus loin dans la même direction ; ils s’accompagnent de<br />
changements d’orientation, un peu à la manière du cavalier des échecs qui a toujours à<br />
sa disposition plusieurs progressions mais jamais dans le même sens » 59 .<br />
b/ Deuxièmement, il en découle une critique de l’idée de cumulation impliquée<br />
par l'idée de progrès :<br />
L’humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant à<br />
chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise ;<br />
elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dès et qui, à chaque fois qu’il<br />
les jette, les voit s’éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l’on<br />
gagne sur un, on est toujours exposé à les perdre sur l’autre, et c’est seulement de temps à autre<br />
que l’histoire est cumulative, c’est-à-dire que les comptes s’additionnent pour former une<br />
combinaison favorable. 60<br />
57 C. LEVI-STRAUSS, Race et histoire, op. cit., p. 36<br />
58 Ibid., p. 38.<br />
59 Ibid., p. 38.<br />
60 Ibid., p. 38-39. Sur la métaphore utilisée ici, voir supra. la section sur la Querelle des Anciens et des<br />
Modernes.
34<br />
Le caractère cumultatif du temps, impliqué par l'idée de progrès, est reconduit ici<br />
aux champs civilisationnels qui le conditionnent, et qui sont toujours des champs de<br />
multiplicités : multiplicités de secteurs d'activités, de pratiques, de représentations et<br />
d'institutions, dont les rapports sont relativement autonomes, qui peuvent connaître des<br />
progrès locaux, mais dont les effets de conjonction ou de conjugaison restent<br />
relativement aléatoires. Dès lors le « progrès », dans la connotation globale du terme,<br />
n'est rien d’autre qu’une probabilité cumultative réalisée, ce qui empêche de privilégier<br />
une civilisation ou une période de l’histoire comme norme d'évolution de toutes les<br />
autres. Lévi-Strauss donne pour exemple l’Amérique précolombienne, cumulative en<br />
effet pendant une longue période de son histoire : « En vingt ou vingt-cinq mille ans,<br />
ces hommes réussissent une des plus étonnantes démonstrations d’histoire cumulative<br />
qui soient au monde : explorant de fond en comble les ressources d’un milieu naturel<br />
nouveau, y domestiquant (à côté de certaines espèces animales) les espèces végétales les<br />
plus variées pour leur nourriture, leurs remèdes et leurs poisons, et – fait inégalé par<br />
ailleurs – promouvant des substances vénéneuses comme le manioc au rôle d’aliment de<br />
base, ou d’autres à celui de stimulants ou d’anesthésiques ; […] poussant certaines<br />
industries comme le tissage, la céramique et le travail des métaux précieux au plus haut<br />
point de perfection », inventant (chez les Mayas) le « zéro, base de l’arithmétique et,<br />
indirectement, des mathématiques modernes », près d'un demi-millénaire avant sa<br />
découverte par les savants indiens dont l'Europe l'héritera par l'intermédiaire des Arabes,<br />
etc. C’est un cas exemplaire du cumulation locale (le « local » pouvant durer<br />
longtemps !), qui empêche de considérer le progrès comme une catégorie adéquate à la<br />
représentation de la totalité de l’histoire, et qui oblige de considérer plutôt des<br />
séquences progressives autonomes, qui ne s'accumulent qu'exceptionnellement, et dont<br />
les effets de continuité évolutive restent exposés à une irrémiscible contigence.<br />
c/ Troisièmement, même redéfinie comme une donnée contingente et non<br />
comme un caractère nécessaire de l’histoire, la représentation « cumulative » du temps<br />
historique supposée par la notion de progrès, enveloppe inévitablement une dimension<br />
normative implicite qui doit être soumise à examen. Si l’Amérique précolombienne<br />
nous apparaît comme un remarquable exemple d’histoire cumulative, c’est non<br />
seulement parce que nous lui reconnaissons la paternité d’un certain nombre de<br />
contributions que nous lui avons empruntées, mais parce que nous reconnaissons dans<br />
cette histoire un développement qui correspond à notre propre système de valeurs. Il est<br />
probable en revanche qu’en présence d’une civilisation qui serait attachée à développer<br />
des valeurs propres, dont aucune ne serait susceptible d’intéresser la civilisation de<br />
l’observateur, cette civilisation paraîtrait à ce dernier prise dans une histoire purement<br />
« stationnaire ». C’est précisément l’attitude qu’ont toujours adoptée, rappelle Lévi-<br />
Strauss, ceux qui s'autoproclamaient les « civilisés » vis-à-vis des sociétés dites<br />
« primitives », pour épingler leur « stagnation », pour les qualifier de « sans histoire »,<br />
ou les diagnostiquer comme étant « bloquées » à un faible niveau de développement. En<br />
somme, la notion de progrès, lorsqu’on veut l’appliquer à la confrontation de différentes<br />
sociétés, est inextricablement liée à une posture ethnocentriste :<br />
La distinction entre les deux formes d’histoire [cumulative et stationnaire] dépend-elle de la<br />
nature intrinsèque des cultures auxquelles on l’applique, ou ne résulte-t-elle pas de la<br />
perspective ethnocentrique dans laquelle nous nous plaçons toujours pour évaluer une culture<br />
différente ? Nous considérerions ainsi comme cumulative toute culture qui se développerait<br />
dans un sens analogue au nôtre, c’est-à-dire dont le développement serait doté pour nous de<br />
signification. Tandis que les autres cultures nous apparaîtraient comme stationnaires, non pas
35<br />
nécessairement parce qu’elles le sont, mais parce que leur ligne de développement ne signifie<br />
rien pour nous, n’est pas mesurable dans les termes du système de référence que nous utilisons.<br />
[…]<br />
Chaque fois que nous sommes portés à qualifier une culture humaine d’inerte ou de<br />
stationnaire, nous devons donc nous demander si cet immobilisme apparent ne résulte pas de<br />
l’ignorance où nous sommes de ses intérêts véritables, conscients ou inconscients, et si, ayant<br />
des critères différents des nôtres, cette culture n’est pas, à notre égard, victime de la même<br />
illusion. Autrement dit, nous nous apparaîtrions l’un à l’autre comme dépourvus d’intérêt, tout<br />
simplement parce que nous ne nous ressemblons pas. 61<br />
Récapitulons en empruntant une nouvelle fois une formulation de Georges<br />
CANGUILHEM : « les sociétés dites primitives ne représentent pas des étapes<br />
dépassées par le progrès des sociétés dites civilisées, mais d’autres solutions de<br />
problèmes analogues dont la valeur ne peut pas être estimée par des étalons empruntés à<br />
l’extérieur. Qui compare des ensembles structurés de comportements culturels est<br />
conduit à diviser l’appréciation, à noter un progrès dans une direction, une stagnation ou<br />
un recul dans une autre. Le relativisme de l’ethnologue engendre une tolérance<br />
culturelle que ne favorisait pas la théorie unilinéaire du progrès » 62 .<br />
d/ Reste une dernière remarque, répondant à une objection que l'on pourrait être<br />
fondé à adresser à l'argumentation lévi-straussienne : si toutes les cultures ont une<br />
histoire cumulative dès lors qu’on les rapporte à leur propre grille de valeurs, à leur<br />
propre système de sens qui détermine les problèmes qu’elles s’attachent à résoudre, il<br />
reste que cette dynamique cumulative prend des formes très différentes selon les<br />
sociétés puisqu’elle se manifeste dans les sociétés dites primitives par une grande<br />
stabilité des institutions et des rapports sociaux, alors qu’elle donne lieu dans les<br />
sociétés dites « développées » à des rythmes de transformation, de crise et de mutation<br />
beaucoup plus rapides. Bien plus, tout concourt à montrer que la ligne cumulative<br />
propre à l’Occident se soit largement imposée, et continue de le faire, à toutes les<br />
sociétés courtoisement invitées à épouser ses valeurs, ses techniques, ses modes de<br />
vie…, au point que « ce que les pays “insuffisamment développés” reprochent aux<br />
autres dans les assemblées internationales n’est [même plus] de les occidentaliser, mais<br />
de ne pas leur donner assez vite les moyens de s’occidentaliser » 63 . Bref, tout porte à<br />
considérer que cette ligne cumulative, aussi relative soit-elle à un système axiologique<br />
particulier, s'est employée à universaliser sa propre relativité, à généraliser<br />
matériellement sa propre particularité. Concernant ce dernier point, Lévi-Strauss<br />
reprend quelques évidences toujours importantes à rappeler, à savoir que les « progrès »<br />
de la civilisation occidentale sont inséparables de l'essor, « dont nous sommes<br />
consciemment ou inconsciemment, les agents, les auxiliaires ou les victimes », de<br />
l’impérialisme colonial au fil des XVIe-XXe siècles, non seulement comme phénomène<br />
politique mais comme puissant vecteur de développement économique, d’élargissement<br />
des réserves de ressources naturelles et de main d'oeuvre et d'expansion du marché<br />
capitaliste par création de nouveaux débouchés extérieurs, qui constituèrent des facteurs<br />
déterminants de la politique coloniale pour résoudre les impasses économiques et les<br />
résistances sociales au développement capitaliste dans les pays du « centre » de<br />
« l'économie-monde » (F. Braudel). L'expansion du modèle de développement<br />
occidental, certes, n'est pas le signe d’une adhésion spontanée aux modes de vie<br />
collectifs qu’il propose :<br />
61 C. LEVI-STRAUSS, Race et histoire, op. cit., p. 41-46.<br />
62 G. CANGUILHEM, « La décadence de l’idée de Progrès », art. cit., p. 451.<br />
63 C. LEVI-STRAUSS, Race et histoire, op. cit., p. 51-52.
36<br />
[Cette adhésion] résulte moins d’une décision libre que d’une absence de choix. La civilisation<br />
occidentale a établi ses soldats, ses comptoirs, ses plantations et ses missionnaires dans le<br />
monde entier ; elle est, directement ou indirectement, intervenue dans la vie des populations de<br />
couleur ; elle a bouleversé de fond en compte leur mode traditionnel d’existence, soit en<br />
imposant le sien, soit en instaurant des conditions qui engendraient l’effondrement des cadres<br />
existants sans les remplacer par autre chose. Les peuples subjugués ou désorganisés ne<br />
pouvaient donc qu’accepter les solutions de remplacement qu’on leur offrait, ou, s’ils n’y<br />
étaient pas disposés, espérer s’en rapprocher suffisamment pour être en mesure de les<br />
combattre sur le même terrain. 64<br />
Ce n’est pas le consentement qui fonde la « supériorité » historique du modèle<br />
occidental du « progrès », mais bien plutôt ce qui a permis aux sociétés occidentales<br />
d'en contraindre d'autres à consentir à leur modèle de développement, c’est-à-dire la<br />
puissance qui leur a permis d’intégrer de force les autres sociétés dans leur propre<br />
système cumulatif. Puissance qui est un fait, et qu’on ne peut donc plus rapporter<br />
seulement au point de vue de l’observateur sur une société étrangère. A l'opposition<br />
relativiste entre histoire cumultative et histoire stationnaire, Lévi-Strauss propose alors<br />
de substituer une nouvelle distinction entre deux types généraux de fonctionnement<br />
social, qu’il développe par une analogie « énergétiste » avec deux types de machines 65 .<br />
Certaines sociétés fonctionneraient sur un modèle analogue à des machines mécaniques,<br />
c'est-à-dire des appareillages techniques « qui utilisent l’énergie qu’on leur fournit au<br />
départ, et qui, si elles étaient très bien construites, s’il n’y avait pas du tout de<br />
frottement et d’échauffement, pourrait fonctionner de façon théoriquement indéfinie<br />
avec l’énergie initiale », sans modification de structure interne, et sans grande<br />
perturbation avec le milieu extérieur – « sociétés froides ». Au contraire, les sociétés<br />
occidentales seraient comparables à des machines de type thermodynamique (par ex.<br />
machine à vapeur), c’est-à-dire des machines qui « fonctionnent sur une différence de<br />
température entre leurs parties, entre la chaudière et le condenseur » – « sociétés<br />
chaudes ». De telles machines peuvent parvenir à produire « énormément de travail,<br />
beaucoup plus que les autres, mais en consommant leur énergie et en la détruisant<br />
progressivement », donc en requérant continuellement des sources d’énergie nouvelles,<br />
et par conséquent en étendant et en intensifiant les différences de potentiels, tant dans<br />
leur structure interne (les rapports sociaux) que dans leur rapport à leur environnement<br />
extérieur (cet environnement extérieur comprenant non seulement l'écosystème mais<br />
aussi les autres sociétés) 66 .<br />
La différence entre ces deux types de fonctionnement « machinique » est patente<br />
au niveau du rapport avec l’environnement naturel, selon qu'une société privilégie une<br />
structure d’équilibre avec l’écosystème (structure économique, mais aussi symbolique,<br />
c'est-à-dire qui interprète la nature comme un ordre doté d'un sens, à la fois distinct et<br />
articulé à l'ordre de la culture), ou selon qu'une société privilégie une structure dont la<br />
reproduction même suppose la conquête expansive des milieux, l’exploitation intensive<br />
et la transformation irréversible de l’environnement. Mais cette différence n'en vaut pas<br />
moins au niveau du fonctionnement politique. Les sociétés prises dans le régime<br />
d'historicité « occidental », souligne Lévi-Strauss, font de la discordance et de la<br />
discorde, du conflit, de l’agon, un moteur politique, une condition de la vie politique, au<br />
contraire d’un grand nombre de société primitives où les décisions, qu’elles soient<br />
64 Ibid., p. 53-54.<br />
65 G. CHARBONNIER, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss (1961), op. cit., chap. 3, p. 37-48.<br />
66 Ibid., p. 38-39.
37<br />
prises par l’ensemble du groupe réuni en conseil ou par quelques notables, chefs de<br />
clans ou chefs religieux, n’y sont jamais prises qu'au sein de mécanismes institutionnels<br />
qui leur assurent une adhésion unanime. Pour le faire concevoir sur un exemple<br />
particulier, Lévi-Strauss explique un mécanisme institutionnel que l’on retrouve dans<br />
différentes sociétés amérindiennes :<br />
lorsqu’une décision importante doit être prise, d’abord – la vieille ou l’avant vieille – on organise<br />
une sorte de combat rituel, au cours duquel toutes les vieilles querelles sont liquidées dans des<br />
combats plus ou moins simulés, où quelquefois d’ailleurs il y a des blessés – bien qu’on s’efforce<br />
de limiter les risques. La société commence donc par se purger de tous ses motifs de dissension,<br />
et c’est seulement après, que le groupe, rafraîchi, rajeuni, ayant éliminé ses dissentiments, est en<br />
position de prendre une décision qui pourra être unanime et de manifester ainsi la bonne volonté<br />
commune.<br />
Et Lévi-Strauss d'interpréter ainsi ce rouage institutionnel : il y a là comme<br />
une protection contre le risque de clivage, contre le risque qu’une hiérarchie subreptice ne<br />
s’introduise dans le groupe social, entre ceux qui seraient du bon côté et ceux qui seraient du<br />
mauvais côté. Autrement dit, pas de minorité ; la société essaie de se perpétuer comme une<br />
horloge où tous les rouages participent harmonieusement à la même activité, et non comme ces<br />
machines qui semblent receler dans leur sein un antagonisme latent. 67<br />
Enfin, la différence entre les types mécanique et thermodynamique de machines,<br />
permet selon Lévi-Strauss d'exprimer analogiquement la différence de dynamiques<br />
socioéconomiques à l'oeuvre dans les sociétés humaines. La mise à distance de la<br />
distinction entre sociétés progressives et stationnaires, la reconnaissance au contraire<br />
qu'aucune société n'est en réalité jamais « stationnaire », permet de considérer que les<br />
sociétés dites « froides » ne sont pas moins articulées dans des processus économiques<br />
propres, qui ne peuvent être comprises négativement ou privativement comme « faible<br />
développement », « blocage » ou « sous-développement », mais qui doivent au contraire<br />
67 Ibid., p. 40-42.
38<br />
être inscrits dans le régime d'historicité privilégié par ces sociétés. Définissant la<br />
« culture » par l'ensemble des relations qu'un groupe entretient avec le monde, et<br />
définissant plus spécifiquement la « société » par l'ensemble des rapports que les<br />
hommes entretiennent entre eux au sein d'un même groupe, Lévi-Strauss observe :<br />
Les primitifs fabriquent peu d’ordre par leur culture. Nous les appelons aujourd’hui des<br />
peuples sous-développés. Mais ils fabriquent très peu d’entropie dans leur société. En gros, ces<br />
sociétés sont égalitaires, de type mécanique, régies par la règle d’unanimité dont nous parlions<br />
il y a un instant. Au contraire, les civilisés fabriquent beaucoup d’ordre dans leur culture,<br />
comme le montrent le machinisme et les grandes œuvres de la civilisation, mais ils fabriquent<br />
aussi beaucoup d’entropie dans leur société : conflits sociaux, luttes politiques, toutes choses<br />
contre lesquelles nous avons vu que les primitifs se prémunissent, de façon peut-être plus<br />
consciente et systématique que nous ne l’aurions supposé.<br />
Le grand problème de la civilisation a donc été de maintenir un écart. Nous avons vu cet écart<br />
s’établir avec l’esclavage, puis avec le servage, ensuite par la formation d’un prolétariat.<br />
Mais, comme la lutte ouvrière tend, dans une certaine mesure, à égaliser le niveau, notre<br />
société a dû partir à la découverte de nouveaux écarts différentiels, avec le colonialisme, avec<br />
les politiques dites impérialistes, c’est-à-dire chercher constamment, au sein même de la<br />
société, ou par l’assujettissement de peuples conquis, à réaliser un écart entre un groupe<br />
dominant et un groupe dominé ; mais cet écart est toujours provisoire, comme dans une<br />
machine à vapeur qui tend à l’immobilité, parce que la source froide se réchauffe et que la<br />
source chaude voit sa température s’abaisser.<br />
Les écarts différentiels tendent donc à s’égaliser et chaque fois, il a fallu créer de nouveaux<br />
écarts différentiels : quand cela est devenu plus difficile au sein même du groupe social, en<br />
réalisant des combinaisons plus complexes, comme celles dont on donné l’exemple les empires<br />
coloniaux 68 .<br />
On remarquera en passant que Lévi-Strauss reprend ici l'idée énoncée par Marx,<br />
mais qu'avaient déjà mise en circulation des penseurs libéraux et saint-simoniens dans<br />
les années 1820-1830, suivant laquelle l'histoire de la « civilisation » serait l'histoire des<br />
« luttes des classes » qui en dressent à chaque époque la scène et en constituent la<br />
dynamique immanente 69 . A cette différence près cependant : alors que, chez Marx, la<br />
lutte des classes est « moteur » de l'histoire (ce que Lévi-Strauss désigne ici comme<br />
« l'écart » formant une source d'« entropie »), Lévi-Strauss semble soutenir ici que c'est<br />
68 Ibid., p. 46-48.<br />
69 Voir la célèbre ouverture du Manifeste du parti communiste (1847) de K. MARX et F. ENGELS. Et<br />
déjà dans le courant saint-simonien : « Au sein des sociétés modernes, l’empire de la force physique se<br />
témoigne encore, d’une manière évidente, dans les formes gouvernementales, dans la législation, et<br />
surtout dans les relations établies entre les sexes, relations dans lesquelles la femme reste frappée de<br />
l’anathème porté contre elle autrefois par le guerrier, et se présente comme devant être soumise à une<br />
tutelle éternelle. Enfin, l’exploitation de l’homme par l’homme, que nous avons montrée dans le passé<br />
sous sa forme la plus directe, la plus grossière, l’esclavage, se continue à un très haut degré dans les<br />
relations des propriétaires et des travailleurs, des maîtres et des salariés : il y a loin, sans doute, de la<br />
condition respective où ces classes sont placées aujourd’hui, à celle où se trouvaient dans le passé les<br />
maîtres et les esclaves, les patriciens et les plébéiens, les seigneurs et les serfs. Il semble même, au<br />
premier aperçu, que l’on ne saurait faire entre elles aucun rapprochement ; cependant on doit reconnaître<br />
que les unes ne sont que la prolongation des autres. Le rapport du maître avec le salarié est la dernière<br />
transformation qu’a subie l’esclavage. Si l’exploitation de l’homme par l’homme n’a plus ce caractère<br />
brutal qu’elle revêtait dans l’antiquité ; si elle ne s’offre plus à nos yeux, aujourd’hui, que sous des formes<br />
adoucies, elle n’en est pas moins réelle. L’ouvrier n’est pas, comme l’esclave, une propriété directe de son<br />
maître ; sa condition, toujours temporaire, est fixée par une transaction passée entre eux : mais cette<br />
transaction est-elle libre de la part de l’ouvrier ? Elle ne l’est pas, puisqu’il est obligé de l’accepter sous<br />
peine de la vie, réduit, comme il l’est, à l’attendre sa nourriture de chaque jour que de son travail de la<br />
veille... » (S.-A. BAZARD et P. ENFANTIN, Doctrine de Saint-Simon. Exposition I ère année, 1828-1829,<br />
3 è édition, Paris, Bureau du Globe et de l’Organisateur, 1835, 6 ème Séance, p. 174 et suiv.).
39<br />
le type d'historicité dans lequel une société s'est engagée qui la conduit inévitablement à<br />
engendrer et à reproduire constamment en elle-même ces écarts internes conflictuels.<br />
Retenons surtout cette conséquence : les deux types de société sont dans l’histoire, et<br />
sont cumulatives à leur manière ; mais les unes sont cumulatives sans grande création de<br />
désordre, suivant un modèle de cycle et de retour à l’équilibre, tandis que les autres ne<br />
« fonctionnent », ne créent un ordre qu’à la condition d’un haut niveau de désordre et<br />
d’inégalité, dont elles se nourrissent et, circulairement, qu’elles amplifient en retour à<br />
mesure qu'elles complexifient leur ordre social et culturel – sociétés « chaudes ».<br />
Dans un article paru en 1983 intitulé « Histoire et ethnologie », Lévi-Strauss<br />
reviendra sur cette analyse, pour en préciser et en infléchir après-coup la signification :<br />
Si on peut leur appliquer [aux sociétés qu'étudient respectivement ethnologues et historiens] les<br />
mêmes méthodes, y saisir des faits du même ordre, les placer dans la même perspective, quelle<br />
différence de nature subsiste entre les sociétés lointaines qu'étudient, seuls ou presque, les<br />
ethnologues, et celles toutes proches, dont les ethnologues et les historiens découvrent qu'ils<br />
peuvent avec profit les étudier ensemble ? J'ai jadis proposé de les distinguer en respectivement<br />
« froides » et « chaudes » – distinction qui a entraîné toutes sortes de malentendus. Car je ne<br />
prétendais pas définir des catégories réelles, mais seulement, dans un but heuristique, deux<br />
états qui, pour paraphraser Rousseau, « n'existent pas, qui n'ont pas existé, n'existeront jamais,<br />
et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes », en l'occurrence pour comprendre<br />
que des sociétés qui semblent relever de types irréductibles, diffèrent moins les unes des autres<br />
par des caractères objectifs que par l'image subjective qu'elles se font d'elles-mêmes. Toutes les<br />
sociétés sont historiques au même titre, mais certaines l'admettent franchement, tandis que<br />
d'autres y répugnent et préfèrent l'ignorer. Si donc on peut à bon droit ranger les sociétés sur<br />
une échelle idéale en fonction, non de leur degré d'historicité qui est pareil pour toutes, mais de<br />
la manière dont elles le ressentent, il importe de repérer et d'analyser des cas limites : dans<br />
quelles conditions et sous quelles formes la pensée collective et les individus s'ouvrent-ils à<br />
l'histoire ? Quand et comment, au lieu de la regarder comme un désordre et une menace,<br />
voient-ils en elle un outil pour agir sur le présent et le transformer ? 70<br />
Nous pouvons alors retrouver ici notre question initiale du rapport entre récit<br />
mythique et récit historique. On peut sans doute, à un certain niveau, distinguer le<br />
mythe et l’histoire, le récit mythique et le récit historique, en renvoyant le premier à<br />
l’invraisemblable, l’extravaguant, l’incohérent, et en réservant au second l’apanage<br />
d’une visée rationnelle de faits réels. Mais cette distinction est superficielle, ou<br />
secondaire par rapport à ce qui fait leur point d’ancrage commun : le problème, pour<br />
une communauté, de donner un sens à son passé, ou de donner un sens au rapport<br />
qu’elle entretient avec un passé qu’elle cherche à s’approprier comme son passé, c’està-dire<br />
comme élément entrant dans sa perception de son identité commune, consciente<br />
ou inconsciente. Suivant Lévi-Strauss, le mythe permet de donner sens à un événement<br />
en l’intégrant dans une structure où viennent s'articuler tout le système des rapports<br />
sociaux fondamentaux du groupe (rapports entre lignages, entre clans, entre hommes et<br />
femmes, rapports de chefferie, rapports entre chef et sorcier, etc.) : c’est un modèle<br />
d’équilibre où l’histoire n’intervient pas comme une dimension immanente de<br />
transformation, d’évolution ou de dégradation, mais sous la forme de l'accident. Ces<br />
accidents, les grilles herméneutiques que sont les mythes permettent de les interpréter,<br />
c'est-à-dire de les résorber au sein d'un récit qui, en relatant les origines du groupe, lui<br />
assure réitérativement le caractère signifiant de son ordre social. L’histoire, au sens où<br />
70 C. LEVI-STRAUSS, « Histoire et ethnologie », in Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 38è<br />
année, n° 6, 1983, p. 1217-1231 (p. 1218 pour la citation) (cet article est accessible en ligne).
40<br />
l’entend la conscience européenne depuis les XVIIe et XVIIIe siècles, se définit par un<br />
autre traitement de l’événement, c’est-à-dire une autre manière de lui donner sens, à<br />
savoir : en l’inscrivant dans une chaîne d’autres événements qui l’expliqueraient ou que<br />
lui-même éclaire rétroactivement : c’est un modèle de déséquilibre et non plus<br />
d’équilibre, de transformation et de nouveauté et non plus de stabilité.<br />
Il ne faudrait pas distinguer des sociétés « sans histoire » et des sociétés « à histoire ». En fait,<br />
toutes les sociétés humaines ont une histoire également longue pour chacune, puisque cette<br />
histoire remonte jusqu’aux origines de l’espèce. Mais tandis que les sociétés primitives<br />
baignent dans un fluide historique auquel elles s’efforcent de demeurer imperméables, nos<br />
sociétés intériorisent, si l’on peut dire, l’histoire pour en faire le moteur de leur<br />
développement. 71<br />
On voit ainsi le rapport entre mythe et histoire se complexifier. « L’histoire ne<br />
serait pas tant opposée au mythe, puisque le mythe est une façon de raconter un<br />
ensemble de faits historiques, mais en revanche on pourrait dire que l’Histoire est une<br />
façon mythique parmi d’autres de faire ce récit » 72 . En quel sens l'histoire relèverait-elle<br />
d'une dimension mythologique ? Lévi-Strauss en donne une indication dans son article<br />
de 1955 « La structure des mythes » 73 :<br />
Un mythe se rapporte toujours à des événements passés : « avant la création du monde », ou<br />
« pendant les premiers âges », en tout cas « il y a longtemps ». Mais la valeur intrinsèque<br />
attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps,<br />
forment aussi une structure permanente. Cette-ci se rapporte simultanément au passé, au présent<br />
et au futur. Une comparaison aidera à préciser cette ambiguïté fondamentale. Rien ne ressemble<br />
plus à la pensée mythique que l'idéologie politique. Dans nos sociétés contemporaines, peut-être<br />
celle-ci a-t-elle seulement remplacé celle-là. Or, que fait l'historien quand il évoque la Révolution<br />
française ? Il se réfère à suite d'événements passés, dont les conséquences lointaines se font sans<br />
doute encore sentir à travers toute une série, non réversible, d'événements intermédiaires. Mais,<br />
pour l'homme politique et pour ceux qui l'écoutent, la Révolution française est une réalité d'un<br />
autre ordre ; séquence d'événements passés, mais aussi schème doué d'une efficacité permanente,<br />
permettant d'interpréter la structure sociale de la France actuelle, les antagonismes qui s'y<br />
manifestent et d'entrevoir les linéaments de l'évolution future. 74<br />
La Révolution française constitue pour l’histoire sociale et politique française<br />
durant deux siècles l’événement fondateur d’un mythe historique particulièrement<br />
puissant, au sens où s’y serait cristallisée quelque chose comme une structure, c’est-àdire<br />
un réseau d’oppositions logiques qui informe en profondeur la perception et la<br />
compréhension que les individus ont de leur société, la façon dont ils en pensent les<br />
antagonismes structurants, en réactivant les possibilités combinatoires comprises dans<br />
cette structure, par exemple à travers l’opposition jacobins/girondins,<br />
bonapartiste/orléaniste, réaction/progrès, réformisme/révolution, droite/gauche.<br />
« L’Histoire serait alors pour une société une façon de replier l’ensemble des possibilités<br />
de combinaison logique sur un événement fondateur, qu’elle chargerait de résoudre<br />
toutes ses contradictions […] [en alignant] tous les événements sur un récit unifié » 75 .<br />
71 G. CHARBONNIER, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, op. cit., p. 45.<br />
72 Suivant l'heureuse formule de F. KECK, déjà citée supra. Voir également C. LEVI-STRAUSS, La<br />
pensée sauvage (1962), rééd. Paris, Plon/Press Pocket, 1990, p. 89-90, et 306 et suiv.<br />
73 Repris in C. LEVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, rééd. coll. « Pocket-<br />
Agora », 1974.<br />
74 Ibid., p. 239.<br />
75 F. KECK, op. cit.
41<br />
L'histoire François FURET reprendra et développera cette thèse, pour souligner<br />
l'intrication, dans l'historiographie de la Révolution française, de ces deux niveaux de<br />
discours, celui d'un discours de connaissance du passé, celui d'un mythe de l'origine. Il<br />
pointera également, dans cette perspective, la façon dont s'est ainsi reformulée dans les<br />
nouveaux cadres idéologiques du républicanisme, la fonction qu'avait remplie pour la<br />
noblesse du XVIIIe siècle l'historiographie des invasions franques, où les historiens<br />
avaient cherché « la clé de la structure de la société de cette époque » :<br />
Ce qui est surprenant n'est pas que cette histoire particulière [Furet vient d'évoquer les problèmes<br />
spécifiques que pose l'historiographie de la Révolution française], comme toute histoire,<br />
comporte des présupposés intellectuels. Il n'y a pas d'interprétation historique innocente, et<br />
l'histoire qui s'écrit est encore dans l'histoire, de l'histoire, produit d'un rapport par définition<br />
instable entre le présent et le passé, croisement entre les particularités d'un esprit et l'immense<br />
champ de ses enracinements possibles dans le passé. Mais si toute histoire implique un choix,<br />
une préférence, dans l'ordre de la curiosité, il ne s'ensuit pas qu'elle suppose une opinion sur le<br />
sujet traité. Pour que tel soit le cas, il faut que ce sujet mobilise chez l'historien et dans son<br />
public une capacité d'identification politique ou religieuse qui ait survécu au temps qui passe.<br />
Or c'est cette identification que le temps passé peut effacer, ou au contraire conserver, même<br />
renforcer, selon que le sujet traité par l'historien continue, ou non, à épuiser le sens de son<br />
présent, de ses valeurs, et de ses choix. Le thème de Clovis et des invasions franques était brûlant<br />
au XVIIIe siècle, parce que les historiens de l'époque y cherchaient la clé de la structure de la<br />
société de cette époque. Ils pensaient que les invasions franques étaient à l'origine de la division<br />
entre noblesse et roture, les conquérants étant la souche originelle des nobles, les conquis celle<br />
des roturiers. Aujourd'hui, les invasions franques ont perdu toute référence au présent puisque<br />
nous vivons dans une société où la noblesse n'existe plus comme principe social ; en cessant<br />
d'être le miroir imaginaire d'un monde, elles ont perdu l'éminence historiographique dont ce<br />
monde les avait revêtues et sont passées du champ de la polémique sociale à celui de la<br />
discussion savante.<br />
C'est qu'à partir de 1789, la hantise des origines, dont est tissée toute histoire nationale, s'investit<br />
précisément sur la rupture révolutionnaire. Comme les grandes invasions avaient constitué le<br />
mythe de la société nobiliaire, le grand récit de ses origines, 1789 est la date de naissance,<br />
l'année zéro du monde nouveau... 76<br />
Nous reviendrons ultérieurement sur l'analyse de François Furet, lorsque nous<br />
examinerons les difficultés épistémologiques que soulève la catégorie d'événement en<br />
histoire, et emblématiquement les difficultés que rencontre l'historiographie d'un<br />
événement révolutionnaire 77 . Retenons simplement, à rebours d'une opposition tranchée<br />
entre histoire et mythe, ce procédé de « mythologisation » du discours historique,<br />
consistant à replier une multiplité historique sur un événement fondateur qui fonctionne<br />
comme une origine transcendante (transcendante même si elle apparaît dans le temps<br />
historique), c'est-à-dire comme une réserve inépuisable de sens, clef ou chiffre secret<br />
vers lequel il faudrait se retourner sans cesse pour y interroger et y découvrir le sens de<br />
ce qui nous arrive, les raisons de ce que nous sommes, de ce que nous devrions être,<br />
notre provenance et notre « destination ». Nous voici de plein pied dans le problème que<br />
nous allons aborder dans le chapitre suivant : celui du rapport du savoir historique avec<br />
le pouvoir. Pourquoi le savoir historique a-t-il si souvent été investi par des rapports de<br />
pouvoir ? Comment est-il ainsi investi ? Quelles places peut-il y occuper, quelles<br />
fonctions peut-il y remplir ?<br />
76 F. FURET, Penser la révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 14. Sur cette question, voir ci-<br />
dessus Ière partie, chapitre 2.<br />
77 Voir infra. IIe partie, chap. II.1.
43<br />
CHAPITRE II. ECRIRE L'HISTOIRE, ENTRE SAVOIR ET POUVOIR<br />
Repartons du simple constat que les historiens, de longue date, furent souvent<br />
contrôlés (parfois enrôlés) par les instances du pouvoir politique. Bourdé et Martin<br />
rappellent : « Les rapports des historiens avec le pouvoir, assez lâches dans le monde<br />
grec, furent plus contraignants à Rome où quiconque déplaisait pouvait encourir l'exil<br />
ou pire. Ce fut surtout le régime impérial qui surveilla de près les historiens et leur<br />
imposa une sorte de ligne officielle. Sous Tibère, on brûla même les oeuvres du<br />
Sénateur Cremutius Cordus, qui fut poussé au suicide. D'où les précautions prises par un<br />
Flavius Josèphe, faisant authentifier par l'empereur ses livres sur la guerre juive, et par<br />
un Sozomène, soumettant son oeuvre à Théodose II, en le laissant libre “d'y ajouter et<br />
d'y retrancher à discrétion” » 78 . Ces auteurs soulignent pourtant que, hormis les comptes<br />
rendus des campagnes militaires, ces servitudes imposées par le pouvoir ne permettent<br />
pas de parler d'« historiens officiels », qui seraient expressément diligentés par le<br />
pouvoir pour construire, à des fins apologétiques, le récit de telle séquence du règne, de<br />
telle expédition militaire glorieuse, etc. Cette observation générale impose un double<br />
parcours. Il s'agira d'analyser d'abord dans quelles conditions et sous quelles formes<br />
(elles-mêmes historiquement multiples) a pu s'opérer un tel nouage du récit<br />
historiographique et du pouvoir, de l'exercice du pouvoir, et de sa légitimation. Mais<br />
cette observation devra aussi conduire, pour aborder dans toute son extension le<br />
problème du rapport entre l'histoire et le pouvoir, à poser ce problème non pas<br />
seulement là où des historiens sont explicitement enrôlés par un pouvoir établi, mais<br />
aussi là où ils jouissent d'une autonomie par rapport à lui. Non pas seulement là où le<br />
savoir historien est ouvertement instrumentalisé, se voyant imposés des falsifications ou<br />
des « forçages » de ses procédures de connaissances, mais au contraire là où il peut<br />
justifier la rigueur de ses procédures, de sa méthode, de sa « rationalité » et de son esprit<br />
critique. Pour la période contemporaine, la question se pose ainsi de savoir si<br />
l'institutionnalisation de la production du savoir historique, au sein d'institutions<br />
spécialisées garantissant l'autonomie de la recherche scientifique, suffit à dissiper ces<br />
servitudes imposées, ou si celles-ci prennent d'autres formes, plus indirectes, plus<br />
« médiatisées », autrement conflictuelles. Autrement dit, la question de fond est de<br />
savoir si la « rationalisation » de ce champ de connaissance scientifique suffit à le<br />
mettre à l'écart des rapports de forces sociopolitiques de l'espace social, où si elle est<br />
encore une autre manière pour cette connaissance d'appartenir à cet espace conflictuel,<br />
et donc d'être prise dans la dialectique des pouvoirs et des contre-pouvoirs qui s'y<br />
opposent. Nous examinerons dans ce chapitre la façon dont ce problème a été pris en<br />
charge par des historiens et des épistémologues de l'historiographie, amené à le traiter,<br />
non comme un problème intéressant seulement une sociologie de la connaissance<br />
historique, mais comme un problème concernant cette connaissance, pour ainsi dire, de<br />
l'intérieur.<br />
1) L'historiographie comme fonction de pouvoir<br />
1.1) Récit des origines, entre historiographie et politique : du droit de conquête<br />
78 G. BOURDE, H. MARTIN, Les Ecoles historiques, op. cit., qui s'appuient ici sur l'ouvrage d'Arnaldo<br />
MOMIGLIANO, Essays in Ancient and Modern Historiography (1977), tr fr., Problèmes<br />
d'historiographie ancienne et moderne, Paris, Gallimard, 1983.
