INTRODUCTION À L'ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES ...
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au fond des coeur. Il faut faire parler les silences de l'histoire, ces terribles points d'orgue où elle<br />
ne dit plus rien et qui sont justement ses accents les plus tragiques. 144<br />
Nous retrouvons enfin ici les analyses de De Certeau : ces évocations de<br />
Michelet – ou pour mieux dire, ces invocations – mettent en scène le rapport d'une<br />
subjectivité historiographique à « l'autre » qui n'est pas tant « l'objet » de son discours<br />
que le sujet absent, muet, disparu, auquel l'écriture de l'historien prête sa voix, parlant<br />
ainsi au nom des sans voix et des sans noms – et tout d'abord du « peuple », cet autre<br />
innombrable, anonyme et inaudible, séculairement exclu du privilège traditionnellement<br />
accordé par les chroniques et les annales à la voix des « grands hommes ». Ce qui<br />
ressuscite à coup sûr une dimension éminemment mythique et rituelle de l'écriture.<br />
Mythique, pour autant qu'elle construit dans le langage un mode de présence pour<br />
l'absence, mode de présence dont Michelet ne dissimule pas la puissance de fascination,<br />
et même la dimension proprement hallucinatoire. Mais rituel aussi, car cette présence<br />
extrême des absents, cette « surprésence » excessive qui envahit la subjectivité<br />
historienne – et que Michelet formulera lui-même dans tout un réseau métaphorique du<br />
rituel de manducation (l'historien mange les voix des morts 145 ), il revient à l'écriture à la<br />
fois de lui donner une voix et une place parmi les vivants, mais une voix et une place<br />
qui en même temps symbolisent, c'est-à-dire donne sens en reliant tout en mettant à<br />
distance. Ecrire le passé s'apparente à ce rituel qui à la fois marque la présence du passé<br />
dans le présent, et s'efforce de maîtriser intellectuellement cette présence en<br />
reconstruisant sur un nouveau plan un partage, une distance, entre le présent et le passé.<br />
Et sans doute cette entreprise elle-même n'est pas sans risque, comme le suggère cette<br />
formule stupéfiante que Michelet prononcera vers la fin de sa vie : « J’ai trop bu le sang<br />
des morts ». Mais peut-être était-ce là le risque d'excès des morts sur les vivants que<br />
l'historien devait encourir pour que les non-historiens puissent en être préservés.<br />
144 J. MICHELET, Journal, 30 janvier 1842, Paris, Gallimard, 1959, t. I, p. 378.<br />
145 Sur cette symbolique de « Michelet en manducateur, prêtre et propriétaire de l'Histoire », voir les<br />
analyses de Roland BARTHES, Michelet (sur) – Michelet, Paris, Seuil, « Points-Littérature », 1988. Ce<br />
motif de la mandication rituelle n'est pas sans faire écho à la métaphore digestive que nous avons<br />
rencontrée précédemment dans la Généalogie de la morale de Nietzsche (« toutes nos expériences, tout ce<br />
que nous ne faisons que vivre, qu’absorber, ne devient pas plus conscient, pendant que nous le digérons<br />
(ce qu’on pourrait appeler assimilation psychique) (Einverseelung) que le processus multiple de la<br />
nutrition physique qui est une assimilation par le corps (Einverleibung)... »).