INTRODUCTION À L'ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES ...
INTRODUCTION À L'ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES ...
INTRODUCTION À L'ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES ...
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
71<br />
généralement une condition de vie (dégradation), le pays natal (exil), une idée ou un<br />
idéal (désillusion) –, et qui se livrent à ce travail psychique qui ne peut manquer de<br />
s'effectuer, mais qui reste soumis aux contingences de la complexion psychique<br />
individuelle, et dont les mécanismes caractéristiques apparaissent en toute lumière dans<br />
les cas pathogènes de son échec : le « travail du deuil ». Que se passe-t-il dans un tel<br />
« travail » psychique ? Et en quoi peut-il nous éclairer pour comprendre, suivant De<br />
Certeau, le rôle de l'historiographie dans le travail symbolique des sociétés et des<br />
cultures ?<br />
Commençons d’abord par la description de quelques symptômes, telle que<br />
l’établit Freud dans son article de 1915 intitulé « Deuil et mélancolie » :<br />
Le deuil sévère, la réaction à la perte d’une personne aimée, comporte [un] état d’âme<br />
douloureux, la perte de l’intérêt pour le monde extérieur — pour autant qu’il ne rappelle pas le<br />
défunt —, la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d’amour que ce soit — ce qui<br />
voudrait dire qu’on remplace celui dont on est en deuil —, l’abandon de toute activité qui n’est<br />
pas en relation avec le souvenir du défunt. Nous concevons facilement que cette inhibition et<br />
cette limitation du moi expriment le fait que l’individu s’adonne exclusivement à son deuil, de<br />
sorte que rien ne reste pour d’autres projets et d’autres intérêts. 134<br />
Le problème paraître être le suivant : l’objet d’amour a « réellement » disparu,<br />
mais cela ne suffit pas à expliquer qu’à la dépression douloureuse s’adjoint « une<br />
suspension de l’intérêt pour le monde extérieur [et] la perte de la capacité d’aimer »,<br />
c’est-à-dire de créer de nouvelles relations affectives. Ce désintérêt marque un repli du<br />
moi sur lui-même et sur ses souvenirs du passé, au prix d'un désinvestissement de la<br />
réalité présente du monde extérieur. La question est de comprendre plus précisément<br />
pourquoi s’opèrent ce désintérêt et ce repli. Freud l’explique ainsi :<br />
L’épreuve de réalité a montré que l’objet aimé n’existe plus et édicte l’exigence de retirer toute la<br />
libido des liens qui la retiennent à cet objet. Là-contre s’élève une rébellion compréhensible, – on<br />
peut observer d’une façon générale que l’homme n’abandonne pas volontiers une position<br />
libidinale même lorsqu’un substitut lui fait déjà signe. Cette rébellion peut être si intense qu’on<br />
en vienne à se détourner de la réalité et à maintenir l’objet par une psychose hallucinatoire de<br />
désir […]. Ce qui est normal c’est que le respect de la réalité l’emporte. Mais la tâche qu’elle<br />
impose ne peut être aussitôt remplie. En fait, elle est accomplie en détail, avec une grande<br />
dépense de temps et d’énergie d’investissement, et, pendant ce temps, l’existence de l’objet<br />
perdu se poursuit psychiquement. Chacun des souvenirs, chacun des espoirs par lesquels la libido<br />
était liée à l’objet est mis sur le métier, surinvesti et le détachement de la libido est accompli sur<br />
lui (…). Le fait est que le moi après avoir achevé le travail du deuil redevient libre et sans<br />
inhibitions. 135<br />
Le désintérêt pour le monde extérieur présent trouve ici un éclairage en termes<br />
« économiques », c'est-à-dire de circulation et de déplacement des investissements en<br />
énergie psychique. Dans le travail du deuil, le moi est tout entier concentré, pour ainsi<br />
dire, sur ses propres souvenirs, à travers lesquels se maintient l'existence psychique de<br />
l'objet disparu – c'est-à-dire, pour le psychisme, son existence tout court : le caractère<br />
douloureux de la perte vient, non de la perte, mais de la contradiction dans laquelle est<br />
prise l'activité psychique, entre la disparition éprouvée sous le « principe de réalité », et<br />
cette existence persistante maintenue par les investissements libidinaux. L'hallucination<br />
134 S. FREUD, « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, 1915, tr. fr., Paris, Gallimard, Folio-Essais, p.<br />
147.<br />
135 Ibid.