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INTRODUCTION À L'ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES ...

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antinomique. L'historien Michel DE CERTEAU a fort bien analysé cette antinomie 22 .<br />

D'un premier point de vue, la connaissance historienne peut apparaître comme une<br />

manière de surmonter une telle crise, c'est-à-dire de réparer la « brèche » qui sépare le<br />

passé et l'avenir en restaurant une continuité entre ce passé et le présent d'où on peut à<br />

nouveau se le représenter 23 . Le travail de la connaissance apparaît donc ici comme une<br />

manière de reconstruire les conditions d'une conservation du temps, là où des<br />

événements les ont perturbées ou détruites, en bouleversant plus ou moins<br />

profondément les coordonnées culturelles, imaginaires et symboliques dans lesquelles<br />

une communauté définit et reproduit (« traditionnalise ») son identité collective. (On se<br />

rappellera ici que les récits « patrimonialisés » comme les premières oeuvres<br />

historiographiques – ceux d'Hérodote, Polybe, Thucydide – émergèrent sur fond de crise<br />

politique et de guerre). Certes, cette continuité reconstruite par la connaissance<br />

historienne est alors une continuité seconde. Cette continuité n'est plus simplement<br />

reçue ou imposée, mais conquise par un effort d'intelligibilité spécifique : c'est une<br />

continuité réfléchie et connue, et non plus seulement héritée et vécue. Mais c'est une<br />

continuité malgré tout, qui témoignerait de ce que l'historiographie, même lorsqu'elle<br />

s'oppose ou critique les héritages de la tradition, s'en distinguerait seulement par la<br />

détermination méthodique de ses procédures. Elle opposerait à la réception passive des<br />

récits transmis l'inventaire et l'examen critiques de leurs matériaux, leur authentification<br />

et leur sélection selon des méthodes d'examen explicitables, leur mise en forme réglée<br />

par des procédures d'exposition (formes narratives, tableaux etc.), d'explication (par<br />

décomposition en séries et en hiérarchies causales), et de destination (finalités<br />

scientifiques internes à la communauté des savants, finalités externes, didactiques ou<br />

sociales...). Mais en tout ceci, l'historiographie serait la tradition devenue réfléchie,<br />

révisée, la tradition devenue consciente d'elle-même, de ses opérations et de ses fins.<br />

Elle en serait le prolongement, la manière d'accomplir la tradition là où la tradition<br />

échoue à accomplir son office : surmonter les brèches du temps, combler la distance qui<br />

sépare un présent de son passé, restaurer la continuité et l'identité à soi du temps.<br />

Mais ce premier point de vue ne peut se soutenir qu'en renvoyant aussitôt à un<br />

second, pourtant contradictoire avec le premier (c'est en ce sens que le rapport de<br />

l'histoire à la tradition peut-être dit, au sens kantien du terme, antinomique). D'abord en<br />

effet, on l'a dit, l'entreprise de connaître une certaine séquence passée, ne pourrait avoir<br />

lieu si elle ne supposait qu'une radicale discontinuité entre ce passé et le présent, leur<br />

pure hétérogénéité, leur altérité incommensurable. Elle suppose au contraire que cette<br />

altérité soit prélevée sur une identité ou une homogénéité des temps plus profonde, qui<br />

rende possible, entre le présent et le passé, un rapport de connaissance, comme le<br />

rapport entre un sujet et son objet. Tel est le premier aspect de l'antinomie, du côté des<br />

conditions de l'historiographie : celle-ci suppose à la fois la continuité et la discontinuité<br />

des temps ; elle s'inscrit à la fois dans la tradition et dans la crise de la tradition ; elle est<br />

à la fois la manière d'en reprendre le « geste » et le signe de la faillite de ce geste. Mais<br />

22 On regardera sur ce point M. DE CERTEAU, Histoire et psychanalyse, entre science et fiction (1987),<br />

Paris, Gallimard, coll. « Folio-Histoire », 2002, chap. VII. Nous reparlerons plus loin d'autres analyses<br />

menées par De Certeau dans beau livre.<br />

23 On ne confondra pas cette altérité entre présent et passé, que métaphorise l'image de la « brèche », avec<br />

une simple distance temporelle représentable sur une échelle chronologique. Ce qui est visé ici est, non<br />

pas un plus ou moins grand éloignement « dans » un cours du temps, mais une rupture de ce cours luimême,<br />

une discontinuité du temps comme tel, par quoi un présent ne peut plus se rapporter à un passé qui<br />

lui est devenu incommensurable, donc impensable (en ce sens la « brèche » peut séparer d'un présent un<br />

passé très « proche » du point de vue d'une chronologie empirique).

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