INTRODUCTION À L'ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES ...
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Le caractère cumultatif du temps, impliqué par l'idée de progrès, est reconduit ici<br />
aux champs civilisationnels qui le conditionnent, et qui sont toujours des champs de<br />
multiplicités : multiplicités de secteurs d'activités, de pratiques, de représentations et<br />
d'institutions, dont les rapports sont relativement autonomes, qui peuvent connaître des<br />
progrès locaux, mais dont les effets de conjonction ou de conjugaison restent<br />
relativement aléatoires. Dès lors le « progrès », dans la connotation globale du terme,<br />
n'est rien d’autre qu’une probabilité cumultative réalisée, ce qui empêche de privilégier<br />
une civilisation ou une période de l’histoire comme norme d'évolution de toutes les<br />
autres. Lévi-Strauss donne pour exemple l’Amérique précolombienne, cumulative en<br />
effet pendant une longue période de son histoire : « En vingt ou vingt-cinq mille ans,<br />
ces hommes réussissent une des plus étonnantes démonstrations d’histoire cumulative<br />
qui soient au monde : explorant de fond en comble les ressources d’un milieu naturel<br />
nouveau, y domestiquant (à côté de certaines espèces animales) les espèces végétales les<br />
plus variées pour leur nourriture, leurs remèdes et leurs poisons, et – fait inégalé par<br />
ailleurs – promouvant des substances vénéneuses comme le manioc au rôle d’aliment de<br />
base, ou d’autres à celui de stimulants ou d’anesthésiques ; […] poussant certaines<br />
industries comme le tissage, la céramique et le travail des métaux précieux au plus haut<br />
point de perfection », inventant (chez les Mayas) le « zéro, base de l’arithmétique et,<br />
indirectement, des mathématiques modernes », près d'un demi-millénaire avant sa<br />
découverte par les savants indiens dont l'Europe l'héritera par l'intermédiaire des Arabes,<br />
etc. C’est un cas exemplaire du cumulation locale (le « local » pouvant durer<br />
longtemps !), qui empêche de considérer le progrès comme une catégorie adéquate à la<br />
représentation de la totalité de l’histoire, et qui oblige de considérer plutôt des<br />
séquences progressives autonomes, qui ne s'accumulent qu'exceptionnellement, et dont<br />
les effets de continuité évolutive restent exposés à une irrémiscible contigence.<br />
c/ Troisièmement, même redéfinie comme une donnée contingente et non<br />
comme un caractère nécessaire de l’histoire, la représentation « cumulative » du temps<br />
historique supposée par la notion de progrès, enveloppe inévitablement une dimension<br />
normative implicite qui doit être soumise à examen. Si l’Amérique précolombienne<br />
nous apparaît comme un remarquable exemple d’histoire cumulative, c’est non<br />
seulement parce que nous lui reconnaissons la paternité d’un certain nombre de<br />
contributions que nous lui avons empruntées, mais parce que nous reconnaissons dans<br />
cette histoire un développement qui correspond à notre propre système de valeurs. Il est<br />
probable en revanche qu’en présence d’une civilisation qui serait attachée à développer<br />
des valeurs propres, dont aucune ne serait susceptible d’intéresser la civilisation de<br />
l’observateur, cette civilisation paraîtrait à ce dernier prise dans une histoire purement<br />
« stationnaire ». C’est précisément l’attitude qu’ont toujours adoptée, rappelle Lévi-<br />
Strauss, ceux qui s'autoproclamaient les « civilisés » vis-à-vis des sociétés dites<br />
« primitives », pour épingler leur « stagnation », pour les qualifier de « sans histoire »,<br />
ou les diagnostiquer comme étant « bloquées » à un faible niveau de développement. En<br />
somme, la notion de progrès, lorsqu’on veut l’appliquer à la confrontation de différentes<br />
sociétés, est inextricablement liée à une posture ethnocentriste :<br />
La distinction entre les deux formes d’histoire [cumulative et stationnaire] dépend-elle de la<br />
nature intrinsèque des cultures auxquelles on l’applique, ou ne résulte-t-elle pas de la<br />
perspective ethnocentrique dans laquelle nous nous plaçons toujours pour évaluer une culture<br />
différente ? Nous considérerions ainsi comme cumulative toute culture qui se développerait<br />
dans un sens analogue au nôtre, c’est-à-dire dont le développement serait doté pour nous de<br />
signification. Tandis que les autres cultures nous apparaîtraient comme stationnaires, non pas