INTRODUCTION À L'ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES ...
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Comme le note De Certeau par ailleurs, l'historiographie est toujours dans un rapport<br />
ambivalent au partage du passé et du présent : elle doit le présupposer comme la<br />
condition même de son discours ; et cependant elle en fait l'objet et l'effet de ce même<br />
discours 124 . C'est dire que ce partage ne va jamais de soi, et ne cesse d'être remanié, à la<br />
fois refait et déplacé. Le texte historiographique est à la fois l'espace de ce partage<br />
constamment à refaire et à déplacer, et le lieu où le passé trouve non seulement un<br />
semblant de présence (ou de re-présentation) mais aussi une certaine distance vis-à-vis<br />
du présent. Ce problème de trouver une juste distance entre le passé et le présent, ne se<br />
réduit pas l'alternative entre continuité et discontinuité entre l'un et l'autre. Il exprime<br />
plutôt dans la métaphore topique un problème analogue à celui de l'oubli et du deuil sur<br />
le plan métapsychologique, problème auquel De Certeau fait allusion dans le passage<br />
cité précédemment en évoquant Hamlet hanté par le spectre de son père assassiné. C'est<br />
le point qu'il s'agit d'éclairer à présent. On l'introduira par un bref détour nieztschéen.<br />
Avant Freud lui-même, Friedrich NIETZSCHE avait en effet développé une<br />
réflexion sur l'histoire qui n'est pas sans rapport avec la question abordée ici. Au début<br />
de la Seconde Considération intempestive 125 , intitulée « De l’utilité et de l’inconvénient<br />
des études historiques pour la vie », on peut lire ce passage magnifique :<br />
Certes, nous avons besoin de l’histoire, mais autrement qu’en a besoin l’oisif promeneur dans le<br />
jardin de la science, quel que soit le dédain que celui-ci jette, du haut de sa grandeur, sur nos<br />
nécessités et nos besoins rudes et sans grâce. Cela signifie que nous avons besoin de l’histoire<br />
pour vivre et pour agir, et non point pour nous détourner nonchalamment de la vie et de l’action,<br />
ou encore pour enjoliver la vie égoïste et l’action lâche et mauvaise. Nous voulons servir<br />
l’histoire seulement en tant qu’elle sert la vie. Mais il y a une façon d’envisager l’histoire et de<br />
faire de l’histoire par laquelle la vie s’étiole et dégénère. [...]<br />
Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par<br />
l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation. Pour pouvoir<br />
déterminer ce degré et, par celui-ci, les limites où le passé doit être oublié sous peine de devenir<br />
le fossoyeur du présent, il faudrait connaître exactement la force plastique d’un homme, d’un<br />
peuple, d’une civilisation, je veux dire cette force qui permet de se développer hors de soi-même,<br />
d’une façon qui vous est propre, de transformer et d’incorporer les choses du passé, de guérir et<br />
de cicatriser des blessures, de remplacer ce qui est perdu, de refaire par soi-même des formes<br />
brisées. Il y a des hommes qui possèdent cette force à un degré si minime qu’un seul événement,<br />
une seule douleur, parfois même une seule légère petite injustice les fait périr irrémédiablement,<br />
comme si tout leur sang s’écoulait par une petite blessure. Il y en a, d’autre part, que les<br />
accidents les plus sauvages et les plus épouvantables de la vie touchent si peu […] qu’au milieu<br />
de la crise la plus violente, ou aussitôt après cette crise, ils parviennent à un bien-être passable, à<br />
une façon de conscience tranquille. 126<br />
Dans cet opuscule, Nietzsche distingue trois types d'histoire, ou plutôt trois<br />
usages de l'histoire pour la vie, terme qu'il faut entendre ici dans sa triple dénotation,<br />
comme vie bio-psychique, vie spirituelle et symbolique, et vie culturelle ou collective :<br />
L’histoire appartient au vivant sous trois rapports : elle lui appartient parce qu’il est actif et qu’il<br />
aspire ; parce qu’il conserve et qu’il vénère ; parce qu’il souffre et qu’il a besoin de délivrance. A<br />
cette trinité de rapports correspondent trois espèces d’histoire, s’il est permis de distinguer, dans<br />
l’étude de l’histoire, un point de vue monumental, un point de vue antiquaire, et un point de vue<br />
124 Voir supra. chap. I, section « Histoire et tradition ».<br />
125 La série des Considérations intempestives (traduite parfois sous le titre Considérations inactuelles)<br />
comporte quatre essais, publiés par Nietzsche entre 1873 et 1876.<br />
126 F. NIETZSCHE, Considérations intempestives, tr. fr. H. Albert, Paris, Garnier Flammarion, p. 71-72<br />
et p. 78.