44<br />
dans l'historiographie du XVIIIe au concept bourgeois de nation<br />
Le cas de l'historiographie des invasions franques, auquel François Furet faisait<br />
allusion dans l'extrait cité précédemment, et qui se développe à partir de la fin du XVIIe<br />
siècle et tout au long du XVIIIe siècle, se révèlera ici des plus éclairants pour aborder<br />
cette question de l'intrication entre rapports de pouvoir et savoir historique. Il constitue<br />
à certains égards un moment fondateur pour les problèmes épistémologiques soulevés<br />
par cette intrication. Non pas parce qu'y serait apparu pour la première fois un usage<br />
politique du savoir historique – loin s'en faut –, mais parce que semble s'y être opérée<br />
pour la première fois une politisation intérieure du discours historiographique.<br />
Entendons par là, qu'à partir de cette époque (pour des raisons qu'il faudra préciser), le<br />
savoir historique paraît avoir reçu la tâche de connaître les rapports de forces, les<br />
antagonismes et les affrontements, les batailles et les guerres que se sont livrées les<br />
hommes et les collectivités, non pas tant parce que ces affrontements témoigneraient de<br />
moments particulièrement visibles et bouleversants de l'histoire, mais au contraire parce<br />
qu'ils témoignent de la structure interne, constante, essentielle et permanente, de la<br />
société, des groupes qui la composent, et de ses institutions. Les rapports de forces, de<br />
pouvoir, et à la limite d'affrontement ouvert et de guerre, n'y figurent plus seulement<br />
comme des objets du savoir historique ; ils en apparaissent comme le présupposé, et<br />
comme la condition de possibilité même du discours de l'historien ; de sorte qu'en retour<br />
le savoir historique pourra entrer comme un « instrument tactique » au sein de ces<br />
rapports de forces, de pouvoir et d'affrontement, donc un instrument avec lequel on<br />
lutte, et pour l'usage duquel on lutte. Telle est du moins la thèse qu'a développée Michel<br />
FOUCAULT, dans son cours au Collège de France de 1976 intitulé « Il faut défendre la<br />
société » 79 , dont on suivra ici certains jalons argumentatifs, pour voir ensuite comment<br />
ce nouage entre pouvoir et savoir à l'intérieur même du discours historiographique, a pu<br />
conditionner l'institutionnalisation de la discipline historienne au XIXe siècle.<br />
M. Foucault formule ainsi l'hypothèse directrice concernant l'émergence, qu'il<br />
situe entre la fin du XVIe siècle et le XVIIe siècle, de ce nouveau type de discours<br />
historiographique, qu'il appelle un « discours historico-politique » (ou un « continuum<br />
historico-politique ») :<br />
Je crois que c'est le premier discours historio-politique sur la société, et qui s'est trouvé très<br />
différent du discours philosophico-juridique que l'on avait l'habitude de tenir jusque-là. Et ce<br />
discours historico-politique qui apparaît à ce moment-là est en même temps un discours sur la<br />
guerre entendue comme relation sociale permanente, comme fond ineffaçable de tous les<br />
rapports et de toutes les institutions de pouvoir. […] Ce discours historico-politique […] est déjà,<br />
sinon constitué, du moins clairement formulé au début des grandes luttes politiques anglaises du<br />
XVIIe siècle, au moment de la révolution bourgeoise anglaise. Et on le verra ensuite apparaître<br />
en France, à la fin du XVIIe siècle, à la fin du règne de Louis XIV, dans d'autres luttes politiques<br />
– disons, les luttes d'arrière-garde de l'artistocratie française contre l'établissement de la grande<br />
monarchie absolue et administrative. Discours, donc, vous le voyez, immédiatement ambigu,<br />
puisque d'un côté, en Angleterre, il a été l'un des instruments de lutte, de polémique et<br />
d'organisation politique des groupes politiques bourgeois, petit-bourgeois et éventuellement<br />
populaire même, contre la monarchie absolue. Il a été aussi [en France] un discours<br />
aristocratique contre cette même monarchie. 80<br />
Avant d'entrer dans l'examen de ce « discours historico-politique » pour lui-<br />
79 M. FOUCAULT, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, Paris, Gallimard-<br />
Seuil/EHESS, 1997 : voir en particulier les cours du 11 février au 10 mars 1976, p. 101-212.<br />
80 Ibid., p. 42-43.
45<br />
même, de ses conditions d'émergence, et de ses transformations ultérieures, Foucault en<br />
dégage à titre préliminaire quelques caractéristiques générales :<br />
Premièrement, c'est un discours qui n'oppose pas le pouvoir politique à<br />
l'affrontement et à la guerre, comme le faisaient traditionnellement les discours<br />
juridique et philosophique. Pour le dire schématiquement, ces derniers voyaient dans le<br />
pouvoir politique ce qui met fin à l'affrontement, ce qui s'instaure lui-même en<br />
suspendant la guerre et en établissant les institutions juridiques et politiques garantes de<br />
la paix et de l'ordre social. Le discours historico-politique qu'évoque Foucault<br />
s'articulera au contraire sur l'idée que « l'organisation, la structure juridique du pouvoir,<br />
des Etats, des monarchies, des sociétés n'a pas son principe là où cesse le bruit des<br />
armes », mais au contraire ne cesse d'être traversée par lui. Non seulement « la loi naît<br />
des batailles réelles, des victoires, des massacres, des conquêtes qui ont leur date et leur<br />
héros d'horreur », mais plus profondément, ces affrontements ne laissent d'être à<br />
l'oeuvre, fût-ce de façon masquée, silencieuse ou latente, au coeur de « tous les<br />
mécanismes de pouvoir, même les plus réguliers. C'est la guerre qui est le moteur des<br />
institutions et de l'ordre : la paix, dans le moindre de ses rouages, fait sourdement la<br />
guerre ». Et le savoir historique aura précisément cette fonction, de déchiffrer, décrypter<br />
cette guerre permanente sous la paix, de mettre au jour, en en éclairant la genèse, les<br />
sources et les péripéties passées, ces affrontements qui traversent continûment le corps<br />
social, son Etat et ses institutions, et qui les divisent en eux-mêmes. Mais en retour, ce<br />
savoir historique sera nécessairement situé, inscrit et positionné par rapport à cette<br />
division fondamentale. Il ne pourra prendre pour objet les jeux du pouvoir qu'en étant<br />
lui-même inscrit en eux, qu'en étant donc pris et partie prenante dans ces affrontements :<br />
A partir de là, on peut comprendre pourquoi [ce discours] est important : parce qu'il est, me<br />
semble-t-il, le premier discours dans la société occidentale depuis le Moyen Âge que l'on peut<br />
dire rigoureusement historico-politique. D'abord à cause de ceci : le sujet qui parle en ce<br />
discours, qui dit « je » ou qui dit « nous », ne peut pas, et ne cherche d'ailleurs pas à occuper la<br />
position du juriste ou du philosophe, c'est-à-dire la position du sujet universel, totalisant ou<br />
neutre. Dans cette lutte générale dont il parle, celui qui parle, celui qui dit la vérité, celui qui<br />
raconte l'histoire, celui qui retrouve la mémoire et conjure les oublis, eh bien, celui-là, il est<br />
forcément d'un côté ou de l'autre : il est dans la bataille, il a des adversaires, il travaille pour une<br />
victoire particulière. Bien sûr, il tient le discours du droit, il fait valoir le droit, il le réclame.<br />
Mais ce qu'il réclame et ce qu'il fait valoir, ce sont « ses » droits – « c'est nos droits », dit-il :<br />
droits singuliers, fortement marqués par un rapport de propriété, de conquête, de victoire, de<br />
nature. Ce sera le droit de sa famille ou de sa race, le droit de sa supériorité ou le droit de<br />
l'antériorité, le droit des invasions triomphantes ou le droit des occupations millénaires. De toute<br />
façon, c'est un droit à la fois ancré dans une histoire et décentré par rapport à une universalité<br />
juridique. […] On a un discours historique et politique – et c'est en ceci qu'il est historiquement<br />
ancré et politiquement décentré – qui prétend à la vérité et au bon droit, à partir d'un rapport de<br />
force, pour le développement même de ce rapport de force, en excluant, par conséquent, le sujet<br />
qui parle – le sujet qui parle du droit et qui cherche la vérité – de l'universalité juridicophilosophique.<br />
Le rôle de celui qui parle, ce n'est donc pas le rôle du législateur ou du<br />
philosophe, entre les camps, personnage de la paix et de l'armistice, en cette position qu'avaient<br />
rêvée déjà Solon et encore Kant. S'établir entre les adversaires, au centre et au-dessus, imposer<br />
une loi générale à chacun et fonder un ordre qui réconcilie : ce n'est pas de tout cela qu'il s'agit. Il<br />
s'agit, plutôt, de poser un droit frappé de dissymétrie, de fonder une vérité liée à un rapport de<br />
force, une vérité-arme et un droit singulier. Le sujet qui parle est un sujet – je ne dirai même pas<br />
polémique – guerroyant. C'est là un des premiers points par lesquels ce type-là de discours est<br />
important, et introduit une déchirure sans doute dans le discours de la vérité et de la loi tel qu'il<br />
était tenu depuis des millénaires, depuis plus d'un millénaire. 81<br />
81 Ibid., p. 44-46.
46<br />
Enfin, c'est un discours « historico-politique » – « peut-être le premier discours<br />
exclusivement historico-politique de l'Occident par opposition au discours<br />
philosophico-juridique » – pour cette raison qu'il « se développe tout entier dans la<br />
dimension de l'histoire ». Cela signifie que l'histoire ne représente pas le moment<br />
superficiel des désordres et des contingences qu'il faudrait traverser, et finalement<br />
résorber, en retrouvant à travers lui « quelques principes stables et fondamentaux »<br />
soustraits aux aléas du temps. C'est au contraire une histoire qui, précisément parce<br />
qu'elle se situe tout entière dans les hasards des victoires et des défaites passées, les<br />
contingences des rencontres et des affrontements, les désordres des combats et des<br />
passions – tout ce qu'on rattachait en somme traditionnellement à l'irrationnalité des<br />
affaires humaines –, va pouvoir rendre compte des rationalités de surface, des équilibres<br />
apparents, des ordres illusoirement pacifiés 82 . « Il ne s'agit pas de juger les<br />
gouvernements injustes, les abus et les violences, en les référant à un certain schéma<br />
idéal (qui serait la loi naturelle, la volonté de Dieu, les principes fondamentaux, etc.). Il<br />
s'agit, au contraire, de définir et de découvrir sous les formes du juste tel qu'il est<br />
institué, de l'ordonné tel qu'il est imposé, de l'institutionnel tel qu'il est admis, le passé<br />
oublié des luttes réelles, des victoires effectives, des défaites qui ont été peut-être<br />
masquées, mais qui restent profondément inscrites. Il s'agit de retrouver le sang qui a<br />
séché dans les codes, et par conséquent non pas, sous la fugacité de l'histoire, l'absolu<br />
du droit : non pas référer la relativité de l'histoire à l'absolu de la loi ou de la vérité,<br />
mais, sous la stabilité du droit retrouver l'infini de l'histoire, sous la formule de la loi les<br />
cris de guerre, sous l'équilibre de la justice la dissymétrie des forces » 83 .<br />
Apportons maintenant quelques précisions sur ce discours historico-politique<br />
pour lui-même, et dans son moment d'émergence – donc, selon Foucault, entre la fin du<br />
XVIe et la fin du XVIIe siècle, en Angleterre d'abord dans l'opposition populaire et<br />
bourgeoise à la monarchie, puis en France à la fin du règne de Louis XIV, dans la<br />
réaction de la noblesse contre la monarchie absolue. C'est dans le cadre de cette réaction<br />
nobiliaire que l'on va voir se développer ce thème historiographique mentionné par<br />
Furet, des invasions franques des V-VIe siècles, dans lesquelles la noblesse cherchera à<br />
ressourcer la légitimité de ses titres, de ses prérogatives et de ses privilèges. Il importe<br />
toutefois de souligner que, ni cette fonction historiographique de produire une légitimité<br />
par le récit des ascendances généalogiques, ni sa forme de récit des origines, ne sont en<br />
elles-mêmes nouvelles. On peut dire qu'elles sont non seulement très anciennes mais,<br />
comme nous l'avons vu au chapitre précédent, aussi anciennes que la naissance de<br />
l'historiographie elle-même.<br />
Comment, jusqu'alors, fonctionnait donc cette historiographie des origines et des<br />
ascendances ? Foucault le rappelle à juste titre, s'atteste ici le lien étroit qui a attaché le<br />
discours des historiens aux rituels du pouvoir, que ce soit par les récits généalogiques<br />
(dans les narrations historiques des anciens royaumes et des grands ancêtres), ou que ce<br />
soit par les récits de mémorisation et commémoration (dans la forme, non plus des<br />
« récits d'antiquité et dans la résurrection des anciens rois et des héros, mais au contraire<br />
dans les annales et les chroniques, tenues au jour le jour, d'année en année, au cours<br />
même de l'histoire »). Les généalogies visaient à dire l'ancienneté du droit : en exhibant<br />
la grandeur des événements passés et des ancêtres illustres, elles magnifiaient et<br />
82 Cf. Ibid., p. 47 (sur le « renversement de l'axe explicatif de la loi et de l'histoire »).<br />
83 Ibid., p. 48.
47<br />
héroïsaient le pouvoir présent du souverain, rappelaient le caractère ininterrompu de<br />
son droit, et ainsi montraient « la force indéracinable qu'il possède encore dans le<br />
présent » 84 . Quant aux annales et aux chroniques, elles visaient elles aussi à renforcer le<br />
pouvoir, montrant que rien de ce que font les souverains et les rois « n'est jamais vain,<br />
jamais inutile ou petit, jamais au-dessous de la dignité du récit. Tout ce qu'ils font peut<br />
et mérite d'être dit et il faut en garder perpétuellement le souvenir, ce qui signifie que du<br />
moindre fait et geste d'un roi on peut, et on doit faire une action d'éclat et un exploit ; et<br />
en même temps, on inscrit chacune de ses décisions comme une sorte de loi pour ses<br />
sujets et d'obligation pour ses successeurs » 85 . Dans tous les cas, le discours de<br />
l'historien fonctionnait comme un opérateur à la fois de justification du souverain et un<br />
renforcement de son pouvoir, comme un opérateur de légitimation du pouvoir et<br />
d'intensification de sa gloire et de son éclat. Ce qui solidarisait le discours<br />
historiographique, à la fois au discours du rituel, et au discours du droit. Discours du<br />
rituel, pour autant que l'histoire devait « fasciner par l'intensité de la gloire, de ses<br />
exemples et de ses exploits » (ce qui inscrivait l'histoire dans la série des rituels royaux :<br />
sacres, funérailles, cérémonies, et l'apparentait aux récits légendaires). Discours du droit<br />
également, parce qu'en relatant l'histoire des rois et de leurs victoires, il s'agissait « de<br />
lier juridiquement les hommes au pouvoir par la continuité de la loi, qu'on fait<br />
apparaître à l'intérieur de ce pouvoir et dans son fonctionnement » 86 . Et en liant ainsi<br />
juridiquement les hommes à la continuité du pouvoir et par la continuité du pouvoir, il<br />
s'agissait d'énoncer l'identité profonde du peuple et de son monarche. L'histoire était<br />
histoire de la souveraineté ; mais l'histoire de la souveraineté était celle de l'identité de<br />
la nation et de son souverain, de la nation et de la loi ancestrale du souverain. Le savoir<br />
historiographique était un savoir de l'unité.<br />
C'est cette fonction politique que remplît au Moyen Âge l'un des grands thèmes<br />
autour desquels s'articulait la pratique historiographique : Rome. « Rome était encore<br />
présente, fonctionnait comme une sorte de présence historique permanente et actuelle à<br />
l'intérieur du Moyen Âge ». C'est l'empire romain qui constituait la matrice narrative<br />
permettant de relier les monarchies actuelles à leur origine historique, et qui jouait donc<br />
dans l'historiographie médiévale, et encore au XVe siècle, la fonction complexe que l'on<br />
vient d'évoquer. Une fonction d'origine mythique d'une part : l'histoire de Rome<br />
définissait un point d'ancrage aux dynasties souveraines des grandes puissances<br />
européennes, – et Foucault de citer Pétrarque qui, au milieu du Moyen Âge, demandait :<br />
« Qu'y a-t-il donc, dans l'histoire, qui ne soit la louange de Rome ? ».<br />
84 Ibid., p. 58.<br />
85 Ibid., p. 59.<br />
86 Ibid., p. 58.<br />
87 Ibid., p. 65.<br />
Rome était perçue comme divisée en mille canaux qui traversaient l'Europe, mais tous ces<br />
canaux étaient censés remonter à Rome. Il ne faut pas oublier que toutes les histoires politiques,<br />
nationales (ou pré-nationales) qui s'écrivaient à ce moment-là, se donnaient toujours comme<br />
point de départ un certain mythe troyen. Toutes les nations d'Europe revendiquaient d'être nées<br />
de la chute de Troie. Être nées de la chute de Troie voulait dire que toutes les nations, tous les<br />
Etats, toutes les monarchies d'Europe revendiquaient d'être les soeurs de Rome. C'est ainsi que la<br />
monarchie française était censée dériver de Francus, la monarchie anglaise d'un certain Brutus.<br />
Chacune des grandes dynasties se donnait, dans les fils de Priam, des ancêtres qui assuraient un<br />
lien de parenté généalogique avec la Rome antique. 87<br />
La raison en est que Rome remplissait, plus spécifiquement, une fonction
48<br />
juridico-politique en même temps qu'idéologique. L'historiographie romaine, en effet,<br />
fonctionnait comme une référence incontournable et une source inépuisable pour les<br />
juristes royaux. Le savoir historique jouait donc ici à l'intérieur du discours juridique.<br />
C'était une historiographie fondamentalement juridique, non pas au sens où elle serait<br />
seulement une histoire du droit, mais au sens où les objets et les thèmes de ses récits,<br />
étaient structurés par des questions et des problèmes venus du droit public, problèmes<br />
formulés par les légistes oeuvrant à la codification de systèmes juridiques conformes<br />
aux intérêts monarchiques et à la centralisation du pouvoir d'Etat. L'historiographie était<br />
un instrument du droit public.<br />
Par rapport à ce discours historique ancien, centré sur l'histoire romaine,<br />
comment s'est formée et comment s'est déterminée cette nouvelle historiographie dont<br />
Foucault nous dit qu'elle apparaîtrait entre la fin du XVIe et la fin du XVIIe siècle ?<br />
C'est une historiographie qui s'est constituée comme une « contre-histoire », une histoire<br />
rompant avec cette histoire qui s'était développée à l'intérieur les cadres juridique et<br />
symbolique de la souveraineté monarchique, et s'opposant à elle. Cette rupture et cette<br />
opposition s'avèrent, tant dans les thèmes de prédilection que va privilégier cette<br />
« contre-histoire », que dans ses motifs structurants, et dans sa fonction politique.<br />
a/ On y voit apparaître d'abord de nouveaux thèmes, de nouveaux objets<br />
historiographiques, de nouveaux personnages – les Francs, les Gaulois, les Germains,<br />
les Celtes –, et plus généralement ces nouveaux personnages que sont « les gens du nord<br />
et les gens du midi » : « Ce sont ceux-là maintenant qui entrent sur le théâtre des<br />
discours historique et qui en constituent désormais le référentiel principal. L'Europe se<br />
peuple de souvenirs et d'ancêtres dont elle n'avait jusque-là jamais fait la généalogie.<br />
Elle se fissure surtout en un partage binaire qu'elle ignorait jusqu'alors », et son histoire<br />
se donnera pour tâche de révéler cette coupure divisant les royaumes, là où l'histoire<br />
romaine de la souveraineté était au contraire une historiographie de l'unité du royaume,<br />
unité du monarque et de son peuple, identité du souverain et de la nation 88 .<br />
b/ C'est cette idée qui va venir structurer le récit historiographique autour de<br />
nouveaux motifs, et le principal d'entre eux selon Foucault, le motif nouveau de la<br />
« lutte des races », des « guerre des races », « races » qui sont référées, non pas encore à<br />
un langage biologique à prétention scientifique (comme ce sera le cas au XIXe siècle),<br />
mais à l'hétérogénéité des origines géographiques, linguistiques et religieuses, et, au<br />
sein de la société même, aux différences de « conditions » 89 . Ce thème de la lutte des<br />
races, dont Foucault emploiera les dernières leçons de son cours à montrer ses<br />
transformations et ses réappropriations divergentes aux XVIIIe et au XIXe siècle 90 ; il<br />
souligne également que ce thème gagne rapidement une grande extension, s'avère « doté<br />
d'un grand pouvoir de circulation » et d'une « sorte de polyvalence stratégique » qui le<br />
rendra appropriable par des groupes et pour des finalités les plus hétérogènes 91 .<br />
88 Ibid., p. 66.<br />
89 Cf. Ibid., p. 67 (« Enfin, on dira qu'il y a deux races lorsqu'il y a deux groupes qui, malgré leur<br />
cohabitation, ne se sont pas mélangés à cause de différences, de dissymétries, de barrages qui sont dus<br />
aux privilèges, aux coutumes et aux droits, à la répartition des fortunes et au mode d'exercice du<br />
pouvoir »).<br />
90 Voir surtout le cours du 17 mars 1976 : ibid., p. 213 et suiv., ainsi que le cours du 28 janvier 1976<br />
(p. 68-73).<br />
91 Ibid., p. 66-67 (« Il a été longtemps un discours des oppositions, des différents groupes d'opposition ; il<br />
a été, circulant très vite de l'un à l'autre, un instrument de critique et de lutte contre une forme de pouvoir,<br />
partagé toutefois entre les différents ennemis ou les différentes formes d'opposition à ce pouvoir. On le<br />
voit en effet servir, sous ses différentes formes, à la pensée radicale anglaise au moment de la révolution<br />
du XVIIe siècle, mais quelques années après, à peine transformé, on le voit servir à la réaction
49<br />
c/ Reste pourtant que, dans son émergence et dans ses principaux<br />
développements jusqu'au seuil du XIXe siècle, cette « contre-histoire » aura pour<br />
principale fonction stratégique – et sera utilisée comme telle à partir de positions très<br />
diverses – d'être une historiographie critique, une historiographie de contestatation du<br />
renforcement du pouvoir royal dans les institutions de la monarchie absolue : une<br />
histoire donc d'hostilité et d'opposition au pouvoir souverain. Foucault en tire plusieurs<br />
caractéristiques de cette historiographie critique, que l'on peut comprendre comme<br />
autant de pointes « tactiques » tournées contre les modes de légitimation traditionnels de<br />
la souveraineté. 1°) Premièrement, « dans cette histoire des races et de l'affrontement<br />
des races sous les lois et à travers elles, […] disparaît l'identification implicite entre le<br />
peuple et son monarque, entre la nation et son souverain, que l'histoire de la<br />
souveraineté, des souverainetés, faisait apparaître. Désormais, dans ce nouveau type de<br />
discours et de pratique historique, la souveraineté ne va plus lier l'ensemble en une unité<br />
qui sera précisément l'unité de la cité, de la nation, de l'Etat » 92 . A la fonction unifiante<br />
de l'histoire souveraine, légitimant l'identité fondamentale de la nation et de l'Etat, la<br />
contre-histoire de la « lutte des races » (par exemple en France chez les historiographes<br />
liés à la réaction nobiliaire contre Louis XIV) se présente comme une historiographie de<br />
la coupure, de la division, qui fera apprendre que ce que l'histoire souveraine a présenté<br />
comme une victoire triomphale, s'est payé pour d'autres d'une défaite, que « le triomphe<br />
des uns [est la] soumission des autres », et partant, que la souveraineté n'a pas en propre<br />
d'unifier, de lier, mais d'abord, fondamentalement, et continûment, d'asservir. 2°) D'une<br />
une seconde composante tactique de cette historiographie critique : histoire de la<br />
division, elle est aussi une histoire de discontinuité, qui est comme la face sombre,<br />
refoulée ou réprimée, de la continuité aveuglante que le souverain projette sur luimême.<br />
C'est l'historiographie d'un oubli : celui des vaincus refoulés par la souveraineté,<br />
et auxquels le récit historique doit permettre de re-légitimer leurs prétentions anciennes<br />
et leurs droits déniés. Non seulement donc « cette contre-histoire dissocie l'unité de la<br />
loi souveraine qui oblige », mais « elle brise la continuité de la gloire. Elle fait<br />
apparaître que la lumière – ce fameux éblouissement du pouvoir – [est] une lumière qui<br />
partage, qui éclaire d'un côté, mais laisse dans l'ombre, ou rejette dans la nuit, une autre<br />
partie du corps social. […] A la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, la noblesse<br />
française a commencé à faire sa généalogie non pas dans la forme de la continuité mais,<br />
au contraire, dans la forme de privilèges qu'elle aurait eus autrefois, puis qu'elle aurait<br />
perdus et qu'il s'agirait de récupérer » 93 . C'est dans ce cadre que l'on peut comprendre<br />
l'importance prise subitement par le thème des invasions franques. Par ce thème,<br />
l'historiographie nobiliaire « introduit cette grande coupure dans le temps : l'invasion<br />
des Germains au V-VIe siècle, c'est le passe-droit, c'est le moment de la rupture du droit<br />
public, le moment où les hordes qui déferlent de Germanie mettent un terme à<br />
l'absolutisme romain » 94 . C'est donc aussi cet événement qui, par contre-coup, dénonce<br />
la mystification de la monarchie lorsqu'elle invoque ses ascendances romaines pour<br />
justifier l'absolutisme de son pouvoir et de son droit. 3°) D'où encore, corrélativement,<br />
aristocratique française contre le pouvoir de Louis XIV. Au début du XIXe siècle, il a été lié, à coup sûr,<br />
au projet post-révolutionnaire d'écrire enfin une histoire dont le sujet vrai serait le peuple. Mais, quelques<br />
années après, vous le voyez servir à la disqualification des sous-races colonisées. Donc mobilité,<br />
polyvalence de ce discours : son origine, à la fin du Moyen Âge, ne l'a pas suffisamment marqué pour<br />
qu'il ne fonctionne politiquement que dans un sens »).<br />
92 Ibid., p. 61.<br />
93 Ibid., p. 61 et 68.<br />
94 Ibid., p. 125-126.
50<br />
une troisième valeur tactique, qui tient à une transformation de la fonction mémorielle<br />
de l'historiographie. Celle-ci n'aura plus ici pour fonction de préserver de l'oubli « la loi<br />
et la majoration perpétuelle de l'éclat du pouvoir à mesure qu'il dure » ; elle n'aura plus<br />
pour but de garantir la continuité du pouvoir souverain en rappelant inlassablement la<br />
continuité de ses ascendances et l'ancestralité de ses origines. Elle aura tout au contraire<br />
la fonction de « déterrer quelque chose qui a été caché, et qui a été caché non seulement<br />
parce que négligé, mais aussi parce que soigneusement, délibérément, méchamment,<br />
travesti et masqué. Au fond, ce que la nouvelle histoire veut montrer, c'est que le<br />
pouvoir, les puissants, les rois, les lois, ont caché qu'ils étaient nés dans le hasard et dans<br />
l'injustice des batailles. […] Donc, le rôle de l'histoire sera de montrer que les lois<br />
trompent, que les rois se masquent, que le pouvoir fait illusion et que les historiens<br />
[monarchistes] mentent. Ce ne sera donc pas une histoire de la continuité, mais une<br />
histoire du déchiffrement, de la détection du secret, du retournement de la ruse, de la<br />
réappropriation d'un savoir détourné ou enfoui. Ce sera le déchiffrement d'une vérité<br />
scellée » 95 .<br />
Enfin, retenons un dernier trait particulièrement saillant de cette nouvelle<br />
structure du discours historiographique qui apparaît dans cette séquence historique : ce<br />
que Foucault formule comme l'émergence, dans cette structure discursive, d'un nouveau<br />
« sujet » de l'histoire, qui va corréler l'ouverture du travail historiographique sur des<br />
champs d'objets et d'investigations d'une ampleur inédite. En même temps que cette<br />
historiographique démembrait ce discours historique préalable qui avait été jusque-là<br />
une discours intérieur à l'Etat – ce discours « qui avait eu pour fonction de manifester le<br />
droit de l'Etat, de fonder sa souveraineté, de raconter sa généalogie ininterrompue et<br />
d'illustrer, par des héros, des exploits, des dynasties, le bien-fondé du droit public » 96 –,<br />
en même temps qu'elle démantelait donc cette historiographie monarchique qui avait été<br />
fondamentalement un discours de l'Etat sur lui-même, une histoire dont le souverain<br />
était à la fois l'objet et le sujet, les historiographes soutenant la réaction nobiliaire<br />
« inventèrent » la nation comme nouvel objet, et plus encore comme nouveau sujet de<br />
l'histoire – « ou plutôt “les” nations, c'est-à-dire les ensembles, les sociétés, les<br />
groupements de gens, d'individus qui ont en commun statut des moeurs, des usages, une<br />
certaine loi particulière – mais loi entendue bien plutôt comme régularité statutaire que<br />
comme loi étatique ».<br />
Jusqu'à présent, l'histoire n'avait jamais été que l'histoire que le pouvoir se racontait sur luimême,<br />
l'histoire que le pouvoir faisait raconter sur soi : c'était l'histoire du pouvoir par le<br />
pouvoir. Maintenant, l'histoire que la noblesse commence à raconter contre le discours de l'Etat<br />
sur l'Etat, du pouvoir sur le pouvoir, c'est un discours qui va faire, je crois, éclater le<br />
fonctionnement même du discours historique. C'est là que se défait, je crois – et la chose est<br />
importante – l'appartenance entre, d'une part, le récit de l'histoire et, de l'autre, l'exercice du<br />
pouvoir, son renforcement rituel, la formulation imagée du droit public. Avec Boulainvilliers,<br />
avec ce discours de la noblesse réactionnaire de la fin du XVIIe siècle, apparaît un nouveau sujet<br />
de l'histoire. Cela veut dire deux choses. D'une part, un nouveau sujet parlant : c'est quelqu'un<br />
d'autre qui va prendre la parole dans l'histoire, qui va raconter l'histoire ; quelqu'un d'autre va<br />
dire « je » et « nous » quand il racontra l'histoire ; quelqu'un d'autre va faire le récit de sa propre<br />
histoire ; quelqu'un d'autre va réorienter le passé, les événements, les droits, les injustices, les<br />
défaites et les victoires, autour de lui-même et de son propre destin. Déplacement, par<br />
95 Ibid., p. 63. Sur l'ensemble des points évoqués ici, on se rapportera à l'analyse que Foucault fait, dans<br />
les cours des 11 et 18 février et du 3 mars 1976, de l'oeuvre de Boulainvillier, emblématique des enjeux<br />
« stratégiques » et « tactiques » de l'historiographie liée à la réaction nobiliaire contre la monarchie<br />
absolue.<br />
96 Ibid., p. 125.
51<br />
conséquent, du sujet parlant dans l'histoire, mais déplacement du sujet de l'histoire aussi dans ce<br />
sens, qu'il y a une modification dans l'objet même du récit, dans son sujet entendu comme thème,<br />
objet, si vous voulez : c'est-à-dire modification de l'élément premier, antérieur, plus profond, qui<br />
va permettre de définir par rapport à lui les droits, les institutions, la monarchie et la terre ellemême.<br />
Bref, ce dont on parlera, ce sera des péripéties de quelque chose qui passe sous l'Etat, qui<br />
traverse le droit, qui est à la fois plus ancien et plus profond que les institutions 97 .<br />
Faisons un dernier pas. On sait que ce recentrage de l'historiographie sur la<br />
nation, qui s'opèrerait selon Foucault pour la première fois, en France, dans<br />
l'historiographie dont s'arme la réaction nobiliaire, aura une fortune considérable, de<br />
part et d'autre de l'effondrement de l'Ancien Régime, et pour toute l'histoire<br />
contemporaine. C'est autour de cet objet, dans les dernières décennies du XVIIIe siècle,<br />
que s'ordonneront les arguments du républicanisme révolutionnaire contre l'absolutisme<br />
monarchique, mais aussi contre l'aristocratie. Cela donne à voir une des illustrations les<br />
plus frappantes de cette « polyvalence tactique » du discours historico-politique<br />
évoquée précédemment. Il s'agit de comprendre comment la bourgeoisie a pu se loger,<br />
pour ainsi dire, dans cette structure discursive de l'historiographie nobiliaire, pour la<br />
retourner contre elle-même, et ce faisant, pour réélaborer, sur la base d'un concept de<br />
nation d'abord forgé contre l'Etat absolutiste de la souveraineté monarchique, un<br />
concept révolutionnaire de nation visant au renversement et à une refondation de l'Etat<br />
sur la base d'une nouvelle souveraineté absolue : celle du peuple.<br />
Pour analyser cette réappropriation, par la bourgeoisie, du « discours de l'histoire<br />
comme arme dans le combat politique », Foucault examine le fameux texte<br />
révolutionnaire de l'abbé SIEYES, Qu'est-ce que le tiers-état ? (1788), réquisitoire<br />
contre les privilèges, machine de guerre surtout contre l'argument du « droit de<br />
conquête » par lequel la noblesse avait entrepris, d'abord face à la monarchie qui<br />
entamait son pouvoir économique et politique, puis face au développement du pouvoir<br />
de la bourgeoisie, de redéfinir la légitimité de ses titres. Restituons brièvement les<br />
principaux arguments de Foucault avant d'en mesurer la portée sur les nouveaux<br />
investissements politiques dont pourra faire l'objet le récit historiographique.<br />
Le premier élément relevé porte directement sur la définition de la nation<br />
produite par Sieyès, dont Foucault souligne qu'elle introduit une profonde rupture par<br />
rapport à l'autre définition politique concurrente de la nation, celle qu'avait imposée la<br />
monarchie absolue 98 . La définition de Sieyès, premièrement, élude ce qui était au coeur<br />
de cette dernière : la référence centrale et structurante au corps physique et juridique du<br />
roi 99 . A quoi Sieyès substitut une définition de la nation en deux temps, dont aucun ne<br />
fait place à cette instance. Une définition par un état juridique d'abord : il y a nation dès<br />
lors qu'il y a une loi commune et une législature –, définition remarquable d'économie<br />
97 Ibid., p. 116-117.<br />
98 L'opération décisive porte donc ici, non directement dans le champ historiographique, dans lequel la<br />
bourgeoisie n'innove pas, mais sur la réélaboration politique du concept de nation « dont l'aristocratie<br />
avait fait le sujet et l'objet de l'histoire au XVIIIe siècle. C'est de ce rôle-là, c'est-à-dire de la réélaboration<br />
politique de la nation, de l'idée de nation, qu'une transformation s'est faite qui a rendu possible un<br />
nouveau type de discours historique » (ibid., p. 194).<br />
99 « [Pour les théoriciens de la monarchie absolue] il y a nation non pas parce qu'il y a […] une<br />
multiplicité d'individus qui habiteraient sur une terre, qui auraient la même langue, les mêmes coutumes,<br />
les mêmes lois. […] Ce qui fait la nation, c'est qu'il y a des individus qui, les uns à côté des autes, ne sont<br />
rien que des individus, ne forment même pas un ensemble mais ont, tous, chacun individuellement, un<br />
certain rapport, à la fois juridique et physique, avec la personne réelle, vivante, corporelle du roi. C'est le<br />
corps du roi, dans son rapport physico-juridique avec chacun de ses sujets, qui fait le corps de la nation »<br />
(ibid., p. 195).
