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F I
TERRE-NEUVE<br />
ET ALENTOURS<br />
0 80 3 '1 8
"Voyages de jadis <strong>et</strong> d'aujourd'hui"<br />
George-Nestler TRICOCHE<br />
TERRE-NEUVE<br />
ET ALENTOURS<br />
lies de la Madeleine<br />
Labrador - Saint-Pierre-<strong>et</strong>-Miquelon<br />
• PARIS<br />
EDITIONS PIERRE ROGER<br />
54, Rt;E JACOB, 54
DU J/£ME AUTEUR<br />
Ull Conge all « Quem's Own South Surrey Regilllent », (Lavauzelle,<br />
editeu r, Pari s.)<br />
Notes d'nn Engage uolontaire all « 11 th United States Cavalry II<br />
(Lavauzelle, ed iteu r, Par is. )<br />
Les Nj[ices franeaises <strong>et</strong> anglaises au Canada. ( Lavauzelle,<br />
editeur, Paris .)<br />
J'ade-NewIII du P rof esseur de 'Trancais, 4' edition. (Hach<strong>et</strong>te<br />
& c-, ed iteurs, Londr es. )<br />
SOllie Stumbling Blocks of the French Language, 7' edition.<br />
(Hache tte & Ci' , edir eurs, Londr es.)<br />
Rccuei! gradu« de Bons IIIOtS <strong>et</strong> Anecdotes courtes, (Hach<strong>et</strong>te<br />
& C", editeurs, Lon dr es.)<br />
A ll Maine <strong>et</strong> au Nouueau-Brnnsioick . (Librairie Pierr e R oger,<br />
Paris .)
A. ma [eune amie,<br />
MARIE CLAIRE surru
Introduction<br />
Pendant la Grande GueTTe, en Angle<strong>terre</strong>, quand le<br />
contingent de Terre-Neutre <strong>et</strong>ait dans un camp d'instruction,<br />
un groupe d'<strong>et</strong>egants uisiteurs circulait parmi les<br />
tentes, apparemnzent perplexes. A la fin, UII d'entre eux<br />
s'adressa (1 une sentinelle <strong>et</strong> lui demanda Oil se trouuaient<br />
les soldats du Newfoundland. - « lei meme! II -repondit<br />
le factionnaire. -« Comment! - fit le uisiteur, desappointe:<br />
- mais ils sont juste comme les autres! Nous<br />
<strong>et</strong>ions venus POUT les voir dans leurs fourrures! ».. . Sans<br />
doute, dans l'idee de ces gens-la, les Terre-Neuuiens<br />
devaient <strong>et</strong>re des sortes d'Esquimaux. Toutefois, rien ne<br />
saurait utieui: depeindre les notions qu'ont, en general,<br />
sur les regiolls dont traite ce p<strong>et</strong>it livre, non seulentent<br />
les Europeens, »iais les autres habitants de l'Amerique<br />
du Nord.<br />
Notre but, dans c<strong>et</strong> ouurage , a <strong>et</strong>e d'essaver de m<strong>et</strong>ire<br />
les choses au point; <strong>et</strong>, allant encore plus loin, de [aire<br />
naltre, chez le touriste de France, le desir de parcourir<br />
des pays trop peu connus, malgr« leur peu d'<strong>et</strong>oignement<br />
des sentieis battus , <strong>et</strong> qui, sous les rapports historique <strong>et</strong><br />
<strong>et</strong>lmographique, meritent, a UII haut degr«, d'interesser<br />
les Francais ,<br />
Les personnes qui, au cours de nos peregri/zations, IIOUS<br />
ant aide de diuerses manieres <strong>et</strong> ainsi permis de menu
10 INTRODUCTlO.<br />
ce travail a bonne fill, sont trap notnbreuses pour <strong>et</strong>re<br />
totues cities ici. Bornons-nous a mentiouner celles dont<br />
le concours nous a <strong>et</strong>e le plus p,ccieuz : M. le capitaine<br />
Byrne <strong>et</strong> Miss Margar<strong>et</strong> Godden. du bureau des Tauristes<br />
<strong>et</strong> Office de Publicite de Terre-Neuue ; M . H.- lV.<br />
Lemessurier, - de descendance francaise , - sous-secr<strong>et</strong>aire<br />
d'Etat des douanes <strong>et</strong> historien local bien connu;<br />
M. Shortis, conseruateur du Musie de S aint -Iohu's <strong>et</strong><br />
historiographe de la Colonie; Miss Morris. bibliotJzecaire<br />
du Parlement ; M. Harold Mac Pherson , des « Royal<br />
S tores» ; M. f. M. Ba rbour , directeur du service de<br />
l'Anglo-American Telegraph C' , aSaint-Lohn's ;M. f. Collins,<br />
receueur des douanes a Placentia; M . O'Reilly,<br />
receueur des douanes a Saint-George.
AUX ILES DE LA MADELEINE<br />
CHAPITRE PREMIER<br />
En route pour Havre-Aubert<br />
Savez-vous oil se trouvent les iles de la Madeleine?<br />
Si non, n'en rougissez pas, car elles ne figurent pas<br />
sur to utes les cartes; <strong>et</strong>, sur certaines, elles n'apparaissent<br />
que comme un point, troo insignifiant sans<br />
doute, pour qu'on daignat y m<strong>et</strong>tre un nom. lei done,<br />
il n'y a pas d'application pour la fameuse definition<br />
du Francais, courante au Canada: (( Un monsieur<br />
decore, qui mange beaucoup de pain, <strong>et</strong> ne connait<br />
pas La geographic/... »<br />
Si vous consultez une bonne carle, vous y voyez Ie<br />
p<strong>et</strong> it archipel en question dans Ie golfe du Saint<br />
Laurent, it peu pres it moitie chemin entre I'He du<br />
Prince Edouard - une province de I'est du Canada<strong>et</strong><br />
Terre-Neuve. Mais c'est un archipel qui donne l'impression<br />
qu'il n'est pas it sa place, tout au moins qu'il<br />
a <strong>et</strong>e, com me disaient les anciens, (( neglige du destin<br />
<strong>et</strong> des hommes ». Rattache geclogiquement it Terre<br />
Neuve, il ressortit ad ministrativement it la province<br />
de Quebec, avec laquelle il n'a pas de communication<br />
dirccle; releve episcopalement on ne sait bien<br />
pourquoi - du diocese de I'Be du Prince-Edouard :
12 CHAPITRE PREMIER<br />
ne fait guere d'affaires qu'avec la Nouvelle-Ecosse ;<br />
<strong>et</strong>, l'hiver venu, entoure d'une barriere de glace, il<br />
demeure isole du reste du monde, sauf au moyen de<br />
la T. S. F.<br />
Une situation aussi anormale suffuait a interesscr<br />
le voyageur; mais, si ce dernier est Francais, il est unc<br />
autre raison pour I'attirer dans ces parages : la population,<br />
cornposee surtout de descendants de Basques<br />
<strong>et</strong> de Br<strong>et</strong>ons, est restee purement acadienne, sans<br />
eIre gatee - pardon: modifiec - par l'influence des<br />
Anglo-Saxons, ou plut6t des Yankees. La renornmee<br />
de I'archipel ne s'<strong>et</strong>cnd pas bien loin; toutefois, quand<br />
vous eles dans la Nouvelle-Ecosse, au Cap-Br<strong>et</strong>on,ou<br />
dans I'ile du Prince-Edouard, ce que vous entendez<br />
dire des particularites des habitants, de I'<strong>et</strong>rang<strong>et</strong>e du<br />
paysage, de la rudesse de la vie aux Madeleines,<br />
exerce sur vous une attraction irresistible, pour peu<br />
que vous ayez horreur des sentiers battus,<br />
A moins de posseder son propre yacht, il n'est pour<br />
Ie touriste qu'un seul moyen d'atteindre les iles de la<br />
Madeleine : prendre Ie vapeur Laval qui fait la<br />
nav<strong>et</strong>te, deux fois par semaine, entre Pictou, en Nouvelle-Ecosse<br />
<strong>et</strong> les divers ports de l'archipeI. Les<br />
voyageurs se trouvant dans la province de l'ile du<br />
Prince-Edouard atteignent Ie bateau a Souris, ou il<br />
fait escale. C'est c<strong>et</strong>te derniere route que nous choisimes,<br />
<strong>et</strong>ant alors a Charlott<strong>et</strong>own, la capitale de la<br />
province en question '.<br />
I. Sur c<strong>et</strong>tc localite , on peut consulter Canada [raniai s e t<br />
Acadie, par E. Robert (P ierre Roger, edireur, Paris).
EN ROUTE POUR HAVRE-AUBERT 13<br />
A premiere vue, il semble bien simple, ce traj<strong>et</strong> de<br />
90 kilom<strong>et</strong>res en chemin de fer, se continuant par un e<br />
minuscule traversee de huit heures. En realire, les<br />
choscs ne sont pas aussi aisees. D'abord, <strong>et</strong> surtout,<br />
on ne part pas quand on veut, dans c<strong>et</strong>te region: il<br />
faut attendre I'ouverture de la navigation. Et c'est Ia<br />
Ie hie: elle n'est pas pressce de s'ouvrir, c<strong>et</strong>te navigation!<br />
Pour faire prendre patience au public, on annonce<br />
regulierement, chaque annee, qu'il y a quelque espoir<br />
de commencer les voyages vers Ie 15 avril. Mais ce<br />
n'est souvent qu'un mois plus tard que les ports<br />
degelent, que les interminables defues de banquises<br />
descendant du Saint-Laurent <strong>et</strong> du Labrador perm<strong>et</strong>tent<br />
au vapeur de se lancer. Et, merne alors, vous<br />
<strong>et</strong>es expose a vous trouver bloque dans les glaces<br />
pendant plusieurs jours, sans autre consolation que<br />
votre pipe, des parties de cartes sans [In, ou la contemplation,<br />
fastidieuse a la longue, de troupeaux de<br />
phoques. Parfois, il faut rebrousser chemin sans<br />
atteindre son but. Du reste, avant la fin de mai, Ie<br />
service de la marine ne peut faire replacer, sur les<br />
cotes traitresses des Madeleines, les bouees qu'il a <strong>et</strong>e<br />
necessaire d'enlever a la fin de I'automne, par crainte<br />
de I'ecrasernent glaciaire : au debut de la saison, par<br />
consequent, vous naviguez plus que jamais avos<br />
risques ct perils! Le mieux est donc de ne pas se<br />
presser, me me si cela ecourte vos peregrinations estivales.<br />
Quant au traj<strong>et</strong> ferroviaire de Charlott<strong>et</strong>own a<br />
Souris, scs 90 kilom<strong>et</strong>res demandent trois heures. Le<br />
conducteur auquel je fais observer que c'est Iii une
CHAPITRE PREMIER<br />
pi<strong>et</strong>re alIure pour un soi -disant express, me repond<br />
avec sa Iamiliarite tout ecossaise : « Dans quoi vous<br />
irnaginez-vous voyager? Dans une auto? II Et, s'asseyant<br />
a mes cotes, il tente de me con soler en expliquant<br />
que je devrais m'estimer heureux de ne pas<br />
avoir pris Ie train du matin, qui ne fait que 18 kilom<strong>et</strong>res<br />
11 I'heure! Sur quoi un Ioustic, iI y en a beaucoup<br />
parmi les fils des Highlands dont l'i1e du Prince<br />
Edouard est peuplee, prend part 11 la conversation <strong>et</strong><br />
me dit : '( Que peut-on esperer d'une voie <strong>et</strong>roite qui<br />
tourne en colirnacon d'un bout de la province 11<br />
I'autre? Ce qui est <strong>et</strong>onnant est qu'elIe ne revienne<br />
pas 11 son point de depart, insensiblement, comme Ie<br />
voyageur novice dans les rues de Boston! II<br />
- Mac a raison, fait un autre farceur, savez-vous ce<br />
qu'on raconte sur la facon dont ces chemins de fer<br />
ont <strong>et</strong>e construits? La voie ferree avait <strong>et</strong>e preparee<br />
avant que I'ile ne fut sortie des eaux. Quand Ie phenomene<br />
se produisit, iI se trouva qu'on avait plus de<br />
rails qu'il n'en fallait : alors on les placa sur Ie sol<br />
tant bien que mal, en courbes, pour les utiliser.<br />
Ayant entendu c<strong>et</strong>te plaisanterie locale bien des fois<br />
depuis mon arrivee 11 I'ile du Prince-Edouard, je<br />
m'efforce de sourire par politesse. Ladite tentative ne<br />
doit pas <strong>et</strong>re un succes, car je m'apercois qu'elIe est<br />
epiee malicieusement par Clara, l'enfant terrible de<br />
notre p<strong>et</strong>it groupe de touristes. Mais par bonheur c<strong>et</strong>te<br />
demoiselle, dont je redoute la langue aceree, oublie<br />
vite I'incident. Elle a decouvert quelque chose de plus<br />
interessant. Me tendant une carte de l'Ile : « Nous<br />
allons it Souris, s'ecrie-t-elle : or voici une autre loca-
EN ROUTE POUR HAVRE-AU DERT 15<br />
lit e qui s'appelle Crapaud ; ailleurs, il y a I'h ang d e fa<br />
Vache marine, <strong>et</strong> d'autres places a noms de b<strong>et</strong>es ! C<strong>et</strong>te<br />
province devrait avo ir une Arche d e Noe fr ancaise<br />
dans ses armoiries, au lieu d e deux arbres ridicules! »<br />
Qu elque cocasse que soit c<strong>et</strong>te reflexion, elle repose<br />
sur un fond de verite. Evidernmcn t, les premiers p ion <br />
niers de I'ancienne He Saint-Jean ne se sont pas mis<br />
en frais d'imagination pour baptiser les localite s ; <strong>et</strong><br />
leurs successeurs anglo-saxons le s ont imites, car, dans<br />
la region que nous traversons, ce rta ines stations,<br />
ex tr emement primitives du reste, portent des noms<br />
car acteristiques: Fi ve Houses (cinq maisons), Lot 40"<br />
R oad 45 .. <strong>et</strong> j'ai meme apercu quelque part une gare<br />
sans fen <strong>et</strong>res, semblable a un hangar a outils <strong>et</strong> portant<br />
I'ecriteau all ech ant : Traveller's Rest, Ie repos du<br />
voya geur! Et il se rencontre des gens qui nient I'hospitalite<br />
ecossaise...<br />
Notre train ne paie pas de mine; les wagons sont<br />
<strong>et</strong>roit s, criant la v<strong>et</strong>uste ; un pocle, accornpagne d'un<br />
large seau a charbon, y occupe la place d'honneur.<br />
Sur un bane, un appareil <strong>et</strong>rang e m'intrigue; verification<br />
faite, c'est un arrosoir ,I bascule, mais sans<br />
pomme. La on vient chercher son eau glacee, si tant<br />
est qu'on puisse, par des prodiges d'equilibre, y<br />
remplir son gobel<strong>et</strong>. Clara, qui n'a pu reussir qu'a y<br />
inonder ses souliers blancs, revient furieuse a sa<br />
place, <strong>et</strong> boude pour Ie reste du traj<strong>et</strong>, ce qui a I'avantage<br />
de no us donner un peu de tranquillite.<br />
Cependant, comme nous nous approchons de notre<br />
destination, <strong>et</strong> que les renseignements obtenus sur le<br />
voyage, a Charlott<strong>et</strong>own, on t <strong>et</strong>e tres mai gres, je
EN ROUTE POUR HAVRE-AUBERT 17<br />
poudreuses <strong>et</strong> cahoteuses, a un quai ou Ie Lovat est<br />
am arre. Des que je m<strong>et</strong>s Ie pied sur Ie pont, je me<br />
crois dans un autre pays: je n'entends que du franca is<br />
autour d e moi. Mais une autre chose plus <strong>et</strong> rang e est<br />
que notre arrivee semble causer d e I'<strong>et</strong>onnernent :<br />
« Est-ce done que vous allez aux Madelein es ? » me<br />
de mande un jeune homme en br as de chemise. Je<br />
l'assu re que c'est notre plus ferme intention. Endossant<br />
alors une veste d'uniforme, il se tran sforme en un<br />
mai tre J acques de ce paquebot minuscu le. ]'apprends<br />
de lui que Ie milieu de juill<strong>et</strong> est enc ore trop tot pour<br />
les touristes; <strong>et</strong> cela m' explique la surprise susmentionnee<br />
, Les quelques passagers sont de s gens de I'archipel<br />
qui so nt al les a la grand'te rre pour affaires, <strong>et</strong><br />
s'cn reuiennent a la maison; aussi deux ou trois f on ctiqnnaires<br />
en inspection. C'est, en eff<strong>et</strong>, I'epoque des<br />
inspections. Apres une longue saison d'isolement,<br />
banques, d ouanes, postes, <strong>et</strong>c., doivent <strong>et</strong>re examinees,<br />
contrclees sous toutes les coutures. - « Mais, ajoute<br />
mon interlocuteur, il y a aussi un monsieur francais de<br />
France, qui a pris Ie bateau a Pictou. C'est un drole<br />
de paroissien, pour sur! » Le renseignement rn'inqui<strong>et</strong>c<br />
un peu. Je suis venu ici pour chercher la couleur<br />
locale, non pour y faire connaissance avec un<br />
compatriote excentrique... J e m<strong>et</strong>s mes compagnons<br />
au courant. Instinctivement, nous nous unissons contre<br />
l'intrus inconnu. Nous n'entendons pas qu'il vienne<br />
troubler notre paisible contemplation des Ma de leines !<br />
- Toute rna vie, s'ecrie Clara (qui n'a q ue di x -sept<br />
printemps), j'ai entendu dire qu 'il fa llait eviter les<br />
Francais en voyaire ; on a ecri t avec raison qu 'ils son t<br />
u:"'"E-:'(El vs,
13 CHAPITRE PREMIER<br />
ou grincheux, ou ahuris, <strong>et</strong> se raccrochenl, avec l'opiniatr<strong>et</strong>e<br />
de l'homme qui se noie, aux gens de leur pays<br />
rencontres sur la route.<br />
_ 1 Te generalise pas, mon enfant, remarque son<br />
oncle, qui a toujours Ie tort de la prendre au serieux,<br />
ou as-tu deniche c<strong>et</strong>te reflexion saugrenue?<br />
_ Mais dans ta propre brochure Observations<br />
psycho-<strong>et</strong>hnologiques sur les races latines, replique Clara<br />
d'un air innocent.<br />
Le bon savant a l'air confus. II nous explique que<br />
c'<strong>et</strong>ait la une reuvre de jeunesse, profondernent ridicule.<br />
" Elle est heureusement tout a fait oubliee<br />
aujourd'hui, ajoute-t-il ; je me demande ou c<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite<br />
ecervelee a pu la decouvrir >Mais elle est capable de<br />
tout! II faut que je la surveille davantage... »<br />
Cependant, nous ne lui pr<strong>et</strong>ons qu'une oreille distraite.<br />
Le Louat, sur une mer d'huile, tile rapidement<br />
le long des derniers promontoires de c<strong>et</strong>le province si<br />
bien nommee La Fume d'un Million d'Arpents, cultivee<br />
jusqu'au bord des flots. La verdure foncee des pres,<br />
les dunes rouges, les nuages opalescents sous les<br />
rayons du soleiI couchant forment une combinaison de<br />
couleurs dont on ne peut d<strong>et</strong>acher ses regards, mais<br />
qui ferait Ie desespoir d'un peintre, puisque, sur la<br />
toile, elle paraitrait irreelle.<br />
Sur Ie Louat, il n'est pas, pour Ies passagers, de ces<br />
chaises longues si chercs aux voyageurs des grands<br />
paquebots: Ie traj<strong>et</strong> n'est pas assez grand, <strong>et</strong> Ie navire<br />
pas assez large! On doit se contenter de p<strong>et</strong>its pliants,<br />
lesque1s ont d'ailleurs c<strong>et</strong> avantage qu'on peut les<br />
deplacer aiserncnt, suivant les caprices du vent, ou
20 CHAPITRE PREMIER<br />
Ah 1 oui, j'ai entendu parler, il me semble, de<br />
c<strong>et</strong> ilot minuscule...<br />
- Mais, mon cher, interrompit P<strong>et</strong>itpas sortant<br />
soudain de son indifference, ne savez-vous pas que<br />
c'est la perle, Ie joyau des Madeleines? Que tout Ie<br />
reste n'est rien a cote de c<strong>et</strong>te Isle-aux-Margaulx , de<br />
Cartier?<br />
II paraissait si excite que je m'attendais un peu a<br />
I'entendre ajouter :<br />
A quatre pas d'ici je te le fais savoir!<br />
Mais il reprit, en me lancant un regard de commiseration:<br />
- J e regr<strong>et</strong>te de constater que vos connaissances<br />
n'ont guere fait de progres depuis que nous <strong>et</strong>ions en<br />
Maine, il y a quelques annees. Pourquoi donc allezvous<br />
dans c<strong>et</strong> archipel, si vous ne comptez pas visiter<br />
tout d'abord, <strong>et</strong> surtout, ce Bird Rock?<br />
- Mars il n'a pas <strong>et</strong>e organise, que je sache,<br />
d'excursion reguliere pour y aller. Je me souviens<br />
maintenant que c'est un endroit tres isole...<br />
- Eh, qu'irnportej Qu'est-ce qu'un traj<strong>et</strong> de 20 a<br />
25 kilom<strong>et</strong>res en motor-boat, merne sur une mer agitee,<br />
quand il s'agit de contempler une merveille? Vous<br />
rendez-vous compte que c'est la plus grande colonie<br />
d'oiseaux existant sur les cotes de l'Atlantique? Ce<br />
roc enthousrasma Champlain lui-merne, qui pourtant ne<br />
s'emballait pas facilement. II ecrit : « Nous tudmes<br />
plus de mille gaud<strong>et</strong>s <strong>et</strong> apponats; <strong>et</strong> en mimes tant<br />
que nous voulumes dans nos barques, <strong>et</strong> eussions pu en<br />
mains d'une heure remplir trente barques semblables' »
EN ROUTE POUR HAVRE-AUBERT 21<br />
P<strong>et</strong>itpas avait eleve la voix <strong>et</strong> trois ou quatre passagers,<br />
dont un pr<strong>et</strong>re, s'<strong>et</strong>aient groupes autour de nous,<br />
avec c<strong>et</strong>te farnil iarite « bonhomme II dont nul ne<br />
songe it se formaliser, ou merne a s'<strong>et</strong>onner, dans<br />
c<strong>et</strong>te region.<br />
- OUI, declare l'ecclesiastique, on a eu raison<br />
d'appeler ce monolithe le Paradis des oiscaux aqufltiques,<br />
Les choses n'ont guere change depuis les explorations<br />
du seizierne siecle. Quand on approche du<br />
Rocher, les b<strong>et</strong>es, en s'envolant, forment un veritable<br />
nuage gris <strong>et</strong> blanc. Et Ie bruit! C'est avec raison que<br />
mon collegue, M. I'abbe Poirier, dans sa curieusc<br />
brochure I ecrivit : « C'est un ouarouarri it dechirer les<br />
oreilles humaines! II<br />
- Ouarouarri i rep<strong>et</strong>a P<strong>et</strong>itpas en se tournant vers<br />
moi d'un air perplexe.<br />
]e voulais lui expliquer que c'<strong>et</strong>ait lit uncjolie onornatopee<br />
acadienne; mais il ne m'ecoutait plus.<br />
Enchante de trouver dans le cure un interlocuteur<br />
sympathique, <strong>et</strong> eclaire, il perorait :<br />
- Extraordinaire, inouie, c<strong>et</strong>te vari<strong>et</strong>e d'oiseaux<br />
emigres des regions polaires <strong>et</strong> rassernbles lit comme<br />
pour se faire passer en revue : pingouins, manchots,<br />
margaux, macareux, guillemots, alqucs it bec en rasoir,<br />
sans compter plusieurs especes dont Ie nom local ne<br />
me dit ricn, <strong>et</strong> qu'il me faudra voir de pres pour les<br />
identifier: gods, kittiwakes, estorl<strong>et</strong>s.. , On rri'a recornmande<br />
Ie gann<strong>et</strong>, qu'on dit si beau; <strong>et</strong> Ie tnurres, sans<br />
doute du genre « cataracte ». Ah! conclut Ie savant en<br />
I. Vo yage aux tles de la Madelei..e (non dans Ie commerce).
22 CHAPITRE PREMIER<br />
se tournant vers moi, vous ne savez pas ce que vous<br />
perdez en ne visitant pas Ie Rocher aux Oiseaux!<br />
- Dites done, me murmura Clara, votre ami doit<br />
avoir une vol iere dans la t<strong>et</strong>e! Allons-nous-en l C'est<br />
peut-<strong>et</strong>re contagieux...<br />
Nous marchons vers I'extrernite opposee du bateau.<br />
Mais les nouvelles vont vite dans ce tout p<strong>et</strong>it monde<br />
qu'est un vaisseau de 450 tonnes. Le bruit s'<strong>et</strong>ait deja<br />
repandu partout qu'un des passagers <strong>et</strong>ait f eru de la<br />
gent volatile en general, <strong>et</strong> de Bird Rock en particulier.<br />
- Le cure a beau dire, declarait un vieux pecheur,<br />
il n'y a plus autar:t d'oiseaux au Rocher que dans<br />
I'ancien temps: Ie grand alque a disparu, par exernple :<br />
<strong>et</strong> aussi Ie gare/owl. C'est la faute des eggers, les<br />
ch erch eurs d'ceufs, qui enlevent ces derniers par<br />
pleines barges (barque).<br />
- Mais I'histoire de ces amateurs d'omel<strong>et</strong>tes ne<br />
ru'interesse pas plus que les dissertations de votre<br />
illustre P<strong>et</strong>itpas, gemit Clara; grimpons au mat, s'il Ie<br />
faut, mais echappons !<br />
Toutefois,la proposition est irrealisable. Et c'est<br />
ainsi que nous apprenons, bon gre mal gre, que, pour<br />
eviter la destruction rapide des pauvres emigres<br />
polaires, Ie gouvernement a pris Ie Rocher sous sa<br />
protection, en Ie declarant Territoire reserve, dont la<br />
surveillance est confiee au gardien du phare local.<br />
Helas l il est avec la loi des accommodements, parait-il.<br />
Les collectionneurs ont acces au Rock; <strong>et</strong> ceux des<br />
Etats-Unis surtout, si rares que soient leurs visites,<br />
causent des ravages sensibles. On en cite un qui, a lui
EN ROUTE POUR HAVRE-AUBERT<br />
seul , en se procurant trois cent soixante-sept groupes<br />
d 'reufs des sept cspeces principales, a, de c<strong>et</strong>te Ia con ,<br />
aneanti deux mille individus. S'iI cut agi ainsi en<br />
Amerique, dans une Reservation, il aurait <strong>et</strong>e severement<br />
puni, Mais aux Madeleines l.. .<br />
_ C'est affreux ! cria P<strong>et</strong>itpas indigne, <strong>et</strong> vous ditcs<br />
qu e Ie gardien du phare est charge de la protection<br />
des oiseaux? On aurait du Ie pendre en compagnie de<br />
ce vandale!<br />
_ C'est facile a dire, repliqua avec force un hom me<br />
qui, jusqu'ici, avait ecoute en silence: comprenezvous<br />
ce que c'est que d'habiter un phare comme cel uila<br />
ou, la moitie de l'annee, souvent, vous eles bloque<br />
par les glaces; ou, merne a la belle saison, vous ne<br />
voyez arne qui vive pendant sept a huit mois? On est<br />
trop heureux de recevoir la visite d'un <strong>et</strong>re humain<br />
que1conque, fut-ce un collectionneur yankee, pour<br />
<strong>et</strong>re tres regardant !<br />
Le Rocher au x Oiseaux presente un autre aspect<br />
que celui d'un paradis pour la gent ailee des regions<br />
arctiques. II a une sombre histoire, ou les naufrages<br />
jouent un lugubre role, mais ou figurent surtout les<br />
tortures morales produites, a la longue, a I'insu du<br />
monde habitable, par le terrible isolement, sans autre<br />
son que le fracas incessant des vagues <strong>et</strong> les cris<br />
assourdissants des oiseaux. Comme si la desolation<br />
n'<strong>et</strong>ait pas assez grande, Ie soleiI merne se derobe, de<br />
longs jours, derriere un impen<strong>et</strong>rable voile de brouillard.<br />
Est-il rien de plus path<strong>et</strong>ique, dans sa gaucherie,<br />
que c<strong>et</strong>te phrase d'une l<strong>et</strong>tre adressee en juill<strong>et</strong> 1909,<br />
a son chef hierarchique, par un de ces light house
CHAPITRE PREMIER<br />
keepers, qui devait lui-mernc, bientot , p erir d'une<br />
chute du haut de ce Rocher nefaste : « ..• Un gardien<br />
de phare est comme les autres mortels : il a parfois<br />
besoin de communication avec la <strong>terre</strong> ferme. .. »<br />
Ces mots ont plus d e portee qu'on ne leur en donnerait<br />
a premiere vue, si I'on songe que plus d'un des<br />
gardiens du Ro cher aux Oiseaux est devenu lou ...
Les « Ramees » de Champlain<br />
CHAPITRE II<br />
De toutes les explorations de Jacques Cartier, celle<br />
des iles de la Madeleine est de beaucoup la moins<br />
connue C<strong>et</strong>te reflexion inoffensive m'attira une<br />
replique pass ablement dedaigneuse de rami P<strong>et</strong> itpas :<br />
_ Com ment en serait-il autrement, puisque I'ernissaire<br />
de Francois Ie, <strong>et</strong>ait charge avant tout de compl<strong>et</strong>er<br />
les decouvertes du Canada <strong>et</strong> de Terre-Neuve<br />
dues a Sebastien Cabot en 1497? Sa propre d ecouverte<br />
de I'archipel qui nous occupe n'<strong>et</strong>ait qu 'un<br />
incident d'ordre infe rie ur .<br />
J'aurais pu faire observer 11 mon tour au digne<br />
naturaliste qu'il n'<strong>et</strong>.ait g ue re reconnaissant au navigateur<br />
qui, le premier, avait fait connaitre Ie Ro cher<br />
aux Oiseaux pour la contemplation duquellui, P<strong>et</strong>itpas,<br />
avait cru devoir traverser I'Atlantique. Mais 11<br />
quoi bon di scuter?<br />
A Cartier, en tou t cas, revient I'honneur d'avoir, en<br />
1534, nornrne deux des Madeleines : apres avo ir<br />
baptise Ie fameux Rocher : " I'Isle-aux-Margaulx » , il<br />
decouvrit une seconde He 11 qu elque 15 kilom<strong>et</strong>res, <strong>et</strong><br />
I'appela Bri on, pour rendre hommage 11 I'am iral Philippe<br />
Chabot, sieur de Brion. De c<strong>et</strong>t e d erniere, les<br />
Anglais, plus tard, ont vainement rente de faire:<br />
Byron.
26 CHAPITRE II<br />
L'oncle de Clara, qui nous donnait ces renseignements,<br />
ajouta :<br />
- Dans Ie Discours de son Foyage, Cartier semble<br />
<strong>et</strong>onne d'avoir trouve la un grand contraste avec Ie<br />
Rocher. II ecrit : Ces isles sont de meilleure <strong>terre</strong> que<br />
nous eussions oncques uues , en sorte qu'un champ<br />
d'icelles vaut plus que toute la Terre-Neuue. II exagerait,<br />
Ie brave fils de Saint-Malo; toutefois, ce qu'il<br />
avait pu apercevoir de ladite Terre-Neuve n'avait pas<br />
dl1 <strong>et</strong>re fort attrayant, puisque, de la mer, c<strong>et</strong>te ile a<br />
un aspect rebarbatif qui, sous Ie rapport de la desolation,<br />
n'est inferieur qu'au Labrador! II est un autre<br />
passage caracteristique sur I'ile de Brion. Clara, lis,<br />
je te prie, a ces messieurs, Ie paragraphe que voici du<br />
Discours, j'ai les yeux fatigues.<br />
Je m'ernpressai, en <strong>et</strong>ouffant un baillement, de<br />
I'assurer qu'il <strong>et</strong>ait inutile de prendre c<strong>et</strong>te peine.<br />
Mais en vain.<br />
Clara lut: ... Nous la trouudmes pleine de grands<br />
arbres , de prairies, de campagnes pleines de froment sauvage<br />
<strong>et</strong> de pois, qui semblaient auoir he semes par des<br />
laboureurs,<br />
Ce Cartier, pour Brion, eut les yeux de Rodrigue,<br />
ajouta la lectrice imperturbablement.<br />
- Hein? Comment? fit P<strong>et</strong>itpas ahuri.<br />
- Tranquillisez-vous, professeur, fit Clara, I'interpolation<br />
est de moi. Cela ne compte pas!<br />
Je pensai, a part moi, que les premiers explorateurs<br />
<strong>et</strong>aient bien excusables de croire toujours avo ir<br />
decouvert un pays de Cocagne. Tout <strong>et</strong>ait si <strong>et</strong>range,<br />
si merveilleux a leurs yeux dans ce nouveau monde!
LES « RAMEES » DE CHAMPLAI:-I 27<br />
Nous ferions aujourd'hui comme eux, s'il restait autre<br />
chose it decouvrir que des bouts de for<strong>et</strong>s vierges<br />
africaincs, ou des recoins de solitudes polaires - non<br />
reperccs par les aeroplanes! Pour Cartier, non seulement<br />
la flore, mais la faune de Brion <strong>et</strong>ait <strong>et</strong>onnante.<br />
T'avait-il pas vu lit des monstres extraordinaires<br />
? « A I'ent ree de c<strong>et</strong>te He, Iisons-nous dans Ie<br />
Discours, il y a plusieurs grandes b<strong>et</strong>es, comme grands<br />
beeufs, qui ant des dents a la bouche comme d'un<br />
elephant, <strong>et</strong> vivent merne a la mer... » C'<strong>et</strong>aient des<br />
morses, les uaches marines des Acadiens. Du reste,<br />
quand nous regardons a present c<strong>et</strong>te He de Brion,<br />
nous constatons que plusieurs des attractions de jadis<br />
ont disparu. Les bois epais ont <strong>et</strong>e coupes; defunts<br />
aussi sont les vignes sauvages <strong>et</strong> les groseilliers a<br />
maquereau si apprecies des explorateurs. Et l'on ne<br />
trouve plus ces morses qui emerveillerent le navigateur<br />
malouin: i!s ont emigre vers des parages ou leur cuir,<br />
leur ivoirc <strong>et</strong> Icur graisse excitent moins de convoitise.<br />
Nous voici loin du titre de ce chapitre. Mais c'est<br />
que Champlain est d'un siecle posterieur it Cartier, <strong>et</strong><br />
qu'il n'a pas decouvert I'archipel. Toutefois, c'est lui<br />
qui a donne it celui-ci Ie joli nom de les Ramees, Ie<br />
Collier. Elles forment, en eff<strong>et</strong>, comme un collier de<br />
pedes, eblouissantes au solei!, ces onze iles, s'<strong>et</strong>endant<br />
sur 85 kilom<strong>et</strong>res, soit it peu pres la distance de<br />
Paris a Chartres; plusieurs toutes rondes, mais toujours<br />
p<strong>et</strong>ites, les plus grandes ne depassant guere<br />
41ieues de long. D'autre part, l'abbe Pascal Poirier,<br />
environ quatre siecles plus tard, represente ces iles<br />
dans une bien jolie allegoric : « Imaginez, dit-il, une
28 CHAPITRE II<br />
ronde fantastique dansec par une theorie de jeunes<br />
filIes, tenant dans leurs mains de longs rubans qui se<br />
deroulent harmonieusement a leurs pieds. Ces jeunes<br />
filles, ce sont les iles, grandes <strong>et</strong> p<strong>et</strong>ites... qui constituent<br />
Ie groupement de la Madeleine; <strong>et</strong> les rubans<br />
capricieusement deployes, ce sont les dunes de sables<br />
fins, qui bordent Ie bas de leurs robes de verdure,<br />
longues <strong>et</strong> flottantes, <strong>et</strong> qui relient les unes aux<br />
autres. ))<br />
Cependant toutes les descriptions de l'archipel ne<br />
sont pas aussi po<strong>et</strong>iques que celles qui precedent: on<br />
l'a compare, par exemple, a... un hamecon l Et, en<br />
precisant la position de ce dernier : la courbe au sud,<br />
Ie dard a l'est, la tige au nord-nord-est-Ia tige <strong>et</strong>ant<br />
constituee par les dunes. Peut-<strong>et</strong>re, apres tout, que,<br />
pour un pays qui ne vit que de peche, l'allegorie est<br />
plus seyante que la gracieuse evocation du fondateur<br />
de Quebec <strong>et</strong> la charmante fantaisie du senateur<br />
canadien d'aujourd'hui.<br />
Mais les pedes du collier sont loin de presenter une<br />
apparence uniforme : c'est leur diversite qui fait<br />
surtout leur charme! Les unes sont absolument<br />
depourvues d'arbres, mais leurs collines sont tapissees<br />
d'un gazon magnifique, parserne, dans les endroits<br />
humides, de touffes d'iris d'un eclatant bleu-viol<strong>et</strong>;<br />
d'autres sont rev<strong>et</strong>ues, a I'arriere-plan, de bois epais ;<br />
presque toutes presentent, du cote de la mer, de<br />
p<strong>et</strong>ites falaises de gres, qui ont jusqu'a huit couleurs<br />
differentes, parfois superposees : c'est ce sandstone<br />
qui fait l'<strong>et</strong>inccllement dont nous parlions plus haul.<br />
Ici, les montagnes minuscules, mais assez imposantes
30 CHAPITRE II<br />
Ces demoiselles sont bien connues, l\lonsieur P<strong>et</strong>itpas,<br />
fait avec componction Clara qui s'est approchee<br />
une brochure 11 la main; voyez plutot ce que dit I'abbe<br />
Poirier, en pariant de l'ile du Havre-aux-Maisons :<br />
« Les maisons sont aux pieds, aux flancs, sur les<br />
epaules d'une multitude de demoiselles, protectrices<br />
<strong>et</strong> sages. )l<br />
Et au suj<strong>et</strong> de Havre-Aubert:<br />
« A votre droite, dominant l'eglisc <strong>et</strong> tout Ie<br />
village, deux demoiselles, l'une d'une belle venue,<br />
aux formes abondantes, dans la maturite de l'age :<br />
I'autre svelte, mais toute jeune, p<strong>et</strong>ite en tout cas, <strong>et</strong><br />
s'cffacant, timide, dans les jupes de son ainec. )l<br />
- Mais, mademoiselle, interrompt P<strong>et</strong>itpas, scandalise,<br />
je rn'<strong>et</strong>onne que vous ...<br />
- C'est un pr<strong>et</strong>re qui parle, monsieur, replique la<br />
mutine enfant.<br />
- Je donne rna langue aux chiens! declare alors<br />
lc professcur. Quelqu'un aurait-il la bonte de rn'expliquer?<br />
..<br />
Nous nous hatons de Ie tirer d'embarras. Les Demoiselles,<br />
en eff<strong>et</strong>, sont des anciens cones volcaniq ues<br />
qui, plus durs que Ie sol avoisinant, sont restes sur<br />
place, tandis qu'autour d'eux Ie terrain, mine par les<br />
glaces <strong>et</strong> les intemperies, s'enfoncait. Les plus hautes<br />
ne depassent pas 200 m<strong>et</strong>res; mais elles Iorrncnt<br />
toutes, avec leurs somm<strong>et</strong>s mamillaires, <strong>et</strong> souvent<br />
accoles, des points saillants dans Ie paysage des<br />
l\ladeleines. On pr<strong>et</strong>end, mais no us n'avons pas de<br />
preuves du fait, que Ie nom cst employe, dans Ie<br />
meme sens, en Normandie, pour designer des emi-
LE S « RAMEES » DE CHAMPLAIN 31<br />
nences voisines de Baye ux. Quoi qu'il en soit, dans<br />
l'archipel qui nous occupe, ce so nt les deux cone s de<br />
I'i!e du Havre-Aubert qui ont, les pr em ier s, <strong>et</strong>c baptises<br />
« les Demoiselles », <strong>et</strong> l'appellation s'est ensuite<br />
repandue dans les autres iles. U n fa it assez curieux<br />
est que, dans les an ciens actes prives, en pa rla nt de la<br />
commune de Havre-Aubert, on disait : « Vill age des<br />
Demoiselles des iles de la iadeleine. » Et, lo rs de mon<br />
arrivee, un homme me demanda : « E st -ce votre premier<br />
voyage aux Demoiselles ? »<br />
P<strong>et</strong>itpas poussa un soupir de soulagem en t qua nd il<br />
eut enfin Ie mot de I' enigme, <strong>et</strong> se remi t aI'elabor ation<br />
de son Mernoire sur Ie Roch er aux Oiseaux recernment<br />
visite par lu i. C'<strong>et</strong>ait l'heure du rep os . Nous<br />
<strong>et</strong>ions tous groupes dans Ie p<strong>et</strong>it salon, si vieillot <strong>et</strong><br />
original avec sa profusion d'ouvrages a l'aigu ille, de<br />
hooked TUItS', de coussins de to utes fo rmes <strong>et</strong> coule urs ,<br />
Ie parlor de c<strong>et</strong> hotel des Misses S hea, qui es t presqu'aussi<br />
inseparable des traditi ons de Havre-Aubert<br />
que Ics « Demoiselles ». L' Oncle classait d es spe cimens<br />
<strong>et</strong> essayait de decouvrir Ie nom scientifique du<br />
coquillage appele localernent burli coco, designation<br />
dont Ie son baroque lui portait sur les ne rf s. Cla ra ,<br />
assise it I'harmonium, chantait, sur un accompagnement<br />
de son cru, la vieille co mp lain te de Q uebec:<br />
Un Canadien errant,<br />
Hanni de ses fo yers.<br />
P ar courait en pleurant<br />
D es pa ys <strong>et</strong>ran gcrs...<br />
I:.Carp<strong>et</strong>tes fait es au cro ch<strong>et</strong>, daus les families, <strong>et</strong> particul<br />
ie res a I'cst du Canada, T'errc-Neu ve, <strong>et</strong> c. Tres le cher.
CHAPITRE II<br />
dont, soit dit en passant, les Acadiens, trouvant qu'elle<br />
s'appliquait plutot a eux a la suite du Grand Derangement<br />
de 1755, ont fait leur hymne national, avec la<br />
musique du beau cantique Ave, Maris stella.<br />
Dans un coin, en depit des efforts musicaux de la<br />
jeune fi lle, je tachais de m<strong>et</strong>tre de l'ordre dans mes<br />
notes, tandis que Ie dernier membre de notre p<strong>et</strong>it<br />
cenacle, un ex-cornmercant du faubourg Saint-Jacques,<br />
baptise par nous Ie Rentier, redigeait son journal de<br />
voyageur novice. Tout a coup, ce dernier leve la t<strong>et</strong>e:<br />
- Pourquoi, demande-t-il, ne pas avoir garde aux<br />
iles ce joli nom de Rarnees > Quelqu'un d'entre vous<br />
en saurait-il la raison?<br />
- Oui, monsieur, s'ecrie Clara avec sa p<strong>et</strong>ulance<br />
habituelle, c'est a cause de la femme de I'apothicaire!<br />
Ici, le Rentier, malgre sa bonhomie, rougit de<br />
deplaisir <strong>et</strong> lance a la jeune personne un regard<br />
acere : il croit evidcmmeut qu'elle se paie sa t<strong>et</strong>e.<br />
L'Oncle se hate d'intervenir : « Ma niece a raison, en<br />
depit des apparences. Voici ce qui s'est passe. » II<br />
explique que, parmi les diverses personnes auxquelles<br />
la Compagnie de la Nouvelle-France accorda des<br />
concessions de peche dans l'archipel, se trouvait,<br />
en 1663, un apothicaire de Honfleur, Francois Doubl<strong>et</strong>,<br />
qui faisait Ie commerce d'huile, pell<strong>et</strong>eries,<br />
morues, <strong>et</strong>c.<br />
- Oui, enfin, il <strong>et</strong>ait dans l'huile de foie de morue ,<br />
chees des amateurs <strong>et</strong> collectionneurs de Xew- York <strong>et</strong> autre.<br />
graudes cites americaiues.
I u :s II I': 1..\ :\l.\ IH : U :I XL - Le Rocher a u x Oiseaux.<br />
JI " ·H -Au DERr. - lies de Ia Madeleine .
LE S « RAMEES II DE CHAMP LAIN 33<br />
ce potllrd -la, interrompt Clara, qui, aussit6t apres,<br />
reprend son chant en sourdine :<br />
No n j mais en expirant,<br />
o mo n ch er Canada!<br />
Mon regard lao guissaot<br />
Vcrs to; se portera !<br />
L'Oncle hausse les epaules avec res ignation, <strong>et</strong><br />
continue son ex plicatio n.<br />
Le digne ap othicaire <strong>et</strong>a it bon epoux ; <strong>et</strong> , pour<br />
hon orer sa vertueuse rnoitie, mere de seize enfants,<br />
donna Ie nom de celle-ci, Madeleine, it I'He que Cartier<br />
avai t mise si poliment sous I'eg ide de l'amiral<br />
Chabot de Bri on. II manquait evid ernment de respect<br />
envers la marine royale. Peu apres, jugeant san s doute<br />
que son epouse n'<strong>et</strong>ait pas assez glorifiee, il d ernanda<br />
<strong>et</strong> obtint l'autorisat ion de designer sous ledit nom<br />
l'archipel entier. Cependant, personnellement, Dou <br />
bl<strong>et</strong> ne joua qu'un role bien effac e dans l'histoir e de s<br />
Des, <strong>et</strong>, (l. la suite de demeles avec les autorites, s'en<br />
alla en Gaspesie.<br />
A ce passage du recit, P<strong>et</strong>itpas releve la t<strong>et</strong>e:<br />
- Je ne sais, declare-toil, si l'on doit avoir ple ine co nfiance<br />
en c<strong>et</strong>te version de l'origine du nom Mad eleine;<br />
tout ce que nous possed ons sur ce que j' appell er ai<br />
I'incident Doubl<strong>et</strong>, est une mention plut6t vagu e dan s<br />
la curieuse Description geograplzique <strong>et</strong> historioue des<br />
Castes d e I'Amb ique septentrionale, publiee par De nys,<br />
vers 1672 ..<br />
- Perm<strong>et</strong>tez, replique l'Oncle, vous oubliez, ch er<br />
professeur, Ie [ournal d u Corsairs, l ean Double: de
CIIAPlTRE II<br />
Honfieur, lequel renferme les aventurcs du fi ls de<br />
I'apothicaire, <strong>et</strong> dont l'original se trouve dans les<br />
Archives d epartcrnentales , a Rouen.<br />
- Cependant... riposte P<strong>et</strong>itpas, vexe.<br />
- Bonte divine! gJapit Clara, ne pourriez-vous<br />
laisser ces vieilleries dans leur poussiere > Le recit<br />
<strong>et</strong>ait presque interessant : pourquoi r<strong>et</strong>omber dans Ie<br />
papyrus ? La parole est a I'honorable preopinant l<br />
Continue, l' Onde!<br />
Celui-ci ne se lit pas prier. L'archipel, nous dit-il,<br />
eut al ors un e destinee mouvernentee, passant en rapide<br />
su ccession entre les mains de Gabriel Gautier, de de<br />
la Chesnay , du comte de Saint-Pierre, ecuyer de la<br />
du ch esse d 'Orle ans. Ce ci <strong>et</strong>ait en 1720; apres c<strong>et</strong>te<br />
d ate, c'est Ie silence; on ne sait que fort peu de chose<br />
sur ce qui a rriva jusqu'a la chute de la Nouvelle<br />
France. Nul des propri<strong>et</strong>aires ou des gouverneurs, en<br />
tout cas, ne reussit a coloniser les iles d'une Facon<br />
durable. Des Br<strong>et</strong>ons de Saint-Malo <strong>et</strong> des Basques<br />
de Saint-]ean-de-Luz venaient bien pecher dans les<br />
l\l adeleines depuis que Cartier avait attire l'attention<br />
sur les « vaches marines n, l\Iais personne ne sernblait<br />
desireux de s'<strong>et</strong> ablir la a demeure. Et cela se comprend<br />
du reste : pour se fixer dans un tel pays, il faut<br />
des ra isons cxtrernement serieuses l Aussi n'est-il pas<br />
surprenant que les premiers colons stables furent de<br />
ces A cad iens francais, chasses de chez eux par l'Angl<br />
ai s, <strong>et</strong> errant a Ia re cherche d'un foyer. Certains de<br />
ces colons meritent une mention speciale. Ce sont<br />
deux cent cinquant e individus, descendants de . ces<br />
exiles d'Acadie qui avaicnt <strong>et</strong>e jusqu'en France, ct
LE S « RAMEE S » DE CHAMPLAI. ' 35<br />
d iriges de la sur Saint-Pierre <strong>et</strong> Miquelon, Lorsque<br />
eclata la Revolution francaise, ce groupe, compr<br />
en ant trente-trois families, reste foncierement catholique<br />
<strong>et</strong> conservateur, refusa de pr<strong>et</strong>er Ie serment<br />
exi g e par la fameuse proclamation du 22 septembre<br />
1792. En bloc, ces residents de Saint-Pierre,<br />
par l'entremise de leur aumonier, l' ab be J .-B . Allain,<br />
demanderent a embrasser la nationalite de leurs<br />
anciens persecuteurs, les Anglais. Ceci n'offrit pas de<br />
difficulte ; <strong>et</strong> les deux cent cinquante interesses passe<br />
rent aux Madeleines. Parmi eux se reI event les<br />
noms acadiens caracteristiques de Cormier, Arseneau,<br />
Boudreau, Chiasson, Sir (ou Cyr), Lapierre; neuf<br />
famille s'appelant Leblanc <strong>et</strong>, treize, Vigneau ; il y<br />
avait aussi de ces Etchevery, d'origine basque, rappelant<br />
les hardis pionniers de la premiere heure. lis<br />
avaient choisi comme dernier refuge c<strong>et</strong> archipeI si<br />
compl<strong>et</strong>ernent isole ; mais il <strong>et</strong>ait dit que leur mauvaisc<br />
<strong>et</strong>oile ne les laisserait pas en repos merne dans ce<br />
recoin du monde. Qui eut dit que les pauvres, insignifiantes<br />
p<strong>et</strong>ites Madeleines, ex citeraient la convoitise<br />
d'une famille insatiable? Tel fut pourtant Ie fait.<br />
T out d' abord, neanrnoins, ce ne fut qu'une simple<br />
plaisanterie, pas merne un caprice royal! Un officier<br />
de la marine royale anglaise, sir Isaac Coffin, passa<br />
nt en vue de I'archipel, en 1798, fit reriiarquer, par<br />
pur ba d inag e, a son chef <strong>et</strong> ami, lord Dorchester,<br />
qu' il ai me ra it <strong>et</strong>re fait gouverneur d e ces il es , Le<br />
lor d qu i, apparemment, <strong>et</strong>ait un pince-sans-rire, Ie<br />
pri t au mot, <strong>et</strong> lui fit accorder par Ie roi la propri<strong>et</strong> e<br />
ple ine <strong>et</strong> entiere de I'archipel, dont la Couronne ne
36 CHAI'ITRE II<br />
se souciait guer e. Sir Coffin, alors, envisagea Ie cote<br />
sericux de la chose, <strong>et</strong> signifia aux quatre cents habi <br />
tants de son nouveau domaine d'avoir a lui payer<br />
loyer ou de d eguerpir. Les pauvres A cadiens en<br />
avaient assez d'errer par le g lobe... Ils resterent done<br />
<strong>et</strong> se soumirent a ce syst eme de tenue seigneuriale<br />
qu'on a bien d efin i : un maitre de droit plus ou mo ins<br />
divin, des tenanciers soumis plus ou moins a la servitude.<br />
Ils consent irent a signer des baux ernphyteotiques<br />
ou merne perp<strong>et</strong>uels, irrach<strong>et</strong>ables. Et ce fut<br />
la l'origine d'une institution moy enageuse qui s'est<br />
perp<strong>et</strong>uee, en partie, jusqu'a nos jours, av ec ce d <strong>et</strong> estable<br />
resultat que Ie locataire, sans espoir de jamais<br />
devenir propri<strong>et</strong>aire, ne chercha pas a am eliorer ses<br />
<strong>terre</strong>s, s'en d es interessa merne <strong>et</strong> s'adonna pour ainsi<br />
dire exclusivement a la peche. Le loyer n'<strong>et</strong>ait pas tres<br />
eleve ; mais, dans c<strong>et</strong> archipel d e 100 0 00 arpents, lc<br />
total eut represente une somme considerable, si toutes<br />
les <strong>terre</strong>s avaient <strong>et</strong>e louees <strong>et</strong> tous les loyers pen.us.<br />
En realite, pendant plus de cent ans, il se produisit<br />
des dissentiments continuels entre les habitants <strong>et</strong> les<br />
agents de la famiIle Coffin. On finit par arriver a une<br />
sorte de compromis, reduisant le loyer a 15 quintaux<br />
de morue par an, par arpent de 40 ares. T outefois,<br />
I' eviction restait toujours possible <strong>et</strong> des injustices<br />
criantes se "prod uisaient. Les agents saisissaient la<br />
t erre, parfois, sous les pr<strong>et</strong>extes les plus futile s, En<br />
J 864, Ie Parlement de Quebec fut contraint de faire,<br />
sur les conditions en question, une enqu<strong>et</strong>e qui re vela<br />
des faits <strong>et</strong>ranges pour Ie mi li eu du dix-neuvierne<br />
si ecle. Par exernpl e, un Acadien qu i <strong>et</strong>ai t alle a u
Les Madelinots<br />
CHAPITRE 1II<br />
Un village madelinot, comme Havre-Aubert, ne laisse<br />
jamais Ie nouveau venu indifferent; mais I'impression<br />
produite varie considerablement selon les dispositions<br />
individuelles. L'artiste remarque surtout Ie dispositif<br />
des maisons, insoucieuses de I'alignement des chemins,<br />
<strong>et</strong> qui, propr<strong>et</strong>tes, au toit souvent peint it I'ocrc rouge<br />
delaye dans I'huile de phoque, eparpillees sur Ie<br />
gazon presque trop vert des flancs des « Demoiselles H,<br />
eveillent, de loin, I'i dee de jou<strong>et</strong>s de Nuremberg,<br />
disposes, au p<strong>et</strong>it hasard, par une main enfantine.<br />
• L'homme <strong>terre</strong> it <strong>terre</strong>, lui, n'est frappe que de<br />
I'inlense odeur de poisson, it laquelle il faut de longs<br />
jours pour s'habituer; <strong>et</strong> de l'<strong>et</strong>onnante profusion<br />
d'enormes mouches, rendant difficile I'aeration des<br />
maisons.<br />
Le voyageur francais s'<strong>et</strong>onne de la simplicite des<br />
rouagcs administratifs de ce territoire ou il n'est<br />
d'autres fonctionnaires, en dehors des postiers locaux,<br />
que deux ou trois douaniers <strong>et</strong> un greffier. II y a un<br />
tribunal <strong>et</strong> une prison; mais ni juge, ni avocat, ni<br />
avoue - <strong>et</strong> d'habitude, pas de prisonniers. Une fois<br />
par an, un magistrat <strong>et</strong> quelque homme de loi viennent<br />
de la province de Quebec - ce qui leur prend trois<br />
jours de route - <strong>et</strong> restent moins d'une semaine,
CHAPITRE 1II<br />
lations, a perdu de sa stature <strong>et</strong> de sa robustesse, il<br />
n'en est pas du tout ainsi des Madelinots. La mo it ie<br />
des hommes <strong>et</strong> des femmes que 1'on rencontre ont une<br />
tail1e au-dessus de la moyenne <strong>et</strong> sont solidement<br />
charpentes. On a souvent dit que les mariages au sein<br />
d'une merne famil1e devraient <strong>et</strong> re evites : nous doutons<br />
maintenant de la justesse de ceUe assertion, en presence<br />
du fait que la majorite de ces individus d'aspect<br />
si sain <strong>et</strong> vigoureux sont un peu parents. Rien qu'a<br />
I'i le du Havre-aux-Maisons, sur cent soixante-dix<br />
families, quarante portent Ie nom, probablement gascon,<br />
de Turbide, <strong>et</strong> quarante-deux celui d'Arsenault,<br />
sans doute poitevin ou saintongeois. Cependant, ces<br />
« Francais » des Madclcines ont certaines des caracteristiqucs<br />
physiques des autres Acadiens : I'air<br />
ouvert <strong>et</strong> intelligent, 1'expression serieuse, Ie regard<br />
un peu rnelancolique, surtout parmi les femmes, <strong>et</strong> ,<br />
chez ces dernieres, ce p<strong>et</strong>it pli moqueur a la levre,<br />
degenerant volontiers en un sourire un peu voile. On<br />
sent la franchise, 1'absence de « pensees de derriere la<br />
t<strong>et</strong>e». Les jeunes fil1es que vous rencontrez sur la route,<br />
revenant de la fontaine ou de la laiterie, <strong>et</strong> auxquelles<br />
vous demandez un renseignement, vous repondent<br />
gentiment, c1airement; <strong>et</strong>, quoique sans minauderie,<br />
continuent volontiers la conversation, interrogeant a<br />
leur tour : puisque vous <strong>et</strong> es <strong>et</strong> ranger, c'est tout<br />
naturel !. .. II est toutefois une ombre au tableau; une<br />
ombre qui, malheureusement, s'<strong>et</strong>end sur toute la<br />
population de race francaise au Canada. La tuberculose,<br />
en cff<strong>et</strong>, fait plus de ravages parmi les [eunes<br />
gens que partout ailleurs au Dominion. II n'y ala rien,
LES MADELI NOT S 4'<br />
nous Ie rep<strong>et</strong>ons, de particulier aux Madelin ots ou<br />
au x aut res Acadiens; naturellement, Ie mal parait plus<br />
en relief aux Madeleines, parce que, d an s le s p<strong>et</strong>ites<br />
aggl omerat ions, par la force de s ch oses, on se trouve<br />
pl us en co ntact avec lui. On do it se rendre a l' evidence<br />
<strong>et</strong> reconnaitre que c'est la une tare de s reg ions ou<br />
I'element fran cais domine. Et c<strong>et</strong> ele ment n'est pas a la<br />
hauteu r de l'Anglo-Saxon sous Ie rapport de l'hygiene<br />
en gen eral <strong>et</strong> de la prophylaxie en par ti cul ier. L e<br />
journal rnontrealais la Patrie ecrivait re cernment sur<br />
cc suj<strong>et</strong> : « A cause de I'incurie de nos administrateurs<br />
<strong>et</strong> d e I'incurie de notre population a I'egard des<br />
mesures pr opres a conserver la vie, la robuste natalite<br />
qui a toujours existe dans notre province <strong>et</strong> dont nous<br />
nous fa isons un titre de gloirc, ne cont ribue pa s sensible<br />
ment a un accroissement de population. » Voila,<br />
certes, une constatation que nou s ne nous attendions<br />
pas a faire au Canada francais !.. .<br />
* * 'I"<br />
II n'est pas <strong>et</strong>onnant que le s Madelinots, plus isol es<br />
qu e les autres Acadiens, aient conserve dans leur<br />
langue nornbre de mots ou tournures qui, non seulement<br />
ont disparu du francais de France, ma is sont<br />
de ja de rnode s a Qu ebec. PaT les p<strong>et</strong>its, pour peu apeu ;<br />
aforce aille, pour a la rigueur en sont de bons ex empies.<br />
Plus inte ressant est I'emploi courant du substantif<br />
ela n, d an s Ie sens qu'a, dans Ie reste du Canada<br />
fr an cais , Ie mot escousse ; les deux termes sont tornbes<br />
en desu <strong>et</strong>ude en France, mais elan, dans c<strong>et</strong>t e acception
CHAPlTRE III<br />
de secousse, est encore bien plus an cien. Quoi qu'il en<br />
sort, il y a de jol ies expressions: Il ua beaussir dans<br />
Ies ' lututes Iteurcs, su r fa brunaute ell tout cas (Ic<br />
temps va se m<strong>et</strong>tre au beau sur Ie tard, au declin du :<br />
jour, <strong>et</strong>c.), peut surprendre Ie touriste ; avec I'inflexion<br />
madelinote, la phrase ne manque pas de cach<strong>et</strong>.<br />
Qu'est-il de plus gracieux que Ie mot lout a fa it<br />
archaique de aiguai l pour " rosee »? Nous pariions<br />
plus haut d'inflexion : chez I'habitant de I'archipel,<br />
la diphtongue « oi » se change en o-a (mo-a , to ·a);<br />
de plus, « e » devant un « r » prend Ie son a-i<br />
(mer = rnai -re ; <strong>terre</strong> = tai-re) : ce qui faisait dire a<br />
un auteur - Faucher de Saint-Maurice, croyons-nous,<br />
- que les Madelinots sont des Bordelais reussis l On<br />
r el eve, d'ailJeurs, des <strong>et</strong>rang<strong>et</strong>es ; c'est ainsi qu'a<br />
cheua l signifie ell uoiture .. que les noms en al ne font<br />
jamais leur pluriel en aux ; que sucre est rernplace par<br />
d ouceur quand il est melange a d 'autres aliments; on<br />
dit, par suite : « Voulez-vous de la douceur dans votre<br />
the ? » Mais il se produit parfois des complications<br />
inattendues, surtout dans Ie domaine des fruits <strong>et</strong><br />
legumes. Qu'on en juge : patate, nous Ie savons de<br />
reste, rem place pomme de <strong>terre</strong> chez les Canadiens<br />
francais, y compris les Acadiens. Or, tandis que pomme<br />
de <strong>terre</strong> s'applique, chez les gens de Quebec, aux p<strong>et</strong>ites<br />
airelJes alpines, cela designe, dans les Madeleines, la<br />
gaultherie, Ie p<strong>et</strong>it the des bois. II n'est pas sans<br />
in ter<strong>et</strong>, enfin, de remarquer la difference tres n<strong>et</strong>te<br />
faite entre partir <strong>et</strong> s'en alter: Ie premier indique une<br />
absence temporaire, Ie second un depart definitif, La<br />
distinct ion, sans doute, eut charrne Vaugelas !
