INTRODUCTION À L'ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES ...
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« Le fait historique n'est pas plus donné que les autres ; c'est l'histoire, ou l'agent du devenir<br />
historique, qui le constitue par abstraction, et comme sous la menace d'une régression à<br />
l'infini. Or ce qui est vrai de la constitution du fait historique ne l'est pas moins de sa<br />
sélection. De ce point de vue aussi, l'historien et l'agent historique choisissent, tranchent et<br />
découpent, car l'histoire vraiment totale les confronterait au chaos. […] Pour autant que<br />
l'histoire aspire à la signification, elle se condamne à choisir des régions, des époques, des<br />
groupes d'hommes et des individus dans ces groupes, et à la faire ressortir, comme des<br />
figures discontinues, sur un continu tout juste bon à servir de toile de fond. Une histoire<br />
vraiment totale se neutraliserait elle-même : son produit serait égal à zéro. Ce qui rend<br />
l'histoire possible, c'est qu'un sous-ensemble d'événements se trouve, pour une période<br />
donnée, avoir approximativement la même signification pour un contingent d'individus qui<br />
n'ont pas nécessairement vécu ces événements, et qui peuvent même les considérer à<br />
plusieurs siècles de distance. L'histoire n'est donc jamais l'histoire, mais l'histoire-pour.<br />
Partiale même si elle se défend de l'être, elle demeure inévitablement partielle, ce qui est<br />
encore un mode de la partialité. Dès qu'on se propose d'écrire l'histoire de la Révolution<br />
française, on sait (ou on devrait savoir) que ce ne pourra pas être simultanément et au même<br />
titre, celle du jacobin et celle de l'aristocrate. Par hypothèse, leurs totalisations respectives<br />
(dont chacune est antisymétrique avec l'autre) sont également vraies. Il faut donc choisir<br />
entre deux partis : soit retenir principalement l'une d'elles ou une troisième (car il y en a une<br />
infinité), et renoncer à chercher dans l'histoire une totalisation d'ensemble de totalisations<br />
partielles ; soit reconnaître à toutes une égale réalité : mais seulement pour découvrir que la<br />
Révolution française telle qu'on en parle n'a pas existé.<br />
L'histoire n'échappe donc pas à cette obligation commune à toute connaissance, d'utiliser un<br />
code pour analyser son objet, même (et surtout) si l'on attribue à cet objet une réalité<br />
continue. Les caractères distinctifs de la connaissance historique ne tiennent pas à l'absence<br />
de code, qui est illusoire, mais à sa nature particulière : ce code consiste en une chronologie.<br />
Il n'y a pas d'histoire sans dates […]. Or, le codage chronologique dissimule une nature<br />
beaucoup plus complexe qu'on ne l'imagine, quand on conçoit les dates de l'histoire sous la<br />
forme d'une simple série linéaire. En premier lieu, une date dénote un moment dans une<br />
succession : d2 est après d1, avant d3 ; de ce point de vue, la date fait seulement fonction de<br />
nombre ordinal. Mais chaque date est aussi un nombre cardinal, et, en tant que tel, elle<br />
exprime une distance par rapport aux dates les plus voisines. Pour coder certaines périodes<br />
de l'histoire, nous utilisons beaucoup de dates ; et moins pour d'autres. Cette quantité<br />
variable de dates, appliquées sur des périodes d'égale durée, mesure ce qu'on pourrait appeler<br />
la pression de l'histoire : il y a des chronologies « chaudes », qui sont celles des époques où<br />
de nombreux événements offrent, aux yeux de l'historien, le caractère d'éléments<br />
différentiels. D'autres, au contraire, où pour lui (sinon, bien sûr, pour les hommes qui les ont<br />
vécues) il s'est passé fort peu de choses, et parfois rien. En troisième lieu et surtout, une date<br />
est un membre d'une classe. Ces classes de dates se définissent par le caractère signifiant que<br />
chaque date possède, au sein de la classe, par rapport aux autres dates qui en font également<br />
partie, et par l'absence de ce caractère signifiant au regard des dates qui relèvent d'une classe<br />
différente. Ainsi, la date 1685 appartient à une classe dont sont également membres les dates<br />
1610, 1648, 1715 ; mais elle ne signifie rien par rapport à la classe formée des dates : 1er, 2e,<br />
3e, 4è millénaire, et rien non plus par rapport à la classe de dates : 23 janvier, 17 août, 30<br />
septembre, etc.<br />
Cela posé, en quoi consiste le code de l'historien ? Certainement pas en dates, puisque cellesci<br />
ne sont pas récurrentes. On peut coder les changements de température à l'aide de chiffres,<br />
parce que la lecture d'un chiffre sur l'échelle thermodynamique évoque le retour d'une<br />
situation antérieure : chaque fois que je lis 0°, je sais qu'il gèle, et je mets mon plus chaud<br />
pardessus. Mais prise en elle-même, une date historique n'aurait pas de sens puisqu'elle ne<br />
renverrait pas à autre chose que soi : si j'ignore tout des temps modernes, la date 1643 ne<br />
m'apprend rien. Le code ne peut donc consister qu'en classes de dates, où chaque date