52<br />
puisqu'elle évince non seulement la référence à la personne physico-juridique du roi,<br />
mais même à toute forme de gouvernement : « Avant même la formation de tout<br />
gouvernement, avant la naissance du souverain, avant la délégation du pouvoir, la nation<br />
existe, pourvu qu'elle se soit donné une loi commune, par une instance qu'elle a<br />
qualifiée pour donner les lois, et qui est précisément la législature. Donc, la nation c'est<br />
beaucoup moins que ce que demandait la définition de la monarchie absolue » 100 . Mais à<br />
cette définition juridique formelle, Sieyès en ajoute une seconde, matérielle ou<br />
substantielle, qui explicite les conditions historiques de l'existence d'une nation, les<br />
conditions de « son existence dans l'histoire ». Elle comprend ce que Sieyès appelle,<br />
d'une part, « les travaux » (agriculture, artisanat, industriel, commerce, arts libéraux),<br />
d'autre part, « les fonctions » (armée, justice, Eglise, administration). De là, Foucault<br />
avance plusieurs observations.<br />
Premièrement, Sieyès ne se contente pas d'ajouter ces conditions substantielles<br />
ou « historico-fonctionnelles » aux conditions « juridico-formelles » de la nation ; il<br />
renverse la primauté que conféraient à ces dernières aussi bien les tenants de la<br />
monarchie, que les théoriciens républicains du contrat tel Rousseau. Dans ces deux<br />
types d'analyse, la définition juridico-politique de la nation primait, de sorte que ni les<br />
composantes substantielles de la nation (agriculture, commerce, industrie, etc.), ni ses<br />
composantes fonctionnelles (armée, justice, administration etc.) n'étaient des conditions<br />
d'existence de la nation, mais au contraire des effets de l'existence de la nation : « ce<br />
n'était que lorsque cette organisation juridique de la nation était acquise, que ces<br />
fonctions pouvaient se déployer » 101 . « Sieyès renverse l'analyse. Il fait passer ces<br />
travaux et ces fonctions, ou ces fonctions et ces appareils, avant la nation – avant, sinon<br />
historiquement, du moins dans l'ordre des conditions d'existence. Une nation ne peut<br />
exister comme nation, elle ne peut entrer et subsister dans l'histoire, que si elle est<br />
capable de commerce, d'agriculture, d'artisanat ; que si elle a des individus qui sont<br />
susceptibles de former une armée, une magistrature, une église, une administration […].<br />
S'il n'a pas ces capacité […] il ne sera jamais, historiquement, une nation. Il le sera,<br />
peut-être, juridiquement, mais jamais historiquement » 102 .<br />
D'où, en second lieu, les effets proprement politiques de l'analyse que Sieyès fait<br />
de la France de la fin du XVIIIe siècle : on y trouve, de fait, agriculture et commerce,<br />
artisanats et arts libéraux, tous « travaux », qui sont assurés uniquement par le tiers état.<br />
Quant à l'armée, l'Eglise, l'administration et la justice, ces fonctions sont certes pour<br />
certaines d'entre elles assumées par la noblesse, mais pour la grande majorité d'entre<br />
elles c'est ici encore le tiers état qui, selon Sieyès, en assure le fonctionnement. La<br />
critique politique est explicite : Sieyès souligne ainsi la distorsion, l'écart creusé entre,<br />
d'un côté, le rôle constituant du tiers état qui remplit les conditions substantielles de la<br />
nation, c'est-à-dire qui fait, qui littéralement produit la nation, et de l'autre, le déni qui<br />
lui est opposé de tout statut formel correspondant 103 . Mais l'argumentation de Sieyès<br />
témoigne également d'une nouvelle articulation entre le discours politique et le récit<br />
historique, ou une nouvelle manière pour l'historiographie de s'insérer et de venir jouer<br />
dans le discours politique, dont la matrice comporte selon Foucault deux principaux<br />
100 Ibid., p. 195-196.<br />
101 Ibid., p. 197.<br />
102 Ibid.<br />
103 « Il n'y a pas en France de lois communes, mais une série de lois dont les unes s'appliquent à la<br />
noblesse, les autres au tiers état, les autres au clergé, etc. Pas de lois communes. Pas de législature non<br />
plus, parce que les lois ou les ordonnances sont fixées par un système que Sieyès appelle “aulique”, le<br />
système de la cour, c'est-à-dire de l'arbitraire royal » (ibid., p. 198)
caractères :<br />
53<br />
Premièrement, un certain rapport nouveau de la particularité à l'universalité, un certain rapport<br />
qui est exactement l'inverse de celui qui avait caractérisé le discours de la réaction nobiliaire. Au<br />
fond, la réaction nobiliaire faisait quoi ? Elle extrayait du corps social, constitué par le roi et ses<br />
sujets, elle extrayait de l'unité monarchique un certain droit singulier, scellé par le sang, affirmé<br />
dans la victoire : le droit singulier des nobles. Et elle prétendait, quelle que soit la constitution du<br />
corps social qui l'entourait, garder pour la noblesse l'absolu et singulier privilège de ce droit ;<br />
donc extraire, de la totalité du corps social, ce droit particulier, et le faire fonctionner dans sa<br />
singularité. Ici, il va s'agir de tout autre chose. Il va s'agir de dire au contraire (c'est ce que va<br />
dire le tiers état) : « Nous ne sommes qu'une nation parmi d'autres individus. Mais, cette nation<br />
que nous constituons, elle est la seule à pouvoir constituer effectivement la nation. Nous ne<br />
sommes peut-être pas, à nous seuls, la totalité du corps social, mais nous sommes capables de<br />
porter la fonction totalisatrice de l'Etat. Nous sommes susceptibles d'universalité étatique ». 104<br />
De là une dernière caractéristique de ce nouveau discours politique qui émerge<br />
dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, et qui permet de mesurer la mutation de<br />
l'articulation politique de l'historiographie : ce que Foucault propose d'appeler « une<br />
inversion de l'axe temporel de la revendication » :<br />
Désormais, ce n'est pas au nom d'un droit passé, établi soit par un consensus, soit par une<br />
victoire, soit par une invasion, que va s'articuler la revendication. La revendication va pouvoir<br />
s'articuler sur une virtualité, sur un avenir, un avenir qui est imminent, qui est déjà présent dans<br />
le présent, puisqu'il s'agit d'une certaine fonction d'universalité étatique, déjà assurée par « une »<br />
nation dans le corps social, et qui, au nom de cela, demande que son statut de nation unique soit<br />
effectivement reconnu, et reconnu dans la forme juridique de l'Etat. 105<br />
D'où cette conséquence théorique selon Foucault : ce qui définira dès lors la<br />
nation sera, non pas sa distinction d'avec d'autres nations – suivant « un rapport<br />
horizontal avec d'autres groupes (qui seraient des nations autres, des nations adverses,<br />
oposées ou juxtaposées) » –, ni « son archaïsme, son ancestralité, son rapport au<br />
passé », mais, avant tout, « son rapport à l'Etat », cet Etat dont elle constitue le principe,<br />
et donc qu'elle appelle comme ce qu'elle seule peut fonder : « Ce qui va caractériser la<br />
nation, c'est un rapport, au contraire, vertical, allant de ce corps d'individus, susceptibles<br />
de constituer un Etat, jusqu'à l'existence effective de l'Etat lui-même. C'est le long de cet<br />
axe vertical nation/Etat, ou virtualité étatique/réalisation étatique, que la nation va être<br />
caractérisée et située » 106 .<br />
Pour préciser toutefois les fonctions que l'historiographie va venir remplir sur cet<br />
« axe nation/Etat », notons que Sieyès ne congédie pas purement et simplement<br />
l'argument de l'ancestralité des ascendances généalogiques issues du droit de conquête,<br />
qu'invoquait la noblesse pour justifier ses privilèges et ressourcer la légitimité de son<br />
pouvoir contre la monarchie absolue. Sur la base de sa redéfinition de ce qui fait qu'une<br />
nation est une nation, il en montre plutôt le caractère subsidiaire, et, partant, non pas sa<br />
suppression, mais son possible retournement contre la noblesse elle-même :<br />
[…] le Tiers ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Il se rapportera à l’année qui<br />
a précédé la conquête ; et puisqu’il est aujourd’hui assez fort pour ne pas se laisser conquérir, sa<br />
résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la<br />
Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des<br />
104 Ibid., p. 199.<br />
105 Ibid., p. 199.<br />
106 Ibid., p. 199-200
54<br />
Conquérants, et d’avoir succédé à des droits de conquête ? La Nation, alors épurée, pourra se<br />
consoler, je pense, d’être réduite à ne se plus croire composée que des descendants des Gaulois et<br />
des Romains. En vérité, si l’on tient à vouloir distinguer naissance et naissance, ne pourrait-on<br />
pas révéler à nos pauvres Concitoyens que celle qu’on tire des Gaulois et des Romains, vaut au<br />
moins autant que celle qui viendrait des Sicambres, des Welches, et autres sauvages sortis des<br />
bois et des marais de l’ancienne Germanie ? 107<br />
En se plaçant sur le terrain même de l’argument dont il renverse les termes, en<br />
liant du même coup l'argument de la généalogie et de la filiation au Peuple comme<br />
nouvelle figure du sujet politique, Sieyès exprime un geste théorique qui marquera<br />
durablement le concept de nation, dans son double écart avec un État existant (ordre de<br />
domination illégitime renvoyant à un fallacieux « droit de conquête »), et une<br />
reconstitution d’un État légitime effectivement subordonné à la loi et à la représentation<br />
communes du peuple. Il inscrit d'une nouvelle manière le concept de nation dans un<br />
discours de l’origine, en faisant en retour de l’identité nationale un principe de<br />
contestation et de refondation de l’État. <strong>À</strong> travers le concept de nation, ce qui ainsi est<br />
posé, c’est le caractère rénovateur, restaurateur de la révolution, suivant l’une des<br />
acceptions premières du terme : la révolution nationale n’est pas conçue comme une<br />
pure coupure sans précédent ; elle est le retour d’une origine, la réappropriation d’une<br />
identité opprimée, déniée, occultée.<br />
Sur « l'axe nation/Etat » décrit par Foucault, il est donc clair que la fonction<br />
idéologique du savoir historique comme discours de l'origine, de « l'ancestralité », ne<br />
disparaît pas. Elle y a gagné au contraire au fil des deux derniers siècles une place<br />
d'autant plus décisive, que la représentation d'une « identité nationale » fut constamment<br />
invoquée dès lors qu'il s'agissait de soutenir, par la lutte idéologique, la refondation d'un<br />
Etat, sa transformation révolutionnaire, ou la création d'un Etat qui n'existait pas encore.<br />
C'est précisément cet écart entre la « nation » comme principe (principe de<br />
souveraineté, d'autonomie, d'autodétermination d'un peuple) et l'Etat comme<br />
matérialisation de ce principe dans un pouvoir institutionnel, qui a défini le lieu où le<br />
savoir historien prendra sa plus grande importance politique. Un tel écart, les nombreux<br />
mouvements de « libération nationale », les multiples luttes pour la création d’États<br />
nationaux tout au long du XIXe puis du XXe siècles, ne cesseront de s’efforcer de le<br />
recouvrir ou de le réduire. Et c’est alors précisément les savoirs historiques qu'ils<br />
chargeront en tout premier lieu de justifier cette réduction, c’est-à-dire de conquérir la<br />
reconnaissance à une collectivité de l’identité d’un peuple national, et ainsi de légitimer<br />
la revendication de cette collectivité de se constituer en un État indépendant. Dès le<br />
seuil de l’histoire contemporaine viennent ainsi se nouer étroitement, dans le paradigme<br />
de l’État national, la pensée politique et le discours historien, discours qui trouve<br />
d’ailleurs ici l’une de ses conditions d’institutionnalisation comme discipline autonome.<br />
Il y a là un paradoxe : ce processus d’autonomisation de la science de l’histoire se<br />
réalise au fil du XIX e siècle en se centrant sur un objet (la nation ou le peuple national)<br />
lui-même fortement surdéterminé politiquement. On peut appeler « cercle national » cet<br />
enchevêtrement du modèle politique de l’État-nation et du discours historien. Au terme<br />
du XIX e siècle, « l’histoire est devenue une affaire de la Nation, l’historicité une<br />
dimension de la conscience collective. La connaissance du passé national apparaît<br />
comme un moyen de confirmer l’unité de la communauté réunie sous l’autorité d’un<br />
même État. Et, en même temps que s’affermit l’objectivité de cette connaissance, se<br />
107 SIEYES, Qu'est-ce que le Tiers Etat, 1788, chapitre II.
55<br />
créent déjà de nouveaux mythes, instruments de la puissance » 108 .<br />
Complément / Exercice d'entraînement : Etienne Balibar, « La forme<br />
nation : histoire et idéologie »<br />
« L'histoire des nations, à commencer par la nôtre, nous est toujours déjà présentée dans la<br />
forme d'un récit qui leur attribue la continuité d'un sujet. La formation de la nation apparaît<br />
ainsi comme l'accomplissement d'un « projet » séculaire, marqué d'étapes et de prises de<br />
conscience que les partis pris des historiens feront apparaître comme plus ou moins décisives<br />
(où placer les origines de la France ? Aux ancêtres gaulois ? <strong>À</strong> la monarchie capétienne ? <strong>À</strong><br />
la révolution de 89 ? etc.) mais qui de toute façon s'inscrivent dans un schéma identique :<br />
celui de la manifestation de soi de la personnalité nationale. Une telle représentation<br />
constitue certes une illusion rétrospective, mais elle traduit aussi des réalité institutionnelles<br />
contraignantes. L'illusion est double. Elle consiste à croire que les générations qui se<br />
succèdent pendant des siècles sur un territoire approximativement stable, sous une<br />
désignation approximativement univoque, se sont transmis une substance invariante. Et elle<br />
consiste à croire que l'évolution, dont nous sélectionnons rétrospectivement les aspects de<br />
façon à nous percevoir nous-mêmes comme son aboutissement, était la seule possible,<br />
qu'elle représentait un destin. Projet et destin sont les deux figures symétriques de l'illusion<br />
d'identité nationale. Les « Français » de 1988 – dont un sur trois a au moins un aïeul<br />
« étranger » – ne sont collectivement reliés aux sujets du roi Louis XIV (pour ne pas parler<br />
des Gaulois) que par une succession d'événements contingents dont les causes n'ont rien à<br />
voir avec le destin de « la France », le projet de « ses rois » ni les aspirations de « son<br />
peuple ».<br />
Mais cette critique ne doit pas nous masquer l'effectivité des mythes de l'origine nationale,<br />
telle qu'elle se fait sentir dans l'actualité. Un seul exemple parfaitement probant : la<br />
Révolution française, en raison même des appropriations contradictoires dont elle ne cesse<br />
de faire l'objet. Il est possible de suggérer (avec Hegel et Marx) que, dans l'histoire de<br />
chaque nation moderne, il n'y a jamais – lorsque c'est le cas – qu'un seul événement<br />
révolutionnaire fondateur (ce qui expliquerait à la fois la tentation permanente d'en répéter<br />
les formes, d'en imiter les épisodes et les personnages, et la tentation de l'annuler, propre aux<br />
partis « extrêmes » : soit en prouvant que l'identité nationale vient d'avant la révolution, soit<br />
en attendant sa réalité d'une nouvelle révolution qui serait l'achèvement de la première). Le<br />
mythe des origines et de la continuité nationales, dont on voit aisément la mise en place dans<br />
l'histoire contemporaine des « jeunes » nations issues de la décolonisation (comme l'Inde ou<br />
l'Algérie), mais dont on a tendance à oublier qu'il a été fabriqué aussi pour les « vieilles »<br />
nations au cours des derniers siècles, est donc une forme idéologique effective, dans laquelle<br />
se construit quotidiennement la singularité imaginaire des formations nationales, en<br />
remontant du présent vers le passé. » 109<br />
1.2. Institutionnalisation de l'histoire et nationalisation de l'Etat : le cercle<br />
idéologique (le cas du républicanisme français)<br />
On examinera ici un exemple emblématique d’un tel investissement idéologicopolitique<br />
de l'historiographie. En France, cette intrication de l’histoire et de la pensée<br />
politique à des précurseurs dès le début du XIXe siècle (pensons en particulier à Jules<br />
108 E. PISIER, in F. Châtelet, E. Pisier, Histoire des idées politiques, rééd. Paris, PUF, 2004, p. 336.<br />
109 E. BALIBAR, « La forme nation : histoire et idéologie », in E. Balibar, I. Wallerstein, Race, classe,<br />
nation, 1988, rééd. Paris, La Découverte, 1997, p. 117-118.
56<br />
Michelet). Mais elle atteint son faîte sous la Troisième République, chez les historiens<br />
républicains de « l’Ecole méthodique » et les animateurs de La Revue historique, tel<br />
Gabriel MONOD, et emblématiquement chez Ernest LAVISSE (1842-1932), maître<br />
d’œuvre d’une monumentale Histoire de la France, dont la publication se déroule au<br />
long des deux premières décennies du XX e siècle, et dont le manuel abrégé se donne<br />
pour mission de « forger des générations de jeunes patriotes », programme<br />
profondément marqué par l’ « humiliation » de la défaite française de 1870-1871 et par<br />
la perspective revancharde contre « l’ennemi héréditaire » allemand. Revenons ici sur le<br />
sens de cette entreprise historiographique, qui a marqué durablement, politiquement et<br />
idéologiquement, l'inscription des savoirs historiques dans les représentations<br />
collectives, mais aussi dans des institutions spéciales (pensons à l'institution scolaire), et<br />
ce bien après même que les présupposés de « l'école méthodique », sur le plan<br />
épistémologiquement, aient été remis en cause, et disqualifiés dans les institutions de<br />
recherche et de production de la connaissance historienne.<br />
Eléments biographiques sur Ernest LAVISSE 110 . Né en 1842, il suit ses études à l’Ecole Normale<br />
Supérieure, lit les auteurs républicains avec enthousiasme (Victor Hugo, Jules Michelet), est nommé<br />
professeur au lycée Henri IV, puis est remarqué par Victor Duruy alors Ministre de l’Instruction Public<br />
qui en fait son chef de cabinet officieux, et le recommande comme précepteur du prince impérial. En<br />
1868, à vingt-six ans, il est déjà installé dans les allées du pouvoir et peut rêver d’accéder aux plus hautes<br />
responsabilité. Il devra cependant attendre encore quelques années : le désastre de Sedan en 1870 et la<br />
chute de l’Empire ruine provisoirement les ambitions de l’éventuel « conseiller du prince ». Il part en<br />
Allemagne où il séjourne dans les universités pendant trois ans – il publiera différentes études sur le<br />
passé germanique, et tirera surtout de son séjour l’expérience de l’organisation universitaire allemande.<br />
Dans le dernier quart du XIXe siècle, au temps où les politiciens « opportunistes » gèrent les affaires de<br />
la République française 111 , Lavisse gravit avec éclat les échelons d’une carrière universitaire : maître de<br />
conférences en 1878, professeur en Sorbonne en 1888, directeur de l’E.N.S. en 1904, son rayonnement<br />
s’étend rapidement hors des salles de cours : élu membre de l’Académie française en 1893, puis<br />
rédacteur en chef de La Revue de Paris en 1894, il est accueilli dans les salons les plus renommés et fait<br />
courir le Tout-Paris à ses conférences, enfin, son influence gagne la rue de Grenelle où siège le Conseil<br />
supérieur de l’Instruction publique, mais aussi les plus puissantes maisons d’édition du Quartier Latin,<br />
Hachette, Armand Colin, dans les éditions spécialisées comme dans les éditions scolaires. Un tel prestige<br />
lui permet de prendre part à des mesures concrètes : il est l’un des rédacteurs, en 1896, de la loi Poincaré<br />
qui réforme l’enseignement supérieur, en réglementant les cours pour les étudiants, en créant le diplôme<br />
d’Etudes supérieurs, en aménageant le concours de l’agrégation et en consolidant le réseau des<br />
universités provinciales. En 1904, à son poste de directeur, il modifie le fonctionnement de l’E.N.S. Il<br />
prend rang, avec les animateurs de La Revue historique, parmi les chefs de file de l’Ecole méthodique<br />
bien que, à la différence de Gabriel Monod et de ses amis libéraux et républicains, Lavisse garde des<br />
sympathies bonapartistes et ne s’engage pas dans les grands batailles pour la République (crise<br />
boulangiste, Affaire Dreyfus…). En réalité, il est moins républicain que nationaliste, profondément<br />
humilié par l’effondrement français de 1870-1871, au point d’aller chercher chez l’adversaire allemand<br />
des modèles pour mieux l’imiter, afin de mieux le vaincre. Ainsi, lorsque ce conseiller au ministère de<br />
l’Instruction publique suggère une réforme de l’enseignement secondaire, rédige une série de manuels<br />
destinée à l’école primaire, c’est qu’il entend « forger des générations de jeunes patriotes ». Si ce familier<br />
des salons bonapartistes donne son adhésion aux institutions républicaines, c’est qu’il estime que<br />
« fortifier la démocratie est un moyen d’armer la France ». C’est dans cette perspective qu’au début des<br />
années 1890, s'impose pour Lavisse le projet d’une vaste reconstitution du passé national et, recrutant une<br />
équipe d’historiens fameux, presque tous pourvu de chaires dans les universités, il ouvre le chantier<br />
110 D'après G. BOURDE et H. MARTIN, Les Ecoles historiques, op. cit, auxquels on empruntera les<br />
principaux éléments descriptifs qui suivent.<br />
111 « Opportunisme » : nom donné à la politique républicaine dans les années 1870, entre la défaite de<br />
Sedan provoquant la journée révolutionnaire du 4 septembre 1870 et la proclamation de la IIIe<br />
République, et la chute de Mac-Mahon en 1879, qui fait osciller ses alliances dans un spectre large allant<br />
de la gauche radicale et le centre pour lutter contre la coalition monarchiste de l’Ordre moral (1873).
57<br />
d’une collection monumentale de neuf tomes, dont la parution s’étalera sur toute la première décennie du<br />
XXe siècle : Histoire de France de l’époque gallo-romaine à la Révolution, Lavisse se chargeant luimême<br />
des deux volumes du t. VII : Louis XIV : la Fronde, le Roi, Colbert (1643-1685) et Louis XIV, la<br />
Religion, les Lettres et les Arts, la Guerre (1643-1685), parus en 1905 et 1906. L’œuvre sera complétée<br />
par une seconde série de neuf tomes intitulé Histoire de la France contemporaine, de la Révolution à la<br />
Paix de 1919 (publiés entre 1920 à 1922).<br />
De l’ensemble de ce travail, exemplairement du tome rédigé par Lavisse luimême,<br />
ressortent plusieurs partis pris méthodologiques qui révèlent la thèse et la finalité<br />
profondes de cette vaste entreprise. Premièrement, comme le titre l’indique (Histoire de<br />
France), l’étude privilégie comme objet un Etat-Nation, dont on suppose qu’il existe<br />
depuis le temps de Clovis jusqu’à l’époque de Louis XIV, a fortiori jusqu’aux<br />
gouvernements de Gambetta, Ferry ou Clémenceau. Deuxièmement, la périodisation est<br />
articulée en fonction des règnes, selon un découpage qui correspond à la vieille tradition<br />
des annales, et qui laisse entendre que chaque souverain pèse de manière décisive sur le<br />
cours des événements. Dans le même ordre d’idée, les hommes illustres y jouent des<br />
rôles primordiaux (Sully, Richelieu, Colbert, etc.) : c’est typiquement une histoire des<br />
« grands hommes ». Troisièmement, l’accent est mis sur les faits politiques, militaires et<br />
diplomatiques, le récit enchaînant les événements en respectant une causalité linéaire<br />
assez simpliste où « la politique demeure au poste de commandement », où les<br />
combinaisons ministérielles, les débats parlementaires, les élections législatives tiennent<br />
plus de place que les découvertes scientifiques, les activités industrielles ou les mœurs<br />
paysannes. Les faits économiques, sociaux et culturels ne sont évoqués qu’en position<br />
subordonnée, envisagés dans le cadre d’une stratégie politique (par exemple, dans le<br />
tome VII, les finances, l’agriculture, l’industrie et le commerce sont abordés dans le<br />
chapitre « le gouvernement économique ») 112 . Ces partis pris méthodologiques sont au<br />
service d’une démonstration qui court tout l’ouvrage, et que Lavisse dévoile en<br />
conclusion de la première série : la monarchie capétienne, bien qu’elle ait penché vers<br />
l’absolutisme, a construit une administration, a supprimé les particularismes, a<br />
rassemblé les provinces ; elle a, en un mot, « renforcé l’unité française ».<br />
Tout cela apparaît plus explicitement encore dans le « Petit Lavisse », l’un des<br />
nombreux manuels scolaires d’histoire qui fleurissent, à partir des années 1880, dans le<br />
terreau fertile des réformes de l’instruction publique et des lois Jules Ferry.<br />
Quelques rappels sur le contexte :<br />
– 1875 : adoption des lois constitutionnelles définissant les procédures de désignation et les<br />
règles de fonctionnement des deux chambres et du gouvernement.<br />
– 1877-1879 : élections successives portant des majorités de gauche à la Chambre des députés<br />
puis au Sénat. Mac Mahon doit « se soumettre », puis « se démettre » : la République triomphe.<br />
– Dans les années qui suivent : les ministères « opportunistes » accordent l’amnistie aux<br />
Communards (1880), instaurent les libertés publiques, de réunion, de presse etc. (1881),<br />
légalisent les syndicats (1884), imposent l’école laïque (1880), gratuite (1881) et obligatoire<br />
(1882).<br />
Dans leur œuvre scolaire, les dirigeants « opportunistes » (Jules Ferry, Léon<br />
Gambetta, Charles de Freycinet, Léon Say) sont encouragés et guidés par les<br />
responsables du ministère de l’Instruction publique (Paul Bert, ministre de l’Instruction<br />
publique en 1881-1882 dans le cabinet de Gambetta ; Ferdinand Buisson, Inspecteur<br />
112 Nous verrons plus loin la façon dont les historiens de l'Ecole des Annales prétenderont rompre point<br />
par point avec les postulats de l'« école méthodique » (IIè partie, chap. 2).
58<br />
général de l’Instruction publique en 1878 puis directeur de l’enseignement primaire – il<br />
sera également, pour le rappeler au passage, Président de la Ligue des droits de<br />
l’homme entre 1913-1926), par les animateurs de la Ligue de l’Enseignement (Jean<br />
Macé à sa tête 113 ), enfin, par les historiens de l’université, promoteurs de l’école<br />
« méthodique » et collaborateurs de La Revue historique : Gabriel Monod, Charles-<br />
Victor Langlois, Charles Seignobos, et l’incontournable Lavisse. En fait, tous ces<br />
notables, hauts fonctionnaires ou universitaires, appartiennent au même monde,<br />
fréquentent les couloirs du ministère de l’Instruction publique, les écoles normales<br />
supérieures, et partagent le même objectif. Construire l'institution scolaire apte à<br />
cimenter le régime républicain, faire de cette institution un appareil « civique », non au<br />
sens simplement où y seraient dispensés, parmi d'autres, des cours d’instruction civique,<br />
mais au sens où l’ensemble de l’instruction, sur toute sa longueur et dans toutes ses<br />
disciplines, doit concourir à former et à éduquer le citoyen, c'est-à-dire intégrer les<br />
individus dans la communauté de la République, dans son système de valeurs et de<br />
représentations. C’est là, certes, un héritage de la Constitution de 1793. Mais plus<br />
précisément, la tâche d'« éduquer un citoyen » revêt au tournant du XIXe et du XXe<br />
siècle une double signification précise : d'abord, refouler « l’obscurantisme clérical »,<br />
autrement dit, priver ce soutien traditionnel des royalistes qu’est l’Église, de son<br />
pouvoir idéologique, de son influence sur les esprits ; mais aussi, instruire les nouvelles<br />
générations dans « l’amour de la République », en d'autres termes, consolider l’assise<br />
sociale du régime, et simultanément préparer la revanche contre l’ennemi héréditaire<br />
allemand.<br />
Telles sont les idées-forces qui, à travers les instructions ministérielles, orientent<br />
les programmes et modèlent les manuels d’histoire, non moins que ceux de français, de<br />
géographie, de littérature. De tels manuels prolifèrent entre 1890 et 1910, sans menacer<br />
toutefois le quasi-monopole du « Petit Lavisse », édité pour la première fois en 1894 et<br />
qui atteint sa 75 ème édition dès 1895... Constamment remanié jusqu’en 1912, il sera<br />
imprimé en plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Tous ces manuels destinés<br />
aux enfants de sept à douze ans, qui se ressemblent tant par la forme que par le contenu,<br />
le discours idéologique est d’autant plus évident que, par nécessité, le trait est forcé et le<br />
langage simplifié. Du reste, le groupe républicain, créant l’école laïque, gratuite et<br />
obligatoire, affirme clairement que l’histoire n’est pas neutre, mais doit servir un projet<br />
politique. En 1884, le directement de l’enseignement primaire F. Buisson, salue en ces<br />
termes la sortie du « Petit Lavisse » : « Le voilà, le livre d’histoire vraiment national et<br />
vraiment libéral que nous demandions pour être un instrument d’éducation, voire<br />
d’éduction morale ». En 1912, dans la préface à la dernière édition de son manuel,<br />
Lavisse se montre encore plus explicite :<br />
Si l’écolier n’emporte pas avec lui le vivant souvenir de nos gloires nationales, s’il ne sait pas<br />
que ses ancêtres ont combattu sur mille champs de batailles pour de nobles causes ; s’il n’a pas<br />
appris ce qu’il a coûté de sang et d’efforts pour faire l’unité de notre patrie et dégager ensuite, du<br />
chaos de nos institutions vieillies, les lois qui nous ont fait libres ; s’il ne devient pas un citoyen<br />
pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son fusil, l’instituteur aura perdu son temps.<br />
La tâche du maître d’école est en somme parfaitement définie : pendant le cours<br />
113 Jean Macé est pédagogue et publiciste, rédacteur du journal Le Républicain (1848) ; il doit abandonner<br />
ses activités et quitter la capitale après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, devient instituteur en Alsace et<br />
à Monthiers, fonde la Ligue française de l’enseignement en 1866 et ne cessera de lutter pour l’école<br />
publique, laïque et obligatoire. Il meurt en 1894.
59<br />
d’histoire, il doit former des républicains convaincus et de vaillants soldats. A cette fin,<br />
tous ces manuels prennent fonds dans les mêmes postulats fondamentaux :<br />
a/ Le premier est celui d’une « France éternelle », de « nos ancêtres les Gaulois »<br />
jusqu’aux citoyens de la Troisième République. Les habitants de ce beau pays<br />
appartiennent à une collectivité qui devient progressivement nationale, ou plutôt, à une<br />
nation éternelle qui prend progressivement conscience d’elle-même. Dès lors, les<br />
particularismes régionaux sont effacés ; les inégalités sociales sont estompées ; les<br />
« autres », individus différents, sont identifiés aux étrangers, aux ennemis, aux<br />
agresseurs. La longue marche vers la formation de l’Etat-Nation se déroule comme une<br />
succession d’événements exceptionnels où s’illustrent des héros vertueux. Le manuel<br />
d’histoire prend l’aspect d’une galerie de tableaux : Vercingétorix à Alésia, Clovis<br />
brisant le vase de Soissons, Charlemagne face aux écoliers, Philippe Auguste à<br />
Bouvines, Saint Louis sous le chêne de Vincennes, Jeanne d’Arc au bûcher, François Ier<br />
à Marignan, le peuple de Paris à la Bastille… Une ligne de partage sépare les « bons »<br />
qui ont renforcé l’autorité de l’Etat et rassemblé les provinces (Du Guesclin, Louis XI<br />
ou Richelieu), et les « mauvais » qui se sont lancés dans des guerres ruineuses et ont<br />
laissé perdre des provinces ou des colonies (Charles XVIII, Louis XII, Louis XV…).<br />
b/ Le second choix idéologique manifeste consiste à faire l’apologie du régime<br />
républicain. L’héritage de la Révolution française est récupéré pour la période 1789-<br />
1792, privilégiant les épisodes modérés et mettant en avant la réunion des états<br />
généraux, la déclaration des Droits de l’Homme, la Fête de la Fédération, glissant en<br />
revanche très allusivement sur les affrontements de la Convention, les brutalités de la<br />
Terreur habilement dissimulés sous les exploits des soldats de l’An II. La Révolution<br />
apparaît ainsi comme une rupture radicale qui fait émerger la souveraineté de la Nation,<br />
instaure le respect de la Loi, introduit la liberté de conscience et la liberté du travail.<br />
L’histoire du XIXe siècle est présentée comme une série de victoire et de défaite entre la<br />
République et ses adversaires (Restauration, Monarchie de Juillet, Second Empire),<br />
avant la victoire définitive de la IIIe République : « Elle a établi la France à son rang de<br />
grande nation ; imposé le service militaire égal pour tous ; restauré les libertés publiques<br />
– presse, réunion, association ; séparé l’Eglise de l’Etat ; et constitué un empire<br />
colonial » (Manuel de Gautier et Deschamps). Bref, la IIIème République garantit une<br />
organisation sociale harmonieuse qui ne saurait être dépassée ; la Commune est décrite<br />
comme un accès de folie, presque incompréhensible ; et la perspective d’un régime<br />
socialiste n’est jamais évoquée.<br />
c/ La troisième option est une exaltation permanente et belliqueuse de la Mère-<br />
Patrie. A la première génération, de 1880 à 1898, la propagande nationaliste est<br />
effrénée, en proportion de l’humiliation ressentie après la défaite de 1870-1871. Dans ce<br />
climat, les manuels d’histoire sélectionnent les faits d’armes illustrant la défense du<br />
territoire contre l’envahisseur, de la révolte de la Gaule jusqu’à la bataille de Valmy.<br />
Jeanne d’Arc devient l’héroïne nationale, le symbole de la résistance : « Jeanne d’Arc,<br />
c’est la figure la plus touchante qui ait jamais paru sur terre. Aucun peuple n’a dans son<br />
histoire une Jeanne d’Arc » (manuel Gautier-Deschamps). Le journal L’Ecole, en mai<br />
1882, recommande les dictées patriotiques, les récits héroïques et les chants martiaux,<br />
comme celui de L’Ecolier-Soldat, enseigné au niveau de l’école maternelle et du cours<br />
élémentaire :<br />
Pour être un homme, il faut savoir écrire<br />
Et tout petit, apprendre à travailler.<br />
Pour la Patrie, un enfant doit s’instruire
Et dans l’école apprendre à travailler.<br />
L’heure a sonné, marchons le pas,<br />
Jeunes enfants, soyons soldats (bis).<br />
60<br />
<strong>À</strong> la seconde génération, de 1899 à 1914, le nationalisme devient plus nuancé –<br />
la blessure de Sedan se cicatrise. L’opinion publique, qui compte sur les alliances que la<br />
France a nouée avec la Russie et la Grande-Bretagne, se sent moins menacée, et est dès<br />
lors moins agressive. En outre, le mouvement socialiste, à vocation internationaliste,<br />
commence à influencer certaines couches sociales, notamment les instituteurs. Dès lors,<br />
les manuels cherchent à montrer aux enfants que la guerre peut être une épreuve<br />
sanglante ; qu’il est préférable de recourir à la négociation ; qu’il est bon de préserver la<br />
paix. Au panthéon des gloires nationales, à côté des héros guerriers, apparaissent des<br />
héros civils, comme Victor Hugo et Louis Pasteur.<br />
d/ La quatrième orientation idéologique, parfaitement explicite elle aussi, est la<br />
justification sans réserve de la colonisation. Les gouvernements opportunistes, qui ont<br />
édifié les institutions républicaines, ont aussi engagé les conquêtes coloniales en<br />
Tunisie, au Tonkin, à Madagascar ; et leurs successeurs, modérés ou radicaux, ont<br />
continué à prendre pied au Soudan, au Dahomey, au Congo, plus tard au Maroc. Les<br />
manuels scolaires reprennent les arguments officiels pour expliquer les opérations<br />
militaires, au risque de sombrer dans le ridicule. Ainsi le manuel Brossolette explique<br />
benoîtement : « En 1881, Jules Ferry décida de châtier les Kroumirs, peuplade<br />
turbulente qui envahissait sans cesse notre Algérie. En les poursuivant nos soldats furent<br />
amenés à occuper la Tunisie… qui nous resta ». Dans l’esprit des dirigeants de la<br />
Troisième République, la relance et l'expansion de l'impérialisme colonial devait<br />
permettre de compenser à la perte de l’Alsace-Lorraine et de donner à la France un rang<br />
de grande puissance, à l’égal de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne. Mais elle devait<br />
se couvrir du voile d’une mission civilisatrice : « Les peuples indigènes sont à peine<br />
policés et parfois tout à fait sauvages » (manuel Lemonnier-Schrader-Dubois). Les<br />
Français, détenteurs de la culture, viennent arracher les primitifs à la barbarie. Les livres<br />
d’histoire et de géographie montrent des éducateurs installant des écoles, des médecins<br />
organisant des hôpitaux, des administrateurs supprimant des coutumes « inhumaines ».<br />
Laissons la conclusion au manuel d'histoire de Lavisse : « La France veut que les petits<br />
Arabes soient aussi bien instruits que les petits Français. Cela prouve que la France est<br />
bonne et généreuse pour les peuples qu’elle a soumis »...<br />
A travers ces différentes dimensions émerge une « Histoire de France » faisant<br />
figurer l'Etat républicain comme le terme de l’histoire universelle, le résultat final de ce<br />
qui s'apparente à un long et héroïque processus d’émergence de ces deux entités sacrées,<br />
que les périodes antérieures à la Révolution française n’avaient qu’obscurément<br />
entrevues voire refoulées : le peuple et la nation – enfin réunis dans la communauté<br />
républicaine des citoyens. L’histoire apporte ainsi à l’État républicain sa mythologie,<br />
avec son Panthéon de figures héroïques guerrières ou civiles, de Vercingétorix à<br />
Gambetta en passant par Charles Martel, Jeanne d’Arc, Rousseau et Victor Hugo, avec<br />
ses batailles et ses événements mémorables, et avec son processus téléologique<br />
inébranlable d’élimination progressive des particularismes et de rassemblement des<br />
provinces dans la sacro-sainte unité de la patrie républicaine. Par leur concours actif à<br />
cette entreprise politiquement et idéologiquement décisive, ces historiens ont contribué<br />
à faire de l'institution historienne et du savoir historique (via son inscription dans le<br />
système d'inculcation scolaire), l'un des pilliers de nationalisation de l'Etat républicain.
61<br />
Le discours historiographique est venu cimenter l'intégration communautaire en lui<br />
donnant ses mythes propres, en même temps qu'il y trouvait en retour le moyen de son<br />
renforcement institutionnel et de son développement au sein de l'édifice social et<br />
symbolique de la République. Il ne s'agit pas de réduire l'institution scolaire à cette<br />
fonction d'inculcation idéologique (ses fonctions sont sans doute plus complexes, plus<br />
contradictoires aussi), et moins encore de réduire l'historiographie savante à cette<br />
fonction de mythologisation politique. Comprendre en revanche la façon dont, sur le cas<br />
d'exemple français, se sont ainsi noués l'une à l'autre l'historiographie institutionnalisée<br />
et la stabilisation d'un certain paradigme idéologico-politique, peut permettre d'analyser<br />
les effets d'après-coup que cette fusion a produits, et singulièrement de rendre compte<br />
des raisons qui font du discours historien d'une part, de l'institution scolaire d'autre part,<br />
des points récurrents de crispation des débats, des aspirations et des contestations dans<br />
la vie sociale et politique française. Fait inintelligible si l'on ne tient pas compte de<br />
l'histoire de l'institution historiographique contemporaine, qui s'est vue érigée en pilier<br />
de l'intégration des individus à la communauté nationale et donc de renforcement et de<br />
pérennisation du pouvoir républicain, et qui, partant, a noué le sort du savoir historien,<br />
tant au surinvestissement politico-idéologique dont il n'a cessé d'être l'objet, qu'aux<br />
crises successives traversées par ce paradigme politique (ce qui rend évidemment<br />
hasardeuse, pour dire le moins, l'invocation rituelle des gloires et prodiges de « l’école<br />
Jules Ferry »).<br />
Pour éclairer ce dernier point, on peut revenir ici aux débats publics<br />
contemporains concernant le rôle des historiens dans la cité et l'instrumentalisation de<br />
leurs savoirs dans l'espace des revendications et des affrontements politiques. On peut<br />
tenir, plus particulièrement, pour emblématique la vivacité des tensions cristallisées par<br />
le traitement du passé colonial de la France, qu'il s'agisse des pratiques de torture et des<br />
exactions de l’armée française pendant les guerres de décolonisation 114 , du sort des<br />
harkis à la fin de la guerre d’Algérie, ou encore du rôle des colonisés enrôlés dans<br />
l’armée française pendant les deux guerres mondiales 115 . Ces différents débats qui ont<br />
tendus l’espace public, ont été particulièrement avivés par le cortège desdites « lois<br />
mémorielle » 116 – formule dont il faut entendre ce qu'elle a de stupéfiant par la collusion<br />
qu'elle exprime entre le rapport à l'histoire et l'usage idéologico-symbolique de<br />
l'appareil législatif (comme instrument de légitimation ou de délégitimation d'une<br />
reconnaissance collective) –, et notamment par l'aliéa 2 de l'article 4 de la Loi<br />
Mekachera de février 2006, appelant les enseignants d'histoire à revaloriser dans les<br />
écoles le « rôle positif de la présence française outre-mer ». Ces lois mémorielles<br />
solidarisent deux démarches pourtant irréductiblement hétérogènes : une démarche<br />
scientifique (l’histoire), qui vise à produire une connaissance, et une démarche<br />
politique, qui vise à produire une reconnaissance (ce qui est tout à fait autre chose : la<br />
reconnaissance est un fait symbolique). Ces actes législatifs sont, qu’on le veuille ou le<br />
non, tributaires d’une périlleuse confusion des genres : une histoire officielle délimitée<br />
par un gouvernement (tout État national requiert une telle histoire idéologique) et une<br />
histoire scientifique, en perpétuelle réinterprétation de ses propres résultats par les<br />
114 Voir déjà le grand film de Gillo Pontecorvo « La Bataille d'Alger » de 1966.<br />
115 Question replacée dans l'espace public par le film de Rachid Bouchareb Indigènes (2006).<br />
116 Notamment, pour rappel : La loi Gayssot du 13 juillet 1990, qui créé le délit de négationnisme du<br />
génocide juif ; La loi du 29 janvier 2001 « relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 » ;<br />
La loi Taubira du 21 mai 2001 « tendant à la reconnaissance, par la France, de la traite et de l’esclavage<br />
en tant que crime contre l’humanité » ; La loi Mekachera du 23 février 2005 « portant reconnaissance de<br />
la Nation et contribution nationale en faveur des français rapatriés ».
62<br />
moyens méthodologiques et théoriques qui lui sont propres. Ces lois sont dès lors<br />
propices, tant par les revendications et les objectifs qui les inspirent que par les<br />
oppositions qu'elles soulèvent, à éclairer le rapport irréductiblement ambigu entre le<br />
travail relevant du savoir historien, à la construction idéologico-politique d’une<br />
conscience historique, entre lesquels il y a à la fois une différence de nature et<br />
cependant des communications poreuses. Propices également à éclairer la nature et la<br />
portée de la vigilance continue – puisqu'il ne peut trouver de solution par une simple<br />
décision institutionnelle – dont ce rapport doit faire l’objet de la part des historiens euxmêmes.<br />
Ainsi par exemple la création en 2005 du Comité de vigilance face aux usages<br />
publics de l’histoire, à l’initiative des trois historiens Gérard Noiriel, Michèle Riot-<br />
Sarcey, et Nicolas Offenstadt, dans un contexte marqué par les débats autour de la loi<br />
Mekachera à propos de l'enseignement de l'histoire coloniale, loi qualifiée par le CVUH<br />
d'« antidémocratique » 117 . Ce Comité se donne pour tâche, non seulement d'épingler les<br />
falsifications ou les mystifications auxquelles peuvent donner lieu les « usages publics<br />
de l'histoire », mais de comprendre les logiques et légitimités des questionnements des<br />
groupes mémoriels, d’analyser l'articulation de l'histoire au politique, enfin de dénoncer<br />
la spectacularisation et l’instrumentalisation gouvernementale de l’histoire tout comme<br />
sa confiscation partisane par des groupes « entrepreneurs de mémoire ».<br />
Il est cependant symptomatique que ce comité se conçoive sur le modèle du<br />
« Comité de vigilance des intellectuels antifascistes » qui s'était constitué dans l'entredeux-guerre<br />
face à un adversaire qui déclarait résolument son anti-républicanisme. La<br />
référence à ce précédent tend à occulter le fait que l'instrumentalisation politique de<br />
l'histoire, certes particulièrement vigoureusement actuellement, est plus profondément<br />
une donnée historiquement constitutive du paradigme républicain français ; il tend par<br />
là-même à occulter la contradiction interne à l'institution historienne comme institution<br />
sociale. Il est symptomatique encore que le Manifeste du CVUH appelle à œuvrer dans<br />
le sens d’un décloisonnement des mondes universitaires et scolaires afin de travailler à<br />
la pénétration des avancées de la recherche universitaire dans les contenus des<br />
programmes scolaires : par quoi il s'agit de faire de l’institution historienne universitaire<br />
un contrepouvoir vis-à-vis des instrumentalisations dont l’institution scolaire est l'objet,<br />
mais en reprenant exactement le moyen mis en oeuvre sous la Troisième République<br />
pour ériger le savoir historien entre instrument idéologico-politique.<br />
Certes, on ne connaît pas d’État qui ne se soutienne à quelque degré par un tel<br />
usage mythologique de l’histoire, comme ciment idéologique fondamentale d’une<br />
« identité nationale » : tous les États sont tentés par leur Guy Môquet. Cependant, si les<br />
tentatives d’immixtion du pouvoir politique dans le discours historien constituent<br />
chaque fois en France de points de cristallisation du débat public et de réaction du corps<br />
historien, c’est qu'elles touchent directement au rapport ambivalent que l'institution<br />
historienne entretient à l’État républicain, au sein duquel cette institution a trouvé<br />
historiquement à se développer en assumant cette fonction idéologique centrale 118 .<br />
117 Inutile de dire que ce Comité n’a pas manqué de travail depuis deux ans, en montant des dossiers de<br />
réflexion critique relatifs par exemple à l’utilisation (en mai 2007) par Nicolas Sarkozy de la dernière<br />
lettre de Guy Môquet, ou encore en février 2008 au projet présidentiel sur la mémoire de la Shoah à<br />
l’école primaire, ou encore à la pseudo-opposition entre « fierté nationale » et « repentance », opposition<br />
nationaliste qui, à en suivre la logique jusqu'au bout, confine à celle du négationnisme.<br />
118 Des problèmes analogues se posent, mais en fonction d'autres configurations historiques et politicoinstitutionnelles,<br />
et d'autres contextes tant intérieurs qu'extérieurs, concernant le rapport de l'Allemagne<br />
contemporaine à la période national-socialiste, le rapport des Etats-Unis à l'histoire de la conquête et au<br />
génocide indien, ou encore d'Israël à l'histoire de la création de son Etat.