LE S 1IlADELINOTS<br />
U n fait qui mon tre bien l'i sol cmcnt de s d iver ses iles<br />
a u sei n merne d e I'ar ch ipcl cst la difference de p ronon<br />
ciation entre les divers village s. Par ex ernp le, les<br />
ha bit an ts de H avre-aux-Mai son s se distinguent par<br />
leu r di fficulte a articuler Ie 1 <strong>et</strong> Ie v ; merne sur Ie territoire<br />
re streint de I'Ile-aux- Meules , les g ens de Vernie<br />
re ne pr ononcent 'pas nombre de mots de la merne<br />
ma nie re que les residants des villages voisins. C'est<br />
ce qu'on pourrai t appeler I'esprit de clocher pou sse a<br />
ses dernier es limites!<br />
S ur les sept mille habitants de l'archipel, il n'y a<br />
g uere que cinq ce nt s Anglo-Saxons, principalement<br />
eco ssais, residant surtout dans l'ile d'Entree, la « senti<br />
nel le es carpee II des Madeleines, Les deux groupes<br />
vivent en bonne intelligence, mais ne voisinent pas.<br />
Toutefois, la population de race francaise n'est pas<br />
exclusivement acadienne :
CHAPITRE III<br />
livres aux rnilliers d'cxemplaircs, repliqua Clara, par<br />
exernple, The Heart 01 Gaspe, de Clarke <strong>et</strong> lc ...<br />
- Les passages auxquels tu fa is alIusion ne sont<br />
pas ce qu'il y a de mieux dans ccs ouvrages, repondit<br />
I'Oncle; en tout cas, ils n'ont pas exactement insi nue...<br />
- Mais enfin, de quoi s'agit-il encore? demanda Ie<br />
Rentier, qui n'avai t pas oublie ce que P<strong>et</strong>itpas appelait<br />
I'incident Doubl<strong>et</strong>; il me semble y avoir bien des<br />
potins dans l'histoire des Madelcines !<br />
- Oh! ici, c'est un pur racontar sans fondement<br />
palpable. C<strong>et</strong>te enfant a Ie talent - genant - de<br />
de<strong>terre</strong>r les histoires les plus baroques... En somme,<br />
on accuse les Madelinots d'antan d 'avoir regarde<br />
comme un bienfait celeste les naufrages, sur leurs<br />
recifs, de navires <strong>et</strong>rangers, dont la cargaison <strong>et</strong>ait<br />
fort bien venue, a la fin de l'hiver, quand les provisions<br />
devenaient presque introuvables. On cite, par exernple,<br />
/t<strong>et</strong>te soi-disant priere d'une fill<strong>et</strong>te : « Man Dieu, ayez<br />
la bonte de faire de moi line bonne p<strong>et</strong>ite fille ... <strong>et</strong><br />
de nous envoyer un autre naufrage avant demain<br />
matin! » Naturellement, les esprits mal faits, comme<br />
celui de rna jeune niece, en tirent la conclusion toute<br />
gratuite qu'on aidait peut-<strong>et</strong>re a I'ech ouage des vaisseaux<br />
egares dans cps parages!<br />
- Les memes bruits ant toujours couru sur presque<br />
to utes les populat ions insulaires depuis la plus haute<br />
antiquite, declare P<strong>et</strong>itpas sentencieusement; sans<br />
doute, la legende joue Ie role pr edominant dans tout<br />
cela. Cependant, iJ est aver e qu 'il y a environ trente<br />
ans, une partie de s Madcleines a <strong>et</strong> e litteralement<br />
sauvee de la famine par Ie naufrage d'un gros nav ire
LE S MADELIN OTS<br />
ch arge de provisions pour un port lointain, <strong>et</strong> qui se<br />
perdit dans l'archipel, a un moment ou les banquises<br />
tenaient celui-ci isole du res te d u monde plus tard<br />
q ue d'habitude. Si ces pauvres gens se sont bruyamment<br />
rejou is de ce desastre, qui pourra it les en b lamer? ..<br />
Le Madelinot, que I'eveque Plessis f elicitait en IS J3<br />
d e « savoir mourir sans medecin <strong>et</strong> vivre sans avocats ",<br />
ne sait pas, en re vanche, jurer en francais. S'il<br />
ep ro uve Ie besoin de man ifester son ind ignation avec<br />
ernphase, il a re cours a des epi th<strong>et</strong>es anodines, telles<br />
que cspece d' an douille, gibier au vol , bateche, bleudi,<br />
lesquelles, co mme on d it vulgairement, ne tirent pas<br />
it conse que nce, <strong>et</strong> dont M. le cure ne se formaliserait<br />
pas. Son honn<strong>et</strong> <strong>et</strong>e est d'ailleurs proverbiale; ce que<br />
d isait I'eveque Pl essis, il y a plus de cent ans, cs t<br />
toujours vra i; il se rep <strong>et</strong>e encore aujourd'hui que si,<br />
au cours d'une marche, certains v<strong>et</strong> crncnts paraissent<br />
encombrants, vous pouvez les laisser sur quelque haie,<br />
<strong>et</strong> vous les y r<strong>et</strong>rouverez au r<strong>et</strong>our. Le l\Iadelinot est<br />
placide <strong>et</strong> ne s'inqui<strong>et</strong>e guere de l'h cure ou de la<br />
regularite, On se base vaguement sur Ie soleil, les<br />
sonneries plus ou moins in certa ines de l' eglise, <strong>et</strong>c.;<br />
<strong>et</strong>, si 1'0n se trompe, il n'y a pas grand mal, apres<br />
tout, dans une region si isclee du resle du monde.<br />
Le temps n'a qu'une valeur fort relative: « quelques<br />
jours » signifient aussi bien une se maine ou six mois;<br />
<strong>et</strong> tel qui part pour une journee reste absent huit jours :<br />
nul n'y fait attention . C<strong>et</strong>te placidit 6, toutefois , a ses<br />
tres mauvais cot es. T rop de ces pe cheurs se contentent<br />
de joindre lcs deux bouts en fin d 'a nn ee <strong>et</strong> ne travaillent<br />
pas t res as sidtlmen t , aussi longtemps que leur cr edit
CHAPITRE 1lI<br />
est bon au magasin du coin. En fait, Ie Madelinot est<br />
encore plus esclave du systerne de credit que Ie pecheur<br />
des provinces maritimes du Canada ou celui de Terre<br />
Neuve. II emprunte des marchands pendant l'hiver,<br />
alors qu'il chorne <strong>et</strong> n'a rien de cote; la belle saison<br />
venue, il paye ses d<strong>et</strong>tes si la pcche a <strong>et</strong>e bonne;<br />
sinon, il s'enf'erre de plus en plus. Mais cela ne parait<br />
. pas deranger sa serenite. Le malheur est qu'un tel<br />
ordre de choses amene Ie pr<strong>et</strong>eur it elever ses pr<strong>et</strong>entions,<br />
en raison des risques qu'i1 court par suite de<br />
I'insouciance de ses clients.<br />
Bien que I'existence du pecheur soit tres dure, Ia<br />
periode de travail, 'd ans ces parages, est relativement<br />
courte. A certains moments, quand il faut saler <strong>et</strong><br />
em bailer Ie poisson en toute hate aussitot qu'il est pris,<br />
I'ensemble des operations journalieres demande souvent<br />
de dix-huit it vingt hcures, sur vingt-quatre. Mais<br />
apres cela, c'est le cal me plat pendant des rnois, Aussi<br />
est-il probable que ce sont les femmes, en somme, qui<br />
peinent Ie plus aux Madeleines, car, it leur interminable<br />
travail domestique, au soin de leurs nombreux<br />
enfants, s'ajoute Ie labeur necessite par les coups de<br />
collier dont nous pariions plus haut : femmes <strong>et</strong> jeunes<br />
lilies aident alors les hommes, tard dans la nuit, jusqu'a<br />
mi-jambes parfois dans l'eau saurnatre <strong>et</strong> froide.<br />
II est indcniable que les Madclinots seraient plus prosperes<br />
<strong>et</strong> heureux s'ils m<strong>et</strong>taient plus it profit les ressources<br />
agricoles des llcs, ce qui perm<strong>et</strong>trait d'echapper<br />
en partie it l'alea de la peche. C'est de ce cote que se<br />
portent les efforts du gouvernement du Dominion; des<br />
experts agronomes sont cnvoyes dans I'archipel faire
CHAPITRE III<br />
Mais pourquoi les choisissez-vous si p<strong>et</strong>its?<br />
demandai-je.<br />
- Parce qu'ils coutent moins a nourrir, en hiver,<br />
alors qu'ils ne font rien.<br />
Cela, c'est bien la vieille econornie francaisc d'antan!<br />
Soit dit en passant, a propos de ces chevaux, il<br />
est un d<strong>et</strong>ail assez original. Les seuls mots d'anglais<br />
qu'on entende d'ordinaire a l'Ile-aux-Meules, a Havre<br />
Aubert <strong>et</strong> Havre-aux-Maisons, sont les appels adresses<br />
par les Madelinots a leurs chevaux; que ceux-ci soient<br />
ach<strong>et</strong>es dans Ie Canada anglais, ou nes dans l'archipel,<br />
ils sont, en vertu de la tradition infaillible <strong>et</strong><br />
inexorable, regardes comme des <strong>et</strong>rangers, incapables<br />
de comprendre la langue de Voltaire.<br />
La deccnvenue de l'Oncle eut pour eff<strong>et</strong> de m<strong>et</strong>tre<br />
P<strong>et</strong>itpas en belle humeur,-les savants, on Ie sait, sont<br />
trop souvent gent jalouse... Mais son triomphe fut de<br />
courte duree, Le soir merne, il rentrait l'air fort contrarie.<br />
- II ne m'arrive que des choses desagreables dans ce<br />
pays-ci, dit-il. MIle Clara m'avait assure que Ie tambour<br />
est une des curiosites architecturales de ces iles.<br />
Done, e<strong>et</strong> apres-mid i, je m'approche poliment d'un<br />
vieux pecheur assis devant sa porte, <strong>et</strong> lui demande<br />
ou est Ie tambour de sa rnaison, l\Iais Ie voila qui se<br />
leve d'un air indigne : « Tambour, tambour, cr ie-t-il,<br />
tous les ans c'est la merne rengaine! » Je reste interdit,<br />
comme bien vous pensez, Alors, une jeune fille<br />
intervient, expliquant que son grand-perc, ainsi que<br />
beaueoup de vieux habitants, n'aimait aucune allusion<br />
aux tambours. Le malheur est, ajoute-t-elle, que les
LES MADELI NOTS 49<br />
touristes semblent toujours au courant de la chose <strong>et</strong><br />
ne se doutent pas que Ie suj<strong>et</strong> est devenu un peu aga<br />
«ant! Elle me pr ie ensuit e de pardonner a son aieul<br />
c<strong>et</strong> acces d'humeur, mais disparait sans me donner<br />
d'autre eclaircissement . Ma parole, on ne sait pas sur<br />
quel pied danser ici!<br />
La-dessus, Clara se m<strong>et</strong> a rire <strong>et</strong> m'avoue en aparte<br />
qu' elle savait bien ce qui arriverait quand elIe avait<br />
lance P<strong>et</strong>itpas sur la trace des tambours .<br />
- Mais vous vous rappelez combien il avait joui de la<br />
gaffe de mon onele au suj<strong>et</strong> des chevaux? Maintenant<br />
nous sommes quittes!<br />
- Bien, ma is cela ne m' explique pas ce que c' est<br />
q u'un tambour.<br />
- R ien n'est plus simple. L es maisons des Madeleines<br />
sont supposees pourvues d'une p<strong>et</strong>ite annexe,<br />
Ie tambour, contenant la cuisine <strong>et</strong> une sorte de p<strong>et</strong>it<br />
salon ou chambre de reunion pour la famille. La tradition<br />
veut que, quand Ie fils aine se marie, on decolle<br />
le tambour, Ie place sur des rouleaux, <strong>et</strong> Ie transporte<br />
it I'cndroit ou doit vivre Ie nouveau menage, dont il<br />
constitue Ie hom e. Plus tard, lorsque Ie couple en<br />
question a g agne suffisamment d'argent, il ajoute a<br />
c<strong>et</strong>te annex e un co rps de logis principal, quitte it<br />
d ecoller Ie tam bour derechef, s'il est un fils it marier,<br />
<strong>et</strong> ai ns i de su ite.<br />
- Tres bien, fis-je, mais je ne vois rien la dont on<br />
puisse se formaliser.<br />
- Moi non plus; toutefois c'est un fait. Peut-<strong>et</strong>re<br />
les Madelinots, avec leur susceptibilite habituelle,<br />
cra ig nent-ils d'<strong>et</strong>re ridiculises.
LES UADELIN OTS 5 I<br />
groupes partent, en traineau naturellement , sur la<br />
banquise, chaque equi pe emmenant sa canattc (chaloupe),<br />
pour Ie cas, t res po ssi ble, d 'accident. Les<br />
b<strong>et</strong>es sont tuees acoups de baton <strong>et</strong> « habi lle es » su r<br />
place, c'est-a-dire depouillees de leur pe au <strong>et</strong> du lard<br />
q ui y adhere, Les carcasses so nt abandonnee s. L es<br />
peaux. enlacees par une garc<strong>et</strong>te d e cu ir passa nt dans<br />
les moustaches du phoque, sont transportees it bras, la<br />
charge ordinaire d'un homme <strong>et</strong>ant de quatre pe aux.<br />
II n'est rien de difficile ou penible dans c<strong>et</strong>t e « chasse<br />
au loup marin » . Mais Ie grand danger est qu'une<br />
deb acle ne se produise, que la banquise ne se d <strong>et</strong> ache<br />
<strong>et</strong> prenne Ie large, a uq uel cas les pecheurs on t peu de<br />
chances dechapper. ne possedant pas, com me ceux<br />
de Terre-Neuve, de navire d'attache les suivant partout.<br />
II a <strong>et</strong>e pris, a ux Madeleines, en moins d'un mois,<br />
jusqu'a soixante-quinze mille phoques. Cependant,<br />
rien n'est plus incertain que c<strong>et</strong>te peche : certaines<br />
annees, des vents contraires portent les icefields <strong>et</strong><br />
leurs troupeaux vers d'autres rivages, <strong>et</strong>les Madelinots<br />
sont prives d'une de leurs principales ressources.<br />
Aussitot les phoques disparus, vers Ie 1 5 avril,<br />
arrivent les harengs . Ceux-ci se prennent a la se nne,<br />
au fil<strong>et</strong>, mais surtout 11 la trappe. C<strong>et</strong>te dcrniere est<br />
une immense nasse de fine corde, importee de Bo ston<br />
<strong>et</strong> coutant parfois jusqu'a 1 0 0 0 dollars = 5000 francs<br />
au cours d'avant guerre. Les sennes elles-memes,<br />
quoique bien moins pratiques, ne sont pas it la portee<br />
de toutes les bourses. Aussi, <strong>et</strong>ant donne Ie cout d e<br />
I'outillage, celui-ci est gencralement ach<strong>et</strong>e en commun;<br />
<strong>et</strong> Ie nombre de pecheurs de harengs est neces-
52 CHAPITRE III<br />
sairement restreint. On evalue Ie maximum de la<br />
recolte faite entre Ie 15 avril <strong>et</strong> Ie t " mai a 30 000 barils.<br />
Taus ces poissons ne sont pas boucanes : il s'en<br />
faut. Une partie sert d'engrais; mais, quelque <strong>et</strong>range<br />
que cela puisse paraitre, la grande masse des harengs<br />
est ut ilisee comme appat pour des peches plus irnportantes.<br />
Du reste, ee dernier usage du poisson en question<br />
n'a plus l'ampleur de jadis, depuis que les <strong>terre</strong>neuuas<br />
<strong>et</strong> les banquiers (pec heurs des grands banes) ne<br />
viennent plus s'approvisionner de bou<strong>et</strong>te (appat) aux<br />
Madeleines.<br />
Des Ie lor mai, en general, on peut commencer a<br />
prendre des homards. C'est la une peche qui devrait<br />
<strong>et</strong>re assez lucrative, car on a vu un homme seul tirer<br />
de l'eau quarante mille de ces crustaces dans les trois<br />
mois de 1a saison. Ce fait, tout exceptionnel qu'il soit,<br />
montre les possibihres de I'operation. Cependant, les<br />
Madelinots ne s'y adonnent pas sur une grande<br />
echellc, principalement parce que la saison du homard<br />
coincide avec eelles du maquereau <strong>et</strong> de la morue. En<br />
outre, - e'est toujours la merne histoire, -l'outillage<br />
est couteux. II but une barque a benzine; <strong>et</strong> des cages<br />
.issez cheres. Celles-ci sont bien maintenues au fond<br />
de la mer par des ancres grossieres, appelees picaces,<br />
b ites de morceaux de bois crochus ficeles sur des<br />
pierres, <strong>et</strong> elles sont reperees a la surface de l'eau<br />
par de p<strong>et</strong>ites bouees, Mais la ternp<strong>et</strong>e bouleverse<br />
a isernent tout e<strong>et</strong> appareil; <strong>et</strong>, chaque annee, nombre<br />
de cages se perdent. Actuellernent, un pecheur peut<br />
se faire de 200 a 300 dollars avec les hornards, sans<br />
negliger les autres poissons.
LES MADELINOTS 53<br />
Aux environs du 10 mai , apparait enfm la fameuse<br />
rnorue, qui est la base officielle du commerce local,<br />
quoique pas du tout la peche favorite des Madelinots.<br />
Que ce produit abonde, Ie seul chiffre suivant Ie<br />
dernontre : une barque de deux hommes peut amener<br />
en une saison environ 40000 livres de poisson. En<br />
fait, une journee de I 200 livres n'est pas rare. II n'est<br />
pas, d'autre part, necessaire de se presser outre<br />
mesure, puisque ces morues se rencontrent dans les<br />
eaux de l'archipel, parfois, jusque vers 1 oel.<br />
Ajoutons que c<strong>et</strong>te peche est particulierernent facile<br />
aux Madcleines, <strong>et</strong>ant donne que cclles-ci produisent<br />
egalement, a profusion, I'appat prefere des morues :<br />
la coque , p<strong>et</strong>it bivalve qui se ramasse sur les platicrs<br />
(fonds de sable).<br />
Neanrnoins, les preferences de ces insulaires vont<br />
vers Ie lIlaquereau. Que voulez-vous? Le Madelinot est<br />
sportif, tout all moins en ce qui concerne la peche.<br />
Et Ie mac!':erellui convient sur ce point: il cst passager<br />
<strong>et</strong> capricieux a souhait. Son passage, au printemps,<br />
n'est que de cinq a six jours, car il est presse<br />
de se rendre au Labrador, pour pondre. A ce moment,<br />
il est a 1a surface <strong>et</strong> ne peut se prendre qu'a la senne.<br />
Pour l'attirer, on verse sur Ia mer une sorte de hachis<br />
fait de harengs sales <strong>et</strong> de coques, couverts de rnelasse.<br />
Mais la peche favorite du Madelinot a lieu plus tard,<br />
en aoflt, lorsque Ie maquereau revient vers Ie sud. II<br />
nage alors a une certaine profondeur, <strong>et</strong> peut s'attraper<br />
a la ligne, ce qui, pour l'habitant de I'archipel, est Ie<br />
delassernent ideal. L'appat, dans ce cas, ne manque<br />
pas d'originalite : une simple rondelle decoupee SOliS
5-1-<br />
CHAPIT RE III<br />
Ie ventre d'un maquercau merne. On peut ainsi prendre,<br />
par jour, quatrc cents de ces poissons qui sont plus<br />
gros <strong>et</strong> se vendent bien mieux que Ie maquereau de<br />
print ernps.<br />
En resume, le produit annuel de la peche peut<br />
atteindre, aux Madelcines, environ 75 coo phoques,<br />
2000 0 barils de harengs, 8 millions de livres<br />
de homards, 30 000 barils de maquereaux; quant a la<br />
morue, 30 0 00 livres est la moyenne de ce que peut<br />
amener un bateau de deux hommes durant la saison.<br />
Ma lg re la bellc a p parenc e de ces statistiques, Ie Madelinot<br />
ne fait pas fortune, loin de Ia, E t c'est Ia un<br />
<strong>et</strong>at de choses aussi lamentable que facile a expliquer,<br />
D'abord,les frais cl'operation sont trop eleves ; non seulement<br />
I'outillage de peche est couteux pour les individus<br />
iso les, mais les depenses d 'expedition sont ex cessives.<br />
Par exernple, l'emballage <strong>et</strong> Ie fr<strong>et</strong> dun baril<br />
de 200 livres de maquereau coute au pecheur 2 dollars,<br />
alors que Ie benefice brut sur ce tonneau rr'est<br />
parfois quc de 5 ou 6 dollars. Ce n'est pas tout: pour<br />
<strong>et</strong>re sur de bien vendre, il faut accompagncr son poisson<br />
au marche de Halifax, un de placement dispend<br />
ieux d'une semaine, qui n'est gu ere qu'a la portce<br />
d es gros pecheurs ou des marchands loc aux. Le marchand<br />
.. . c'est lui, en derniere analyse, qui r<strong>et</strong>ire Ie<br />
princip al profit de toutes ces operations. C'est lui, en<br />
cff<strong>et</strong> , qu i se procure a vil prix la peche du Madelinot<br />
end<strong>et</strong>te en vers Ie ma gasin pour les provisions d 'hiver;<br />
c'est alui qu e s'adres se, en desespoir de caus e, Ie p<strong>et</strong>it<br />
pecheur dont Ie po isson menace de pourrir s ur place<br />
par suite de I'insuffisance de s communicat io ns.
LES MADELINOTS 55<br />
Nulle part autant qu'aux Madeleines on ne sent le<br />
besoin de cooperation entre Ies pecheurs, car nulle<br />
part on ne constate d'une facon aussi eclatante I'inanite<br />
des efforts de I'homme isole, aux prises avec une<br />
coalition de conditions issues des exigences implacables<br />
de la vie commerciale de nos jours.<br />
Les Madeleines <strong>et</strong>ant separees du reste du monde<br />
pendant presque six mois, on est naturellement amene<br />
ase demander comment Ies habitants vivent I'hiver.<br />
Pour ainsi dire sans exception, Ies touristes s'apitoient<br />
sur la condition de ces gens abandonnes dans<br />
les glaces, comme les explorateurs polaires d'antan.<br />
Mais iis sont fort <strong>et</strong>onnes quand Ie Madelinot leur<br />
repond que I'hiver est la saison la plus plaisante, la<br />
saison de repos, des reunions familiales ou amicales,<br />
des visites, du bon temps, enfin ! Mais, direz-vous,<br />
durant pres d'une derni-annee, il n'y a pas de courrier<br />
de l'exterieur, pas de journaux! C'est vrai. Toutefois,<br />
d'abord, il arrive, quand Ia glace est exceptionnellement<br />
Iegere, qu'une fois par hiver une canonniere du<br />
gouvernement canadien parvienne a apporter <strong>et</strong> venir<br />
chercher la « malle », Et alors c'est un evenernent qui<br />
fait epoque dans Ies annaies de I'annee. II faut<br />
presque une semaine, dans ce cas. pour distribuer Ie<br />
courrier qui, cela est paradoxal quoique bien humain,<br />
excite d'autant plus d'impatience qu'on ne I'attendait<br />
pas. Tout individu capable de tenir une plume dans<br />
I'archipel se m<strong>et</strong> a ecrire, juste pour profiter de l'occasion<br />
inesperee,<br />
La grande ressource, cependant, est Ie T. S. F.,<br />
<strong>et</strong>abli par lc gouvernement du Dominion <strong>et</strong> qui, non
56 CHAPITRE III<br />
seulement tient la place du cable, mais apporte les<br />
nouvelles d'inter<strong>et</strong> g eneral. Par les soins de I'Etat, il<br />
est fait, chaque semaine, au mirnographc, un Bull<strong>et</strong>in<br />
des iles de la Madeleine, publie a Cap-aux-Meules. Ce<br />
periodique, d'environ dix pages, dont une en anglais,<br />
donne les faits divers exterieurs les plus saillants,<br />
ainsi que des avis du ministere de I'Agriculture. On<br />
s'y abonne pour une somme minime destinee a couvrir<br />
une partie des frais. Soit dit entre parentheses,<br />
l'histoire de ce T. S. F. est assez originale. En 1910, il<br />
existait un cable reliant l'archipel au reste du Canada.<br />
Le 6 janvier, il se rompit; <strong>et</strong> toutes communications<br />
se trouverent ainsi interrompues. Personne, sur la<br />
<strong>terre</strong> ferme canadienne, ne parut s'en inqui<strong>et</strong>er. 11 y<br />
a plus : bien que, c<strong>et</strong> hiver-Ia, il n'y efit que fort peu<br />
d e glace, auc un bateau po stal ne fut envoye dans<br />
l'archi pel. Un jeune Madelinot cut alors une idee de<br />
genie. Le courrie r, con tenu dans des boites en m<strong>et</strong>al<br />
<strong>et</strong> anc hes, f ut place d an s un ponchon (gros tonneau).<br />
Celui-ci, muni d'une voi le m<strong>et</strong>allique, d'un gouve rnail<br />
fixe dans la bonn e direction, <strong>et</strong> d'un ecriteau<br />
portant ces mots : '( Co urner d'hiver des Madeleines » ,<br />
f ut transporte a l'extrernite de la p<strong>et</strong>ite banquise de<br />
glace cctie re <strong>et</strong> confiee aux flots. Huit jours plus tard,<br />
Ie tonneau <strong>et</strong>ait decouvert sur les cotes du cap Br<strong>et</strong>on,<br />
en Nouvelle-Ecosse, <strong>et</strong> causa une excitation tres<br />
comprehensible. Le gouvernement canadien, un peu<br />
honteux de sa negligence envers les Madeleines, se<br />
hata d'expedier un vapeur, dont l'arrivee dans I'archipel<br />
f ut f<strong>et</strong>ee avec des transports de joie faciles a<br />
concevoir. Peu apres, le T. S. F. <strong>et</strong>ait installe, Mais,
LES MADELINOTS 57<br />
de puis c<strong>et</strong>te epoque, l'incident du « ponchon » est<br />
rcste, dans Ie pays, une cause de legitime fierte l Le<br />
Madelinot, frondeur comme Ie Francais de France,<br />
it l'egard de I'Administration, se rejouira jusqu'a la<br />
fin des siecles d'avoir donne une lecon it c<strong>et</strong>te derniere...<br />
D'autre part, l'archipel, possede un systerne de telephones<br />
fonctionnant avec une sirnplicite exemplaire :<br />
c'est ainsi que Ie « Central .. d'Havre-Aubert est tout<br />
bonnement installe dans une annexe de la cuisine de<br />
l'h6tellocal, la propri<strong>et</strong>aire <strong>et</strong> sa bonne faisant l'office<br />
doperateurs, tout en fricotant I<br />
L'hiver, no us I'avons dit, est Ie temps des amusements.<br />
Au debut de decernbre, tout Ie travail est fini :<br />
<strong>et</strong> I'on en prend it son aise, jusqu'au milieu de mars.<br />
Les gens de l'endroit appellent cela VOT1JlUSSer (muser) .<br />
On dort beaucoup; on mange encore plus. Dcpuis<br />
Noel jusqu'au mcrcredi des Cendres, les repas copieux<br />
se multiplient, ou les patisseries - tartasseries <br />
dominent; l'apogee de ces agapes semble <strong>et</strong>re a la<br />
Chandcleur, epoque 11 laquelle les families sc reunissent<br />
par conton,ou groupes de trois ou quatre maisons.<br />
Au Havrc-aux-Maisons, ces rejouissances se cornpl<strong>et</strong>ent<br />
d'une tombola, pour Ie benefice du couvent; mais<br />
Ie mot semble avoir devie de son sens primitif, car il<br />
se rapporle 11 une vente aux encheres d'obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> surtout<br />
d'alimenls faits par les femmes de la paroisse.<br />
Les encheres sont poussees, non par des individus,<br />
mais par des groupes, <strong>et</strong> atteignent parfois des prix<br />
<strong>et</strong>onnants : une miche de pain de Savoie, par exernple,<br />
est rnontec 11 80 piastres (dollars) . Le groupe rempor-
58 CHAPITRE 111<br />
tant la victoire celebre alors celle-ci par une « f<strong>et</strong>e de<br />
jeunesse » , Pour certaines de ces rejouissances, il<br />
existe des traditions qui semblent resister assez bien<br />
a l'influence des tendances modernes. Pour Noel, Ie<br />
fils marie va diner chez son pere, lequel, a son tour,<br />
va casser la cr oute chez son fils Ie I "' janv ier a midi;<br />
Ie soir de ce jour-Ia, toute la famille se rend it la<br />
ma ison du g rand-perc. Le J our de l'An a garde I'importance<br />
qu'il a en France: la distribution des dragees<br />
re ste en vigueur; <strong>et</strong> la marraine gratifie son filleul<br />
d'un olaf (gateau ou pain de Savoie). Toutefois, des<br />
co utumes interessantes se sont perdues : les femmes<br />
ne portent plus, Ie dimanche, la cdlene (coiffe) d'autrefois;<br />
disparues aussi sont les fouleries, f<strong>et</strong>es fam iliales<br />
terminant les operations du foulage de s <strong>et</strong>offes<br />
faites a la maison. Cependant, on fait en core du<br />
tissage; <strong>et</strong> presque partout I'on peut voir, les soirs<br />
d'hiver, sous la lampe, des fill<strong>et</strong>tes s'occuper de la<br />
d efaisance, defaisant de vieux tricots pour les eparpiller<br />
en vue de la confection de s fameuses carp<strong>et</strong>tes<br />
au croch<strong>et</strong>.<br />
Dans c<strong>et</strong>te saison, tous les amusements sont necessairement<br />
accurnules puisqu'on n'a pas de temps a<br />
leur consacrer aux autres epoques de l'annee. C'est<br />
alors qu'on se marie, ce qui est une distraction comme<br />
une autre. II s'est perp<strong>et</strong>ue, a I'occasion de s noces,<br />
quelques ancie ns usages, probablement irnport es jadis<br />
de la me re patrie . Par exemple, deux jours avant Ie<br />
mariage, on voit ci rc uler un corteg e co mpo se de deux<br />
voitures ou train eau x, porta nt , d an s Ie p remi er veh i ,<br />
cule , Ie suiuant <strong>et</strong> la suiuante (garc;on <strong>et</strong> de moiselle
LES MADELINOTS 59<br />
d'honneur); dans Ie second, les futurs. Ledit cortege<br />
va, de maison en maison, inviter les gens au festin<br />
des noces, avec la formule sacramentclle : « Vous <strong>et</strong>es<br />
prie de la part de (par exemple : Eusebe <strong>et</strong> Jeannine)<br />
de venir prendre, tel jour, Ie diner de trois heures. »<br />
Ceci est en somme la seule invitation officielle au<br />
mariage. Nous avons remarque, d'autre part, que, si<br />
Ie temps le perm<strong>et</strong>, Ie jardin des parents du marie est<br />
orne de lanternes en papier, banderoles <strong>et</strong> drapeaux<br />
divers, dont celui du Saint-Siege <strong>et</strong> Ie tricolore fran<br />
..ais.<br />
Ceci nous amene a parler des sentiments de la<br />
population it I'egard des <strong>et</strong>rangers. II est assez amu <br />
sant de constater que, longtemps, I'Arnericain fut<br />
considere comme un <strong>et</strong>re plus ou moins diabolique,<br />
dont on ne. saurait trop se mefi er : la cause rcelle de<br />
c<strong>et</strong>te antipathie n'est pas tres claire. A l'heure<br />
actuelle, du reste, on ne trouve plus qu'un refl<strong>et</strong> de<br />
c<strong>et</strong> <strong>et</strong>at d'esprit dans la menace faite par la mere a<br />
son enfant pleurnichant : « Tais-toi : voila un Arnericain!<br />
» Si I'Oncle Sam n'a probablement jamais <strong>et</strong>e<br />
qu'un simple croquemitaine chez les Madelinots,<br />
l'ennerni , aux yeux de ces derniers, fut, durant bien<br />
des annees, non l'Anglais, mais - ce qui parait<br />
bizarre a premiere vue - Ie Fran..ais de Saint-Pierre<br />
<strong>et</strong> MiquelonvMais ceci s'explique par Ie fait, deja<br />
reieve par nous, que les anc<strong>et</strong>res des Acadiens des<br />
Madeleines avaient eu, it la fin du dix-huitierne siecle,<br />
de p<strong>et</strong>its derneles ave c I'element ultra-revolutionnaire,<br />
d'ailleurs restreint, de la colonie fran..aise.
60 CHAPITRE III<br />
*<br />
.. *<br />
II <strong>et</strong>ait dit que P<strong>et</strong>itpas <strong>et</strong> l' Oncle ne seraient pas<br />
les seuls a <strong>et</strong>re mystifies dans les Madeleines. Un<br />
jour, des pecheurs, en rna presence, parlant d'un<br />
certain evenernent , tom berent d'accord qu'il <strong>et</strong>ait<br />
arrive « au temps de la de fu nte Flash » , Peu apres,<br />
j'entendis un autre individu declarer, au suj<strong>et</strong> d'une<br />
affaire sur laquelle planait quelque obscurit e, que<br />
« cela rappelait la defunte Flash » , Deux ou trois<br />
allusions semblables rn'a rnenerent naturellement a me<br />
demander quel <strong>et</strong>ait ce de cujus feminin ayant lai sse<br />
des souveni rs si vivants. II yavait Iii une <strong>et</strong>range analogie<br />
avec c<strong>et</strong>te Veuve du Capitaine qui m'avait tant<br />
intrigue, lors de mon sejour en Maine, iI Castine, la<br />
VilIe du baron de Saint-Castin 1. Rencontrant Ie<br />
vieux Madelinot qui <strong>et</strong>ait ma principale source de<br />
renseiqnernents, je Ie prie de me narrer I'histoire de<br />
c<strong>et</strong>te digne Mme Flash. Le bonhomme me regarda un<br />
moment, comme ahuri; puis un pale sourire, vite<br />
reprirne, eclaire un instant, d'une facon falote, son<br />
visage parchernine : « Je ris, dit-il enfin, mais ce n'est<br />
pas drole, La Flash n' <strong>et</strong>ait pas une dame, mais une<br />
go el<strong>et</strong>te, II II me raconta ensuite une d es plus<br />
pitoyables tragedies d e la mer. En I SSI , la Flash,<br />
batirnent madelinot, voyageait de conserve avec une<br />
I. Vo i r : A u Alaine <strong>et</strong> Ott Noureau-Hrunssuick, p. 41 <strong>et</strong> 4'<br />
I Pierre Roger, edi te ur , P ar is).
LES MADELINOTS 61<br />
autre goel<strong>et</strong>te, dont I'equipage <strong>et</strong> ait anglais. C<strong>et</strong>te<br />
derniere arriva a bon port, mais nul n'entendit parler<br />
de la Flash. Le sort de c<strong>et</strong>te d e!ultte Fl ash resta<br />
qu inze ans un poignant mys terc . En 1896, l'ex-cuisin<br />
ier de la go el<strong>et</strong>te anglaise, sur son lit de mort, confe<br />
ssa que l'equipage de celle-ci avait massacre les<br />
hommes de la Flash, puis pille <strong>et</strong> coule Ie navire acadien.<br />
Ses derniers mots furent : « Le capitaine avait<br />
lutte com me un lion : on eut beaucoup de pc ine a Ie<br />
tuer !. .. »<br />
Ce n'est la, hel as ! qu'un simple fa it divers dans les<br />
annales sinistres des Madeleines. On a dit avec<br />
raison : « L es re cits de naufrages font ici l'histoire<br />
d'hier <strong>et</strong> les nouvelles d'aujourd'hui! II Les plus vieux<br />
habitants declarent que, durant une vic d'homme, on<br />
compte que1que cinq cents de ces catastrophes sur les<br />
recifs madelinots. Plusieurs sont restes funebrement<br />
celebres: Ie d esastre d'un navire d'emigrants irlandais,<br />
en 1847; celui de 1856, fatal it trente-deux goel<strong>et</strong>tes;<br />
surtout l'inoubliable « Ternp<strong>et</strong>e du Jour du<br />
Seigneur » , du dimanche 23 aout 1873, qui causa<br />
l'echouage de quarame vaisseaux, <strong>et</strong>c. Dans la plupart<br />
des maisons situees sur les cotes, d 'ailleurs, se<br />
voient des obj<strong>et</strong>s, meubles, instruments, formant une<br />
note discordante au milieu de la simplicite rustique<br />
du lieu : leur histoire serait interessant e it connaitre,<br />
bien que Ie denouement fut toujours Ie merne ... Les<br />
tragedies maritimes de l'archipel on t eu leurs chantres<br />
: la L ord's Day Gale, de 1873, fait Ie suj<strong>et</strong> d'une<br />
ballade, bien connue, de Stedman; <strong>et</strong> , comme dans<br />
la baie des Chaleurs, la tradition mentionne un vai s-
62 CHAPITRE III<br />
seau -fantomc q ui in spira Ic poctc canad ien James<br />
Donclly :<br />
.. . C'est a I'ile des Morts q u' u n ven t fat al les gu id e ;<br />
C' es t a Pil e des Morts que s'avan ce, rapide,<br />
C<strong>et</strong> ombre devais seau par de s ombres co nduit.<br />
D es squel <strong>et</strong>tes son t la , d er oulant a la brise<br />
La si n istre vo ilure ...<br />
Quant it rnoi, c'est la de!unte Flaslz qui fit sur mon<br />
pauvre esprit l'impression la plus durable. Et pour<br />
cause! Le vieux l\Iadelinot, si taciturne qu 'il parfit,<br />
n'avait pas garde rna rnesaventure pour lui ; <strong>et</strong> elle<br />
parvint aux oreilles de Clara, I'enfant terrible. Des<br />
lors, il ne se passa guere de jour, tant que je re stai<br />
aux Madeleines, sans que c<strong>et</strong>te demoiselle me de mandat<br />
si j'avais des nouvelles de feu la bonne dame<br />
Flash <strong>et</strong> si sa succession serait bientot reglee .
TERRE=NEUVE<br />
CHA Pl TR E IV<br />
Premieres Impressions de Terre-Neuve<br />
Parmi les opinions erronecs relatives 11 Terre<br />
Ne uve - <strong>et</strong> el1es sont nombreus es - il en est deux<br />
particulierernent repandues, non seulement en Europe,<br />
ce qui pourrait a la rigueur se comprendre, ma is en<br />
Amerique : d'abord bien des gens regardent Newfoundl<br />
and comme une partie du Canada; ensuite, on considere<br />
d'habitude c<strong>et</strong>te region comme plus ou moins<br />
boreale, envcloppee dans de perp<strong>et</strong>uels brouillards.<br />
Rappelons tout de suite que Terre-Neuve est absolument<br />
distincte, sauf sous Ie rapport geologique, du<br />
Dominion du Can ada; c'est une colonie anglaise<br />
separee, telle que le s Bermudes ou la ]amaique.<br />
D'autre part, Ie climat est bien moins ri goureux que<br />
dans les regions correspondan tes du Canada; de plus,<br />
si les brumes sont f requentes sur-Ies Grands Banes, il<br />
y en a infiniment moins sur Ie littoral que sur les<br />
cotes de la Nouvelle-Ecosse, 11 Halifax, ou bien 11<br />
Londres, ou meme dans certaines parties de la<br />
France. Ceci pose, <strong>et</strong> reservant 11 plus tard I'examen<br />
d<strong>et</strong>aille des deux points precites, revenons au point<br />
de vue du voyageur se proposant de visiter I'He.
CHAPITRE IV<br />
Si ron part d e France, la route la plus simple consiste<br />
a aller prendre, a Liverpool, un des excellents<br />
paquebots de la ligne Furness-Withy, Ie Nezofou ndland<br />
ou Ie Nova Scotia, qui font escale a St. John's en<br />
se rendant a Boston. Ce sont des transatlantiques tres<br />
modernes, d 'environ 7000 tonnes, sur lesquels la travcrsee,<br />
en I n> c1asse, revient a 130 dollars.<br />
Lorsque I'on vient des Efats-Unis, ou du Canada ,<br />
il est plusieurs manieres d'atteindre Ne wfoundland.<br />
Mais, aux personnes fa isant un voyage d'aller <strong>et</strong><br />
r<strong>et</strong>our, nous conseillons de s'en tenir iJ. I'Itineraire<br />
suiva nt . traverser Ie d<strong>et</strong>roit de Cabot en tre la Nouvelle-Ecosse<br />
<strong>et</strong> Terre-Neuve; puis tra ve rser toute la<br />
colonie par chemin de fer jusqu'a St. John's ; ensuite,<br />
s' en r<strong>et</strong>ourner directement par mer de St. John's a<br />
Ne w York, Boston, Halifax ou Montreal, selon Ie<br />
cas. Ce traj<strong>et</strong> restreint la premiere traversee iJ. hu it<br />
heures entre North Sydney <strong>et</strong> Port-aux-Basques; <strong>et</strong><br />
il a I'avantage de perm<strong>et</strong>tre au tourist e de voir une<br />
grande partie de linterieur de la colonie, ainsi que de<br />
s' arr<strong>et</strong>er, au besoin, dans divers endroits interessants :<br />
Saint-Georges, la val lee de I'Humber, les nouveaux<br />
centres industriels de Corner Brook <strong>et</strong> Grand F alls.<br />
En outre, on est ainsi iJ. merne de passer, pour se<br />
rendre a North Sydney, en Nouvelle-Ecossc, par la si<br />
interessante region du Ca p Br<strong>et</strong>on <strong>et</strong> d es Bras d'Or<br />
L akes ' .<br />
C'est d e c<strong>et</strong>t e maniere que nous nous sommes<br />
I. Sur c<strong>et</strong>te region , on pe ut se reporter a Canada / ranfais .<br />
<strong>et</strong> A cadie, par Ernest Robert (Pierr e Roger , edire u r, Paris).
66 CHAPITRE IV<br />
contre la perte de temps <strong>et</strong> Ie derangement causes<br />
par des formal ites de c<strong>et</strong>te espece. II est vrai que Ie<br />
touriste qui quitte l'ile avant I'expiration de six mois<br />
rentre dans ses fonds; toutefois, cela encore I'astreint<br />
a des demarches. II semble que Ie gouvernement de<br />
Terre-Neuve, qui cherche 11 attirer leplus de touristes<br />
possible, aurait inter<strong>et</strong> a se montrer un peu plus<br />
liberal en ce qui a trait a l'entree des obj<strong>et</strong>s sportifs.<br />
*<br />
* *<br />
Avant mon depart pour Terre-l T euve, on avait essaye<br />
de me dissuader de faire Ie long traj<strong>et</strong> de Port-aux<br />
Basques 11 St.john's par chemin de fer. Ce serait Ia,<br />
me disait-on, 820 kilom<strong>et</strong>res qu'il vous faudrait faire<br />
par une voie <strong>et</strong>roite, laquelle ne peut <strong>et</strong>re bien entr<strong>et</strong>enue<br />
puisque chaque section gang (equipe d'ouvriers<br />
ferroviaires) doit surveiller 13 kilom<strong>et</strong>res, une chose<br />
impossible en pratique. On est bal lotte comme dans<br />
un panier a salade. Passe encore pour une ou deux<br />
heures de route; mais quand on doit employer wagonlits<br />
<strong>et</strong> wagon-restaurant, c'est une autre histoire... <strong>et</strong><br />
patati <strong>et</strong> patata. Nous avions lu, d'autre part, des<br />
articles dont les auteurs exercaient leur verve aux<br />
depens du Newfoundland Railway. Par exernple,<br />
M. Cy. Caldwell, dans Aero Digest, de New York,<br />
apres avoir parle de « ce qui se travestit sous Ie nom<br />
de train ", dit que les p<strong>et</strong>its wagons sont si instables<br />
qu'en cas de grand vent, il faut faire descendre les<br />
employes <strong>et</strong> les voyageurs pour qu'ils aident a maintenir<br />
Ie convoi sur les rails!
PREMIERES I1IPRESSIONS DE TERRE-NEUVE 67<br />
Nous avons neglige ces avertissements; <strong>et</strong> nous<br />
avons constate que les conditions·ne sont pas du tout<br />
aussi mauvaises qu'on les depeint generalement. Sans<br />
doute, les sieges des wagons sont <strong>et</strong>roits : les lavabos<br />
exigus <strong>et</strong> les voitures ne sont pas rel iees les unes aux<br />
autres par ces tambours flexibles <strong>et</strong> converts, qu'on<br />
appelle en Amerique, je ne sais pourquoi, des vestibules'.<br />
Mais ces inconvenients sont amplement compenses<br />
par I'inter<strong>et</strong> qu'offrent les regions ainsi parcourues.<br />
D'ailleurs, Ie service est satisfaisant, it la<br />
bonne franqu<strong>et</strong>te; rien qui rappelle Ie genre « larbin »<br />
qui s'est introduit parmi Ie personnel negre de certains<br />
trains de luxe des Etats-Unis. lei, l'on est servi<br />
par de braves garcons, tres simples <strong>et</strong> de race caucasique!<br />
La table des wagons-restaurants est convenable,<br />
en depit de I'exiguite des locaux; pour eviter<br />
les pertes de temps, un waiter passe dans les diverses<br />
voitures pour demander aux voyageurs de commander<br />
leur repas d'avance : une innovation tres pratique.<br />
Le chemin de fer <strong>terre</strong>-neuvien, il faut Ie dire, n'est<br />
pas en tres bonne posture financiere , Sa situation<br />
n'<strong>et</strong>ait pas brillante au moment ou I'Etat l'ach<strong>et</strong>a au<br />
millionnaire Reid, lequel n'<strong>et</strong>ait pas fache de s'en<br />
debarrasser. C'est <strong>et</strong>onnant comme I'Etat, dans<br />
presque tous les pays, a une tendance it prendre it sa<br />
charge des entreprises qui ne paient pas... A un certain<br />
moment, les choses allaient si mal que Ie gouvernement<br />
de Terre-Neuve, qui avait refuse, en 1867, de<br />
1. Depuis que ces lignes ont <strong>et</strong>e ccrites, il a ctc introduit,<br />
en 1928, certaines ameliorations.
