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INTRODUCTION À L'ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES ...

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être inscrits dans le régime d'historicité privilégié par ces sociétés. Définissant la<br />

« culture » par l'ensemble des relations qu'un groupe entretient avec le monde, et<br />

définissant plus spécifiquement la « société » par l'ensemble des rapports que les<br />

hommes entretiennent entre eux au sein d'un même groupe, Lévi-Strauss observe :<br />

Les primitifs fabriquent peu d’ordre par leur culture. Nous les appelons aujourd’hui des<br />

peuples sous-développés. Mais ils fabriquent très peu d’entropie dans leur société. En gros, ces<br />

sociétés sont égalitaires, de type mécanique, régies par la règle d’unanimité dont nous parlions<br />

il y a un instant. Au contraire, les civilisés fabriquent beaucoup d’ordre dans leur culture,<br />

comme le montrent le machinisme et les grandes œuvres de la civilisation, mais ils fabriquent<br />

aussi beaucoup d’entropie dans leur société : conflits sociaux, luttes politiques, toutes choses<br />

contre lesquelles nous avons vu que les primitifs se prémunissent, de façon peut-être plus<br />

consciente et systématique que nous ne l’aurions supposé.<br />

Le grand problème de la civilisation a donc été de maintenir un écart. Nous avons vu cet écart<br />

s’établir avec l’esclavage, puis avec le servage, ensuite par la formation d’un prolétariat.<br />

Mais, comme la lutte ouvrière tend, dans une certaine mesure, à égaliser le niveau, notre<br />

société a dû partir à la découverte de nouveaux écarts différentiels, avec le colonialisme, avec<br />

les politiques dites impérialistes, c’est-à-dire chercher constamment, au sein même de la<br />

société, ou par l’assujettissement de peuples conquis, à réaliser un écart entre un groupe<br />

dominant et un groupe dominé ; mais cet écart est toujours provisoire, comme dans une<br />

machine à vapeur qui tend à l’immobilité, parce que la source froide se réchauffe et que la<br />

source chaude voit sa température s’abaisser.<br />

Les écarts différentiels tendent donc à s’égaliser et chaque fois, il a fallu créer de nouveaux<br />

écarts différentiels : quand cela est devenu plus difficile au sein même du groupe social, en<br />

réalisant des combinaisons plus complexes, comme celles dont on donné l’exemple les empires<br />

coloniaux 68 .<br />

On remarquera en passant que Lévi-Strauss reprend ici l'idée énoncée par Marx,<br />

mais qu'avaient déjà mise en circulation des penseurs libéraux et saint-simoniens dans<br />

les années 1820-1830, suivant laquelle l'histoire de la « civilisation » serait l'histoire des<br />

« luttes des classes » qui en dressent à chaque époque la scène et en constituent la<br />

dynamique immanente 69 . A cette différence près cependant : alors que, chez Marx, la<br />

lutte des classes est « moteur » de l'histoire (ce que Lévi-Strauss désigne ici comme<br />

« l'écart » formant une source d'« entropie »), Lévi-Strauss semble soutenir ici que c'est<br />

68 Ibid., p. 46-48.<br />

69 Voir la célèbre ouverture du Manifeste du parti communiste (1847) de K. MARX et F. ENGELS. Et<br />

déjà dans le courant saint-simonien : « Au sein des sociétés modernes, l’empire de la force physique se<br />

témoigne encore, d’une manière évidente, dans les formes gouvernementales, dans la législation, et<br />

surtout dans les relations établies entre les sexes, relations dans lesquelles la femme reste frappée de<br />

l’anathème porté contre elle autrefois par le guerrier, et se présente comme devant être soumise à une<br />

tutelle éternelle. Enfin, l’exploitation de l’homme par l’homme, que nous avons montrée dans le passé<br />

sous sa forme la plus directe, la plus grossière, l’esclavage, se continue à un très haut degré dans les<br />

relations des propriétaires et des travailleurs, des maîtres et des salariés : il y a loin, sans doute, de la<br />

condition respective où ces classes sont placées aujourd’hui, à celle où se trouvaient dans le passé les<br />

maîtres et les esclaves, les patriciens et les plébéiens, les seigneurs et les serfs. Il semble même, au<br />

premier aperçu, que l’on ne saurait faire entre elles aucun rapprochement ; cependant on doit reconnaître<br />

que les unes ne sont que la prolongation des autres. Le rapport du maître avec le salarié est la dernière<br />

transformation qu’a subie l’esclavage. Si l’exploitation de l’homme par l’homme n’a plus ce caractère<br />

brutal qu’elle revêtait dans l’antiquité ; si elle ne s’offre plus à nos yeux, aujourd’hui, que sous des formes<br />

adoucies, elle n’en est pas moins réelle. L’ouvrier n’est pas, comme l’esclave, une propriété directe de son<br />

maître ; sa condition, toujours temporaire, est fixée par une transaction passée entre eux : mais cette<br />

transaction est-elle libre de la part de l’ouvrier ? Elle ne l’est pas, puisqu’il est obligé de l’accepter sous<br />

peine de la vie, réduit, comme il l’est, à l’attendre sa nourriture de chaque jour que de son travail de la<br />

veille... » (S.-A. BAZARD et P. ENFANTIN, Doctrine de Saint-Simon. Exposition I ère année, 1828-1829,<br />

3 è édition, Paris, Bureau du Globe et de l’Organisateur, 1835, 6 ème Séance, p. 174 et suiv.).

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