63<br />
Qu'elle s'en soit relativement affranchie depuis plusieurs décennies maintenant, ne laisse<br />
pourtant le politique revenir à la charge pour la rappeler à cette fonction. Qu'en tout état<br />
de cause la communauté historienne dans sa majorité se refuse à une telle<br />
instrumentalisation, ne doit pas conduire à occulter les contradictions internes qui la<br />
traversent en raison de sa propre histoire. En dernière analyse, ces contradictions<br />
viennent du rôle que l'historiographie a été historiquement déterminée à occuper dans<br />
les modes de construction de l’identité collective promue par le modèle républicainnational<br />
français. Comme nous l'avons vu en examinant quelques traits de l'oeuvre de<br />
Lavisse, ce modèle, tel qu’il a été forgé au XIXe siècle et a cristallisé sous la Troisième<br />
République, fait reposer pour une grande part l’identité collective sur l’identité d’une<br />
histoire nationale commune, de sorte que la République, prétendant également intégrer<br />
des individus d’autres cultures, se trouve dans l'alternative, soit de devoir nier que ces<br />
autres cultures ont une histoire, donc de nier qu'elles sont véritablement des cultures –<br />
suivant une conception largement promue dans la légitimation idéologique de<br />
l'impérialisme coloniale 119 –, soit de devoir s’assimiler d’une manière ou d’une autre des<br />
fragments de ces cultures et de leur histoire propre. Ce qu’elle fait bien sûr très<br />
inégalement, et, inévitablement, dans des conditions particulièrement conflictuelles<br />
lorsque ces histoires recoupent l’histoire coloniale française qui concentre toutes les<br />
contradictions de la construction républicaine-nationale de l'identité collective, entre<br />
universalisme et particularisme, entre intégration « civilisatrice » dans la citoyenneté, et<br />
conquête impérialiste et oppression des peuples non-européens. Indépendamment de la<br />
question de la légitimité à accorder aux revendications de telle ou telle communauté<br />
spécifique réclamant la reconnaissance symbolique, l’important, du point de vue d'une<br />
analyse des sources de ces débats, est de voir qu'elles marquent un « retour de bâton »<br />
d'une telle construction. Celui-ci faisant de l’histoire l’un des principaux facteurs de la<br />
reconnaissance nationale, et le registre symbolique privilégié de l’appartenance à la<br />
communauté de la République, il est inévitable que les crises de l'idéal<br />
« intégrationniste » républicain, les luttes pour la reconnaissance qui en résultent, les<br />
jeux d'inclusion différentielle et d'exclusion que subissent certaines parties de la<br />
population, viennent se loger et se formuler dans ce même langage, et s'exprimer dans la<br />
forme de réclamations de « lieux de mémoire », dont aussi de « conflits d'historicité »,<br />
ou encore – si l'on veut souligner la dimension identitairement vécue du phénomène –<br />
de « conflits de mémoire ». C'est dire simplement que c’est dans le discours historien,<br />
en son complexe scientifico-idéologique, que viennent s’inscrire, se réfléchir et<br />
s’articuler les tensions résultant de la politique coloniale française, et plus généralement<br />
aujourd’hui, les tensions résultant des difficultés du modèle républicain à maintenir<br />
119 On ne croira pas cependant que cette conception apparatient à un passé révolu : elle fut réactivée tout<br />
récemment, par exemple, dans le discours halluciné du président français à l'université Cheikh Anta Diop<br />
de Dakar en juillet 2007 : « Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans<br />
l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être<br />
en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition<br />
sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y<br />
a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande<br />
tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'histoire qui tenaille l'homme moderne mais l'homme reste<br />
immobile au milieu d'un ordre immuable où tout semble être écrit d'avance. Jamais l'homme ne s'élance<br />
vers l'avenir. Jamais il ne lui vient à l'idée de sortir de la répétition pour s'inventer un destin. […]. Le<br />
problème de l'Afrique, c'est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de<br />
l'éternel retour, c'est de prendre conscience que l'âge d'or qu'elle ne cesse de regretter, ne reviendra pas<br />
pour la raison qu'il n'a jamais existé. Le problème de l'Afrique, c'est qu'elle vit trop le présent dans la<br />
nostalgie du paradis perdu de l'enfance… » (N. Sarkozy, Discours de Dakar, 26 juillet 2007).
64<br />
l'hégémonie de la forme « communauté nationale » au sein de laquelle il s'est construit<br />
et imposé historiquement. La question reste donc de savoir si et dans quelle mesure il<br />
sera possible, pour relâcher la pression idéologico-politique pesant sur le savoir<br />
historique, de désolidariser le modèle républicain de son axe identitaire « historiconational<br />
», à rebours des incursions répétées du politique dans cette formation de savoir<br />
qui hystérisent les conflits de mémoire et d’historicités.<br />
2) L'in-instituable de l'histoire : l'hétérologie historiographique, l'historien<br />
et ses morts<br />
2.1. L'histoire, un « discours de l'autre » (De Certeau)<br />
Les analyses précédentes ont permis de souligner la façon dont les récits<br />
produits par les historiens, en tant qu'ils s'intégraient dans le système des représentations<br />
collectives, contribuaient à la production des identités collectives. La<br />
professionnalisation de la discipline historienne au sein des institutions publiques de<br />
recherche et de formation, les différentes procédures de rationalisation et de réflexion<br />
critique de la pratique historiographique sur ses propres conditions et ses propres<br />
présupposés, n'annulent pas cette « efficacité idéologique » de l'histoire. Elles peuvent<br />
la contrebalancer, elles peuvent aussi l'accompagner voire la renforcer (comme on l'a vu<br />
en examinant le rôle de l'institution historienne dans la vie politique française sous la<br />
IIIe République). Elles n'exemptent donc pas le savoir historique de son propre<br />
« pouvoir » : celui de produire des récits capables de susciter l'adhésion collective à des<br />
valeurs, des représentations, érigeant le passé en réservoir de symboles et d'idéaux<br />
autour desquels se scelle l'imaginaire d'une identité commune.<br />
Tel est le pouvoir de ce discours prétendant, pour reprendre une expression de<br />
Michel DE CERTEAU, énoncer « le réel », ou parler « au nom du réel » 120 . Et sans la<br />
prise en compte de ce pouvoir du discours historien, on ne comprendrait certes pas<br />
pourquoi d'autres pouvoirs, pouvoirs sociaux et politiques, se préoccuperaient de se<br />
l'assujettir, de le contrôler au moins partiellement, voire de l'instrumentaliser purement<br />
et simplement. Mais cette remarque doit être aussitôt complétée par un corrolaire : le<br />
discours historien entretient un rapport ambivalent avec le « réel » qu'il prétend<br />
instruire, comme avec l'identité commune dont il peut contribuer à forger l'imaginaire.<br />
Michel de Certeau sera ici, à nouveau, un fil conducteur utile, en nous donnant<br />
pour point de départ l'observation suivante : définir l'histoire comme connaissance du<br />
passé, c'est supposer que le passé comme tel peut être objectivé, constitué en objet, ou<br />
en un réservoir, si l'on peut dire, d'une infinité d'objets possibles. Mais c'est préjuger en<br />
réalité ce qui est en question : quel type de réalité est cette dimension temporelle qu'on<br />
appelle le passé ? Pour De Certeau, lecteur de l'historiographie romantique d'un Jules<br />
MICHELET non moins que des écrits du père de la psychanalyse Sigmund FREUD, le<br />
passé ne peut se réduire à une dimension de l'objectivité, ou à un point de réalité que<br />
l'on pourrait viser comme tel. Il est aussi, contradictoirement, ce qui, parce qu'il n'est<br />
plus, ne peut être représenté que dans la dimension de l'absence, du manque, d'une<br />
altérité qu'aucun « savoir » (aucun discours, aucune représentation) ne saurait prétendre<br />
120 Voir M. DE CERTEAU, Histoire et psychanalyse, op. cit., p. 53-57. Cf. également R. BARTHES, « Le<br />
discours de l'histoire », in Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, « Points-Essais », 1984, p. 163-177.
65<br />
re-présenter sans occulter ce qui en fait l'essentiel : sa consistance paradoxalement<br />
inconsistante (puisque le passé, littéralement, n'est pas), son insistance dans le présent,<br />
l'insistance de son absence dans le présent. Dès lors, le rapport que le discours historien<br />
entretient avec le passé ne peut s'apparenter tout à fait au regard d'entendement tenant<br />
sereinement à sa disposition un objet tangible ; il a aussi partie liée avec ce rapport que<br />
la psychanalyse a mis au jour à l'échelle de la psychè individuelle, entre une parole et les<br />
traces qui, venues d'une « autre scène » (Freud) en elle-même inobjectivable, y<br />
produisent des effets de disruptions symptomatiques (répétitions, lapsus, actes<br />
manqués...).<br />
La coprésence dans l'écriture historienne de ces deux mouvements, y introduit<br />
une tension entre deux types de rapport au temps, qui sont aussi deux modes<br />
d'élaboration symbolique du passé. D'un côté, la « prétention au réel » qui soutient<br />
l'objectivation et la représentation du passé produites par la connaissance historienne, ne<br />
se départ pas du rôle – rôle sans doute nécessaire pour toute société ou groupe, reconnaît<br />
De Certeau – de « réparer incessamment les déchirures entre le passé et le présent » :<br />
[La représentation historienne] assure un « sens » qui surmonte les violences et les divisions du<br />
temps. Elle crée un théâtre de références et de valeurs communes qui garantissent au groupe une<br />
unité et une communication symboliques. En somme, comme disait Michelet, elle est le travail<br />
des vivants pour « calmer les morts » et rassembler toutes les sortes de séparés en un semblant de<br />
présence qui est la représentation même. C'est un discours de la conjonction, qui lutte contre les<br />
disjonctions produites par la compétition, le labeur, le temps et la mort. 121<br />
Discours de réconciliation symbolique du présent avec le passé, le savoir<br />
historien est en ce sens un savoir de l'identité qu'il contribue lui-même à constituer ou à<br />
reproduire, en construisant la scène discursive d'une « collectivisation » des<br />
coordonnées symboliques et imaginaires de cette identité (le récit du passé fonctionne<br />
ici, fût-ce virtuellement, comme récit d'une provenance commune, d'une communauté<br />
d'origine). C'est pourquoi, comme nous l'avons vu au sujet de la place de l'institution<br />
historienne dans le républicanisme, il est surinvesti idéologiquement et politiquement<br />
dès lors que l'ordre du jour est à l'union nationale (périodes de crise, de guerre, de<br />
révolution et de contre-révolution etc.). C'est pourquoi aussi le savoir historien est<br />
intériorisé dans les conflits sociaux, sous la forme de « conflits de mémoires » dans<br />
lesquels se formulent le traitement inégal des groupes sociaux, les inclusions et les<br />
exclusions de l'espace public, les reconnaissances et les ségrégations. C'est pourquoi<br />
enfin, ajoute ici De Certeau, dès lors que la pratique historiographique privilégie voire<br />
se subordonne à la symbolique « réconciliatrice » et identitaire dont elle est porteuse,<br />
elle tend à effacer les procédures effectives par lesquelles elle construit ses<br />
représentations d'une « réalité passée », procédures dont les particularités, les choix<br />
qu'elles impliquent, les tensions ou les contradictions entre courants historiographiques<br />
qu'elles révèlent, compromettraient l'universalité apparente de ces représentations et<br />
l'adhésion consensuelle qu'elles sont censées emporter (qui pourrait ne pas être d'accord<br />
avec « le réel » ?...) :<br />
Cette tâche sociale appelle précisément l'occultation de ce qui particularise la représentation. Elle<br />
amène à éviter le retour de la division présente sur la scène symbolisante. Le texte substitue donc<br />
la représentation d'un passé à l'élucidation de l'opération institutionnelle qui le fabrique. Il donne<br />
un semblant de réel (passé) au lieu de la praxis (présente) qui le produit : l'un est mis à la place<br />
de l'autre.<br />
121 M. DE CERTEAU, Histoire et psychanalyse, op. cit., p. 60.
66<br />
[…] Sous cet angle, le discours savant ne se distingue plus de la narrativité prolixe et<br />
fondamentale qu'est notre historiographie quotidienne. Il participe au système qui organise par<br />
des « histoires » la communication sociale et l'habitabilité du présent. Le livre ou l'article<br />
professionnel, d'une part, et d'autre part, le journal imprimé ou télévisé ne se différencient qu'à<br />
l'intérieur du même champ historiographique, constitué par l'innombrable des récits qui racontent<br />
et interprètent les événements. L'historien « spécialisé » s'acharne, bien sûr, à récuser cette<br />
solidarité compromettante. Vaine dénégation. La part savante de cette historiographie y forme<br />
seulement une espèce particulière, qui n'est pas plus « technique » que les espèces voisines, mais<br />
a seulement d'autres techniques. Elle relève aussi d'un genre qui prolifère : les récits qui<br />
expliquent ce-qui-se-passe.<br />
[…] Naguère le « réel » avait la figure d'un Secret divin autorisant l'interminable narrativité de sa<br />
révélation. Aujourd'hui le « réel » continue à permettre indéfiniment du récit, mais il a la forme<br />
de l'événement, lointain ou étrange, qui sert de postulat nécessaire à la production de nos<br />
discours de révélations. Ce dieu fragmenté ne cesse de faire parler. Il bavarde. Partout des<br />
nouvelles, des informations, des statistiques, des sondages, des documents, qui compensent par<br />
de la conjonction narrative la disjonction croissante créée par la division du travail, par<br />
l'atomisation sociale et par la spécialisation professionnelle. Ces discours fournissent à tous les<br />
séparés un référentiel commun. Ils instituent, au nom du « réel », le langage symbolisateur qui<br />
fait croire à la communication et qui forme la toile d'araignée de « notre » histoire. 122<br />
Ce qui singularise alors la connaissance historienne, ce n'est pas tant la<br />
« technicité » de ses procédures méthodologiques, que la place qu'y occupe<br />
simultanément une autre opération symbolique, qui coexiste sans doute toujours avec la<br />
première à des degrés variables, mais qui lui est irréductible. De Certeau la thématise en<br />
menant d'abord une confrontation de la réflexion épistémologique sur l'historiographie<br />
avec la découverte freudienne d'un discours de l'inconscient radicalement hétérogène à<br />
la conscience comme lieu de la présence, ensuite en cherchant dans le concept freudien<br />
de « travail du deuil » (Trauerarbeit) un modèle analogique pour interpréter cette<br />
seconde opération symbolique de l'écriture de l'histoire.<br />
2.2. Deuil du passé, deuil du réel : un éclairage psychanalytique sur les<br />
fonctions symboliques de l'écriture de l'histoire (Michelet, Nietzsche, Freud)<br />
Citons d'abord un long extrait de Psychanalyse et Histoire où De Certeau dit<br />
l'essentiel du sens de son rapprochement entre la découverte freudienne et les problèmes<br />
épistémologiques que soulève l'historiographie :<br />
La psychanalyse s'articule sur un processus qui est le centre de la découverte freudienne : le<br />
retour du refoulé. Ce « mécanisme » met en jeu une conception du temps et de la mémoire, la<br />
conscience étant à la fois le masque trompeur et la trace effective d'événements qui organisent le<br />
présent. Si le passé (qui a eu lieu et forme d'un moment décisif au cours d'une crise) est refoulé,<br />
il revient mais subreptice, dans le présent d'où il a été exclu. Un exemple cher à Freud figure ce<br />
détour-retour, qui est la ruse de l'histoire : après avoir été assassiné, le père de Hamlet revient,<br />
mais en fantôme, sur une autre scène, et c'est alors qu'il devient la loi à laquelle son fils obéit.<br />
Deux stratégies du temps. Il y a une « inquiétante familiarité » de ce passé qu'un occupant actuel<br />
a chassé (ou cru chasser) pour s'approprier sa place. Le mort hante le vif. Il re-mord (morsure<br />
secrète et répétée). Ainsi l'histoire est-elle « cannibale », et la mémoire devient-elle le champ<br />
clos où s'opposent deux opérations contraires : l'oubli, qui n'est pas une passivité, une perte, mais<br />
une action contre le passé ; la trace mnésique, qui est le retour de l'oublié, c'est-à-dire une action<br />
de ce passé désormais contraint au déguisement. Plus généralement, tout ordre autonome se<br />
constitue grâce à ce qu'il élimine et il produit un « reste » condamné à l'oubli, mais l'exclu<br />
s'insinue de nouveau dans cette place « propre », il y a remonte, il l'inquiète, il rend illusoire la<br />
conscience qu'a le présent d'être « chez soi », il est tapi en la demeure et ce « sauvage », cet « ob-<br />
122 Ibid., p. 60-61.
67<br />
scène », cette « ordure », cette « résistance » de la « superstition » y inscrit, à l'insu ou à<br />
l'encontre du propriétaire (le moi), la loi de l'autre.<br />
L'historiographie se développe au contraire en fonction d'une coupure entre le passé et le présent.<br />
Elle résulte des rapports de savoir et de pouvoir entre deux lieux supposés distincts : d'une part,<br />
le lieu présent (scientifique, professionnel, social) du travail, l'appareil technique et conceptuel<br />
de l'enquête et de l'interprétation, l'opération de décrire et/ou d'expliquer ; d'autre part, les lieux<br />
(musées, archives, bibliothèques) où sont gardés, gisant, les matériaux qui font l'objet de la<br />
recherche, et, secondairement, décalés dans le temps, les systèmes ou les événements passés dont<br />
ces matériaux permettent l'analyse. Une frontière sépare l'institution actuelle (qui fabrique des<br />
représentations) des régions anciennes ou lointaines (que les représentations historiographiques<br />
mettent en scène).<br />
Même si l'analyse historigraphique postule une continuité (une généalogie), une solidarité (une<br />
appartenance) ou une connivence (une sympathie) entre ses opérateurs et ses objets, elle établit<br />
entre les uns et les autres une différence, marquée d'ailleurs, dès le principe, par une volonté<br />
d'objectivité. L'espace qu'elle organise est à la fois divisé et hiérarchisé. Il comporte un<br />
« propre » (le présent d'une pratique) et un « autre » (un « passé » étudié). Cette frontière<br />
traverse, d'une part, la pratique, où l'appareil de la recherche se distingue du matériau traité et, de<br />
l'autre, la mise en scène scripturaire, où le discours du savoir interprétatif domine le passé<br />
représenté, cité, su.<br />
La psychanalyse et l'historiographie ont donc deux manières différentes de distribuer l'espace de<br />
la mémoire. Elles pensent autrement le rapport du passé et du présent. La première reconnaît l'un<br />
dans l'autre ; la seconde pose l'un à côté de l'autre. La psychanalyse traite ce rapport sur le mode<br />
de l'imbrication (l'un dans la place de l'autre), de la répétition (l'un reproduit l'autre sous une<br />
autre forme), de l'équivoque et du quiproquo (quoi est « à la place » de quoi ? Il y a partout des<br />
jeux de masques, de retournement et d'ambiguïté). L'historiographie considère ce rapport sur le<br />
mode de la successivité (l'un après l'autre), de la corrélation (proximités plus ou moins grandes),<br />
de l'effet (l'un suit l'autre) et de la disjonction (ou l'un ou l'autre, mais pas les deux à la fois).<br />
Deux stratégies du temps s'affrontent ainsi, bien qu'elles se développent sur le terrain de<br />
questions analogues : rechercher des principes et des critères au nom desquels comprendre les<br />
différences ou assurer des continuités entre l'organisation de l'actuel et des configurations<br />
anciennes ; donner valeur explicative au passé et/ou rendre le présent capable d'expliquer le<br />
passé ; ramener les représentations d'hier ou d'aujourd'hui à leurs conditions de production ;<br />
élaborer (d'où ? comment ?) les manières de penser et donc surmonter la violence (les conflits et<br />
les hasards de l'histoire), y compris la violence qui s'articule dans la pensée elle-même ; définir et<br />
construire le récit qui est, dans les deux disciplines, la forme privilégiée donnée au discours de<br />
l'élucidation. Les croisements et les débats de ces deux stratégies depuis Freud (1856-1939)<br />
précisent les possibilités et les limites du renouvellement que leur rencontre offre à<br />
l'historiographie. 123<br />
De Certeau identifie dans ce texte deux manières hétérogènes d'affronter un<br />
même problème : l'impossibilité de considérer le rapport entre passé et présent comme<br />
un rapport simple et univoque, l'impossibilité de tenir la distinction même entre passé et<br />
présent comme une donnée. C'est en ce sens que la psychanalyse et l'historiographie<br />
apparaissent à De Certeau comme deux « stratégies du temps », ou deux manières de<br />
« distribuer l'espace de la mémoire » : elles sont deux « pratiques » de l'équivocité de ce<br />
rapport, de la contingence de cette distinction. Deux façons de redéfinir le partage des<br />
« lieux » du passé et du présent (au sens de la topique freudienne de « lieux<br />
psychiques » comme au sens de lieux symboliques de la pensée sociale), tâche infinie<br />
puisque l'un ne cesse de faire retour dans l'autre. Il est clair alors que, en vertu de ce<br />
problème commun, qui se pose aussi bien à l'échelle de la psychè individuelle qu'à<br />
l'échelle des rapports que les collectivités entretiennent à leur propre historicité,<br />
l'historiographie ne peut être tout à fait étrangère aux modes d'intrication du passé au<br />
présent dont se soucie la psychanalyse. Elle y trouve justement l'un de ces mobiles.<br />
123 Ibid., p. 85-88.
68<br />
Comme le note De Certeau par ailleurs, l'historiographie est toujours dans un rapport<br />
ambivalent au partage du passé et du présent : elle doit le présupposer comme la<br />
condition même de son discours ; et cependant elle en fait l'objet et l'effet de ce même<br />
discours 124 . C'est dire que ce partage ne va jamais de soi, et ne cesse d'être remanié, à la<br />
fois refait et déplacé. Le texte historiographique est à la fois l'espace de ce partage<br />
constamment à refaire et à déplacer, et le lieu où le passé trouve non seulement un<br />
semblant de présence (ou de re-présentation) mais aussi une certaine distance vis-à-vis<br />
du présent. Ce problème de trouver une juste distance entre le passé et le présent, ne se<br />
réduit pas l'alternative entre continuité et discontinuité entre l'un et l'autre. Il exprime<br />
plutôt dans la métaphore topique un problème analogue à celui de l'oubli et du deuil sur<br />
le plan métapsychologique, problème auquel De Certeau fait allusion dans le passage<br />
cité précédemment en évoquant Hamlet hanté par le spectre de son père assassiné. C'est<br />
le point qu'il s'agit d'éclairer à présent. On l'introduira par un bref détour nieztschéen.<br />
Avant Freud lui-même, Friedrich NIETZSCHE avait en effet développé une<br />
réflexion sur l'histoire qui n'est pas sans rapport avec la question abordée ici. Au début<br />
de la Seconde Considération intempestive 125 , intitulée « De l’utilité et de l’inconvénient<br />
des études historiques pour la vie », on peut lire ce passage magnifique :<br />
Certes, nous avons besoin de l’histoire, mais autrement qu’en a besoin l’oisif promeneur dans le<br />
jardin de la science, quel que soit le dédain que celui-ci jette, du haut de sa grandeur, sur nos<br />
nécessités et nos besoins rudes et sans grâce. Cela signifie que nous avons besoin de l’histoire<br />
pour vivre et pour agir, et non point pour nous détourner nonchalamment de la vie et de l’action,<br />
ou encore pour enjoliver la vie égoïste et l’action lâche et mauvaise. Nous voulons servir<br />
l’histoire seulement en tant qu’elle sert la vie. Mais il y a une façon d’envisager l’histoire et de<br />
faire de l’histoire par laquelle la vie s’étiole et dégénère. [...]<br />
Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par<br />
l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation. Pour pouvoir<br />
déterminer ce degré et, par celui-ci, les limites où le passé doit être oublié sous peine de devenir<br />
le fossoyeur du présent, il faudrait connaître exactement la force plastique d’un homme, d’un<br />
peuple, d’une civilisation, je veux dire cette force qui permet de se développer hors de soi-même,<br />
d’une façon qui vous est propre, de transformer et d’incorporer les choses du passé, de guérir et<br />
de cicatriser des blessures, de remplacer ce qui est perdu, de refaire par soi-même des formes<br />
brisées. Il y a des hommes qui possèdent cette force à un degré si minime qu’un seul événement,<br />
une seule douleur, parfois même une seule légère petite injustice les fait périr irrémédiablement,<br />
comme si tout leur sang s’écoulait par une petite blessure. Il y en a, d’autre part, que les<br />
accidents les plus sauvages et les plus épouvantables de la vie touchent si peu […] qu’au milieu<br />
de la crise la plus violente, ou aussitôt après cette crise, ils parviennent à un bien-être passable, à<br />
une façon de conscience tranquille. 126<br />
Dans cet opuscule, Nietzsche distingue trois types d'histoire, ou plutôt trois<br />
usages de l'histoire pour la vie, terme qu'il faut entendre ici dans sa triple dénotation,<br />
comme vie bio-psychique, vie spirituelle et symbolique, et vie culturelle ou collective :<br />
L’histoire appartient au vivant sous trois rapports : elle lui appartient parce qu’il est actif et qu’il<br />
aspire ; parce qu’il conserve et qu’il vénère ; parce qu’il souffre et qu’il a besoin de délivrance. A<br />
cette trinité de rapports correspondent trois espèces d’histoire, s’il est permis de distinguer, dans<br />
l’étude de l’histoire, un point de vue monumental, un point de vue antiquaire, et un point de vue<br />
124 Voir supra. chap. I, section « Histoire et tradition ».<br />
125 La série des Considérations intempestives (traduite parfois sous le titre Considérations inactuelles)<br />
comporte quatre essais, publiés par Nietzsche entre 1873 et 1876.<br />
126 F. NIETZSCHE, Considérations intempestives, tr. fr. H. Albert, Paris, Garnier Flammarion, p. 71-72<br />
et p. 78.
critique. 127<br />
69<br />
Par cette distinction, il ne s'agit par pour Nietzsche de trancher abstraitement en<br />
faveur de l'une ou l'autre pratique de l'histoire. Le problème est celui, si l'on peut dire,<br />
d'une clinique des cultures : un problème de dosage, un problème d'équilibre<br />
posologique entre le sens historique et ce sens non-historique – cette « atmosphère nonhistorique<br />
», d'innocence ou d'insouciance, de « sérénité, bonne conscience, activité<br />
joyeuse, confiance en l’avenir » –, pour tenir cette plasticité nécessaire à toute vie tant<br />
individuelle que collective, et que compromettrait inévitalement l’excès de sens<br />
historique. En quoi consiste donc un tel excès ? L’histoire monumentale peut, dans<br />
certaines proportions, oeuvrer comme un stimulant. Par les figures sublimes et les<br />
gestes décisifs qu'elle magnifie en déployant autour d'eux une scène de l'histoire<br />
universelle qu'ils illuminent, elle peut exciter le courage, l'ambition, la passion requise<br />
pour intervenir dans le cours des choses 128 . Reste qu'un excès d'histoire monumentale<br />
peut se renverser dans l'effet contraire, entraîner l’inhibition, ou simplement une<br />
gloriole ridicule qui se pare du costume des anciens pour mener des petites affaires<br />
insignifiantes ou des entreprises téméraires : « l’histoire monumentale trompe par les<br />
analogies. Par de séduisantes assimilations, elle pousse l’homme courageux à des<br />
entreprises téméraires, l’enthousiaste au fanatisme » 129 . Considérant en second lieu<br />
l’histoire antiquaire, Nietzsche lui accorde de développer un sentiment de vénération : à<br />
l'exaltation de l'histoire monumentale, elle substitue une idéalisation qui sacralise le<br />
passé, impose un respect sans lequel sans doute, là encore, aucune vie spirituelle et<br />
culturelle ne serait possible, ni même aucun intérêt pour la connaissance du passé. Mais<br />
à nouveau ici, cet usage antiquaire de l'histoire, à devenir exclusif des deux autres types<br />
de rapport à l'histoire, devient inévitablement nuisible 130 : il risque de transformer la vie<br />
en musée, en la figeant dans une posture purement conservatrice, craintive face à tout<br />
avenir ou tout imprévu, et en étouffant toute force de création capable d’introduire du<br />
nouveau 131 . Reste l’histoire critique, qui doit venir contrebalancer les excès des deux<br />
formes précédentes : « Pour pouvoir vivre l’homme doit posséder la force de briser un<br />
passé et de l’anéantir et il faut qu’il emploie cette force de temps en temps » 132 .<br />
Comment penser une telle force de destruction du passé ? Quelques années plus tard,<br />
dans le premier paragraphe de la Seconde Dissertation de la Généalogie de la morale<br />
(1887), Nietzsche livrera une analyse susceptible d'éclairer ce point, sur un plan que l'on<br />
pourrait appeler métapsychologique (de façon anachronique cependant : le terme sera<br />
forgé par Freud queqlues décennies plus tard). Nietzsche y introduit en effet un concept<br />
de « force d'oubli » ou « tendance à l'oubli », force dont il souligne la fonction vitale,<br />
bien qu'elle puisse s'avérer, dans des individus comme dans des collectivités,<br />
profondément atrophiées. Quelle est donc cette fonction ?<br />
Notons d'abord que l'expression même de « force » ou de « tendance » attire<br />
l'attention sur le fait que l’oubli ne doit pas être compris seulement négativement ou<br />
privativement, comme on serait enclin à le faire spontanément, c’est-à-dire comme un<br />
déficit, un manque de souvenir, une défaillance de la mémoire. Dire que l’oubli relève<br />
127 Ibid., p. 87.<br />
128 On pourra confronter cette analyse de Nietzsche avec la fameuse ouverture du Dix-huit Brumaire de<br />
Louis Bonaparte de Karl Marx.<br />
129 F. NIETZSCHE, Considérations intempestives, op. cit., p. 92.<br />
130 Ibid., p. 95-100.<br />
131 Ibid., p. 99.<br />
132 Ibid., p. 100.
70<br />
d’une « force », c’est au contraire pointer ce qui s'y trouve de positif et d’actif. Au lieu<br />
de réserver l'activité à la seule fonction de conservation de la mémoire, pour renvoyer<br />
l’oubli à la passivité d'un relâchement ou de la perte d'une aptitude (perte de l’aptitude à<br />
mémoriser des expériences présentes, ou perte de l'aptitude à se remémorer les<br />
souvenirs d'expériences passées), il faut considérer l’oubli lui-même comme une activité<br />
psychique spécifique, inconsciente sans doute, et absolument vitale. Pourquoi cela ? On<br />
peut considérer que Nietzsche anticipe ici, à sa manière, une conception de l'activité<br />
psychique que reformulera Freud dans une conceptualité à la fois proche et distincte,<br />
lorsqu'il proposera une représentation « topique » d'un « appareil psychique » dans<br />
lequel les événements qui nous affectent s’inscrivent ou « s’enregistrent » en certains<br />
lieux d’un espace psychique. Que se passe-t-il dans le phénomène de la mémorisation ?<br />
Il y a d’abord des traces psychiques (des « traces mnésiques », qui peuvent être aussi<br />
bien des traces verbales que des représentations de choses, morceaux de choses et<br />
fragments de mots) enregistrées dans le système psychique dit de la Perception-<br />
Conscience. Mais cela ne suffit pas : il faut que ces traces fassent l’objet d’un<br />
investissement psychique ; il faut que ces tracent soient investies par une énergie<br />
psychique. Or, voilà qui nous ramène à l'idée de Nietzsche, même s’il ne la formule pas<br />
tout à fait dans ces termes. Que se passe-t-il si toute l’énergie psychique est investie sur<br />
ces traces mnésiques ? Il se produit que tout le système perception-conscience sera<br />
occupé par ces traces mnésiques, que tout le champ de conscience et toute l’activité de<br />
la conscience seront, pour ainsi dire, obnubilés par ces traces mnésiques, de sorte que<br />
plus rien de nouveau ne pourra venir pénétrer dans ce champ de conscience. La<br />
tendance à l’oubli s'apparente alors à une force inconsciente de désinvestissement de ces<br />
traces mnésiques : et cette force est précisément ce qui rend la conscience disponible<br />
pour du nouveau, c’est-à-dire ce qui, en préservant la conscience de toute l'activité<br />
inconsciente de traitement, d'assimilation et de métabolisalisation de nos expériences<br />
passées, rend tout simplement possible une expérience. La force d'oubli opère ainsi<br />
comme une<br />
sorte de portier veillant au maintien de l’ordre psychique, du calme […] : ce qui indique<br />
d’emblée à quel point il ne saurait y avoir de bonheur, de gaieté d’esprit, d’espérance, d’orgueil,<br />
de présent sans tendance à l’oubli. L’homme chez qui cet appareil d’entrave est détérioré et hors<br />
d’usage est comparable à un dyspeptique, il ne vient « à bout » de rien… 133<br />
A l'instar d'un individu atteint de dyspeptie, cette maladie affectant l'appareil<br />
digestif et le rend incapable d'assimiler les éléments nutritifs, l'individu dont la force<br />
d'oubli est rabougrie ne peut plus que ruminer ses expériences passées, les ressasser ad<br />
libitum. En termes freudiens, toute son énergie psychique est investie sur ces traces<br />
mnésiques qui occupent non seulement son activité psychique inconsciente mais aussi<br />
tout son champ de conscience – une conscience pour laquelle il n'y a plus, littéralement,<br />
de présent.<br />
Fermons cette parenthèse sur Nietzsche et revenons au questionnement de<br />
Michel DE CERTEAU sur l'enseignement que peut apporter à la réflexion<br />
épistémologique sur la portée symbolique de l'historiographie, la pensée<br />
psychanalytique freudienne. Le trouble identifié par Nietzsche s'apparente fortement à<br />
ce que Freud repèrera dans l'affection mélancolique qui touche les personnes qui<br />
viennent de perdre un être cher – ce peut être une personne, mais aussi plus<br />
133 F. NIETZSCHE, La Généalogie de la morale, tr. fr. P. Wotling, Paris, Livre de Poche, II, § 1.
71<br />
généralement une condition de vie (dégradation), le pays natal (exil), une idée ou un<br />
idéal (désillusion) –, et qui se livrent à ce travail psychique qui ne peut manquer de<br />
s'effectuer, mais qui reste soumis aux contingences de la complexion psychique<br />
individuelle, et dont les mécanismes caractéristiques apparaissent en toute lumière dans<br />
les cas pathogènes de son échec : le « travail du deuil ». Que se passe-t-il dans un tel<br />
« travail » psychique ? Et en quoi peut-il nous éclairer pour comprendre, suivant De<br />
Certeau, le rôle de l'historiographie dans le travail symbolique des sociétés et des<br />
cultures ?<br />
Commençons d’abord par la description de quelques symptômes, telle que<br />
l’établit Freud dans son article de 1915 intitulé « Deuil et mélancolie » :<br />
Le deuil sévère, la réaction à la perte d’une personne aimée, comporte [un] état d’âme<br />
douloureux, la perte de l’intérêt pour le monde extérieur — pour autant qu’il ne rappelle pas le<br />
défunt —, la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d’amour que ce soit — ce qui<br />
voudrait dire qu’on remplace celui dont on est en deuil —, l’abandon de toute activité qui n’est<br />
pas en relation avec le souvenir du défunt. Nous concevons facilement que cette inhibition et<br />
cette limitation du moi expriment le fait que l’individu s’adonne exclusivement à son deuil, de<br />
sorte que rien ne reste pour d’autres projets et d’autres intérêts. 134<br />
Le problème paraître être le suivant : l’objet d’amour a « réellement » disparu,<br />
mais cela ne suffit pas à expliquer qu’à la dépression douloureuse s’adjoint « une<br />
suspension de l’intérêt pour le monde extérieur [et] la perte de la capacité d’aimer »,<br />
c’est-à-dire de créer de nouvelles relations affectives. Ce désintérêt marque un repli du<br />
moi sur lui-même et sur ses souvenirs du passé, au prix d'un désinvestissement de la<br />
réalité présente du monde extérieur. La question est de comprendre plus précisément<br />
pourquoi s’opèrent ce désintérêt et ce repli. Freud l’explique ainsi :<br />
L’épreuve de réalité a montré que l’objet aimé n’existe plus et édicte l’exigence de retirer toute la<br />
libido des liens qui la retiennent à cet objet. Là-contre s’élève une rébellion compréhensible, – on<br />
peut observer d’une façon générale que l’homme n’abandonne pas volontiers une position<br />
libidinale même lorsqu’un substitut lui fait déjà signe. Cette rébellion peut être si intense qu’on<br />
en vienne à se détourner de la réalité et à maintenir l’objet par une psychose hallucinatoire de<br />
désir […]. Ce qui est normal c’est que le respect de la réalité l’emporte. Mais la tâche qu’elle<br />
impose ne peut être aussitôt remplie. En fait, elle est accomplie en détail, avec une grande<br />
dépense de temps et d’énergie d’investissement, et, pendant ce temps, l’existence de l’objet<br />
perdu se poursuit psychiquement. Chacun des souvenirs, chacun des espoirs par lesquels la libido<br />
était liée à l’objet est mis sur le métier, surinvesti et le détachement de la libido est accompli sur<br />
lui (…). Le fait est que le moi après avoir achevé le travail du deuil redevient libre et sans<br />
inhibitions. 135<br />
Le désintérêt pour le monde extérieur présent trouve ici un éclairage en termes<br />
« économiques », c'est-à-dire de circulation et de déplacement des investissements en<br />
énergie psychique. Dans le travail du deuil, le moi est tout entier concentré, pour ainsi<br />
dire, sur ses propres souvenirs, à travers lesquels se maintient l'existence psychique de<br />
l'objet disparu – c'est-à-dire, pour le psychisme, son existence tout court : le caractère<br />
douloureux de la perte vient, non de la perte, mais de la contradiction dans laquelle est<br />
prise l'activité psychique, entre la disparition éprouvée sous le « principe de réalité », et<br />
cette existence persistante maintenue par les investissements libidinaux. L'hallucination<br />
134 S. FREUD, « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, 1915, tr. fr., Paris, Gallimard, Folio-Essais, p.<br />