68 CHAPITRE IV<br />
se joindre a la Confederation canadienne, changea<br />
didee <strong>et</strong> fit tater Ie terrain a Ottawa. Mais, aleur tour,<br />
les autorit es Federales firent la sourde oreille : elles<br />
ne se souciaient pas de voir apporter des d<strong>et</strong>tes ferroviaires<br />
dans la communaute canadienne! Force fut done<br />
aTerre-Neuve de s'arranger Ie mieux possible. Aujourd'hui,<br />
on est si parfaitement accouturne au deficit des<br />
voies ferres, supporte bien entendu par les contribuables,<br />
qu'en 1927 on' a pousse des cris de joie <strong>et</strong><br />
de surprice en apprenant que, quoique les rec<strong>et</strong>tes<br />
eussent diminue de 50000 dollars, ledit deficit n'<strong>et</strong>ait •<br />
plus que de 125000. Tout est relatif!<br />
*<br />
* *<br />
II semble qu'avant de s'acheminer vers St. John's,<br />
l'on doive j<strong>et</strong>er un coup d'ceil sur la geographie <strong>et</strong> la<br />
climatologie de la colonie. Regardez la carte : vous<br />
serez tout de suite frappe du fait que l'ile est presque<br />
triangulaire. En realite, c'est ainsi qu'on la depeint<br />
dans les livres de classe locaux. Les trois somm<strong>et</strong>s<br />
dudit triangle sont Cap Norman, au nord; Cap Ray,<br />
au sud-ouest; <strong>et</strong> Cap Spear, au sud-est pres de<br />
S t. John's, chaque cote mesurant a peu pres 470 kilom<strong>et</strong>res<br />
(environ la distance a vol d'oiseau de Paris a<br />
Aurillac). Les gens doues d'imagination voient dans<br />
l'ile un lapin, avec Ie museau en bas a gauche ; la<br />
queue <strong>et</strong> les pattes de derriere en bas a droite;<br />
l'oreille, demesuree, en haut a gauche. Avec un peu<br />
de bonne volonte !<br />
II est probable que peu de personnes se rendent
PREMIERES IMPRESSIONS DE TERRE-NEU\'E 69<br />
compte que Terre-Neuve a une superficie de 110670 kilom<strong>et</strong>res<br />
carres, ou, pour plus de clarte, une <strong>et</strong>endue<br />
egale a celles de la Suisse, la Belgique, la Hollande<br />
<strong>et</strong> la Lorraine cornbinees, II y a plus: depuis 1927,<br />
c<strong>et</strong>te colonie a comme dependance la plus grande<br />
partie du Labrador, un territoire dont la superficie est<br />
presque celle du Royaume-Uni (Angle<strong>terre</strong>, Ecosse,<br />
Irlande, Pays de Galles).<br />
Un examen plus approfondi de la carte fait ressortir<br />
qu'en fait Terre-Neuve se compose de deux parties:<br />
I'ile proprement dite; <strong>et</strong>, au sud-est, it I'extremite<br />
d'un isthme d'une trentaine de kilom<strong>et</strong>res, la<br />
peninsule d'Avalon. C<strong>et</strong>te derniere, quoique ne formant<br />
guere que la dixierne partie de la colonie, est Ie<br />
cceur, Ie foyer de Newfoundland; la moitie de la<br />
population y est concentree, ct l'on y trouve plusieurs<br />
des centres les plus importants : St. John's, Harbor<br />
Grace, Placentia, Carbonear, Bay, Roberts, <strong>et</strong>c. ; ainsi<br />
que les grands gisements de fer de Bell-Island. La<br />
preeminence de la peninsule d'Avalon, toutefois, tient<br />
surtout a la position geographique de c<strong>et</strong>te region.<br />
St. John's est la ville du nouveau monde la plus rapprochee<br />
de l'Europe : 2465 kilom<strong>et</strong>res seulement la<br />
separent de l'Iriande. C'est a cause de c<strong>et</strong>te proxirnite<br />
relative que la presqu'ile d'Avalon a <strong>et</strong>e choisie<br />
comme point d'atterrissage des cables transatlantiques<br />
: il n'est pas moins de onze lignes aboutissant<br />
dans la colonie. Non seulement c'est la route la plus<br />
courte, mais c'est aussi la plus facile pour la pose des<br />
cables, car Ie fond de I'ocean, entre Terre-Neuve <strong>et</strong><br />
l'Irlande, est remarquablement plat.
70 CHAPITRE IV<br />
On associe d'habitude l'jdee des Grands Banes it<br />
celie de Terre-Neuve : il y a du vrai <strong>et</strong> du faux dans<br />
c<strong>et</strong>te maniere de voir. Ces deux regions ne sont pas<br />
du tout contigues : 300 kilom<strong>et</strong>res les separent. En<br />
outre, ce serait une erreur de croire que toute la<br />
fameuse morue vendue par les Terre-Neuviens se<br />
prend sur les banes, II fut un temps ou les Newfoundlanders<br />
utilisaient plus ce qui s'appelle Ida Terre-Neuve<br />
sous-marine » que leur propre territoire : il n'en est<br />
plus de merne aujourd'hui. On prefere aller pecher la<br />
morue sur Ie littoral du Labrador, avec des bases t errestres<br />
rapprochees, <strong>et</strong> beaucoup plus de confort ; it<br />
l'heure actuelle, ce ne sont plus guere que les pecheurs<br />
du sud de la colonie - de la Baie de Fortune ou de<br />
Burin - qui vont faire concurrence aux Francais <strong>et</strong> aux<br />
Portugais sur les Grands Banes, Rappelons en passant<br />
que ces banes sont constitues par de hauts fonds de<br />
sable, gravier <strong>et</strong> fragments de roes, situes it des profondeurs<br />
variant entre 50 <strong>et</strong> 100 m<strong>et</strong>res; ils s'<strong>et</strong>endent<br />
pendant 300 kilom<strong>et</strong>res parallelernent aux cotes sud<br />
de Tcrre-Neuve, sur une largeur moyenne de 750 kilom<strong>et</strong>res;<br />
ces chiffres representant respectivement les<br />
distances, en ligne droite, de Paris it M<strong>et</strong>z, <strong>et</strong> de M<strong>et</strong>z<br />
aux environs de Barcelone. En ce qui concerne la formation<br />
de ces hauts fonds, les opinions different.<br />
Selon lcs uns, c'est une region subrnergee ; suivant<br />
d'autres, ils auraient <strong>et</strong>e constitues par les roes transportes<br />
p<strong>et</strong>it it p<strong>et</strong>it par les icebergs qui fondent en<br />
grand nombre it c<strong>et</strong> endroit sous I'influence du Gulf<br />
Stream...<br />
... Ce nom de Gulf Stream evoque naturellement
PREMIERES IMPRESSIONS DE TERRE-NEUVE 71<br />
lidee d e clim at. Or, peu d e climats ont <strong>et</strong>e cal ornnies<br />
comrne celui de Terre-Neuve, No us en avo ns de ja dit<br />
un mot au debut de ce chapitrc. Remarqu on s que<br />
c<strong>et</strong>te conception erronee date de loin. Des 16 10, un<br />
ma rc ha nd de Bristol cherchait a reagir co ntre elle,<br />
de cla ra nt que : (l II ne faisai t pas aussi froid que<br />
quelquef ois en Angle<strong>terre</strong> » ; done l'erreur est presque<br />
contemporaine des d ebuts d e la co lonie. E l1e a la vie<br />
dure. Vers 1842, un au teur, Ie colo nel Bon nyc astle,<br />
ec rivait : « On suppose en general que 1 Tewfo und land<br />
est constamment env eloppee de brouil1ards <strong>et</strong> vapeurs<br />
humides (sic) : rien ne saurait <strong>et</strong>re plus lo in de la<br />
verite! » Et il semble que c<strong>et</strong>te opinion defavorable<br />
ait <strong>et</strong>e so igneusement entr<strong>et</strong>enue par les individus <strong>et</strong><br />
com pa gnie s d'antan qui avaient intere t it ernpecher<br />
I'arrivee d e colons dont on redoutait la concurrence<br />
sur Ie marche du poisson. Recernment, la mauvaise<br />
reputation de ce climat a <strong>et</strong>e accentuee par plusieurs<br />
catastrophes d'aviation : cependant, il est injuste de<br />
faire r<strong>et</strong>omber sur les conditions climatiques de c<strong>et</strong>t e<br />
region des d esastres comme ceux des expeditions<br />
Coli-Nungesser <strong>et</strong> Grayson qui ont pu se produire en<br />
plein Atlantique.<br />
Au moment ou j'ecris, on en est arrive, it T erre<br />
N euve, it redouter toute nouvel1e traversee aer ienne<br />
de ce genre.<br />
- Monsieur, me disait avec exasperation un brave<br />
homme d e boutiquier, c'est assommant, a la fin! Tous<br />
ces casse-cou venant d'Europe se croient obliges d e<br />
passer par ici, <strong>et</strong>, quand ils se p er dent en route, ce<br />
qui est presque en regie, c'est la faute de Terre-
7 2<br />
CHAPITRE IV<br />
Neuve! Et chacun de rep<strong>et</strong>er : « Pas <strong>et</strong>onnant : un<br />
pays pareil, vous comprenez l. .. ))<br />
Le brouillard si redoute des navigateurs dans ces<br />
parages existe principalement sur les Grands Banes<br />
<strong>et</strong> leurs environs, ou il est cause, au printemps <strong>et</strong> en<br />
<strong>et</strong>e. par la rencontre du courant d'eau froide - the Arctic<br />
CUTTent - venant du Labrador, avec Ie Gulf Stream.<br />
Certains vents poussent ces brumes vers les cotes est<br />
<strong>et</strong> sud de la colonie; mais, au contact de I'air qui s'est<br />
rechauffe sur les rochers du rivage, elles se dissipent<br />
d'ordinaire avant d'atteindre serieusement Ie littoral.<br />
La caracteristique principale du c1ima t <strong>terre</strong>-neuvien<br />
est la longueur du printemps, si I'on peut appeler<br />
de ce joJi nom des jours sornbres, humides, froids<br />
merne , bien plus desagreables que les frimas de janvier<br />
<strong>et</strong> fevrier. Ceci est du a J'influence des champs de<br />
glace <strong>et</strong> icebergs descendant du Groenland, d'ou Ie<br />
dicton local:<br />
Winter lingering chills the lap of May.<br />
(C<strong>et</strong> hiver qui s'atlarde glace les jours de MaL)<br />
A St. John's, la temperature descend rarement plus<br />
bas que Ie zero Farenheit (18 au-dessous centigrades)<br />
<strong>et</strong> ne monte guere plus haut que 28 centigrades en <strong>et</strong>e.<br />
Les jours chauds sont un peu lourds <strong>et</strong> fatigants a<br />
cause de I'hurnidite : toutefois, la belle saison ne dure<br />
pas assez longtemps pour qu'on ne puisse negliger e<strong>et</strong><br />
inconvenient! Dans la presqu'i1e d'Avalon <strong>et</strong> sur toute<br />
la cote sud, I'hiver est entre-coupe de frequents degels,<br />
de tres courte duree, mais fort geriants pour la circulation.<br />
Au nord <strong>et</strong> dans I'interieur, Ie c1imat est plus
PREMIERES IMPRESSIONS DE TERRE-NEUVE 73<br />
fr oid <strong>et</strong> b ien moins humide; mais la region la plus<br />
fav orisee sous ce rapport est la cote ou est, ou les jours<br />
cl airs , ensoleilles, sont fr equents <strong>et</strong> ou les changements<br />
d e temperature sont beaucoup moins subits que<br />
vers St. John's. En tout cas, nulle part Ie thermom<strong>et</strong>re<br />
ne se perm<strong>et</strong> des d egringol ad es hi vern ales d ans<br />
les 3o, 40 <strong>et</strong> merne 48 centigrades comme dans la province<br />
de Quebec ou Ie Nouveau-Brunswick . La qu ant<br />
it e d e ne ige est variable: certaines annee s, ell e est<br />
considerable, parfois enorme ; cer taines autres , elle<br />
est mod eree : d'ailleurs, sauf dans Ie nord, il n' y a<br />
guere de neige avant Noe l, une autre di fference avec<br />
I'est du Canada. D'une facon gene rale , I'air est<br />
salu bre : les vivifiantes brises de I'o cean contre-balancent<br />
les negligences d'hygiene dont trop de g ens<br />
sont coutumiers. Un docteur de campagne me d isait<br />
que, parmi sa clientele rurale, les cas de septicemic<br />
<strong>et</strong>aient pour ainsi dire inconnus, en d ep it du manque<br />
des precautions les plus elementaires de la part des<br />
gens traitant les malades, Ce n'est done pas pour les<br />
seuls ivrognes qu'il existe une Providence speciale !.. .<br />
Toujours est-il que, longtemps, Ie nombre des centenaires<br />
a <strong>et</strong>e remarquable a Terre-Neuve. Que dire de<br />
ce pecheur qui, lorsqu'il avait plus de cent ans, prenait,<br />
avec l'aide de son frere, tres age aussi, neuf<br />
quintaux de rnorue par an? Dans la meme localite, une<br />
femme est morte a I'age de cent vingt-cinq ans. A<br />
Torbay, pres de St. John's, a la me me epoque, une<br />
autre femme du merne age alla un jour demander a<br />
un rnedecin de venir voir son « pauvre p<strong>et</strong>iot » qui<br />
souffrait cruellernent : or, Ie barnbin en question <strong>et</strong>ait
74<br />
CHAPITRE IV<br />
nonagenaire! La longevite ne parait plus <strong>et</strong>re la merne<br />
aujourd'hui. A plusieurs reprises, au dix-neuvierne<br />
siecle, Ie typhus a <strong>et</strong>e irnporte dans la colonie par des<br />
marins; un fait digne de remarque est que c<strong>et</strong>te<br />
maladie, sous une forme tres benigne, y est restee<br />
assez lontemps endernique <strong>et</strong> a merne eu l'honneur<br />
de recevoir un nom special en therapeutique : Typhus<br />
N<strong>et</strong>ufoundlandica,<br />
Le climat est assez pluvieux au printemps <strong>et</strong> en<br />
automne. Mais il ne semble pas qu'il pleuve autant a<br />
St. John's qu'a Vannes, ou merne a Lyon. Du reste,<br />
ce qui tombe le plus souvent est une sorte de bruine,<br />
fort penerrante, mais a laquelle les habitants ne<br />
paraissent pas faire la moindre attention. Cela me<br />
rappelle qu'un jour, Ie Rentier rentre trempe, son<br />
parapluie, immacule,<br />
gaine:<br />
soigneusement roule dans sa<br />
- Quel chien de temps, declare-t-il en se secouant<br />
comme un barb<strong>et</strong>, je suis mouille jusqu'aux os!<br />
- Mais, monsieur, est-ce que votre riflard est<br />
d<strong>et</strong>raque? fait Clara qui le regarde en riant.<br />
- Mademoiselle, ce n'est pas un riflard. Un excellent<br />
Paragon ach<strong>et</strong>e tres cher, aux Galeries Lafay<strong>et</strong>te.<br />
- Eh bien, alors? demande P<strong>et</strong>itpas.<br />
- Aucun homme, <strong>et</strong> fort peu de femmes, dehors,<br />
n'ont de parapluie. J e n'ai pas envie de me faire distinguer!<br />
- Et d'avoir l'air d'une poule mouillee ; en tout cas,<br />
vous avez reussi a <strong>et</strong>re un humain degouttant, avec<br />
deux « t », s'entend, ajoute Clara au milieu de l'hilarite<br />
generale...
PREMIERES IMPRESSro Oi S DE TERRE-NEUVE 75<br />
Lorsque I'on quitte Port-au x-Basque, pour St. ] ohn's,<br />
par chemin de fer, on est tout d 'abord surpris de I'aspect<br />
particulierernent severe du paysage : des monta<br />
g nes escarpees, ro cheuses, semblent s'elever de tous<br />
cote s, encadrant des prair ies incultes, qu'entrecoupent<br />
d es torrents. Ces monts ne sont pas de haute altitude,<br />
n' atteignent pas I 000 m<strong>et</strong>res, mai s, se dressant du<br />
bo rd de la mer, ils font illusion. L a princip al e chaine,<br />
la Long Range, s'<strong>et</strong>end tout Ie long de la cote ouest,<br />
j usque vers Ie d <strong>et</strong>roit de Belle-Isle, en face du La brador.<br />
E ll e a de nombreuses ramifications dans la direction<br />
de la mer, formant de jolis fjords, comme ceux<br />
d e St. George, de I'Humber River <strong>et</strong> de Bonne Bay.<br />
Au fur <strong>et</strong> a mesure que l'on s' eloigne d e Port-aux<br />
Basques, on s'apercoit que les villages, rares d'aille<br />
urs, ainsi que la majorite des ecart s, se trouvent sur<br />
Ie bord de la mer ou des fjords : la raison principale<br />
en est que l'ocean est la voie de communication par<br />
excell ence ; il n'y a pour ainsi dire pas de routes dans<br />
c<strong>et</strong>te partie de la colonie. Le plus souvent, les gares,<br />
isolees, sont de simples hangars peints en rou ge; dans<br />
bien des cas, ce qui est qualifie de « station» n'est<br />
qu'un « arr<strong>et</strong> », ou se remarque uniquement un nom<br />
peint en blanc sur une planche. De distance en distance,<br />
aux endroits exposes au vent- ils sont singulierement<br />
nombreux-Ies barrieres it neige dressent leur<br />
silhou<strong>et</strong>te. Nous remarquons qu'au lieu de co nsister<br />
en planches acc clees, comme, par exemple, d ans les<br />
Rocheuses, ce sont des perches minces, separees les<br />
unes des autres <strong>et</strong> maintenues en pl ac e par quelques<br />
lattes t ransversales : ce dispositif it clai re-voie resist e
76<br />
CHAPITRE IV<br />
mieux aux vents imp<strong>et</strong>ueux dont il eparpilte la force<br />
Les quelques habitations que I'on rencontre pres de<br />
la voie Ierree sont d'apparence pauvre, peu attrayante ;<br />
elles ressemblent a de grandes boites en bois, plus<br />
hautes que larges, au to it plat, <strong>et</strong> peintes sou vent en<br />
jaune, sans la plus p<strong>et</strong>ite tentative d'ornementation.<br />
Invariablement, une tres longue echelle est appuyee<br />
au toit, qu'elle depasse : <strong>et</strong> cela rappelle une des<br />
caracteristiques des pueblos indiens de New-Mexico.<br />
On dirait que les gens qui vivent la veulent avoir un<br />
abri, <strong>et</strong> rien de plus.<br />
Un vieux Terre-Neuvien, d'origine ecossaise, dont<br />
nous avons fait la connaissance sur Ie Caribou, <strong>et</strong> dans<br />
notre wagon, nous dit que les maisons de I'ancien<br />
temps <strong>et</strong>aient plus plaisantes; que, toutes primitives<br />
qu'elles fussent, on s'y sentait plus chez soi, avec Ie<br />
large atre, <strong>et</strong> I'ingle nook, l'alcove du coin du feu, ou<br />
toute la famille se reunissait Ie soir pour travailler a<br />
la chandelle, comme dans les fermes ecossaises.<br />
- Aujourd'hui, ajoute-t-il, ou I'on parle tant de confort,<br />
on en a sou vent, dans les campagnes, moins<br />
qu'autrefois. D'ailleurs, dans ce ternps-Ia, on n'aurait<br />
pas vu ce qui a <strong>et</strong>e constate, I'autre jour, pres d'ici :<br />
seize personnes, deux familles, vivant dans une seule<br />
piece, pourvue seulement d'une cloison de toile, <strong>et</strong><br />
sans un seullit! Voila un revers de la medaille dans<br />
ce soi-disant progres provenant de la creation de<br />
centres industriels!<br />
Des que Ie train gravit une eminence, on decouvre<br />
Ie rivage avec ses multitudes de p<strong>et</strong>ites anses, de<br />
baies de toute grandeur. Tout Ie littoral de la colonie
PREMIERES IMPRESSIONS DE TERRE-NEUVE 77<br />
est ainsi : Ie contour des cotes atteint Ie total enorme<br />
de 9000 kilom<strong>et</strong>res! Et quelies cotes! Les cent phares<br />
actuels ne forment que la moitie de ce qui est necessaire<br />
pour rendre la navigation sure. II est assez<br />
curieux de constater qu'en pratique, les diverses<br />
regions restent populairement designees par leurs<br />
baies respectives : les gens vous disent qu'ils habitent<br />
« sur Trinity Bay lIJ au Fortune BaYJ ou Conception<br />
Bay, <strong>et</strong>c., Ie nom du village ri'<strong>et</strong>ant mentionne, souvent,<br />
que si vous ne vous contentez pas de c<strong>et</strong>te approximation<br />
un peu vague.<br />
... Le train cotoie un village assez <strong>et</strong>endu, dans une<br />
charmante situation.<br />
- Skipper, fait I'Ecossais en s'adressant a P<strong>et</strong>itpas :<br />
c'est St. Georges; <strong>et</strong> Ie nom s'epelle comme en France:<br />
il y a nombre de vos compatriotes dans ce district...<br />
- Skipper ? me demande Clara a l'oreille, est-ce un<br />
juron local? Je I'entends de tous cotes.. .<br />
Je lui explique que ce nom, signifiant patron de<br />
bateau de peche, est un titre fort prise des Terre<br />
Neuviens, qui I'emploient d'une Iacon honorifique a<br />
I'egard de leurs interlocuteurs, com me on dit « Boss 1I<br />
aux Etats-Unis,<br />
L'autre continue :<br />
- La rnajorite des gens de Saint-Georges, Port-aux<br />
Ports, Grand-Jardin, <strong>et</strong>c., sont des descendants de<br />
deserteurs de navires francais ou de pecheurs de<br />
Saint-Malo.<br />
Nous approchons, dans des paysages de plus en<br />
plus pittoresques, de I'Humber River. D'une rnaniere<br />
generale, il y a peu de fleuves dans la colonie, a cause
78 CHAPITRE 1\'<br />
de la multitude de vallons qui entrecoupent l'interieur;<br />
la plupart des p<strong>et</strong>its cours d'eau s'ecoulent<br />
directement dans la mer. Le fleuvc Ie plus important<br />
est l' Exploits, ainsi nomrne d'apres les hauts faits des<br />
premiers pionniers; il a 300 kilom<strong>et</strong>res de long.<br />
N ous Ie trouverons plus loin sur notre route. Peu<br />
de panoramas sont a la fois aussi charmants <strong>et</strong> grandioses<br />
que celui qu'on decouvre de la voie ferree sur<br />
les hauteurs de Curling, <strong>et</strong> qui s'<strong>et</strong>erid sur Ie fjord de<br />
I'Humber; a notre avis, il vaut, a lui seul , la peine<br />
de faire Ie traj<strong>et</strong> par <strong>terre</strong>. L'<strong>et</strong>ablissement des grandes<br />
scieries <strong>et</strong> pap<strong>et</strong>eries de Corner Brook a donne it c<strong>et</strong>te<br />
region un developpernent qui, aux yeux du touriste,<br />
se manifeste par une animation, un air de prosperite<br />
formant contraste avec Ie reste du territoire.<br />
Peu apres, I'on pen<strong>et</strong>re reellernent dans I'interieur<br />
de Terre-Neuve, C<strong>et</strong> « hinterland» est en grande<br />
partie inhabite <strong>et</strong> imparfaitement connu. II consiste<br />
en un plateau peu eleve, incline vers Ie nord-est, <strong>et</strong><br />
entrecoupe de chaines de hautes coIIines paralleles au<br />
de pies isoles appeles tolts, Les vallees sont parsemees<br />
d'<strong>et</strong>angs, marecages <strong>et</strong> d'une multitude de lacs de<br />
toutes grandeurs, qu'entourent des for<strong>et</strong>s de pins,<br />
sapins <strong>et</strong> cypres aux cimes arrondies. En fait, plus<br />
d'un tiers de l'ile est couvert de lacs. Le plus vaste<br />
est Grand Lake (84 kilom<strong>et</strong>res de long), Ie paradis des<br />
pec/leUrS a La ligne; Red Indian Lake <strong>et</strong> Deer Lake ont<br />
environ 50 kilom<strong>et</strong>res de longueur. ' II se trouve de<br />
ces lacs jusque sur Ie sornm<strong>et</strong> de certaines montagnes.<br />
On pense qu'ils doivent leur origine it l'action des<br />
glaciers qui, it une certaine epoque, couvraient l'iIe
PREMIERES IMPRESSIONS DE TERRE-NEU\ 'E 79<br />
d'une enveloppe de quelque mille m<strong>et</strong>res d' epaisseur.<br />
Pendant trois cent vingt-cinq ans, l'inter ieur de T erre<br />
Neuve demeura en toure d'un impen<strong>et</strong> rable mys ter e :<br />
en 1822 seulement, un voyageur du nom de Cormack<br />
s'aventura a travers la colonie de Trinity Bay a Saint<br />
Georges, en compagnie d'un Indien; il reussit, apres<br />
deux mois d'efforts presque surhumains. Le traj<strong>et</strong> par<br />
chemin de fer dans Ie centre de la colonie est loin<br />
d '<strong>et</strong>re monotone, en depit de la rar<strong>et</strong>e des lieux<br />
habites, car il y a une grande vari<strong>et</strong>e de pa ysages,<br />
rappelant so uvent l'Ecosse, parfois la region de s Bras<br />
d' Or, en ITouvelle-E cos se. On est sous I'impression<br />
qu e Ie nombre des lacs, aux <strong>alentours</strong> boises, est<br />
infini...<br />
.. .La grande majorite des voya geurs appart iennen t a<br />
la c1asse ouvriere : Ie touriste est un rara avis! Et c'est<br />
dommage. A une station, cependant, un jeune homme<br />
<strong>et</strong> une jeune fi lle, equipes pour la chasse en For<strong>et</strong>, sac<br />
au dos <strong>et</strong> nu -t<strong>et</strong>e, montent dans Ie train.<br />
- Voila la vie d'<strong>et</strong>e que je comp rends, soupire<br />
Clara,<br />
Mac, Ie Terre-Neuvien ecossais, c1igne de I' ccil :<br />
- Cela me fait toujours sour ire, d it-iI, de vo ir d es<br />
gen s depenser de I'argent pour men er la vie d ure, alors<br />
que tant d'autres la subissent parce qu'ils n'ont pas Ie<br />
sou. Pour eviter des deplaccments d'<strong>et</strong>e couteu x, il<br />
est une bonne rec<strong>et</strong>te : placez des cailloux da ns votre<br />
lit; ajoutez... des punaises de bonne taille, <strong>et</strong> des<br />
couvertures malpropres; <strong>et</strong> vous aurez toutes les jouissances<br />
du camp!<br />
Clara, Ia sportive, fait Ia grimace :
So CHAPITRE IV<br />
Je vous revaudrai "a, mon bonhomme! murmur<strong>et</strong>-elle<br />
en francais, tandis que P<strong>et</strong>itpas <strong>et</strong> Ie Rentier<br />
rient sous cape...<br />
Dans la soiree, nous atteignons la riviere des<br />
Exploits, qui est la principale source de force motrice<br />
11 Terre-Neuve. Apres avoir traverse Ie lac de Red<br />
Indian, elle descend d'une quarantaine de m<strong>et</strong>res par<br />
des rapides formant les Grand Falls, <strong>et</strong>, 14 kilom<strong>et</strong>res<br />
plus en aval, cascade de nouveau 11 Bishop Falls. A<br />
chacun de ces endroits sont de vastes pap<strong>et</strong>eries ; celie<br />
de la premiere de ces localites fournit Ie papier des<br />
journaux du grand syndicat de presse Harmsworth,<br />
en Angle<strong>terre</strong>. La pulpe faite 11 Bishop Falls est<br />
pompee jusqu'a la manufacture precitee, sur une distance<br />
de 12 kilom<strong>et</strong>res. Une visite 11 ces <strong>et</strong>ablisscments<br />
est de nature 11 interesser Ie touriste qui peut en proliter<br />
pour pecher Ie saumon <strong>et</strong> la truite dans ces<br />
parages. La station de Grand Falls est 11 3 kilom<strong>et</strong>res<br />
de ce bourg; elle presente une animation relativement<br />
considerable; pour la premiere fois depuis notre<br />
arrivee dans I'i!e, nous voyons des automobiles. Une<br />
sorte de faubourg, avec des magasins bien eclaires,<br />
fait face a la gare.<br />
- Je ne comprends pas bien, dit l'Oncle, la raison<br />
d'<strong>et</strong>re de ce groupement, dans une place isoleej a c<strong>et</strong>te<br />
distance de Grand Falls.<br />
- Rien n'est plus simple, repond Mac: Grand Falls<br />
est une ville fermee ; elle appartient exclusivement 11<br />
la compagnie anglaisequi dirige la pap<strong>et</strong>erie. Nul n'a<br />
Ie droit d'y ouvrir boutique, ou merne d'y batir une<br />
habitation. Cela est I'affaire de la compagnie. Vir-
PREMIERES IMPRESSIONS DE TERRE-NEUVE 8 1<br />
tu ell ement, les ecole s, les eglises, la magistrat ure<br />
sont sou s la coupe de celle-ci, Par suite , les independa<br />
nts so nt reduits a se grouper hors des limites citadines<br />
. ]usqu'ici, pres de la gare, ils on t pu vivre a<br />
leur guise, quoiqu'il ait <strong>et</strong>e fait des efforts p ou r<br />
soustraire ce terrain aussi au public <strong>et</strong> a la libre concurrence..<br />
.<br />
- Hum! ... C'est assez rnoyen ageux, c<strong>et</strong> <strong>et</strong>at de<br />
choses-Ia l fait Ie Rentier. Et au Nouvea u Me nde,<br />
encore! Mai s les ouvriers, comment sont-ils trait es?<br />
- Oh! pas mal. Mai s ils doivent faire'leur deuil d e<br />
toute ch an ce d'avance ment. Avec des perspectives de<br />
ce genre dans les centres in du striels, il n'est pas <strong>et</strong>o nna<br />
nl que les Terre-Neuviens ernig rent vers les Etats<br />
U n is .<br />
- Ce1a n'ernpeche pas que vos Newfoundlanders,<br />
une lois a I'<strong>et</strong>ranger, n'ont qu'une chose dans la t<strong>et</strong>e :<br />
revenir dans c<strong>et</strong>te ile, Oll aucun avenir ne les attend,<br />
s' ecrie Clara, qui a une dent contre Mac.<br />
- Ah! par exernple !. ..<br />
- Ne connaissez-vous done pas la traditionnelle<br />
anecdote ? Un voyageur qui, un jour, parcourait Ie<br />
Paradis, y trouva les gens de to utes nations dans une<br />
beatitude parfaite, jovials, <strong>et</strong> portant leur halo cranement<br />
sur l'oreille. Mais, dans un coin, un g ro upe<br />
inconsolable <strong>et</strong>ait enchaine au sol : c'<strong>et</strong>aient les Terre<br />
Neuviens , q u'il fallait tenir attaches pour les empecher<br />
de r<strong>et</strong>ourner chez eux!...<br />
- Messieurs, demande subitement P<strong>et</strong>itpas, savezvous<br />
ce que c'est que c<strong>et</strong>te region que nous traversons<br />
maintenant, trop vite a mon gre ?<br />
TF.JlRF-:r-;F:l: \E.
82 CHAPITRE IV<br />
Non..., pas exactement. .., repond Ie Rentier,<br />
surpris.<br />
_ Eh bi en! c'est Ie territoire qu'habitaient les<br />
membres d'une race aujourd'hui disparue : le s Beot<br />
hucks ...<br />
- Ah! int errompit Cla ra , ce sont la les malfait eurs<br />
qui bap ti serent les montagnes <strong>et</strong> lacs de nom s comme<br />
ceux que j' ai copi es ic i, car je ne pu is les pron on cer ;<br />
voyez : Anniecopsqu otch, Ahnachanjeesh, L ewaseechjeech.<br />
Quelles cordes vocales ils devaient avoir, ces sauvages-Ia<br />
! En tout ca s, si tel <strong>et</strong>ait leur langage, il s a nt<br />
bie n fa it de disparaitre !<br />
- Ma de moiselle, fait Pe titpas avec vivacite, nous<br />
p:u lons de chases serieuses ! J'allais dire qu 'i l n'est<br />
pas absolument sur que les Beothucks aient d is paru .<br />
II n'est peut-<strong>et</strong>re pas impossible que des individus<br />
aient emigre au Labrador, <strong>et</strong> se soient melanges aux<br />
Montagnais...<br />
Eh bien! apres P demande I'incorrigible jeune<br />
fIlle.<br />
Apres >Vous avez une singuliere mariiere d'envisager<br />
les problernes <strong>et</strong>hnographiques! Je me propose<br />
d'<strong>et</strong>udier la question, si c'est possible; <strong>et</strong> c'est pour<br />
cela que je suis venu a Terre-Neuve !<br />
Et, tandis que Clara marmotte quelque chose sur<br />
les gens qui ant du temps a gaspiller, le savant se m<strong>et</strong><br />
en devoir de nous expliquer que ces premiers habitants<br />
de Terre-Neuve,quoique qualifies d'Indiens, n'avaient<br />
pas les caracteristiques du Peau-Rouge. D'abord, ils<br />
n'<strong>et</strong>aient pas rouges, mais des « faces pales II qui se<br />
teignaient la peau avec de l'oxyde de fer comme pro-
PREMIERES IMPRESSION S DE. TERRE-NEUVE 83<br />
tec tio n contre les insectes ; ils n' avaient pas de pomm<strong>et</strong>t<br />
es sa rllantes , leur crane <strong>et</strong>ai t du type d it (( g ermamqu<br />
e », <strong>et</strong> leur ossature extremement pu issante,<br />
avec de doubles articulations . O n pense q ue ces<br />
Be ot hucks <strong>et</strong>aient originaires de quelque contree civi<br />
Iisec .<br />
L'Oncle, c' est son fa ible, ne la isse jamais P<strong>et</strong>itpas<br />
disserter longtemps sans interruption.<br />
- La migra tion de ce tt e pe up la d e myst erieuse,<br />
di t-i l, ne doit pas remonteraI'antiqui te , car les fouilles<br />
n'ont rien revele de tres ancien.<br />
- O h ! vou s avez <strong>et</strong> ud ie la question ? fait P <strong>et</strong>it pas<br />
un peu dcpite, vous av ez lu les ar icles du docteur<br />
Jenness, je Ie vois. Mai s, mal gre l'autorite de c<strong>et</strong><br />
anthropologiste cana dien, si j'adm<strong>et</strong>s que les Beothucks<br />
ont influence la culture esquimau, je ne sauralS<br />
...<br />
Je ri'entendis pas la fin, Clara <strong>et</strong>ait partie d'un fou<br />
rire:<br />
- Ah! ah! la culture esquimau..., e1le est bonne,<br />
cellc-Ia !<br />
Le savant lui j<strong>et</strong>a un regard acere <strong>et</strong> se tint coi,<br />
boudeur. Pour .en finir avec ce suj<strong>et</strong> un peu <strong>et</strong>range,<br />
ajoutons que les pauvres Beothucks, qui <strong>et</strong> aient inoffensi<br />
Is, furent plus ou moins extermines par les premiers<br />
pionriiers de lacolonie, <strong>et</strong> aussi par les Esquimaux<br />
venus du Labrador. Toujours est-il que, vers 1820,<br />
leur nombre <strong>et</strong>ait extremement reduit. Traques comme<br />
des beres fauves, ils a'enfoncerent dans I'mterieur de<br />
' I'He , ou on les perdit de vue. En 1825, on se decida it<br />
envoyer une expedition officielle a leur recherche;
CHAPITRE IV<br />
mais ell e ne trouva plus que des ve tern ents de peau<br />
abandonnes, des debris de pirogues, des tombes <strong>et</strong> des<br />
ossements, dans 10, region du lac de Red Indian. C'est<br />
la un des plus tristes ch apit res de l'histoire d es aborigenes<br />
d e l'Arnerique du Nord.<br />
Quant aux enqu<strong>et</strong>es faites par P<strong>et</strong>itpas, rclatons<br />
d'ores <strong>et</strong> d eja, pour ne plus avoir a revenir sur c<strong>et</strong>te<br />
question, qu'elles n'aboutirent qu'a 10, decouverte du<br />
fait suivant. Le dernier representant connu de c<strong>et</strong>te<br />
race est une femme du nom de Shanawdithit, d'une<br />
grande beaute <strong>et</strong> d'une conduite exemplaire, qui avait<br />
<strong>et</strong>e recueillie par des trappeurs en 1823, <strong>et</strong> mourut<br />
six ans plus tard it St. John's, ou die <strong>et</strong>ait servante<br />
it tout fa ire, dans une ma ison bourgeoise ... Un epi<br />
logue bien <strong>terre</strong> a <strong>terre</strong> de 10, grande tragedie <strong>terre</strong>-<br />
. II<br />
neuvlenne ... .<br />
.. .Lorsqu'on att ei nt , a I'es t de la colonic, la perrinsule<br />
d'Avalon, on jouit de nouveau de panoramas<br />
<strong>et</strong>endus, c<strong>et</strong>te fois sur les baies de Trinity <strong>et</strong> de Conception,<br />
les plus peuplces de la colonic. Ils sont peut<strong>et</strong>re<br />
un peu moins grandioses, mais plus reposanls que<br />
les paysages si accidentes de la cote ouest. Le voisinage<br />
irnm ediat de 10, voie Ferree, cependant, est passablement<br />
fruste, parfois presque sauvage, toujours<br />
<strong>et</strong>range. On conceit qu'un tel pays ait eu, pour ses<br />
habitants, une attraction qui <strong>et</strong>ait irresistible a une<br />
J. Aux personnes q u'mteresserait une <strong>et</strong>ude de ce tte qu estion,<br />
nous recommandons les travaux de M. J. P . Howley, <strong>et</strong><br />
The Vanished Race, de M. Arthur English (Garand, editeur,<br />
a Montreal).
PRBlIERES IMPRESSIO NS DE TE RRE-NE UVE 85<br />
epoq ue ou les conditions economiqucs <strong>et</strong>.aic nt infi nimen<br />
t pl us simples. On <strong>et</strong>a it heureux alors... Un refl<strong>et</strong><br />
de c<strong>et</strong> <strong>et</strong>at d'esprit se r<strong>et</strong>rouve dans certains noms d e<br />
localite s : Hearth's Desire, Heart h's Content, Hearth's<br />
Delig ht , Ie D esir du Cceur, Ie Co ntent ement du Cceur<br />
<strong>et</strong> les D elices du Cceur !<br />
- Oh! voila Ie premier lerre-n euve que j'aie jamais<br />
rencorit re ! s'ecria Clara en nous montrant, par la<br />
fen<strong>et</strong>re du wagon, un gros ch ie n noi r, aux longs p oi Is<br />
luisants <strong>et</strong> un peu fr ises, a la t<strong>et</strong> e pui ssante.<br />
- Celui-ci n' est pas un pu r sa ng, d ecl are Mac : trop<br />
bas sur pattes. En fait, si l'o n voit beau coup de so id<br />
isant <strong>terre</strong>-<strong>neuve</strong>s dans l' Ile , il y en a peu de pure<br />
brred, en d eh ors des chiens cleves par des professionnels<br />
ou des amateurs ec laires t els que M, Harold<br />
Ma cP he rson, des Royal Stores, au quel so nt dus les<br />
plus beaux specimens connus, Pour vous, Francais, il<br />
d oit ctre interessant d'apprendre que Ie <strong>terre</strong>-<strong>neuve</strong><br />
est Ie descendant du chien de berger des Pyrenees,<br />
irnporte apparemment, au d ix-scpt ierne siecle, comme<br />
pr otection contre les loups. Du cro isement de ces<br />
b<strong>et</strong>cs avec les epagneuls importes pour la chasse, est<br />
sortie la race actuelle.<br />
Le <strong>terre</strong>-<strong>neuve</strong> pese en moyenne 60 kilogrammes, avec<br />
une taille de quelque 65 centim<strong>et</strong>res 11 l' epaule. D'ordinaire<br />
d'un no ir de jais, il est parfois blanc ou noir ct .<br />
blanc. Ses principales caracteristiques sont sa t<strong>et</strong>e<br />
massive, qui semble merne enorrne 11 premiere vue; ses<br />
pattes palrnees facilitant la natation; un e couche inferie<br />
ure de fourrure, sous les longs poi Is, sans doute<br />
impermeable; enfin, la lenteur presque majestueuse de
86 CHAPITRE IV<br />
ses mouvements. C'est un admirable plongeur, <strong>et</strong> il n'a<br />
pas son egal pour rapporter Ie gibier d'eau blesse par<br />
Ie chasseur; jamais il n'abimc I'oiseau en Ie tenant<br />
dans sa gueule. Dans Ie nord de la colonie, Ie <strong>terre</strong><strong>neuve</strong><br />
est utilise comme b<strong>et</strong>e de trait en hiver. Un de<br />
ceschiens remplace, dit-on, trois huskies du Labrador<br />
<strong>et</strong> a sur ceux-ci l'avantage d'une grande docilire <strong>et</strong> de<br />
l'absence de Ierocite. En route, un traineau allele de<br />
ces chi ens peut marcher du lever au coucher du soleil,<br />
a raison de 12 a 15 kilom<strong>et</strong>res a I'hcure.<br />
- Pendant de courtes periodes, dit Mac, dans les<br />
descentes, je suis arrive a une vitesse de 45 kilom<strong>et</strong>res<br />
a I'heure. Et l'animal se nourrit de peu : deux<br />
harengs sales au maximum par jour suffisent en<br />
general.<br />
Parmi les innombrables sauv<strong>et</strong>ages effectues par<br />
c<strong>et</strong>te excelIente b<strong>et</strong>e, sur les cotes de Terre-Neuve, on<br />
cite surtout Ie cas du steamer cot ier Ethie qui fit naufrage<br />
avec quatre-vingt-douze passagers a bord, en<br />
decembre 1919. Une mer d emontee ernpechait tout<br />
Iancemcnt de bateau. Au commandement de son maitre,<br />
sur Ie rivage, un jeune <strong>terre</strong>-<strong>neuve</strong> se j<strong>et</strong>te dans !es<br />
fiots Furieux, nage jusque pres d'une corde j<strong>et</strong>ee du<br />
navire, en saisit Ie bout, <strong>et</strong>, sans jamais la Iacher,<br />
malgre les efforts desesperes qu'il lui fal lait faire, il<br />
la rapporte 11 la cote. On y attache alors un gros<br />
cable, qui est hisse a bord par I'equipage ; <strong>et</strong> bientot<br />
un systerne de va-<strong>et</strong>-vient perm<strong>et</strong> de sauver les matelots<br />
<strong>et</strong> les passagers, y compris un p<strong>et</strong>it bebc, qui<br />
franchit la distance dans un sac postal.<br />
Rien ne saurait mieux depeindre le <strong>terre</strong>-<strong>neuve</strong> que
PREMIERES IMPRESSIONS DE TERRE-NEUVE 87<br />
ccs Iigncs de I'epitaphe dediee par Byron a cclui qui<br />
lui <strong>et</strong>ait si cher :<br />
Pres d'ici reposent<br />
les rcs tes d'u n <strong>et</strong> re qu i po sse dair la Beaute , sa ns Vanite ,<br />
la Fo rce , sans Vi ol enc e; Ie Courage, sans Insolence, <strong>et</strong> t o ut e s<br />
les Ve rtu s de l'Hom me, sans St:S V ice s 1 !<br />
I. On pe ut se re porter sur Ie rerre-neuvc, a un tre s i nt eres<br />
sa nt a rt icle de M. H . Mac Phc rso n , d an s Tile V<strong>et</strong>era n, de<br />
de ce m bre 1926 (51. J ohn' s, X fld),
A Sf. John's<br />
CHAPITRE V<br />
Terre-Neuve est si generalement consideree comme<br />
un pays perdu, depourvu des avantages de la civilisation,<br />
qu'on a quelque peine a se figurer qu'il y existe<br />
une ville, non seulement tres importante commercialcrnent,<br />
rnais aussi tres moderne sous bien des rapports,<br />
avec des tramways electriques, des autobus, des<br />
grands magasins de d<strong>et</strong>ail aux multiples departments<br />
comme ceux de Londres ou New- York; un hotel<br />
somptueux, rivalisant en confort <strong>et</strong> dimensions avec<br />
les <strong>et</strong>ablissements de premier ordre d'Europe ou<br />
d' Amerique.<br />
Toutefois, I'impression produite sur Ie nouveau<br />
venu par 51. John's differe selon qu'il arrive par eau<br />
ou par voie de <strong>terre</strong>. Lorsque Ie voyageur s'approche<br />
du port sur un navire, il est saisi par I'originalite du<br />
paysage qui se deroule devant lui. Tout d'abord, il Iui<br />
semble marcher vers une ba rr iere de hautes falaises<br />
sans solution de continuite. Mais, subitement, apparait<br />
l'<strong>et</strong>roit gouJ<strong>et</strong> entre les rochers a pic; ceci franchi,<br />
on debouche dans Ie port interieur, sorte de fjord<br />
minuscule: <strong>et</strong> route la ville se montre soudain, en<br />
terrasses, dorninee par les tours de la cat hedrale<br />
catholique. C'est un coup d'ccil quasi fecrique, inoubliable,<br />
quoique empreint d'une <strong>et</strong>range melancolie ,
A ST. JOHN'S 89<br />
Celui qui fait simplement escale a St. John's conserve<br />
surtout ce souvenir. II en est autrement si vous atteignez<br />
la capitale de Newfoundland par chemin de fer,<br />
apres avoir traverse toute la colonie. Pendant quelque<br />
vingt-sept heures, vous avez parcouru un pays aux<br />
. vastes horizons, a la population tres clairsernee, ou<br />
vous vous <strong>et</strong>es senti en contact intime avec une nature<br />
agreste, tres primitive. Vous n'avez passe par aucune<br />
ville; vous avez a peine entrevu quelques villages ou<br />
hameaux, generalement dans Ie lointain; <strong>et</strong> ceux-ci<br />
<strong>et</strong>aient si pittoresques, si gracieusement situes que,<br />
occupe aadmirer I'ensemble, vous negligiez les d<strong>et</strong>ails.<br />
On arrive a St. John's avec du ciel bleu, de la verdure<br />
<strong>et</strong> des fieurs plein les yeux : avec des visions de lacs<br />
innombrables, de torrents alpestres, de jolies baies<br />
parsemees de cottages de diverses couleurs, entoures,<br />
chacun, de barrieres bien blanches... <strong>et</strong> , tout a coup,<br />
Ie ciel devient sombre, l'atrnospherc fumeuse, tandis<br />
que Ie convoi s'engage dans une sorte de gorge<br />
rocheuse sur les flancs escarpes de laquclle s'<strong>et</strong>agent,<br />
on dirait presqlte se superposent, des maisons ouvrieres<br />
extrernernent peu attrayantes. Dans bien des<br />
villes du Nouveau Mende, la gare, pour des raisons<br />
cl'econcrnie ou de necessite topographique, se trouve<br />
dans la plus vilaine partie de la localite ; les rues les<br />
plus belles se devoilent au fur <strong>et</strong> a mesure que I'on<br />
s'eloigne de la voie ferree , A St. John's, il n'en est<br />
pas ainsi : tout est uniforrnement laid <strong>et</strong> triste. Merne<br />
la section ou demeurent les residents les plus riches,<br />
<strong>et</strong> les abords du Parlement, tout au haut de la col line,<br />
sont plut6t d esagreables a I'ceil. Si I'on cherche a
CHAPITRE v<br />
analyser c<strong>et</strong>te impression de laideur, on y voit des<br />
causes complexes: I'absence de verdure, celie de trottoil'S<br />
dans nombre de rues, un eclairage absolument<br />
insuffisant, <strong>et</strong> surtout Ie manque total de coqu<strong>et</strong>terie,<br />
du sens estherique Ie plus el ernentai re dans la construction<br />
des maisons. Peut-<strong>et</strong>re les habitants ont-ils Ie<br />
sens utilitaire devcloppe d'une Iacon extraordinaire :<br />
toujours cst-il qu'ils semblent s '<strong>et</strong>re attaches a bannir<br />
des facades de leurs residences ou magasins tout ce<br />
qui se rapproche de l'ornementation. II en result e que<br />
la plupart des ma isons d'habitation, entrepots, boutiques,<br />
bureaux, ont I'apparence de grandes boltes de<br />
bois, peintes it la diable, <strong>et</strong> percees d'ouvertures donnant<br />
par trop I'rdee qu'ellcs repondent it une necessite<br />
absolue, ou plutot constituent un mal necessair e,<br />
L'artere principale, Water Stre<strong>et</strong>, qui a quelque 2 kilom<strong>et</strong>res<br />
de long, <strong>et</strong> ou se concentre la plus grande<br />
partie de I'activite de toute la colonic, donne prise it<br />
des critiques analogues. Bien qu'elle soit batie de<br />
briques rouges, <strong>et</strong> qu'rl y ait <strong>et</strong>e fait quelques efforts<br />
de decoration, elle est d'une monotonie lamentable,<br />
que n'arrivent pas it rompre trois ou quatre banques,<br />
elegamment construites, mais perdues dans la masse<br />
de maisons cxigues, ni un Palais de Justice monumental,<br />
d'un style original.<br />
Dans les cites du Nouveau Monde, la tendance est,<br />
de plus en plus, vel'S Ie Civic Centre, ou se groupent,<br />
dans une sorte de square, autant d'edifices publics<br />
que possible. C'est lit une excellente idee, aussi bien<br />
au POIOt" de vue pratique que sous Ie rapport esth<strong>et</strong>ique;<br />
mais elle n'est pas toujours d'application facile.