147.<br />
135 Ibid.
72<br />
de l'objet disparu, c'est-à-dire la projection, dans la réalité d'une perception externe, des<br />
désirs inconscients attachés aux souvenirs de l'objet, est une manière de résoudre cette<br />
contradiction. Le travail du deuil « normal » en est une autre : ce qui absorbe alors le<br />
sujet, au point de le couper, de façon plus ou moins profonde et durant un temps plus ou<br />
moins long, de la réalité extérieure présente, c'est précisément cette dépense<br />
considérable d’énergie psychique qu'il doit employer inconsciemment pour « détacher »<br />
celle qui demeure associée aux représentations inconscientes du mort. Cette inhibition<br />
du moi, par laquelle il se coupe du monde extérieur et semble renoncer à vivre « avec<br />
son temps », c’est-à-dire dans le présent des relations et du monde environnant soumis<br />
au principe de réalité, loin d'être pathologique en lui-même, est un moment<br />
psychiquement nécessaire de ce travail psychique par lequel le sujet cherche à regagner<br />
cette vie au présent, en désinvestissant progressivement « son lien avec l'objet anéanti »<br />
mais qui continue à exister psychiquement, c’est-à-dire à absorber l’énergie psychique<br />
du sujet. Il s’agit donc d’un travail par lequel « le moi peut libérer sa libido de l’objet<br />
perdu », « accomplir le retrait général des investissements » 136 , ce qui, s’il y parvient, lui<br />
permettra d’ « opérer de nouveaux investissements d’objet », de créer de nouvelles<br />
relations affectives, etc., en un mot, de recouvrer un présent dans lequel pouvoir<br />
continuer à vivre 137 .<br />
Sur chacun des souvenirs et des situations d’attente qui montrent que la libido est rattachée à<br />
l’objet perdu, la réalité prononce son verdict : l’objet n’existe plus ; et le moi, quasiment placé<br />
devant la question de savoir s’il veut partager ce destin, se laisse décider par la somme des<br />
satisfactions narcissiques à rester en vie et à rompre sa liaison avec l’objet anéanti. On peut peutêtre<br />
se représenter cette rupture comme si lente et si progressive qu’à la fin du travail l’énergie<br />
qu’il fallait dépenser pour l’effectuer se trouve dissipée. […] Le deuil amène le moi à renoncer à<br />
l’objet en déclarant l’objet mort, et (…) il offre au moi la prime de rester en vie. 138<br />
C'est ce patient travail inconscient pour surmonter la perte de l'objet en le<br />
désinvestissant, que Freud résume d'une formule frappante : le travail du deuil consiste<br />
ainsi à « tuer le mort ». Ce qui n'est pas sans faire écho à la « force d'oubli »<br />
nietzschéenne, à condition de comprendre que « l'oubli » en question ne signifie pas une<br />
disparition pure et simple, mais plutôt l'assignation d'un lieu symbolique aux morts (et<br />
c'est déjà la construction d'un tel lieu qui est en jeu dans cette sorte de certificat de décès<br />
psychique qu'évoque Freud lorsqu'il écrit que le moi, à travers le travail du deuil, est<br />
conduit à « déclarer l'objet mort », c'est-à-dire à inscrire la mort dans un acte de<br />
langage) : un lieu à la fois dans la vie (de telle sorte que la mort y figure comme un<br />
événement de la vie, ayant un sens pour elle) et à distance d'elle (de telle sorte qu'il<br />
préserve à la vie un espace propre et distinct). Le problème du deuil est précisément<br />
celui de donner une place (un sens) à ceux qui n'en n'ont plus, place sans laquelle, à en<br />
être exclus sans autre forme de procès, c'est-à-dire refoulés, déniés ou forclos, ils<br />
s'exposent à revenir interminablement bouleverser la vie des vivants (trauma). Cela<br />
complexifie à coup sûr la représentation de la mémoire et de l'histoire par rapport à ses<br />
fonctions traditionnelles de conservation et de transmission. Mais notons d'abord que<br />
dans ce travail de symbolisation à l'oeuvre dans le deuil, on retrouve une dimension de<br />
la Mnèmosunè archaïque que nous avons rencontrée précédemment dans les analyses de<br />
J.-P. VERNANT et M. DETIENNE. Du passé évoqué par les mythes cosmogoniques et<br />
136 Ibid., p. 161.<br />
137 Pour illustrer a contrario un échec du travail du deuil, voir le film de François Truffaut « La Chambre<br />
verte ».<br />
138 S. FREUD, « Deuil et mélancolie », op. cit., p. 166 et 169.
73<br />
théogoniques, explique Vernant, le discours mythique ne saurait chercher à faire<br />
« revivre ce qui n'est plus et lui donne[r], en nous, une illusion d'existence », comme le<br />
ferait au contraire, dit-il, le savoir historien :<br />
A aucun moment la remontée le long du temps ne nous fait quitter les réalités actuelles. En nous<br />
éloignant du présent c'est seulement par rapport au monde visible que nous prenons de la<br />
distance : nous sortons de notre univers humain, pour découvrir derrière lui d'autres régions de<br />
l'être, d'autres niveaux cosmiques, normalement inaccessibles : au-dessous, le monde infernal et<br />
tout ce qui le peuple, au-dessus le monde des dieux olympiens. 139<br />
En ce sens, le temps mythique ne vise pas à explorer le « passé », mais à le<br />
transformer en une « partie intégrante du cosmos » actuel. Pour revenir à l'interprétation<br />
de De Certeau, celle-ci paraît réincorporer dans le savoir historien cette dimension<br />
symbolique du récit mythologique. De la voix de l'historien, on peut dire ce que Vernant<br />
écrivait de la mémoire mythique :<br />
Elle ne renconstruit pas le temps ; elle ne l'abolit pas non plus. En faisant tomber la barrière qui<br />
sépare le présent du passé, elle jette un pont entre le monde des vivants et cet au-delà auquel<br />
retourne tout ce qui a quitté la lumière du soleil. Elle réalise pour le passé une “évocation”<br />
comparable à celle qu'effectue pour les morts le rituel homérique de l'ekklèsis [Homère, Odyssée,<br />
X, 515 sq., et XI, 23 sq.] : l'appel chez les vivants et la venue au jour, pour un bref moment, d'un<br />
défunt remonté du monde infernal ; comparable aussi au voyage qui se mime dans certaines<br />
consultations oraculaires : la descente d'un vivant au pays des morts pour y apprendre – pour y<br />
voir – ce qu'il veut connaître. Le privilège que Mnèmosunè confère à l'aède est celui d'un contact<br />
avec l'autre monde, la possibilité d'y entrer et d'en revenir librement. Le passé apparaît comme<br />
une dimension de l'au-delà 140 .<br />
Faut-il renvoyer cette opération symbolique apparentant le récit historique à un<br />
rite d'invocation des âmes défuntes, aux balbutiements infantiles d'une histoire préscientifique<br />
? Mentionnons plutôt ici l'illustre Préface de 1833 de Jules MICHELET à<br />
son Histoire de France, amorçant un labeur de près de quarante années (commencé en<br />
1830, Michelet ne l'achèvera qu'en 1867), et où, relatant ses premiers pas dans les<br />
Archives Nationales dont il dirigeait la section historique, il met en scène son arpentage<br />
des « cimetières de l'histoire » – premier voyage au pays des morts...<br />
Pour moi, lorsque j'entrai la première fois dans ces catacombes manuscrites, dans cette nécropole<br />
des monuments nationaux, j'aurais dit volontiers, comme cet Allemand entrant au monastère de<br />
Saint-Vannes : Voici l'habitation que j'ai choisie et mon repos aux siècles des siècles !<br />
Toutefois je ne tardai pas à m'apercevoir dans le silence apparent de ces galeries, qu'il y avait un<br />
mouvement, un murmure qui n'était pas de la mort. Ces papiers, ces parchemins laissés là depuis<br />
longtemps ne demandaient pas mieux que de revenir au jour. Ces papiers ne sont pas des papiers,<br />
mais des vies d'hommes, de provinces, de peuples. D'abord, les familles et les fiefs, blasonnés<br />
dans leur poussière, réclamaient contre l'oubli. Les provinces se soulevaient, alléguant qu'à tort la<br />
centralisation avait cru les anéantir. Les ordonnances de nos rois prétendaient ne pas avoir été<br />
effacées par la multitudes des lois modernes. Si on eût voulu les écouter tous, comme disait ce<br />
fossoyeur au champ de bataille, il n'y en aurait pas eu un de mort. Tous vivaient et parlaient, ils<br />
entouraient l'auteur d'une armée à cent langues que faisait taire rudement la grande voix de la<br />
République et de l'Empire.<br />
Doucement, messieurs les morts, procédons par ordre, s'il vous plaît. Tous vous avez droit sur<br />
l'histoire. L'individuel est beau comme individuel, le général comme général. Le Fief a raison, la<br />
Monarchie davantage, encore plus la République !... La province doit revivre ; l'ancienne<br />
139 J.-P. VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., p. 87.<br />
140 Ibid.
74<br />
diversité de la France sera caractérisée par une forte géographie. Elle doit reparaître, mais à<br />
condition de permettre que, la diversité s'effaçant peu à peu, l'identification du pays succède à<br />
son tour. Revive la monarchie, revive la France ! Qu'un grand essai de classification serve une<br />
fois de fil en ce chaos. Une telle systématisation servira, quoique imparfaite. Dût la tête<br />
s'emboîter mal aux épaules, la jambe s'agencer mal à la cuisse, c'est quelque chose de revivre.<br />
Et à mesure que je soufflais sur leur poussière, je les voyais se soulever. Ils tiraient du sépulcre<br />
qui la main, qui la tête, comme dans le Jugement dernier de Michel-Ange, ou dans la Danse des<br />
morts. Cette danse galvanique qu'ils menaient autour de moi, j'ai essayé de la reproduire en ce<br />
livre. 141<br />
On soulignera dans ce texte admirable, l'entrecroisement d'un travail du deuil<br />
analogue à celui évoqué précédemment – attachant le travail de l'historien à chaque<br />
trace, chaque voix des morts du passé –, et d'un oeuvre de justice, visant, sinon à la<br />
tâche impossible d'effacer les injustices passées, du moins à réparer symboliquement le<br />
tort fait à ces paroles définitivement forcées au silence, à ces morts du passé comme<br />
enterrés encore vifs, et dont les spectres hantent les galeries des Archives Nationales.<br />
Faisant revivre les morts, le texte de l'historien se constitue en une scène de justice en<br />
même temps que comme un tombeau enfin honoré. Il lui appartient, répétera Michelet<br />
en 1869 dans la Préface au dernier volume de l'Histoire de France où il revendiquera le<br />
projet d'une « résurrection intégrale du passé », d'acquitter les dettes que les vivants<br />
doivent aux morts, en rendant leurs mots à ces paroles muettes 142 . Comme le remarque<br />
justement Paul Viallaneix, « sous le signe de la réparation due aux muets de l'histoire,<br />
toute une dramaturgie du Jugement se met en place » :<br />
A l'exemple de saint Louis, qui réclamait dans sa prière le « don des larmes », et de Jeanne d'Arc,<br />
bouleversée par « la grande pritié qui est au royaume de France », il assume, en tant qu'historien,<br />
le ministère de la « compassion ». Il prête ainsi l'oreille à la plainte assourdie des humiliati de<br />
tous les siècles, tisserands des Flandres médiévales, Vaudois massacrés, sorcières brûlées vives.<br />
Mais, de proche en proche, ce sont tous les morts qui sollicitent l'attention accaparée par les<br />
divers propriétaires de la parole. A l'historien revient l'honneur de leur prêter une voix, la<br />
sienne. 143<br />
Et de citer Michelet lui-même, assignant à l'historien la tâche de « faire parler les<br />
silences de l'histoire » :<br />
Il leur faut un Oedipe qui leur explique leurs propres énigmes, dont ils n'ont eu le sens, qui leur<br />
apprenne ce qu'ils voulaient dans leurs actes, qu'ils n'ont pas compris. Il leut faut un Prométhée et<br />
qu'au feu qu'il a dérobé les voix qui flottaient glacées, dans les airs se résolvent, rendent un son,<br />
se remettent à parler. Il faut plus : il faut entendre les mots qui ne furent dits jamais, qui restaient<br />
141 J. MICHELET, Histoire de France, Livre IV, in Oeuvres complètes, Paris, Lacroix et Cie Editeurs,<br />
t. IV, p. 613-614. Sur la question de la mort chez Michelet, on pourra également consulter avec profit les<br />
articles de M. CROUZET, « Michelet, les morts et l'année 1842. Misère de l'histoire : l'historien aux<br />
prises avec l'historicisme », in Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 31è année, n° 1, 1976, p. 182-<br />
196 ; P. VIALLANEIX, « Michelet : le magistère de l'historien », in Cahiers de l'Association<br />
internationale des études francaises, 1995, n°47. p. 247-264 ; ainsi que M. DE CERTEAU, Ecrire<br />
l'histoire, Paris, Gallimard.<br />
142 « Ce cœur exubérant, si facile et si bon, si charmant de la France, il faudrait bien le dire tout au long,<br />
ce que je n'ai pu. Ces justices dues à nos pères pour une foule d'héroïsmes obscurs, il faudrait, tôt ou tard,<br />
qu'on les rendît enfin. On dit que Camoëns eut aux Indes un emploi, fut l'administrateur du bien des<br />
décédés. Ce titre, cette charge, sont ceux de l'historien. Je n'en resterai pas indigne, j'acquitterai ces dettes<br />
et ne mourrai pas insolvable. » (J. MICHELET, Préface à Histoire de France, parue dans le tome XIX :<br />
Histoire de France 1758-1789, éd. augm., Paris, Lacroix et Cie Editeurs, 1876).<br />
143 P. VIALLANEIX, « Michelet : le magistère de l'historien », art. cit., p. 258, citant la Préface de 1869.
75<br />
au fond des coeur. Il faut faire parler les silences de l'histoire, ces terribles points d'orgue où elle<br />
ne dit plus rien et qui sont justement ses accents les plus tragiques. 144<br />
Nous retrouvons enfin ici les analyses de De Certeau : ces évocations de<br />
Michelet – ou pour mieux dire, ces invocations – mettent en scène le rapport d'une<br />
subjectivité historiographique à « l'autre » qui n'est pas tant « l'objet » de son discours<br />
que le sujet absent, muet, disparu, auquel l'écriture de l'historien prête sa voix, parlant<br />
ainsi au nom des sans voix et des sans noms – et tout d'abord du « peuple », cet autre<br />
innombrable, anonyme et inaudible, séculairement exclu du privilège traditionnellement<br />
accordé par les chroniques et les annales à la voix des « grands hommes ». Ce qui<br />
ressuscite à coup sûr une dimension éminemment mythique et rituelle de l'écriture.<br />
Mythique, pour autant qu'elle construit dans le langage un mode de présence pour<br />
l'absence, mode de présence dont Michelet ne dissimule pas la puissance de fascination,<br />
et même la dimension proprement hallucinatoire. Mais rituel aussi, car cette présence<br />
extrême des absents, cette « surprésence » excessive qui envahit la subjectivité<br />
historienne – et que Michelet formulera lui-même dans tout un réseau métaphorique du<br />
rituel de manducation (l'historien mange les voix des morts 145 ), il revient à l'écriture à la<br />
fois de lui donner une voix et une place parmi les vivants, mais une voix et une place<br />
qui en même temps symbolisent, c'est-à-dire donne sens en reliant tout en mettant à<br />
distance. Ecrire le passé s'apparente à ce rituel qui à la fois marque la présence du passé<br />
dans le présent, et s'efforce de maîtriser intellectuellement cette présence en<br />
reconstruisant sur un nouveau plan un partage, une distance, entre le présent et le passé.<br />
Et sans doute cette entreprise elle-même n'est pas sans risque, comme le suggère cette<br />
formule stupéfiante que Michelet prononcera vers la fin de sa vie : « J’ai trop bu le sang<br />
des morts ». Mais peut-être était-ce là le risque d'excès des morts sur les vivants que<br />
l'historien devait encourir pour que les non-historiens puissent en être préservés.<br />
144 J. MICHELET, Journal, 30 janvier 1842, Paris, Gallimard, 1959, t. I, p. 378.<br />
145 Sur cette symbolique de « Michelet en manducateur, prêtre et propriétaire de l'Histoire », voir les<br />
analyses de Roland BARTHES, Michelet (sur) – Michelet, Paris, Seuil, « Points-Littérature », 1988. Ce<br />
motif de la mandication rituelle n'est pas sans faire écho à la métaphore digestive que nous avons<br />
rencontrée précédemment dans la Généalogie de la morale de Nietzsche (« toutes nos expériences, tout ce<br />
que nous ne faisons que vivre, qu’absorber, ne devient pas plus conscient, pendant que nous le digérons<br />
(ce qu’on pourrait appeler assimilation psychique) (Einverseelung) que le processus multiple de la<br />
nutrition physique qui est une assimilation par le corps (Einverleibung)... »).
76<br />
DEUXIEME PARTIE<br />
Dans la fabrique des historiens<br />
CHAPITRE I. LA MATIÈRE DU PASSÉ DANS LA PRATIQUE HISTORIOGRAPHIQUE : DOCUMENTS,<br />
TRACES, ARCHIVES<br />
1) Histoire-chronique, histoire érudite, histoire critique<br />
1.1. De l'histoire-chronique à l'histoire érudite<br />
1.1. On se rapportera ici au chapitre 6 du livre de G. Bourdé et H. Martin, Les<br />
Ecoles historiques, Paris, Seuil, où l'on trouvera une présentation synthétique des<br />
transformations, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, des pratiques historiographiques<br />
considérées quant à leurs sources et documents, ou quant à ce que l'historien Marc<br />
BLOCH, dont nous parlerons plus spécifiquement ci-dessous, appellera leurs « traces ».<br />
1.2. On pourra prêter une attention particulière aux procédures critiques de<br />
traitement des textes, mises en place dans le contexte rationaliste du XVIIe siècle :<br />
procédures d'authentification, de datation, mais aussi d'analyse philologique, témoignant<br />
d'une perception inédite de l'historicité de la matière même du travail<br />
historiographique, c'est-à-dire des textes, des langages, des mots et des significations<br />
qu'ils véhiculent. Emblématique sera à cet égard le regard historien que l'on se met à<br />
poser sur le Texte par excellence : les Ecritures Saintes. C'est ce qu'entreprendra par<br />
exemple SPINOZA dans le Traité théologico-politique, où, sur la base d'une<br />
herméneutique historique entrecroisant examen philologique, information en histoire<br />
sociale et politique, et analyse des cohérences (et incohérences) internes de l'Ancien<br />
Testament, il remettra en cause l'unité de son texte (donc du Verbe dont il était censé<br />
être l'expression transparente) et dégagera l'hétérogénéité des auteurs, des temps, des<br />
lieux et des objectifs de son écriture 146 .<br />
2) Au creux des archives : vides, silences, ombres de l'histoire<br />
2.1. L'histoire, « connaissance par trace » (Marc Bloch et la contre-utilisation<br />
des documents)<br />
Comme le remarque Marc BLOCH, l'un des fondateurs de l'Ecole dites des<br />
Annales (du nom de la revue qu’il crée en 1929 avec Lucien Febvre, les Annales<br />
d’histoire économique et sociale),<br />
les faits qu’il étudie, l’historien, nous dit-on, est, par définition, dans l’impossibilité absolue de<br />
les constater lui-même. Aucun égyptologue n’a vu Ramsès ; aucun spécialiste des guerres<br />
napoléoniennes n’a entendu le canon d’Austerlitz. Des âges qui nous ont précédé, nous ne<br />
saurions donc parler que d’après témoins. 147<br />
146 Pour un aperçu synthétique sur les techniques interprétatives mises en oeuvre dans le Traité<br />
théologico-politique, et sur ses enjeux à la fois historiographique, philosophique, et politique, voir P.-<br />
F. MOREAU, Spinoza et le Spinozisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », p. 60-65.<br />
147 M. BLOCH, Apologie pour l'histoire, ou Métier d'historien, rééd. in L’Histoire, la guerre, la
77<br />
L’historien ne peut s'autoriser, en dernière analyse, que des sources – ces écritstémoins<br />
qui constituent la matière première de son savoir, et par conséquent aussi sa<br />
limite. En ce sens, l’histoire est essentiellement un « connaissance par trace », qui n’est<br />
possible qu’à la condition de soumettre les traces et témoignages qu’elle examine à une<br />
mise à l’épreuve systématique. Celle-ci touche d'abord la véracité des faits relatés par la<br />
source ; elle peut prendre la forme d'une chasse à l'imposture volontaire. Mais les<br />
« témoignages volontaires » (du type « mémoires », chroniques explicitement écrites<br />
pour être transmises comme une information du temps présent) ne sont pas épargnés par<br />
un semblable travail de révision systématique, critique et méthodique. Car tout<br />
volontaires et explicitement destinés à la postérité soient-ils, l’inscription de l’auteur<br />
dans son présent vivant l’expose inévitablement aux erreurs, illusions, intérêts<br />
particuliers, à des manières de poser les problèmes qui sont ceux de son temps.<br />
En réalité, le caractère volontaire ou involontaire du témoignage est secondaire,<br />
par rapport au problème plus profond que soulève l'histoire comme « connaissance par<br />
traces ». Ce problème n'est pas tant celui de la fiabilité de l'information délivrée par les<br />
sources, que celui de sa significativité à l'intérieur du système social complexe où, à<br />
l'époque à laquelle elle appartient, cette source fut émise ou produite. De ce point de<br />
vue, la connaissance par trace, loin d'être une faiblesse de la connaissance historienne,<br />
est au contraire ce qui en fait l'intérêt spécifique : même lorsque l'auteur de cette source<br />
se méprend sur ce qu'il dit de la société de son temps (ou falsifie volontairement les faits<br />
s'y rapportant), il est encore susceptible d'apprendre malgré lui quelque chose sur cette<br />
société. Bloch prend comme exemple les Mémoires de Saint-Simon. Ceux-ci sont à<br />
l'évidence, observe Bloch, tout entachés de « préjugés », de « fausses prudences », de<br />
« myopie » dont est victime l’individu pris dans son temps. Mais par là même, ils sont<br />
des plus instructifs, non pas tant pour les informations que Saint-Simon prétend léguer à<br />
la postérité sur le règne de Louis XIV (sauf à être recoupées avec d’autres sources) que<br />
pour ce qu'il révèle à son insu de lui-même et du milieu auquel il appartient, c’est-à-dire<br />
pour « l’étonnante lumière que les Mémoires nous ouvrent sur la mentalité d’un grand<br />
seigneur à la cour du Roi Soleil ». Bloch conclut ingénieusement :<br />
Dans notre inévitable subordination envers le passé nous nous sommes donc affranchis du moins<br />
en ceci que, condamnés toujours à le connaître exclusivement par ses traces, nous parvenons<br />
toutefois à en savoir sur lui beaucoup plus qu’il n’avait cru bon de nous en faire connaître 148 .<br />
Bloch thématise ainsi ce qu'on a pu appeler après lui le principe de « contreutilisation<br />
des documents », qui repose sur l'idée que les « traces » que recueille<br />
l'historien valent pour lui comme « sources » ou matière de son travail, non pas<br />
seulement par les faits dont elles parlent, mais plus profondément par la manière dont<br />
elles le font. Le postulat d'une telle thèse méthodologique est que, dans un espace social<br />
donné, tout est signifiant, même si ce qu'une trace signifie ne coïncide pas avec la<br />
signification ou avec le référent explicite de son discours (son contenu informatif). De<br />
ce point de vue, l'absence même de documents peut devenir signifiante – « voici que<br />
l'absence prend sens, voici que parlent les silences et que les zones d'ombre se dissipent.<br />
Mais il faut toute la virtuosité de l'auteur pour parvenir à tirer tant d'enseignements d'un<br />
Résistance, Paris, Gallimard, 2006 ; nous citons le texte dans l'édition Armand Colin, coll. « Cahiers des<br />
Annales », 1949.<br />
148 M. BLOCH, Apologie pour l'histoire, ou Métier d'historien, op. cit., p. 25.
78<br />
creux documentaire... » 149 . Plus précisément, cela implique, non seulement des<br />
problèmes d'interprétation, mais des difficultés proprement épistémologiques et<br />
philosophiques. Tâchons de préciser ici de quoi il retourne.<br />
Tout d'abord, cela suppose de pouvoir construire la « significativité » de tel ou<br />
tel document. Un document, pris en lui-même, considéré isolément, ne signifie rien. Il<br />
ne devient signifiant que si on parvient à le replacer au sein d'un système interprétatif<br />
par rapport auquel il prend sens et peut dire en effet, comme le soutient Bloch, plus (ou<br />
autre chose) que ce qu'il prétendait dire. De ce point de vue, toute trace ne vaut comme<br />
comme telle (comme trace signifiante) qu'à l'articulation de deux procédures : la mise<br />
en série de ce document avec d'autres ; la problématique à laquelle l'historien soumet<br />
son champ documentaire. Mais ces deux procédures elles-mêmes se heurtent à une<br />
difficulté qui tient plus profondément aux conditions sous lesquelles une « trace »<br />
discursive est produite (qu'il s'agisse d'un ouvrage, d'une correspondance privée, d'un<br />
traité diplomatique ou un contrat marchand, une circulaire administrative ou un tableau<br />
statistique, un article de presse ou un rapport de police, ...). Il faut considérer en effet<br />
que toute source, en tant que production discursive déterminée, est toujours<br />
« informée » par des normes et des forces qui régissent le monde social présidant à cette<br />
production à une époque déterminée, et à sa transmission à travers différentes époques.<br />
Pour une source quelconque, comme le note bien un épistémologue de l'historiographie<br />
contemporaine, Andrea CAVAZZINI,<br />
le trajet de son existence sociale détermine les formes de sa lisibilité, et le genre de lumière jetée<br />
par elle sur le passé. Cela implique qu’une source ne puisse pas reconnaître le refoulé du<br />
processus social dont elle relève. Or, le savoir de l’historien est entièrement conditionné par des<br />
sources déjà formatées, donc limité par ce que les conditions de sa production ont établi comme<br />
visible ou invisible. 150<br />
On voit que le problème initial de la « connaissance par trace » s'est déplacé ici<br />
sensiblement, et transforme le sens du projet de Michelet de faire parler les « silences de<br />
l'histoire ». Ce problème n'est plus simplement celui du « manque » de sources, que l'on<br />
se contenterait de constater empiriquement (de fait, tout ce qui se passe dans une société<br />
ne fait pas l'objet d'une inscription, n'est pas « enregistré »). Ce problème n'est plus<br />
seulement de faire dire aux sources autre chose que ce qu'elles prétendaient dire au<br />
moment de leur émission (ce qu'on dit à un moment donné dans une société, révèle ou<br />
signifie quelque chose de cette société, mais qui correspond rarement à ce qu'on en dit).<br />
Le problème est à présent d'interpréter et d'expliquer ces silences ou ces non-dits<br />
positivement, c'est-à-dire à partir des conditions effectives de production des discours<br />
dans une société. Plutôt que de se borner au constat superficiel d'une simple déficience<br />
empirique des traces, il convient de reconduire celles-ci aux conditions de la production<br />
discursive qui, dans un espace société déterminé, sont toujours des conditions<br />
normatives, donc à la fois sélectives et (à des degrés variables) répressives. Ces<br />
conditions déterminent la production des énoncés, leur mode inscription, leurs<br />
possibilités d'interprétation, de circulation, d'utilisation ou de réactivation, en excluant<br />
d'autres possibilités énonciatives, en refoulant d'autres inscriptions possibles. En un<br />
149 G. BOURDE, H. MARTIN, Les Ecoles historiques, op. cit., p. 268-269.<br />
150 A. CAVAZZINI, « L'archive, la trace, le symptôme. Remarque sur la lecture des archives », L'Atelier<br />
du Centre de recherches historiques, mai 2009, accessible en ligne : URL :<br />
http://acrh.revues.org/index1635.html (On ne saurait trop recommander la lecture directe de l'ensemble de<br />
cet article, sur lequel s'appuient les considérations qui suivent).
79<br />
mot, ces conditions matérialisent un rapport de forces dans un énoncé. Mais en retour,<br />
la seule considération de cet énoncé ne délivre pas de manière transparente les<br />
conditions normatives et les rapports de forces qui le soutiennent. C'est pourquoi, dans<br />
la citation précédente, Cavazzini utilise la notion freudienne de refoulement : les nonsdits<br />
ne sont pas le contraire de ce qui est dit, les silences ne sont pas ailleurs que dans<br />
les énoncés enregistrés par le passé et que l'historien entend prendre en charge : ils en<br />
sont au contraire le revers, une dimension intrinsèque – comme si les discours<br />
enregistrés n'étaient qu'une manière de dissimuler, de « déguiser » ou de « déplacer »<br />
(Freud), une impossibilité première à dire (des répressions, des oppressions et des<br />
refoulements, en un mot des rapports de forces qui font parler, qui entrent donc dans la<br />
constitution matérielle même des discours inscrits (« traces »), mais toujours en<br />
excluant d'autres possibilités de discours).<br />
Il s'ensuit cette difficulté fondamentale pour la possibilité même du travail<br />
historien, au regard des limites, qui sont plus profondément des aveuglements ou des<br />
méconnaissances, que lui impose la matière première de son activité d'interprétation et<br />
d'explication :<br />
Il faudrait en effet, pour saisir ce refoulé – enveloppant toujours des potentialités de la vie sociale<br />
effacées par des rapports de force – pouvoir faire dire à la source ce qu’elle ne dit pas, et surtout<br />
ce qu’elle ne peut pas dire. L’invention par l’historien de pratiques de déchiffrage capables<br />
d’arracher aux sources ce qu’elles ne peuvent pas exhiber en pleine lumière dépend d’un rapport<br />
aux instances qui pré-codent toute source historique : nous appelons ces instances,<br />
conformément à l’usage d’auteurs tels que Michel Foucault, Arlette Farge et Jacques Derrida,<br />
l’archive. L’archive n’est pas un dépôt matériel de documents mais un dispositif abstrait, bien<br />
que producteur d’effets matériels – il s’agit d’un agencement de conditions et de règles<br />
permettant la connaissance d’époques révolues. Cet agencement relie les uns aux autres les<br />
éléments suivants : les sources ; les méthodes d’interprétation, déchiffrage et critique ; une<br />
certaine idée de la façon dont une source peut signifier le passé ; et des contenus supposés<br />
appartenir à la période étudiée. 151<br />
2.2. Histoire et rapports de pouvoir : Une historiographie des dominés est-elle<br />
possible ?<br />
On voit qu'on a changé de registre d'analyse, par rapport à nos considérations<br />
précédentes sur Jules Michelet ou sur Marc Bloch. On est passé du registre du caché et<br />
du dévoilé, à celui du refoulement et du symptôme, ou de la répression et de l'échappée.<br />
Dans cette nouvelle perspective, on appellera une « archive », au sens précis, c'est-àdire<br />
technique, du terme forgé par Michel Foucault 152 , un « dispositif d'archivage », qui<br />
est en réalité un dispositif qui intériorise toujours des rapports de forces conditionnant<br />
l'inscription des discours (donc leur lisibilité, leur visilibité, le type d'interprétation dont<br />
ils sont susceptibles de faire l'objet, mais aussi à la limite, leur illisibilité, leur<br />
151 Ibid.<br />
152 Voir M. FOUCAULT, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969 ; et surtout le magnifique essai<br />
de Foucault paru en 1977 sous le titre La Vie des hommes infâmes, et réédité dans les Dits et écrits, Paris,<br />
Gallimard. Cavazzini fait allusion également ici, d'une part, au travail de l'historienne Arlette FARGE (Le<br />
Goût de l'archive, Paris, Seuil, 1989), dont il sera question plus loin, et qui a d'ailleurs collaboré un temps<br />
avec Foucault, d'autre part à Jacques DERRIDA, Mal d'archive. Une impression freudienne, Paris,<br />
Ed.Galilée, 1995. Sur ce dernier texte, on pourra consulter avec profit l'article de Marc AYMES,<br />
« L'archive dans ses oeuvres (Rancière, Derrida) », Labyrinthe, n° 17, 2004, accessible en ligne : URL :<br />
http://labyrinthe.revues.org/index175.html.
80<br />
invisibilité, leur pure et simple inexistence). Citons un autre passage de l'analyse déjà<br />
citée que Andrea Cavazzini consacre à ce concept d'archive. On y verra l'effort pour<br />
comprendre la condition de possibilité même du travail historien, mais en tant que cette<br />
condition confronte immédiatement ce travail à un problème de pouvoir, ou plus<br />
exactement, en tant que cette condition expose inévitablement ce travail au risque de<br />
méconnaître les jeux de pouvoirs qui ont présidé à la constitution même de ses<br />
« objets », à leur transmission, à leur mode de « lisibilité » et de « visibilité » :<br />
Par exemple, du point de vue de l’archive qui gouverne l’histoire politique du XIX e siècle et des<br />
premières décennies du XX e , les sources validées sont celles produites et conservées par les<br />
archives des États nationaux européens ; les méthodes sont celles définies au cours de ce premier<br />
essor d’une histoire universitaire ; la relation de signification entre la source et le passé est<br />
référentielle et représentative ; enfin, tout ce système d’archivage engendre presque<br />
automatiquement une approche des réalités agissant dans le passé (et peut-être dans toute histoire<br />
humaine) : l’histoire sera histoire politique, histoire-bataille, et/ou roman de l’épopée nationale.<br />
En outre, l’histoire érudite tend à ne pas « voir » pas les séries quantitatives, et la valeur d’une<br />
lecture sérielle (et non référentielle) de ces sources lui est difficilement accessible. Finalement,<br />
pour elle, les mouvements sociaux « d’en bas », souvent anonymes, n’existent pas comme<br />
acteurs historiques pleinement « visibles », Or, toute archive est ancrée dans des institutions, des<br />
idéologies, des savoirs différents et des relations de pouvoir. Une archive ne donnera à voir – du<br />
passé, des sources possibles, des façons de les lire – que ce qui sera transmis par l’articulation<br />
des procédés d’archivage au sein d’un ensemble de pratiques sociales. Dès lors, on est renvoyé<br />
au problème d’une source qui occulterait le processus de son avènement.<br />
Le concept d’archive que nous venons d’esquisser est la condition inconsciente de la discipline<br />
historique. Un historien parle toujours à partir du lieu ouvert par une archive lui permettant de<br />
prendre sa place à l’intérieur d’un agencement entre documents, méthodes, sémiologies et objets.<br />
Le savoir des historiens dépend de l’archive qui soutient leur parole. Reconstruire les critères<br />
d’archivage, changer d’archive – et par ce même changement accéder à l’intelligence de ce que<br />
l’archive initiale laissait invisible – tous ces gestes ne peuvent être accomplis qu’à l’intérieur<br />
d’un régime donné de savoir. Afin de saisir ce qu’une société n’arrive pas à rendre visible,<br />
l’historien doit arracher les traces de l’effacé au savoir que cette société produit sur elle-même.<br />
Son savoir n’a d’autre fondement que l’archive dont il dispose, et qui est le résultat de tout ce qui<br />
a obtenu, au cours des âges, un statut de visibilité effaçant ou déformant les possibilités restées<br />
invisibles. Ainsi, l’archive livrera une image du passé qui est plutôt celle des rapports de forces<br />
ayant refoulé d’autres réalités jadis vivantes. 153<br />
On comprend pourquoi le problème soulevé ici a pu se trouver au coeur d'une<br />
problématisation épistémologico-politique, qui prendra son plein essor dans les<br />
décennies d'après-guerre, au croisement des luttes de décolonisation et d'indépendance<br />
nationale et des luttes des minorités sociales, culturelles et sexuelles dans les métropoles<br />
occidentale du « capitalisme avancé », problématisation cependant dont les sources<br />
remontent déjà à la période de l'entre-deux-guerres, au problème d'une « histoire des<br />
vaincus » ou d'une « tradition des opprimés » posé par Walter BENJAMIN dans ses<br />
Thèses « Sur le concept d'histoire » 154 , et surtout au questionnement développé par<br />
Antonio GRAMSCI dans ses Cahiers de Prison (Quaderni del Carcere) sur les<br />
conditions de possibilité, et les enjeux politiques, de l'élaboration d'une historiographie<br />
des dominés ou des « groupes sulbalternes ».<br />
C'est dans le vingt-cinquième des vingt-neuf carnets de notes rédigés durant son<br />
incarcération sous le régime fasciste, qu'il regroupe en 1934 une quinzaine de pages<br />
153 A. CAVAZZINI, « L'archive, la trace, le symptôme. Remarque sur la lecture des archives », art. cit.<br />
154 Voir W. BENJAMIN, « Sur le concept d'histoire » (1940), in Oeuvres, t. III, Paris, Gallimard, Folio-<br />
Essai, p. 427-443, en particulier les thèses IV, VI et VII.
81<br />
sous le titre Aux marges de l'histoire (Histoire des groupes sociaux subalternes). Il y a<br />
ébauche sous une forme programmatique (sa mort prématurée en 1937 laissera ce<br />
programme sans suite) un champ d'étude dont il montre à la fois l'importance et les<br />
difficultés inhérentes : celui d'une reconstruction des modes de vie de groupes qui,<br />
précisément dans la mesure où ils ont toujours été historiquements dominés, n'ont pu<br />
conquérir les conditions élémentaires d'autonomie leur permettant d'énoncer dans leur<br />
propre langage quelque chose en quoi ils pourraient reconnaître « leur » histoire (a<br />
fortiori l'histoire de « leurs » luttes). Dans la note 2 de ce 25 ème cahier, intitulée<br />
« Critères méthodologiques », Gramsci explique que « l'histoire des groupes sociaux<br />
subalternes est nécessairement fragmentée et épisodique […] elle est continuellement<br />
brisée par l'initiative des groupes dominants ». Le travail de l'historien s'en trouve dès<br />
lors inévitablement compliqué, en raison de la difficulté à identifier cet objet d'étude<br />
constamment brisé par les assaut des groupes dominants. De là, ce rapport de<br />
domination produit comme effet une raréfaction du champ documentaire qui seul<br />
pourrait rendre possible le travail de reconstruction historiographique. Cette raréfaction<br />
ne doit pas seulement s'entendre au sens où les groupes dominants détruiraient les traces<br />
discursives par lesquelles les groupes subalternes tenteraient d'énoncer leurs propres<br />
luttes, mais au sens où l'assujettissement de ces derniers les empêchent à la limite<br />
d'avoir l'idée même qu'ils ont une histoire, et une histoire qui leur est propre, c'est-à-dire<br />
qui ne se confond pas avec l'histoire des groupes hégémoniques. Gramsci écrit en ce<br />
sens dans le Cahier 3 :<br />
On peut dire que l'élément de spontanéité est ainsi caractéristique de « l'histoire des classes<br />
subalternes » et même des éléments les plus marginaux et périphériques de ces classes, ceux qui<br />
n'ont pas rejoint la conscience de la classe « pour soi » et qui donc ne soupçonnent même pas<br />
que leur histoire puisse avoir une importance quelconque et que cela ait une valeur quelconque<br />
d'en laisser des traces documentaires.<br />
Le problème ne vient donc pas seulement de la faiblesse quantitative des<br />
documents disponibles, mais plus profondément de l'hétéronomie discursive dans<br />
laquelle se trouvent les groupes dominés, dont la situation de domination se reconnaît<br />
précisément au fait qu'ils ne peuvent appréhender celle-ci, la penser, la symboliser,<br />
l'articuler discursivement, que dans le langage (au sens large : le système symbolique<br />
ou « culturel ») des dominants eux-mêmes. C'est en ce sens que se pose un problème<br />
proprement historiographique des subalternes, à savoir celui de la reconstruction<br />
documentaire des témoignages du passé. Cette reconstruction s'efforce de prendre en<br />
compte tous les courants souterrains, vaincus, cachés de l'histoire, mais aussi les<br />
histoires individuelles, des groupes restreints, dans leurs aspects partiels et sporadiques<br />
– discontinus dans le temps extérieur des luttes sociales, mais aussi discontinus dans le<br />
« temps intérieur », pour ainsi dire, des régimes collectifs d'énonciation, où cette<br />
histoire ne peut apparaître principalement qu'à l'état de signes, de traces, voire (pour<br />
reprendre la métaphore psychanalytique du refoulement rencontrée précédemment) de<br />
symptômes – ou suivant encore un terme que privilégiera l'historien italien Carlo<br />
Ginzburg, fort proche de cette problématique (proche aussi de Foucault en ce sens), à<br />
l'état d'indices. Dès lors, se poseront une série de questions : comment reconstruire des<br />
telles histoires ? Comment pallier au caractère partiel des sources à disposition, presque<br />
toujours rédigées par les classes dominantes ? Dans quels domaines la « voix » des<br />
subalternes peut-elle nous aider à concevoir un cadre plus large des événements<br />
historiques ou même à formuler des hypothèses alternatives sur des événements qu'on
82<br />
considérait acquis du point de vue historiographique ?<br />
C'est précisément dans cette perspective de questionnement que le programme<br />
de Gramsci – ou du moins son inspiration générale, visant ce rapport problématique<br />
entre un état de « subalternité » et l'accès à un seuil d'une historicité appropriable par<br />
des groupes sociaux dominés – sera repris plus tard par des historiens et historiennes<br />
indiennes 155 qui fonderont le groupe des Subaltern Studies, se donnant pour tâche<br />
(d'abord au sein de la revue éponyme créée au début des années 1980) de reposer la<br />
question de l’autonomie des groupes subalternes, au croisement d'une réappropriation<br />
de leur histoire (historiographie) et d'une conquête de leur capacité d'action collective et<br />
d'émancipation (politique) 156 . Comme l'expliquait en 2009 un spécialiste de la question<br />
de la subalternité dans l'héritage de Gramsci,<br />
cette tradition [des Subaltern Studies] souligne en effet la « prise de parole politique » des<br />
subalternes, dans ce cas des paysans indiens, au moyen de formes d'agir social qui à nos yeux<br />
peuvent ne pas sembler directement politiques, mais plutôt appartenir à un contexte prémoderne<br />
: les révoltes agraires, les rituels magiques, le banditisme (Guha, 1983). Les subaltern<br />
studies ont ainsi lancé un défi aux récits narratifs linéaires et progressifs, autant bourgeois que<br />
communistes, en soulignant comment la portée politique d'un acte ne réside pas seulement à<br />
l'intérieur des coordonnées du rationalisme occidental, c'est à dire celle du sujet porteur des<br />
droits au sein du cadre de la citoyenneté, mais est aussi exprimée par des sujets qui sont en<br />
dehors de ce cadre, ignorés et exclus par la force, et qui s'inscrivent dans une temporalité<br />
différente. Dans notre monde globalisé, des métropoles européennes jusqu'aux pays asiatiques,<br />
cette donne est de plus en plus évidente. Nous nous trouvons véritablement en présence de ce<br />
que Dipesh Chakrabarty a appelé (sur les traces de Ernst Bloch et Reinhart Koselleck) la<br />
« contemporanéité du non-contemporain » (Chakrabarty, 2000). 157<br />
On notera cependant que le problème ainsi posé d'une historiographie des<br />
groupes dominés, se retrouve tout autant pour toutes autre sortes de « subalternes », de<br />
populations maintenues en état de minorité, voire épinglées comme catégories<br />
« déviantes ». C'est le problème, pour le dire de la façon la plus générale, que rencontre<br />
toute historiographie visant ceux qui n'ont pas voix au chapitre, qui n'ont pas eu accès<br />
aux moyens indissociablement matériels, symboliques, et politiques, de l'archive (à<br />
commencer par le moyen de l'écriture), ou qui furent exclus des conditions<br />
socioinstitutionnelles de l'enregistrement des discours (par « invisibilité » sociale, par<br />
mépris, par répression de tout accès à l'expression, ou par maintien forcé en deçà du<br />
seuil de « dignité » à partir duquel on estime qu'une expression mérite d'être<br />
enregistrée). En somme, tous ces éternels « parlés » qui ne furent jamais eux-mêmes<br />
entendus en reconnus comme « parlants ». Prenons-en ici pour témoignage les<br />
difficultés auxquelles se confronte le chercheur qui entend s'engager dans le champ de<br />
l'histoire de cette universelle minorité que sont les femmes, en empruntant les<br />
155 Historiens et historiennes souvent passés par une formation universitaire aux Etats-Unis, et marqués<br />
notamment par la « french theory », construite dans les départements américains de littérature et de<br />
« cultural studies » à partir des oeuvres de Jacques Derrida, de Gilles Deleuze, et de Michel Foucault.<br />
156 Voir Gayatri SPIVAK, Can the Subaltern Speak ?, 1988, tr. fr. J. Vidal, Les subalternes peuvent-elles<br />
parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.<br />
157 M. FILIPPINI, « Subalternes de l'Etat ou sans l'Etat ? », intervention prononcée lors de la journée<br />
d'étude « Subjectivités politiques : mémoires, affects, pratiques », du Forum International de Philosophie<br />
Sociale et Politique GRM/ERRAPHIS-Toulouse, à l'ENS de Paris, mercredi 14 avril 2009. Filippini fait<br />
allusion ici à deux ouvrages classiques des Subaltern Studies : Ramachandra GUHA, Elementary Aspects<br />
of Peasant Insurgency in Colonial India, Delhi, OUP, 1983 ; et Dipesh CHAKRABARTY, Provincialiser<br />
l'Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, tr. fr. N. Vieillescazes, O. Ruchet, Paris,<br />
Editions d'Amsterdam, 2009.
83<br />
formulations de l'historienne Michelle PERROT qui fut l'une des pionnières en ce<br />
domaine dans le champ historiographique français 158 .<br />
→ Compléments/Exercice d'entraînement<br />
Voici un extrait de l'introduction générale de M. PERROT à son livre Les Femmes ou<br />
les silences de l'histoire, où l'on pourra repérer les difficultés que pose ce champ à<br />
l'étude historiographique :<br />
L'irruption d'une présence et d'une parole féminines en des lieux qui leur étaient jusque-là<br />
interdites, ou peu familiers, est une innovation du dernier demi-siècle qui change l'horizon<br />
sonore. Il subsiste pourtant bien des zones muettes et, en ce qui concerne le passé, un océan<br />
de silence, lié au partage inégal des traces, de la mémoire et, plus encore, de l'Histoire, ce<br />
récit qui, si longtemps, a « oublié » les femmes, comme si, vouées à l'obscurité de la<br />
reproduction inénarrable, elles étaient hors du temps, du moins hors événement.<br />
Au commencement était le Verbe, mais le Verbe était Dieu, et Homme. Le silence est<br />
l'ordinaire des femmes. Il convient à leur position seconde et subordonnée. Il sied à leur<br />
visage lisse, souriant à peine, non déformé par l'impertinence du rire bruyant et viril. Bouche<br />
fermée, lèvres closes, paupières baissées, les femmes ne peuvent que pleurer, laisser les<br />
larmes couler comme l'eau d'une inépuisable douleur dont, selon Michelet, elles « ont le<br />
sacerdoce ».<br />
Le silence est un commandement réitéré à travers les siècles par les religions, les systèmes<br />
politiques et les manuels de savoir-vivre. Silence des femmes à l'église ou au temple, plus<br />
encore à la synagogue, ou à la mosquée où elles ne peuvent pas même pénétrer à l'heure de la<br />
prière. Silence dans les assemblées politiques peuplées d'hommes qui font assaut d'une mâle<br />
éloquence. Silence dans l'espace public où leur intervention collective est assimilée à<br />
l'hystérie du cri et une attitude torp bruyante à la « mauvaise vie ». Silence, même, dans le<br />
privé qu'il s'agisse du salon du XIXe siècle où s'est tue la conversation plus égalitaire de<br />
l'élite des Lumières, refoulée par les obligations mondaines qui ordonnent aux femmes<br />
d'éviter les sujets brûlants – la politique au premier chef – susceptibles de troubler la<br />
convivialité, et de se limiter aux convenances de la politesse. « Sois belle et tais-toi »,<br />
conseille-t-on aux jeunes filles à marier, pour leur éviter de dire des sottises ou de commettre<br />
des impairs.<br />
Certes, les femmes n'ont guère respecté ces injonctions. Leurs chuchotements et leurs<br />
murmures courent dans la maison, s'insinuent dans les villages, faiseurs de bonnes et<br />
mauvaises réputations, circulent dans la ville, mêlés aux bruits du marché et de la boutique,<br />
enflés parfois dans ces troubles et insidieuses rumeurs qui glottent aux marges de l'opinion.<br />
On redoute leurs caquets et leurs bavardages, forme pourtant dévaluée de la parole. Les<br />
dominés peuvent toujours se dérober, tourner les interdits, remplir les vides du pouvoir, les<br />
blancs de l'Histoire. Les femmes, on l'imagine, on le sait, n'y ont pas manqué. Souvent, aussi,<br />
elles ont fait de leur silence une arme.<br />
Pourtant, leur posture normale est l'écoute, l'attente, le repli des mots au fond d'elles-mêmes.<br />
Accepter, se conformer, obéir, se soumettre et se taire. Car ce silence, imposé par l'ordre<br />
symbolique, n'est pas seulement celui de la parole, mais aussi celui de l'expression, gestuelle<br />
ou scripturaire. Le corps des femmes, leur tête, leur visage parfois doivent être couverts, et<br />
même voilés. « Les femmes sont faites pour cacher leur vie » dans l'ombre du gynécée, du<br />
couvent ou de la maison. Et l'accès au livre et à l'écriture, mode de communication distanciée<br />
et serpentine, susceptible de déjouer les clôtures et de pénétrer dans l'intimité la mieux<br />
gardée, de troubler un imaginaire toujours prêt aux tentations du rêve, leur fut longtemps<br />
refusé, ou parcimonieusement accordé, comme une porte entr'ouverte vers l'infini du désir.<br />
158 Voir la monumentale Histoire des femmes en Occident, en 5 volumes, qu'elle a coordonnée avec<br />
Georges DUBY aux éditions Plon (Paris, 1990-1991), et surtout (plus aisément praticable), la série<br />
d'études regroupées dans M. PERROT, Les Femmes ou les silences de l'histoire, Paris, Champs-<br />
Flammarion, 1998.
84<br />
Car le silence était à la fois discipline du monde, des familles et des corps, règle politique,<br />
sociale, familiale – les murs de la maison étouffent les cris des femmes et des enfants battus<br />
– personnelle. Une femme convenable ne se plaint pas, ne se confie pas, excepté chez les<br />
catholiques à son confesseur, ne se livre pas. La pudeur est sa vertu, le silence, son honneur,<br />
au point de devenir une seconde nature, l'impossibilité de parler d'elle finissant par abolir son<br />
être même, du moins ce qu'on en peut savoir. Toutes ces vieilles femmes murées dans un<br />
mutisme d'outre-tombe, dont on ne discerne plus s'il est volonté de se taire, incapacité à<br />
communiquer ou absence d'une pensée dissoute à force de ne pouvoir s'exprimer.<br />
Ce silence profond, les femmes n'y sont pas seules. Il n'enveloppe le continent des vies<br />
englouties dans l'oubli où s'abolit la masse de l'humanité. Mais il pèse plus lourdement<br />
encore sur elles, en raison de l'inégalité des sexes, cette « valence différentielle » (François<br />
Héritier) qui structure le passé des sociétés. Il est la donnée première où s'enracine la<br />
seconde : la déficience des traces relatives aux femmes et qui rend si difficile, quoique très<br />
différemment selon les époques, leur appréhension dans le temps. Parce qu'elles apparaissent<br />
moins dans l'espace public, objet majeur de l'observation et du récit, on parle peu d'elles, et<br />
ce, d'autant moins que le récitant est un homme qui s'accommode d'une coutumière absence,<br />
use d'un masculin universel, de stéréotypes globaisants ou de l'unicité supposée d'un genre :<br />
LA FEMME. Le manque d'informations concrètes et circonstanciées contraste avec l'abondance<br />
des discours et la prolifération des images. Les femmes sont imaginées beaucoup plus que<br />
décrites ou racontées, et faire leur histoire, c'est d'abord, inévitablement, se heurter à ce bloc<br />
de représentations qui les recouvrent et qu'il faut nécessairement analyser, sans savoir<br />
comment elles-mêmes les voyaient et les vivaient, comme l'on fait surtout, en l'occurrence,<br />
les historiens de l'Antiquité tel François Lissarague, déployant la bande dessinée des vases<br />
grecs, ou du Moyen Âge. On verra les perplexités d'un Georges Duby, scrutant les images<br />
médiévales, ou d'un Paul Veyne, disséquant les fresques de la Villa des Mystères. L'un et<br />
l'autre concluent au caractère mâle des oeuvres et du regard et s'interrogent sur le degré<br />
d'adhésion des femmes à cette figuration d'elles-mêmes. 159<br />
Concluant son analyse des déficiences des sources sur les femmes (et plus<br />
encore des sources des femmes elles-mêmes), Perrot retrouve la thèse que nous avons<br />
introduite précédemment : « la manière dont les sources sont constituées intègre<br />
l'inégalité sexeuelle et la marginalisation ou dévalorisation des activités féminines […].<br />
Ainsi, loin d'être le fruit du hasard, la constitution de l'Archive, comme celle, plus<br />
subtile encore de la Mémoire, est le résultat d'une sédimentation sélective produite par<br />
les rapports de forces et les systèmes de valeurs » 160 . Mais précisément, ces systèmes de<br />
valeurs ne sont pas absolument invariants, ces rapports de forces ne sont pas également<br />
figés. Il faut plutôt souligner le fait que tant le volume et que la nature des sources sur et<br />
des femmes, varient selon les époques, par quoi « ils sont eux-mêmes indices de leur<br />
présence et signe d'une prise de parole qui s'amplifie, et fait reculer le silence », c'est-àdire<br />
corrèle une modification des rapports de forces matérialisés dans le dispositif de<br />
l'archive. « Ce qui implique un autre usage des sources qu'il faut traquer, lire<br />
différemment... » 161 . Quel usage, donc ? Par quelles traces, ou par quel usage des traces,<br />
l'historiographie peut-elle parvenir à reconstruire, fût-ce sur un mode inévitablement<br />
partiel et « indiciaire », les modes de vie des groupes sociaux « subalternisés » ou<br />
« minorisés », leurs pratiques pourtant exclues des formes de visibilité établies, leurs<br />
voix pourtant recluses aux marges des régimes d'énonciation dominants, et jusqu'aux<br />
soubressauts de leurs rébellions sous-terraines 162 ?<br />
159 M. PERROT, Les Femmes ou les silences de l'histoire, op. cit., Introduction générale, p. I-III.<br />
160 Ibid., p. IV-V.<br />
161 Ibid., p. V.<br />
162 A. GRAMSCI, Cahiers de prison, 25è cahier, note 3 : « Toute trace d'initiative autonome de la part de
85<br />
2.3. « La vie des hommes infâmes » : Archives et historiographie critique –<br />
L'exemple des archives judiciaires<br />
M. Perrot entrouvre elle-même une voie pour s'orienter dans ce questionnement,<br />
lorsqu'elle souligne l'intérêt à cet égard des archives publiques, « vouées aux actes de<br />
l'administration et du pouvoir ». Certes, dans la mesure où les femmes furent longtemps<br />
exclues de l'espace public, puis n'y furent intégrées que marginalisées, donc sans obtenir<br />
une pleine légitimité à s'adresser à ces institutions (pour y porter des revendications,<br />
pour s'y faire reconnaître comme victimes d'un tort...), les archives les concernant y sont<br />
moins abondantes que pour les hommes. Reste que de telles archives – par exemple les<br />
archives de police ou de justice – sont du plus grand intérêt pour « la connaissance du<br />
peuple, homme et femme », souligne Perrot, qui ajoute cette raison que ces archives<br />
font apparaître les femmes précisément « lorsqu'elles troublent l'ordre » 163 . Entendons le<br />
corrolaire : c'est précisément lorsqu'elles troublent l'ordre qu'elles révèlent le<br />
fonctionnement de cet ordre, c'est-à-dire que peuvent être momentanément mis à nu les<br />
mécanismes mêmes de l'archives. De là vient l'intérêt spécial, pour l'historiographie des<br />
sulbalternes, des minorités, des déviants, de toute cette plèbe des « hommes infâmes » –<br />
et des femmes troublant la norme –, de ce type de dispositif d'archivage directement<br />
articulé à un pouvoir social de normalisation et de répression des « anomalies » sociales<br />
(archives judiciaires, archives de l'Inquisition, archives des institutions médicales,<br />
policière ou pénitentiaire...) 164 . D'un côté, ces archives sont directement établies par les<br />
pouvoirs en place, qui en font des instrument d'enregistrement des individus, des paroles<br />
et des conduites en fonction de normes déterminées, normes que les rapports de forces<br />
ont imposées comme dominantes au sein d'un champ sociohistorique donné. De ce<br />
premier point de vue, l'efficacité de l'archive (en tant que dispositif d'enregistrement,<br />
d'inscription, et de « formatage », comme dit Cavazzini, des productions discursives) est<br />
d'autant plus patente que ce dispositif assume une fonction « immédiatement liée à des<br />
tâches de contrôle et de gestion d’une population donnée » : « Ici, la liaison des sources<br />
aux pouvoirs incorporés à l’archive est immédiate ». Mais c'est alors précisément ce qui,<br />
en retour, fait de ces archives un lieu privilégié pour voir les résistances, les lignes de<br />
fuite ou les anomies qui, échappant à l'imposition normative, la mette en tension :<br />
Les réalités effacées ou déformées redeviennent visibles au travers des impasses du processus<br />
que nous avons appelé « formatage » – impasses qui sont autant de limites des normes<br />
gouvernant ce processus. Chaque fois que la réalité hors-norme rencontre la norme et les<br />
instruments qui visent son imposition, la possibilité est ouverte que l’anomalie, l’a-norm-al, ne<br />
groupes subalternes devrait donc être d'une valeur inestimable pour l'historien intégral ; il résulte de cela<br />
qu'une telle histoire ne peut être traitée que par monographies et que chaque monographie demande une<br />
somme considérable de matériaux souvent difficiles à rassembler ».<br />
163 M. PERROT, Les femmes ou les silences de l'histoire, op. cit., p. IV.<br />
164 « L’intérêt pour les archives judiciaires, leur position centrale au sein de plusieurs démarches<br />
historiques contemporaines, marquent l’avènement, au cœur des intérêts des historiens, des archives du<br />
crime, de la déviance, de l’hérésie, et de la répression. Ces archives ont été utilisées comme des sources<br />
capables de restituer tant le réel et la violence des rapports de pouvoir que l’épaisseur de formes de vie<br />
sociale exclues de la “visibilité” institutionnelle. De ce point de vue, une histoire pour laquelle le travail<br />
sur ces archives est devenu paradigmatique marque un tournant par rapport à l’histoire du XIX ème siècle<br />
qui, tant dans sa phase “romantique” que dans sa phase “érudite”, avait bâti sa légitimité sur l’utilisation<br />
privilégiée des archives “officielles” » ( A. CAVAZZINI, « L'archive, la trace, le symptôme. Remarque<br />
sur la lecture des archives », art. cit.)
86<br />
soit pas complètement effacée, mais parvienne au contraire à faire entendre son timbre singulier<br />
à travers les failles du dispositif de normation. La volonté, voire la nécessité pour l’historien de<br />
saisir ce que cache l’archive entraîne des conséquences épistémologiques majeures : 1) le rôle<br />
stratégique qu’assument des archives immédiatement engagées dans des tâches<br />
gouvernementales ; 2) la construction de procédures de lecture en mesure de reconnaître dans ces<br />
archives les allures d’un rapport de forces et les limites des normes dominantes. 165<br />
Le jeu de l'archive, qui conditionne le visible et le discible dans une société<br />
donnée, ne devient lui-même visible que lors qu'il échoue, ou lorsqu'il entre en tension<br />
avec des événements qu'il ne peut enregistre sans exhiber les rouages de son<br />
fonctionnement. (Foucault l'expliquera en des termes admirables dans son court essai<br />
La vie des hommes infâmes, dont on recommande ici très chaleureusement la lecture).<br />
Dès lors, s'ouvre la possibilité de travailler, non seulement à partir des conditions que<br />
l'archive impose – ce qui reste le sort auquel est vouée toute étude historienne –, mais<br />
aussi, simultanément, contre les contraintes qu'elles imposent, c'est-à-dire contre la<br />
répartition que l'archive opère, dans son mode spécifique de présenter les énoncés du<br />
passé, entre le visible et le non-visible, entre le dicible et l'inaudible. Précisément parce<br />
que la tâche de ces archives est d'enregistrer, du point de vue des normes établies, ces<br />
rencontres conflictuelles avec ce qui leur échappe, on peut y voir s'y cristalliser les<br />
rapports de forces et de pouvoirs qui traversent une époque sociale déterminée. Les<br />
archives judiciaires constituent par là un lieu privilégié pour recueillir les traces des<br />
occasions et des conjonctures où il y a eu échec de la réduction à la norme. Nous<br />
retrouvons ainsi, mais dans une formule plus précise, donc à la fois plus complexe et<br />
davantage en prise sur des problèmes de pratique théorique concrète, le paradoxe que<br />
nous soulignions au début de la première partie, en introduisant les notions<br />
bachelardiennes de coupure et d'obstacle épistémologiques. L'archive est une condition<br />
de possibilité du travail historien ; mais c'est une condition de possibilité qui, dans sa<br />
structure même, enveloppe des points aveugles, des partages du dit et du réduit au<br />
silence, de l'exposé et du sous-exposé au sens photographique du terme. Ces partages,<br />
nous l'avons dit, incorporent des rapports de pouvoir dans la constitution matérielle<br />
même des énoncés que l'historien recueille après coup, et dont il fait son matériau de<br />
travail, en s'exposant donc inévitablement à méconnaître ces rapports de forces, c'est-àdire<br />
à méconnaître les conditions matérielles de l'existence même de son objet, et par<br />
conséquent, à rester aveugle aux conditions de sa propre activité. Mais cela ne revient<br />
pas à dire que l'historien soit voué à une cessité insurmontable. Cela ouvre au contraire<br />
la possibilité de concevoir le travail de l'historien comme un travail pour lutter, réduire,<br />
ou du moins déplacer, la méconnaissance qui fonde sa propre pratique et son propre<br />
discours, et qui en dernière analyse touche au rapport du savoir historique au pouvoir,<br />
ou en d'autres termes, au rapport de ses actes d'interprétation avec les forces sociales,<br />
politiques et idéologiques, qui les sub-déterminent 166 .<br />
165 A. CAVAZZINI, « L'archive, la trace, le symptôme. Remarque sur la lecture des archives », art. cit.<br />
166 « Le rôle crucial des archives judiciaires peut être le pivot permettant d’occuper cette position d’où une<br />
pratique théorique et discursive montre son enracinement dans des actes constituants et des conditions qui<br />
lui échappent » (A. CAVAZZINI, « L'archive, la trace, le symptôme. Remarque sur la lecture des<br />
archives », art. cit.).
CHAPITRE II. L'OBJET DE L'HISTORIOGRAPHIE : PÉRIODE, ÉVÉNEMENT, STRUCTURE, SÉRIE<br />
87<br />
1) L'événement comme structure problématique de l'objet<br />
historiographique<br />
1.1. Entre totalisation et singularisation : l'objectivation problématique de<br />
l'événement<br />
Dans le chapitre précédent, nous avons examiné différentes manières de mettre<br />
en question la « matière » de la pratique historiographique, à partir de certaines<br />
réflexions d'historiens et d'épistémologues de l'historiographie sur les documents,<br />
sources, « traces » et « archives » qui conditionnent matériellement l'écriture de<br />
l'histoire. Nous aborderons dans ce dernier chapitre le problème de la construction de<br />
l'objet de l'historiographie. On entendra ici par « objet », non pas tel ou tel faits<br />
historiques, mais la structure qui permet de sélectionner et d'organiser les matériaux<br />
analysés, en fonction d'une cohérence qui n'est pas simplement « donnée » par les<br />
sources documentaires, mais qui doit être construite par l'historien ou par la<br />
communauté scientifique historienne. Le problème de « l'objet » de l'historiographie, en<br />
ce sens, n'est autre que le problème de ce qui donne une signification historique à tels<br />
ou tels faits. On pourrait considérer qu'il suffit à un « fait » quelconque d'être passé pour<br />
prendre une telle signification. Ce serait cependant une affirmation parfaitement vide,<br />
indéterminée, et ne correspondant à rien du point de vue de la pratique de connaissance<br />
qu'est l'histoire. Un historien n'étudie jamais « le passé » en général, ni des « faits<br />
passés » en général : il étudie une certaine période du passé (qui peut être plus ou moins<br />
étendue, et définie de différentes façons), et certains faits susceptibles de rendre<br />
intelligible cette période comme un système de transformations (qu'il s'agisse de<br />
transformations de certaines institutions, de pratiques sociales, de représentations<br />
collectives, de modes de vie et de conduites quotidiennes, etc.). L'objet de<br />
l'historiographie est donc toujours déterminé par une double opération : une opération<br />
de totalisation (quel est le système de transformations qu'il faut restituer pour expliquer<br />
telle séquence historique ?) et une opération de singularisation (quels sont les faits qu'il<br />
faut tenir pour significatifs à l'intérieur de cette restitution explicative). On s'attachera à<br />
montrer ici que le concept d'événement en historiographie est précisément le concept qui<br />
condense cette double opération, de totalisation et de singularisation, et que c'est<br />
précisément la raison pour laquelle ce concept d'événement a pu si souvent focaliser les<br />
débats et les dissensions internes au champ de la discipline historiographique.<br />
Qu'on l'accepte ou qu'on le refuse, qu'on le reprenne sans critique ou qu'on<br />
s'emploie à lui donner une nouvelle signification épistémique, le concept d'événement<br />
exhibe chaque fois les présupposés d'une méthodologie historiographique, tant au regard<br />
de la compréhension qu'elle implique de l'opération de totalisation, qu'au regard de sa<br />
conception de ce qui fait la spécificité d'un fait historique. Pour le formuler en sens<br />
inverse : les différentes manières de comprendre (et d'opérer) la totalisation d'une<br />
séquence historique, et les différentes manières de comprendre la fonction épistémique<br />
des faits qui seront mobilisés dans l'explication de cette séquence, détermineront des<br />
conceptions différentes de l'événement historique. A titre simplement heuristique, on<br />
pourrait distinguer au moins trois manières de faire jouer la catégorie d'événement dans<br />
les procédures de rationalisation mises en oeuvre par un récit historiographique :
88<br />
a/ Certains événements peuvent y fonctionner comme des événements expressifs,<br />
c'est-à-dire des faits qui s'avèrent significatifs pour autant qu'ils expriment d'une façon<br />
singulièrement marquante une évolution générale de la période historique analysée.<br />
b/ Certains événements fonctionnent comme des événements décisifs ou comme<br />
des événements-coupures, au sens où, tout en étant eux-mêmes produits par des séries<br />
complexes de causes antécédentes, ils produisent une birfurcation imprévisible, voire<br />
improbable, soit au sein de la période historique analysée, soit parce qu'ils permettent de<br />
marquer le terme d'une période ou l'ouverture d'une autre (imposant à l'historien une<br />
autre manière de problématiser son objet, ou l'obligeant à adresser aux archives d'autres<br />
questions). C'est à ce niveau que se pose bien sûr la question de la datation de<br />
l'événement (cf. extrait de Cl. Lévi-Strauss ci-dessous), parce que celui-ci intervient<br />
alors au coeur du problème de la périodisation du cours historique. Mais cela pose dès<br />
lors aussi, en retour, le problème de l'individuation d'un événement, qui excède la simple<br />
question de sa date empirique (où commence et où finit exactement un « événement » ?<br />
Un événement n'a-t-il pas en propre de ne pouvoir être circonscrit dans des limites<br />
temporelles univoques ?).<br />
c/ Certains événements encore peuvent fonctionner comme des événementssymptômes,<br />
au sens que nous avons rencontré précédemment en analysant la<br />
problématique de l'archive dans l'historiographie contemporaine. L'événement devient<br />
ici micro-événement, faille imperceptible aux contemporains et révélant après coup,<br />
malgré elle (et malgré eux), les jeux du pouvoir au sein d'une époque déterminée. On<br />
pourra rapporter à cette conception de l'événement-symptôme cette remarque d'Arlette<br />
Farge :<br />
S'il est vrai que l'écriture de l'histoire requiert de passer du désordre à l'ordre (désordre des<br />
sources, des hypothèses, des documents ; ordre raisonné de la narration), il faut savoir qu'il n'y a<br />
pas d'histoire sans reconnaissance de ce qui fait désordre, énigme, écart, irrégularité, silence ou<br />
murmure, discorde dans le lien entre les choses et les faits, les êtres et les situations sociales ou<br />
politiques 167 .<br />
Dans cette entreprise de rationalisation d'une séquence passée qu'est le travail<br />
historiographique, le concept d'événement comprendrait précisément ces<br />
« irrégularités » ou ces « écarts » qui, dans une époque passée, entraient en tension ou<br />
en discordance avec la rationalité qui dominait cette époque (rationalité discursive,<br />
institutionnelle, sociale ou politique), et qui désormais éclairent (à condition qu'on sache<br />
s'y rendre sensible) d'autant mieux cette rationalité qu'ils lui échappaient.<br />
Nous rencontrerons au fil de ce dernier chapitre ces différentes compréhensions<br />
de l'événement, en parcourant certains débats qui ont mis à l'épreuve la place et la<br />
fonction de cette catégorie d'événement dans l'historiographie du XXe siècle. Mais il<br />
convient de noter au préalable que l'enjeu de ces débats portent au-delà de la seule<br />
discipline historienne, sur des présupposés longtemps impliqués par l'idée d'événement,<br />
et qui reposent même sur des structures intellectuelles héritées de traditions<br />
pluriséculaires, qui continuent de produire leurs effets là même où s'exerce la vigilance<br />
critique la plus aiguisée, parce qu'elles touchent en dernière analyse à la compréhension<br />
de la temporalité historique en tant que telle.<br />
Pour n'en mentionner ici qu'un aspect des plus obvies, on ne peut omettre que la<br />
notion d'événement fut longtemps informée par la pensée théologique chrétienne, qui lui<br />
167 A. FARGE, « Penser et définir l'événement en histoire. Approche des situations et des acteurs<br />
sociaux », Terrain, n° 38, p. 67-78 (p. 71 pour la citation).
89<br />
conféra ses dénotations messianiques ou apocalyptiques. L'événement est d'abord<br />
« évangile », heureuse Nouvelle, annonciation et promesse, et forme à ce titre une<br />
composante intrinsèque de toute la tradition chrétienne des théodicées historiques, de la<br />
Cité de Dieu d’AUGUSTIN jusqu’à LEIBNIZ et BOSSUET, ou dans leur version<br />
spéculative, chez HEGEL. S’y exprime avec une persistance remarquable une<br />
conception suivant laquelle l’événement révèle le sens de l’histoire, ou pour le dire à<br />
l’inverse, suivant laquelle la vérité de l’histoire se dit essentiellement sur le mode de<br />
l’événement. Car l’événement – et c’est peut-être ce qui fait qu’il n’est jamais<br />
complètement dissociable d’un petit on ne sait quoi de miraculeux – est ce point<br />
paradoxal, ou mieux, improbable, irréel ou surréel, où les deux ordres de la<br />
transcendance et de l’immanence se croisent : c’est un point dans le cours du temps<br />
historique où s’exprime, s’indique, se signifie ou se symbolise (d’où le lien intime du<br />
rapport de toutes ces pensées de l’événement à une théorie du signe), une instance<br />
extérieure à ce cours et qui le commande, que ce soit comme cause, comme volonté, ou<br />
encore comme principe de sens et d’intelligibilité (ou tout cela à la fois – ainsi dans la<br />
notion de source chrétienne de « Providence »). Dieu git dans le détail ; mais lorsqu’un<br />
œil pieusement avisé l’y découvre, à coup sûr ce détail quel qu’il soit devient<br />
événement, fait Evénement. L’Evénement est lieu de véridiction par excellence. Dans la<br />
manière de dire l’événement se joue la possibilité de dire une vérité de l’histoire ou une<br />
vérité à son sujet : soit que l’événement exprime (et pour une part aussi, dissimule –<br />
d’où la nécessité de l’interpréter) dans l’histoire un sens originaire qui la transcende et<br />
lui impose son déploiement (voire lui impose jusqu’à la contingence même de ce<br />
déploiement), soit que cette véridiction énonce l’événement comme le signe avantcoureur<br />
de la destination de cette histoire, son sens final, le signe de promesse de la<br />
réalisation de ce sens, de l’achèvement de cette histoire qui tout entière obscurément y<br />
aspirait. L’Evénement apparaît ainsi comme le lieu où l’origine et la fin doivent se<br />
réfléchir l’une dans l’autre. C'est pourquoi il est aussi le lieu où s’éprouve tout ce qui<br />
échappe, contrecarre, menace de faire dévier cette réflexion simple. Dans cette structure<br />
conceptuelle théologico-philosophique, l’événement n’est jamais un simple fait à mettre<br />
en relation avec d’autres faits, mais plus profondément une épreuve, épreuve de vérité,<br />
épreuve de justice, « théodicée ». En lui, l’origine se rappelle à ceux qui tendaient à<br />
l’oublier, les promesses se réalisent ou du moins se réitèrent, déposant les anciennes<br />
alliances ou les ravivant à la source d’une alliance nouvelle. Par lui aussi les confusions<br />
se dénouent, les trahisons s’exacerbent et par là même s’avouent, ceux qui participent<br />
du sens de l’histoire ou incarnent sa vérité y reconnaissent l’épreuve de leur sélection,<br />
leur différence élective.<br />
Le philosophe et épistémologue marxiste Louis ALTHUSSER a dégagé le<br />
système de présupposés qui font ici corps avec un tel concept d'événement 168 : a/ celui-ci<br />
est apparenté à l'idée d'origine, comme un point zéro qui, bien qu'étant dans l'histoire,<br />
marque cependant un commencement radical, une naissance ou une renaissance, une<br />
inauguration d'une nouvelle histoire : pur principe idéel, donc, source de toute<br />
intelligibilité de l'histoire comme de toute causalité dans l'histoire. b/ L'origine ellemême<br />
marque une destination : elle fixe une fois pour toute un sens univoque à un<br />
développement conduisant à une fin qui était déjà enveloppée, pour ainsi dire, dans<br />
l'origine, comme virtualité à développer, comme annonce d'une promesse à venir,<br />
comme exigence – sens ou valeur – à réaliser. c/ Entre l'origine et la fin, ce concept<br />
d'événement s'attache à une certaine conception du mouvement historique comme<br />
168 L. ALTHUSSER, « L'objet du “Capital” », in Lire le Capital, 1966, rééd. Paris, PUF, 1996.
90<br />
expression ou manifestation d'une intériorité essentielle. L'Histoire est milieu<br />
d'extériorité ou d'extériorisation d'un fondement (Sens ou Origine) en attente de sa<br />
manifestation dans la trame visible des événements qui jalonnent l'histoire humaine.<br />
Récapitulons : le concept d'événement fait ainsi corps avec les concepts d'origine, de<br />
fin, de développement téléologique, de sens à la fois immanent au temps historique<br />
(puisqu'il doit s'y manifester en s'y réalisant progressivement) et transcendant ce temps<br />
historique (puisqu'il est fixé une fois pour toute dans une origine et doit être retrouvée et<br />
reconnue dans une « fin de l'histoire). Ce système de concepts témoigne ainsi de son<br />
lien avec un schème de pensée théologique qui impose une certaine compréhension de<br />
la forme du temps historique : un temps unique, homogène, finalisé. c/ Or cette forme<br />
du temps historique fixée dans le concept théologique et spéculatif (idéaliste, dit<br />
Althusser) d'événement, est elle-même solidaire d'une compréhension spécifique du<br />
contenu du temps historique, c'est-à-dire de ce qui constitue un fait historique : la<br />
manifestation d'un Sujet de l'histoire, un Sujet qui reste identique à lui-même à travers<br />
le temps, puisque ce temps lui-même est le milieu homogène de sa manifestation<br />
progressive. Que ce sujet soit conçu comme sujet théologico-cosmologique (Dieu), ou<br />
comme sujet collectif (la Société, la Nation, la Civilisation), ou encore comme sujet<br />
individuel (la Conscience constituante-constituée dans le temps), ce sujet se déploie<br />
dans une historicité qui cependant ne l'altère pas. d/ Enfin, cette compréhension de la<br />
temporalité historique implique une conception de l'événement comme phénomène luimême<br />
total, c'est-à-dire comme un moment temporel engageant dans une parfaite<br />
synchronie la totalité des dimensions de la vie humaine et collective. C'est ce que<br />
Althusser explicite lorsqu'il entend identifier les présupposés de la conception<br />
hégélienne de l'histoire, et spécifiquement une certaine compréhension du présent<br />
historique comme « coupe d'essence ». Althusser entend par là l'idée que l'événement<br />
historique, dans la conception idéaliste de l'historicité chez Hegel, définit un présent<br />
absolu, c'est-à-dire un présent dans lequel se révèle le principe idéel interne de la totalité<br />
historique, parce que s'y expriment dans une absolue synchronie l'ensemble des<br />
manifestations extérieures de ce principe (manifestations sociales, économiques,<br />
morales, juridiques, politiques, artistiques, religieuses, philosophiques) :<br />
La contemporanéité du temps, ou catégorie du présent historique […] nous livre la pensée la plus<br />
profonde de Hegel. Si le temps historique est l'existence de la totalité sociale, il faut préciser<br />
quelle est la structure de cette existence. Que le rapport de la totalité sociale à son existence<br />
historique soit le rapport à une existence immédiate implique que ce rapport soit lui-même<br />
immédiat. En d'autres termes : la structure de l'existence historique est telle que tous les éléments<br />
du tout coexistent toujours dans le même temps, dans le même présent, et sont donc<br />
contemporains les uns aux autres dans le même présent. Cela veut dire que la structure de<br />
l'existence historique de la totalité sociale hégélienne permet ce que je propose d'appeler une<br />
« coupe d'essence », c'est-à-dire cette opération intellectuelle par laquelle on opère à n'importe<br />
quel moment du temps historique une coupure verticale, une coupure du présent telle que tous<br />
les éléments du tout révélés par cette coupe soient entre eux dans un rapport immédiat, qui<br />
exprime immédiatement leur essence interne. […] Cette coupe n'est possible que par la nature<br />
propre de l'unité de cette totalité, une unité « spirituelle », si l'on veut bien définir par là le type<br />
d'unité d'une totalité expressive, c'est-à-dire d'une totalité dont toutes les parties soient autant de<br />
« parties totales », expressives les unes des autres, et expressives chacune de la totalité sociale<br />
qui les contient, parce que contenant chacune en soi, sous la forme immédiate de son expression,<br />
l'essence même de la totalité. 169<br />
En somme, la catégorie idéaliste d'événement, qu'elle se formule en termes<br />
169 Ibid., p. 276-277.
91<br />
théologiques ou en termes spéculatifs, repose fondamentalement, selon Althusser, sur<br />
l'idée d'une contemporanéité à soi du présent, d'une pleine présence à soi du présent.<br />
Pour le dire en sens inverse, toute tentative pour mettre à distance cette acception de<br />
l'événementialité, aura à charge de mettre aussi à distance cette représentation de la<br />
temporalité historique comme cours unifié, homogène et finalité, et en dernière instance<br />
cette double représentation de l'identité à soi du temps : comme Sujet de l'histoire ou<br />
principe interne de son développement, et comme présent absolu (dans lequel ce sujet ce<br />
manifeste). La mise en question de l'événement sera inséparable d'une problématisation<br />
de la multiplicité ou complexité interne de la temporalité historique comme de chaque<br />
présent, donc des « retards », « avances », « anachronismes » qui sont constitutifs de<br />
tout « présent », et qui rendent compte de l'impossibilité de s'en donner une<br />
représentation totale ou intégralement totalisée et, partant, de l'impossibilité de<br />
prétendre y lire la manifestation d'un sens univoque de l'histoire, telle l'expression d'une<br />
essence simple (origine, fin, sujet) 170 .<br />
Par d'autres biais, et parfois loin des enjeux théoriques de cette analyse, nous<br />
verrons que c'est aussi bien ce système de présupposés, concernant tant la forme du<br />
temps historique que la structure de son objet ou de son contenu, qui s'est trouvé mis en<br />
cause à travers les débats auxquels, de l'intérieur du champ historiographique, la<br />
catégorie d'événement a donné lieu.<br />
1.2. Faits passés et événements historiques : sélectionner, classifier, dater<br />
Pour évoquer ici un premier lieu de ces débats récurrents autour de la catégorie<br />
historiographique d'événement, un lieu à la fois général et emblématique, mentionnons<br />
le problème de savoir ce qui distingue un fait passé et un événement historique. Sans<br />
doute un « fait » quelconque ne suffit-il pas à déterminer un événement ; mais il se<br />
pourrait que n'importe quel « fait » puisse, en fonction de la perspective adoptée (c'està-dire<br />
en fonction du problème posé et de l'horizon de totalisation théorique qu'il<br />
implique), constituer un événement. Cela revient à dire que l'événement est à la fois un<br />
présupposé de la démarche historiographique et un résultat de son opération. Un<br />
présupposé, car il n'y aurait pas d'histoire sans des faits qui événementialisent le cours<br />
du temps en lui imposant un ordre (c'est-à-dire en y démarquant un « avant » et un<br />
« après », donc une irréversibilité du temps historique), et témoignant d'une<br />
classification des causes historiques (car tous les faits peuvent entrer dans les liens de<br />
causalité avec d'autres faits, mais tous les événements historiques ne sont pas causes de<br />
la manière manière ou au même « niveau »). Mais aussi un résultat : car la question de<br />
savoir quels faits ont valeur d'événement historique, renvoie en dernière instance au<br />
problème des critères de pertinence que met en oeuvre l'historien, pour élire certains<br />
épisodes du passé comme significatifs ou comme explicatifs du point de vue de la<br />
séquence historique et de la problématique qu'il adopte (c'est dire qu'il ne s'agit pas<br />
nécessairement d'événements particulièrement visibles ou bruyants : ce qui fait<br />
événement pour l'historien ne correspond pas nécessairement à ce qui fait événement<br />
pour les hommes du passé que l'historien étudie).<br />
Ces deux points de vue sur l'événement, comme présupposé et comme résultat<br />
du travail historien, ne peuvent sans doute jamais aller complètement l'un sans l'autre.<br />
170 Nous retrouvons ici, par une autre biais, ce que Michel DE CERTEAU nous avait permis d'articuler<br />
précédemment (Iè partie, chap. 2) : l'incomplétude du présent, ou l'altérité qui le travaille irréductiblement<br />
et qui l'empêche de coïncider avec lui-même (l'historiographie comme leçon d'hétérologie).