CHAPITRE V<br />
I'appar en ce de forteresse fcod ale dont nous avons<br />
parle plus haut, on remarque que Ie t roisieme <strong>et</strong>age<br />
de cc tribunal se trouve de plain-pied avec la rue<br />
voisine, Duckworth Stre<strong>et</strong>, parallele a celle ou vous<br />
<strong>et</strong>es. Pour la comrnodite des pi<strong>et</strong>ons, un escalier de<br />
soixante-dix-huit marches, sur Ie flanc du Palais de<br />
J ustice, unit les deux rues. Vous apercevez, plus haut<br />
que Duckworth S tre<strong>et</strong>, le cote de la grande cat hedrale<br />
anglicane; <strong>et</strong>, plus haut encore, la facade de la<br />
vaste eglise m<strong>et</strong>hodiste, alors qu'a l'cst de la cathedrale<br />
s'cleve le temple maconnique, dans une position<br />
si excentrique qu'il parait <strong>et</strong>re sur Ie bord d'un precipice.<br />
L'ensemble, avec son arrie re -plan de maisons<br />
en terrasses, est extre rnernent bizarre. Et ce n'cst la<br />
qu'un exemple des surprises reservccs au visiteur pour<br />
pe u qu'il se donne la peine de circule r a pied <strong>et</strong> de<br />
regarder. A chaque instant, sur les rues paralle les au<br />
po rt, <strong>et</strong> longeant par consequent le rocher, s'ouvrent<br />
des venelles pour pi<strong>et</strong>ons, <strong>et</strong> dont la chaussee se compose<br />
de marches, avec des paliers de distance en<br />
distance. Elles rap pellent certaines ruelles du Mont <br />
Saint-Michel. Quant aux vehicules, il y a bien, a<br />
divers endroits, des sortes de rampes en lac<strong>et</strong>s ; mai s,<br />
lc plus souvent, voitures a chevaux <strong>et</strong> automobiles<br />
doivent gravir ou descendre les rues perpendiculaires<br />
au port, lesquelles sont larges, gencralement sa ns<br />
trottoirs, <strong>et</strong> 11 pentes invraisemblables. J e croyais q ue<br />
les fameuses « ca rioles » de Quebec d<strong>et</strong>enaient Ie<br />
record des courses vertigineuses. C'<strong>et</strong>ait une erreur .<br />
La palme appartient aux cochers <strong>et</strong> chauffeurs de<br />
St. John's. J e ne m'imaginais pas qu'on put d evaler,
A ST. JOHN'S 93<br />
a une vitesse de 50 kilom<strong>et</strong>res a I'heure, Ie long de<br />
parcilles inc1inaisons, <strong>et</strong> debouchcr en der ap an t dans<br />
un e rue pleine de vehicules <strong>et</strong> dc g ens, sans causer un<br />
effr oyaLle grabuge. Ce que je sais bien, c'est qu e,<br />
nombre de fois, a quelque tournant, j 'a i <strong>et</strong>e oblige<br />
d 'accomplir des prodiges d'ag ilire pour echapper a un<br />
carnian au a une auto degringolant du haut de la ville<br />
sans aucun souci de la casse, C<strong>et</strong> <strong>et</strong>at de chases est<br />
d'autant plus <strong>et</strong> onnant quc certaines de ces rues,<br />
comme King's Road, Prescott Stre<strong>et</strong> <strong>et</strong> surtout Halloway<br />
Stre<strong>et</strong> sont de tels raidillons qu'en descendant,<br />
Ie pi<strong>et</strong> on est parfois entraine a prendre Ie pas de<br />
course. Quand on atteint Ie somm<strong>et</strong> de la colline, on<br />
a I'impression tres n<strong>et</strong>te de la lutte qu'il a fallu so utenir<br />
co nt re la « maratre nature» pour bat ir un e cite<br />
d ans ces condition s, Des ar<strong>et</strong>es d e roe s se montrent<br />
de toutes parts entre les mais on s <strong>et</strong> le s ba t irnents<br />
publics. Des espaces vagues assez vas tes indiquent,
9+<br />
CHAPITRE V<br />
serree sur son rocher, rappelle certaines cites d'Asie<br />
Mineure. Du reste, si St. John's est pittoresque a<br />
regarder de bas en haut, il ne rest pas mains vu de<br />
haut en bas. Du parvis de la cathe drale cat holique, de<br />
celui du Parlement, de la caserne des pampi ers a<br />
I'emplacement de Fort T ownsand, du Ne wfoundla nd<br />
Hotel sur Ie site de I'ancien Fort Williams, de toutes<br />
les p<strong>et</strong>ites terrasses qui se ren contrent de distance en<br />
distance, la vue sur les rues inferieures, Ie port, les<br />
montagn<strong>et</strong>tes separant celui-ci de I'ocean <strong>et</strong> Ie g oul <strong>et</strong><br />
borde de falaises escarpees , c<strong>et</strong>te vue a peu d 'egal es<br />
<strong>et</strong> ne vous lasse jamais.<br />
C'est sous ce rapport pittoresque, <strong>et</strong> non sous celui<br />
d e ses monuments, qu e la capitale de Terre-Neuve<br />
merit e l'attention du touriste; <strong>et</strong>, a ce point d e vue, il<br />
semble que la plupart des gens qui cherchent a faire<br />
de la reclarne a St. John's fassent fausse route, surtout<br />
en s'adressant a de futurs visi teurs originaires<br />
des grandes cites americaines ou europeennes. Mais,<br />
apres tout, c'est la un travers dans lequel tombent<br />
bien des cites de second ordre. En fait, c<strong>et</strong>te ville n'a<br />
aucun edifice ou monument valant la peine d'une<br />
visite de la part de I'<strong>et</strong>rangcr, sauf un p<strong>et</strong>it rnusee<br />
d'inter<strong>et</strong> local <strong>et</strong> un War Memorial. Ce dernier, sur un<br />
escarpement entre deux rues, face a l'entree du port<br />
<strong>et</strong> dominant les docks des transatlantiques, est un des<br />
monuments les plus impressionnants que j'aie jamais<br />
vus au Nouveau Monde. S . John's n'a pas de statues.<br />
Comme j'en faisais la remarque, un bon bourgeois me<br />
repondit : « A quai bon? » C'est vrai. On ne voit pas<br />
tres bien qui c<strong>et</strong>te viJle si utilitaire pourrait ainsi<br />
,
A SI. JOHN'S<br />
honorer . John Ca bot est Ie seul personnage qui vienne<br />
a l' esprit; mais, main-enant, il n'est pas du tout sur<br />
qu 'il ai t d ecouvert Terre-l Teuve en 1497. II y a b ien<br />
enc ore sir Humphrey Gilbert, la figure his torique la<br />
pl us proerninentc de c<strong>et</strong>te He; mais, apres tout, Ie fait<br />
qu'e n 1583 il prit solennellement possession de la<br />
nouvelle colonie au nom de la reine Elisab<strong>et</strong>h, ce<br />
fai t ne dit pas grand'chose aux N ewfound la nd ers qui,<br />
s' ils sont loyaux vis-a-vis de l'Angle<strong>terre</strong>, n' aiment<br />
pas particulierement les An glais, - pas asse z, en tout<br />
cas, pour leur eriger des statues ! T oujours est-il q ue<br />
les habitants ant juge plus pr atique d' elever d es<br />
monuments comm ernoratrfs d ans d ifferents endroits<br />
de la cite a des gens d e la loca lit e, pr<strong>et</strong>res, gardesmalades,<br />
<strong>et</strong> c., qui an t sacrifie le ur vie dans d es sauv<strong>et</strong>ages,<br />
des e pidemics locales de typhoide au d'influenza.<br />
II est indeniable que I'idee a son cote<br />
meritoire , quelque chose de crane merne, sous une<br />
apparence plutot <strong>terre</strong> a <strong>terre</strong>.<br />
Nous parlons plus haut de Cabot. On a donne son<br />
nom a la Tour des signaux qui s'eleve a I'entree du<br />
port , sur la falaise rocheuse de quelque 200 m<strong>et</strong>res de<br />
haul. C<strong>et</strong>te tour, dans la capitale de Terre-Neuve, joue<br />
un role autrement important que ceux de , otre-Dame<br />
de Fourvie re a Lyon au d e Notre-Dame de la Garde<br />
a Marseille. C'est presque Ie symbole de St. John's;<br />
<strong>et</strong> les fils de c<strong>et</strong>te ville qui se rencontrent a I'<strong>et</strong>ranger<br />
padent d'elle avec at tendrissernent. Le touriste n'est<br />
pas laisse en repos jusqu'a ce qu 'il ait pu affirrner avoir<br />
appose sa signature sur Ie registre ad hoc depose dans<br />
la Tour; faute de remplir c<strong>et</strong>te forrnalite, il reste dans
95<br />
CHAPITRE V<br />
la categoric des indiffercnts, des visiteurs de pacotille,<br />
sinon des hostiles. La Signal Tower, du reste, ne<br />
se laisse pas oublier : c'est d'elle que part, it midi, Ie<br />
coup de canon, d'utilite problernatique, qui est si<br />
cher it la population. Depuis 1901, la Colline des<br />
Signaux a re«u un extraordinaire regain de popularite,<br />
parce que c'est de lit que Marconi expedia son premier<br />
message sans iii en Europe.<br />
*<br />
* *<br />
Au debut de ce chapitre, nous avons dit qu'une des<br />
attractions de St. John's, pour Ie voyageur, c'est la<br />
morue. Ceci ne doit pas se prendre au point de vue<br />
culinaire. Au contraire ! L'<strong>et</strong>ranger a vite assez de ce<br />
m<strong>et</strong>s qui revient trop souvent sur Ie menu, parfois<br />
meme impudemment deguise sous Ie nom de fi l<strong>et</strong> de<br />
sole..., <strong>et</strong> est plus mal appr<strong>et</strong>e qu'en France. Mais ce<br />
qui offre un grand inter<strong>et</strong>, c'est l'industrie elle-rneme,<br />
<strong>et</strong> surtout ses manifestations exterieures. La morue :<br />
on la voit, on la sent, on I'entend presque, car el le<br />
fait Ie su j<strong>et</strong> d'innombrables conversations, transactions<br />
<strong>et</strong> messages telephoniqucs. Des que ce poisson<br />
est debarque, la foule se porte aux <strong>et</strong>als, - sou vent de<br />
simples brou<strong>et</strong>tes, - <strong>et</strong> fait son choix, A certains<br />
moments, on dirait que chaque personne rencontree<br />
porte une morue : femmes, enfants, douaniers ou policemen<br />
en uniforme, voire merne des commis ou hommes<br />
d'affaires echappes un instant du magasin ou du<br />
bureau; il n'est pas rare de rencontrer un automobiliste<br />
conduisant sa machine d'une main, tandis que de
A ST. JOHN'S 97<br />
l'autre, il laisse pendre, a I'exterieur de la voiture,<br />
une grosse morue sanguinolente. Parfois Ie poisson est<br />
decemment enveloppe : mais generalernent I'ach<strong>et</strong>eur<br />
la tient simplement suspendue par une des ouies ; c'est<br />
plus simple, <strong>et</strong> Ie Newfoundlander a horreur des complications.<br />
II n'y a pas encore bien longtemps que<br />
toute la viIle avait l'odeur caracteristique de la morue;<br />
c'<strong>et</strong>ait a l'epoque ou les secheries s'<strong>et</strong>endaient entre Ie<br />
port <strong>et</strong> \Vater Stre<strong>et</strong>, principalement sur les toits des<br />
batirnents.<br />
- Et cela n'<strong>et</strong>ait rien, me disait un vieux resident,<br />
en comparaison de ce qui avait lieu au temps de mon<br />
grancl'pere : alors, les flakes - clayonnages en forme de<br />
tonneIle <strong>et</strong> formant sechoir - s'avancaient jusqu'au<br />
milieu de Water Stre<strong>et</strong>; <strong>et</strong> les pi<strong>et</strong>ons passaient dessous,<br />
comme sous des arcades.<br />
- Joliment commode, ce procede-la, fit observer Ie<br />
Rentier: on pouvait ainsi circuler a I'abri des internperies<br />
P<br />
- A l'abri? riposta Clara, est-ce que vous vous imaginez<br />
que ces flakes <strong>et</strong>aient <strong>et</strong>anches > Au lieu d'eau<br />
propre, Ie passant, en cas de pluie, recevait evidernment<br />
sur la t<strong>et</strong>e de la lavure de poisson.<br />
- C'est vrai, dit Ie vierllard, mais a c<strong>et</strong>te epoque<br />
ici, pea de gens marchaient dans Water Stre<strong>et</strong> pour<br />
leur agrement personnel; <strong>et</strong> ceux qui sortaient pour<br />
affaires n'y regardaient pas de si pres !. ..<br />
Aujourd'hui, les secheries de morue sont de I'autre<br />
cote du port, au sur les pentes de la Collme des<br />
Signaux; aucune odeur ne revelerait la presence de ce<br />
poisson dans la cite proprement dite, si votre ned
98 CHAPITRE V<br />
olfa<strong>et</strong>if ne vous la signalait par trop souvent dans les<br />
restaurants <strong>et</strong> residences. On a aussi parfois de desagreablcs<br />
surprises. Un jour, par exemple, j'entrai<br />
dans un magasin de nouveautes ; une violente odeur de<br />
morue me prit 11 la gorge. Un employe rn'expliqua<br />
qu'il exi stait un depot de poisson sale dans Ie soussol.<br />
- On s'y accoutume, ajoute-t-il philosophiquement.<br />
- Je n'cn doutc pas! fis-je faiblement en rn'esquivant.<br />
Pour t erminer mes empl<strong>et</strong>tes prematurernent<br />
interrompues, j'entrai dans un autre emporium d'apparenee<br />
attrayante. Helas ' je jouais de malheur, ce jourla.<br />
Cela sentait la morue 111 aussi, mais avec une telle<br />
ilcr<strong>et</strong> e, quelque chose de si nauseabond, que je me<br />
dcmandai comment commis <strong>et</strong> vendeuses pouvaient<br />
vivre dans une atmosphere de c<strong>et</strong>te espece,<br />
- Sapristi! s'ecria l'Oncle en sc bouchant Ie nez,<br />
pour qu'un magasin comme celui-ci ait des pratiques,<br />
il faut que la marchandise soit d'une qualite exceptionnelle!<br />
Renseignements pris, no us eumes la de de I'enigrne.<br />
L'<strong>et</strong>ablissement est bati sur les ruines d'un entrepot<br />
de morues ; lorsque ce dernier fut d<strong>et</strong>ruit par un incendi<br />
e, des quintaux de poissons fondirent, <strong>et</strong> leur graisse<br />
irnpregna Ie b<strong>et</strong>on du sous-sol 11 un tel point que la<br />
pu anteur est apparernment indestructible. Hiltonsno<br />
us d'ajo uter que les deux cas que no us venons de<br />
citer sont exc eptionnels ; mais ils sont caracteristiques<br />
lie c<strong>et</strong>te capitale du Royaume de la Morue!<br />
Quand on s'aventure dans les quartiers excentriques<br />
mila morue se se che, on se croit transporte en un
A ST. JOH N'S 99<br />
autre mond e, ou Ie poisson domine, <strong>et</strong> les conditions<br />
d'exi sten ce bu maine lui sont subo rdo nnees, L a place<br />
princ ipale est d onnee au x flakes, aux sech o irs ; sur Ie<br />
peu d'espace restant, Ie pecheur <strong>et</strong> sa famiIle s'a rrangent<br />
tant bien que mal pour vivre <strong>et</strong>, si possible, cult<br />
iver un minuscule jardin<strong>et</strong>, tout au moins une platebande<br />
ave c q uelq ues fleurs anerniq ues, Au milieu de<br />
ces roes, 'on cherche parfois l' eau potable it une distance<br />
qui semble considerable l'hiver, alors que les<br />
pentes sont recouvertes de glace. Frequernment, a<br />
cause, de l'inclinaison du sol, les clayonnages constituant<br />
les flake s forment une voute au-dessus du chemin<br />
, ainsi q ue cela se passait jadis dans l'artere principale<br />
de St.John's. L e touriste, toutefois, est apte<br />
it se rneprendre it la vue des habitations de c<strong>et</strong>te partie<br />
de la population. L'apparence de delabrement, Ie<br />
manque de confort sont tels qu'il en conclut presque<br />
inevita blernent it la misere la plus abjecte. S'il ecrit,<br />
il relate eel a dans ses Impressions ... <strong>et</strong> s' attire Ie courroux<br />
indigne, autant que legitime, de ses lecteurs <strong>terre</strong>neuviens.<br />
La verite parait <strong>et</strong>re que ces pecheurs sont<br />
pauvres, imprevoyants <strong>et</strong> negligents : mais non malbeureux.<br />
Depensant vite Ie peu qu'ils ga gnent, ils se serrent<br />
Ie ven tre quand les fonds baissent, mais ils ne se<br />
plaignent point. Du reste, ils se passent naturellement<br />
de nombre de choses considerces indispensables<br />
ailleurs. II ne s'ensuit pas qu'ils souffrent. D'ailleurs,<br />
ecoutez les paisibles comrnerages des voisin es <strong>et</strong> endant<br />
la lessive sur la corde tendue en tre deux roe s;<br />
ecoutez les eclats de rire des fill<strong>et</strong>tes groupees autour<br />
de la fon ta ine <strong>et</strong> qui ne se genent pas pour lancer
100 CHAPITRE V<br />
quelque lazzi au touriste egare dans ces parages, <strong>et</strong><br />
vous ne pourrez certes pas dire que ces gens-Ia sont<br />
tristes de leur sort. II va de soi que les boutiques ou<br />
s'approvisionne c<strong>et</strong>te population ne pa ient pas de<br />
mine; les ruelles <strong>et</strong> chemins sont mal ent r<strong>et</strong>enus ; <strong>et</strong><br />
il est imp oss ible que tout I'ensemble ne soit pas deprimant<br />
pour Ie visit eur en dep it d e tous les ra isonnements<br />
auxquels il se livre. On conceit done la penible<br />
imp ression ressentie par nous, un jour que nous revenions,<br />
assez mornes, so us un ciel bas <strong>et</strong> gris, d'une<br />
excursion a la base de la colline des Signaux: au<br />
tournant d'une rue miserable, c<strong>et</strong>te enseigne frappe<br />
nos yeux :<br />
!labit s t or the dead made here.<br />
(l ei l' on fail d es ,·cl em enls pour les m o rt s.)<br />
- II ne manquait plus que cela! gernit Ie Rentier ;<br />
me voila sur d'avoir des idees noires pour toute la<br />
journee l<br />
P<strong>et</strong>itpas, lui, veut en avoir Ie cceur n<strong>et</strong>. Au grand<br />
amusement de Clara, il va frapper a la porte; <strong>et</strong><br />
nous Ie voyons bientot en conversation avec une<br />
vieille femme .<br />
- Voyez comme elle lui sourit, dit Clara; elle espere<br />
sans doute en lui un futur client!<br />
Le savant revient nous annoncer qu 'il s'agit simplement<br />
de ces suaires de div erses couleurs, avec capuchons,<br />
dont certaines familles se servent en core, a<br />
Terre-N euve, pour ensevelir leurs morts. Neanmo ins,<br />
ceci ne no us reconforte guere. ..<br />
Comme cela eut lieu a H alifax , Freder ict on, <strong>et</strong>
A ST. JOHK'S 101<br />
autres cites du Canada oriental, la vie, 11 St. John's,<br />
a perdu beaucoup de son charme, de son inter<strong>et</strong>, de<br />
son animation de puis que les troupes regulieres<br />
anglaises out <strong>et</strong>e rappelees dans la mere patrie. Durant<br />
la premiere partie du dix-neuvieme siecle, les officiers,<br />
11 qui mieux mieux, donnaient f<strong>et</strong>e sur f<strong>et</strong>c, des<br />
courses, des regates <strong>et</strong> surtout des parties fines, ou I'on<br />
jouait au IOO, <strong>et</strong> ou de la liqueur coulait 11 flots. Bien<br />
des anecdotes, plus ou moins scabreuses, ayant trait<br />
11 c<strong>et</strong>te epoque, se rep<strong>et</strong>ent encore en ville; la plus<br />
connue, <strong>et</strong> aussi la plus convenable, semble-t-il, est la<br />
suivante. Un certain colonel, tres tard dans la soiree,<br />
ou plutot tres tot dans la matinee, revenait d'une de<br />
ces reunions, dans un <strong>et</strong>at d'ebri<strong>et</strong>e compl<strong>et</strong>e, portant<br />
dans un mouchoir I'argent gagne par lui au jeu de IOO.<br />
Devant lui marchait son domestique negre, aussi gris<br />
que lui, avec une lanterne 11 la main. Les zigzags<br />
fantastiques decrits par c<strong>et</strong>te derniere exasperaient<br />
I'officier qui invectivait son serviteur 11 chaque<br />
instant:<br />
« Sam! Tu es saoul! » rep<strong>et</strong>ait-il. De son cote, Ie<br />
noir murmurait entre ses dents: « Pour sur, Ie patron<br />
est ivre, car il ne peut suivre rna lanterne correctement!<br />
»<br />
Les rues de ce ternps-Ia <strong>et</strong>aient encore plus accid<br />
entees qu'a present; <strong>et</strong>, 11 un moment donne, Ie colonel<br />
butta <strong>et</strong> s'ecroula, repandant ses ecus qui se mirent 11<br />
degringoler la colline. Sam s'empressa d'aider 11 son<br />
maitre; toutefois, l'effort <strong>et</strong>ait au-dessus de ses forces;<br />
il tomba en travers du colonel, envoyant sa lanterne<br />
dans l'espace. Les jurons varies ernis par c<strong>et</strong>te paire
102 CHAPITRE V<br />
de pochards attirerent du secours. Quelqu'un alia<br />
chercher une brou<strong>et</strong>te, dans laquelle fut depose l'officier;<br />
ct c'est dans c<strong>et</strong> equipage peu glorieux que Ie<br />
vaillant colonel gagna son domicile 11 Fort Townsand.<br />
II fallut passer plusieurs sentinelles ; quand celles-ci<br />
criaient : « Qui vive? )), Sam, plein d'importance,<br />
repondait d'une voix de stentor: « Le colonel Kelly,<br />
ivre-mort, dans une brou<strong>et</strong>te! ))<br />
Ces beaux jours sont passes, pour ne plus jamais<br />
revenir. Ce ne sont pas les pochards qui manquent 11<br />
St. John's; seulement, ils ne sont plus aussi pittoresques...<br />
La ville est animee, mais triste, parce que son animation<br />
n'est due q u'aux affaires. Dans les rues principales<br />
circule, en sernaine, d'innombrables long carts,<br />
sortes de haqu<strong>et</strong>s ires bas, 11 un cheval, <strong>et</strong> avec deux<br />
grandes roues. Ces vehicules font la nav<strong>et</strong>te, du matin<br />
au soir, entre les entrep6ts ou magasins <strong>et</strong> les docks.<br />
Les camions-autos, en revanche, sont peu nombreux,<br />
car ils sont difficilcs 11 manier dans une localite aussi<br />
accidentee. D'une maniere generale, il n'y a pas assez<br />
d'automobiles d'aucune espece pour donner 11 c<strong>et</strong>te<br />
cite de pres de 4 0000 ames l'allure 11 laquelle nous a<br />
accoutumes, merne dans des places bien plus p<strong>et</strong>ites, le<br />
genre mod erne de locomotion.<br />
Contrairement 11 ce qui se passe ailleurs, il existe 11<br />
St. John's deux mortes-saisons. De Noel, ou plutot<br />
de l'Epiphanie, 11 Paques, c'est Ie calme plat. II en est<br />
de merne pendant I'<strong>et</strong> e, car tout est base, en somme,<br />
sur Ie commerce du poisson. Au printemps, c'est-a-dire<br />
vcrs Paques, les affaires se raniment, 11 cause des pre-
A ST. J OH N'S 103<br />
parations de depart des pecheurs, <strong>et</strong> de I'ouve rt urc d e<br />
la navigation cotiere, ou du Labrador, ainsi que pa r<br />
suite de I'affluence en vill e des g ens de outports veriant<br />
se ravitailler. De merne, en automn e, I'animat ion<br />
recommence; mais ce tte fois, c' cst parce q ue l' on<br />
arnene de toutes pa rts la morue pour la vendre; c'est<br />
Ie moment du reglernent des comptes de peche, du<br />
r<strong>et</strong>our des equipes du Labrador, <strong>et</strong> des empl<strong>et</strong>tes<br />
d'hiver. C'est alors que St. John'S, ou plutot sa<br />
Water Stre<strong>et</strong>, presente le maximum d'animat ion . II y<br />
a foule, parfois, dans celte artere commer ciale, dans<br />
les cin emas, les hotels. Mais c' est un e fo ule b ien<br />
bigarree ! Les lourdes bottes d e cao utcho uc , les ves <br />
tons imperrneables aux couleurs indefinissab les, les<br />
jerseys fanes dominent de beaucoup. D e temps en<br />
temps, un cliqu<strong>et</strong>is caracteristique revele les sabot s<br />
d'un matelot hollandais, ou saint-pierr ais. Bie n qu e<br />
les modes modernes aient enva hi Terre-Neuve , <strong>et</strong><br />
merne Ie Labrador, nombre de residents d es campagries<br />
se font encore reconnaitre par des co stumes dont le<br />
modele remonte a une date si eloignee, qu'o n ne saurait<br />
plus la d<strong>et</strong>erminer. L'ensemble est c urie ux , <strong>et</strong> ne<br />
laisse rien a desirer sous Ie rapport de la couleur<br />
locale.<br />
Les deux mortes -saisons ont ic i comme corollaire<br />
Ie conge ou derni-conge du mercredi. A u Canada<br />
comme aux Etats-Unis, c'est l'habitu de de fermer<br />
bureaux <strong>et</strong> magasins Ie mercrcdi ami di <strong>et</strong> demi ou un e<br />
heure pendant deux ou trois mois en <strong>et</strong>c. A St.<br />
J ohn's, <strong>et</strong>ant donne que l'hiver <strong>et</strong> I' <strong>et</strong>e sont les pe riodes<br />
de dull tim es, les conges du mercredi s'observent d ans
CHAPITRE V<br />
les deux saisons. Ce n'est pas to ut: un de ces mercredis<br />
par mois, du rant ces mortes-saisons, est co nge<br />
compl<strong>et</strong>; magasins, banques, <strong>et</strong>c., sont ferrnes tout Ie<br />
jour. Ces regles, toutefors, ne s'appliquent pas a ux<br />
eccles ou colleges.<br />
Ceci nous amene a. dire quelques mots des fameux<br />
stores de St. John's, ces grands magasins de d<strong>et</strong>ail<br />
ou I'on vend un peu de tout, <strong>et</strong> qui sont un facteur primordial<br />
dans l'economie commerciale de toute IG.<br />
colonie: Ayre, Bowrzng, Knoioling, The Royal Stores <strong>et</strong><br />
plusieurs autres moins vastes, quoique organises su r<br />
les memes lignes. Ces <strong>et</strong>abl isscmcnts different considerablernent<br />
des department stores des Etats-Unis ou<br />
du Canada. Ils ne consistent pas en edifices a. <strong>et</strong>ages<br />
multiples, avec d'enormes salles de vente, <strong>et</strong> souvent<br />
plusicurs sous-sols ; au contraire, ils occupent en genera<br />
l simplement le rez-d e-chaussee <strong>et</strong> le premier de<br />
maisons ordinaire s. l is s'<strong>et</strong>endcnt sur plusieurs batiments<br />
contigus ; parfois, il est des solutions de co ntinuite,<br />
cest-a-dire q ue Ie store forme de ux groupes<br />
de departments, sans communication entre eux. Ceci,<br />
on le co nceit, est plutot incommode; on pe ut <strong>et</strong> re<br />
oblige de sortir dans la rue pour se rendre d'un rayon<br />
a I'autre. Les divers comptoirs sont n<strong>et</strong>tcment distincts<br />
les uns des autres : nouveautes, epicerie, qumcaillerie,<br />
<strong>et</strong>c., forment comme des boutiques sp ecrales,<br />
chacune avec son entree sur la rue, quolque I'on puisse<br />
passer, d'ordinaire, a. I'mterieur, d'un rayon al'autre.<br />
Neanrnoins, on a I'impression que la place manque; <strong>et</strong><br />
!' on regr<strong>et</strong>te un peu, sous ce rapport, les vastes<br />
ailes, I'ampleur des comptoirs des <strong>et</strong>ablissements
A ST. JOHN'S 105<br />
similaires des Etats-Unis, de Montreal ou Toronto.<br />
En revanche, pour les occasions speciales, telles que<br />
Noel, "Ia sorte de decentralisation qui est de regle<br />
dans ces stores perm<strong>et</strong> d'obtenir infiniment plus de<br />
vari<strong>et</strong>e de decoration que dans les gigantesques emporiums<br />
de 'ew-York ou Chicago. Chaque p<strong>et</strong>ite salle a<br />
a lors un cach<strong>et</strong> particulier; <strong>et</strong> cela est bien plus plaisant<br />
a l'ceil que I'uniformite necessairement un peu<br />
monotone des Christmas displays des <strong>et</strong>ablissements<br />
arnericains, Lorsque, aux approches des f<strong>et</strong>es, on<br />
pen<strong>et</strong>rcr le soir, clans un de ces magasins, bien chauffe,<br />
brillamment eclaire, pimpant dans son decor de Noel,<br />
mais suffisamment exigu pour bannir toute idee d'isolement,<br />
on eprouve c<strong>et</strong>te sorte de sentiment de bien<strong>et</strong><br />
re, de chez soi, qui se rend si clairernent en anglais<br />
par l'expression intraduisible de cosyness, d'autant<br />
plus que I'on quitte I'atmosphere neigeuse, la bourrasque<br />
humide <strong>et</strong> glaciale du deccmbre <strong>terre</strong>-neuvien.<br />
Deux choses vous frappent surtout, dans ces magasins.<br />
D'abord, Ie nombre des commis, commises <strong>et</strong><br />
chefs de rayon. On se demande d'oll viennent tous ces<br />
g ens-Ia, surtout ces hommes de tout age, trois ou quatre<br />
s'evertuant a debrter, maladroiternent, des articles<br />
f eminins, dont une employee, seule, disposerait en un<br />
tournemain. Quant aux chefs de rayons, ils semblent<br />
sortir de <strong>terre</strong> de toutes parts, sans autre but apparent<br />
que de faire la caus<strong>et</strong>te avec la pratique. L'autre<br />
point est I'<strong>et</strong>range melange de modernes m<strong>et</strong>hodes <strong>et</strong> de<br />
precedes surannes. On m<strong>et</strong> en vente des modes « dernier<br />
cri » de Paris ou de Londres, mars on les exhibe<br />
sur des mannequins delabres, ou d'un primitif presque
CHAPITRE v<br />
grotesque; des devantures sont eclairees par des jeux<br />
de lumiere electrique tres savamment combines, mais<br />
un seu! magasin possede un ascenseur; dans les<br />
autres, les clients doivent gravir des escaliers aussi<br />
<strong>et</strong>roits qu'incornmodes ; I'argent est transporte des<br />
comptoirs it la caisse par des appareils du modele Ie<br />
plus recent <strong>et</strong> qui circulent atoute vitesse ; en revanche,<br />
les bordereaux de vente, fut-ce pour un sou, doivent<br />
<strong>et</strong>re contresignes par un collegue du commis, <strong>et</strong> I'on<br />
perd ainsi Ie temps gagne dans la transmission. Tout<br />
cst a I'avenant; apparemment, ceci est inevitable,<br />
<strong>et</strong> ant donne les conditions dans lcsquelles ces grands<br />
magasins se sont developpes, <strong>et</strong> <strong>et</strong>ant donne aussi un<br />
conservatisme insulaire dont Ie commerce local a de la<br />
peine a se debarrasser dans I'<strong>et</strong>at d'isolement ou il se<br />
trouve, D'une maniere generale, ces stores sont bien<br />
mieux organises <strong>et</strong> outilles qu'on ne pourrait s'y<br />
attendre dans une cite si eloignee de tout.<br />
A relever, en passant, une coutume particuliere, je<br />
crois, a St. John's, <strong>et</strong> qui rner iterait d'ctrc imitee :<br />
dans nombre de magasins au d<strong>et</strong>ail <strong>et</strong> me me des pharmacies,<br />
les commises portent uniforrnement des robes<br />
de toile bleu clair avec poign<strong>et</strong>s blancs ; ceci s'applique<br />
merne aux caissieres. Generalernent, dans ces <strong>et</strong>ablissernents,<br />
les commis sont en veste blanche; l'ensemble<br />
est tres propr<strong>et</strong> <strong>et</strong> plaisant a I'ceil.<br />
Les propri<strong>et</strong>aires des grands magasins de d<strong>et</strong>ail<br />
sont tous les descendants des pionniers mercantiles<br />
locaux; plusieurs sont des arrnateurs tres importants,<br />
<strong>et</strong> font, lateralernent, Ie commerce d'exportation de<br />
la morue, ou bien ont des flottes de sealers (batiments
A ST. JOliN'S 107<br />
affe ctcs a la chasse aux phoques). Ce sont lit les veritables<br />
« princes marchands » de Terre-Neu ve, des<br />
puissances economiques <strong>et</strong> politiques.<br />
Trois choses surtout indisposent I'<strong>et</strong>ranger it l'egard<br />
de St. John's, en dehors de la topographie de la cite,<br />
la poussiere aveu glante so ulevee par Ie moindre vent,<br />
des que la neige ne couvre plus Ie sol; la prompte<br />
usure des chaussures les plus fortes, causee par les<br />
asperites rocheuses des rues en pente; <strong>et</strong>, enlin, les<br />
loaf ers, les oisifs, immobiles aux carrefours, aux coins<br />
de rue, Ie long des edifices publics, partout enlin;<br />
nous ne faisons que mentionner Ie fait ici, nous proposant<br />
de revenir, dans une autre partie de ce livre,<br />
sur ces lam entables epaves humaines...<br />
Quand il j<strong>et</strong>te un coup d 'cei! sur l'ensemble des<br />
constructions de St. John's, Ie touriste, g eneralement,<br />
se dit : « Que doit <strong>et</strong>re un violent incendie dans une<br />
localite comm e celle-ci?» La reflexion est justifiee, <strong>et</strong><br />
les grandes conflagrations jouent un role aussi important<br />
que sinistre dans l'histoire de St. John's. Ce dernier<br />
rcndrait des points it son homonyme du Nouveau<br />
Brunswick. J ugez-en. En 181 6, 120 maisons sont<br />
d <strong>et</strong>ruitcs avec une perte de 10 0 0 0 0 livres sterling.<br />
L 'annee suivante, Ie 7 novembre, 140 habitations ou<br />
docksy passent, representant une perte de 50000 0 livres,<br />
<strong>et</strong>, quelques jours apres, un autre incendie compl<strong>et</strong>e<br />
I'oeuvre nef aste du premier, en brulant 56 mais ons;<br />
1000 personnes sont sans asile. En 1846, Ie 9 juin, les<br />
trois quart s de la ville sont d<strong>et</strong>ruits ; 2 0 0 0 ha bitants<br />
sont j<strong>et</strong>es sur Ie pav e, <strong>et</strong> les pert es montent a<br />
800000 livres. L'annce 18 81 vc it une au tre conflagra-
108 CHAPITRE V<br />
tion desastrcuse : mais c'est Ie 8 juill<strong>et</strong> 1892 qui d<strong>et</strong>ient<br />
Ie record; c<strong>et</strong>te fois, c'est la moitie de St. John's qui<br />
est aneantie, <strong>et</strong> I I 000 personnes, restees sans abri,<br />
doivcnt camper sur les ruines ou dans les parcs. Ce<br />
sinistre est demeure tristement celebre dans les annales<br />
de la colonie; bien des pertes ont <strong>et</strong>e irreparables,<br />
notamment, celle subies par la bibliotheque locale.<br />
Ce cataclysme, toutefois, eut Ie resultat d'amener les<br />
autorites it prendre des mesures energiques. Aujourd'hui,<br />
un corps de pompiers permanents; reparti en<br />
trois casernes, avec d'excellents appareils, assure Ie<br />
service d'une facon tres efficace. D'autre part, les<br />
habitants semblent avoir appris it <strong>et</strong>re prudents, car<br />
les incendies importants sont tres rares, avec une<br />
moyenne d'alarmes de quatre par mois, II en est toujours<br />
ainsi : l'experience ne s'acquiert qu'au prix de<br />
sacrifices souvent cruels...<br />
Contrairement it ce qui a lieu dans tant de ports de<br />
mer, les docks <strong>et</strong> leurs approches, it St. John's, sont<br />
d'une grande propr<strong>et</strong>e ; <strong>et</strong> ceci produit une favorable<br />
impression sur les voyageurs debarquant ou faisant<br />
escale dans c<strong>et</strong>te ville. II est assez original que les<br />
deux choses it admirer dans la capitale de Terre-Neuve<br />
soient ses docks <strong>et</strong> ses environs. Des que I'on quitte<br />
la cite, on se trouve dans des sites curieux ou charmants.<br />
Si I'on circule dans la colline des Signaux, on<br />
peut se croire, par moments, dans un paysage de la<br />
haute montagne en Suisse, sauf les glaciers. P<strong>et</strong>its<br />
lacs, veg<strong>et</strong>ation rabougrie, gazon alpestre entre les<br />
blocs de rochers, somm<strong>et</strong>s entrevus dans Ie lointain;<br />
tout vous donne I'illusion. Mais, cornrne par la vertu
A ST. JOH N'S 109<br />
d'une bagu<strong>et</strong>te magique, vous <strong>et</strong>es ramene it la realite<br />
de s faits it quelque tournant du sentier, soit en<br />
decouvrant tout it coup I'ocean it vos pieds, soit en aperceva<br />
nt aussi subitement la vil1e en t iere au-dessous de<br />
vo us .<br />
Vo us promenez-vous dans la d irect ion opposee,<br />
c'est plutot Ie Jura, avec de p<strong>et</strong>its bois de sapins, des<br />
cascatel1es, des ruisseaux bondiss ant sur des ca illoux,<br />
jusqu' aux limites memes de la ville. U n fort j oli pare,<br />
po rtant Ie nom de son fondateur, 1\1. Bowring, qui en<br />
a fai t don it St. John's, est un e d es rares places d' amusements<br />
it la portee des tres p<strong>et</strong>it es bourses . A quelque<br />
4 kil om<strong>et</strong> res d e la cite, il est rel ie it celle-ci par autobus<br />
<strong>et</strong> par voie ferree , pour la modique somme de 10 cents .<br />
Ceci , soit dit en passant, cons titue un contraste singulie<br />
r ave c les autres resorts d' <strong>et</strong>e, situes sur la cote:<br />
Torbay, Topsail, Manuel, <strong>et</strong>c., sont des localites d'une<br />
reclle beaute sous Ie rapport du paysage; malheurcusement<br />
, les tarifs d'automobile, variant entre 6 <strong>et</strong><br />
10 dol1ars, sont cxcessifs eu egard au temps dernande<br />
pour I'excursion (une heure <strong>et</strong> demie it deux heures<br />
<strong>et</strong> demie).<br />
Puisque ce livre s'adresse, en particulier, aux futurs<br />
voyageurs it Terre-Neuve, il convient peut-<strong>et</strong>re de<br />
dire quelques mots des hotels. D'une maniere generale,<br />
leurs prix sont plus el eves que dans les Iocalit es<br />
similaires du Canada. Recernment, sur I'initiative du<br />
groupe d'hommes d'affaires locaux, aides par Ie gouvernement,<br />
on a erige, en d epensant environ un million<br />
de dollars, un hotel absolument moderne, Ie<br />
Newfoundland, lequel ne serait pas d eplace it New-
I In CIlAPITRE V<br />
York ou Londres, mais, a St. John's, semble presque<br />
une extravagance. Le fait est qu'en hiver, il y a<br />
generalement bien moins cl'hotes que de personnes<br />
employees dans c<strong>et</strong> <strong>et</strong>ablissement ; toutefois, dans c<strong>et</strong>te<br />
morte-saison, c'est Ie rendez-vous fashionable de la<br />
soci<strong>et</strong>e du cru qui y donne toutes sortes de receptions<br />
<strong>et</strong> de f<strong>et</strong>es. Bat i sur Ie site d'un ancien fort des guerres<br />
franco-anglaises, c<strong>et</strong> hotel jouit d'une vue <strong>et</strong>enduc sur<br />
la ville, Ie port, les montagnes. Les gens de St. John's<br />
sont extrernement fiers de c<strong>et</strong>te innovation, si fiers,<br />
en verite, qu'un des nouveaux t imbres-poste de la<br />
colonie porte l'effigie du New foundland Hotel, ce qui<br />
a provoque certains sarcasmes de la part de la presse<br />
d'Angle<strong>terre</strong>. Quoi qu'il en soit, c'est maintenant une<br />
institution quasi-nationale, l'hotel par excellence :<br />
dites Hotel, a St. John's, <strong>et</strong> chacun comprendra: « The<br />
Newfoundland» !...<br />
Ceux qui sont portes a s'<strong>et</strong>onner de son importance<br />
doivent se rappeler qu'il s'agit de Terre-Neuve, <strong>et</strong><br />
d'une cite qui est, en quelque sorte, aux confins de la<br />
civilisation.<br />
II est deux autres hotels que I'on peut recommander<br />
aux touristes, dont la bourse ne saurait affronter les<br />
7 ou 8 dollars par jour du Newfoundland: Ie Crosbie,<br />
Ie Cochrane, qui prennent de 3 a6 dollars, Les autres<br />
hotelleries sont plutot des maisons de pension frequentees<br />
par les gens du pays; elles n'ont rien de bien<br />
attrayant pour Ie touriste, sauf la possibilite d'y faire<br />
des <strong>et</strong>udes de meeurs locales.<br />
Quant aux chambres meublecs, dies sont presque<br />
introuvables; d'ailleurs cheres ou pen satisfaisantes,
A ST. JOHN'S III<br />
en general, envisagees au point de vue europ een du<br />
confort '.<br />
a<br />
I. Le sejour du tourist e a S t. John's est g randc ment fac ili<br />
te par l J. g e wfoundland Tourist Commissio n, qui m ai ntient<br />
un b ur eau de ren seign ements don t I'e fficac i t d e st du e<br />
au x consta nt s effo rts de 1\1. le capitain« G. G. Byrn e .
CHAPITRE VI<br />
Questions economlques <strong>et</strong> autres<br />
A premiere vue, Terre-Neuve est une colonie<br />
anglai se comme une autre. Elle a un gouverneur<br />
nornrne par la Couronne; un conseil executif compose<br />
10 ministres, dont 5 sans portefeuille ; 3 autres minist<br />
res ne faisant pas partie du conseil, <strong>et</strong> deux Chambres:<br />
Ie Conseil legislatif de 2 0 membres nornm es it vie par<br />
Ie conseil <strong>et</strong> une Chambre basse, T he House of<br />
Assembly, de 40 membres elus par Ie peuple. Certes,<br />
on Ie voit, ce sont les rouages administratifs qui manquent.<br />
Quand on va au fond des ch oses, on trouve<br />
qu'il y en a tr op, s'il faut en juger par la somme de<br />
travail produite par eux ; Ie Corps legislatif se rassemble<br />
religieusement chaque annee <strong>et</strong> pendant des<br />
mois, it grands frais, alors que dans certains Etats<br />
importants de la grande republique arnericaine, on<br />
pense qu'une session legislative, t ous les deux ans, est<br />
suffisante. Et quand on assiste aux seances de la<br />
Chambre, on est <strong>et</strong>onne sou vent de leur ext re me briev<strong>et</strong><br />
e <strong>et</strong> du peu de besogne effectue, Mais, apres tout,<br />
cela n'cst pas notre affaire. On ra conte que les representants<br />
d e certains districts, non seulement y sont<br />
<strong>et</strong> rangers, mai s ne s' y mon trent ja mais. Si cela est<br />
vrai, ce n'est pas flatteur pour les elect eurs : on n'a<br />
generalement qu e ce qu'on merite ! II y a deux partis,
CHAPITRE \ '1<br />
<strong>et</strong>hnographiquement, sa population se drvise en Ecossais,<br />
Irlandais, Anglais <strong>et</strong> gens. d'origine francaise ,<br />
Mais la seule cl assification qui compt e en pratique<br />
cst celie d e catholiques, anglicans, m<strong>et</strong>hodistes <strong>et</strong><br />
membres de I'Arrnee du Salut. C'est celle-Ia qui, des<br />
la ba se de toutes les institutions, l'instruction pu blique,<br />
produit une action destinee it pen<strong>et</strong>rer tout I'organisme<br />
de la colonie. II y a bien un ministre <strong>et</strong> un<br />
sous-secr<strong>et</strong>aire d'Etat de l'Instruction publique, ainsi<br />
qu'un Conseil superieur de I'education ; mais lit se<br />
borne I'action administrative de l'Etat. Le seul <strong>et</strong>atablissement<br />
possede par lui est un College-Ecole normale.<br />
Toutes les ecoles primaires ou secondaires,<br />
comme les colleges, sont aux mains des quatre sectes<br />
susmentionnees, qui ont chacune it leur t<strong>et</strong>e un directeur<br />
de l'Instruction publique, un sous-direct eur, ct,<br />
dans Ie cas de l'Eglise anglicane, un Cornite d'education<br />
de 25 membres. C'est ainsi qu'on compte 386 ecoles<br />
publiques, so us 84 conseils locaux de la se cte anglicane<br />
(Church of England ); 326 catholiques, sous 60 conseils<br />
] 337 m<strong>et</strong>hodistes (United Church ), sous 81 conseils,<br />
<strong>et</strong> 85 de l'Arrnee du Salut, auxquel1es s'ajoutent<br />
3 eccles de la secte congregationnelle <strong>et</strong> 2 de celie<br />
des Seven Day Adventists, serni-independantes. C<strong>et</strong>te<br />
organisation cornplexe <strong>et</strong> morcelee laisse passablement<br />
it de sirer, on Ie conceit sans peine. De tout p<strong>et</strong>its<br />
villages sont obliges d'avoir, par ex ernple, 3 eccles,<br />
alors qu'rls pourraient difficilement en entr<strong>et</strong>enir une<br />
convenablement. En outre.lsi Ie programme des <strong>et</strong>ud es ,<br />
dans ses grandes lignes, es t arr <strong>et</strong>e par Ie Conseil superieur,<br />
le s inspect eurs appartienne nt au x d ifferentes
QVESTIO .'5 ECONOMIQVE5 ET AVTRE5 1 1 5<br />
sectes, <strong>et</strong> il n'est au cune unite de d irec tion dans<br />
I'enseignement. II y a plus: Ie personnel en seig nant<br />
lui -meme est forme en grande partie d ans les colleges<br />
de sectes respectives, n'allant a I'Ecole normal e de<br />
I'Etat que pour l'obtention de diplorne s su p cr ieu rs ,<br />
Pour couronner I'edifice, l'instruction n'est n i gratuite ,<br />
ni obligatoire. Malgre mes efforts, je n'ai j ama is pn<br />
obtenir une explication claire de c<strong>et</strong> <strong>et</strong>at dechos cs<br />
qui, je dois I'ajouter, est generalement deplore par lc s<br />
parents, en theorie, s'entend, car, en pratique, no mbre<br />
d'entre eux en profitent pour garder les enfants a la<br />
maison sous les pr<strong>et</strong>extes les plus in signifian ts. Touj<br />
ours est-il que, nonobstant c<strong>et</strong> imposant ec haf audagc<br />
pedagogique, la proportion des ill<strong>et</strong>tres est d e 17 p. 10 0<br />
d'apres Ie Ra pport officiel de 1926; Ie 11 orld Almanac<br />
de 1924 donne 45 p. 100 pour la populat ion agee de<br />
plus de cinq ans, Un des membres du Conseil superieur<br />
de I'education, M. W . ""'V. Blackall, a pu dire<br />
dans un rapport recent: « Nous ne pouvon s pas pr<strong>et</strong>endre<br />
<strong>et</strong>re une population instruite <strong>et</strong> ec la irc e. » Et<br />
il ajoute, en pariant du chiffre des i lle ttres <strong>et</strong> du<br />
nombre, bien plus formidable, d'individus qui, sa chant<br />
lire, ne lisent jamais : « Conceit-on de s conditions<br />
plus deprimantes pour un pays? »<br />
Certaines personnes voient d ans I'instruct ion fac ultative<br />
<strong>et</strong> payante une manifestation de plus d e la me ntalite<br />
de la « classe dirigeante » peu di sposee a laisser<br />
la masse du peuple avancer sur I'e ch clle sociale. C'est<br />
Ja une accusation grave qu e I'on ne d oit accepter que<br />
sous toutes res erves. Cornme nou s en pariions it un<br />
Terre-Neuvien plutot radical , - il s'en t rouve,
IIG CHAPITRE VI<br />
parmi ce ux qui ont beaucoup voyage, - il nous dit<br />
- ] e ne serais pas <strong>et</strong>onne qu'il en fut ainsi. Ce<br />
serait d'accord avec les traditions!<br />
- N'<strong>et</strong>es-vous pas un peu severe pour vos cornpatriotes?<br />
demanda P<strong>et</strong>itpas.<br />
- Rappelez-vous l'histoire de Terre-Neuve l repliqua<br />
l'autre. II y eut toujours un element de la population<br />
qui chercha a exclure plus ou moins Ie reste...<br />
II est indeniable que, pendant longtemps, la puissante<br />
classe de capitalistes, qui faisait fortune dans<br />
les pecheries, reussit a ernpecher tout <strong>et</strong>ablissement<br />
de colons dans I'ile. A dessein, cel lcci <strong>et</strong>ait representee<br />
comme inhabitable, son climat comme dangereux,<br />
Cela se passait deja au debut du dix-septieme<br />
siecle, Les intraitables Lords of Trade and Plantations,<br />
alIant jusqu'a pr<strong>et</strong>endre que les pauvres p<strong>et</strong>its pecheurs<br />
<strong>et</strong> ablis sur les cotes m<strong>et</strong>taient en peril les inter<strong>et</strong>s des<br />
grandes Compagnies, 'd6clarerent qu'il <strong>et</strong>ait urgent de<br />
prendre des mesures draconiennes. I1s obtinrent<br />
d'abord du gouvernement anglais que I'acces du tcrritoire<br />
fut interdit aux femmes. Puis il fut passe des<br />
lois defendant toute installation permanenle par des<br />
gens lravailIant pour leur propre compte. Neanmoins,<br />
vers 1650, on comptait trois cent cinquante familIes<br />
residant sur Ie littoral. On vit alors se produire ce fait<br />
<strong>et</strong>range : les Anglais employant a I'egard de leurs<br />
propres nationaux les precedes violents dont, cent ans<br />
plus tard, ils devaient se servir contre les Francais<br />
de l'Acadie. II fut ordonne de bruler les derncures<br />
des colons <strong>et</strong> ravager leurs propri<strong>et</strong>es. Heureusement<br />
que ces moyens par trop expeditif's ne furent pas
QUESTIONS ECONOMIQUES ET AUTRES I 17<br />
pousses a l'cxtreme, grace it l'humanite du commis<br />
-saire britanniquc, sir John Berry. Bref, en 1698, il<br />
devint evrdent que I'<strong>et</strong>ablissement de colons ne pouvait<br />
plus <strong>et</strong>re entrave par la force . On essaya<br />
alors de les traiter en quantite negligeable, <strong>et</strong> leur<br />
refuser tous droits civiques. Ceci non plus ne put<br />
durer. II fallut avoir quelque forme d'organisation ;<br />
<strong>et</strong>, pour eviter de sanctionner l'<strong>et</strong>abl1ssement des<br />
colons par I'installation de Ionct ionnaires de la Couronne,<br />
on eut alors recours a un precede original. Le<br />
capuaine du premier bateau pecheur arrive d'Angle<strong>terre</strong><br />
fut mvesti temporairement du titre d'amfral,<br />
avec attributions judiciaires sur son territoire, Ie<br />
second <strong>et</strong>ait vice-amiral <strong>et</strong> Ie troisierne contre-amiral.<br />
Ce fut ce qu'on appela la periode des Fishings AlIlzrals<br />
(a miraux de peche), C<strong>et</strong>te sorte d'administration a<br />
contre-cceur dura jusqu'en IIII; elle ne fonctionnait<br />
d'ailleurs que pendant l'<strong>et</strong>e. Ce ne fut qu'en 1729 que<br />
la Couronne se decida a nom mer un gouverneur; t outefois,<br />
celui-ci r<strong>et</strong>ournait dans la mere patrie en hiver:<br />
en 1816 seulement, il dut demeurer dans la colonie.<br />
Et ce n'est pas avant 181 I qu'on octroya officiellernent<br />
aux colons la permission de batir des residences permanentes.<br />
La population, a c<strong>et</strong>te epoque, atteignait<br />
cependant vingt mille ames. En 1883, cnfin, les Newfoundlanders<br />
obtinrent une Chambre des Rcpresentants,<br />
triomphant d'une opposition aussi longue que<br />
desesperee de la part des (( nababs du poisson », 1'\eanmoins,<br />
pendant des annees, I'harmonie ne lit pas son<br />
apparition it Terre-Neuve; <strong>et</strong> il arriva merne une fois<br />
que l'Assernblee cnvoya to us les juges en prison!
113 CII AT'IT RE VI<br />
Aujo urd'hui, bien de s gens reprochent il. ce Parlement<br />
de prendre plus a cceur les inter <strong>et</strong>s de la « classe dirigeante»<br />
que ceux de s prol <strong>et</strong>aires. Ma is n'adresse-t-on<br />
pas Ie meme rep roch e it tous les Parlements?<br />
L'o rganisat ion quasi religieuse dont je pariais plus<br />
haut a eu pour eff<strong>et</strong>, il faut Ie reconnaitre, de donner<br />
un d eveloppem ent extraordinaire it une secte populaire<br />
: celle de I'Arrnee du Salut. Nulle part, sembl<strong>et</strong>oil,<br />
c<strong>et</strong>te institution ne joue un role aussi actif <strong>et</strong><br />
important qu e dans c<strong>et</strong>te colonie, ou elle englobe<br />
I3 023 in divid us sur une population totale de quelque<br />
25cfooo : Ie nombre a do uble en vingt ans. Les membres<br />
forment !OI corp s <strong>et</strong> 6 1 postes scpares sur Ie territoire<br />
de l'I le <strong>et</strong>, ainsi que nous I'avons vu, entr<strong>et</strong>iennent<br />
85 eccles publiques. A St. John's, I'Arrnee a une<br />
ecole d'eleves-cfflciers , <strong>et</strong> un de s principaux hopitaux<br />
de la vill e est entre ses mains. L'uniforme des disciples<br />
d e Booth est en evidence un peu partout ; <strong>et</strong> il '<br />
est indeniable que l'apparence de ces « soldats » des<br />
d eu x sex es es t bi en plus pimpante <strong>et</strong> prospere qu'ailleurs.<br />
O r, comme la Salvation Army est une institution<br />
prol<strong>et</strong>aire s'il en est, on ne peut pas dire que la classe<br />
ouvriere est touj ours sys tematiquernent sacrifice dans<br />
c<strong>et</strong>te colo nie !<br />
Le nouveau venu it Terre-Neuve apprend avec <strong>et</strong>onnement<br />
qu'en dehors de la cite de St. John's, il n'y a<br />
pas d'irnpot foncier, ni, en fait, d'autre taxe directe<br />
dans Ia colonie. II s'ecrit naturellement : « Heureux<br />
pays ! » Son enthousiasme se refroidit quand il voit<br />
qu 'en revan ch e on supporte des irnpots indirects formidables,<br />
so us la forme de droits de douane frappant
QUESTIONS ECONOMIQUES ET AUTRE S 11
120 CHAPITRE VI<br />
suffisants, <strong>et</strong> Ie budg<strong>et</strong> presente inevitablernent un<br />
deficit. Que reserve I'avenir? Nul ne saurait Ie dire.<br />
Aussi n'est-il pas <strong>et</strong>onnant que la question de I'entree<br />
de Terre-Neuve dans la Confederation canadienne<br />
so it agitee de nouveau. Elle n'est pas nouvelle, datant<br />
de 1864! Nous n'entrerons pas ici dans de grands<br />
d<strong>et</strong>ails sur un suj<strong>et</strong> qui, en definitive, importe mediccrement<br />
au lecteur fran..ais. A plusieurs reprises, Ie<br />
Dominion du Canada a fait des avances sur ce point a<br />
Newfoundland, laquelle persista it decliner une offre<br />
qui lui semblait contraire aux traditions <strong>et</strong> sans utilite<br />
pratique. II vint cependant un jour ou, en presence<br />
d'une crise ferroviaire, Mile Terre-N euve essaya de<br />
flirter a son tour avec son ancien amoureux; mais<br />
alors John Canada ne parut plus se soucier d'une<br />
compagne criblee de d<strong>et</strong>tes ; <strong>et</strong> les choses en resterent<br />
la. Au fond, les Terre-Neuviens ont toujours <strong>et</strong>e<br />
jaloux de leur liberte, Qui les en blamerait> lis sont<br />
fiers que leur ile ait <strong>et</strong>e la premiere colonie anglaise,<br />
<strong>et</strong> du fait que c'est it elle, par suite, qu'est due la<br />
creation de l'Ernpire britannique. Newfoundland<br />
craint de perdre de son influence dans Ie monde en<br />
devenant une simple province canadienne. Aujourd'hui,<br />
deux facteurs nouveaux sont dans la balance.<br />
D'un cote, la situation financiere de Terre-Neuve<br />
exige des mesures radicales; de I'autre, Ie Labrador<br />
ayant <strong>et</strong>e defi nitivernent annexe a Newfoundland en<br />
1927, Ie Canada ne serait pas fache de rentrer en<br />
possession de c<strong>et</strong> important territoire en adm<strong>et</strong>tant la<br />
colonie dans son sein. Cependant c<strong>et</strong>te derriiere,<br />
question de sentiment a part, n'est pas sure de gagner
122 CH AP IT RE vr<br />
Ce sont de s gailla rds tries sur Ie val<strong>et</strong>, d'une belle<br />
prestan cc, <strong>et</strong> qu i semblent taus avoir 6 p ied s de taille.<br />
Tres di gncs, tr es cal mes <strong>et</strong> ene rg iq ues sans rudesse,<br />
ils constituent, a nos ye ux, Ie type Ie plus accompli<br />
de gendarmes que nous ayons jamais rencontre. On<br />
doit egalement citer Ie corps de constables-sa peurspornpiers,<br />
de 51. John's, qui peut rivaliser avec les<br />
Firemen reguliers de n'importe quelle grande ville du<br />
Canada a u de s E tats-Unis. L'effectif en est peu eleve ;<br />
ma is, en vertu d'une d isposition assez originale, il se<br />
co mpl <strong>et</strong>e a u be soin par I'appel de « pompiers de<br />
re serve» appartenant a la population civile.<br />
Dans un autre ordre d'Idees, la presse <strong>terre</strong>-neuvienne,<br />
dans sa modeste sphere d'action, joue un role<br />
fort honorable que bien des journaux provinciaux<br />
d'Amerique gagneraient a imiter. Elle est conservatrice<br />
dans ses vues <strong>et</strong> absolument opposee aux<br />
m<strong>et</strong>hodes sens ationnell es ; les evenernents Ioc aux n'y<br />
sont pas traites avec c<strong>et</strong>te importance un peu enfantine<br />
qu'on rei eve dans trap de feuilles des Etats-Unis<br />
au merne du Canada.<br />
En revanche, il existe des institutions dont Ie<br />
fonctionnement est loin d'<strong>et</strong>re exemplaire, Prenons le<br />
monopole de l'Etat en ce qui concerne la vente des<br />
boissons alcooliques. On a essaye d'un syste rne de<br />
prohibit ion analogue a celui des E tats-U nis. Mais,<br />
pour qui connait tant so it peu Ie temperament newfoundlandai<br />
s, il saute aux yeux qu'une t elle mesure<br />
<strong>et</strong>ait vou ee au fiasco Ie plus compl<strong>et</strong>. Taus les gens<br />
incapables d'a ch<strong>et</strong>er, a des prix fantastiques, les vins<br />
<strong>et</strong> eaux-de-vie a rriv ant en masse d'un peu partout, <strong>et</strong>
12 4<br />
CHAPITRE v:<br />
qu'une simple caracteristique de St. John's: un <strong>et</strong>at<br />
de choses sans lequel on aurait peine a concevoir la<br />
cite. S t. J oh n's sans loafers, ce serait Venise sans<br />
go ndoles , St ra sbourg sans ci g ognes, Naples sans<br />
ma caroni. L' <strong>et</strong>ranger se demande comment ces gens-Ia<br />
vivent, ou plutot pourquoi ils existent. Sans doute,<br />
beaucoup de ces bouches inutiles sont soutenues par<br />
leur femme ou leur mere, qui peinent a leur intention<br />
dans quelque taudis. Mais la majorite probablement<br />
sont supporres en grande partie par l'Etat, puisque,<br />
dans la seule capitale, on releve pres de deux mille<br />
noms sur la rnyst erieuse liste de la dole, les indemnites<br />
aux hommes sans travail (<strong>et</strong> n'en cherchant pas,<br />
d'ailleurs !). La d ole, en fait, est intimement liee a la<br />
politique; <strong>et</strong>, dit-on, entierernent rescrvee aux habitants<br />
de St. John's. S'i! existe des (( sans travail II<br />
dans les outports, ils doivent se serrer Ie ventre!<br />
L'agriculture n'a jamais <strong>et</strong>e developpee a Terre<br />
Neuve. Sans doute, il est bien des Europeens qui ne<br />
se doutent pas qu'il en existe dans c<strong>et</strong>te ile reputee<br />
si generalement « une agglomeration de rochers dans<br />
la brume n. En rcalite, c'est la une industrie nouvelle,<br />
car longtemps toute exploitation agricole <strong>et</strong>ait<br />
d efendue par les autorites qui cherchaient, nous<br />
l'avons vu, a empecher la colonisation permanente.<br />
Aujourd'hui, il est de bonnes fermes sur la cote ouest,<br />
lesquelles exportent merne de leurs produits, notamment<br />
des fraises. II est a prevoir qu'avec Ie declin des<br />
pecheries, la population se tournera vers I'agriculture,<br />
pour laquelle il y a d'assez grandes possibilires dans<br />
I'interieur de l'ile <strong>et</strong> sur les cotes ouest.