92<br />
Mais ce n'est pas dire qu'ils puissent s'unifier purement et simplement. Au contraire,<br />
l'oscillation entre l'un et l'autre, selon les historiens et selon les écoles<br />
historiographiques, expliquent la position toujours ambivalente de l'historiographie visà-vis<br />
de la catégorie d'événement : une catégorie à la fois principielle et sans cesse<br />
sujette à caution, à la fois incontournable et sans cesse remise en question. Nous le<br />
verrons ci-dessous dans un courant majeur de l'historiographie contemporaine ; mais<br />
notons que cette position ambivalente est aussi ancienne de l'historiographie elle-même.<br />
Comme le rappelle l'historien Michel BERTRAND :<br />
Dès les origines de l'écriture de l'histoire, chez Hérodote comme chez Thucydide, le travail de<br />
l'histoire a d'abord consisté à relier les événements entre eux afin de reconstituer « le fil de<br />
l'histoire », autrement dit la chronologie des faits et donc des événements. Mais dans le même<br />
temps, ces pères-fondateurs affirmaient leur méfiance à l'égard de ces mêmes événements dont<br />
l'abondance, l'imbrication et le caractère touffu risquaient de masquer ce qui, à leurs yeux,<br />
constituait l'« ordre des choses » au profit d'un chaos difficilement lisible. C'est dire la relation<br />
profondément contradictoire et toujours ambiguë entretenue par l'histoire avec l'événement qui<br />
s'exprime autant en termes de dépendance que de rejet. Cette ambiguïté initiale n'a cessé de se<br />
maintenir jusqu'au XIXe siècle. Il suffirait ici de rappeler l'assimilation de l'événement à la<br />
superficialité proposée par les Lumières, à l'image de ce qu'écrit Voltaire :<br />
« On a grand soin de dire quel jour s'est donnée une bataille, et on a raison. On imprime les<br />
traités, on décrit la pompe d'un couronnement, la cérémonie de la réception d'une barette et<br />
même l'entrée d'un ambassadeur […]. Mais après avoir lu trois ou quatre mille descriptions de<br />
batailles, et la teneur de quelque centaines de traités, j'ai trouvé que je n'étais pas plus instruit au<br />
fond. Je n'apprenais là que des événements ». 171<br />
Ce que Voltaire discrédite ici, ce n'est pas tant le concept d'événement comme<br />
tel, qu'une démarche visant la pure singularité des événements abstraite de toute<br />
recherche sur les configurations d'ensemble au sein desquels ces faits singuliers<br />
pourraient prendre un sens et une valeur explicative. Pure poussière disséminée, pure<br />
dispersion de faits sans ordre, sans principe de totalisation, la notion d'événement ne sert<br />
qu'à l'érudition vaine et stérile des collectionneurs d'anecdotes. Mais à l'inverse, la<br />
restitution d'une cohérence d'ensemble, l'introduction d'un ordre dans la multiplicité<br />
éparse des faits passés, ne peut sans doute faire l'économie d'une opération<br />
discriminante ou sélective au sein de ces faits, c'est-à-dire d'une opération – plus ou<br />
moins contrôlée méthologiquement – d'événementialisation de certains faits. Plus<br />
profondément, l'opération de datation elle-même, que Voltaire réduit à l'exercice d'une<br />
érudition scrupuleuse, certes nécessaire mais finalement tatillonne et en elle-même bien<br />
pauvre d'enseignement, présuppose cette opération sélective, et donc un principe de<br />
totalisation en fonction duquel cette sélection est opérée. Claude LEVI-STRAUSS,<br />
réfléchissant sur l'opération de datation, a fait une analyse profonde de la tension qu'elle<br />
enveloppe entre totalisation et singularisation (ou détotalisation). Nous en citerons ici<br />
un extrait, en renvoyant à la lecture personnelle du texte pour le contexte de<br />
l'argumentation (en l'occurrence, celui d'un débat avec l'ouvrage de SARTRE, Critique<br />
de la raison dialectique, 1960).<br />
- Complément / Exercice d'entraînement : la datation comme opération<br />
signifiante selon Cl. Lévi-Strauss<br />
171 M. BERTRAND, « “Penser l'événement” en histoire : mise en perspective d'un retour en grâce », in<br />
M. BESSIN, C. BIDART, M. GROSSTTI (dir.), Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à<br />
l'événement, Paris, La Découverte, 2010, p. 36-37. La citation de Voltaire est tirée des Nouvelles<br />
Considérations sur l'histoire, rééd. in Voltaire, Oeuvres, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1957, p. 46-47.
93<br />
« Le fait historique n'est pas plus donné que les autres ; c'est l'histoire, ou l'agent du devenir<br />
historique, qui le constitue par abstraction, et comme sous la menace d'une régression à<br />
l'infini. Or ce qui est vrai de la constitution du fait historique ne l'est pas moins de sa<br />
sélection. De ce point de vue aussi, l'historien et l'agent historique choisissent, tranchent et<br />
découpent, car l'histoire vraiment totale les confronterait au chaos. […] Pour autant que<br />
l'histoire aspire à la signification, elle se condamne à choisir des régions, des époques, des<br />
groupes d'hommes et des individus dans ces groupes, et à la faire ressortir, comme des<br />
figures discontinues, sur un continu tout juste bon à servir de toile de fond. Une histoire<br />
vraiment totale se neutraliserait elle-même : son produit serait égal à zéro. Ce qui rend<br />
l'histoire possible, c'est qu'un sous-ensemble d'événements se trouve, pour une période<br />
donnée, avoir approximativement la même signification pour un contingent d'individus qui<br />
n'ont pas nécessairement vécu ces événements, et qui peuvent même les considérer à<br />
plusieurs siècles de distance. L'histoire n'est donc jamais l'histoire, mais l'histoire-pour.<br />
Partiale même si elle se défend de l'être, elle demeure inévitablement partielle, ce qui est<br />
encore un mode de la partialité. Dès qu'on se propose d'écrire l'histoire de la Révolution<br />
française, on sait (ou on devrait savoir) que ce ne pourra pas être simultanément et au même<br />
titre, celle du jacobin et celle de l'aristocrate. Par hypothèse, leurs totalisations respectives<br />
(dont chacune est antisymétrique avec l'autre) sont également vraies. Il faut donc choisir<br />
entre deux partis : soit retenir principalement l'une d'elles ou une troisième (car il y en a une<br />
infinité), et renoncer à chercher dans l'histoire une totalisation d'ensemble de totalisations<br />
partielles ; soit reconnaître à toutes une égale réalité : mais seulement pour découvrir que la<br />
Révolution française telle qu'on en parle n'a pas existé.<br />
L'histoire n'échappe donc pas à cette obligation commune à toute connaissance, d'utiliser un<br />
code pour analyser son objet, même (et surtout) si l'on attribue à cet objet une réalité<br />
continue. Les caractères distinctifs de la connaissance historique ne tiennent pas à l'absence<br />
de code, qui est illusoire, mais à sa nature particulière : ce code consiste en une chronologie.<br />
Il n'y a pas d'histoire sans dates […]. Or, le codage chronologique dissimule une nature<br />
beaucoup plus complexe qu'on ne l'imagine, quand on conçoit les dates de l'histoire sous la<br />
forme d'une simple série linéaire. En premier lieu, une date dénote un moment dans une<br />
succession : d2 est après d1, avant d3 ; de ce point de vue, la date fait seulement fonction de<br />
nombre ordinal. Mais chaque date est aussi un nombre cardinal, et, en tant que tel, elle<br />
exprime une distance par rapport aux dates les plus voisines. Pour coder certaines périodes<br />
de l'histoire, nous utilisons beaucoup de dates ; et moins pour d'autres. Cette quantité<br />
variable de dates, appliquées sur des périodes d'égale durée, mesure ce qu'on pourrait appeler<br />
la pression de l'histoire : il y a des chronologies « chaudes », qui sont celles des époques où<br />
de nombreux événements offrent, aux yeux de l'historien, le caractère d'éléments<br />
différentiels. D'autres, au contraire, où pour lui (sinon, bien sûr, pour les hommes qui les ont<br />
vécues) il s'est passé fort peu de choses, et parfois rien. En troisième lieu et surtout, une date<br />
est un membre d'une classe. Ces classes de dates se définissent par le caractère signifiant que<br />
chaque date possède, au sein de la classe, par rapport aux autres dates qui en font également<br />
partie, et par l'absence de ce caractère signifiant au regard des dates qui relèvent d'une classe<br />
différente. Ainsi, la date 1685 appartient à une classe dont sont également membres les dates<br />
1610, 1648, 1715 ; mais elle ne signifie rien par rapport à la classe formée des dates : 1er, 2e,<br />
3e, 4è millénaire, et rien non plus par rapport à la classe de dates : 23 janvier, 17 août, 30<br />
septembre, etc.<br />
Cela posé, en quoi consiste le code de l'historien ? Certainement pas en dates, puisque cellesci<br />
ne sont pas récurrentes. On peut coder les changements de température à l'aide de chiffres,<br />
parce que la lecture d'un chiffre sur l'échelle thermodynamique évoque le retour d'une<br />
situation antérieure : chaque fois que je lis 0°, je sais qu'il gèle, et je mets mon plus chaud<br />
pardessus. Mais prise en elle-même, une date historique n'aurait pas de sens puisqu'elle ne<br />
renverrait pas à autre chose que soi : si j'ignore tout des temps modernes, la date 1643 ne<br />
m'apprend rien. Le code ne peut donc consister qu'en classes de dates, où chaque date
94<br />
signifie pour autant qu'elle entretient avec les autres dates des rapports complexes de<br />
corrélation et d'opposition. Chaque classe se définit par une fréquence, et relève de ce qu'on<br />
pourrait appeler un corps, ou un domaine d'histoire. […] L'histoire est un ensemble<br />
discontinu formé de domaines d'hitoire, dont chacun est défini par une fréquence propre, et<br />
par un codage différentiel de l'avant et de l'après. Entre les dates qui les composent les uns et<br />
les autres, le passage n'est pas plus possible qu'il ne l'est entre nombres naturels et nombres<br />
irrationnels. Plus exactement : les dates propres à chaque classe sont irrationnelles par<br />
rapport à toutes celles des autres classes […] ». 172<br />
1.3. L'événement interminable, achever l'événement : le problème de<br />
l'historiographie révolutionnaire (Auguste Comte, François Furet)<br />
L'analyse de Lévi-Strauss, aussi éclairante soit-elle pour la compréhension des<br />
opérations intellectuelles et logiques qui sous-tendent toute identification d'un<br />
événement, paraît superposer deux problèmes pourtant distincts : a/ le problème de<br />
l'identification de l'événement par sa date, donc (suivant l'analyse de Lévi-Strauss) par<br />
les opérations implicites de classification et de distinction qui à la fois intègrent cette<br />
date dans une classe d'autres dates, et la distinguent d'autres classes de dates avec<br />
lesquels elle n'a pas de rapport signifiant ; b/ et le problème de l'individuation d'un<br />
événement, c'est-à-dire le problème de déterminer où commence et où se termine<br />
exactement un événement. Lévi-Strauss lui-même pointe une manière de formuler la<br />
difficulté lorsqu'il explique que « ce qui rend l'histoire possible, c'est qu'un sousensemble<br />
d'événements se trouve, pour une période donnée, avoir approximativement la<br />
même signification pour un contingent d'individus qui n'ont pas nécessairement vécu<br />
ces événements, et qui peuvent même les considérer à plusieurs siècles de distance.<br />
L'histoire n'est donc jamais l'histoire, mais l'histoire-pour. Partiale même si elle se<br />
défend de l'être, elle demeure inévitablement partielle, ce qui est encore un mode de la<br />
partialité. Dès qu'on se propose d'écrire l'histoire de la Révolution française, on sait (ou<br />
on devrait savoir) que ce ne pourra pas être simultanément et au même titre, celle du<br />
jacobin et celle de l'aristocrate » 173 . En écho à cette remarque, l'historien François<br />
FURET a repris cette question en examinant les difficultés que rencontrait le travail<br />
historiographique lorsqu'il se confrontait à ce qui constitue dans l'histoire moderne le<br />
paradigme de l'événementialité historique : une révolution. Cela fait l'objet de la<br />
première partie de son ouvrage Penser la révolution française, intitulée « La Révolution<br />
française est terminée ». Cette formule, sous la plume d'un historien en 1978, pourrait<br />
sonner simplement comme un truisme. Pour en comprendre la signification profonde, il<br />
faut revenir à l'histoire de cet événement, non pas tant du point de ses causes, que du<br />
point de vue au contraire de ses effets.<br />
C'est qu'en effet, « terminer la révolution française », loin de pouvoir se réduire<br />
au constat qu'aurait pu faire un observateur en 1790, ou en 1793, ou même en 1799,<br />
forme un mot d'ordre qui ne cessera de dominer la scène politique française tout au long<br />
du XIXe siècle. Dès les premiers feux de l'événement, le député Antoine Barnave<br />
proclamait à l'Assemblée : « Allons-nous terminer la Révolution, allons-nous la<br />
recommencer ? Si vous vous défiez une fois de la Constitution, où sera le point où vous<br />
vous arrêterez, et où s'arrêteront surtout vos successeurs ? ». Un demi-siècle plus tard,<br />
172 Cl. LEVI-STRAUSS, La Pensée Sauvage, 1962, rééd. Plon/Press Pocket, p. 305-313, p. 308-310 pour<br />
l'extrait cité.<br />
173 Cl. LEVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, op. cit., p. 307.
95<br />
François Guizot, dans son opuscule De la démocratie en France (1849), demandera<br />
encore : « La révolution est-elle donc destinée à n’enfanter que des doutes et des<br />
mécomptes, à n’entasser que des ruines sur ses triomphes ? ». Naturellement, ce mot<br />
d'ordre s'entendra tout en long du siècle en des sens très différents selon les contextes de<br />
son énonciation, selon les agents qui l'utilisent, selon les compositions de forces qui<br />
l’interprètent en s’en emparant et qui, s’en emparant, imposent son interprétation contre<br />
d’autres. « Terminer la révolution » est donc à la fois ce sur quoi tout le monde est<br />
d’accord, et sur quoi tout le monde se désaccorde. En lui paraissent se tracer les lignes<br />
de partage entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires ; pour tous il paraît nommer<br />
la tâche à l’ordre du jour. S'y démarquent au moins deux sens. Terminer la Révolution,<br />
c’est mettre fin à la fureur destructrice de 1789, de ses suites, la Terreur, les guerres<br />
révolutionnaires et napoléoniennes, les bouleversements qu'elles entraînent de la<br />
balance européenne, les contaminations idéologiques qu'elles menacent d'étendre. C'est<br />
donc briser cette tourmente qui s'étend par la tourmente, en restaurant l’ordre<br />
multiséculaire que la Révolution aurait, profondément certes, mais provisoirement<br />
seulement, bouleversé. Mais « terminer la révolution », cela peut y mettre fin par un<br />
autre tour : la réaliser, accomplir les exigences et les promesses dont elle était<br />
nativement porteuse, faire aboutir l’entrée du nouveau monde qu’elle a ouvert sans<br />
parvenir à en accoucher complètement. Dans tous les cas, l'événement 1789, loin de se<br />
réduire à sa date, révèle une « plasticité » surprenante qui ne fait qu'un avec l'onde de<br />
choc qui en répercutera les effets de bouleversement pendant plus d'un siècle. De quoi<br />
fera-t-on donc l'histoire, en écrivant l'histoire de « 1789 » ?<br />
C'est chez le père du positivisme et de la sociologie française, Auguste COMTE,<br />
que l'on trouve l'une des formulations les plus significatives de cette dimension de<br />
l'événement qui, loin de s'identifier à son surgissement immédiat, s'étend aussi loin de le<br />
fait sentir le péril de son caractère interminable. Dans la troisième partie du Discours<br />
sur l’ensemble du positivisme, rédigé au lendemain des insurrections de février 1848,<br />
Comte reprend à son compte cette tâche unanimement à l'ordre du jour, de « terminer la<br />
révolution » 174 . Prévoierait-on certains signes auxquels il deviendrait possible de<br />
reconnaître que la révolution de 1789 est bien achevée, que nous sommes bel et bien<br />
sortis de cette conjoncture révolutionnaire qui, par les bouleversements non seulement<br />
institutionnels mais aussi moraux et intellectuels qu'elle a provoqués, ne peut manquer<br />
de paraître interminable, l’un de ces signes serait, pour Comte, la restauration d’une<br />
continuité temporelle. Non pas la restauration d'un ordre ancien, mais l'instauration d'un<br />
continuum entre « l'ancien » et le « nouveau » au lieu même de la brisure<br />
événementielle qui les avait rendus incommensurables : en somme, la réinscription du<br />
bouleversement de l'événement dans la continuité d’une histoire qui pourrait ainsi être<br />
rétroactivement pensée comme un cours continûment progressif :<br />
Pour Comte la Révolution française représente le moment inaugural de l’époque « positive »,<br />
mais, en même temps, cette époque ne pourra réellement s’affirmer sans mettre une fin à la<br />
tourmente révolutionnaire : la Révolution est donc un bien en possession duquel l’humanité ne<br />
pourra véritablement entrer sans le neutraliser. Le positivisme se caractérise par là comme une<br />
pensée de l’événement – parce que l’œuvre entière de Comte est une méditation sur les<br />
nécessités politiques et intellectuelles de la situation post-révolutionnaire – mais de l’événement<br />
effacé, mieux : de l’événement à effacer. 175<br />
174 Cf. A. COMTE, Discours sur l’ensemble du positivisme (1848), Paris, Garnier Flammarion, 1998.<br />
175 Voir Cahiers du GRM, n° 1, articles de A. Cavazzini et G. Sibertin-Blanc.
96<br />
Le signe qu’une révolution est réussie, c’est qu’elle n’aura pas eu lieu ; c'est le<br />
temps du futur antérieur auquel on pourra la conjuguer après coup, une fois qu'elle aura,<br />
par son déroulement même, résorbé dans une continuité rétrospective l’effet de<br />
discontinuité en quoi elle consiste au présent car son caractère foncièrement négatif ou<br />
dissolutif (c'est le sens que Comte donne souvent à l’adjectif « révolutionnaire »). La<br />
révolution a lieu, mais elle n’aura pas eu lieu. L’événement révolutionnaire n’apparaît<br />
donc que dans une sorte d’entre deux. Ni tout à fait passé (puisqu’on n’est encore<br />
dedans, on n’en fini pas d’échouer à y mettre un terme), ni à proprement parler à venir<br />
(puisque dans son avenir son événementialité se sera dissipée), il est ce temps d’un<br />
présent qui n’est que d’instabilité. Ajoutons : l'événement révolutionnaire est un<br />
moment qui n’est pas non plus tout à fait présent, pour autant qu’il ne trouve pas à<br />
s’inscrire subjectivement autrement que sous la forme négative d’une désorganisation<br />
des structures intellectuelles, pratiques et affectives des individus et des groupes<br />
sociaux. De ce point de vue subjectif encore, la révolution n’aura eu « lieu » qu’à la<br />
condition que soit annulé son effet de discontinuité, qu’en soit « effacée » sa localisation<br />
événementielle et traumatique.<br />
Nous pouvons revenir maintenant sur l'analyse produite par François FURET<br />
des problèmes rencontrés par l'historiographie de la Révolution française. Ces<br />
problèmes témoignent de cette temporalité spéciale d'un tel événement, et de ses effets<br />
sur les tentatives qui ont été faites pour l'analyser et le penser. C'est que dans cet<br />
événement, la société française contemporaine s'est donnée, non pas un moment parmi<br />
d'autres de son histoire, mais proprement un mythe de l'origine, analogue à celui<br />
qu'avaient constituées pour l'Ancien Régime les invasions franques, où les historiens<br />
avaient cherché « la clé de la structure de la société de cette époque » :<br />
Ils pensaient que les invasions franques étaient à l'origine de la division entre noblesse et roture,<br />
les conquérants étant la souche originelle des nobles, les conquis celle des roturiers. Aujourd'hui,<br />
les invasions franques ont perdu toute référence au présent puisque nous vivons dans une société<br />
où la noblesse n'existe plus comme principe social ; en cessant d'être le miroir imaginaire d'un<br />
monde, elles ont perdu l'éminence historiographique dont ce monde les avait revêtues et son<br />
passées du champ de la polémique sociale à celui de la discussion savante.<br />
C'est qu'à partir de 1789, la hantise des origines, dont est tissée toute histoire nationale, s'investit<br />
précisément sur la rupture révolutionnaire. Comme les grandes invasions avaient constitué le<br />
mythe de la société nobiliaire, le grand récit de ses origines, 1789 est la date de naissance,<br />
l'année zéro du monde nouveau... 176<br />
Or cette dimension mythique de l'événement révolutionnaire (au sens où tout<br />
mythe est, en dernière analyse, mythe de l'origine), loin d'avoir été purement et<br />
simplement résorbée par la positivité de la science historienne, s'est au contraire logée<br />
en elle, lui a assigné longtemps la fonction sociale d'entretenir ce récit des origines, et y<br />
a produit des effets structurants sur les partages mêmes de son champ d'étude et de son<br />
institution :<br />
Qu'on regarde par exemple le découpage académique des études historiques en France : l'histoire<br />
« moderne » se termine en 1789, avec ce que la Révolution a baptisé l'« Ancien Régime », qui se<br />
trouve ainsi avoir, à défaut d'un acte de naissance clair, un constat de décès en bonne et due<br />
forme. A partir de là, la Révolution et l'Empire forment un champ d'études séparé et autonome,<br />
qui possède ses chairs, ses étudiants, ses sociétés savantes, ses revues ; le quart de siècle qui<br />
sépare la prise de la Bastille de la bataille de Waterloo est revêtu d'une dignité particulière : fin<br />
176 F. FURET, Penser la révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 14. Sur cette question, voir ci-<br />
dessus Ière partie, chapitre 2.
97<br />
de l'époque « moderne », introduction indispensable à la période « contemporaine », qui<br />
commence en 1815, il est cet-entre-deux par quoi l'une et l'autre reçoivent leur sens, cette ligne<br />
de partage des eaux à partir de laquelle l'histoire de France remonte vers son passé, ou plonge<br />
vers son avenir. En restant fidèles à la conscience vécue des acteurs de la Révolution, malgré les<br />
absurdités intellectuelles que ce découpage chronologique implique, nos institutions<br />
universitaires ont investi la période révolutionnaire et l'historien de cette période des secrets de<br />
notre histoire nationale. 1789 est la clé de l'amont et de l'aval. Il les sépare, donc les définit, dont<br />
les « explique ». 177<br />
En somme, la révolution française est un événement d'autant plus difficile à<br />
individualiser, à cerner dans son événementialité « locale » et datable, qu'il n'a cessé<br />
d'être lui-même repris, réinvesti dans des représentations et des discours qui ont aussitôt<br />
fait corps avec lui, en le faisant jouer comme une grille d'intelligibilité et d'interprétation<br />
de l'histoire qui se poursuivait après lui, comme si elle n'en était que la longue<br />
répercussion. C'est ce qui fait, selon le mot de Furet, l'« élasticité indéfinie » de<br />
l'événement, ou la promesse indéfinie dont sa mythification le rend porteur, en tant<br />
qu'origine. C'est pourquoi il s'avère en même temps difficile à dater :<br />
Selon le sens que l'historien attribue aux principaux événements, il peut l'enfermer dans l'aréne<br />
1789, année où l'essentiel du bilan terminal est acquis, la page de l'Ancien Régime tournée – ou<br />
l'étendre jusqu'à 1794, jusqu'à l'exécution de Robespierre, en mettant l'accent sur la dictature des<br />
comités et des sections, l'épopée jacobine, la croisade égalitaire de l'an II. Ou aller jusqu'au 18<br />
Brumaire 1799, s'il veut respecter ce que les thermidoriens conservent de jacobins, le<br />
gouvernement des régicides et la guerre avec l'Europe des rois. Ou encore intégrer à la<br />
Révolution l'aventure napoéonienne […]. [On peut encore considérer] une histoire de la<br />
Révolution infiniment plus longue, beaucoup plus étirée vers l'aval, et dont le terme n'intervient<br />
pas avant la fin du XIXe siècle ou le début du XXe siècle. Car l'histoire du XIXe siècle français<br />
tout entier peut être considérée comme l'histoire d'une lutte entre la Révolution et la<br />
Restauration, à travers des épisodes qui seraient 1815, 1830, 1848, 1851, 1870, la Commune, le<br />
16 mai 1977. 178<br />
Mais l'on peut encore considérer une histoire de la Révolution française<br />
beaucoup plus longue et « étirée » à travers le XIXe siècle et encore le XXe siècle : « La<br />
Révolution a non seulement fondée la civilisation politique à l'intérieur de laquelle la<br />
France “contemporaine” est intelligible, elle a aussi légué à cette France des conflits de<br />
légitimités et un stock de débats politiques d'une plasticité presque infinie : 1830<br />
recommence 89, 1848 rejoue la République », le coup d'Etat de 1851 pourra être<br />
réinterprété comme son nouvel échec et le retour du spectre napoléonien 179 ; la<br />
Commune rejouera encore les oppositions signifiantes fixées par 1789. Même après la<br />
victoire de la IIIe République et la consolidation du régime dans les premières<br />
décennies du XXe siècle, observe Furet, c'est encore dans ces mêmes oppositions<br />
signifiantes (entre Monarchie et République, entre « Ancien » et « Nouveau » Régime,<br />
entre les Privilèges et l'Egalité-Liberté, entre la Réaction et le Progrès...) que sera<br />
articulée la lutte contre le fascisme : « Sous sa forme française, le régime instauré à<br />
Vichy par suite de la victoire allemande prend une forme moins spécifiquement fasciste<br />
que traditionnaliste, ancrée dans la hantise de 89. La France des années 40 est encore ce<br />
pays dont les citoyens doivent trier l'histoire, dater la naissance, choisir l'Ancien<br />
Régime ou la Révolution » 180 . Enfin, si l'événement 1789, comme référent obligé,<br />
177 Ibid., p. 16-17.<br />
178 Ibid., p. 17.<br />
179 Voir la magnifique analyse de conjoncture de Marx Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte (1852).<br />
180 F. FURET, Penser la révolution française, op. cit., p. 18.
98<br />
comme horizon et comme principe organisateur des débats et conflits intérieurs à la<br />
scène politique française, paraît s'effacer avec la défaite du fascisme, c'est, selon Furet,<br />
parce qu'est venu se loger, dans le discours de son origine, un autre Evénement – la<br />
représentation d'un autre avènement absolu : une révolution à venir où s'accompliront<br />
les promesses dont le « mythe » de 1789 fut pendant plus d'un siècle porteur :<br />
Le discours de droite comme celui de gauche célèbrent aujourd'hui la liberté et l'égalité, et le<br />
débat autour des valeurs de 89 ne comporte plus ni enjeu politique réel, ni investissement<br />
psychologique puissant. Mais si cette unanimité existe, c'est que le débat politique s'est<br />
simplement déplacé d'une Révolution à l'autre, de celle du passé à celle qui est à venir : ce<br />
transfert du conflit sur l'avenir permet un consensus apparent sur l'héritage. Mais en réalité, cet<br />
héritage continue à dominer les représentations de l'avenir, comme une vieille couche<br />
géologique, recouverte de sédimentations ultérieures, ne cesse de modeler le relier et le paysage.<br />
C'est que la Révolution française n'est pas seulement la République. C'est aussi une promesse<br />
indéfinie d'égalité, et une forme privilégiée du changement. Il suffit d'y voir, au lieu d'une<br />
institution nationale, une matrice de l'histoire universelle pour lui rendre sa dynamique et son<br />
pouvoir de fascination. Le XIXe siècle avait cru à la République. Le XXe croit à la Révolution.<br />
Il y a le même événement fondateur dans les deux images. 181<br />
François Furet entend ainsi épingler la façon dont le socialisme français, comme<br />
idéologie politique, a pu venir se loger dans le récit de l'origine inauguré avec la<br />
Révolution française, et s'appuyer sur lui tout en en inversant les termes, par un jeu de<br />
symétrie passant de l'origine de l'histoire contemporaine à la fin de l'histoire universelle,<br />
de la promesse infinie portée inauguralement par 1789 (« une annonciation que n'épuise<br />
aucun événement »), à la promesse messianique de la Révolution de l'avenir. Sans entrer<br />
dans l'équilibre lui-même instable entre la finesse des remarques de Furet sur les<br />
présupposés de l'historiographie marxiste de la révolution française, et les partis pris<br />
idéologiques qui le conduisent lui-même à identifier la problématique sociopolitique de<br />
la révolution et la construction de sa représentation idéologique comme origine ou<br />
comme fin de l'histoire, on soulignera plutôt que, bien que F. Furet se garde de se<br />
réclamer, loin s'en faut, de tout héritage de la philosophie positiviste d'Auguste<br />
COMTE, il retrouve de ce dernier l'idée que l'événement révolutionnaire ne peut être<br />
pensé et connu qu'à la condition d'être rétroactivement annulé comme événement, c'està-dire<br />
à la condition que l'effet de discontinuité et de bouleversement dont il a produit<br />
l'impression sur ses contemporains (et sur les générations suivantes qui en restaient en<br />
réalité elles aussi les contemporains tant qu'elles se rapportaient à cet événement comme<br />
à cette origine absolue porteuse d'une promesse infinie) soit rétrospectivement résorbé<br />
et effacé au profit d'une continuité du temps historique. Sans doute Aguste Comte était<br />
toutefois plus conséquent, en considérant que cet effacement ne pouvait s'opérer dans la<br />
représentation (y compris dans la représentation scientifique) qu'à la condition d'une<br />
transformation en profondeur de la société, et donc des formes de subjectivité et de<br />
conscience des individus qui lui appartiennent. C'est pourquoi la tâche de la pensée<br />
positiviste était pour Comte indissociablement épistémique (transformation des modes<br />
de connaissance), sociopolitique (réorganisation du corps social et de ses institutions), et<br />
« morale » (transformations des formes de subjectivité) : elle devait viser à une<br />
« rénovation » intégrale du corps social dans ses dimensions objectives et subjectives.<br />
François Furet, ne prétendant se réclamer que d'un souci d'objectivité historiographique,<br />
ne se risque pas explicitement à en appeler à une telle visée. Mais les arguments qu'il<br />
avance au niveau épistémologique converge avec les analyses comtiennes, en en<br />
181 Ibid., p. 18-19.
99<br />
appelant à un « désinvestissement » de l'objet « Révolution », « souhaitable pour<br />
renouveler l'histoire révolutionnaire » 182 .<br />
Ce n'est pas d'Auguste Comte, mais d'Alexis de TOCQUEVILLE, que Furet dit<br />
retrouver l'inspiration. Tocqueville, dans son ouvrage L'Ancien Régime et la Révolution<br />
(1856), aurait dégagé dans sa pureté pour ainsi dire chimique le principe de toute<br />
historiographie révolutionnaire délestée du récit mythique des origines, des avènements<br />
absolus et des fins messianiques : renoncer à « l'idée d'une rupture objective dans le<br />
temps historique », réduire une telle rupture à la façon seulement dont les individus<br />
contemporains se représentèrent l'événement dans lequel ils étaient pris, renoncer<br />
corrélativement à l'idée corrélative de « faire de cette rupture l'alpha et l'oméga de<br />
l'histoire de la Révolution » 183 . Tocqueville fonde ainsi son histoire de la révolution sur<br />
« une critique de l'idéologie révolutionnaire et de ce qui constitue à ses yeux l'illusion<br />
de la Révolution française sur elle-même » ; et cette critique nourrit de façon heuristique<br />
le paradoxe sur lequel il développe son historiographie de la révolution française :<br />
Vous pensez que la Révolution française est une rupture brutale dans notre histoire nationale ?<br />
dit-il à ses contemporains. En réalité, elle est l'épanouissement de notre passé. Elle parachève<br />
l'oeuvre de la monarchie. Loin de constituer une rupture, elle ne se peut comprendre que dans et<br />
par la continuité historique. Elle accomplit cette continuité dans les faits, alors qu'elle apparaît<br />
comme une rupture dans les consciences.<br />
Tocqueville a donc élaboré une critique radicale de toute histoire de la Révolution fondée sur le<br />
vécu des révolutionnaires. Cette critique est d'autant plus aiguë qu'elle rsete à l'intérieur du<br />
champ politique – les rapports entre les Français et le pouvoir –, celui précisément qui semble<br />
avoir été le plus transformé par la Révolution 184 . Le problème de Tocqueville est celui de la<br />
domination des communautés et de la société civile par le pouvoir administratif, à la suite de<br />
l'extension de l'Etat centralisé ; cette mainmise de l'administration sur le corps social n'est pas<br />
seulement le trait permanent qui joint le « nouveau » régime à l'« ancien », Bonaparte à Louis<br />
XIV. C'est aussi ce qui explique, à travers une série de médiations, la pénétration de l'idéologie<br />
« démocratique » (c'est-à-dire égalitaire) dans l'ancienne société française : en d'autres termes, la<br />
« Révolution », dans ce qu'elle a de constitutif, à ses yeux (Etat administratif régnant sur une<br />
société à idéologie égalitaire), et très largement accomplie par la monarchie, avant d'être<br />
terminée par les jacobins et par l'Empire. Et ce qu'on appelle la « Révolution française », cet<br />
événement répertorié, daté, magnifié comme une aurore, n'est qu'une accélération de l'évolution<br />
politique et sociale antérieure. En détruisant non pas l'aristocratie, mais le principe aristocratique<br />
dans la société, il a supprimé la légitimité de la résistance sociale à l'Etat central. Mais c'est<br />
Richelieu qui avait montré l'exemple, et Louis XIV. 185<br />
182 Ibid., p. 27 et suiv. (« ce “refroidissement” de l'objet “Révolution française”, pour parler en termes<br />
lévi-straussiens, il n'est pas suffisant de l'attendre du temps qui passe. On peut en définir les conditions, et<br />
même en repérer les premiers éléments, dans la trame de notre présent. Je ne dis pas que ces conditions,<br />
ces éléments vont constituer enfin l'objectivité historique ; je pense qu'ils sont en train d'opérer une<br />
modification essentielle dans le rapport entre l'historien de la Révolution française et son objet d'étude :<br />
ils rendent moins spontanée, donc moins contraignante, l'identification aux acteurs, la célébration des<br />
fondateurs ou l'exécration des déviants »).<br />
183 Ibid., p. 31.<br />
184 Furet fait allusion ici à différentes traditions historiographiques, d'inspiration tant marxistes que<br />
sociologiques, qui avaient déjà mis à mal l'idée d'événement révolutionnaire comme rupture absolue, et<br />
avaient souligné, sous la rupture politique et institutionnelle, les mutations antécédentes et de plus longue<br />
durée des structures sociales et économiques, dont la révolution politique était la résultante et la<br />
cristallisation sur le plan des institutions étatiques. L'originalité de Tocqueville consisterait à relativiser<br />
l'idée de rupture historique sur le plan des institutions politiques elles-mêmes. En réalité l'idée est déjà<br />
présente aussi bien que chez Marx (Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte, ch. VII) que chez Comte ;<br />
on en trouve des sources aussi bien dans l'historiographie contre-révolutionnaire, que dans<br />
l'historiographie libérale ou encore saint-simonienne des premières décennies du XIXe siècle.<br />
185 F. FURET, op. cit., p. 33-34.
100<br />
Il peut sembler curieux que Furet attribue cette idée à Tocqueville, alors qu'elle<br />
constitue en fait un leitmotiv de l'historiographie contre-révolutionnaire dès les années<br />
1790 ; c'est même à cette dernière qu'Auguste Comte l'empruntera, pour la mettre au<br />
service de son républicanisme sui generis 186 . Dans tout ce courant, on retrouve cette idée<br />
nodale : il faut neutraliser ce qu'il y a de « révolutionnaire » dans l'événement, pour<br />
pouvoir faire enfin une historiographie rigoureuse de l'événement révolutionnaire...<br />
Mais Furet est ici l'héritier hétérodoxe d'un autre héritage plus récent, plus précisément<br />
ancré dans les débats historiographiques de l'entre-deux-guerres où, au-delà du seul<br />
événement révolutionnaire, fut mise en question la catégorie d'événement comme telle :<br />
ce fut tout particulièrement l'oeuvre de l'important courant de « l'histoire sociale » au<br />
sein de l'Ecole des Annales, sur laquelle il faut à présent revenir. Nous verrons alors que<br />
les enjeux critiques de la notion d'événement historique, ne se réduisent nullement à<br />
l'alternative binaire continuité/discontinuité – ou à l'alternative entre la saine rationalité<br />
historiographique restituant les continuités temporelles, et la représentation idéologique<br />
des avènements absolus faisant illusoirement rupture dans la continuité de l'histoire –,<br />
mais qu'ils touchent plus profondément la conception du temps historique lui-même, et<br />
de sa multiplicité ou complexité interne.<br />
2) Déqualification et requalification de l'événement dans l'historiographie<br />
française du XXe siècle : événement, structure, série<br />
2.1. La critique de l'Ecole des Annales – Désévenementialisation et pluralisation<br />
des temps de l'histoire (F. Braudel)<br />
La critique de la catégorie historiographique d'événement par les contributeurs<br />
de la revue des Annales d'histoire économique et sociale 187 fut souvent considérée<br />
comme l'une des plus radicales, donc aussi l'une des plus révélatrices quant aux enjeux<br />
des dissensions suscitées par cette catégorie, et des plus éclairantes quant à certains de<br />
ses présupposés traditionnels. On a pu souligner cependant que les historiens de l'Ecole<br />
des Annales n'avaient pas pour autant renoncé purement et simplement, ni à faire usage<br />
de la catégorie d'événement dans leurs productions historigraphiques, ni à réfléchir au<br />
concept d'événement comme tel, quitte à en redéfinir l'opérativité et les fonctions. Pour<br />
cerner alors ce qui est en jeu dans cette critique adressée à la place accordée en histoire<br />
au concept d'événement, il convient de la replacer dans son contexte.<br />
De fait, cette critique ne vise pas la catégorie d'événement en général, mais plus<br />
précisément l'usage qui en fut fait dans le courant historiographique qui avait dominé la<br />
discipline historienne sous la IIIe République, et bien plus, qui en avait réalisé<br />
186 On pourra consulter sur ce point : a/ P. MACHEREY, « Le positivisme entre la révolution et la contrerévolution<br />
: Comte et Maistre », in Revue de synthèse 4ème série n°1, janvier-mars 1991 p. 41-47 (texte<br />
accessible en ligne) ; b/ G. SIBERTIN-BLANC, « Révolution et contre-révolution : la temporalité dans<br />
l'analyse de conjoncture (Burke, Comte, Marx) », in Cahiers du GRM, n° 1, hiver 2010-2011 (revue en<br />
ligne).<br />
187 On y compte de nombreux d'historiens illustres, de générations différentes avant et après la seconde<br />
guerre mondiale, et au premier chef Lucien FEBVRE et Marc BLOCH, dont nous avons déjà parlé, – les<br />
deux fondateurs de la revue Les Annales d'histoire économie et sociale en 1929 – puis Fernand<br />
BRAUDEL, dont il sera plus spécifiquement question ici. Pour une vue synthétique sur ce courant majeur<br />
de l'historiographie française du XXe siècle, on pourra consulter G. BOURDE et H. MARTIN, Les<br />
Ecoles historiques, op. cit., chap. 9 et 10, p. 215-270.
101<br />
l'institutionnalisation académique : l'école dite « méthodique », autour de figures que<br />
nous avons déjà rencontrées, tels G. MONOD, Ch.-V. LANGLOIS et<br />
Ch. SEIGNOBOS. Ces historiens s'étaient montrés soucieux d'établir les conditions de<br />
rigueur scientifique de leur discipline, tout en soulignant l'irréductibilité du savoir<br />
historien, tant aux philosophies de l'histoire, qu'elles s'inspirent du providentialisme<br />
chrétien ou du progressisme rationaliste, qu'aux autres formes de rationalité scientifique.<br />
Irréductibilité consistant, en dernière analyse, en ceci que le travail des historiens porte<br />
sur des faits toujours singuliers : singuliers du point de vue temporel (les faits<br />
surviennent à un moment déterminé du temps qui lui-même ne peut se répéter), du point<br />
de vue des acteurs (les événements sont toujours réalisés (et subis) par des individus<br />
déterminés), et du point de vue de leur « matière » historiographique (les faits passés<br />
n'entrent dans la « positivité » du savoir historien que par les documents toujours<br />
singuliers qui en portent le témoignage à travers le temps). A tous ces égards, l'historien<br />
se devait de ne s'intéresser qu'aux « faits » en délaissant les constructions spéculatives<br />
ou métaphysiques sur l'histoire universelle. Et ces faits étant irréductiblement singuliers,<br />
dont impossibles à reproduire ou à répéter, ils épargnaient à la démarche<br />
historiographique la prétention de rechercher des lois générales, c'est-à-dire des formes<br />
de régularité et d'invariance dans les phénomènes comme celles que visent à mettre au<br />
jour les sciences de la nature (sciences « nomologiques »). D'où la définition<br />
singulièrement économique que Langlois et Seignobos pouvaient donner de leur<br />
discipline : « l'histoire n'est que la mise en oeuvre de documents » 188 , ces derniers valant<br />
comme les seuls « faits » sur lesquels doit porter l'analyse historique, et la tâche<br />
élémentaire de l'historien s'avérant documentaire : les historiens « méthodiques »<br />
oeuvreront considérablement au développement et à l'enrichissement des institutions<br />
d'archives et à la patrimonialisation de leurs fonds.<br />
Par rapport à l'Ecole méthodique, les contributeurs des Annales prétendront<br />
opérer une rupture à multiples faces, touchant à ce qu'ils en perçoivent comme les<br />
présupposés implicites. Sous l'ambition de ne s'en tenir qu'aux faits singuliers attestés<br />
par les archives documentaires, les historiens « méthodiques » privilégieraient une<br />
compréhension implicite de ce qui vaut comme « fait historique », ce dont témoignerait<br />
aussi bien leur conception non-critique de la valeur épistémique d'un document 189 , que<br />
les constructions narratives emblématisées par les « Histoires de France » dans la veine<br />
d'Ernest Lavisse. Quels sont ces présupposés ?<br />
a/ les faits historiques seraient toujours ce que des individus font ou subissent –<br />
cette histoire reposerait sur ce que l'on appellera plus tard en science sociale un<br />
« individualisme méthodologique », mais non explicité comme tel ;<br />
b/ l'individu étant le porteur ultime du changement historique, « les changements<br />
les plus significatifs [seraient] les changements ponctuels, ceux-là même qui affectent la<br />
188 Ch.-V. LANGLOIS, Ch. SEIGNOBOS, Introduction aux études historiques, Paris, Hachette, 1898,<br />
p. 275<br />
189 « Ce que les fondateurs de l'école des Annales avaient voulu combattre, c'était d'abord la fascination<br />
par l'événement unique, non répétable, ensuite l'identification de l'histoire à une chronique améliorée de<br />
l'Etat, enfin – peut-être surtout – l'absence de critère de choix, donc de problématique dans l'élaboration<br />
de ce qui compte comme “faits” en histoire. Les faits, ces historiens ne cessent de le répéter, ne sont pas<br />
donnés dans les documents, mais les documents sont sélectionnés en fonction d'une problématique. Les<br />
documents eux-mêmes ne sont pas donnés : les archives officielles sont des institutions qui reflètent un<br />
choix implicite en faveur de l'histoire conçue comme recueil d'événements et comme chronique de l'Etat.<br />
Ce choix n'étant pas déclaré, le fait historique a pu paraître régi par le document et l'historien recevoir ses<br />
problèmes de ces données » (P. RICOEUR, Temps et récit, t. I, Paris, Point-Seuil, p. 193).
102<br />
vie des individus en raison de leur brièveté et de leur soudaineté » 190 ;<br />
c/ ce double primat, de l'individu « comme ultime atome de l'investigation<br />
historique », et de l'événement « comme ultime atome du changement social »,<br />
conduirait spontanément à privilégier le niveau où il semble particulièrement adéquat,<br />
tout en convergeant avec les fonctions idéologiques dont se charge l'institution<br />
historienne sous la IIIe République 191 : le niveau de l'histoire politique, elle même<br />
réduite à sa dimension événementielle la plus superficielle : l'histoire-chronique, celle<br />
des batailles, des événements diplomatiques, et des rituels de la vie politique réduite aux<br />
faits et gestes des hommes d'Etat.<br />
C'est en effet dans l'histoire politique, militaire, diplomatique, ecclésiastique, que les individus –<br />
chefs d'Etats, chefs de guerre, ministres, diplomates, prélats – sont censés faire l'histoire. C'est là<br />
aussi que règne l'événement assimilable à une explosion. « Histoire de batailles » et « histoire<br />
événementielle » […] vont de pair. Primat de l'individu et primat de l'événement ponctuel sont<br />
les deux corollaires obligés de la prééminence de l'histoire politique. 192<br />
Ce sont ces trois présupposés que concentre le concept d'événement critiqué par<br />
les tenants des Annales, critique dont F. SIMIAND avait posé les premières bases dès<br />
1903 193 , et que formulera après guerre en toute clarté Fernand Braudel dans sa préface à<br />
l'un de ses grands ouvrages, La Méditerranée et le Monde méditerranée à l'époque de<br />
Philippe II (1949), puis l'année suivante dans sa « Leçon inaugurale » au Collège de<br />
France 194 . L'enjeu en sera alors indissociablement épistémologique et stratégique.<br />
Epistémologique d'abord : à la focalisation sur l'histoire politique dans sa dimension<br />
individuelle, il s'agira de substituer une nouvelle structure d'objet pour l'historiographie,<br />
apparentée au concept de « fait social total » forgé par l'anthropologue et sociologue<br />
Marcel MAUSS, c'est-à-dire un « fait » passé entrecroisant toutes les dimensions<br />
collectives de la vie sociale : économique, politique, sociologique, culturelle... Aussi les<br />
« agents » du processus historique ne seront-ils plus prioritairement des individus<br />
exemplaires, tels les « grands hommes » de l'« Histoire de France », mais des<br />
ensembles sociologiques, économiques, culturels : « groupes, catégories et classes<br />
sociales, villes et campagnes, bourgeois, artisans, paysans et ouvriers... Avec Braudel,<br />
l'histoire devient même une géo-histoire, dont le héros est la Méditerranée et le monde<br />
méditerranée, avant que lui succède, avec Huguette et Pierre Chaunu, l'Altlantique entre<br />
Séville et le Nouveau Monde » 195 . Corrélativement, contre la focalisation de<br />
l'historiographie « méthodique » sur les événements saisis dans leur connotation de<br />
hauts faits, de mutations brusques et d'actions décisives, il s'agira de faire valoir une<br />
temporalité sociale dont les principales catégories (structure, conjoncture, cycle,<br />
tendance, croissance, crise) seront empruntées aux autres sciences sociales, l'économie,<br />
la démographie et la sociologie. D'où aussi l'enjeu stratégique : la critique de la<br />
catégorie d'événement prend sens dans le cadre d'une entreprise plus large qui tient à la<br />
190 P. RICOEUR, Temps et récit, t. I, op. cit., p. 183.<br />
191 Voir supra. Ie partie, chap. 2.<br />
192 P. RICOEUR, Temps et récit, t. I, op. cit., p. 184-185.<br />
193 F. SIMIAND, « Méthode historique et sciences sociales. Etude critique d'après les ouvrages récents de<br />
M. Lacombe et de M. Seignobos. 2e partie », Revue de Synthèse Historique, 1903, p. 129-157.<br />
194 F. BRAUDEL, « Positions de l'histoire en 1950 », rééd. in Ecrits sur l'histoire, Paris, Champs-<br />
Flammarion, 1969, p. 16-38.<br />
195 P. RICOEUR, Temps et récit, t. I, op. cit., p. 185 (Ricoeur fait allusion ici à la somme de Huguette et<br />
Pierre CHAUNU, Séville et l’Atlantique (1504-1650), Paris, S.E.V.P.E.N., 1955-1960, 12 vol. ; il y fera à<br />
nouveau référence plus loin.
103<br />
cartographie même des savoirs, dans ses dimensions tant épistémologiques<br />
qu'académiques : il s'agit de replacer la discipline historiographie au sein du champ des<br />
sciences sociales en plein essor, et de donner une base épistémologique à son<br />
articulation et sa collaboration avec ces autres sciences, y compris pour bénéficier de<br />
méthodes et techniques d'analyse quantitative et statistique développées en démographie<br />
et en économie, et traditionnellement exclues du travail historiographique au nom de ses<br />
formes strictement narratives.<br />
La pierre de touche d'une telle réarticulation épistémologique, Fernand<br />
BRAUDEL s'attache à l'élaborer au niveau d'une réflexion sur la temporalité historique,<br />
qu'il développe en premier lieu dans les deux textes susmentionnés. On y trouve le<br />
même souci, non pas de nier purement et simple le niveau événementiel de l'histoire,<br />
mais de le reconduire à un certain « niveau » de la temporalité historique. C'est dire qu'il<br />
y en a plusieurs, autrement dit, que « le temps historique » n'existe pas dans l'unité<br />
simple d'un seul et même développement temporel, mais revêt au contraire l'allure d'un<br />
« temps social à mille vitesses, à mille lenteurs » :<br />
Il faut d'abord aborder, en elles-mêmes et pour elles-mêmes, les réalités sociales. J'entends par là<br />
toutes les formes larges de la vie collective, les économies, les institutions, les architectures<br />
sociales, les civilisations enfin, elles surtout – toutes réalités que les historiens d'hier, certes, n'ont<br />
pas ignorées, mais que, sauf d'étonnants précurseurs, ils ont trop souvent vues comme une toile<br />
de fond, disposée seulement pour expliquer, ou comme si l'on voulait expliquer les actions<br />
d'individus exceptionnels autour desquels l'historien s'attarde avec complaisance.<br />
Immenses erreurs de perspective et de raisonnement, car ce que l'on cherche ainsi à accorder, à<br />
inscrire dans le même cadre, ce sont des mouvements qui n'ont ni la même durée, ni la même<br />
direction, les uns qui s'intègrent dans le temps des hommes, celui de notre vie brève et fugitive,<br />
les autres dans ce temps des sociétés pour qui une journée, une année ne signifient pas grandchose,<br />
pour qui, parfois, un siècle entier n'est qu'un instant de la durée. Entendons-nous : il n'y a<br />
pas un temps social d'une seule et simple coulée, mais un temps social à mille vitesses, à mille<br />
lenteurs qui n'ont presque rien à voir avec le temps journalistique de la chronique et de l'histoire<br />
traditionnelle. Je crois ainsi à la réalité d'une histoire particulièrement lente des civilisations, dans<br />
leurs profondeurs abyssales, dans leurs traits structuraux et géographiques. Certes, les<br />
civilisations sont mortelles dans leurs floraisons les plus précieuses ; certes, elles brillent, puis<br />
elles s'éteignent, pour refleurir sous d'autres formes. Mais ces ruptures sont plus rares, plus<br />
espacées qu'on ne le pense. Et surtout, elles ne détruisent pas tout également. Je veux dire que,<br />
dans telle ou telle aire de civilisation, le contenu social peut se renouveler deux ou trois fois<br />
presque entièrement sans atteindre certains traits profonds de structure qui continueront à la<br />
distinguer fortement des civilisation voisines.<br />
D'ailleurs, il y a, plus lente encore que l'histoire des civilisations, presque immobile, une histoire<br />
des hommes dans leurs rapports serrés avec la terre qui les porte et les nourrit ; c'est un dialogue<br />
qui ne cesse de se répéter, qui se répète pour durer, qui peut changer et change en surface, mais<br />
se poursuit, tenace, comme s'il était hors de l'atteinte et de la morsure du temps. 196<br />
Se distinguent ainsi différentes strates temporelles, déterminées par des<br />
« vitesses » et des « lenteurs », c'est-à-dire par des mouvements différemment rythmés :<br />
a/ A la surface, l'histoire événementielle, celle des hommes, de leurs actions et<br />
de leurs passions : « une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent de<br />
leur puissant mouvement – une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses » 197 .<br />
Comme l'a observé Paul RICOEUR, les métaphores utilisées par Braudel pour qualifier<br />
cette temporalité événementielle connotent les illusions dont elle est porteuse, et donc la<br />
distance dans laquelle doit la tenir l'historien. Pour être plus précis, on notera que cette<br />
196 F. BRAUDEL, Ecrits sur l'histoire, op. cit., p. 23-24.<br />
197 Ibid., p. 12.
104<br />
métaphore maritime fait directement écho au travail de Braudel sur le monde<br />
méditerranéen, et joue moins sur les images optiques du reflet ou du trompe-l'oeil<br />
(images classiques pour figurées l'illusion) que sur les images physiques de<br />
l'accélération et de l'amplification (de vastes mouvements sous-marins produisant leurs<br />
effets à la surface de l'eau suivant une temporalité à la fois différée et précipitée) :<br />
« Méfions-nous de cette histoire brûlante encore, telle que les contemporains l'ont<br />
sentie, décrite, vécue, au rythme de leur vie, brève comme la nôtre […] monde aveugle,<br />
comme tout monde vivant, comme le nôtre, insouciant des histoires de profondeurs, de<br />
ses eaux vives sur lesquelles notre barque file comme le plus ivre des bateaux » 198 .<br />
b/ Le temps plus long – plus lent – des institutions, mais aussi des structures<br />
économiques, sociales, mentales, qui ne sont pas sans changements, mais qui se<br />
transforment à leur tour selon d'autres vitesses et d'autres coordonnées que la<br />
temporalité précédente, et dont les « durées » ou les rythmes de mutation ne sont donc<br />
pas commensurables avec elle. Ce sont ces durées des profondeurs que peuvent<br />
permettrent d'éclairer les sciences économiques, sociologiques et démographiques,<br />
imperceptibles aux contemporains, et donc restituables seulement par des opérations<br />
spécifiques d'objectivation.<br />
c/ Enfin, la « très longue durée » du temps « géographique », quasi<br />
« géologique » – « presque immobile » –, qui ancre les devenirs des structures sociales<br />
et économiques, et des civilisations mêmes, dans les durées remarquablement lentes des<br />
structures anthropologiques où se nouent les rapports des hommes à leur milieu<br />
physique.<br />
Cette pluralisation et cet étagement des temps de l'histoire ne vont pas sans<br />
198 Ibid.
105<br />
ouvrir plusieurs questionnements, concernant la spécificité de l'historiographie par<br />
rapport aux autres sciences sociales, concernant la spécificité de son objet, concernant la<br />
manière dont ces différentes durées s'articulent, voire peuvent se télescoper. Dans son<br />
article « Histoire et sciences sociales. La longue durée » 199 , où il s'interroge notamment<br />
sur les mathématiques sociales et sur les apports que l'historiographie peut tirer des<br />
recherches en sociologie quantitative, Braudel suggèrera que l'objet propre de l'histoire<br />
est et reste la durée elle-même, comme vecteur de changement et de transformation des<br />
formes sociales, aussi lents en soient les rythmes structuraux : « Dans le langage de<br />
l'histoire […], il ne peut guère y avoir de synchronie parfaite : un arrêt instantané,<br />
suspendant toutes les durées, est presque absurde en soi, ou, ce qui revient au même,<br />
très factice » 200 . Face aux entreprises de modélisation déployées par les économistes et<br />
sociologues mathématiciens, l'historien rappel que même leurs modèles quasi<br />
intemporels sont encore soumis à la durée, fût-ce la « très longue durée », c'est-à-dire<br />
encore et toujours au changement :<br />
Réintroduisons en effet la durée. J'ai dit que les modèles étaient de durée variable : ils valent le<br />
temps que vaut la réalité qu'ils enregistrent. Et ce temps pour l'observateur du social, est<br />
primordial, car plus significatifs encore que les structures profondes de la vie sont leurs points de<br />
rupture, leur brusque ou lente détérioration sous l'effet de pressions contradictoires. […] En fait,<br />
l'historien ne sort jamais du temps de l'histoire : le temps colle à sa pensée comme la terre à la<br />
bêche du jardinier. 201<br />
Ce qui conduit Braudel a soulever le problème, sans toute fois le thématiser pour<br />
lui-même, de l'articulation des temporalités différentes, de la façon dont elles<br />
s'intercallent les unes dans les autres, ou dont elles peuvent entrer en conjonction :<br />
comment l'histoire peut-elle « retrouver le jeu multiple de la vie, tous ses mouvements,<br />
toutes ses durées, toutes ses ruptures, toutes ses variations » ? Il arrive à Braudel de<br />
parler d'une « dialectique des durées » : qu'est-ce à dire ?<br />
2.2. La ré-évenementialisation de l'histoire : histoire sérielle et multiplicités<br />
temporelles (Foucault lecteur de P. Chaunu)<br />
Pour préciser cette difficulté, dégageons les effets qu'a produit ce<br />
renouvellement de la conception de la temporalité historique dans l'historiographie<br />
française du XXe siècle, sur la question de l'événement. Le paradoxe est que, dès lors<br />
que la critique de la catégorie d'événement a rempli sa fonction polémique, contre<br />
l'« histoire bataille » et l'histoire des « grands hommes » assimilant l'histoire à « une<br />
chronique améliorée de l'Etat » 202 , cette critique a ouvert la voie d'une nouvelle<br />
conception de l'événementialité en histoire, replaçant celle-ci en son centre 203 . Elle a<br />
ouvert la possibilité de dialectiser le rapport de l'historiographie à l'événement, en<br />
considérant la façon dont elle procède toujours par un double mouvement de « désévenementialisation<br />
» (par rapport à la perception vécue que les contemporains avaient<br />
de leur propre temps) et de « ré-évenementialisation » (en fonction de la problématique<br />
199 Ibid., p. 41-83.<br />
200 Ibid., p. 66.<br />
201 Ibid., p. 71, 75.<br />
202 P. RICOEUR, op. cit., p. 193.<br />
203 Pour une approche plus large de la réhabilitation actuelle de la notion d'événement dans<br />
l'historiographie contemporaine, voir l'ouvrage de synthèse de F. DOSSE, Renaissance de l'événement,<br />
Paris, PUF, 2010.
106<br />
de l'historien).<br />
Michel FOUCAULT en a fait l'observation détaillée dans un article de 1970<br />
intitulé « Revenir à l’histoire » 204 , où, à rebours des antiennes sur le structuralisme<br />
souvent critiqué pour avoir nié la temporalité des changements et des mutations<br />
diachroniques, il montre au contraire la façon dont l'historiographie renouvelée par les<br />
procédés structuralistes a conduit à replacer au centre de l'épistémologie des sciences<br />
sociales les concepts de changement et d'événement.<br />
Ce renouvellement épistémologique, qui déplace le concept d'événement mais<br />
ne l'abolit pas, s'inscrit d'abord à ses yeux dans le cadre d'un déplacement théorique et<br />
idéologique plus large, affranchissant la méthodologie historienne contemporaine des<br />
présupposés généraux qui grevaient l'historiographie du XIXe siècle. Cette dernière était<br />
profondément inscrite dans la lutte idéologique d'une nouvelle classe sociale en plein<br />
essor, qui devait chercher à « fond[er] son droit à occuper le pouvoir ». Pour ce faire,<br />
elle appelait, à l'instar de Michelet, à « la tâche de rendre vivante la totalité du passé<br />
national », soulignait par suite les continuités historiques, cherchait à montrer le patient<br />
essor, à travers l'obscurité des siècles, d'une entité transcendante donnée de tout temps<br />
(la Nation éternelle, le Peuple, la République, etc.). Dans ce contexte idéologicopolitique,<br />
résume Foucault en reprenant ici une observation familière à l'historiographie<br />
marxiste,<br />
l’histoire a eu pour fonction à l’intérieur de l’idéologie bourgeoise, de montrer comment ces<br />
grandes unités nationales dont le capitalisme avait besoin, venaient de loin dans le temps et<br />
avaient, à travers des révolutions diverses, affirmé et maintenu leur unité. 205<br />
L’histoire était alors utilisée pour donner une pseudo-éternité à l'état de la société<br />
actuelle. En faisant de celle-ci le point terminal d'évolutions historiques plongeant leurs<br />
racines dans le lointain des siècles, elle visait à leur donner une nécessité intangible.<br />
L'historiographie avait pour fonction de montrer que le règne de la bourgeoisie « n’était<br />
que le résultat, le produit, le fruit d’une lente maturation et que dans cette mesure là ce<br />
règne était parfaitement fondé ». Elle apprenait en somme que, s'il y avait eu de<br />
l'histoire, désormais il n'y en aurait plus. En sanctifiant le présent, elle l'éternisait.<br />
L'histoire servait à déshistoriciser l'état actuel des choses.<br />
Contre quoi la pratique contemporaine de l’histoire se montrerait attachée<br />
désormais à « l’analyse des transformations dont sont effectivement susceptibles les<br />
sociétés » 206 . D’où une modification des catégories fondamentales de l’historiographie,<br />
qui substitue aux concepts de « temps » et de « passé » ceux de changement et<br />
d’événement. La critique menée par l’Ecole des Annales contre la notion traditionnelle<br />
d’événement, indexée sur les hauts faits de l’histoire politique, militaire ou<br />
diplomatique, a rendu possible un nouveau concept d'événement qui soutient un<br />
nouveau rapport de l'histoire aux documents constituant son matériau de travail.<br />
Foucault se réfère particulièrement à un méthode historiographique appelée « l’histoire<br />
sérielle », qui fait apparaître des procédés de production d’une événementialité multiple<br />
et variable en fonction de constructions de séries 207 . La mise en série consiste à établir<br />
204 Il s’agit de la conférence prononcée par Michel Foucault à l’université de Keio en 1970, publiée sous<br />
le titre « Revenir à l’histoire », in M. FOUCAULT, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. II, n° 103,<br />
p. 268-281.<br />
205 Ibid., p. 272.<br />
206 Ibid., p. 272.<br />
207 L'expression d'« histoire sérielle » est forgée par Pierre CHAUNU, pour qualifier la méthode qu'il met<br />
d'abord en oeuvre avec Huguette CHAUNU dans Séville et l’Atlantique (1504-1650), Paris, S.E.V.P.E.N.,
107<br />
au sein d'un corpus de documents un ensemble de corrélations permettant de mettre au<br />
jour entre eux des jeux de répétition et de variation, de récurrence et de modification 208 ,<br />
un document placé dans une série différente impliquant alors d’autres relations, entrant<br />
dans d'autres récurrences et d’autres variations, et pouvant ainsi prendre une tout autre<br />
signification. Dès lors de tels procédés sériels, loin de « dissoudre [l’événement] au<br />
profit d’une analyse causale ou d’une analyse continue », induisent plutôt une<br />
multiplication des « couches d’événement » : l'histoire se présente « comme un<br />
enchevêtrement de discontinuités superposées » 209 . Et l'analyse historiographie n'a<br />
nullement à opposer la diachronie des évolutions à la synchronie des structures, mais à<br />
analyser les multiplicités de diachronies dont les structures (ou plutôt les séries)<br />
respectives ne sont pas synchrones entre elles, n'ont pas le même rythme, ne battent pas<br />
la même mesure.<br />
Foucault croise ici les leçons de BRAUDEL sur les temps multiples de l'histoire,<br />
et les techniques sérielles mises en oeuvre par CHAUNU. Du premier, il retrouve la<br />
nécessité de distinguer plusieurs strates de durées – « durée courte » et « en quelque<br />
sorte vibratoire », « cycles plus importants », « trends séculaires », « grands<br />
phénomènes qui jouent sur des siècles et des siècles » – qui rendent l’histoire<br />
irréductible à une durée unique, tel le cours linéaire et homogène d’une évolution ou<br />
d’un développement. Elle prend au contraire la forme complexe d’ « une multiplicité de<br />
durées qui s’enchevêtrent et s’enveloppent les unes les autres », à chaque durée<br />
correspondant un certain niveau d’événementialité 210 . Seulement ces durées ne sont pas<br />
« données », ni dans un concept a priori, ni dans les documents considérés isolément.<br />
La méthode sérielle consiste précisément « à découvrir à l’intérieur de l’histoire des<br />
types de durées différentes », c'est-à-dire dire à découvrir, par des opérations<br />
déterminées de sériation des documents et d'entrecroisement des séries documentaires,<br />
des régimes d’événementialité, modes pluriels et asynchrones de la discontinuité<br />
historique. Commentant la monumentale analyse menée par Pierre et Huguette<br />
CHAUNU du trafic du port de Séville du début du XVIe au milieu du XVIIe siècle,<br />
Foucault relève qu'on pourra y distinguer : le niveau directement perceptible de l’entrée<br />
ou de la sortie d’un bateau ; un niveau encore perceptible par les contemporains mais<br />
sous la condition d’un effort de rationalisation, celui par exemple d’une hausse<br />
tendancielle des prix ; un niveau presque imperceptible pour les contemporains, car<br />
repérable seulement par une objectivation statistique ou historiographique à longue<br />
échelle, comme le rebroussement d'une courbe économique ou l’inflexion d’une courbe<br />
démographique. Et sans doute une multiplicité d’autres niveaux sont encore possibles.<br />
L’histoire est alors l’intrication, l’implication de ces niveaux d’événementialité dont les<br />
sériations documentaires exposent les différentielles de rythmes, et les lignes<br />
1955-1960, 12 vol. Il y reviendra par la suite dans différents articles, notamment « Histoire quantitative et<br />
histoire sérielle », in Cahiers Vilfredo Pareto, Genève, Droz, n°3, 1964, p. 165-175, rééd. in Histoire<br />
science sociale, Sedes, 1974. Voir également F. BRAUDEL, « Pour une histoire sérielle : Séville et<br />
l'Atlantique (1504-1650) », Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 18è année, n° 3, 1963, p. 541-<br />
553 (article accessible en ligne) ; et F. FURET, « L'histoire quantitative et la construction du fait<br />
historique », in Faire de l'Histoire, t. I, p. 42-62.<br />
208 M. FOUCAULT, « Revenir à l'histoire », op. cit., p. 277.<br />
209 Ibid. p. 279.<br />
210 « [A] la racine même du temps de l’histoire, il n’y a pas quelque chose comme une évolution<br />
biologique qui emporterait tous les phénomènes et tous les événements ; il y a en fait des durées<br />
multiples, et chacune de ces durées est porteuse d’un certain type d’événements. Il faut multiplier les<br />
types d’événements comme on multiplie les types de durée », Ibid., p. 279-280 (cette dernière phrase est<br />
évidemment une réponse aux thèses de Braudel évoquées précédemment).
108<br />
d'entrecroisement de ces rythmes hétérogènes (par exemple entre un cycle économique,<br />
une courbe des prix, et une courbe démographique). L’objet de l’histoire est d’objectiver<br />
et de décrire ces événements et les relations variables qu’ils entretiennent. Il en résulte<br />
que, à tout moment d’une évolution historique que l’on chercherait à se représenter<br />
comme linéaire, on trouvera une discontinuité ou une continuité, selon le niveau que<br />
l’on considère. Au « moment » où s’infléchit une courbe démographique, il peut y avoir<br />
continuité à un autre niveau d'analyse, non pas parce que ce dernier ne comporte aucune<br />
discontinuité événementielle, mais parce que son événementialité sera rythmée<br />
autrement. La modification de la courbe démographique, par exemple, pourra ne<br />
constituer aucune transformation vécue et perçue d’une génération à une autre ou à<br />
l’échelle de plusieurs générations d’une même famille. Inversement, lorsque se produit<br />
un événement social perceptible par les contemporains, qui instaure une discontinuité<br />
brutale, par exemple une disette ou une insurrection populaire, il peut y avoir<br />
corrélativement une continuité repérable au niveau des cycles de fécondité ou de<br />
mortalité : « L’histoire apparaît alors non pas comme une grande continuité sous une<br />
discontinuité apparente, mais comme un enchevêtrement de discontinuités superposées.<br />
[…] L’histoire ce n’est donc pas une durée, c’est une multiplicité de durées qui<br />
s’enchevêtrent et s’enveloppent les unes les autres » 211 .<br />
En somme, là où l'histoire traditionnelle considérait l'événement comme le plus<br />
visible et le plus immédiatement donné (la tâche proprement analytique consistant à en<br />
déceler les causes profonde), l'histoire sérielle se rapporte à l'événement comme l'effet<br />
de sa propre pratique théorique. En d'autres termes, l'événement n'est pas ce qui brise la<br />
cohérence du temps historique et provoque la recherche historienne, mais le produit des<br />
effets de cohérence que construit l'historien. Est donc en jeu ici une nouvelle manière de<br />
comprendre la façon dont l'historien constitue son « objet », qui paraît à Foucault<br />
singulièrement économique parce qu'elle court-circuite tout recours à des universaux<br />
(Epoque, Nation, Forme culturelle) à travers lesquels se réintroduirait subrepticement la<br />
représentation idéologique d'un « sujet de l'histoire ». Foucault le souligne dans ce<br />
dernier extrait, où il revient sur travail réalisé par les Chaunu sur l'activité du port de<br />
Séville aux XVIe-XVIIe siècles :<br />
- Complément/Exercice d'entraînement : la méthode sérielle de Chaunu<br />
et son interprétation foucaldienne<br />
« L'histoire sérielle ne se donne pas des objets généraux et constitués d'avance, comme la<br />
féodalité ou le développement industriel. L'histoire sérielle définit son objet à partir d'un<br />
ensemble de documents dont elle dispose. C'est ainsi qu'on a étudié, il y a une dizaine<br />
d'années, les archives commerciales du port de Séville au cours du XVIe siècle : tout ce qui<br />
concerne l'entrée et la sortie des bateaux, leur nombre, leur cargaison, le prix de vente de<br />
leurs marchandises, leur nationalité, l'endroit d'où ils venaient, l'endroit où ils allaient. Ce<br />
sont toutes ces données, mais ce sont ces seules données qui constituent l'objet de l'étude.<br />
Autrement dit, l'objet de l'histoire n'est plus donné par une sorte de catégorisation préalable<br />
en périodes, époques, nations, continents, formes de culture... On n'étudie plus l'Espagne ou<br />
l'Amérique pendant la Renaissance, on étudie, et c'est là le seul objet, tous les documents qui<br />
concernent la vie du port de Séville de telle date à telle date. La conséquence, et c'est le<br />
deuxième trait de cette histoire sérielle, c'est que cette histoire n'a pas du tout pour rôle de<br />
déchiffrer aussitôt à travers ces documents quelque chose comme le développement<br />
économique de l'Espagne ; l'objet de la recherche historique, c'est d'établir à partir de ces<br />
211 Ibid., p. 279.
109<br />
documents un certain nombre de relations. C'est ainsi qu'on a pu établir – je me réfère<br />
toujours à l'étude de Chaunu sur Séville – des estimations statistiques année par année des<br />
entrées et des sorties de bateaux, des classements selon les pays, des répartitions selon les<br />
marchandises ; à partir des relations qu'il a pu établir on a pu aussi dessiner les courbes<br />
d'évolution, les fluctuations, les croissances, les arrêts, les décroissances ; on a pu décrire des<br />
cycles, on a établi enfin des relations entre cet ensemble de documents qui concernent le port<br />
de Séville et d'autres documents du même type concernant les ports d'Amérique du Sud, les<br />
Antilles, l'Angleterre, les ports méditerranées. L'histoire, voyez-vous, n'interprète plus le<br />
document pour saisir derrière lui une sorte de réalité sociale ou spirituelle qui se cacherait en<br />
lui ; son travail consiste à manipuler et à traiter une série de documents homogènes<br />
concernant un objet déterminé et une époque déterminée, et ce sont les relations internes ou<br />
externes de ce corpus de documents qui constituent le résultat du travail de l'historien. Grâce<br />
à cette méthode, et c'est là le troisième caractère de l'histoire sérielle, l'historien peut faire<br />
apparaître des événement qui autrement ne seraient pas apparus. Dans l'histoire<br />
traditionnelle, on considérait que ce qui était connu, ce qui était visible, ce qui était référable<br />
directement ou indirectement, c'étaient les événements, et que le travail de l'historien, c'était<br />
d'en recherche la cause ou le sens. La cause ou le sens étaient cachés essentiellemnt.<br />
L'événement, lui, était essentiellement visible, même s'il arrivait qu'on manquât de<br />
documents pour l'établir d'une façon certaine. L'histoire sérielle permet de faire appraître en<br />
quelque sorte différentes couches d'événement, dont les uns sont visibles, immédiatement<br />
connaissables même par les contemporains, et puis, au-dessous de ces événements qui<br />
forment en quelque sorte l’écume de l’histoire, il y a d’autres événements qui, eux, sont des<br />
événements invisibles, imperceptibles pour les contemporains, et qui sont d’une forme tout à<br />
fait différente. Reprenons l'exemple du travail de Chaunu. En un sens l'entrée ou la sortie<br />
d'un bateau du port de Séville est un événement que les contemporains habitant Séville<br />
connaissaient parfaitement et que nous pouvons reconstituer sans trop de problèmes. Audessous<br />
de cette couche d'événements, il existe un autre type d'événements un peu plus<br />
diffus : événements qui ne sont pas perçus exactement de la même façon par les<br />
contemporains, mais dont ils ont tout de même une certaine conscience ; c'est, par exemple,<br />
une baisse ou une augmentation des prix qui va changer leur conduite économique. Et puis,<br />
au-dessous encore de ces événements, vous en avez d'autres qui sont difficiles à localiser, qui<br />
sont souvent à peine perceptibles pour les contemporains et qui n'en constituent pas moins<br />
des ruptures décisives. Ainsi, le renversement d'une tendance, le point à partir duquel une<br />
courbe économique qui avait été croissante devient étale ou entre en régression, ce point,<br />
c'est un événement très important dans l'histoire d'une ville, d'un pays, éventuellement d'une<br />
civilisation, mais les gens qui en sont les contemporains ne s'en rendent pas compte. Nousmêmes,<br />
avec pourtant une comptabilité nationale relativement précise, nous ne savons pas<br />
exactement que s'est produit le renversement d'une tendance économique. Les économistes<br />
eux-mêmes ne savent pas si un point d'arrêt dans une courbe économique signale un grand<br />
renversement général de la tendance ou simplement un point d'arrêt, ou un petit intercycle à<br />
l'intérieur d'un cycle plus général. C'est à l'historien de découvrir cette couche cachée<br />
d'événements diffus, « atmosphériques », polycéphales qui, finalement, déterminent, et<br />
profondément, l'histoire du monde ». 212<br />
212 M. FOUCAULT, « Revenir à l'histoire », op. cit., p. 276-279.