QUESTIONS ECONOMIQUES ET AUTRES 125<br />
On se doute peu en Europe, <strong>et</strong> surtout en France,<br />
du developpement atteint par l'industrie de la pulpe<br />
<strong>et</strong> du papier, a Terre-Neuve. Mais il ne faut pas<br />
oublier que presque la moitie de l'ile, c'est-a-dire la<br />
superficie cornbinee de I'Alsace <strong>et</strong> de la Hollande,<br />
est couverte de for<strong>et</strong>s. Le sapin noir de c<strong>et</strong>te colonie<br />
passe pour Ie meilleur bois a pulpe du monde; <strong>et</strong> un<br />
des grands avantages de ce territoire, sous Ie rapport<br />
forestier, est que les arbres croissent tres rapidement<br />
dans les endroits d eboises par Ie feu ou 11 dessein.<br />
lei encore une surprise est reservee au voyageur non<br />
initie. II n'est pas peu surpris de trouver 11 Grand<br />
Falls une usine de pulpe, I'Anglo - N<strong>et</strong>ifoundland<br />
Development Co, fondee, en 1909, par lord Northcliffe,<br />
au cout de 6 millions de dollars, une compagnie qui<br />
controle des For<strong>et</strong>s d'une <strong>et</strong>endue egale a celles de la<br />
Corse <strong>et</strong> du Luxembourg cornbinees. A Corner Brook,<br />
sur I'Humber River, la Newfoundland Power and<br />
Paper Co, capitalisee a III millions de dollars, fut<br />
organisee en 1923, <strong>et</strong> a une production de 400 tonnes<br />
de papier par jour. En somme, la valeur annuelle des<br />
exportations de papier <strong>et</strong> pulpe depasse 11 present<br />
celie du poisson, ce qui, pour un Europeen, semble un<br />
contresens 11 Terre-Neuve!<br />
« On nous dit que plus de deux mille bucherons<br />
sont employes dans les seules propri<strong>et</strong>es de la compagnie<br />
de Corner Brook... » Comme je dictais ce passage<br />
a Clara qui, passablement deseeuvree, tenait it jouer it<br />
la steno-dactylographe, Mac, Ie pessimiste, se trouvant<br />
la par hasard, m'interrompit :<br />
- Helas !... fit -il,
126<br />
CHAPITRE \"I<br />
Pourquoi c<strong>et</strong>te exclamation pitoyable? dernandai-jc<br />
: ces entreprises donnent de l'ouvrage avos<br />
compatriotes : vous ne sauriez Ie nier !<br />
- Non. Mais avec quels salaires! 25 sous I'heure ;<br />
au maximum 2 dollars 60 par jour. Pas la rnoitie de ce<br />
qu'on donne au Canada, <strong>et</strong> la vie est ici presque deux<br />
fois plus chere.<br />
- Une situation comme cel le-Ia ne peut durer, dit<br />
P<strong>et</strong>itpas, de son ton sentencieux : a cause du contact<br />
des ouvriers <strong>et</strong>rangers.<br />
- II n'y a pas de contact! On ne veut pas ici de travailleurs<br />
de I'exterieur, dans les pap<strong>et</strong>eries ou les<br />
camps de bucherons.<br />
- Vous m'<strong>et</strong>onnez, repondit P<strong>et</strong>itpas, quand j'<strong>et</strong>ais<br />
en Nouvelle-Ecosse, mon guide canadien me dit avoir<br />
travaille dans les chantiers de bois de Terre<br />
Neuvc,<br />
- Oui, a une certaine epoque, on manquait de bras<br />
it Corner Brook; <strong>et</strong> les entrepreneurs durent importer<br />
des ouvriers canadiens qui, des lors, t oucherent les<br />
salaires auxquels ils <strong>et</strong>aient accouturnes au Dominion.<br />
Apprenant cela, les ouvriers de Grand Falls abandonnerent<br />
l'usine pour se rendre it Corner Brook, ou<br />
ils pensaient naturellernent. <strong>et</strong>re mieux payes. Mais,<br />
on Ie conceit, un tel precede deplut souverainement<br />
a la compagnie de Grand Falls. Etant soutenue par Ie<br />
gouvernement, elle se plaignit a celui-ci : <strong>et</strong> bientot<br />
un reglement d'adrninistration publique fixa Ie maximum<br />
du salaire pour les ouvriers <strong>terre</strong>-neuviens, inferieur<br />
de beaucoup a celui que recevaicnt les hommes<br />
venus du Dominion. On assiste donc maintenant a ce
QUESTIONS ECONOWQUES EI AUIRES 127<br />
spectacle <strong>et</strong>rang e : une minorite de lravailleurs canadiens<br />
rernuner es au taux ordinaire du continent arnericain,<br />
<strong>et</strong> une majorite d'ouvriers newfoundlandais,<br />
dans l'impossibilite de gagner plus de 25 a 3 0 sous<br />
l'heure dans un pays ou Ie pouvoir d'achat du dollar<br />
n'est guere que de 45 sous. Voila un exemple des<br />
conditions au milieu desquelles nous devons nous<br />
debattre. On n'a gu ere idee, en Europe, des pr obl erncs<br />
economiques de ce p<strong>et</strong>it coin de <strong>terre</strong>.<br />
Quand l\lac f ut parti, Ie Rentier declara :<br />
- 1 Tot re ami ne voit que Ie mauvais cole d es choses .<br />
C<strong>et</strong>te colonie a un grand avenir. Prenez I'industrie<br />
d e la ch aussure : elle a passe de 10000 0 dollars a<br />
1 mill ion un quart. Et...<br />
- Chaussures! interrompt P<strong>et</strong>itpas dedaigneusement,<br />
parlez-moi des mineraux l II y a quelques jours,<br />
au Parlement, un ministre affirmait que « Ie salut de<br />
l'ile est dans ses ressources min erales », Savez-vous<br />
qL1e les gisements de fer dans Bell Island, evalues<br />
jadis a 4 millions de tonnes, doivent atteindre, cl'apres<br />
les experts de I'Etat, un total variant entre 27 <strong>et</strong><br />
65 billions; que ceux de charbon sont estimes a<br />
500 millions de tonnes ...<br />
- Estirnes, evaluesv., <strong>et</strong> supposes, glapit Clara,<br />
voil a qui est rejouissant, sinon substantiel !<br />
- l\1ais, mademoiselle, replique Ie savant vexe, les<br />
ingenicurs savent ce qu'ils disent...<br />
- J'ai perdu confiance en eux, rip oste Cla ra majeslueuseme<br />
nt , de pu is qu e Fran co is Arago a d emontre<br />
pa r A + B qu e les voya geurs d e trains express<br />
se raient <strong>et</strong>ouffes d ura nt Ie passage des tunnels . En
128 CHAP ITRE v i<br />
tout cas, vous <strong>et</strong>es naturaliste, vous; pourquoi nous<br />
parler d es pierres ?<br />
- Pu isque vous aimez ,tant Ie latin, mademoiselle,<br />
re pond P<strong>et</strong>itpas avec une emphase qu'il croit sarcastique,<br />
je vous dirai : lnfand um, regina, [ubes, renouare<br />
d olorem l J'ai la douleur de ne pas avoir encore <strong>et</strong>e en<br />
contact ave c la magnifique faune de c<strong>et</strong>te colonie.<br />
J'adore les b<strong>et</strong>es, <strong>et</strong>. ..<br />
- Oui, je comprends. Et elles vous Ie rendent<br />
sans doute, fait Clara avec componction : n'y a-t-il pas<br />
un adage : Asin us asinu m fricat , ou quelque chose<br />
comme c;a? ..<br />
L'Oncle, co mme toujours, se hate d'intervenir :<br />
- Pour Ie ch asseur, d it-il, il Y a d'abord Ie coq de<br />
bruyere, de deux especes .. .<br />
- Oui, interrompit Pe titpas, celui dit des Sa utes<br />
surtout, un des membres les plus distingues de Ja<br />
grande famille des T<strong>et</strong>raonidae...<br />
- Mis ericorde, gemit la jeune frlle, Ie voila parti<br />
de nouveau; arr<strong>et</strong>ez-Ie, qu elqu'un, je vou s prie!<br />
Mais il continue :<br />
- Et les perdrix abond ent j usqu'aux portes d e<br />
Sa int-Jean,<br />
- En fait, surencherit l'Oncle, c<strong>et</strong>te ilc est extrement<br />
riche en oise aux. Une expedition env oyee par<br />
I'Universite de Harvard, en 1915 , rapporta a Boston<br />
soixa nte <strong>et</strong> un specimens d ifferents, to us curieux...<br />
- Comme toujours, interr ompt P<strong>et</strong> itp as, lancant<br />
un re gard de travers a son rival , les musees <strong>et</strong> rangers<br />
s'enr ichi sse nt aux depens de la colonie, qui ne parait<br />
gu ere se soucier de son histo ire naturell e...
130<br />
CHAI'ITRE VI<br />
au cun parc ou jardin public Oil n'en voit un en<br />
captivite '.<br />
*<br />
,. *<br />
II va sans dire que quelques explica tions s'i rnpo sent<br />
ici, en ce qui concerne les pe cheries, quoique Ie cadre<br />
de c<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite relation de voyage ne perm<strong>et</strong>te que<br />
d'effleurer c<strong>et</strong>t e importante question. S 'il fallait resumer<br />
c<strong>et</strong>te derniere en peu de mots, on pourrait dire<br />
que les pe cheries <strong>terre</strong>-neuviennes sont sur leur declin,<br />
pour la simp le raison que les m<strong>et</strong>hodes de salaison,<br />
emballage, <strong>et</strong>c., sont arrierees, <strong>et</strong> que les clients du<br />
sud de I'Europe <strong>et</strong> de I'Arnerique du Sud commencent<br />
a donner la preference, par exernple, a la morue norvcg<br />
icnne. Mais ceci s'applique aussi bien au hareng,<br />
<strong>et</strong> a d'autres poissons. C<strong>et</strong>te situation se complique<br />
du fait que, par suite du besoin croissant de confort<br />
<strong>et</strong> d e la cherte de la vie, la population de I'ile ne<br />
peut plus vivrc exclusivement de ses pecheries,<br />
cherche d'autres occupations ou s'cxpatric. A ceci<br />
vinrent s'ajouter deux crises economiqucs dont la<br />
co lonie ne s'est jamais remise cornpl<strong>et</strong>ement : celie de<br />
1894, qui fit sombrer plusieurs des vieilles maisons de<br />
co mmerce, <strong>et</strong> celie qui suivit la guerre mondiale, <strong>et</strong> .<br />
ou nombre de p<strong>et</strong>ites firmes ne furent sauvees que par<br />
d es pr<strong>et</strong>s co nsent is par les grandes compagnies.<br />
Les pec he ries de morue, a Terre-Neuve, datent du<br />
d ebut du se izierne siecle, peut-<strong>et</strong>re merne de 149S.<br />
r e a l e -<br />
r. D'a pres les rapports du mi ni te re de la Ma rin e e t P vc hc -<br />
i es, l nom bre de ca ribous rues par les chasseurs, n nu<strong>et</strong><br />
m e n t , at t e i n t ( o f fic iel lemeut) dix neuf cents.
QUESTIONS ECONOMIQUES ET AUTRES 131<br />
Ma is il ne parait pas que les phoques furent recherches<br />
avant 1763, epoque a laquelle on les prenait dans<br />
des fil<strong>et</strong>s. II n'est pas sans inter<strong>et</strong> de remarquer que<br />
les principales firmes en gagees aujourd'hui dans les<br />
pe cheries sont tres anciennes : Bowring <strong>et</strong> C ' date<br />
de cent vingt ans, Job <strong>et</strong> C" faisait des affaires vin gt <br />
six ans avant la creation des E ta ts-Unis ; Harvey<br />
<strong>et</strong> C" op erait deja en 1767.<br />
II est indeniable que les pecheries ont entrave a un<br />
degre sensible le d eveloppement economiq ue de Terre<br />
Neuve. Et ceci, non seulement parce que les autorites<br />
lo cal es ont trop longtemps prohibe toute autre entreprise<br />
dans la colonie; mais bien aussi a cause de I'a ttitude<br />
meme de la population. Le pecheur n'a jamais<br />
songe qu'au poisson, bien qu'il eut amplement Ie loisir<br />
de faire autre chose dans l'intervalle des peches.<br />
Dans Ie nord de l'ile, nombre d'hommes restent ainsi<br />
inoccupes pendant neuf mois par an, ou ne travaillent<br />
comme bucherons que d 'une f acon intermittente,<br />
profitant du moindre prctexte pour rentrer chez eux<br />
<strong>et</strong> attendre la saison du poisson. A St. John's surtout,<br />
I'arrimage <strong>et</strong> le debardage ont toujours <strong>et</strong>e lies plus<br />
ou moins ala pe che ; bien des pecheurs oisifs travailleraient<br />
plu s volontiers dans les docks qu'ailleurs, s'Il<br />
n'y avait deja encombrement de ce cote; en tout cas,<br />
ils ont fmi par former dans la capitale une categoric<br />
de declasses si peu dignes de confiance, au point de vue<br />
te chnique, que les capitai nes de sealers ne veul ent<br />
merne plus lcs erubau cher po ur la chasse au phoqu e.<br />
O n peu t se de mander pourqn oi les ea ux de Terre<br />
Ne uve son t si poissonne uses. L'expl icat ion est simple.
CHAPITRE VI<br />
On sait que Ie courant arctique descend Ie long des<br />
cotes de la colonie, vers les Gr ands Banes, au sud de<br />
celle-ci. Or, ce courant transporte une enorrne quantite<br />
d'ecume venant des baies <strong>et</strong> rivi er es de l'extremenord<br />
<strong>et</strong> const ituee par des organismes mi croscopiques.<br />
C<strong>et</strong>te ec ume sert de nourriture a des multitudes<br />
de tres p<strong>et</strong> its crustaces, mollusques <strong>et</strong> annel ides,<br />
lesquels, de leur cot e, attirent de plus gros crusta ces<br />
ou des poissons, qui s'cn repaissent. Parmi ces derniers,<br />
par exemple, sont les capela ns , in nombrables,<br />
que poursuivent, a leur t our, <strong>et</strong> avec avid ite , les<br />
morues . C'est done, en so mme , une sorte d'enchainement<br />
: les animaux marins les plus divers, depuis les<br />
tout p<strong>et</strong>its mollusques jusqu'aux baleines, <strong>et</strong>ant attires,<br />
a d iff'erents degres, par les aliments co ntenus<br />
dans Ie courant.<br />
Parlant de baleines, les deux seules compag nies<br />
s'occupant de c<strong>et</strong>te peche a Tcrre-Neuve sont norvegiennes.<br />
Encore une illusion qui s'envole. .. Nous nous<br />
<strong>et</strong>ions imagine, sur lafoi de certains rornanciers, que<br />
les Terre-Neuviens <strong>et</strong> arent des baleiniers par excellence!<br />
En realite, ils n'ont jamais eu de succes av ec<br />
c<strong>et</strong>te industrie, qu'on tente aujourd'hui de faire<br />
revivre. C'est la rnorue, sans contred it , qui joue Ie<br />
premier role . D'apres Ie dernier rapport of ficiel, les<br />
exportations de morue montent a 1366461 quintaux<br />
( 12 06 5395 d ollars). En 1921, la merne quantite se<br />
vendit p our pres d e 300000 dollars de plus qu'a present;<br />
en 1919, une quantite plus forte de 1/5 put se<br />
veudre Ie dou ble. Ces chiff res ne so nt pas rassurants,<br />
d'autant moins qu e Ie nom br e d es homme s engages
136<br />
CHAPITRE \"II<br />
colline, d'ou il faut devaler 11 pied pour arriver... non<br />
au bourg Iui-merne, ce qui serait trop simple, mais a<br />
un d<strong>et</strong>roit minuscule, une passe de rien du tout, qui,<br />
a certains jours, est infranchissable pour la chaloupe<br />
Ii moteur servant de bac, de sorte que, pour couronner<br />
ce singulier voyage, vous pouvez perdre quelque vingtquatre<br />
heures devant la gut, c<strong>et</strong>te « gouttiere » d'une<br />
centaine de m<strong>et</strong>res vous separant de votre destination.<br />
On oublie tout cela quand, du haut des collines, on<br />
contemple Ie spectacle si varie forme par Ie double<br />
fjord de Placentia, souvent compare aux lacs de Killarney,<br />
la baie, l'arriere-plan de montagnes, <strong>et</strong> Ie village<br />
propr<strong>et</strong>, avec ses nombreuses barrieres blanches,<br />
resserre entre les divers bras de mer, des falaises<br />
escarpees <strong>et</strong> une <strong>et</strong>range plage couverte, sur une<br />
<strong>et</strong>endue de quelque 1500 m<strong>et</strong>res, d'enormes cailloux<br />
d'une syrn<strong>et</strong>rie curieuse.<br />
La tradition veut que, quand, au milieu du d ixseptieme<br />
siecle, les pecheurs francais, - des Malouins<br />
<strong>et</strong> des Basques, - a la recherche d'un havre dans ces<br />
parages, arrivcrent en ce lieu, ils furent enthousiasrnes<br />
par la beaute du site <strong>et</strong> s'ecriercnt : « La Plaisance!<br />
» Et Ie nom resta. Ce qui est sur, c'est que les<br />
Francais, en choisissant Plaisance comme leur base a<br />
Terre-Neuve, firent preuve d'nn excellent jugement :<br />
non seulement il y avait la un bon port <strong>et</strong> des facilites<br />
exceptionnelles pour secher Ie poisson, condition primordiale<br />
dans la peche a la morue, mais la topographie<br />
locale se pr<strong>et</strong>ait admirablement a I'erection de<br />
solides fortifications. Toutefois, il est a remarquer<br />
que plusieurs auteurs anglais, en ecrivant sur Placen-
u: TOUR A PLAISANCE<br />
tia, ont rendu justice au sens est h<strong>et</strong>ique des Francais<br />
en declarant que sans nul doute les charmes naturels<br />
du paysagc ont <strong>et</strong>e pour beaucoup dans Ie choix de<br />
c<strong>et</strong>te Iocalite , Toujours est-il que « Plaisance» <strong>et</strong>ait<br />
tel1cmcnt fortc qu'elle ne s'est jamais rcndue aux<br />
Anglais, <strong>et</strong> qu'elle est restee, depuis sa fondation cn<br />
1662 jusqu'au traite d'Utrecht (1713), Ie point de<br />
depart des nombrcuses expeditions dont Ie but <strong>et</strong>ait<br />
de s'emparer pcu a peu de I'ile entiere. II ne faut pas<br />
oublier quc, me me apres la chute de Quebec, <strong>et</strong> jusqu'au<br />
traite de Paris de 1763, la France, bien que ne<br />
possedant plus ricn au Canada, continua ses efforts<br />
desesperes pour garder pied a Terrc-Ncuve, dont elle<br />
appreciait l'importance au point dc vue des pecheries,<br />
<strong>et</strong> aussi sous Ie rapport strategique, puisquc la<br />
possession de cc territoirc, si ellc <strong>et</strong>ait compl<strong>et</strong>e, efit<br />
permis de controler d'une facon efficace Ic d<strong>et</strong>roit dc<br />
Belle-Isle, une des voies d'acces du Saint-Laurent.<br />
Des savants ayant sans doute du temps a perdre<br />
ont discute avec energie sur la question de savoir a<br />
quelle date les premiers pionniers francais s'<strong>et</strong>ablirent<br />
dans la baie de Plaisance: il n'est pas facile de voir<br />
l'utilite pratique de ce point d'histoire qui, d'ailleurs,<br />
n'a pas de chances d'<strong>et</strong>re jamais eclairci. On a pr<strong>et</strong>endu<br />
que des barques de Saint-Malo ou du pays<br />
basque pechaient deja dans ces parages en 15°4, <strong>et</strong><br />
apparemment avaient <strong>et</strong>abli des sechoirs sur certaines<br />
plages. Ce qui est plus interessant, c'cst de remarquer<br />
que, des c<strong>et</strong>te epoque, les Portugais, aujourd'hui les<br />
rivaux des Francais sur les Grands Banes, cherchaient<br />
a s'assurer les avantages de la region de Plaisance <strong>et</strong>
J38<br />
CHAPITRE VII<br />
d'autres parties de Terre-Ncuve, Les traces de ces<br />
efforts se r<strong>et</strong>rouvent encore a I'Ireure actuelle dans diffCrents<br />
noms, plus au mains anglicises : Conception<br />
Bay, Portugal Cove, St. Francis, <strong>et</strong>c. II est 11. noter, egalement,<br />
que la baie de Plaisance, plus tard, fut appelee<br />
11. jouer un role dans I'histoire de Saint-Pierre <strong>et</strong><br />
Miquelon : en eff<strong>et</strong>, aux debuts de c<strong>et</strong>te colonie franc;aise,<br />
Ie combustible y <strong>et</strong>ait extrerrierncnt rare, <strong>et</strong> les<br />
colons avaient I'habitude d'aller passer la mauvaise<br />
saison 11. la baie de I'Hiver, non loin de la Placentia<br />
actuelle.<br />
On ne saurait nier que la fondation <strong>et</strong> la fortification<br />
de Plaisance aient <strong>et</strong>e entreprises en violation de<br />
1a convention passee en 1635 avec l'Angle<strong>terre</strong> <strong>et</strong> qui<br />
perm<strong>et</strong>tait simplement aux Francais de pecher dans<br />
les eaux <strong>terre</strong>-neuviennes <strong>et</strong> secher leur poisson sur<br />
Ie rivage, moycnnant Ie payement d'un droit de<br />
5 p. 100. Mais, 11. c<strong>et</strong>te epoque, on <strong>et</strong>ait si accouturne<br />
a voir les colonies changer de mains au Nouveau<br />
Monde, que l'on n'attachait qu'une maigre importance<br />
aux stipulations non incorporees dans un traite t erminant<br />
une guerre. Dans Ie cas particulier, en 1660,<br />
Louis XIV <strong>et</strong>ait 11. I'apogec de sa puissance, <strong>et</strong>, d'autre<br />
part, Charles II d'Angle<strong>terre</strong>, restaure sur son trone<br />
avec i'aide du grand roi , devait trop 11. ce dernier pour<br />
ne pas fermer les yeux sur les agissements des troupes<br />
francaises 11. Terre-Neuve; il poussa merne l'amabilite<br />
jusqu'a abolir la taxe de peche susmentionnee. Les<br />
choses, toutefois, changerent en 1689, lorsque Guillaume<br />
d'Orange arriva au pouvoir. Guillaume III, on<br />
Ie sait, <strong>et</strong>ait l'irreconciliable ennemi de Louis le
UN TOUR A PLAISANCE<br />
Gr and; <strong>et</strong> it p r<strong>et</strong>a l'oreille aux d olean ces d es go uverncurs<br />
de Ne wfound land contre les " usurpateurs » de<br />
Plaisan ce. II profi ta de la gu erre d'Augsbourg pour<br />
faire envoyer une Rotte conlre ceux- ci. Or, 11 ce<br />
mornent-Ia, I'organisation d efensive de la p<strong>et</strong>ite<br />
« capitale » laissait a desirer, Un gouverneur, cepen <br />
dant, Mes sir e Parat, qui semble avoir craint les agissements<br />
des nombreux pirates de la region plus que<br />
les hostilit es de la part de l'ennemi hereditaire, avait<br />
obtenu des renforts <strong>et</strong> de nouveaux canons. Ma is, en<br />
1691, so us Ie gouverneur de Brouillon, la garnison,<br />
dit-on, <strong>et</strong>ait reduite 11 dix-sept hommes. Neanmoins,<br />
lorsque, en 1692, Ie commodore \Villiams se presenta<br />
devant Pl ai sance, ses vaisseaux, malgre un e canonnade<br />
de cinq heures, ne prod uisirent aucun resultat<br />
sur les forts. Du reste, une ruse des assieg es intimida<br />
les Anglais : Ie gouverneur fit placer soixante bateaux<br />
de peche basques dans un d es bras de mer; <strong>et</strong> leurs<br />
equipages avaient recu J'ordre de s'agiter de facon a<br />
faire croire a un branle-b as de combat. Soit dit en<br />
passant, ces pecheurs basques, qui firent si bonne contenance<br />
sous Ie feu de l'ennemi, <strong>et</strong>aient les memes<br />
d ont s'<strong>et</strong>ait plaint si amerernent Ie predecesseur de de<br />
Brouillon, Parat, lequel les avait menaces de ch atiment<br />
parce qu' « ils faisoient mille insolences » : ce<br />
qui prouve une fois de plus que les mauvaises t<strong>et</strong>es<br />
font souvent les plus braves soldats.. . Le commodore<br />
\Villiams, ap re s tout, <strong>et</strong>ait peut-<strong>et</strong>re heureux d'avoir<br />
une bonne excuse pour s'eclipser, car les navires de<br />
bois de c<strong>et</strong>t e epoque , sans Ie se cours d'une attaque de<br />
vive force p ar des troupes de <strong>terre</strong>, n'av aient gu e re
'4° CHAP IT RE vn<br />
de chances de succes contre des ouvrages construits<br />
sur les principes de .Vauban. Quoi qu'il en soit, la victoire<br />
des Francais les enhardit. Non seulement ils eleverent<br />
de nouvelles fortifications autour de Plaisance,<br />
mais ils re cornmencerent sur une grande echelle leurs<br />
incursions sur les co tes occupees par des colons<br />
anglais. Les raids en question, il faut Ie reconnaitre,<br />
<strong>et</strong>aicnt fort brutaux. Les puristes en matiere de droit<br />
des gens les condamneraient sans nul doute aujourd'hui;<br />
mais il ne semble pas que les precedes employes<br />
alors contre une population sans d efense aient souleve<br />
la moindre indignation a I'ep oque,<br />
L'abbe Beaudoin, par cxernple, qui ac compagnait<br />
une de ces colonnes expeditionnaires, relate f roidcme<br />
nt, dans son curieux journal, cornbien de maisons<br />
l'on brulait <strong>et</strong> combien de femmes <strong>et</strong> d'enfants 1'0n<br />
faisait prisonniers chaque jour, tandis que les hommes<br />
des villages de pecheurs anglais <strong>et</strong>aient en mer. II va<br />
sans dire que les Anglais usaient des memes moyens<br />
vis-a-vis des ctablissements <strong>et</strong> ports francais, tout ceci<br />
creant un <strong>et</strong>at de choses profondernent lamentable au<br />
point de vue de la colonisation. C'est de Plaisance,<br />
rappclons-Ie, que partirent les diverses expeditions<br />
contre St. John's. A deux reprises, en 1696 <strong>et</strong> '708,<br />
il s'en fallut de peu que toute Terre-Neuve ne tornbat<br />
aux mains des Francais : seul, Ie p<strong>et</strong>it village de Carbonear,<br />
sur la ba le de Conception, resista toujours<br />
avec succes aux envahisseurs; ce qui lui vaut, dans<br />
les annales de la colonie, Ie surnom d' U,bs Intacta,<br />
un des titres de gloire des Newfoundlanders. En<br />
revanche, la « capitale francaise " , elle aussi, me rite-
UN TOUR A PLAISANCE<br />
rait Ie rnerne honneur, car ni Ie commodore \Villiams en<br />
1692, ni Ie capitaine Leake en 1704, ni les amirau x<br />
Graydon en 1703 <strong>et</strong> Walker en I7JI ne purent s'en<br />
emparer.<br />
C'est en grande partie a cause de ce beau record<br />
que nous d esirions <strong>et</strong>udier Placentia sur les lieux.<br />
Malheurcusernent, des forts il ne reste presque plus<br />
rien, car, depuis quelque cent cinquante ans, les habitants<br />
ont eu l'habitude de puiser largement dans les<br />
ruines pour batir leurs maisons. Mais ce que nous<br />
avons pu constater de uisu, c'est que les ouvrages<br />
<strong>et</strong>aient places de telle facon que, sur ce territoire resserre<br />
, entrecoupe de fjords, il efit fallu, pour prendre<br />
Plaisance, un outillage de guerre infiniment plus considerable<br />
que ne Ie possedait I'Arniraute anglaise.<br />
- Un p<strong>et</strong>it Gibraltar! rep<strong>et</strong>ait l'Onele qui, dans<br />
la nuit des temps, avait fait son volontariat d'un an<br />
dans le genie <strong>et</strong> <strong>et</strong>ait afflig e de l'inoffensive marotte<br />
de se croire un expert en la matiere, tandis qu'il ignorait<br />
totalement sa grande valeur comme naturaliste.<br />
II s'<strong>et</strong>ait procure, je ne sais ou, des copies de vieux<br />
plans des forts, <strong>et</strong> nous accablait de d<strong>et</strong>ails <strong>et</strong> chiffres<br />
dont nous n'avions que faire.<br />
-Remarquez, continue-t-il, avec quel soin les grosses<br />
pieces <strong>et</strong>aient disposees aux points menaces: les faces<br />
de ce p<strong>et</strong>it bastion ou nous sommes <strong>et</strong>aicnt garnies de<br />
deux canons de 24 <strong>et</strong> quatre de 36 livres, <strong>et</strong>. ..<br />
- Perm<strong>et</strong>s, mon onele, s'ecrie Clara, en fait de<br />
bastions, il n'y a ici que des fleurs des pres <strong>et</strong> une<br />
bien jolie vue. Laisse-nous jouir en paix du present<br />
<strong>et</strong> oublier ces sempiternels Campos ubi Troja tlti:!
CHAPITRE VII<br />
P<strong>et</strong>itpas, toujours jaloux de l'Oncle, rit dans sa<br />
barbe:<br />
- Dans ce cas particulier, Mile Clara a raison! me<br />
mu rrnure-t-il a l'oreille, mais ces jeunes fillesqui usent<br />
du latin hum !... je crois vraiment pr cferer qu 'clles<br />
fumen t ! .<br />
Parvenus a l'emplacerncn t d'un autre fort, nous<br />
devons sub ir derechef ce brave homme d'Oncle qui,<br />
c<strong>et</strong>te fois, nous lit un projct, d'agrandissement de<br />
l'ouvrage en q uest ion , datant du 4 novembre I j 06.<br />
- Voyez, nous dit-il, comme tout <strong>et</strong>ait bien prevu,<br />
quoique ave c Ie souci de I'economie :<br />
« La fa ce qui regarde Ie marest ne sera que d'une<br />
sim ple muraille avec des creneaux <strong>et</strong> un fosse devant,<br />
ou I'on pourra tenir de l'eau dedans, <strong>et</strong> a secher par<br />
Ie moyen des eel uses... u<br />
- Quel galimatias! fait Pctitpas d edaig neusemcnt,<br />
<strong>et</strong> qu'cst- ce que cela peut nous faire, je vous Ie<br />
demande?<br />
- Mais que d itcs-vous de ceci, erie Clara qui a lu<br />
par-dessus l'epaule de son oncle :<br />
« Menagerie <strong>et</strong> Jardin de M. de Subercaze (ven dus<br />
a I'Hospital), »<br />
« Que fait-il d 'une menagerie dans ce fort, ce Subercaze-Ia<br />
> Et que penser d'un h6pital qui ach<strong>et</strong>e une<br />
menagerie? II n'y a qu'a Plaisance qu'on pui sse voir<br />
une chose co mme ce llc-l a ! )l .<br />
L'Oncle, decourage <strong>et</strong> d egoute par I'attitude de son<br />
auditoire, replie so n plan, ave c un so up ir, tandis que<br />
P<strong>et</strong>itpas, enc ha nt e , nou s di sa it :<br />
L - Cornbien il est pl us int eressant de pa rco urir ce
144 CHAPITRE VII<br />
fort peu d'enfants. Clara, alerte a chercher « la p<strong>et</strong>ite<br />
b<strong>et</strong>e », fa it remarquer que les recenseurs du temps<br />
<strong>et</strong>aient peu galants, puisque, dans la colonne reservee<br />
aux femmes des colons, ils ecrivaient froidement « 1 a<br />
Plaisance n, ou « 1 en France P, comme s'il <strong>et</strong>ait parfaitement<br />
naturel que ces hommes fussent d es po lygames!<br />
De tous les personnages qui jouent un ro le d a ns<br />
I'occu pation francaise de P laisance, deux figures se<br />
d<strong>et</strong>achent d'une facon preeminente : Ie gouverneur d e<br />
Brouillon, <strong>et</strong> surtout Louis Armand de Lorn, baron de<br />
Lahontan. Le nom de ce dernier est familier, aujourd'hui<br />
encore, a tous les intellectuels de Terre-Neuve,<br />
non pas se ulement a cause de son ceuvre litteraire I,<br />
mais aussi pa r su ite de ses derneles avec de Brouillon.<br />
Nous trouvons la un exemple de plus de ces p<strong>et</strong>ites<br />
intrigues, de ces rivalites mesquines qui furent si<br />
f rcq uentes dans les colonies francaises aux d ixseptieme<br />
<strong>et</strong> dix-huitieme siecles : ..<br />
Le baron d e Lahontan, originaire d u village de ce<br />
nom dans les Bas ses-Pyrenees, <strong>et</strong>ait en 1692 a P laisance,<br />
sur la f regate Sainte-Anne, chargee de convoyer<br />
en France des bateaux de peche basques. C'est alors<br />
qjle Ie commodore Williams attaqua la place, ainsi<br />
que nous I'avons relate plus haul. Lahontan se distingua<br />
dans c<strong>et</strong>te affaire <strong>et</strong> , lorsqu'i! arriva, un peu plus<br />
tard, dans la mere patrie, on lui confera comme recorn-<br />
r, I'orages dans l"Amtir ique du No rd.<br />
2. Dans All Maille <strong>et</strong> all Nouueau-B ruwnoi ck (p p. 2 16 <strong>et</strong><br />
suivantes), DOUS avo ns eu l'oc casion de parler de l'affaire de<br />
La T'cur-d'Aulnay, bi en caracteristique elle au ssi.
UN TOUR A PLAISANCE<br />
pense Ie titre de lieutenant-gouverneur de Plaisance.<br />
Toutefois, a son r<strong>et</strong>our dans c<strong>et</strong>te derniere localit e,<br />
il fut, a sa grande surprise, froidement rellu par de<br />
Brou ill on . Si celui-ci, en eff<strong>et</strong>, avait fa it I'eloge de<br />
Lahontan dans ses d epeches au gouvernement m<strong>et</strong>ropol<br />
itain, il ne se souciait nullement de se Ie voir<br />
adjoi nt. Et cela pour des raisons variees , D 'abord, il<br />
avait un neveu, I'enseigne Saint-Ovide, qu' il aurait<br />
voulu voir nommer sous-gouverneur. Ensuite, disent<br />
les mauvaises langues, la distribution des rations aux<br />
sold ats rapportait gros au gouverneur; ceci devenait<br />
I'apanage du lieutenant-gouverneur, d'apres les reglements<br />
d e l'ep oque, <strong>et</strong>, par suite, profitait a Lahontan<br />
au d <strong>et</strong>riment de Brouillon. Enfin, Ie nouveau venu <strong>et</strong>ait<br />
aussi populaire que Ie gouverneur I'<strong>et</strong>ait peu. On<br />
rapporte que celui-ci, perdant toute mesure, ec rivit a<br />
ses super ieurs que Ie lieutenant-gouverneur ne desirait<br />
pas faire les distributions, ce qui n'<strong>et</strong>ait pas exact.<br />
Lahontan se vengea a sa maniere, qui n'<strong>et</strong>ait pas des<br />
plus anodincs; <strong>et</strong> bientot les tavernes de Plaisance<br />
r<strong>et</strong>entirent de chants satiriques ou de Brouillon <strong>et</strong>ait<br />
tourrie en ridicule. Ce dernier riposta alors en<br />
employant a des corvees n'ayant ri en de militaire les<br />
soldats dont Lahontan avait Ie commandement. Faisant<br />
r<strong>et</strong>omber son courroux impuissant sur ces pauvres<br />
di ables, illes accusait a tout bout de champ de paresse<br />
<strong>et</strong> d 'indiscipline ; <strong>et</strong>, malgre les protestation s du li eu <br />
tenant-gouverneur, en fit « passer un par les bag u<strong>et</strong>t es n ,<br />
Les satires redoublerent ; <strong>et</strong> bientot la situat ion devint<br />
intolerable. Le g ouverneur exped iait rapport sur<br />
rapport a Versailles, accusant son lieutenant d '<strong>et</strong>re<br />
TE R I\E·Nl::t; n:. 10
146<br />
CHAPITRE VII<br />
trop indulgent envers les hommes dc troupe; de trop<br />
faire la noce (ce qui <strong>et</strong>ait sans doutc vrai, rna is ne<br />
regardait guere de Brouillon !); enfin, d'exciter 11 I'insubordination<br />
au moyen de pamphl<strong>et</strong>s <strong>et</strong> de coupl<strong>et</strong>s<br />
impertinents. Sur ce dernier point, Ie gouverneur,<br />
certes, n'avait pas tort. Toutefois, des qu'il voulait<br />
sevir, il se heurtait 11 l'opposition des Peres Recoll<strong>et</strong>s,<br />
lesquels avaient pris I'incorrigible officier en grande<br />
amitie <strong>et</strong> Ie protegeaient dans toutes ses fredaines.<br />
Pousse aux d ernieres limites de l'exasperation, de<br />
Brouillon resolut de frapper un grand coup. Le<br />
20 novembre 1693, alors que Lahontan donnait une<br />
soiree 11 ses intimes, Ie gouverneur, masque, survint<br />
avec quelques hommes egalement deguises, <strong>et</strong>saccagea<br />
l'appartement de son subordonne. Et, pour couronner<br />
son ceuvre, Ie lendemain matin ses val<strong>et</strong>s rosserent<br />
ceux de Lahontan. Finalement, celui-ci se rendit<br />
compte que son sejour 11 Plaisance comrnencait 11 manquer<br />
de charrnes. 11 decida de s'eclipser pour quelque<br />
temps, sinon pour toujours. Mais comprenant que les<br />
rapports du gouverneur devaient avoir <strong>et</strong>e suffisammerit<br />
d<strong>et</strong>estables pour qu'il se vit offrir, des son debarquement<br />
en France, un logement 11 la Bastille, il<br />
s'arrangea, non sans peine, avec un capitaine de navire<br />
marchand qui, moyennant 1000 dollars, promit de Ie<br />
conduire en Espagne. Cependant, la mauvaise <strong>et</strong>oile<br />
de Lahontan Ie poursuivait. En mer, il se dechaina<br />
une temp<strong>et</strong>e telle que Ie capitaine, epouvante, declara<br />
qu'il allait chercher un abri sur les cotes de France,<br />
ce qui, naturellement, provoqua les protestations indignees<br />
du passager, lequel devinait bien qu'ordre avait
UN TOUR A PLAIS ANCE 147<br />
<strong>et</strong> c donne de l'arr<strong>et</strong>er a toutes les au to ritcs des por ts<br />
de l'Atlantique. Grace it un ver sem en t ad dit ion nel de<br />
200 pistoles, il obtint d '<strong>et</strong>re d eba rq ue en Portugal.<br />
La non plus il ne put trouver Ie rep os . E n proie au<br />
mal du pays, il revint dans le s Pyren ees ch er cher asile<br />
au village de sa naissance. Ma is ce fut pour y trouv er<br />
ses biens confisques par ses nombreux cr ean ciers . Du<br />
reste, la menace de la Bastille existait tou jours. Force<br />
fut done au pauvre Lahontan de repasser la f ront ier e.<br />
II semble <strong>et</strong>re mort en Espagne ver s 1i15. C' est pendant<br />
c<strong>et</strong> exil que, pousse par Ie besoin, il publia son<br />
livre qui, d'ailleurs, cut un reel suc ces, j<strong>et</strong>ant un eclat<br />
tardif, mais durable, sur une des figures les plus pi tt oresques,<br />
quoique des moins connues, du siccle de<br />
LouisXlV.<br />
Le traite d'Utrecht, en m<strong>et</strong>tant fin a la position d e<br />
Plaisance comme capitale des <strong>et</strong> ablissc ments francais<br />
11 Terre-N euve, n'apporta pas un terme 11 son role<br />
important dans la colonie. L'excellence de son site fut<br />
immediaterncnt reconnue par les Anglais, <strong>et</strong>, pendant<br />
quelque temps, sous Ie nouveau nom de Placentia,<br />
c<strong>et</strong>te localit e devint la capitale du Newfoundland . Le<br />
futur roi d'Angle<strong>terre</strong> George IV, comme prince de<br />
Galles, y fit un long sejour, dans une sorte d'incognito.<br />
On rappor te sur lui, dans la region, de nombreuses<br />
anecdotes, d'ou il d ecoule que c'<strong>et</strong>ait un bon<br />
compagnon, un vrai l olly Good Fellow, co rnme chantent<br />
les Anglais sur notre fameux air de Mal br ou g h. D 'apres<br />
un de ces cancans, Ie prince, un jour, passant pres<br />
d'une fontaine, vit une accorte fille d e Pl acentia<br />
occupee 11 faire la lessive <strong>et</strong>, s'approchan t d'elle en
CHAPITRE VII<br />
catimini, lui pinca la taille. La demoiselle, furieuse,<br />
plaqua vigoureusement un paqu<strong>et</strong> de linge savonnesurla<br />
figure du trop entreprenant personnage, que, d'ailleurs,<br />
elle ne connaissait pas. Et c'est la seule fors qu'un roi<br />
d' Angle<strong>terre</strong> se fit laveria t<strong>et</strong>e par une de ses suj<strong>et</strong>tes!...<br />
Une des currosites de Placentia est sa plage de gros<br />
caillous ronds, laquelle a environ I kilom<strong>et</strong>re <strong>et</strong> demi<br />
de large sur autant de long. Ces pierres sont a peu<br />
pres syrn<strong>et</strong>riques <strong>et</strong> de me me taille <strong>et</strong> ont <strong>et</strong>e accumulees<br />
dans c<strong>et</strong>te sorte d'echancrure par I'action de<br />
la rnaree durant de longs siecles ; <strong>et</strong> l'on constate sur<br />
c<strong>et</strong>te surface des ondulations marquant autant de<br />
« poussees II particulierernent fortes. Le touriste,<br />
deambulant par les rues, ou plutot les routes de Placentia,<br />
ne se doute guere que tout Ie bourg est bati<br />
sur un champ de pierres analogue, que recouvre maintenant<br />
une mince couche de <strong>terre</strong> vegctale, en grande<br />
partie artificielle. C<strong>et</strong>te plage appartient a I'histoire<br />
locale, car Ie sechoir naturel qu'elle constitue pour la<br />
morue fut un des principaux facteurs qui amenerent<br />
les Francais a faire de la localite leur chef-lieu dans<br />
l'Ilc. La surface <strong>et</strong>ait lotie entre les pecheurs, la largeur<br />
du lot, au rivage, <strong>et</strong>ant proportionelle au tonnage<br />
du navire interesse, mais aucune limite n'<strong>et</strong>ant fixee<br />
quant a la longueur vers la <strong>terre</strong>. On voit encore, de<br />
place en place, des trous circulaires; c'<strong>et</strong>ait la qu'on<br />
enfouissait l'excedent de sci, a la fin de la peche,<br />
L'ouverture <strong>et</strong>ait ferrnee par des morceaux de silex<br />
<strong>et</strong> un feu bati par-dessus : Ie silex bouchait alors Ie<br />
trou herrn<strong>et</strong>iquernent <strong>et</strong> Ie sel se conservait intact jusqu'a<br />
la saison prochaine.
UN TOUR A PLAISANCE 149<br />
La Placentia daujourd'hui, sous Ie rapport economique,<br />
est dans Ie marasme. Les quelques avantages<br />
que lui a procures Ie tourisme ne sauraient compenser<br />
la re culade commerciale. C<strong>et</strong>te ex-capitale de pech eries<br />
n'a plus de pecheurs. Fi gee dans Ie pass e, eIle<br />
est naturellement devenue une p<strong>et</strong>ite ville de r<strong>et</strong>raites,<br />
de vieilles familIes conservatrices <strong>et</strong> paisibles ; ses<br />
magasins alimentent, sans se presser <strong>et</strong> sans faire<br />
fortune, les nombreux hameaux <strong>et</strong> ecarts eparpilles<br />
dans un rayon d'une vingtaine de k ilom<strong>et</strong>res . Une<br />
des raisons d'<strong>et</strong>re de la Placentia anglaise est son tribunal,<br />
ou il y a peu de causes, <strong>et</strong> dont la prison est<br />
gen eralement vide.<br />
- C'est la, me disait Ie gardien qui ins istait pour<br />
que je visitasse son domaine, c'est la ou nous d ep osons,<br />
a I'occasion, les corps des naufrages repeches<br />
sur ces rives. Ou bien, on y place les fous venus de<br />
la campagne, en attendant leur transfert a la maison<br />
de sante.<br />
N'appartenant a aucune de ces deux ca tegories, je<br />
declarai ne pas <strong>et</strong>re interesse, <strong>et</strong>, 11 l' evident regr<strong>et</strong><br />
de l'hospitalier geolier, je rn'eloignai de c<strong>et</strong> endroit<br />
par trop lugubre. Toutefois, je tombai de Charybde<br />
en Scylla, car, au tournant d'une de ces jolies ruelles<br />
bordees de barrieres blanches <strong>et</strong> de jardin<strong>et</strong>s mi-croscopiques<br />
qui donnent a Placentia l'air d' <strong>et</strong>re frais<br />
emoulue d'une boite de jou<strong>et</strong>s de Nuremberg, je me<br />
trouvai en presence de la troupe, au compl<strong>et</strong> , d e mes<br />
cornpagnons d e voyage, conduite par Cla ra br andissant<br />
une cl e o<br />
La jeune fille s' ecria, a rna vue:
1 50 CHAPlT RE vn<br />
- Q uelle cha nce ! Nous vous cherchions. II s'agit<br />
d 'a llcr visiter les t ombes.. .<br />
- Gra nd merci! repondis-jc, j'en ai asscz des<br />
excursion s macabres. Donnez-rnoi quelque chose de<br />
gai.. .<br />
- Mais ne vous rappelez-vous pas ce que je vous ai<br />
di t des tombes basques de Placentia, avant notre<br />
dep ar t ?<br />
- A h ! oui , vaguement.. .<br />
- Va g uement ? Vous <strong>et</strong>es poli, vous! Quand unc<br />
dame vous dit quelque chose d' important, voila com me<br />
cela vous frappe!<br />
- Mais enfin, de quels morts s' ag it-il ?<br />
- Est-ce que je sais, moi ? Venez avec nous, <strong>et</strong><br />
vous verrez!<br />
l [otrc cicerone, d 'un air rnysterieux, nous conduit<br />
dans I'enclos d ilapide d'une p<strong>et</strong>ite chapelle, ou nous<br />
dccouvrons, dans un <strong>et</strong>at assez lamentable, des pierres<br />
tombale s prescntant vraiment de I'inter<strong>et</strong>. La plus<br />
importante, toutefois, a <strong>et</strong>e mise relativement a I'abri<br />
a linterieur de I'edifice minuscule dont Clara s'<strong>et</strong>ait<br />
procure les cles.<br />
Ces dalles, parait-il, <strong>et</strong>aient nombreuses il y a cent<br />
ans ; mais, depuis lors, les residents les ont largement<br />
mise s a contribution pour la const ruct ion des<br />
atres <strong>et</strong> fondations de leurs mai sons. lis n'auraient<br />
probablement pas agi ainsi ave c des tombes anglaises,<br />
mais ces dall es portant des inscriptions indechiffrables<br />
ne leur inspiraien t aucune reverence, Dans Ie cirn<strong>et</strong><br />
iere de la vieille Plaisance, les tombes - basques<br />
de vaicut former la majorite, ca r presque toutes celles
UN TOUR ,\ PLAISANCE<br />
qui subsistent sont dans c<strong>et</strong>te langue. Jusque dans ces<br />
dernieres annees, les inscriptions <strong>et</strong>aient regardees<br />
comme impossibles 11 com prendre. II ya quelque temps,<br />
Mgr Legasse, notaire apostolique 11 Saint-Pierre <strong>et</strong><br />
Miquelon, Basque d'origine, les a dechiffrees . La dalle<br />
la plus curieuse porte d'un cote:<br />
DAHEME N<br />
Hi I a i ...<br />
l\Iai i 1676.<br />
Les deux premiers mots avaient <strong>et</strong>e regardes comme<br />
un nom propre <strong>et</strong> un prenorn. Or, en basque, Ie premier<br />
signifie : « Est ici », ou : « Ci-git »; Ie second:<br />
« dccede » ,<br />
De I'autre cote, se lisent :<br />
GA NNI S<br />
DESALE<br />
CESA NNA<br />
S E MEA<br />
USA N N .0<br />
N ENE C 0<br />
- Pour Ie benefice des personnes qui ont du gout<br />
pour ces sortes de rebus, nous dit Clara, je vais vous<br />
lire ce que j'ai trouve sur ce suj<strong>et</strong>. Pas d'objections?<br />
- Si vous avez tant fait de no us lancer dans c<strong>et</strong>t e<br />
affaire, all ez-y de votre erudition d e fr aiche date!<br />
rep on d p lut ot sec hc ment P<strong>et</strong>itpas, a qu i, dc cid em en t ,<br />
la jeune fille parait por ter sur les nerfs.<br />
- On nc saurait <strong>et</strong>re plus aimable! riposte cclle -ci
CHAPITRE VII<br />
avec une reverence moqueuse. Elle no us donne alors<br />
avec volubilite, en partie de mernoire, les explications<br />
qui sui vent :<br />
Gannis: pron. : « ga n nis h » = J ean, e n basq ue.<br />
La Sale : nom de famiJle tres re pa ndu au pays basque (sa in t<br />
Fran coi s de Sales ct ait Basque).<br />
C esanna : sans d o ut e un s u r n o m .<br />
Sem ea = le fils (so us-enten d u : « d e la maison de »).<br />
U sann : parfum,odeur.<br />
Oneneco (c orru ptio n d'Onen ec a) = meiJl eur.<br />
L'ensemble de I'inscription se traduit done amsi<br />
CI-GIT<br />
DECED E LE 1" MAl 1676<br />
JEA N DE LA SALE CESANNA<br />
LE FILS DE LA MAISON<br />
DU PARFUM LE MEILLEUR<br />
On a ici un bon exemple des inscriptions tombales<br />
basques de I'epoque, avec leur saveur un tantin<strong>et</strong><br />
orientale! Parmi les autres dalles, no us en relevons<br />
une ayant ceci de particulier que, bien que concernant<br />
un Basque, elle est en fr ancais : cela a <strong>et</strong>e cite<br />
comme une preuve que, tout a la fin du dix-septierne<br />
siecle, l'influence basque dans les <strong>et</strong>ablissements francais<br />
de Terre-Neuve <strong>et</strong>ait sur son declin.<br />
C Y.G I S.1 0 HAN N E S.<br />
DE.S V 1 GAR A I C H I P I.<br />
D I T.C R 0 1 S I C.C API T<br />
A I N E.D E.F REG ATE•<br />
• D U.R 0 Y•<br />
• 1 6 9 4.
UN TOUR A PLAISANCE 153<br />
Ici, plusieurs remarques s'imposent. D'abord<br />
Iohannes est une forrue franco basque du prenorn Jean:<br />
deja Ie vrai prenom basque, Gannis, est abandonne.<br />
En revanche, Ie suffixe chipi, qui signifie p<strong>et</strong>it, ajoute<br />
au nom Suigarai, donne a ce dernier une consonance<br />
tout a fait basque; mais tr es probablement n' apparaissait<br />
pas dans la signature oflicielle de ce capitaine<br />
de fr egate. Enlin, « dit Croisic » se rapporte a une<br />
coutume, prevalente a l'epoque dans Ie sud-ouest de<br />
la France, parce que beaucoup de families portaient Ie<br />
meme nom: un surnom <strong>et</strong>ait necessairc.<br />
- C'est tres bien, dit Ie Rentier quand nous avons<br />
terrninc notre inspection funeraire, tres bien, mais<br />
comment se Iait-il que ce Basque ait comme sobriqu<strong>et</strong><br />
Ie nom d'une ville brctormc ><br />
- Pas <strong>et</strong>orma nt du tout, replique P<strong>et</strong> itpas, c'est un<br />
ex emple de plus des relations <strong>et</strong>roit es ex istant alors,<br />
su rt out a Plaisance, mais aussi sur les cotes ouest de<br />
la France, entre Basques <strong>et</strong> Bre tons.<br />
J e laissai mes compa g nons continuer leurs fl aneries<br />
dans Ie village. J e n'erais pas tente par la perspective<br />
de contempler la vie ille vai sselle ebrechee, les documents<br />
signes par Louis XIV, ni les pieces de monnaie<br />
du di x-huit ie me si ecle <strong>et</strong> d'autres souvenirs qu 'on<br />
peut voir, soit au tribunal, so it chez d'hospitables<br />
particuliers. II me scrnblait bien plus int eressant de me<br />
reporter par la pensee au temps OU vivaient ces marins,<br />
ces pionniers intrepides dont les dalles rappelaient<br />
les noms <strong>et</strong>, parfois, les aventurcs ; de me representer<br />
la vie de c<strong>et</strong>te poi gnee de Francais d ans c<strong>et</strong>te obscure<br />
p<strong>et</strong>ite colonie, vie faite d'alarmes, de raids, de priva-
UN TOUR A PLAIS.\NCE 155<br />
fini par prendre d'eux c<strong>et</strong>te maniere bizarre de prononcer<br />
Ie T, me me en anglais.<br />
Le brave homrne d'Oncle, qui eut certainement<br />
tr ouve ladite explication excellente si elle avait gerrne<br />
d ans son cerveau, ne se souciait pas de l'a ccepter<br />
d'un Pe tit pas, merne appuye d'une aut orit e locale<br />
comme Lemessurier. II se lan ca dans une di scussion<br />
qui aurait menace de s'erendre tard da ns la nuit, si<br />
Clara, qui cherchait en vain 11 sommeiller dans une<br />
piece voisine, n'avait fait irruption dans Ie salon, <strong>et</strong><br />
declare que des gens qui devaient prendre Ie train 11<br />
I'aube, <strong>et</strong> compter Sur ell e pour les reveiller, devaient<br />
avo ir assez de sens cornmun pour laisser dormir des<br />
controverses dont personne n'a cure!<br />
- E x ore paruulorum ueritas! fait P<strong>et</strong>itpas, enchante<br />
de voir donner une lecon 11 son rival, <strong>et</strong> aussi heureux<br />
de d ecocher, par la merne occasion, la flcche du<br />
Parthe 11 Clara.<br />
- Sans nul doute, me murrnurc-t-il tres bas, elle<br />
n'y cornprend goutte, toute feme du latin qu'elle se<br />
disc!<br />
Mais I'incorrigible jeune personne, se t ournant<br />
subiternent vers Ie savant, lui dit en souriant :<br />
- Oh I je ne vous avais pas vu, professeur; mais<br />
Ex ungue Leonelli, pourrais-je dire, s'il n'ct ait peu<br />
flalteur pour Ie roi des an irnaux d'<strong>et</strong>re compare 11 un<br />
naturaliste!
La Vie it Terre-Neuve<br />
CHAPITRE VIII<br />
D'apres la definition des encyclopedies <strong>et</strong> de ce rtains<br />
conferenciers, Ie Terre-Neuvien est d'une constitution<br />
vigoureuse <strong>et</strong> d'un caractere reflechi, serieux,<br />
presque sombre. On ajoute generalement q u'i l a un e<br />
apparence saine, un teint frais, dus a la vivacite <strong>et</strong> 11<br />
la pur<strong>et</strong>e de I'atmosphere,<br />
Que la population so it vigoureuse, c'est un fait que<br />
semblerait dernontrer, en particulier, la Grande<br />
Guerre : aux Dardanelles, d ans des conditions t res<br />
di fficiles 11 supporter, ou les soldats, qui resterent<br />
t rente jours sa ns merne se dechausser, avaient souvent<br />
de l'eau jusqu'a la ceinture, Ie Newfoundland Regiment<br />
ne perdit pas un se ul homme par suite d es<br />
intcrnperies, alors que, dans les corps voisins, les<br />
morts se comptaient par centaines. Un medecin bien<br />
connu sur la Cote du Sud, auque l je citais c<strong>et</strong> episode,<br />
me fit c<strong>et</strong>te reponse qui me surprit :<br />
- Oui, cela nous montre la race comme elle <strong>et</strong> ait<br />
jadis <strong>et</strong> comme elle devrait <strong>et</strong>re...<br />
- Que voulez-vous dire?<br />
- Simplement que ce qui s'est passe 13 est la resultante<br />
d'un processus delimination. Tout ce qui n'est<br />
pas tuberculeux, chez nous, est d'une <strong>et</strong> onnante<br />
robustesse !
LA VIE A TERRE-NEUVE<br />
_ The survival of the Fittest, aloes, ici aussi.<br />
_ Qui, c'est natureIIement la survie de ceux qui<br />
sont Ie plus en <strong>et</strong>at... de resister aux divers facteurs<br />
minant notre population.<br />
- Je croyais que les Terre-Neuviens, descendants<br />
des robustes pionniers anglais, ecossais, irlandais,<br />
<strong>et</strong> aie nt restes une race sans melange...<br />
- Precisernent : sans assez de melange. Trop de<br />
parente, comme dans toutes les colonies sans immigration.<br />
II y a autre chose: une mauvaise alimentation<br />
chez les pecheurs <strong>et</strong> les ouvriers; des habitations mal<br />
ventilees, surchauffees en hiver. C'est pourquoi la<br />
tuberculose, a un certain moment, d ecimait Terre<br />
Neuve avec une virulence dont I'exemple suivant<br />
peut donner une idee: lorsque je fus envoye aux<br />
mines de Bell-Island, comme medccin du gouvernement,<br />
il y avait un deces par jour de c<strong>et</strong>te<br />
maladie.<br />
Mon inter locuteur <strong>et</strong>ait trop modeste pour ajouter<br />
que, si de reels progres ont <strong>et</strong>e accomplis dans ces<br />
derniers temps en ce qui concerne la prophylaxie de<br />
la tuberculose, ils sont dus aux medecins de campagne<br />
comme lui, qui, avec une patience <strong>et</strong> un devouement<br />
infatigables, ont enseigne aux familles de pecheurs,<br />
mineurs <strong>et</strong> ouvriers a vivre d'une maniere plus hygienique,<br />
a se dCfaire de certaines habitudes dangereuses,<br />
comme celIe de distribuer aux amis <strong>et</strong> cormaissances<br />
les eff<strong>et</strong>s portes par des individus decedes,<br />
quelle que ftit leur maladie. Ainsi que nous Ie disions<br />
plus haut, les conditions sanitaires se sont ameliorees ;<br />
toutefois, on chercherait en vain aujourd'hui Ie teint
158<br />
CHAPITRE nil<br />
Irais, la supcrbe denlition qui furent, une fois, des<br />
caracteristiques locales.<br />
Moralement, la premiere impression produile sur<br />
l'<strong>et</strong>rangcr par Ie Terre-l[euvien est favorable. Ces<br />
insulaires, tout de suite, paraissent simples, obligeants,<br />
affables. Ceci est vrai des fonctionnaires<br />
aussi bien que des marchands <strong>et</strong> des gens de la condition<br />
la plus humble. Le douanier fait de son mieux<br />
pour vous amener a oublier que vous <strong>et</strong>es dans une<br />
contree dont les droits d 'entree sont fantastiques;<br />
les employes des postes ou des messageries s'evertuent<br />
avous trouver la voie la plus econcmique pour<br />
vos expeditions. Depuis la demoiselle de magasin qui,<br />
loin de vous pousser a ach<strong>et</strong>er, vous indique avec<br />
empressement dans quel autre <strong>et</strong>ablissement vous<br />
pourrez vous procurer ce qu'elle ne saurait vous<br />
fournir, jusqu'au sous-secr<strong>et</strong>aire d'Etat s'ingeniant a<br />
vous faciliter vos recherches, c'est une suite ininterrompue<br />
d'individus de tout rang anxieux de vous<br />
rendre service. Mais il est un point sur lequel Ie<br />
Terre-Neuvien n'entend pas raillerie. Sa susceptibilite<br />
est extreme des que son pays est en jeu. S'il y a la<br />
exces, c'est l'exces d'une qualite precieusc. Tous les<br />
livres, articles ou conferences ayant Terre - Neuve<br />
comme suj<strong>et</strong> sont epluches avec un soin minutieux <strong>et</strong><br />
une reelle anxi<strong>et</strong>e qui se comprennent rnieux guand<br />
on sait combien d'inexactitudes ont <strong>et</strong>e publiees, de<br />
toutes facons, sur la colonie.<br />
Nous vimes un exernple frappant de c<strong>et</strong>te mentalite<br />
en 1927, lorsqu'un certain M. Caldwell, qui <strong>et</strong>ait venu<br />
a Terre-Neuve a la recherche des infortunes aviateurs
LA VIE A TERRE-NEUVE 159<br />
Coli <strong>et</strong> N ungesser, ec rivit dans YAero-Digcst, d e New<br />
York, une ser ie d'articles humouristiques su r New <br />
foundl an d . La plupart d e ces critiq ues , en somme,<br />
n' <strong>et</strong>aient pas bien mechantcs, l' auteur exercant sa<br />
verve sur l'exigu it e des habitations de pecheurs <strong>et</strong><br />
vill ageois, leur maigre ameublement, I'<strong>et</strong>roitesse des<br />
wagons de chemins d e fer, <strong>et</strong> les meandres d ecrits par<br />
la voie.<br />
- Celle-c i, d it -il , part pour all er a qu elque endroit,<br />
change d'avis, revient sur ses pa s <strong>et</strong> re garde la place<br />
d'ou el le est partie. C'est une voie <strong>et</strong> roite, ce qu i<br />
signilie qu'en compa rai son, Ie cerveau d'un rn<strong>et</strong>hodiste<br />
du Kansas a de I'ampleur.<br />
Ce n' est la qu'un badinage, peut-<strong>et</strong>re un peu d eplace<br />
<strong>et</strong> plus ou moins spirituel ; tou tefois, reproduit d ans<br />
la presse locale, il suffit d eja pour provoquer une<br />
irritation qui se changea en indignation, puis en<br />
exasperation, lorsque I'ecrivain lanca qu elques sarcasmes<br />
contre les jeunes lilies de la Baie d e Saint<br />
Georges. A titre de curiosite, citons un passage qui<br />
dechaina des ternp<strong>et</strong>es :<br />
... T ou s lcs hommes so n t alles au x Et at s-Unis ou a u C an ad a ,<br />
landis qu e lcs filles, si clles ne pc uvc nt le s s ui vre, s'a ssoie nt<br />
sur le rivagc ct atte ndc nt des vi sit curs q ui leur donnent<br />
des apercus sur un e exis te nce plu s large e t plu s heureuse .<br />
C'est ains i que mon camarade <strong>et</strong> moi avo n s cte un bienfai t<br />
celeste po ur celles a qui fait d ef aut un bill<strong>et</strong> po u r Bo st on ,<br />
Bo ston q ui est une sort e de paradi s tcrre strc pour la T vrre<br />
N e uvicn ne ... Celles q ui vont aBost on n'en reviennent jaruai s ;<br />
<strong>et</strong> celles qu i so nt ici vive n t dan s l'e sp eran ce de passer par<br />
Bost on o u X ew York, su r leur ch emin pour I' Et er n ite ; <strong>et</strong> elles<br />
n e s'j n q u i<strong>et</strong> cn t pas de Ia duree de Parrct facu ltat if q ue leur<br />
accor de r ai t leu r b ill<strong>et</strong> da ns u n e de ces Iocali tes...
160 CHAP IT RE VIII<br />
Ceci fut con si d ere com me une insulle. Mais, quand<br />
un aut re article osa fai re des all usions a la dispositi<br />
on de ces demoiselles au flirt avec les matelots de<br />
Sa Majeste britannique, la col ere des lecteurs ne<br />
con nut plus de bornes. Des l<strong>et</strong>tres, d on t l'une, de<br />
de ux cents lignes, portait Ie titre: Nemo me im pune<br />
lacessit ! furent ad ressees a ux journaux, les quels<br />
s'excuserent d 'a voir public ces in epries en di sant que<br />
leur but avait <strong>et</strong>e de m<strong>et</strong>tre a nu l'i ngratitud e de certaines<br />
g ens re cevant I'hospitalit e <strong>terre</strong>-neuvienne.<br />
L' ex cit ati on <strong>et</strong>ait t elle qu e nul ne parut fa ire attenti<br />
on aux quelques pa ssa ges t res elogieux desdits<br />
articles! En fait, a ce mom ent, I'affaire <strong>et</strong>a it un suj<strong>et</strong><br />
in epuisable de conversations, d ans Ies salons, les<br />
bureaux, les clubs. Dans les magasin s, les comm is qui<br />
me reconnaissaient comme un <strong>et</strong> ranger , me disaient<br />
d'un air triste : « Voyez, monsieur, co mme on nous<br />
traite! Esperons que vous serez plus juste qu e c<strong>et</strong><br />
individu-Ia l » Et, comme a St. John's, grace a un<br />
infatigable po<strong>et</strong>e local, tout finit par des ba llades, on<br />
vendait par les ru es, pour la modique somme de<br />
5 suus, un poerne en treize coupl<strong>et</strong> s ou Ie susdit<br />
M. Caldwell <strong>et</strong>ait traite suivant ses merites l La fin<br />
de c<strong>et</strong>te ceuvre fa it entrevoir une sombre menace<br />
... Qu 'importe la Cot e Ou est ? Ven ez dans nos m urs :<br />
U ne bie nv enue VOllS attend, dont Ie so uve n ir ser a dur !<br />
Nalls avons Ia un coq, monte sur ses erg ots:<br />
Ava nt de rep artir, it payera so n ec ot t<br />
Le « coq » n'a pas suivi ce conseil. Quoi qu'il en<br />
soit, apres cela, il n'y a qu 'a bien se tenir... ; <strong>et</strong> je ne
LA VIE A TERRE-NEUVE 161<br />
me sens pas du tout tranquille en relisant ce chapitre...<br />
Cependant, les Terre-Neuviens eclaires, eux-rnemes,<br />
adm<strong>et</strong>tent qu'une susceptibilite passablement ornbrageuse<br />
est un des faibles de la population. Un journaliste<br />
local bien connu, dans un speech recent, a<br />
declare hautement que ce travers, non seulement complique<br />
la tache de la presse, mais est prejudiciable au<br />
developpernent merne de la colonie. Nombre de nouvelles<br />
qui eussent interesse tout Ie monde ne peuvent<br />
<strong>et</strong>re i mprimens parce que les gens ou firmes qui y sont<br />
concernes s'y opposent; <strong>et</strong> Ie plus curieux de l'affaire<br />
est que cela se produit me me lorsqu'il s'agit de faits<br />
qui constitueraient une bonne reelarne gratuite pour<br />
une rnaison de commerce ou un professionnel. « Par<br />
exemple, disait c<strong>et</strong> ed iteur, quand nos reporters se<br />
presentent pour avoir des d<strong>et</strong>ails sur un agrandissement<br />
de magasin cause par I'extension de la business,<br />
on leur ferme la porte au nez, en leur declarant que<br />
cela ne regarde pas l e public. » La susceptibilite de<br />
ces insulaires a eu parfois pour contre-coup pour<br />
ceux-ci, it l'<strong>et</strong>ranger, certains ennuis. On cite encore<br />
a Terre-Neuve ce soldat du Newfoundland Regiment<br />
qui, it Londres, pendant la guerre, ayant <strong>et</strong>e qualifie<br />
de cod hauler (ameneur de morue) par un mauvais<br />
plaisant, dans un cafe, se mit en devoir de culbuter<br />
les clients <strong>et</strong> de; saccager l'<strong>et</strong>ablisscmcnt de fond en<br />
comble. II fallut les efforts combines de plusieurs<br />
policemen pour apaiser ce Terre-Neuvien outrage<br />
dans ses sentiments les plus respectables. C'est qu'on<br />
ne doit pas badiner avec la morue !<br />
11
CHAPITRE VIII<br />
Le Terre-Neuvien est fort independant. II Ie mont re<br />
dans les p<strong>et</strong>ites choses autant que dans les grandes.<br />
C' est ce qui a jusqu'ici ernpeche la colonie, ainsi q ue<br />
nous l'avons vu dans un chapitre precedent, de se<br />
joindre a la Confederation canadienne; c'est ce q ui<br />
provoqua les fameuses ct heroi-corniques erneutes<br />
de Fox-Trap, quand on dut, pour construire la voi e<br />
ferree t ra nscolornale, proceder a des expropriations<br />
pour utilite publique : les hommes avec des faux <strong>et</strong><br />
des ha ches, les femmes avec des fourches <strong>et</strong> les<br />
enfants avec d es manches a balai s'opposaient it<br />
l'cnvah issement des arpenteurs ferroviaires. C'est ce<br />
qu i fait que les domestiques entendent troner au<br />
sal on de leurs rnaitres. Cela a ussi a occasionne, pe ndant<br />
la guerre mondiale, de singulieres complications,<br />
restees quasi legendaires. Par exernple, une anecdote<br />
sou vent re p<strong>et</strong>ee est la suivante.<br />
Quelque part en Flandre, une sentinelle anglaise<br />
int erpcllait des d <strong>et</strong>achements rentrant dans Ie cantonnement:<br />
« Qui vive ? » - (( 42' Highlanders. » Le mot<br />
d'ordre donne, la se ntinelle prononcait le sac ramentel :<br />
« 42' Highlanders, passez. Tout est bien! » Et ainsi d e<br />
suite avecles autrescorps, j usq u'a ce que Ie factionnaire,<br />
au « Qui vive> » , rec ut la repon se indignec : « Qu'estce<br />
que diantre cela peut vo us faire? Fichez-nous la<br />
paix! » A quoi la sentinelle, sans I'ombre d'heaitation,<br />
repondit : « Regiment d e Terre-l[euve, passez<br />
quand il vous plaira! »...<br />
II n'est pas du tout surprenant qu'une population<br />
a insi d isposee ait l'esprit de clocher, ou, si I' on me<br />
pardonne Ie neologisrne, Ie « localisme » pousse it un
LA VIE A TERRE-NEU\'E 163<br />
si haut degre. Rien n'est plus naturel qu'isolee comme<br />
elle l'est, elle soit portce it considerer les evenements<br />
locaux comme d'une importance primordiale, <strong>et</strong> it<br />
celebrer les me rites des gens du pays d'une facon qui<br />
semble <strong>et</strong>range aUK non-inities, Nous avons deja menrienne<br />
I'absence de statues de personnages historiques<br />
<strong>et</strong> Ie remplacement de celles-ci par des monuments<br />
eleves it d'obscurs, quoique me ritants enfants du<br />
terrorr, Prenons la guerre mondiale : Ie souvenir du<br />
Neu/toundland Regiment se perp<strong>et</strong>ue , dans la seule<br />
ville de St. John's, par Ie couteux War Memorial<br />
dont nous avon, parle dans un autre chapitre; par un<br />
autre monument erige aUK sergents de ce corps; par<br />
Ie Memorial College, ouvert en 1924; <strong>et</strong> enlin par une<br />
statue it Bowring Park, c<strong>et</strong>te dcrniere, de plus, constituant<br />
I'cffigie d'un timbre-peste. On ne saurait vraiment<br />
faire plus, Le proverbe : « Nul n'est proph<strong>et</strong>e en<br />
son pays! » n'a pas cours dans la colonie: il n'est pas<br />
it craindre qu'une ce lebrite locale que1conque tombe<br />
jamais dans l'oubli. Et ce n'est que justc, apres tout!<br />
J e passais un jour devant une maison, lorsque je fus<br />
aborde soudainement, mais tres poliment, par un<br />
monsieur inconnu, mais qui, lui, evidemment <strong>et</strong>ait au<br />
courant d'une partie (une partie seulement, esperons<br />
Ie) de mes affaires personnelles. II me dit : « Voici ou<br />
demeurait James Kelly Burke, vous savcz, de I'lrish<br />
Brigade? »<br />
1 "osant avouer mon ignorance, je gardai de Conrart<br />
Ie silence prudent, tout en m'inclmant. L'homme<br />
continua: « En votre qualite de Francais <strong>et</strong> d'ancien<br />
rnilitaire, vous connaissez certa nement c<strong>et</strong>te herorque
CHAPITRE VIII<br />
phalange, la compagnie irlandaise de la Legion<br />
<strong>et</strong>rangere qui, en 1870, se distingua a l'arrnee de la<br />
Loire, sous Ie general d' Aurelles de Paladine... »<br />
Pris a I'improviste par c<strong>et</strong>te evocation, dans une rue<br />
de St. John's, d'un passe que j'avais perdu de vue<br />
depuis si longtemps, je ne pus m'ernpecher d'interrompre<br />
mon interlocuteur:<br />
- Mais, monsieur, vous <strong>et</strong>es bien familier avec des<br />
d<strong>et</strong>ails qui...<br />
- C'est naturel. Burke fut un heros! Des que la<br />
gu erre franco-allemande eclata, rien ne put Ie r<strong>et</strong>enir<br />
aTerre-Neuve. II alia se presenter aux autorites fran<br />
'raises a Saint-Pierre-<strong>et</strong>-Miquelon, <strong>et</strong> fut finalement<br />
dirige sur Bourges...<br />
- Mais... qu'a-t-il fait de particulier dans c<strong>et</strong>te<br />
guerre?<br />
- II <strong>et</strong>ait c1airon, monsieur, <strong>et</strong> a sonne la charge a<br />
Coulmiers, a l'armee de l'Est, <strong>et</strong> aussi quand les<br />
troupes du general Clinchant entrerent en Suisse <strong>et</strong><br />
que les Irlandais couvraient la r<strong>et</strong>raite! Mais il me<br />
faut aller au bureau. Au revoir, monsieur!<br />
Et il s'eloigna, nous laissant passablement<br />
ahuris.<br />
- Eh bien! fit P<strong>et</strong>itpas lorsque nous revlnmes de<br />
notre <strong>et</strong>onnernent, ce particulier-Ia fait de l'histoire a<br />
sa Iacon l<br />
- Bah! riposta Clara, il a cela de commun avec<br />
plus d'historiens qu'on ne croit!<br />
- Mais, mademoiselle...<br />
- Voyons, voyons, intervint le Rentier, ne vous<br />
chamaillez pas sur le dos de ce brave c1airon irlandais,
166<br />
CHAPITRE VIII<br />
l'eff<strong>et</strong> produit par c<strong>et</strong>te action sur la partie catholique<br />
de la p opulation.<br />
II faut ajouter que c<strong>et</strong>te disposition a I'intolerance<br />
religieuse se manifeste dans toutes les religions, <strong>et</strong><br />
merne dans les branches d'une merne religion : il<br />
semble y avoir au tant de distance entre les anglicans<br />
<strong>et</strong> les m<strong>et</strong>hodistes au sein du protestantisme, qu'entre<br />
cat hol rques <strong>et</strong> protestants. iT O US avons vu I'eff<strong>et</strong> de<br />
ce t <strong>et</strong>at de choses sur I'organisation de I'mstructio n<br />
publique : il se revele un peu partout. Certains maga<br />
S1l1" par exemple, ne prennent que des commis ou<br />
em ployes de la religion de I'<strong>et</strong>ahlissement. Une<br />
curieuse coutume, caracteristique de la mentalite <strong>terre</strong>neuvienne,<br />
est la dime poissonniere , preleve e par<br />
I'£glise catholique dam certaines regions. C'est ainsi<br />
que, Ie jour des saints Pierre <strong>et</strong> Paul, tout Ie produit<br />
de la peche doit <strong>et</strong> re remis au conseil de fabrique; il<br />
est possible, d u rest e, de faire un rompromis en versant<br />
line somme fixe de 5 dollars. Ai!leurs, c'est un jour<br />
specia l en aout, ou bien un dimanche quelconque<br />
designe par Ie cure local. Le poisson n'est pas donne<br />
en nature; mais son equivalent en argent est verse a<br />
la caisse paroissiale dans Ie co ura nt de I'aunee. Les<br />
mauvaises langues pr<strong>et</strong>endcnt que bien des pecheurs,<br />
ce jour-Ia, ne se le vent pas tres matin...<br />
Le Terre Neuvien a I'esp rit pratique; ou plutot.: ses<br />
raisonnements sont simples. Pour c<strong>et</strong>te raison, apparemrnent<br />
, il ne faut pas s'attendre, de sa part, a de<br />
g randes demonstrations de reconnaissance quand vous<br />
lui rendez service : il est plein de gratitude, mai s<br />
trouve generalement inutile de depenser son energie
LA VIE A TERRE·NEU'·E 167<br />
a Ie montrer. II vous obligerait de la me me rnamer e<br />
que vous l'avez fait a son egard, <strong>et</strong> ne compterait pas<br />
sur des remerciements empresses. Rien n'est amusant,<br />
parfois, comme de voir des gens de la classe ouvriere,<br />
ou merne de la classe moyenne, se hire des visites. Le<br />
visiteur est rec
168 CHAPITRE VIII<br />
Nous ne pensons pas que, dans notre profession, on<br />
puisse diviser son attention de c<strong>et</strong>te maniere l<br />
Le brave « potard Il avait bien raison; toutefois,<br />
quand on a passe des annees en Amerique, on est<br />
accouturne aux drug stores ou les drogues semblent<br />
jouer un role inferieur,.. En fait, une seule pharmacie,<br />
a St. John's, a suivi la mode am ericaine. Les au tres<br />
en sont resrees aux bonnes vieilles traditions europeennes.<br />
Elles sont, du reste, fort occupecs, car, en<br />
dehors de la capitale, il n'y a guere que deux ou trois<br />
d rug stores dans toute la colonic. Des medecins de<br />
campagne fournissent les medicaments aux gens qui<br />
en ont besoin, <strong>et</strong> s'approvisionnent a St. John's :<br />
leurs commandes s'elevent souvent a500 ou 600 dollars<br />
a la fois. On concoit que, dans ces conditions, les<br />
« fontaines de soda » soient laissces de cote.<br />
Comme je parlais de I'esprit pratique du Terre<br />
N euvien a un v<strong>et</strong>eran de la d erniere guerre, il me<br />
d esig na du doigt un char d'assaut qui flanque I'entree<br />
du Palais de Justice.<br />
- En voici une preuve de plus, me dit-il.<br />
- Comment cela?<br />
- Mes concitoyens ont fait venir ce tank uniquement<br />
parce qu'ils pensaient I'utiliser pour aplanir la neige<br />
des voies publiques en hiver. Rien de sentimental en<br />
I'espece !<br />
J'en profitai pour lui demander aussi pourquoi les<br />
v<strong>et</strong>erans <strong>terre</strong>-neuviens ne portent pas ala boutonniere<br />
Ie p<strong>et</strong>it cmbleme dont les associations d'anciens soldats<br />
sont si fiers au Canada <strong>et</strong> aux Etats-Unis.<br />
- A quoi bon? fit-i l, les gens qui nous connaissent
CHAPITRE Vlll<br />
Je connaissais, a St. John's, une lingere, plutot<br />
reveche d'apparence, qui devenait sentimentale des<br />
qu'elle faisait marcher sa machine a coudre : elle<br />
ent on nait alors en sourdine All around Green Island<br />
shore (T out Ie long de l'I1e verte). C<strong>et</strong>te melodie, qui<br />
depeint Ie rej<strong>et</strong>, par une jeune fille, d'une domande<br />
en mariage, est caracteristiquc, parce qu'elle d ecrit<br />
certaines rnceurs <strong>terre</strong>-neuviennes dantan, On y voit<br />
l'amoureux faire valoir qu'il possede un fusil systeme<br />
Poole, un lit de plumes <strong>et</strong> une montre : trois choses<br />
extrernement precieuses a c<strong>et</strong>te epoque. Mais la belle,<br />
fort pratique, reporid :<br />
T'epouser, cher Johnnie, serait i mprcvoyant,<br />
Tu as deux t res p<strong>et</strong>ites jarn bes,<br />
A peine capables de te porter.<br />
Et puis, tu ne peux supporter<br />
Lc froid d'un apre jour d'hiver.<br />
Autant me marier a une bel<strong>et</strong>te!<br />
Done, Johnnie, va-t'en !<br />
11 va sans dire que nombre de ces chants parlent de<br />
naufrages, de noyades varies, <strong>et</strong> sont lugubres en consequence,<br />
II est cependant des morceaux d'un tour<br />
jovial ou satirique : plusieurs se rapportent a des<br />
evenernents politigues locaux; la gaite des autres a<br />
quelque chose de saccade, bizarre, comme les eclats de<br />
rire d'nne personne habituellement morose. La presque<br />
totalite de ces chants sont regionaux; leur popularite<br />
ne s'<strong>et</strong>end pas au loin, <strong>et</strong> leurs auteurs ne semblent<br />
jamais avoir cherche a atteindre Ie gros public. Les<br />
bardes de la colonie, du reste, sont de toutes les<br />
classes sociales : on voit parmi eux de fins l<strong>et</strong>tres
172 CHAPITRE VIII<br />
La posrtron excentrique de 51. John's fait que,<br />
non seulement I'arrivee des paquebots des Etats-Unis,<br />
d'Angle<strong>terre</strong> ou de Montreal cause un certain ernoi,<br />
mais aussi celie du courrier ferroviaire, « la malle<br />
<strong>et</strong>rangere » , trois fois par sernaine, prend les proportions<br />
d'un evenernent. En <strong>et</strong>e, Ie conge du mercredi<br />
est une occasion de pique-nique; on voit alors des<br />
theories de gens charges de paniers ou de boites en<br />
carton prendre d'assaut Ie p<strong>et</strong>it train ou les autobus<br />
de Bowring Park, ou bien gravir peniblernent la roide<br />
montagne separant Ie port de la mer. Le jour de<br />
saint Patrick, patron des Irlandais, est une f<strong>et</strong>e<br />
Ipgale a Terre-l Ieuve : mais comme celle-ci tombe en<br />
mars, il fait d'ordinaire un temps execrable, <strong>et</strong> la<br />
principale distraction consiste a regarder defiler Ie<br />
cortege traditionnel, ou les fils d'Erin, coiffes de chapeaux<br />
haut de forme des modeles lcs plus varies, souvent<br />
d'une antiquite respectable, pataugent dans la<br />
boue glacee de Water Stre<strong>et</strong>. Le depart <strong>et</strong> Ie r<strong>et</strong>our<br />
des bateaux pechcurs de phoques font epoque, tous<br />
les ans, dans les annales de St. John's, comme nous<br />
Ie verrons plus loin. Mais la grande f<strong>et</strong>e de l'annee,<br />
ce sont les regates, qui ont lieu en aout, sur Ie p<strong>et</strong>it<br />
lac de Quidi Vidi, pres de la capitale. Les gens y<br />
viennent de tres loin; <strong>et</strong> Ie c6te Ie plus interessant de<br />
la chose est sans contredit la vue des accoutrements<br />
archaiques des families de la campagne: ils defient<br />
toute description <strong>et</strong> ne pourraient <strong>et</strong>re depeints que<br />
par un Hogarth.<br />
Sous bien des rapports, les conditions de I'existence,<br />
a Terre-Neuve, different grandernent, suivant qu'on
LA VIE A TERRE-NEUVE<br />
considere la capitale, ou Ie reste de la colonie, ce<br />
qu'on designe communerncnt par outports, expression<br />
qui, nous l'avons deja vu, n'est correcte qu'a peu pres,<br />
puisqu'elle englobe les localites, d'ailleurs rares,<br />
situees a Yinterieur du pays. C'est qu'en realite il n'y<br />
a qu'une ville a Terre-Neuve : St. John's. Les autres<br />
places, merne les bourgs comme Bonavista ou Harbor<br />
Grace, n'ont pas d'existence administrative bien n<strong>et</strong>te,<br />
Point de maire; encore moins de conseillers municipaux.<br />
Rien. Heureuse contrec l Mais, dira-t-on, quand<br />
il arrive quelque chose d'important, a qui s'adress<strong>et</strong>-on?<br />
C'est bien simple: au juge de paix ; a son defaut<br />
au medecin, <strong>et</strong> souvent magistrat <strong>et</strong> docteur ne font<br />
qu'un. Au besoin, Ie receveur des douanes ou Ie cure<br />
constituent tout Ie mecanisme communal a la portee<br />
du public, car la Commission des Routes ne sort pas<br />
de ses attributions de voirie. Malgre cela, ou peut<strong>et</strong>re<br />
a cause de cela, tout marche bien : du moins,<br />
on n'entend aucune plainte.<br />
Les gens des outports, il faut Ie dire, sont des administres<br />
modeles, probablement parce qu'ils nc sont<br />
pas du tout administres... En general, c'est une population<br />
simple, un peu fruste, bien trcmpee, honn<strong>et</strong>e <strong>et</strong><br />
extrernement hospitaliere, Avec plus de tolerance religieuse<br />
<strong>et</strong> moins d'esprit de clocher, elle ressemblerait<br />
beaucoup aux citoyens de l'Etat de Maine, lesquels<br />
forment un des meilleurs types d'Americains. L'<strong>et</strong>ranger<br />
est bien recu par ces ruraux. Personnellement, je<br />
n'oublierai jamais l'empressement <strong>et</strong> I'obligeance avec<br />
lesquels, a Placentia par exemple, ils me Iaciliterent<br />
mes recherches, me confiant, sans me connaitre, des
'74<br />
CHAPITRE VIII<br />
documents qui leur <strong>et</strong>aient precicux, allant rnerne jusqu'a<br />
dechirer. pour me les donner, des pages de leurs<br />
albums ou Iivres de d ecoupures. II fait bon vivre parmi<br />
eux. Ce serait une erreur de croire que, dans les<br />
Ott/POTU, la vie est monotone. Comme I'ecrivait reccrnment,<br />
dans The Daily Telegraph, M. Charles Lench,<br />
peu de contrees voient se derouler des conditions continuellementchangeantes<br />
comme cclles du Terre-l'euve<br />
rural. L'hiver se passe a se preparer pour la saison des<br />
peches ; au printemps, on doit m<strong>et</strong>tre Ie jardin en<br />
<strong>et</strong>at, faire provision de bois pour que la famille en ait<br />
assez jusqu'au r<strong>et</strong>our des hommes. Merne les gars qui<br />
ne vont pas a la grande peche ont des besognes<br />
varices. Les capelans apparaissent, puis les seiches,<br />
peut-<strong>et</strong>re Ie homard, ou bien I'on va « travailler un<br />
brin » dans les scieries <strong>et</strong> fabriques de pulpe du 1 [ord .<br />
II n'est pas <strong>et</strong>onnant que les ruraux accusent souvent<br />
de paresse les citadins de St. John's, surtout<br />
quand, venant en ville faire des ernpl<strong>et</strong>tes, ils se<br />
heurtent de toutes parts aux loafers, aux oisifs des<br />
coins de rue. D'un autre cote, il est indeniable que<br />
I'existence rurale, principalement dans Ie nord-ouest<br />
de I'Ile, n'cst pas toujours couleur de rose. Ce n'est<br />
pas tant une affaire de rudesse de c1imat que d'isolement.<br />
Dans ces parages, on doit dependrc des bateaux<br />
cotiers, <strong>et</strong> les traj<strong>et</strong>s de ceux-ci sont singuliercment<br />
capricieux. Si l'on s'aventure a quitter ses penates,<br />
l'on ne sait quand on peut y rentrer. Sous ce rapport,<br />
les communications sont plus faciles l'hiver pour les<br />
habitants des localites excentriques, car,la navigation<br />
<strong>et</strong>ant impossible, Ie service du courrier <strong>et</strong> des voya-
J76<br />
CHAPITRE vnr<br />
mordial est de se procurer les fonds necessaires pour<br />
placer des gardes-malades experimentees dans les districts<br />
trop isoles pour pouvoir <strong>et</strong>re regulierement de sservis<br />
par des docteurs en medccine, Ces nurses s'occupent<br />
de tout ce qui ne necessit e pas une operation,<br />
Ie medecin n'<strong>et</strong>ant appele que dans ce cas. Pour arriver<br />
a ses fins, « Nonia » distribue de la laine a tricoter<br />
aux femmes de pecheurs, lesquelles confectionnent<br />
toutes sortes de v<strong>et</strong>ements que I'on m<strong>et</strong> en vente dans<br />
un magasin de d<strong>et</strong>ail special a St. John's. Sur les<br />
rec<strong>et</strong>tes ainsi effectuees, une certaine somme sert a<br />
rernunerer les ouvrieres ; mais la plus grande partie<br />
est affecree aux depenses sanitaires. Les articles fabriques<br />
pa r les travailleuses des outports montrent une<br />
habil<strong>et</strong>e <strong>et</strong> un gout artistique extraordinaires; ils sont<br />
fort prises des dames de la soci<strong>et</strong>e citadine, comme<br />
des touristes arnericains ; ceci est surtout vrai des robes<br />
de laine <strong>et</strong> des je rseys: Jusqu'ici, il n'y a eu qu'une<br />
dizaine de garde s-malades stationnees le long des<br />
cotes, principale me nt dans le Nord. La vie de ces<br />
je unes femmes est t ou jou rs dure, parfois extremement<br />
penible. II arrive qu'une seule nurse doive faire pres<br />
de 4000 visites de malades annuellernent, par to us les<br />
temps, traversant des baies t emp<strong>et</strong>ueuses sur de freles<br />
esquifs, ou parcourant dans des trairieaux a chiens<br />
des distances de 30 a 45 kilom<strong>et</strong>res sous des bourrasques<br />
de neige. II est certaines regions ou la question<br />
se complique par suite de la quasi-impossibilite<br />
de procurer aux malades <strong>et</strong> convalescents une alimentation<br />
reconf'ortante : dans le district de Ros'e Blanche,<br />
par exernple, il n'y a que quelques rares vaches, pour
LA VIE A TERRE-NEUVE 177<br />
la plupart <strong>et</strong>iques : pas de moutons, pas de veg<strong>et</strong>ation<br />
: rien ne pousse, pas merne les choux ! On compte<br />
environ 600 femmes travaillant pour Nonia; <strong>et</strong> la vente<br />
annuelle du produit de leur labeur oscille entre<br />
18 0 00 <strong>et</strong> 20000 dollars. Le gouvernement, de son<br />
cote, verse al'association 4000 dollars par an; en outre,<br />
les dons s'elevent a quelque 1500 dollars. Peu d'institutions<br />
sont aussi meritoires pour leur but, leur perseverance<br />
<strong>et</strong> leur ingeniosite que c<strong>et</strong>te ceuvre si <strong>terre</strong>neuvienne<br />
d'esprit <strong>et</strong> de cceur.<br />
Lorsqu'on cause avec un insulaire que1conque, surtout<br />
dans un outport, on apprend pour ainsi dire invariablement<br />
qu'il a quelques membres de sa famille aux<br />
Etats-Unis ou au Canada. Ce1a s'explique aisernent :<br />
les families sont toutes grandes, <strong>et</strong> la colonie n'a pas<br />
d'occupation pour tous ses enfants. II part pour les<br />
seuls r:tats-Unis plus de 3000 Terre-Neuviens par an.<br />
On voit de ces Newfoundlanders un peu partout, mais<br />
Boston en renferme plus que St. John's lui-memo :<br />
70000; ces immigrants, en Massachus<strong>et</strong>ts, ont leur<br />
journal hebdomadaire special. En ce qui a trait aux<br />
Terre-Neuviens <strong>et</strong>ablis a l'<strong>et</strong>ranger, il se produit deux<br />
faits en apparence contradictoires : d'abord, ils s'assimilent<br />
tr es vite au milieu ambiant, quel qu'il soit, <strong>et</strong><br />
perdent de leurs caracteristiques originelles, sans se<br />
dCfaire cependant, au dire des puristes, de ce<br />
p<strong>et</strong>it accent, difficile a definir, particulier surtout aux<br />
OutPOTtS, <strong>et</strong> ou domine I'inflexion irlandaise. En<br />
revanche, ils ne se marient guere qu'entre eux <strong>et</strong> ne<br />
frequentent, autant que possible, que leurs compatriotes.<br />
Explique cela qui pourra! Un fait tout aussi
LA VIE A TERRE- EUVE 179<br />
droit de 75 pour 100. D 'un autre cot e , I' el oigncment<br />
de Terre-Neuve entraine une eleva tron consrd erablc<br />
du ta ux d u fr<strong>et</strong>. Le charbon de <strong>terre</strong> se p a ie pl us d e<br />
12 do lars la tonne; <strong>et</strong> l'ant hr acit-: ju squ'a 27 dollars<br />
(135 francs au co urs d'avant guerre) ; il en resulte<br />
souv ent urie in suffisance d e cha uffage fo rt re gr<strong>et</strong>t ab le.<br />
C'est peut-<strong>et</strong>re la chert e de la vie qui a arnene les<br />
Terre-Neuvicns a adopter, ou plutot inve nter , certains<br />
plats qni jouent un role important d ans I'e conomie<br />
domestique. Par exemple, la brews , La rec<strong>et</strong>te<br />
de ce m<strong>et</strong>s vraiment national est simple <strong>et</strong> econorniqu e ,<br />
On fait tremper, pendant d es heures, du biscuit de<br />
marin, pu is on fait ecouler l'cau <strong>et</strong> I'on cuit au four<br />
Ie residu ; en rneme temps, l'on frit de p <strong>et</strong>i ts morceaux<br />
de pore coupes en carres <strong>et</strong> I'on cuit de la morue,<br />
fraiche ou sal ee ; la graisse provenant du por e ,o u du<br />
beurre fondu avec un peu de farine) est ve rsee sur Ie<br />
biscuit chaud; on sert Ie tout au ssi chaud que possible.<br />
Un autre plat est les flippers : les nageoirespattes<br />
de phoque ; ce n'est pas tres delicat, mais 3. plutot<br />
Ie gout de viande grasse, tres noire, que celui de<br />
poisson. A la rentree des bateaux chasseur s de<br />
phoques, on voit de taus cotes, dans les rues, des gens<br />
portant des p aqu<strong>et</strong>s sanguinolents de flippers, qu'ils<br />
laissent parfois trainer dans la boue. Ce n'est pas tres<br />
app<strong>et</strong>issant : cepend ant , taus les restaurants annon cen t<br />
tapageusement des flipper dinners, <strong>et</strong> ce la attire la<br />
pratique. Nombre de pecheurs, quelque <strong>et</strong>ran g e que<br />
cela paraisse, dans toute la colonie, rej<strong>et</strong>tent de leurs<br />
fil<strong>et</strong>s d 'excellents poissons, tels que Ie maquereau <strong>et</strong><br />
la sole; ils se mefient vaguement de tout ce qui n'est
180<br />
CHAPITRE VlII<br />
pas morue ou capelan. D'ailleurs, l'ed ucat ion alimentaire<br />
du Terre-Neuvien laisse encore a desirer. L'o n<br />
t rouve bien des gens qui, par exemple, ne toucheraient<br />
pas a u macaroni pour tout I'or du monde; jusque dans<br />
ces derniers temps, il a <strong>et</strong>e difficile de trouver des<br />
epinards sur Ie marche, parce que personne ne voulait<br />
se hasarder a en manger. Dans la majorite des<br />
families, Ie diner du dimanche consiste pour ainsi dire<br />
invariablement en pore sale aux choux <strong>et</strong> pommes de<br />
<strong>terre</strong>. Un produit du pays, mais qui se trouve egalement<br />
dans certaines regions de I'extrernite orientale<br />
du Canada, ce sont les bake apples, sortes de p<strong>et</strong>its<br />
fruits sembIabIes a des fr ajnboises, dont on fait des<br />
confitures ayant un gout sui generis, rappelant ala fois<br />
la pomme cuite au four <strong>et</strong> Ie micl.<br />
- Ne dites pas, dans vos « impressions » de Terre<br />
Neuve, que tout y est cher : me declara un jour leRentier,<br />
rentrant d'une p romenade.<br />
- Qu'avez-vous decouvert de bon marche ? demandai-je<br />
avec quelque incredu lit e.<br />
- La monnaie lerre-neuvienne !<br />
- Je ne comprend pas...<br />
- Voila : j'avais un franc en so us francais de cuivre,<br />
qui m'encombraient. Au taux du change, cela ne me<br />
representait que moins de 4 cents ou sous , de I' Amerique<br />
du Nord. A quoi bon porter ce rouleau a la<br />
banque? Ma propri<strong>et</strong>aire, voyant que j'allais j<strong>et</strong>er<br />
c<strong>et</strong>te menue monnaie, rri'arr<strong>et</strong>e : « l\Iais c'est d'excellent<br />
argent que vous avez la ! » me dit-elle ; <strong>et</strong> elle me<br />
donne une piece d'argent de 20 cents en echange ! Ah!<br />
ce rtes, Terre-Neuve est Ie seul pays OU le sou francais
CHAPITRE VIII<br />
sants . Toutefois, <strong>et</strong>ant tout en noir, ils j<strong>et</strong>tent une<br />
note t ri ste dans Ie pays ag e qui dej a n'est pas gai.<br />
« Ils sont coc asses, ce s bonshommes-Ia, d eclare Clara,<br />
on di rait des cosaques en deui l ! »<br />
Pa uvre Clara ! Elle est pe u ent housiasrn ee par la<br />
perspectiv e de passe r a S t. John's so n premier hi ve r<br />
d ans « les pays froids n, Ma is elle fait ce nt re fo rtune<br />
bon cceur, <strong>et</strong> elle se d istrait en s' equip an t en prevision<br />
d u mau vais t emps . Le cl imat hi vernal de c<strong>et</strong>t e vill e,<br />
avec ses degels parti els t res fre q uent s, quoique fort<br />
cour ts, oblige a se p rem uni r surtout contre la bou e <strong>et</strong><br />
Ie verg las. Et puis il y a ce te rrible vent du nord-est,<br />
qui « coupe comme un co ut ea u » . Clara nous montre<br />
avec fierte son aui atio n cap, de cuir, qui garant it si<br />
bien la t<strong>et</strong>e; les bottes de caoutchouc tres fiex ibl es,<br />
montant plus haut que Ie g enou , - une n cce ssi te en<br />
ce s jo urs de jupes courtes! - la canne Ferr ee dont se<br />
servent la rnajorite des dames de St. John's, pour<br />
se maintenir en equilibre dans les rues en pente...<br />
Les pentes, voila ce qui complique la question. Des<br />
son arrivee dans c<strong>et</strong>te localite, Ie nouveau venu se<br />
d emande comment on peut circuler I'hiver par les rues<br />
perpendiculaires au port. Quand je questionnais a ce<br />
suje t les residents, je n'obrenais jamais que des<br />
re ponses vagues, dont je m' <strong>et</strong>onnais. Aujourd'hui, je<br />
comprends, car je ne saurais dire moi -rnemc comment<br />
j e m'y prends pour monter o u descendre ces pentes de<br />
glace; mais je constate avec satisfaction que les<br />
habitants qui ont passe ici toute leur existence ne sont<br />
guer« plus habiles que moi a accomplir c<strong>et</strong>te gymnastique.<br />
Du reste, meme les rues a peu pres de niveau
LA VIE A TERRE-NEUVE 183<br />
presen ten t d es diffi cul tes, ca r , a J'exception de l'artere<br />
pnnc ipale, Water Stre<strong>et</strong>, o n ne fai t pas d'efforts<br />
s uivis pour de blayer les trottoirs apres les chutes de<br />
neig e . En ce q UI conce rn e \V at er Stre<strong>et</strong> , Ie Br oadway<br />
local , on ne sa urait se plamdre; les riverains sont<br />
obliges , no n se ulement de degager leur portion d u<br />
tro u oi r. mais bien de faire j<strong>et</strong>er la ne ige, a leurs<br />
fra is, d ans la mer. Quoiqu'il y a it , naturellement,<br />
nombre d 'infract ions, Ie re su lt at , dans son ensemble ,<br />
es t sa t isfai san t.<br />
La q uestio n du chauffage d es ma isons n'est pas<br />
a ussi bien resolue . D 'une part, les doubles fen<strong>et</strong>res<br />
sont ra res; d e I' autre, Ie c ha rbo n <strong>et</strong>ant tres cher, le s<br />
rnaison s ay a nt des ca lo riferes n'allurnent guere ceuxci<br />
ava nt le milieu de d ecembre , <strong>et</strong> souvent les<br />
<strong>et</strong> c ig ne nt a la fin de mars, chose fort regr<strong>et</strong>table dans<br />
un e regIOn o u octobre est g en eralemcnt assez froid,<br />
<strong>et</strong> la ch al eur n'arrive pas avant juin, On se ti re mieux<br />
d'affa ir c avec les poeles en fonte; malheureusement,<br />
il arrive Irequemment qu'on u'en trouve pas dans<br />
toutes Ies chambres. Dans nombre de residences, on<br />
en est encore a la grille, chauffant au charbon de<br />
te rr e; cep end a nt , bien des pieces n'ont pas de chemin<br />
ee . En d efinitive, <strong>et</strong>ant donne I'humidite du cl imat<br />
<strong>et</strong> la longue duree de la saison f roid e , Terre<br />
N euve , a rnon humble avis, est la contree de l'Ameri<br />
qu e du •[ord ou la question de chauffage est Ie plus<br />
mal reso lue.<br />
Pendant I'hive r , les communications par voie Ferree<br />
deviennent plus ou mains a leatoires, Le courrier<br />
reguher, entre St. John's <strong>et</strong> Port-aux-Basques, Ie
CHAPITRE VIII<br />
terminus de la ligne ferroviaire ou se fait la correspondance<br />
avec Ie mail steamer Caribou, ce courrier<br />
n'a plus aucune espece d'horaire. La « malle <strong>et</strong>rangere<br />
» arrive une, deux ou trois par semaine, cela<br />
depend du temps, de l'<strong>et</strong>at de la voie , II en est de<br />
merne des departs. Le traj<strong>et</strong> de Port-aux-Basques a<br />
St. John's, de 27 heures, s'allonge parfois jusqu'a<br />
5 jours. On est accoutume aces contre-temps, <strong>et</strong> nul<br />
ne songe a s'en plaindre, ce qui, d'ailleurs, ne servirait<br />
a rien!
A la chasse aux phoques<br />
CH.4PlTRE IX<br />
Le premier indice de l'approche de la sealing season,<br />
I' ep oque de la peche, ou plutot de la « chasse " aux<br />
phoques, est different de ce qu 'on penserait generalement;<br />
c'est l'apparence, vers Ie 15 fevrier, dans les<br />
montres de p<strong>et</strong>its magasins, chez les perruquiers, les<br />
con fiseurs surtout, ci'affiches annoncant ia vente de bill<strong>et</strong>s<br />
pour les Sweepstakes. Ce sont la des loteries basees<br />
sur c<strong>et</strong>te peche ; par exemple, sur Ie nombre de phoques<br />
apportes par les bateaux dans l'ordre de leur arrivee,<br />
Ie nombre pris soit par un navire donne, soit par l'ensemble<br />
de la flotte, <strong>et</strong> toutes sortes de variantes,<br />
te lles que la difference entre les quantites prises par<br />
les bateaux des diverses firmes. Le prix des bill<strong>et</strong>s est<br />
mini me d'ordinaire, d ix sous pour trois tick<strong>et</strong>s, mais<br />
il va jusqu'a un dollar, quand Ie nombre des bill<strong>et</strong>s<br />
est rcstreint. Pour cela, on peut gagner de 50 a<br />
3 000 dollars, selon Ie cas. Ann de f'aire prendre<br />
patience aux clients, obliges d'attendre le r<strong>et</strong>our de<br />
la !lotte en mai, on tire, en outre, chaque semaine, des<br />
« bons numeros " , independants des operations. Ces<br />
loteries sont extrernernent populaires <strong>et</strong> constituent<br />
un des rares suj<strong>et</strong>s d'excitation dans la colonie. Elles<br />
sont organ isees par les institutions les plus variees :<br />
equipes athl<strong>et</strong>iques, eg lises, associations civiques,
A LA CHASS E AUX PHOQUES<br />
nelle question? » d ernandai-jc. On me reporidit « II<br />
ne semble pas qu e I'rnter<strong>et</strong> diminue; ouvrez nos re vues<br />
locales, The Nctufoundtand ou Colonial Commerce :<br />
vous y verrez, tous les ans, ac<strong>et</strong>te epoque, des articles<br />
il lustres sur ce suj<strong>et</strong>, qui est apparemment inepuisable.<br />
»<br />
Bient6t I'artere principale de St. John's, Water<br />
Stre<strong>et</strong>, presente une animation inusitee. Cela se comprend,<br />
car c'est 1iJ. que deambulent <strong>et</strong> font leurs<br />
empl<strong>et</strong>tes les quelque 2 000 hommes, venus su rtout des<br />
d istrict s d u nord, pour <strong>et</strong>re ernbauches par les divers<br />
capitaines de la fl otte. Ils se distinguen t n<strong>et</strong>t ement<br />
par leur accoutrement fr uste, leurs bottes pesantes, <strong>et</strong><br />
aussi parce qu(', leu't s iJ. se mouvoir <strong>et</strong> ernpruntes, ils<br />
encombrent la ci rculation sur les trottoirs. Ve rs Ie<br />
moment de l'embarquement , on les voit, en longu es <strong>et</strong><br />
lourdes theories, transporta nt iJ. bor d coffres, co uvertes,<br />
matela s <strong>et</strong> to ut es especes de provisi on s de s-·<br />
t in ees a ameliorer un peu I'or dinaire plutot p ri mit if<br />
du bateau . ..<br />
/ 'lvill go to the ice to cat eli the seals;<br />
A nd all the creur wzll join m e.<br />
A nd -urhcn I r<strong>et</strong>urn, I'll make a bill<br />
For the g irl f l<strong>et</strong>t behind me ... 1<br />
Un soir que j 'ecoute, au coi n d u feu , en co mpagni e<br />
d e Mac, la T. S. F . qui nou s tra ns po rte un moment ,<br />
I. J'irai sur la glace attraper les phoques. Et tout I'eq uipage<br />
se joindra a moi. Et a mon r<strong>et</strong>our. j'aurai un p<strong>et</strong> it<br />
magor. Pour l a bonne amie laissce au village.<br />
(D'une chanson populaire de Terre-Neuve.)
188<br />
CHAPIlRE IX<br />
par la pcnsec, dans un tout autre monde, - un grand<br />
hotel de Floride OU, sous les palmiers, des couples se<br />
livrent a un jazz entrainant, - je suis rappcle a la<br />
sombre realite <strong>terre</strong>-neuvienne par un coup frappe a<br />
la porte. jouvre, <strong>et</strong> une <strong>et</strong>range apparition se montre a<br />
mes regards. Est-ce bien la P<strong>et</strong>itpas, Ie paisible naturaliste<br />
de Fontenay-aux-Roses, c<strong>et</strong> individu affuble d'un<br />
costume d' epaisse toile bleue, avec d es bottes de cuir<br />
ro ug catre montant aux genoux, coiffe d'un bonn<strong>et</strong> a<br />
oreillons, <strong>et</strong> portant, pendus a la ceinture, un gros<br />
couteau, un aiguisoir <strong>et</strong> Ie bidon a melasse P<br />
- Vous <strong>et</strong>es <strong>et</strong>onne, fait Ie savant, cela est nature!.<br />
J'ai decide d'aller su r place <strong>et</strong>udier la seal fishery.<br />
- Tres bien! dis-je, mais est-il necessaire d'entrer<br />
a ce point dans l'esprit de la chose?<br />
- Qui, pour pouvoir traiter Ie suj<strong>et</strong> e:r professo <br />
Tandis que Clara, q ui est entree sur la pointe des<br />
pieds, murmure quelque chose sur Tartarin dans les<br />
Alpes, Mac passe I'insp ecti on de Pe titpas.<br />
- Tres exact , vr aiment. Tout ce qu'il y a de p lus<br />
moderne en equipcment. Mais je ne puis m'empeche r<br />
de regr<strong>et</strong>ter Ie temps ou nos cbasseurs de phoques<br />
portaient des v<strong>et</strong>ements, faits a la maison, de moleskine,<br />
ou de c<strong>et</strong>te flanelle epaisse, mais si legere <strong>et</strong><br />
chaude, appelee peau de cygne. Si les malheureux<br />
cbasseurs de pboques des vaisseaux restes tristement<br />
celebres, Nezutoundland <strong>et</strong> Greenland, les avaient eus<br />
quand ils furent ernportes par les champs de glace, on<br />
n'aurait pas eu a deplorer tant de morts... Mais je dois<br />
d ire que les bottes d'aujourd'hui ont des avantages<br />
sur les chaussures d'autrefois. Dans mon jeune t e m ps,
A LA CHASSE AUX PHOQUES 189<br />
on n'employait que les bluchers <strong>et</strong> les buskins; les premiers<br />
<strong>et</strong>aient des souliers bas en forme de mocassins,<br />
a I'epaisse semelle gamie de clous it glace; les buskins<br />
<strong>et</strong>aient de longues gu<strong>et</strong>res de forte toile, se bouclant<br />
sur les bluchers. Comme on se tenait les pieds chauds<br />
lit-dedans! ...<br />
- Qui, interrompt Ie Rentier, Ie vieux principe de<br />
la haute gu<strong>et</strong>re, qui a fait ses preuves dans les arrnees<br />
du d ix-huitierne siecle <strong>et</strong> du premier Empire.<br />
- Comme no us courions vite sur la glace avec cela !<br />
reprend Mac ; mais ce n'<strong>et</strong>ait pas <strong>et</strong>anche <strong>et</strong> les £Jaques<br />
d'eau sont nombreuses sur les iceftelds en mars.<br />
Mac continue it nous narrer ses souvenirs des chasses<br />
aux phoques d'antan. Pour lui, les hommes occupes<br />
dans c<strong>et</strong>te industrie travaillaient dans de meilleures<br />
conditions au temps des g oelcttes. Ils payaient pour<br />
leur couch<strong>et</strong>te it bord parfois jusqu'a 3 livres sterling,<br />
mais alors ils rr'<strong>et</strong>aicnt pas de simples numeros, comme<br />
maintenant. lIs avaient leur individualite ; <strong>et</strong>, touchant<br />
la moitie des benefices, se consideraient plut6t comme<br />
des associes des armateurs que comme des employes.<br />
Jamais ils n'<strong>et</strong>aicnt obliges de coucher sur Ie charbon<br />
ou sur des piles de de poui ll es de phoques, ainsi que<br />
cela arrive it present en cas de peche abondante, II<br />
leur <strong>et</strong>ait toujours possible de se laver, de se deshabiller<br />
: actuellement, pendant pres de deux mois<br />
cl'expedition, on ne trouve plus guere Ie loisir ou les<br />
moyens d'user de savon; l'on se couche tout habille<br />
<strong>et</strong> dort comme on mange : au p<strong>et</strong>it bonheur. Au temps<br />
des bonnes vieilles goel<strong>et</strong>tes, les hommes se montraient<br />
bien plus soigneux sous Ie rapport de I'ali-
19° CHAPITRE IX<br />
mentation: ils tenaient, par exemple, a avoir une<br />
ample provision de bon cafe. Aussi, dans les maisons<br />
des pecheurs, un des obj<strong>et</strong>s principaux, a la cuisine,<br />
<strong>et</strong>ait Ie grand maulin a cafe, qui fonctionnait vigoureusement<br />
aux approches des voyages! L'ordinaire du<br />
bard <strong>et</strong>ait peu varie, mats on veillait a la qualite des<br />
gandies (crepes <strong>et</strong> pore frit arroses de me lasse) <strong>et</strong> a<br />
celie du pork and duff. Le Terre-l Ieuvien, encore<br />
aujourd'hui, a une predilection singuliere pour la<br />
viandc de porc ; quand 11 cela vient s'ajouter Ie duff<br />
(pudding a la rnelasse), son contentement gastronomique<br />
est supreme. On raconte qu'a I'epoque au la<br />
chasse aux phoques <strong>et</strong>ait 11 son apogee, des equipages<br />
merracaient de se mutiner si on ne leur donnait pas<br />
du pork and duff trois fois par sernaine, plus Ie<br />
dimanche.<br />
D'ordinaire, I'idee de Terre-I -euve, au point de vue<br />
commercial, evoque celie de peche it la morue. Bien<br />
peu de gens songent aux phoques <strong>et</strong> encore mains<br />
savent qu'aux yeux des Terre-l 'euviens, la seal fishery,<br />
quaique financierement fort inferieure aujourd'hui a<br />
I'autre genre de peche, a Ie pas sur ce dernier. C<strong>et</strong><br />
apparent paradoxe s'explique aisement. D'abord, la<br />
chasse aux phoques est bien plus dangereuse <strong>et</strong> beaucoup<br />
plus aleatoire : partant, plus interessante!<br />
Ensuite, si elle est bonne, elle rapporte plus aux<br />
pecheurs, indivictuellement, eu egard au temps qu'elle<br />
demande. Mais la principale raison se trouve dans la<br />
tradition, toute-puissante dans ce pays. II fut un temps,<br />
en eff<strong>et</strong>, au la chasse aux phoques <strong>et</strong>ait intimement<br />
Iiee a I'existence economique de l'i1e. En 1818, par
A L.\ CHASSE AUX PHOQUES<br />
exemple, ap res une crise causee par trois inc endies<br />
d esast rcux it St. John's, Ie sort commercia l de la<br />
caprt ale dependait uniquement des resu ltats de la<br />
seal fishery de c<strong>et</strong>te annee : un insucces eut sig riifie la<br />
ba nq ueroute de la m<strong>et</strong>ropole <strong>terre</strong>-neuvienne.<br />
Quelques mots sur I'histoire de c<strong>et</strong>te industrie<br />
semblent ici necessaires, Bien que la premiere expedition,<br />
venant d'Angle<strong>terre</strong>, date de 1593, ce n'est<br />
q u'e n 1793 que l'on commen
192<br />
CHAPITRE IX<br />
des manteaux de femmes, passablernent co ute ux ,<br />
appeles seal skill coats . En realite, ces v<strong>et</strong>crnents ne<br />
sont qu'un facteur negligeable dans I'affaire, Le<br />
phoque de l'Atiantique est dit « it poils n, tandis qu e<br />
celui du Pacifique, <strong>et</strong> surtout d'Alaska, est « it fou rrure<br />
» , C'est ce dernier qui fait les plus beaux manteaux,<br />
quoique ceux-ci ne soient pas d'une longue<br />
duree, Le seal de Terre-Neuve, arrange pour <strong>et</strong>re<br />
porte, n'est pas noir, mais tach<strong>et</strong>e ; la peau est lisse,<br />
lourde, mais impermeable. Un manteau de femme, fait<br />
de ce phoque, se vend a 51. John's, environ I SO dollars,<br />
alors qu'une seule peau de renard argcnte, non<br />
montee, atteint 190 dollars. En somme, Ie seal de ces<br />
parages est recherche, d'abord pour son huile, <strong>et</strong>, en<br />
second lieu, pour sa peau; mais c<strong>et</strong>te dcrniere est utilisee<br />
presque exclusivernent pour Ie harnachement, la<br />
confection des sacs de voyage, <strong>et</strong>c .<br />
(L<strong>et</strong>ire r<strong>et</strong> ue de P<strong>et</strong>iipas<strong>et</strong> exp edite duSS. « Nemesis »,<br />
45 milles est du cap Fogo , Terre-Neuue.y<br />
Mes chers compagnons de voyage,<br />
J e profite d u passage d'un garde-cote pour vous<br />
envoyer de mes no uve lles. Nous avions appele ce<br />
bateau par T. 5. F . po ur prendre un de no s hornrnes<br />
qui, ayant neglige de m<strong>et</strong>tre ses besicles, avait <strong>et</strong>c<br />
aveugle pa r la n eig e. Mais ce n'cst Iii qu'un insignifiant<br />
fait divers!<br />
Mes arnis, plus je considere la chasse aux phoques,<br />
plus je suis fr appe de sa ressemblance avec de s expe-.<br />
ditions militaires. Cela vous surprend? Suivez bien
St;R L.-\ Rflt;TE »c J..\UR.\IH) R .<br />
Clara en cos tu me de m ontagne a vec un .. sou venir" es q uim au .<br />
La cha sse a ux phoques sur la gl a ce.
194<br />
CHAPITRE IX<br />
s'attaque, non plus aux jeunes, mais aux vieux phoques,<br />
qu'il faut tuer a coups de fusil, <strong>et</strong> alors que les hommes<br />
se d eployent en tirailleurs. Ce n'cst pas tout: tandis<br />
que nous sommes « sur Ie front )) , on expose, a St.<br />
John's, dans des devantures, des cartes ou, jour par<br />
jour, nos positions respectives sont marquees par des<br />
epingles, comme cela se faisait pour les corps de<br />
troupe durant la Grande Guerre; <strong>et</strong>, de plus, il est des<br />
communiques journaliers, publies dans la presse, relatifs<br />
aux incidents <strong>et</strong> progres de la peche...<br />
Mais en voila assez pour l'imaginative! Arrivons au<br />
cote pr atique. Les phoques sont des animaux difficiles<br />
a classifier, Je vous fais grace des controverses<br />
sur ce point : mais gardez-vous de tomber d ans<br />
l'heresie qui classe les morses parmi Ies phoques, ce<br />
serait impardonnable I Bornons-nous a la g rande division<br />
en hoods <strong>et</strong> harps. Les premiers doivent leur<br />
nom (capuch ons) a une sorte de poche que les males<br />
de c<strong>et</strong>te espece ont sur Ie front <strong>et</strong> qu 'ils peuvent<br />
gonfier au point de contenir 9 litres d'air, pour proteger<br />
leur t<strong>et</strong>e; ils sont plus gros que les harps <strong>et</strong> I'on<br />
pr<strong>et</strong>end qu'ils viennent du Groenland. Les harps sont<br />
ainsi nornmes a cause d'une marque noire, su r Ie dos,<br />
en forme de lyre; ils semblent venir de la baie<br />
d'Hudson. Les deux groupes se rencontrent, au debut<br />
de I'hiver, au large du Labrador; puis, sans se meier,<br />
descendent parallelernent vers Ie sud, dans la direction<br />
des Grands Banes. En somme, apres tant d'annees, on<br />
est encore dans Ie vague sous le rapport des migrations<br />
de ces phoques : on n'est pas sorti des conjectures<br />
<strong>et</strong> des controverses, ce qui est profondement
A LA CHASS E AUX I'HO QUES<br />
lamentable . U n fai t ce rtain, cependant , est q ue les<br />
p hoqu es revienncnt ver s Ie nord en lin f evrier : <strong>et</strong>, a<br />
c<strong>et</strong>te cpoque , dans Ie voisinag e du d<strong>et</strong>roi t d e Belle<br />
Isle . mo nt ent sur la gl ac e, ou naissent leu rs p<strong>et</strong>its.<br />
J e suis fort <strong>et</strong>onne, qua n d nos vigies signalent pour<br />
la premiere fois « l' enn emi ", q ue nous devions nous<br />
attaquer aux tout jeunes phoques, les bebe s de<br />
quelques semaines. II y a po ur ee la plusieurs raisons :<br />
d'abord la graisse de ces b<strong>et</strong>es es t d'autant meilleure<br />
qu 'elles sont plus jeunes; cnsuitc , ces « bebes »<br />
peuvent <strong>et</strong>re tues en grand nombre en pe u de temps,<br />
par un coup de gaffe sur la t<strong>et</strong>e; enlin, leu r ch asse<br />
n'cst pas dangercuse... No us sautons su r la glace: a<br />
mon grand desarroi, ce lle-ci n'es t ni unie, n i sol ide,<br />
q uoique epaisse ; elle ond ule , ca r Ia mer, ce rnois-ci,<br />
n'est pae, so uvent calme, Je me laisse choir une ou<br />
deux fois avant d e m'a ccou tu mer a ce tte gymnastique.<br />
lais ce n'e st la qu'un prelude . J e m'aper cois que, dans<br />
la co ndition de I'icefield , il fa ut , pour avancer, sa uter<br />
d'un pall (d 'un g la con) a l'autre. U n aut re suj <strong>et</strong><br />
cl'<strong>et</strong>onnem cnt p our moi est q ue Ia maj or ite des b ebes<br />
ph oqu es so nt co uverts d ' une so rt e d e fo urrure blanche.<br />
On me dit que, seuls, les p<strong>et</strong>its des harps sont de ce tt e<br />
cou le ur j usq u'a l'age de six se mai nes; aprcs cela, ils<br />
perdent c<strong>et</strong>te fourrure par plaq ues , <strong>et</strong>, de white coats ,<br />
deviennent des ragged jacke ts (jaqu<strong>et</strong>tes en loqu es).<br />
TouJour s est-il que, to ut a co up, je me trou ve nez a<br />
n ez avec une d e ces cre at ure s qu i, san s effroi, me<br />
re gar d e de ses yeux noirs to ut ron d s <strong>et</strong> tres do ux .<br />
- « Tapez d on e! " me eri e-t-on . Machinalement ,<br />
j'abaisse rna gaffe, rate la t<strong>et</strong>e, <strong>et</strong> frappe Ie dos. E t ne
196 CHAPITRE IX<br />
voila-t-il pas que la pauvre b<strong>et</strong>e se m<strong>et</strong> a verser des<br />
larmes, en poussant des cris comme un enfant en<br />
d<strong>et</strong>resse l C'en est trop pour moi : je m'affale, absolument<br />
desole, lui prenant la t<strong>et</strong>e entre mes mains,<br />
tandis que, autour de moi, eclatent des rires bruyanls.<br />
- Sauf vot' respect, Skipper, dit un des hommes,<br />
si vous faisiez la chasse aux phoques par profession,<br />
vous seriez un fameux gate-m<strong>et</strong>ier!<br />
- Tout beau! Bill, fit un sealer 11 moustaches<br />
blanches, [e me rappelle Ie jour ou tu n'en menais pas<br />
large, toi-rneme, quand tu tuas ton premier phoque!<br />
Nous avons tous, plus ou moins, passe par c<strong>et</strong>te crise<br />
de sensiblerie. On s'en guerit vite!<br />
Et il courut briser Ie crane d'un autre « manteau<br />
blanc II qui rampait derriere nous. C'est un sealer de la<br />
vieille ecole. II porte, attache a la ceinture, un chapel<strong>et</strong><br />
de rognons de phoque qu'il grignote, crus, de<br />
temps en temps. Les gens de son epoquc, parait-il,<br />
mangeaient avec plaisir Ie cceur <strong>et</strong> Ie foie crus de ces<br />
b<strong>et</strong>es <strong>et</strong> pr<strong>et</strong>endaient y trouver un excellent preservatif<br />
contre Ie scorbut. Ce v<strong>et</strong>eran a garde certaines<br />
habitudes de propr<strong>et</strong>e contrastant un peu avec celles<br />
de ses compagnons : il m<strong>et</strong> quelquefois une chemise<br />
propre; on ne peut pas dire cependant qu'il en change,<br />
car il se borne 11 enfiler la propre par-dessus la sale...<br />
Ce qu'il y a de plus curieux dans ces operations,<br />
c'est la rapidite avec laquelle les b<strong>et</strong>es sent ecorchees.<br />
Alors qu'elles sont encore dans les derniers spasmes<br />
de I'agonie, une entaille est pratiquee de la gorge a la<br />
queue a travers i ou 8 centim<strong>et</strong>res de graisse. La peau,<br />
avec la graisse qui y est attachee, est cnlevee d'un
A LA CHASSE AUX PHOQUES 197<br />
tour de main <strong>et</strong> <strong>et</strong> endue sur la glace; elle a environ<br />
3 pieds de long <strong>et</strong> pese quelque 40 livres. Abandonnant<br />
la chair <strong>et</strong> la carcasse, Ie chasseur empile les peaux les<br />
unes sur les autres, les lace au moyen de sa corde, <strong>et</strong><br />
traine sur laglace tout ceque ses forces lui perm<strong>et</strong>tent<br />
de transporter en une fois : generalement six peaux.<br />
C<strong>et</strong>te traction est vraiment la partie la plus ardue de<br />
la tache; quand il faut l'operer pendant 2 ou 3 kilom<strong>et</strong>res,<br />
sur un champ de glace inegale, parserne souvent<br />
de larges fissures, Ie labeur est considerable.<br />
Generalement on n'a pas Ie temps de revenir chaque<br />
fois au bateau; on entasse les peaux a des endroits<br />
donnes dont Ie vaisseau, Ie soir ou Ie lendemain, s'approchera<br />
autant que possible. C'est ce qui s'appclle<br />
10 pan the seals. Un fanion avec Ie nom du navire est<br />
alors plante sur Ie tas, afin d'eviter que les peaux ne<br />
soient appropriees par un autre equipage... ce qui<br />
n'ernpeche pas que de temps a autre il ne s'echange<br />
par la T. S. F., entre les divers vaisseaux, des recriminations,<br />
toujours courtoises d'ailleurs...<br />
Apres les jeunes harps, la categorie la plus nombreuse<br />
prise par nous est celie des bedlamers : on<br />
appelle ainsi les adolescents, d'un age maximum de<br />
trois ans. Je les mentionne ici acause des discussions<br />
s'elevant sur I'<strong>et</strong>yrnologie de ce nom, laquelle, selon<br />
certains auteurs, est" b<strong>et</strong> e de la mer H. Un peu tire<br />
par les cheve,ux : qu'en d it l'Onde?<br />
En sornrne , la besogne des chasseurs de phoques est<br />
penible, fatigante <strong>et</strong> dangereuse dans son ensemble.<br />
II n'est pas rare qu'apres avoir tue tout Ie jour, il faille<br />
travailler une partie de la nuit a recueillir les peaux a
198 CHAPITRE IX<br />
bord; on n'est jamais sur, en eff<strong>et</strong>, de la condition de<br />
la glace; <strong>et</strong> il arrive trop souvent que, si l'on attend<br />
au lendemain pour ramasser les depouilles, ce lles-ci<br />
soient ernportees par la desagregation de l'icefield.<br />
Ceci s'est produit, par exemple, Ie 20 mars 1927 : par<br />
suite d'un blizzard, pres de 50000 peaux, resultat de<br />
la chasse de 9 vaisseaux pendant trois jours, furent<br />
perdues. Quant aux perils de l'entreprise, on peut en<br />
juger par les exemples suivants : au printemps de<br />
191.1-, 78 hommes du vapeur New foundland, ernportes<br />
par la glace, perirent de froid; iI la merne epoque, le<br />
Vapeur Sou/hem Cross. revenant de la seal fishery, <strong>et</strong><br />
pesamment charge, sombra avec 170 hommes iI bord,<br />
sans laisser de traces; en 1898, Ie navire Greenland<br />
perdit 48 sealers; en 1872, 3 vaisseaux laisserent<br />
I I I marins sur la glace; mais Ie pire desastre fut celui<br />
de 1836, ou 14 bateaux disparurent, engloutissant tous<br />
leurs equipages: 300 hornmes en tout. C<strong>et</strong>te d erniere<br />
catastrophe a <strong>et</strong>e d epei ntc dans un des plus beaux<br />
poernes de la litterature <strong>terre</strong>-neuvienne, The Eagle,<br />
par M. Ie professeur E. J. Pratt : toutefois, vous en<br />
conviendrez, c'est Iii une pierre satisfaction... Il est<br />
d'autres perils : Ie chasseur maladroit ou imprudent<br />
qui se laisse surprendre par Ie hood male, lors de l'attaque<br />
des p<strong>et</strong>its de ce lui-ci , peut se trouver en dangereuse<br />
posture. Si, dans ce cas, on n'a pas de fusil, la<br />
gaffe n'est guere utile, car elle se brise aisernent sur le<br />
capuchon dont ('animal garantit sa t<strong>et</strong>e; on risque<br />
d'<strong>et</strong>re culbute dans l'eau, ou ecrase, si l'on tombe,<br />
sous c<strong>et</strong>te massive creature, pesant parfois 300 kilogrammes.
A LA CHASSE AUX PHOQUES 199<br />
]'ai vu quatre hommesmisen fu ite par un de ces hoods.<br />
Au tant j'avais desire, au d ebut, voir la gl ace se<br />
solidifier, autant j'ai <strong>et</strong>e desappointe quand mon<br />
so uh ait s'est realise a la suite d'un abaissemen t subit<br />
de la temp erature. La Nemesis s'est en eff<strong>et</strong> trouvee<br />
pr ise d ans Yi cefiel d ; <strong>et</strong> l'on a cr a int un moment des avari<br />
es serieuses. II a fallu faire sauter la glace au moyen<br />
d'explosifs, pratiquer un chenal, <strong>et</strong>, comme I'h eli ce<br />
ne pouvait plus fonctionner, haler Ie batirnent vers un<br />
passage relativement libre. Dans ces situations-Ia,<br />
tout I'equipage est aux cables ; <strong>et</strong> parfois des bouteen<br />
-train, appeles en argot localles Challty Men, excitent<br />
les hommes au travail en chantant quelque chose d 'eritrainant,<br />
comme Ranz o was a sail or, The Greenlan d<br />
Whale ou The Fem ale S muggler'.<br />
U ne qu estion qu'on entend souvent poser it Terre<br />
Neuve est : Quel est I'avenir de laseal fishery? Un fait<br />
in d en iable est la diminution du nombre des phoques,<br />
On d epasse a peine, aujourd'hui, 200 0 0 0 peaux par<br />
sai son, alors que la moyenne <strong>et</strong>ait de 4 0 0 0 00 avant<br />
1882. 0'011 cela provient-il? Les opinions sont divisees.<br />
Selon les uns, les b<strong>et</strong> es ont en partie change<br />
dit ineraire : elles se sentent peut-<strong>et</strong>re plus en surcte<br />
dans Ie golfe du Saint-Laurent, dont la gl ace est, pour<br />
ainsi d ire, impen<strong>et</strong>rable pour les vaisseaux de p eche,<br />
Mai s la majorite pense que la rai son se trouve sirnpl<br />
cment dans Ie fait que ce sont surtout les p<strong>et</strong>its des<br />
phoques qui sont tues chaque annee en no mbres<br />
I. Ramo <strong>et</strong>ai t un marin, la Baleine du Groenland, la Cont<br />
rebandiere,
200<br />
CHAPITRE IX<br />
eno rmes. D'un autre cote, moins d'hommes so nt attires<br />
a present par ce genre d'occupation, qui non se ulement<br />
est dangereux, mais encore offre trop d'alcas,<br />
<strong>et</strong>ant donne les conditions d'existence actuelles. La<br />
remuneration est trop variable <strong>et</strong> ne parait plus en<br />
rapport avec celie d'autres travaux moins penibles. Elle<br />
ri'cst plus basee, comme jadis, sur une repartition de s<br />
benefices par moitie entre la compagnie <strong>et</strong> l'equipar-e :<br />
a I'heure actuelle, celui-ci ne touche plus qu'un tiers.<br />
En 1928, par exemple, les 253 hommes de la Silvia<br />
n'eurent que 35 dol. 38 par t<strong>et</strong>e; l'equipage du Th<strong>et</strong>is<br />
recut 63 dollars par t<strong>et</strong>e; mais en revanche, les hommes<br />
d'un certain navire , leq uel n'avait pas rencontre assez<br />
de phoques, ne toucherent pas un liard; par suite,<br />
apres un mois <strong>et</strong> demi de durs labeurs, ils en furent<br />
d e leur poche po ur le s frais faits par eux po ur<br />
s' equiper, <strong>et</strong>c. Urie telle situation est certes une sorte<br />
d'anachronisme au siecle OU nous vivons; il semble<br />
que ces chasseurs d e phoques ne devraient s'engager<br />
qu'avcc la garant ie d' un minimu m de remuner ation .<br />
II n' cst pas p robabl e q ue l'avenern ent d u bateau a<br />
va pe ur soit un des facte urs de la decadence d e la seal<br />
fishery; s'i ls rend ent possible parfoisun,second voyage,<br />
celui-ci a lieu trop tard po ur causer une diminution<br />
sensible du nombre des phoques . Quant a l'ernploi de<br />
I'avion comme agent d e reconnaissance, il donne au ssi<br />
lieu a des controverses. Le premier moment d 'e rnballement<br />
passe, on a fini par penser que les frais necessites<br />
par ces machines ne sont pas compenses par d es<br />
resu ltats qui les justifient. Tres souvent la brume ge ne<br />
la vue des observateurs, d 'autant plus q ue la co uleur
A LA CHASSE AUX PHOQUES 201<br />
des jeunes phoques ne se d<strong>et</strong>ache pas suffisamment de<br />
celie de la glace. En outre, il arrive f requemment<br />
que, si les avions d ecouvrent un groupe important de<br />
beres, les navires ne peuvent s'en approcher a cause<br />
de l'<strong>et</strong>at de I'icefield. La reconnaissance, alors, ne sert<br />
a rien. Soit dit en passant, on a maintenant une tendance<br />
adouter du bien fonde de I'opinion sacro-sainte<br />
d'apres laquelle il est des capitaines de sealers d'une<br />
habil<strong>et</strong>e transcendante. La verite, dit-on, est que Ie<br />
hasard joue un role primordial dans la rencontre des<br />
patches de phoques <strong>et</strong> que Ie commandant du borrl<br />
ne peut deployer que des qualites manceuvriercs, <strong>et</strong><br />
non des talents strategiques, pour arriver a atteindre<br />
Ie but que sa bonne <strong>et</strong>oile lui a revele,<br />
Le r<strong>et</strong>our de la flotte, aujourd'hui, n'a plus rien<br />
de sensationnel ou merne d'interessant, comme autrefois.<br />
On n'apprend plus guere la rentree des batirnents<br />
que par les journaux. ] adis, c'<strong>et</strong>ait toute une cerernonie<br />
: les navires s'annoncaient de loin; ils rentraient<br />
dans Ie port en tirant un coup de canon pour chaque<br />
centaine de peaux rapportees. Parfois lc capitaine<br />
pouvant presenter Ie plus grand nombre de depouilles<br />
recevait en grande pompe un pavilion d'honneur.<br />
Mais tout ce la est de I'histoire ancienne. Tout passe,<br />
tout Iasse, tout casse !<br />
Ce qui reste, cependant, c'est la bienvenue bruyante<br />
recue par les chasseurs dans leurs foyers respectifs.<br />
Avec leur teint brftle par Ie soleil <strong>et</strong> la neige, leurs<br />
v<strong>et</strong>ements sou illes, leur apparence Iatiguee, les braves<br />
gens ne payent pas de mine.<br />
Une chanson populaire depeint assez crurnent les
20 2 CHAPlTRE IX<br />
sentiments, a e<strong>et</strong> egard , de la maitresse de la maison :<br />
" Ther e are these eyes that looked so mil d , Hurra h! (le T)<br />
Si nce yo u skedadded fro m me and chil d<br />
An d left your dirty cl othes be hind?<br />
Johnny, I ha rdly k ne w yo u .. .<br />
Yo u looked so q ueer 1 !<br />
I. Ou sont ces yeux q ui avaien t l'ai r si do ux , depuis q u e tu<br />
as file, quittant to n e nfant <strong>et</strong> moi, c t laissant se ule me nt ton<br />
li nge sale 11 la m ais on ! John ny, j'ai eu peine 11 te re con <br />
naitr e... tu avai s Pair si cocas se I
CH.4.PITRE X<br />
Avec les Prancais de la cote ouest<br />
Des mois se sont ecoules. De tres longs mois, car,<br />
it Terre-l Teuve, merne it St. John's la capitale, les distractions<br />
n'abondent pas. Notre p<strong>et</strong>it cenacle, un<br />
moment tout eparpil le, s' est en partie reconstitue.<br />
P<strong>et</strong>itpas est revenu passablement bredouille des rives<br />
de !'Indian Lake, ou il avait espere decouvrir de nouveaux<br />
vestiges des Beothucks. Le Render, qui s' interesse<br />
plutot au commerce, est de r<strong>et</strong>our de Port<br />
Union, sur la baie de Trinity, ou les pechcurs c nt<br />
forme depuis longtemps une sorte de cooperative<br />
assez curieuse it <strong>et</strong>udier. Tous deux s'occupent it m<strong>et</strong>tre<br />
leurs notes it jour; mais ils travaillent sans enthousiasme.<br />
IIs trouvent la besogne monotone. II leur<br />
manque quelque chose, depuis qu'ils ont reintegre<br />
notre domicile provisoire de St. John's. Un aprcs-rnidi<br />
bruineux <strong>et</strong> triste, P<strong>et</strong>itpas, qui s'est presque assoupi<br />
it son bureau, demande tout it coup a I'Oncle, lequel,<br />
seul, a conserve sa serenite :<br />
- Avez-vous... ahem! ... re"u des nouvelles de...<br />
11IIe Clara?<br />
Le Rentier, en train de « potasser », d'un air las,<br />
une statistique de pecheries, releve la t<strong>et</strong>e:<br />
- C'est drole, fait-rl, j'aIlais poser la meme question.
2°4<br />
CHAPITRE X<br />
L'Onde, interpelle, m<strong>et</strong> un doigt sur un passage<br />
d'une instruction du ministere de la Marine concernant<br />
l'huile de foie de morue, alin de ne pas perdre<br />
la place, <strong>et</strong> parait un peu perplexe :<br />
- Clara? repond-il enfin, des nouvelles? Ah! oui,<br />
j'en ai eu par Ie dernier courrier. Elle est toujours a<br />
Versailles...<br />
_ Ah ? .. Hum! .. . fait P<strong>et</strong>itpas. Et elle ne parle pas<br />
de revenir it Terre-Neuve ?<br />
- Revenir ici? Non. Tranquillisez-vous...<br />
- Pourquoi c<strong>et</strong>te remarque? interrompent it la fois<br />
P<strong>et</strong>itpas <strong>et</strong> Ie Rentier.<br />
- Eh! ma is, repond I'Oncle <strong>et</strong>onne, vous devez<br />
<strong>et</strong>re bien contents de ne plus I'avoir it vos cotes. Vous<br />
<strong>et</strong>iez toujours, tous les trois, it vous chamailler!<br />
- Chamailler, chamailler, fait Ie Rentier, c'est-adire<br />
qu'elle nous taquinait un peu, mais ...<br />
- Mais, il n'y avait pas de mal it cela, au contraire,<br />
surencherit P<strong>et</strong>itpas.<br />
_ Bonte divine! s'exclamc I'Oncle, levant les bras<br />
a u ciel, on dirait presque que vous la regr<strong>et</strong>tez, rna<br />
. parole!<br />
Ses deux interlocuteurs font un geste energique de<br />
denegation, que dement leur air penaud.<br />
_ Oh ! c'est tres bien, conclut l'Oncle en se rern<strong>et</strong>tant<br />
a I'ouvrage, autrement il eut <strong>et</strong>e facile de faire<br />
revenir Clara. Elle se plaisait assez avec nous.<br />
Je regarde, a la derobee, Ie Rentier <strong>et</strong> P<strong>et</strong>itpas : ils<br />
sernblent desappointes, La chose est vraiment interessante<br />
: je decide de I'ecrire a Clara pour l'amuser.<br />
Le SOlI'. assez tard, quand je vais porter rna l<strong>et</strong>tre it la
AVEC LES FRANC;:AIS DE LA COTE OUEST 205<br />
boite, c'est-a-dire a l'un de ccs piliers rouges, scmblables<br />
a un canon fiche en <strong>terre</strong>, j'apercois une ombre<br />
qui, une l<strong>et</strong>tre a la main, se glisse Ie long des murs,<br />
dans la rnerne direction. J e reconnais P<strong>et</strong>itpas. A c<strong>et</strong><br />
instant, du cote oppose, arrive une autre ombre; eJle<br />
aussi porte une l<strong>et</strong>tre: c'est le Rentier!. .. Une idee<br />
peu charitable me passe par la t<strong>et</strong>e: de derriere un<br />
poteau telegraphique, je dirige sur les deux hommes<br />
la lurniere, subitement devoilee, de ma torche electrique<br />
de poche. lis se reconnaissent soudain : stupefaits,<br />
aveugles. lis tournent les talons, laissant choir<br />
leurs missives. Je m'en saisis : J'une <strong>et</strong> I'autre sont<br />
adressees a Clara... Riant de bon cceur, je les m<strong>et</strong>s a<br />
la poste avec la mienne.<br />
Et voila pourquoi, un mois plus tard, c<strong>et</strong>te jeune<br />
personne no us rejoignait a St. John's. Mais, se<br />
sentant necessaire, clle avait fait ses conditions :<br />
« Etant donne, avait-eUe ecrit, que chacun de vous<br />
fait une enqu<strong>et</strong>e speciale, je desire aussi me rendre<br />
utile, <strong>et</strong> aller <strong>et</strong>udier les villages francais de la cote<br />
ouest de Terre-Neuve. H<br />
- Par ma foi, s'ccria I'Oncle 11 la lecture de c<strong>et</strong>te<br />
l<strong>et</strong>tre, ell e a raison. Nous n'y avions pas pense !<br />
- Perm<strong>et</strong>tez, repliqua P<strong>et</strong>itpas, toujours ({ sur<br />
I'ceil H, j'y avais songe, moi I Mais j'ai considere<br />
comme plus important d'aller chercher les vestiges<br />
des derniers Beothucks...<br />
- J e ne suis pas tout a fait de votre avis, interrompit<br />
l'Oncle, vos Indiens sont morts <strong>et</strong> en<strong>terre</strong>s,<br />
tandis que les Francais de la cote ouest vivent !<br />
- Mais vous ne comprenez pas l'inter<strong>et</strong>..,
206 CHAPITRE X<br />
- Oh ! messieurs, tr eve de chicane pour aujour d' hui!<br />
fis-je a mon tour. Vous, P<strong>et</strong>itpas, du rest e, que vo us<br />
importe! Vous n'allez pas a la West Coast: j'accornpagnerai<br />
Mile Clara <strong>et</strong> son oncle...<br />
Iais.. . pourquoi<br />
P<strong>et</strong>itpas.<br />
n'irais-je pas aussi? s'ecri a<br />
- Quant a moi, je pa rs egalement, declara Ie<br />
Rentier.<br />
L'Oncie laissa tomber la l<strong>et</strong>tre de Clara:<br />
- Cela me passe! d it-il, en se grattant la t<strong>et</strong>e; voila<br />
deux individus « qui se chipotent » tout Ie temps avec<br />
rna niece, <strong>et</strong> qui s'empressent de rechercher sa compagnie<br />
quand ils ont une chance de I'eviter. Eh bien,<br />
il n'y a pas que les femmes qui soient enigmatiques !<br />
Si ron a des loisirs, la rnaniere la plus interessante<br />
de se rendre de Saint-Jean de Terre-Neuve a Saint<br />
Georges, la capitale d e la cote ouest, est de faire Ie<br />
traj<strong>et</strong> par vapeur postal jusqu'a Port-aux-Basques ; de<br />
Ia , quatre he ures environ de chemin de fer vous arnene<br />
nt a destina tion. L'ensemble du voyage prend<br />
plusieurs jo urs; mais, trente escales vous perm<strong>et</strong>tent<br />
de fai re connaissance avec tou te la cote sud , q ui en<br />
vaut la peine. Les gens presses peuvent atteindre la<br />
localite en q uestion pa r voie fe rree en it peu pres<br />
vingt-quatre heures. En tout cas, c'est vraiment un<br />
voyage; po ur en charmer les longueurs, on a la res-<br />
de faire la ca us<strong>et</strong>te avec des loups de mer<br />
varies, qui vous regalent generalement de quelque<br />
histoire de peche, <strong>et</strong> surtout de naufrage... Helas l<br />
c'est un livre, un gros li vre qu'on pourr ait ec rire sur<br />
les sinistres maritimes a T err e-I Teuve. Ce rt ains d e<br />
o source
AVEC LES FRANC;:AIS DE LA COTE OUEST 207<br />
ceux-ci dont on n'a guere eu connaissance en Europe,<br />
sont plus tragiques encore que la trag ed ie de la<br />
Meduse. Tel est Ie naufrage de la Maid of Swansea.<br />
Un soir ou la mer est dechainee, un jeune homm e qui<br />
se trouve sur la cote, it une de s extrernites de la baie<br />
d e Bonavista, apercoit distinctement, dans Gull<br />
Island, Pilot des Mcu<strong>et</strong>tes, un feu insolite, qu i es t<br />
evide rnment un signal de d<strong>et</strong>resse. Sans moy ens d'y<br />
parvenir, seul, dans la ternp<strong>et</strong>e, il va, it grand 'peine,<br />
donner I'a larrne d ans un hameau distant. Ma lh eureusement,<br />
il est si connu comme menteur inv<strong>et</strong>ere,<br />
que personne ne veut Ie croire. Plus il insiste, supplie,<br />
pleure meme, plus on Ie traite de mauvais plaisant.<br />
Fartout ou il s'adresse, c'est la merne reponsc : « A<br />
d'autres! » Longtemps apres, un bateau passe au x<br />
environs de Gull Island, <strong>et</strong> il prend fantaisie it son<br />
capitaine de tirer de s mou<strong>et</strong>tes. II part en d or is vers<br />
I'Ilot ; apercoit un e mou<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> fait feu trois fois,<br />
ratant I'oiseau qui, chaque fois, reprend son vol vers<br />
I'mter ieur. Un quatrierne coup abat enfin la mou<strong>et</strong>te.<br />
Le capitaine, it son grand <strong>et</strong>onnement, decouvre<br />
qu'elle est tornbee sur une voile d echiree <strong>et</strong>end ue sur<br />
sur Ie sol. Soulevant c<strong>et</strong>te toile, it voit avec horreur<br />
qu atorze cadavres, dont celui d'une jcune fille ... Une<br />
enqu<strong>et</strong>e subs eq uente revele que c<strong>et</strong>te jeune fille <strong>et</strong>ait<br />
mor te la derniere. Et une sorte de journal, tenu<br />
jusqu'a la fin , monlre la tragedie dans sa poignante<br />
real ite. Apres Ie naufrage de leur vaisseau - un p<strong>et</strong>it<br />
cabotcur - les malelots <strong>et</strong> passagers s'<strong>et</strong>aien t refugies<br />
dans I'ilc aux Mou<strong>et</strong>tes, en vain, car il s se tro uverent<br />
bientot sans provisions. Comme sur la Medus e, il fallut
208<br />
CHAPITRE X<br />
avoir recours au cannibalisme... Et, un jour, la courte<br />
paille designa la jeune fi lle. Son frere, alors, simrnola<br />
a sa place; sacrifice inutile, car aucune embarcation<br />
de sauv<strong>et</strong>age ne se montra jamais a l'horizon...<br />
Avant d'aborder notre suj<strong>et</strong>, il convient de prevenir<br />
une confusion possible. Lorsque nous parlons des<br />
Francais de la cote ouest, nous ne nous occupons nullement<br />
de ce French Shore, rivage francais, si important<br />
dans l'histoire de Terre-Neuve, <strong>et</strong> qu'on entend<br />
encore mentionner constamment, surtout au point de<br />
vue geograpbique, dans c<strong>et</strong>te colonie. Rappelons<br />
done, brievernent, ce qu'<strong>et</strong>ait ce French Snore. Nous<br />
avons vu, dans un autre chapitre, que les Francais,<br />
presque depuis la decouverte de Terre-Neuve, avaient<br />
fait des efforts considerables <strong>et</strong> inlassables pour y<br />
garder, tout au moins, une base de pecheries. Bien<br />
qu'ils fussent, en 1713, prives, par le traite d'Utrecht,<br />
de tout droit territorial a Terre-Neuve, ils ri'abandonnerent<br />
d efinitivement leurs possessions de l'ile<br />
qu'en 1763, lors du traite de Paris. Toutefois, le<br />
premier de ces traites avait permis aux pechcurs<br />
francais de pecher <strong>et</strong> saler leur poisson sur les cotes<br />
ouest, nord <strong>et</strong> nord-est. Ceci donna lieu a des discussions<br />
continuelles entre les deux'pays,les Francais<br />
se considerant comme ayant ainsi un droit ex clusif de<br />
peche dans ces parages. Enfin, la convention du<br />
17 janvier 1854 causa une d<strong>et</strong>ente en reconnaissant a<br />
la France Ie droit exclusif de peche <strong>et</strong> I'usage des<br />
plages pour la salaison, d u cap Saint-Jean sur la cote<br />
est, jusqu'au cap Norman, tout au nord de la colonic.<br />
En outre, sur la cote ouest, les pecheurs francais
AVE
210 CHAPITRE X<br />
d ecourage, il de mi m ine en •[cwfoundland , ali a fonder<br />
au x E ta ts-Unis, en Ma ryl and.<br />
II ne fau drait pas croire que ces « Francais d e la<br />
cote ouest )) soient des colons venus d e F ra nce , ou<br />
do nt les ascendants irnrnediats en venaient. Ces<br />
ge ns-I i! son t plus ou moins mel es , sc lo n la Ioc ali te<br />
gu'ils habit ent. La ma joritc, to ut d 'abord, son t des<br />
Acadien s, dont les anc<strong>et</strong>res, lors d es persecutions q ue<br />
I'o n sait, quitterent Margaree, Mabou, <strong>et</strong> autres li eux<br />
du cap Br<strong>et</strong>on, en No uve llc-Ecosse , pour s'<strong>et</strong>ablir en<br />
p ai x a T erre-l [euve. Tant que dura Ie regime du French<br />
Shore , ce stock acadien s'augmenta de t emps il aut re<br />
d'une certaine proport ion de d esert eurs de la mari ne<br />
ma rch an de , presque toujours de s pechcurs br<strong>et</strong>ons ou<br />
no rmand s. Ceux-ci se fix erent surtout d an s la presqu'Ile<br />
d e Port-au-Port, il Mainland, it Bl ack Duck<br />
Brook, cap Saint-Georges, Grand Jardin, P<strong>et</strong>it Jardin.<br />
Cela s'exp lique fa cilement, puisque Port-au -Port <strong>et</strong>a it<br />
un des havres au les pecheurs de France ava icnt Ie<br />
d roit ex clusif d'utiliser la plage. En fait, ces individus<br />
se trouvent avoir generalement la me me origine que<br />
les Aeadiens p rimitifs. Deux autres elements fr ancais<br />
se juxtaposerent. D'abord quelques disciplinaires eva <br />
des de Saint-Pierre-<strong>et</strong>-Miquclon ; parmi ceux-ci, il en<br />
est qui, d'humeur aventureuse, s' 6tablirent eh ez les<br />
I nd iens Micmacs, epouserent des squaws <strong>et</strong> vecurent en<br />
trappeurs; leurs enfants sont done des m<strong>et</strong>is , Enfin,<br />
on a releve it nne epoque une tres p<strong>et</strong>ite immigration<br />
de Canadiens francais de Quebec. A I'heure actuelle,<br />
Ie stock fr ancais ne s'entr<strong>et</strong>ient plus par des sources<br />
exterieures ; <strong>et</strong> il en resulte une d<strong>et</strong>erioration, ca r la
AVEC LE S FRA .'C;AIS DE LA COTE OC EST 2 I I<br />
population de c<strong>et</strong>te race est trop peu nombreu se pour<br />
sc suffire a el le- rnem e , d 'autant moins que, comme<br />
p artout ailleurs a Terre- Neuve, une ires forte proport<br />
ion d e jeunes gens d es deux sexes ernigren t soit<br />
a ux E tats-Unis , soit au Canada. En somme, une des<br />
ca ra cteristiq ue s de ladite population est la f'aci lite<br />
avec laquelle e1le s' anglicise. N at urell ement , cela est<br />
en raison d irecte du contact entre les elements fr an cais<br />
<strong>et</strong> anglai s. Par ex emple, a Port-au-P ort , S tephenvill<br />
e, <strong>et</strong> c., Ie contact n'exist e qu'a un faib le d egre.<br />
Mais, d ans des places telles que Saint-Georges, ou les<br />
Ecossa is dominent, le s Francais perdent rapidement<br />
du terrain. Et ceci se re mar que me me dans la transformation<br />
des noms de famille. Tandis que dans les premieres<br />
localites on voit encore les vieux noms acadiens<br />
co mme Cyr, Cormier, Leblanc, a Saint-Geor ges les<br />
alterat ions de noms patronymiques sont f requen tcs <strong>et</strong><br />
curieuses. C'est ainsi que Le Poursdevient Power, Beurgeron,<br />
Bursh ell ; Benoit, Benn <strong>et</strong>t. II y a Flus: dans<br />
certains cas, on a simplement traduit Ie nom francais<br />
en anglais : Lejeune est aujourcl'hui Young; Leblanc,<br />
While; Leroy, King. On trouve des families qui ont<br />
abandonne leur nom patronymique pour en accepter un<br />
sans rapports avec1e premier, decerne par des Anglais<br />
de la localite , Et il est a remarquer que tout ceci s'est<br />
produit, d'une maniere generale, en mo ins d'un siecle.<br />
II y a quelque trente ans, nombre de ces habitants<br />
ne pouvaient dire un seul mot d'anglais. Aujourd'hui,<br />
non seulement I'anglais est compris <strong>et</strong> parle - plus<br />
ou moins mal - partout, mais bien des en fants de<br />
families francaises ne peuvent, ou ne veulent plus
212<br />
CHAPITRE X<br />
parler autrement qu'en anglais, la seule langue, d' a illeurs,<br />
ense i g nee dans les eccles. Un peu partout, du<br />
reste, l'influence de la prononciation anglaise se fait<br />
sentir, ou des mots de c<strong>et</strong>te langue sc sont g lisses<br />
dans Ie francais, comme a Quebec. C'est ainsi, que<br />
« train» se prononce trlnn, <strong>et</strong> que char, ou tout uniment<br />
car, rem place « vagon n, Quoi qu'il en soit, en<br />
d epit des assertions me depeignant Ie parler de ces<br />
braves gens comme un effroyable charabia, j'ai<br />
eprouv e infinirnent moins de d ifficultes it Ie comprendre<br />
qu'a saisir Ie patois rural de Quebec. Peut-<strong>et</strong>re<br />
suis-je tornbe sur de s suj<strong>et</strong>s exceptionnels !.. . Un d es<br />
notables residents de Saint-Georges nous disait : « A<br />
mon avis , a moins de circonstances irnprevues, au train<br />
dont vont les choses, Ie francais aura disparu de ces<br />
parages da ns une cinquantaine d'annees, en tant<br />
que langage de famille, celui qu'on parle aux nouveau-ne<br />
s. » E t il ajouta, bien qu'Anglais lui-rneme :<br />
« Ce sera bi en dommage ! ))<br />
C<strong>et</strong>te popula tio n ne paralt pas avoir garde d e coutumes<br />
rnppelant la mere patrie :' en ce la, e1le diff'ere<br />
des Acadiens des iles de la Madeleine, ou du No uvea u<br />
Bru nswick. A Stephenville <strong>et</strong> environs, les « vieux »<br />
lisent des jo urnaux en langue francaise : le Courrier<br />
des E tats-Unis, de New-York, ou La Presse, d e Montreal<br />
; mais rien de Pari s. Q ua nt a la jeune generation,<br />
eJle ne connait plus que les periodiques anglais .<br />
II est certa in q u' en choisissant la val lee d e Saint<br />
Georges co mme le ur nouveJle re sidence, les Acadi ens<br />
d u cap Br <strong>et</strong>on ont fait preuve d'une grande perspi <br />
cacite. Leurs descendants sont probablement le s plus
AVEC LES FRAN
21 4<br />
CHAPITRE X<br />
quelques explications topographiques. Ainsi gu 'o n<br />
peut Ie remarquer sur I'illustration representant Portau-Port,<br />
les villages francais de c<strong>et</strong>te cote sont surtout<br />
com poses d'ecarts, de maisons iso lees, souvent assez<br />
eloignees rune de I'autre. L'eglise, presque toujours,<br />
est 11 guelque place proerninente, par exemple sur une<br />
hauteur. Ainsi qu'aux iles de la Madeleine, on utilise<br />
les dunes pour y elever d es rangees de baraques 11<br />
I'usage des pecheurs. C<strong>et</strong> eparpillement fait qu'il es t<br />
fort difftcile de donner, par des photographies, une<br />
idee de ces villages dont on ne saurait apprecier Ie<br />
charme pittoresque que de uisu ,<br />
C'est pourquoi nous dirons au tourisle : arr<strong>et</strong>ez-vous<br />
un moment dans les s<strong>et</strong>tlements f rancais de la West<br />
Coast: vo us n e Ie reg r<strong>et</strong>t er ez pas.
CH/IPlTRE X l<br />
Ii cart's Content... la Ville des Cables<br />
S i, pour la masse des Europeens, Terre- I -euve ne<br />
represente g-uere, au point de vue ut ihta ire , qu'un<br />
vas tc en tre po t de morues, il est pourtant des gens chez<br />
qUI Ie nom evoque, plus ou moins vaguement, J'idee<br />
d es cables transatlantiques. Et encore ne sont-ce, en<br />
g eneral, que des personnes agees qui se rappcllent ce<br />
titre de 1 Tewfoundland a l'inter<strong>et</strong> d u public. Cela se<br />
concert : c' est au milieu du d ix -neuviemc siecle q ue ,<br />
pe nd a nt une dizaine dannees. Terre-Ncuve se trouva<br />
en evidence, subitement, <strong>et</strong> d 'une facon t ou t a fait<br />
inat te nclue , en consequence des tentat ives rep<strong>et</strong>ecs,<br />
in fatigables, de Cy rus Field po u r rel ier telegra p hi <br />
que men t l'Europe <strong>et</strong> le Nouveau Mo nd c. Quant a la<br />
jeu ne gene ration, <strong>et</strong> merne celie q ui ri'cst plus tres<br />
j e une , si elles expe dient d es cablogrammcs, elles ne<br />
sav e n t pas, d'habitude, e t n 'e n o nt cure, du rcst e, COIIlm<br />
en t le message arrive it d est ination. Et I'A rnerica in<br />
Cyrus F Ield , « le Pe re d u Cable n, qui Ie connait en<br />
France, en debors des professionnels de la telegrap<br />
h ie ? Pour rnoi , je dois a voue r que Ie nom ne m'cut<br />
r ien d it, avant 1l10n arrive e a Terrc-Neuve.. . Cependant,<br />
b ien que Field ri'ait rien inveute ni d ecouvert,<br />
i1 a rend u au mo nde un se rv ice dune importance pri-
216<br />
CHAPITRE XI<br />
mordiale, <strong>et</strong> , ceci accompli, est mort dans I'indigence,<br />
comme un vrai grand homme d'autrefois.<br />
On nous dira peut-<strong>et</strong>re, apres avoir consulte les statistiques<br />
: Pourquoi parler de Heart's Content en<br />
tant que « Ville des Cables n, <strong>et</strong>ant donne que St.<br />
John's possede des <strong>et</strong>ablissements pi us vastes ? La<br />
raison en est tout historique : c'est a Heart's Content<br />
que fut pose Ie premier cable transatlantique.<br />
A notre epoque, ou les applications de I'electricite<br />
ont atteint des usages si varies <strong>et</strong> si populaires, on ne<br />
peut pas se rendre compte facilement des d ifficultes<br />
que rencontrerent les pionniers de la telegraphie<br />
actuelle, me me <strong>terre</strong>stre. C'est ainsi qu'a Terre-Neuve,<br />
lo rs de I'<strong>et</strong>ablisscment de la premiere ligne, en 1852,<br />
il fut longtemps impossible d'assurer Ie service regulierement,<br />
parce que les gens de la campagne brisaient<br />
co nstamment, it co ups de pie rres, les isolateurs des<br />
poteaux. En 1856, on avait reussi a relier, par un cable<br />
so us-mari n tres p rimi tif, de q uelque 150 k ilom<strong>et</strong>res<br />
de lon g, Terre -N euve <strong>et</strong> Ie Cap Br<strong>et</strong>on, I'c xtrernite<br />
est d u Canada; par suite, la colonie n'<strong>et</strong>ait pas aus si<br />
iso lee, des c<strong>et</strong>te epoque, q u'o n Ie croyait ge ne ra le <br />
ment. Toutefois, bie n entendu, il n'existait aucu ne<br />
communication te legraphique entre l'Europe <strong>et</strong> Ie<br />
Nouveau Mende. II ne fa ut pas oublier que Ie milieu<br />
du dix-neuviern e siecle <strong>et</strong>ait un e periode agitee de<br />
I'histoire europeenne <strong>et</strong> que les troubles politiques<br />
avaient une repe rcussion serieuse sur les affaires, j usqu'<br />
en Amerique. Le besoin de communications ra pides<br />
en t re c<strong>et</strong>te derniere <strong>et</strong> l'Europe se faisait vivement<br />
sentir. Ce pendant, si I'on en parlait beauco up, on
HEART'S CONTENT... LA VILLE DES CABLES 217<br />
n'agissait pas. C'est alors qu'un p<strong>et</strong>it groupe d'hommes,<br />
Field, Taylor, Hunt, Roberts, Cooper, qu'on a appeles<br />
« Les Cinq Immortels " . resolurent de prendre la chose<br />
en mains, a leurs risques <strong>et</strong> perils. « Immortels » , on<br />
se demande ce qui a <strong>et</strong>e fait pour procurer aces entreprenants<br />
citoyens la perennite de renornrnee qui leur<br />
<strong>et</strong>ait due. Leurs noms ne se voient sur aucun monument;<br />
il ne leur a <strong>et</strong>e d ed ie, semble-toil, aucune tabl<strong>et</strong>te<br />
commemorative; leurs bustes ne sont dans aucun<br />
rnusee. Si vous feuill<strong>et</strong>ez quelque vieux bouquin sur<br />
la pose des cables, ou une biographie de Cyrus Field,<br />
vous y trouvez qu'ils y sont classifies « Immortels »,<br />
Mais c'est tout!<br />
Toujours est-il que, grace a I'activite de Field, les<br />
« Cinq » se procurerent 500000 livres sterling necessaires<br />
pour lancer l'entreprise. Celle-ci, apparemment,<br />
paraissait si hasardeuse que les gouvernements interesses<br />
se bornerent a faire des vceux pour la reussite<br />
<strong>et</strong> fournir une escorte a l'expedition, ce qui n'est ni<br />
couteux ni comprom<strong>et</strong>tant. Soit dit en passant, c<strong>et</strong>te<br />
attitude <strong>et</strong>ait bien plus correcte, en sornme, que la<br />
sorte d'endossement donne par l'Etat francais au<br />
Panama <strong>et</strong> aux cmprunts russes !<br />
Nombreux <strong>et</strong>aient les pessimistes qui predisaient un<br />
fiasco. Et les evenernents sernblerent leur donner raison,<br />
car, en 1857, alors que Ie vapeur Niagara<br />
devidait la ligne a 450 kilom<strong>et</strong>res de la cote iriandaise,<br />
Ie cable se rompit. C'<strong>et</strong>ait la, a c<strong>et</strong>te epoque, un<br />
veritable desastre, Les operations furent immediatement<br />
arr<strong>et</strong>ees ; mais telle <strong>et</strong>ait la confiance des organisateurs<br />
dans Ie succes final que, bien que la cornpa-
2 18<br />
CHAPITRE XI<br />
gnie eut pe rdu pres de 500000 dollars, il fut decide<br />
de renouveler la tentative, sur un autre plan, l'a nnee<br />
suivante. Le pauvre Field, toutefois, souffrit plus que<br />
les autres : quand il revint aux Etats-Unis, il trouva<br />
que sa propre maison de commerce, forcement un pe u<br />
negligee par lui, avait suspe ndu ses payements. Cela<br />
ne I'ernpecha pas d'<strong>et</strong>re sur la breche, de nouveau,<br />
quelques mois plus tard. C<strong>et</strong>te fois, il a paru judicieux<br />
de commencer, pou r ainsi dire, par Ie milieu. Le cable<br />
est d ivise en deux, chaque rnoitie ct ant portee par un<br />
navire special. Les deux vaisseaux voyagent de conserve<br />
jusqu'a mi-Atlantique, sans rien devider, La, le s<br />
deux sections sont soudees ensemble; <strong>et</strong> les navires<br />
partent a lors, en devidant, dans des directions opposees,<br />
I'un vers l'Irlande, I'autre vers Terre-Neuve.<br />
Chaque vaisseau n'a guere ainsi que 820 milles ma rins<br />
a devider, ce qui diminue les chances d'accidents, <strong>et</strong><br />
nota mment d'embrouillement des \ignes. Du moi ns,<br />
c'est ce que les experts pensent. Malheureusement,<br />
ces calculs so nt d ejoues. ca r Ie cable se rornpt trois foi s<br />
de suite. L 'expcdition rentr e alors, fort tris te ment , a<br />
Valent ia en lrlande, Ie poin t de depart europeen. On<br />
conceit Ie d esappointeme nt des organisateurs. La<br />
plupart de ccux-ci, absolu men t dccourages, se ref usent<br />
a continuer les te ntatives. C'est ici que Field accomplit<br />
un veritable tour de fo rc e moral: la issant de cote ses<br />
troubles prives, ne songeant qu'a son ideal, il a rrive<br />
non seulemcnt a raviver Ie courage de ses collegues,<br />
mais it trouver de nou veaux actionnaires po ur la Cable<br />
Company. Finalement, en aout 1858, au milieu d' un<br />
enthousiasme indescri ptible, l'extr ernite oue st d u cable
HE ART'S C01\TENT . . . LA VILLE DES CABLES 219<br />
est d eposee sur les cotes de Terre-Neuve, La place<br />
chois ic: alors <strong>et</strong>ait, non Heart's Content, mais Bay<br />
Bull's Arm, au fond de la ba ie de Trinity. L a popularite<br />
soudaine de F ield <strong>et</strong> abl it un record que n'a mem e<br />
pas battu, de nos jours, celui de Lindbergh. A New<br />
Yo rk , ce fut du delire. Des placards comparaient Ie<br />
he ros, on ne voit pas bien pourquoi, a Cyrus Ie Grand!<br />
On lisait sur d'enormes transparents des legc ndes d ans<br />
ce genre:<br />
Cy rus l'Ancien , <strong>et</strong> le ..·ouvcau,<br />
L'un<br />
Co nq uit Ie Monde pou r lui-mcme ;<br />
L'autre<br />
Co nq uit I'Oc ean po u r Ie Mo nde.<br />
Dans les g ra nde s villes arnericaines, a c<strong>et</strong>te epoque<br />
<strong>et</strong> ju sque vers 1900, cela a <strong>et</strong>e la co utume de ce lebrer<br />
d es evenements notoires pa r des corteges les plus<br />
bizarres, ac cornpagues d'illuminations fantastiques.<br />
Dans I'occasion qui nous occupe, les spectacles pyrotechniques<br />
durerent vingt-quatre heures <strong>et</strong> a llerent<br />
rnerne un peu plus loin qu'on ne l'avait voulu, car on<br />
mit Ie feu a I'hotel de ville. Le jour suivant, il y eut<br />
cortege des ouvriers des divers m<strong>et</strong>iers, avec huit<br />
cents camions <strong>et</strong> charr<strong>et</strong>tes, dont les rapports avec les<br />
cables ne sont pasclairs! Les I " <strong>et</strong> 2 septembre furent<br />
choisis en out re comme jours speciaux de « Cel ebration<br />
de la pose du cable », alors que bien d es ge ns<br />
croyaient d eja les f<strong>et</strong>es t errninees. C'est a ce mo ment<br />
qu'eut lieu le « Carnaval des Cables ", au cours du quel<br />
on rem arquait , entre autres choses, de colossales<br />
re traites aux flambeaux, di rigees par les sapeurs-
HEART' S COXTE:;T.. . LA VILLE DES CABLES 221<br />
de I'<strong>et</strong> endue de ce nouveau de sa strc. Cyrus, du faite<br />
de la g loi re , tomba tout it coup dans l' oubli . Bien plus,<br />
cer ta ines personnes lui en voul aient presque d'avoir<br />
<strong>et</strong>e Ia ca use d'un emball emen t qu i, maintenant, paraissa<br />
it que lq ue peu grotesque. L e pauvre homme, ici<br />
en core, fu t atteint dans ses inter<strong>et</strong> s prives : en<br />
d ecembre 1860, il <strong>et</strong>ait derechef declare en fa illite.<br />
Pendant sept ans, Ie gros public n'entendit plus gu ere<br />
parler du ca ble. II transpira, cependant, ap res quelque<br />
temps, qu e l' an cienne compagnie, loin d' <strong>et</strong>re defunte,<br />
s'<strong>et</strong>ait ab ouchee avec les armateurs du Great Eastern :<br />
En somme, c'<strong>et</strong>ait une idee excellente d'employer,<br />
comme poseur de ca ble, ce pitoyable colosse maritime<br />
qui, ayant devance son epo que, se trouvait voue it une<br />
inutilite prematuree '.<br />
I . Rap pelons que Ie G reat Eastern ava it <strong>et</strong>e bat i po u r Ie se rvic<br />
e entre I'Angle<strong>terre</strong> <strong>et</strong> l'Australie, en , 852. U n d es m oti fs<br />
d e se s c no rmes dimensions e tai t Ie d esi r d'avoir, pour ledit<br />
se rvice, un n av ire tran sportant une s uffisa nte q ua nt ite de<br />
charbon pour Ie voyage aller <strong>et</strong> r<strong>et</strong>our : 15 0 0 0 tannes. On ava it<br />
l'intention de se procurer as se z de pl a ce pour 800 passagers<br />
de prem iere , 2000 de deuxie me, 120 0 de troisi cm e <strong>et</strong> un equipage<br />
de 4 0 0 h ommes. Mais ces chiffres eraie n t trap a m bitieux :<br />
o n resta bi en au-dessous, Ce pendant, tel qu'il erait , Ie Great<br />
Eastern constituait un pa s de gcant dan s Ie pr ogr es d es co n stru<br />
cti on s maritime s. C'est a pe in e, aujo urd'hu i , si un e q u i n <br />
zain c de paqu cbots sont plu s longs que ce n av ire ; mcrne La<br />
France, de la Co m pag n ie Transatlantique, lu i es t i n fe ri eure<br />
SOllS ce rap port. Le sys re me <strong>et</strong> a it une co mbi naison de rou e s<br />
a au bes <strong>et</strong> d' helic e, n ecessitant c in q ch em lnees . L e premie r<br />
voy a ge de ce navire, en 1859, fut un in su cce s : un e exp lo sion<br />
tua sept pe rso n nes <strong>et</strong> ca us a de gr av es avarie s . En 1860, to utefois,<br />
l e G reat Eastern fit la traver s e e de S outham pton aNew<br />
Yo rk en onze jour s, ce q ui <strong>et</strong>ai t fort satis faisant pou r l'e poque.<br />
P endan t u n an , Ie paquebot effectua pl usieurs voyage s an a-
222<br />
CHAPITRE XI<br />
E n 1865, done, pour ainsi dire a l' improvist e, Ie<br />
navire en question quitta I'Irlande avec Ie cable. L'on<br />
partit avec un enthousiasme q ui sonnait un pe u cre ux<br />
apres Ie r<strong>et</strong>entissant fiasco de 1858. Mais decidernent<br />
la compagnie jo uait de malheur : trois fois Ie cable se<br />
rompit. II fallut, de nouveau, revenir bredouille. II<br />
est a remarquer, cependant, que pour celte nouvell e<br />
tentative, on avait pris des precautions pecuniaires<br />
serieuses, de telle so rt e que, des Ie 13 juill<strong>et</strong> de<br />
I'annee suivante, 1866 , Ie Great Eastern repartait avec<br />
2-400 milles d e cables. C<strong>et</strong>te fois-ci, du moi ns , les<br />
choses so nt bien differernment conduites: null e<br />
annonce t apageus e, nu ls adieux bruyants. II sem ble<br />
merne y avoir un defaut compl<strong>et</strong> d'enthousiasme,<br />
lequel ne veut po urtant pas dire manque de confiance.<br />
Des Ie debut, tout s'annonce mieux qu'a aucun moment<br />
pendant ces dix annees de tentatives. C'est qu'on a<br />
profite de l'experience des echecs successifs. Po ur<br />
n'en donner q u'un exemple, on pousse Ie soin jusqu'a<br />
ne s'approcher des cables qu'en pantoufles <strong>et</strong> en v<strong>et</strong>ements<br />
de toile.<br />
Le point arnericain d'atterrissement avait <strong>et</strong>e change :<br />
Cyrus Field, avec une pe rspicacite remarq uable, avait<br />
donne la preference a Heart's Content, dans la baie<br />
de Trinity, au nord-ouest de St. J ohn's, parce qu'il y<br />
a la un port aux eau x pr ofondes <strong>et</strong> tranquilles <strong>et</strong> dont<br />
logues; mais it fut finaleme nt r<strong>et</strong>ire du se rvice, car la com pagnie<br />
perdait de l'argent : il n'y avait pas, en ce temps-Ia, un<br />
m ouvemen t de passagers suffisant po ur faire les frais d' un tel<br />
bateau. Celui-ci, d'autre part, avait constamment besoin de<br />
re parations.
HEART'S COi\TENT. .. LA VILLE DES CABLES 223<br />
Ie fond ne presente pas d'obstructions. C'cst ainsi<br />
que, du jour au lendemain, ce hameau, qui ne comptait<br />
guere alo rs que soixante maisons, se trouva appele a<br />
jouer un role important dans les annales des communications<br />
internationales. .<br />
Naturellement, pendant Ie devidage, Ie Great Eastern<br />
restait toujours en contact cablographique avec<br />
la base d'Irlande. II faut observer que, precisernent a<br />
ce moment, la guerre austro-prussienne de 1866 battait<br />
son plein.<br />
La reception, a bord, des « communiques» constituait<br />
une diversion aux durs labeurs <strong>et</strong> surtout a<br />
I'anxi<strong>et</strong>e de l'equipage. Car il y avait toujours de<br />
I'anxi<strong>et</strong>e. Chacun sentait que, sans doute, c<strong>et</strong>te tentative<br />
serait la dernierc. Pour abreger c<strong>et</strong> expose deja<br />
long, disons qu'enfm, Ie 27 juill<strong>et</strong> 1866, Ie cable fut<br />
arrirne a Heart's Content <strong>et</strong> Ie premier message cxpedie<br />
par Field,le meme jour, aneuf heures du matin. II<br />
n'y eut aucune interruption depuis c<strong>et</strong>te epoque,<br />
La nouvelle fut recue partout avec grand plaisir,<br />
mais avec un calrne contrastant de la maniere la plus<br />
absolue avec les transports delirants de 1858'. Quant<br />
I. Pour en terminer avec Ie Great Eastern, rappelons<br />
qu'apres avoir <strong>et</strong> e employe a re pechcr Ie cable aban donue, il<br />
fit un voyage de • 'ew-York au Havre pour amener des visiteurs<br />
a l'Exposition universelle de ,867. Mais ce fut 111 un<br />
autre echec financier. On l'utilisa al ors pour poser divers<br />
ca b les ; puis comme entrep6t de charbon a Gibraltar. Enfin,<br />
a pres avo ir <strong>et</strong>c mi s quelque temps en exhibition, le trop precoce<br />
geam des mers fut dernante le , en 1888. La vente des<br />
mareriaux, <strong>et</strong>c., monta a 58000 l ivres sterling. II en avait<br />
coutc 732000. N'est-il pas <strong>et</strong>rauge que ce Leviathan ne semble
224<br />
CHAPITRE XI<br />
it Cyrus Field, sa gloire fut aussi ephemerc qu'elle<br />
avait <strong>et</strong>e bruyante lors du fiasco de 1858. Pour lui, la<br />
vie ne fut qu'un enorme contresens. II mourut en 1892,<br />
si pauvre que sa police d'assurance serait devenue<br />
perimee, si son ami Ie banquier Pierpont Morgan n'en<br />
avait acquitte les primes.<br />
... II est des places sans aucun rapport avec la religion<br />
<strong>et</strong> ou I'on se sent tenu d'accomplir un pelerinage,<br />
merne si rien n'y est organise pour attirer l'attention<br />
du touriste ou de l'<strong>et</strong>udiant. A Terre-Neuve, Placentia,<br />
I'ancienne Plaisance de l'occupation francaise,<br />
est un de ces endroits : Heart's Content, la Ville des<br />
Cables en est un autre. Aux personnes de passage<br />
dans la colonie, <strong>et</strong> ne disposant pas d'assez de temps<br />
pour faire de longues excursions, nous recommandons<br />
une visite it ce p<strong>et</strong>it bourg, qui donne une bonne idee<br />
d'un outport <strong>terre</strong>-neuvien prospere <strong>et</strong> paisible.<br />
Comme toujours dans ce pays, Ie traj<strong>et</strong> par chemin<br />
de fer est lent <strong>et</strong> relativement couteux. II faut un peu<br />
plus de sept heures pour couvrir 144 kilom<strong>et</strong>res, ce<br />
qui fait du 19 kilom<strong>et</strong>res it I'heure! On ne peut<br />
s'<strong>et</strong>onner que, pendant la belle saison, to us les gens<br />
qui ont une chance de se servir d'un auto, quel qu'il<br />
soit, ne la laissent pas echapper... En somme, sur<br />
c<strong>et</strong>te ligne, ainsi que partout ailleurs en c<strong>et</strong>te colonie,<br />
les chemins de fer de l'Etat ont it faire face au problernc<br />
constitue par des depenses trop considerablcs par t<strong>et</strong>e<br />
de voyageur transporte, La compagnie experimente<br />
avoir <strong>et</strong>e mis au jour que pour mener a bonne fin la pose des<br />
cfibles transatlantiques?
HEART'S CONTENT... LA VILLE DES CABLES 225<br />
maintenant des trains composes uniquement d'une<br />
seule longue voiture, laquelle comprend locomotive,<br />
fourgon 11 bagages, compartiment des postes <strong>et</strong> de<br />
grande vitesse <strong>et</strong> wagon de voyageurs. On estime pouvoir<br />
epargner ainsi, sur les p<strong>et</strong>ites lignes, huit neuvi/-ines<br />
des frais de charbon. rai voyage dans un de<br />
ces steam coaches sur une partie du parcours de St.<br />
John's 11 Heart's Content, <strong>et</strong> cela m'a donne une occasion<br />
de plus de constater que bien de ce qu'rl est convenu<br />
d'appeler Ie progres mod erne est une simple<br />
reculade en ce qui concerne Ie con fort. Par exemple,<br />
la portion du wagon affectec 11 la I" classe, sur c<strong>et</strong>te<br />
voie <strong>et</strong>roite, ne contient que seize voyageurs, assis<br />
dans to us les sens, sur des sieges exigus, <strong>et</strong> sans assez<br />
d'espace pour les bagages de main. L'arriere de ce<br />
compartiment, du reste assez coqu<strong>et</strong>, est entierernent<br />
vitre <strong>et</strong> forme de c<strong>et</strong>te facon une sorte d'observatiolZ<br />
car; mais, d'une part, on ne peut s'y garantir du<br />
soleil, vu I'absence de stores, <strong>et</strong> il est impossible, Ie<br />
plus souvent, douvrir les Ien<strong>et</strong>res, parce que la locomotive<br />
<strong>et</strong>ant dans la merne voiture, la furnee <strong>et</strong> les<br />
cendres pen<strong>et</strong>reraient en masse dans Ie compartiment.<br />
La presque totalite des voyageurs en arrivent 11 c<strong>et</strong>te<br />
triste conclusion : « au sont les bons vieux wagons<br />
d'autrefois? .. II<br />
Pendant une partie de la route, Ia voie suit la cr<strong>et</strong>e<br />
des hauteurs bordant Ie rivage de la baie de Trinite,<br />
<strong>et</strong> 1'011 voit, au-dessous du sol, une succession de<br />
p<strong>et</strong>its villages de peche, somnolents <strong>et</strong> evidemment en<br />
decadence.<br />
- Quel dommage! s'ecrie l'Oncle, chacun de ce s
22G CHAPITRE XI<br />
tr ous insignifiants possedc un port
HEART 'S CO 'TENT. .. LA VILLE DES CAIlLES 227<br />
si l'on cherchait bien, on decouvrirait en Newfound <br />
land, ca ch ees dans des greniers poussiereux ou de<br />
vieux hangars 11 bateau, bien des « curiosites " , dont<br />
quelques-unes peut-<strong>et</strong>re, si elles sortent jamais de<br />
I'oubli , opereront une revolution dans Ie monde litteraire<br />
ou artist ique...<br />
Toujours est-il que notre ami Ie collectionneur ne<br />
semble pas gagner gros 11 ce commer ce acce ssoire, ca r<br />
il travaille dur de ses mains. C'est un ouvrier te rr eneuvien<br />
vraiment in dustrieux : il est - hors de St.<br />
John - plombier pendant un e partie de l'annee, il<br />
devient pecheur sur Ie littoral durant les mois ou la<br />
morue « donne " Ie pl us.<br />
Nous lui demandons comme nt s' ex pliq ue Ie fa it qu e,<br />
sur une distance de moins d e 75 kilom<strong>et</strong>res, se tro uvent<br />
quatre localites dont Ie nom est une combinaison<br />
du mot Heart (cceur). Outre Heart's Content - Ie<br />
Contentement du Cccur - il Ya Heart's De sire, H eart's<br />
Delight, Heart's Ease. No t re cicerone parait un peu<br />
perplexe :<br />
- Tout ce que je sais, d it-il, est que Ie mot Heart<br />
a <strong>et</strong>e employe avec la premiere de ces localitcs, 11 cau se<br />
de la forme de son port. II est probable q ue les fondateurs<br />
des autres places en question ont t rouve commod<br />
e d 'im it er, au lieu de se creuser Ia te te. Du reste,<br />
ne savez-vous pas qu e, dans ce tte colonie, on airne<br />
assez les noms parlant aux yeux? Le s premiers pion <br />
niers baptiser cnt volontiers un e localite nouvelle d'une<br />
f acon qu i ra p pe la it un evc ne rncnt . C'est ce qui est<br />
arrive avec Happ), Adventure, Big Adueut ure, Little<br />
Paradise, Damnable Harbor, Coward's lsland, Come-
CHAI'ITRE Xl<br />
by-Chance, <strong>et</strong> cclui-ci, vraiment original : S eldom <br />
Come-Bye '.<br />
- Eh bien! s' ec rie Clara, si les noms des rues sont<br />
it I'avenant, je plains les employes des postes! Me<br />
voyez-v ous recevoir une l<strong>et</strong>tre :<br />
Rue de l' Etrangc-Aventure<br />
au coin de I'avenue Arrivee -p ar -Megarde<br />
PASSAN T-RARLIENT-DANS·CES-P.\RAGES<br />
T er re-Neu ve ,<br />
Notre compagnon lui j<strong>et</strong>te un d e ces re gards<br />
empreints dernbarras <strong>et</strong> de reproche que j 'ai vus si<br />
souvent d ans les yeux du Terre- l [euvicn lorsqu'on<br />
plaisante son pays.<br />
- II est certain, dit-il, que I'on trouve ici un e<br />
bizarre collection de noms geographiques . Mais il faut<br />
se m<strong>et</strong>tre it la place des premiers arrives : c' <strong>et</strong>aient<br />
des gens sans grande imagination, qui n' avaicnt guere<br />
que la mer dans I'esprit. Pour eux, merne les montagnes<br />
devaient recevoir d es noms maritimes. Voyez,<br />
par exemple, ce massif de pies au centre de I'ile : ce<br />
sont des « mats » l lis ont <strong>et</strong>e baptises Th e Three Topsails,<br />
Gal/topsail, Mieeentopsail, Main Topsail, Fore<br />
Topsail'. Pour moi, il y a quelque chose de presque<br />
touchant dans un attachement aux cho ses maritimes<br />
pous se a un tel de gre ' ...<br />
I. I-Ieureuse Aventu re, C r ande Aventure, P <strong>et</strong>i t P a ra d is,<br />
Damnab le Havre, I1e d u Poltron , Arrrvee-par-H as ard, Passant-rarement-par-ici.<br />
2 . Les T rois H uniers, F'Ieche-en-cul , Pe rroqu<strong>et</strong> de F'ou gue,<br />
Grand Hunier, P<strong>et</strong>it H unier.
HEART'S CONTENT ... LA VILLE DES CABLES 229<br />
Clara fait une si drcle de mine que nous craignons<br />
quelque saillie a I'emporte-piece. Nous lui faisons<br />
des gestes, mais ils arrivent trop tard. Elle se tourne<br />
vers Ie Tcrre-Neuvien avec Ie plus grand serieux :<br />
- On n'a jamais essaye d'importer des guides<br />
suisses pour escalader ces montagnes, je suppose?<br />
demande+elle.<br />
Ton, repond-il innocemment.<br />
- On a bien fait, declare-t-elle, car on n'aurait pas<br />
pu en decouvrir un seu!. Imaginez vous un enfant de<br />
I'Helv<strong>et</strong>ie en face de ces pies: il se croirait sur un<br />
navire, <strong>et</strong> aurait instantanernent Ie mal de mer. .. Seul,<br />
un amiral suisse aurait pu tenter I'aventure; mais les<br />
specimens en sont maintenant introuvables...<br />
Son interlocuteur la regarde ahuri, il devine un<br />
sarcasme, sans Ie comprendre. Peut-<strong>et</strong>re va-t-il y avoir<br />
explosion? Mais a ce moment, nous arrivons a Heart's<br />
Content.<br />
La principale raison d'<strong>et</strong>re de Heart's Content,<br />
pendant de fongues annees, fut Ie cable transatlantique.<br />
En 1866, on comptait seulement 10 employes;<br />
en 1895, Ie nombre montait a 95. II atteignit, a un<br />
moment, quelque 300, dont 70 a 75 femmes ou jeunes<br />
fi lles. C'<strong>et</strong>ait la Ie bon temps pour Ie commerce du ern.<br />
Ces employes, dont les salaires <strong>et</strong>aicnt eleves pour<br />
l'epoque, 100 a 120 dollars par mois, depensaient sans<br />
compter : un vieux resident nous a raconte que bien<br />
des jeunes filles, uniquement pour des bonbons,<br />
payaient des notes mensuelles de 45 dollars! (225 francs<br />
au cours d'avant guerre). La Compagnie batit des<br />
bureaux <strong>et</strong> des ateliers, ainsi que des maisons pour
2 30 CII AP ITRE XI<br />
so n personnel. Dan s son p ropre inter <strong>et</strong>, clle fut arnenee<br />
a doter la local ite d'un servic e d 'eau <strong>et</strong> d' un syst<br />
e rn e de pr otection contre I'incendie qui ne se rencontrent<br />
pas d ans des villes bien plus con siderables.<br />
Le bourg est pittoresquement situe, d'un cote sur<br />
Ie port, d e I'autre sur le flanc des collines rocheuses,<br />
avec de s ar rier e-plans d e for<strong>et</strong>s de sapins.<br />
En fait, chaq ue cour, chaque jardin renferment des<br />
ro es au milieu desquels paissent ou gambadent mouton<br />
s <strong>et</strong> ch evres. L'abondance de ces d ernieres <strong>et</strong>onne<br />
Ie voyageur, qui ne se d oute pas qu'on utilise ces animaux,<br />
l'hiver, pour transporter Ie bois de chauffage<br />
coupe d ans lcs montagnes vois ines.<br />
Aujourd'hui, la presque totalite des habitants po ssedent<br />
leur home, <strong>et</strong> il en re sulte un air de prosperite,<br />
une certaine coqu<strong>et</strong>terie meme, qui reposent I'ceil ,<br />
apres I'aspect neglige, dilapide de tant de demeures<br />
citadines ou rurales d ans c<strong>et</strong>te ilc. Entrez dans un de<br />
ces cottages, au hasard : vous <strong>et</strong>es agreablernent surpris<br />
de l'ordre m<strong>et</strong>iculeux, de la propr<strong>et</strong>e qui regnent<br />
merne lorsque aucun visiteur n'est attendu. II m'est<br />
arrive d'<strong>et</strong>re introduit dans des cuisines au moment ou<br />
l'on pr eparait les repas, <strong>et</strong> de me croire dans Ie living<br />
room, ce qu'on appelle au Canada francais Ie « vivoir » .<br />
le p<strong>et</strong>it salon de la famille; tous les appr<strong>et</strong> s sont strictement<br />
rel eg ues dans l'office, <strong>et</strong> merne ce dernier supporterait<br />
la comparaison avec celui d'une menagere<br />
hollandaise. II faut toujours se garder de generaliser :<br />
mai s je relate simplement mes experi ences personnellcs,<br />
<strong>et</strong> ce lles-ci sont tout a I'h onneur des residents<br />
de ce « Contentement du Cceur » ,
HEART'S CONTEXT . . . LA \'ILLE DES CABLES 2 31<br />
Soit dit en passant, ce l( Contcn lcment ll , quoique<br />
bien plus gen eral que dans la plu part de s aut res outport<br />
s, n'est plus au ssi vif qu'il y a qu inze ou vingt ans.<br />
Le fameux cable n'est plus ce qu'il <strong>et</strong> ait pour la<br />
population. Plusieurs facteurs ont rnodifie la situation<br />
locale: d'abord l'introduction de machines epargnant<br />
de la main-d'ccuvre; ensuite, la concurrence de compagnies<br />
rivales, plus jeunes, <strong>et</strong> surtout celie de la<br />
T. S . F. C<strong>et</strong>te concurrence a agi en deux sens : en<br />
obligeant la vieille Compagnie a reduire ses fr ai s, <strong>et</strong><br />
en la contraignant a ameliorer son service. En ce qui<br />
concerne Heart's Content, Ia Ville des Cables par<br />
excellence, ces causes cornbinees ont eu pour resultat<br />
une diminution du nombre des employes locaux, <strong>et</strong> Ie<br />
transfert d'une partie importante des operations a<br />
Bay Roberts, localite situee a quelque 30 kilom<strong>et</strong> res<br />
a vol d'oiseau de celie qui nous occupe,<br />
Bay Roberts est maintenant Ie terminus, pour Ie Nouveau<br />
Mende, d'une nouvelle ligne transatlantique<br />
venant d'Europe via Horta, dans les Azores. Celle-ci<br />
est Ie dernier mot en la matiere. Tout d'abord, contrairement<br />
aux idees generalement repandues, la composition<br />
d'un cable n'est pas la meme sur tout Ie par cours.<br />
On a, en eff<strong>et</strong>, a faire face a des dangers differents ,<br />
scIon que la ligne est pres de la cote ou , au contraire,<br />
en pleine mer. II ya, par suite, trois zones, a compter<br />
de chacune des deux extremitcs du ca ble : une de<br />
240 kilom<strong>et</strong>res, une autre de 100 kilom<strong>et</strong>res <strong>et</strong> la section<br />
de haute mer. La proportion de cuivre <strong>et</strong> de guttapercha<br />
de l'armature, par mille marin, varic avec<br />
chaque zone. En outre, des precauti on s spc cia les doi -
HEART'S CONTENT.•. LA VILLE DES CABLES 233<br />
lignes sous-rnarines. Nous avons vu a I'ccuvre Ie plus<br />
nouveau navire special construit par TIle Telegraph<br />
Construction and Maintenance Co, de Londres. Entre<br />
ce vapeur Dominia <strong>et</strong> Ie fameux cable layer Great<br />
Eastern, sous tous les rapports, il y a autant de difference<br />
qu'entre un dirigeable actuel <strong>et</strong> une montgolfiere<br />
! Sa vitesse peut atteindre 14 nccuds <strong>et</strong> derni, <strong>et</strong><br />
il est outille de facon a pouvoir se frayer, au besoin,<br />
un passage dans les glaces. II est trop moderne pour<br />
bnller autre chose que de I'huile, dont il peut transporter<br />
2200 tonnes. Les cables y reposent dans quatre<br />
reservoirs d'une capacite totale de 180000 pieds<br />
cubes; un tel vaisseau est capable de porter un cable<br />
d'une longueur de 39°° milIes marins. Mais on n'est<br />
pas moins frappe par l'elegancc.Le con fort qui regnent<br />
a bord de la Dominia. Aujourd'hui, non seulement les<br />
ruptures ne sont plus a craindre pendant Ie devidage,<br />
mais il est possible de prevoir, pOtlr ainsi dire a<br />
une heure pres, Ie temps necessaire a une operation<br />
donnec de pose, s<strong>et</strong>endlt-clle sur pres de 14°0 miIles<br />
marins, comme entre Horta, des Azores <strong>et</strong> Bay Roberts,<br />
a Terre-Neuve, en 1928...<br />
Pour en revenir a Heart's Content, les progres susrnentionnes<br />
ont eu, nous l'avons vu deja, un eff<strong>et</strong><br />
nuisible au point de vue economique. Le nombre des<br />
employes est tornbe a ce qu'il <strong>et</strong>ait en 1899 - une<br />
cinquantaine.<br />
Toutefois, c<strong>et</strong>te localit e de « Conlentement du<br />
Cceur )) a vraiment de la chance. Elle est devenue<br />
port d'hiver pour les exportations de pulpe <strong>et</strong> papier.<br />
Les ports du nord, voisins des scieries <strong>et</strong> manufac-
CHAPITRE Xl<br />
t ures, n'<strong>et</strong>ant d' acces possible qu e pendant la belle<br />
saiso n, d'enormes quantites de produits provenant,<br />
par cxemple, d es pap<strong>et</strong>eries de Grand Falls <strong>et</strong><br />
Bishop's Falls, sont drrigees en hiver par voies ferrees<br />
sur Heart's Content, pour <strong>et</strong>re expediees de Ia, par<br />
longs courriers, sur I'Angle<strong>terre</strong>. De c<strong>et</strong>te maniere,<br />
I'approvisionnement de papier des grands journaux<br />
britanniques peut fonctionner sans interruption toute<br />
l'annee. Ceci donne d e I'ouvrage a une centaine<br />
d'hommes de la region.<br />
- Et Ie poisson? demandai-je a notre cicerone.<br />
- Le poisson ? me repondit-il <strong>et</strong>onne, mai s, mon<br />
cher monsieur, c'e st une chose du passe ici, comme<br />
en maints aut res endroits a Terre-Neuve. II n'y en a<br />
pas rnerne assez pour la consommation de s residents!<br />
Nous passions, a ce moment, devant un des plus<br />
vastes edifices de Heart's Content.<br />
- Que! est ce batirncnt? fis-jc,<br />
- Le lieu de reunion de la plus irnportant e soci<strong>et</strong>e<br />
locale, me dit Ie Terre-Neuvien, Ie Seamen's Hall, Ie<br />
Hall des Pecheurs.<br />
- Comment! Vous venez de me d eclarer que la<br />
peche ne compte plus!<br />
- Oh! oui, mais ceci aussi est une relique du vieux<br />
temps. Tout Ie monde, aujourd'hui, peut entrer dans<br />
I'Ancienne <strong>et</strong> Honorable Confrerie des Pecheurs. En<br />
fait, celle-ci ne se compose plus gue re que de<br />
terriens !...<br />
Une ch ose nous a frappes particuliere rnent , la proportion<br />
d'automobiles! Les ouvri ers en usent largement<br />
pour aller au travail, <strong>et</strong> au ssi, natu rellement,
236<br />
CHAPITRE XI<br />
marche a une tendance 11 baisser! A I'heure actuelle,<br />
Ie nouveau cable atteint deux mille cinq cents l<strong>et</strong>tres 11<br />
la minute.<br />
- Tout cela est fort bien, d it Clara d'un air passablement<br />
dedaigneux, mais je me permels de vou s soum<strong>et</strong>tre<br />
une con sta ta tion qu e je vien s de faire <strong>et</strong> qu i,<br />
modestie a part, ne manque peut-<strong>et</strong>re pas de piquant.<br />
Ave z-vous lu I'Hy mne du cable, de Whittier? Non? Je<br />
m'en d outais. E h bien, ce po<strong>et</strong>e, precurseur de s sages<br />
de la Soci<strong>et</strong> e des Nations, ne voyait-il pas dans Ia<br />
pose du ca ble transatlantique un sfrr gage de Ia paix<br />
universclle? E coutez-Ie, en tr ad ucti on .<br />
U n se ul cceur , un me me sa ng,<br />
Telles sc ront tou tes les co nt recs,<br />
L c s mains de l'universell e fraternit e<br />
S'<strong>et</strong> reig nen t p ar-de ss o us l'occan .<br />
... T isse, t isse, rapi de navctte du Seigne ur,<br />
D ans les inson dable s profo n de u rs ,<br />
La rob e nu ptiale de l'union de la <strong>terre</strong>,<br />
Et Ie linceul de la g uer re !. ..<br />
Ceci <strong>et</strong>ait en 1858. Et depuis ?
Coup d'reil sur Ie Labrador<br />
CHAPlTRE Xli<br />
Une <strong>et</strong>ude, si el ementaire qu'elle soit, de Terre<br />
Neuve ne saurait <strong>et</strong>re compl<strong>et</strong>e sans qu el ques d<strong>et</strong>ails<br />
sur Ie Labrador, pu isque, depuis peu, ce d ernier a <strong>et</strong> c<br />
definitivement rattache a la colonie , dont il aug mente<br />
Ie territoire d'une superficie egale a celie du Royaume<br />
Uni. La date du 28 f evrier 1927, jour de la decision<br />
prise par Ie Cornite juridique du Conseil prive de la<br />
Couronne, c<strong>et</strong>te date est consideree comme une des<br />
plus importantes dans l'histoire de la colonic. Au<br />
premier abord, on peut se demander quel avantage il<br />
y a eu pour Terre-Neuve a s'annexer un pays que<br />
l'Europeen se represcnte d'ordinaire comme hyperboreen<br />
<strong>et</strong> desole, <strong>et</strong> comment il peut se faire que<br />
Newfoundland <strong>et</strong> Ie Canada se soient disputes sur ce<br />
point pendant pres de cinquante ans. Mais on ne se<br />
rend pas bien compte en France, ainsi que dans bien<br />
d'autres pays, des possibilites du Labrador.<br />
Nous ne voulons pas parler uniquement, ici, des<br />
pecheries ; depuis des annees, deja, les Terre-Neuviens<br />
ont pris l'habitude d'aller la, en <strong>et</strong>e, pecher la<br />
morue, car les conditions y sont plus faciles que sur<br />
les banes. Les pecheurs ont leurs 700ms sur les cotes,<br />
au lieu d e se ser vir exclusivement de leurs vaisseaux ;<br />
ils peuvent d ormir a <strong>terre</strong> <strong>et</strong> y sec her le poisson. En
238 CllAPITRE Xli<br />
fait, nombre de ces morutiers se rendent au Labrador<br />
en famille, leurs femmes, filles ou servantes tenant Ie<br />
menage des equipes de pecheurs dans des baraques<br />
suffisammcnt confortables pour la saison d'<strong>et</strong>e. On<br />
nous a merne cite un homme isole qui, a lui seul, prit<br />
2 0 0 quintaux de morue en trois mois <strong>et</strong> demi, alors<br />
que sa jeune Ii lle de quatorze ans lui servait de femme<br />
de menage. A peu pres cinq cents goel<strong>et</strong>tes <strong>terre</strong>neuviennes<br />
vont au Labrador chaque saison de peche :<br />
<strong>et</strong> l'on evalue a quatre mille cinq cents Ie nombre<br />
d'individus engages ainsi temporairement dans c<strong>et</strong>te<br />
industrie tous les ans. II semble qu'environ un sixierne<br />
de la morue exportee de la colonie provient des cotes<br />
du Labrador.<br />
II va sans dire que ce territoire est riche en fourrures<br />
de diverses especes ; les habitants a demeure<br />
(car il y en a pres de quatre mille, soit un par 45 kilom<strong>et</strong>res<br />
carres) abandonnent la cote en hiver pour<br />
devenir trappeurs dans I'interieur. Cependant, tout<br />
cela ne suffirait pas pour constituer la valeur economique<br />
actuelle du Labrador. En realite, la richesse de<br />
c<strong>et</strong>te region a une triple source: les gisements de<br />
rnineraux, la houille blanche, les for<strong>et</strong>s ; ces deux<br />
derniers facteurs ont une grande importance, d'autant<br />
plus que la place commence a manquer dans<br />
l'Amerique du Nord pour les exploitations de pulpe<br />
de bois. Les for<strong>et</strong>s de sapins couvrent une ctendue<br />
egale a celles cornbinecs de la Hollande, de la Belgique<br />
<strong>et</strong> du Portugal. Quant aux forces mot rices<br />
hydrauliques les seules chutes de la Gr and River<br />
ant deux fois la hau teur du Nia ga ra , atte ig ne nt
COUP O'CEIL SUR LE LAIlRAD OR 239<br />
presque celie des Victoria Falls sur Ie Zambeze ; on<br />
estime que Ie bassin entier de la Hamilton River pourrait<br />
foumir une force de 7 millions de chevaux. Sous<br />
le rapport mineral, les explorations ont donne des<br />
resultats inattendus <strong>et</strong> extremement encourageants.<br />
II n'est donc pas <strong>et</strong>o nnant que Ie Canada, qui voit lc<br />
Labrador lui echapper. se montre maintenant desireux<br />
que Terre-Neuve <strong>et</strong> sa dependance entrent dans<br />
la Confederation. Toutefois, I'opinion, it Terre<br />
Neuve, est n<strong>et</strong>tement opposee it c<strong>et</strong> arrangement. II y<br />
a quelque temps, on a sugger e une autre combinaison :<br />
la vente du Labrador, par Terre-Neuve, au Canada,<br />
pour une so mme ronde de 200 millions de dollars.<br />
I\Iais ceci trouve en core moins d 'echo dans la colonie.<br />
Personnellement, ce qui nous a surtout intrigue dans<br />
c<strong>et</strong>te <strong>terre</strong> lointaine, c'est son nom. II a donne lieu it<br />
. bien des controverses ; nous savons que ce ne sont pas<br />
cel les-ci qui font d efaut dans I'histoire de toute la<br />
region. Puisqu'on va aujourd'hui jusqu'a nier que<br />
Cabot a decouvert Terre-Neuve, il ne faut pas <strong>et</strong>re<br />
surpris que les uns voient une affinite entre Labrador<br />
<strong>et</strong> Bras d'Or du Cap Br<strong>et</strong>on, alors que d'autres<br />
trouvent l'origine dans La Bradore, vaisscau basque<br />
du milieu du scizierne siecle, Un troisierne groupe<br />
de chercheurs infatigables declarent que, bien avant<br />
I'arrivee d es Basques, c<strong>et</strong>te region fut visitee par un<br />
navire portugais: Ie premier homme it apercevoir la<br />
<strong>terre</strong> <strong>et</strong>ant un manoeuvre, on designa celle-ci par Ie<br />
mot qui , dans c<strong>et</strong>te langue, signifie « travailleur » ,<br />
labrad ore . Certes , si Ie fait est authent ique, il ternoigne<br />
d'un <strong>et</strong>rang e manque d 'imagination ; il eut <strong>et</strong>e au
CHAI'ITRE XJl<br />
moins poli de donner au pays Ie nom de c<strong>et</strong> humble<br />
explorateur sans Ie savoir. Mais voi ci bien la justice<br />
d'ici-bas: un fou qui brule une des sept merveilles du<br />
mond, Ie Temple de D ian e it E phese, pour se rendre<br />
celebre, reussit it immortaliser so n nom en depi t des<br />
pr escriptions legales le s plu s draconiennes ; <strong>et</strong> un<br />
brave gar"on, qui decou vre une des contrees les plus<br />
interessantes « No uveau Mond e » , re ste dans une compl<br />
<strong>et</strong> e ob scurit e. Lui aussi efrt pu d ire : Sic vas , non<br />
vobis.'... Mais, apres tout, c<strong>et</strong>t e savante explication<br />
ne satisfail rnerne pa s l'entier clan por tugais; d 'aucuns<br />
pr<strong>et</strong>endent que Ie nom provient du fait que les<br />
Indiens emmeries de celte reg ion en Europe, par<br />
I'exped ition d e Corloreal, <strong>et</strong>aient les me illeurs « lravai<br />
lleurs » qu'on eut jamais vus. Nou s n'entron s dans<br />
ces d <strong>et</strong>ails que pour monlrer it qu e! degre les plus<br />
p<strong>et</strong>its points de l'histoire t erre-neu vicnne ont <strong>et</strong>e<br />
suj<strong>et</strong>s it des controverses.<br />
II n'y a pas que de simples div ergences d'op inion,<br />
helas ! On apercoit, en eff<strong>et</strong>, un nuage so mbre it<br />
l'horizon. M<strong>et</strong>aphore it part, c'est un rabbin. Vous<br />
lisez bien. Un certain ministre du culte israelite it<br />
Montreal, Isaac de la Ponha, reclame tout simplement<br />
un quart du Labrador, representant la bagatelle 'de<br />
50 millions de dollars au plus ju ste prix. II se base<br />
sur un acte de Guillaume d'Orange qui, Ie I " no <br />
vembre 1697, aurait ac cor de en toute propri<strong>et</strong> e it un<br />
sieur ] oseph de la Ponha, su j<strong>et</strong> portugais, 30 000 milles<br />
car res labradoreens. T erre-Neuve n'a qu'a bien se<br />
tenirl<br />
A la verite, on peut se de mander pourquoi le s heri-
Cfi,/u: II/H'rl II r i'I1I" , S.,ill l. ,' jerre.)<br />
Procession sur Ie qu ai de la Honcier e a S aint-Pi er r e.<br />
Saint-P ierre (Ba in t-P ie r re <strong>et</strong> Miquelon). a vec rile a ux Chi ens<br />
au fond a gau ch e.<br />
- '
COUP D'CEIL SUR LE LABRADOR 241<br />
tiers de l'heureux protege de Guillaume III ont<br />
attendu 2 30 ans pour faire val oir leurs droits. Sans<br />
d oute, il en est d'eux comme du Canada: tant que Ie<br />
Labrador n'<strong>et</strong>ait envisage qu 'au point de vue ... d ecoratif,<br />
personne ri'<strong>et</strong>ait presse de Ie r eclarner. Cela se<br />
conc e it aise rnen t, car tandis que Jacques Cartier, en<br />
15 34, Ie d efinissait : (l La <strong>terre</strong> dont D ieu fit present<br />
a Cain », Ie lieutenant Roger Curtis, cn 16 80 , Ie declarait<br />
: (l U ne contr ee Iorrnee de tcrribles montagnes, un<br />
amas prodigieux de rochers denudes. » Et, plus<br />
recemment, Ic major Cartwright di sa it : (l Dieu crea<br />
Ic Labrador en tout dernier lieu <strong>et</strong> y as sembla, Ii cct<br />
eff<strong>et</strong>, Ie rebut de ses mat eriaux, comme inutile au<br />
genre humain! » Dans ces conditions, Ie plus roublard<br />
des commissaires-priseurs n'eut tire qu atre sous<br />
d'une telle propri<strong>et</strong>e. Les choses ont bien change! On<br />
a merne ele jusqu'a dire que si l' on entend de nouveau<br />
aux Etats-Unis exprimer Ie d esir, absolument<br />
chimerique d'ailleurs, d'annexer Terre-Neuve un jour<br />
ou I'autre, la raison en est dans les (l possibilit es » du<br />
Labrador.<br />
Le Labrador, aujourd'hui, attire aussi l'attention<br />
so us un autre rapport: celui du tourisrne. II n'y a que<br />
peu d'annees, nul n'aurait pas plus songe a visiter<br />
celte region qu'a faire de la villegiature au Spitzberg.<br />
A l'heurc actuelle, achaque voyage du vapeur Kyle,lequel<br />
fait Ie service entre St. John's <strong>et</strong> Hopedale <strong>et</strong><br />
me me Nain, - on voit des touristes Ii bord, <strong>et</strong> non seulement<br />
des T erre-Neuviens, mais des Arnericains <strong>et</strong><br />
des Angl ais. II y a, en eff<strong>et</strong>, bien des ch oses d ignes<br />
d'mter<strong>et</strong>, Le paysage d'abord, car, surtout au nord de<br />
16
CHAPITRE XII<br />
Hopedale, il est des fjords rivalisant presque avec<br />
ceux de la Norvegc. Ensuite, ce sont Ies Esquimaux,<br />
les missions des Freres Moraves, les postes de la Compagnie<br />
de la Baie d'Hudson, les icebergs... Le plus<br />
souvent, Ie voyageur se borne a faire le simple traj<strong>et</strong><br />
d'aller <strong>et</strong> r<strong>et</strong>our, sans quitter Ie Kyle autrement que<br />
pour une visite de quelques heures aux diverses<br />
escales. L'excursion ainsi faite prcnd environ deux<br />
semaines, souvent un peu plus, <strong>et</strong> coflte, en premiere<br />
classe, quelque 90 dollars, cabine <strong>et</strong> repas cornpris.<br />
Naturellement, cela ne perm<strong>et</strong> de voir que la cote,<br />
dans sa sauvage grandeur; Ie touriste plus entreprenant<br />
<strong>et</strong> ayant des loisirs peut s'arr<strong>et</strong>er a l'un des<br />
ports <strong>et</strong> faire un p<strong>et</strong>it voyage a l'interieur, remontant,<br />
avec un guide, une des nombreuses rivieres. Rien, au<br />
Labrador, n'est encore organise pour Ie service touristique;<br />
il n'y a pas d'hotel digne de ce nom, <strong>et</strong><br />
encore moins de routes. Mais cela viendra. Deja les<br />
Esquimaux ont ' entrevu les avantages du tourisme en<br />
ce qui les concerne. lIs fabriquent <strong>et</strong> vendent nombre<br />
de « souvenirs» auxquels les voyageurs peuvent difficilement<br />
resister: poupees en costume du pays, minuscules<br />
traineaux aux attelages de chiens, marqueurs<br />
pour jeu de cribbage en defenses de morse, dickies,<br />
v<strong>et</strong>ements-sacs en fourrure ou grosse toile, avec<br />
capuchon; pantoufles, sacs a main en phoque avec<br />
ou sans poils <strong>et</strong> ornes de perles, <strong>et</strong>c. On peut, il est<br />
vrai, se procurer ces articles a St. John's, mais combien<br />
il est plus piquant de les ach<strong>et</strong>er sur place!<br />
Quant a Ia labradorite, sorte de spath aux chatoiements<br />
bleus, oranges, pourpres, verts, rouges, qui est une
oup D'G:IL SUR I.E unRADOR :!43<br />
pierre scrni-precicuse abondant au Labrador, surtout<br />
dans I'He a u nom peu harrnonicux de Napotulagatsuk,<br />
c'e st presque enticrernent dans la ca pitale de Terre<br />
Ne uve qu e I'on peut t rouv er les obj<strong>et</strong>s confectionnes<br />
avec ce tte matiere. O n n'a pas encore essaye d'exploiter<br />
en gran d les gi sem ents de labradorite; c'est<br />
do mmag e, car on pourrait en tirer, re lativement a bas<br />
prix , des eff<strong>et</strong>s d ecorat ifs tres jolis , par exemple pour<br />
les colonnad es ou cherninecs des foyers de theatre<br />
ou d 'h6tel.<br />
Pour en termin er avec ce rapid e coup d'ceil sur lc<br />
Labrador, faisons rem arquer qu e Ie touriste voyageant<br />
pa r Ie va peur Kyle a a insi l' occasion de voi r , en outre,<br />
sept ahui t ports des cotes est <strong>et</strong> nord de Terre-Neuvc,<br />
La plu s in ter essante d e ces escales est Saint-Antony.<br />
Q ui n'a pas vec u en New found land ne peut se rendre<br />
comp te d e ce q ue ce nom evoq ue dans l'esprit d u<br />
T erre-Neuvien . C<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite localite, tout a l'cxt remite<br />
d e la lon gue pen insule q ui s'avance vers Ie nord,<br />
represente un d es po stes avances de la civilisation, ou ,<br />
a plus propr ement pa rl er, la p remier e base en a rr ierc<br />
du front de bandiere con stitue par Ies <strong>et</strong>ablissements<br />
d e peche, les ca mps de trappeu rs, les postes de la<br />
H udson Bay Co ., depuis le d <strong>et</strong>roi t de Belle - Isle<br />
jusqu'a la T erre d e Baf fin. Et c<strong>et</strong>te base est, avant<br />
to ut, ho spi ta lierc. II ya bie n, sur la cute du Labrador,<br />
de s places habit ees en permanen ce, telles que Battle<br />
Harbour, Ca rtw right , Hopedale ; mais c'cst it Saint<br />
An t on y de Terre-Neuve q ue se t ro uve Ie siege de la<br />
fameu se Mission mi-relig ieu se rni-hospitaliere qui<br />
est a c<strong>et</strong>te region, avec une plus grande ampleur, ce
244<br />
CHAPITRE XII<br />
qu'est la So ci<strong>et</strong> e des ceuvres de <strong>terre</strong> <strong>et</strong> de mer pour<br />
les banes, l'Islande <strong>et</strong> la mer du Nord .<br />
C' est 11 un An glais, Ie do cteur Wilfred Grenfell,<br />
qu' est due la cre ation de l'hospice <strong>et</strong> du magasin<br />
cooperatif de S ai nt -A ntony , d'autres hopitaux au<br />
L abrador, <strong>et</strong> d 'un vaisseau-hopital analogu e 11 la<br />
Sa inte -leanne-d'A rc des Grands Banes. II y a peu<br />
dannees, Ie sort des p echeurs <strong>et</strong> des trappeurs, au<br />
Labrad or, <strong>et</strong>ai t absolument lamentable sous tous les<br />
rapports, <strong>et</strong> surtout au point de vue sanitaire. Le seul<br />
medec in de la region <strong>et</strong>ait une femme Esquimau, 11<br />
H o ped ale. Me rri e 11 l'heure actuelle, en cas d'accident,<br />
on voit se produire d es situations pitoyables, voire,<br />
parfois, effroyables. Mais, du mo ins, Ie service organi<br />
se p ar la Mission, toujours 11 portee d'appel, toujours<br />
en eveil, parvient Ie plus souvent 11 attenuer le<br />
mal. On ne saurait en trouver de meilleur exemple que<br />
Ie suivant. Dans un s<strong>et</strong>tlement isole de I'interieur du<br />
L abr ad or, un hiver, un e fi ll<strong>et</strong>te eut les deux pieds<br />
ge les . Pr ives des soins necessaires, les membres<br />
aff'ectes furent bientot atteints de la gangrene. Le<br />
p er e de I'enfant, comprenant Ie danger, amputa les<br />
deux pieds d e sa fille, sans autres instruments qu'une<br />
hache <strong>et</strong> un billot. .. Cependant, la p<strong>et</strong>ite ne mourut<br />
pas, car Ie docteur Grenfell, doublant les <strong>et</strong>apes sur son<br />
traineau 11 ch iens , put arriver 11 temps pour achever le<br />
sauv<strong>et</strong>age...<br />
Mai s n e restons pas sur c<strong>et</strong>te note triste. On se distrait<br />
auss i au Labrador. Quelquefois meme un peu<br />
trop, s'i l fau t en croire Ie chant Huntingdon Sh ore, une<br />
fameuse balla d e du pays, qui finit ainsi :
COUP D'CEIL SUR LE LABRADOR 245<br />
T'is true I am a tOPCT, that's v ery we ll known,<br />
III saved what I ea rned, I m ig ht li u« at home.<br />
III drink an d carousi ng I spent all m y stor e,<br />
lVhi ch makes me la ment OU the Hu ntingdon Sho re I •••<br />
La ballade a He ecrite, il y a plus de cinquante ans,<br />
par un nomrne Doyle, simple pe ch eur de St. John's.<br />
I . Que je sui s bam boch eur , c'e st connu, par rna fo i I<br />
Si j'eu s sa uve ce q ue j'ai gagne, j' pourrars v ivre chez moi .<br />
Mai s a boice c t nocer, j'd epc n sai tou t mon avoir :<br />
C'e st pour quoi j 'su i s sur l'riva g e d 'Hunt ingdon, au desespoi r l
« BREST ", LA cnt MYSTERIEUSE... 247<br />
- Certes.<br />
- Eh bien! fais-je, je n'en connais qu'un autre :<br />
Brest-Litowsk, tristement celebre pour Ie tr aite entre<br />
les Bolchevistes <strong>et</strong> la Quadruplice. Qui diantre peut<br />
vous attirer Ii!.?<br />
- Vous n'y <strong>et</strong>es pas! Quant i!. vous, P<strong>et</strong>itpas, un<br />
grand savant, vous n'avez jamais entendu parler de la<br />
legendaire cite de Brest, sur la cote sud du Labrador?<br />
demanda l'Oncle triomphalement.<br />
- Je... je n'ai pas dit que j'ignorais... hem! ... repond<br />
P<strong>et</strong>itpas tout it fait decontenance.<br />
Mais ses r<strong>et</strong>icences ne peuvent d issimuler Ie fait<br />
que, pas plus que nous, il n'avait connaissance de<br />
l'cxistence du Brest Iabradorccn. L'Oncle d cploie<br />
alors une carte de Terre-Neuve. II nous montre, tout<br />
au nord de la colonie, Ie fameux d<strong>et</strong>roit de Belle-Isle,<br />
la separant du Labrador. Puis, m<strong>et</strong>tant Ie doigt sur<br />
la jonction de la cote avec la frontiere entre la pro <br />
vince de Quebec <strong>et</strong> Ie Labrador <strong>terre</strong>-neuvien, il nous<br />
dit, d'un ton impressionnant :<br />
- A une tres p<strong>et</strong>ite distance de cc point, <strong>et</strong>ait<br />
« Brest" !<br />
- Tres bien, fait Ie Rentier, mais qu'<strong>et</strong>ait ce Brest ?<br />
L'Oncle nous prie de remarquer d'abord la predominence<br />
de noms francais sur celte partie de la cote:<br />
Bonne E sperance, Bel Amour, Isle-au-Bois, Blanc<br />
Sablon, Saint-Clair, Forteau, l'Anse-au-Loup, <strong>et</strong> c. II<br />
est avere que les premiers pecheurs de c<strong>et</strong>te region<br />
fu rent de s Basques <strong>et</strong> des Br <strong>et</strong>ons. Mais cc que I'on<br />
ignore gcn cr alemcnt est qu'il ex istait la, il y a tro is<br />
ou quatre siecles, des localitcs infinimen t p lus impo r-
CHAPITRE XIlI<br />
tantes que de no s jours. Et ces villes <strong>et</strong>aient peuplees<br />
de Francai s .<br />
- S ur quoi vous bas ez-vous pour cela? demande Ie<br />
Rentier qui, en sa qualite d 'ancien commerc; ant, est<br />
tres po sitif ,<br />
- Sur la tradition <strong>et</strong> sur d es textes du temp s dont<br />
I'authenticite est inden iabl e, replique I'Oncl e ,<br />
Pour resumer ses explicati ons, di son s se ule ment<br />
qu'aujou rd'hui enco re il se rep <strong>et</strong>e couramment d ans<br />
ce s par ag es qu'aux se izierne <strong>et</strong> d ix -sep ti eme siec les,<br />
une local ite, portant Ie nom d e Br est, <strong>et</strong> fondee par<br />
des Br <strong>et</strong>ons, contenait quelque mille habitants <strong>et</strong><br />
faisait un important com merce. L 'archevequ e H arvey,<br />
dans son livre sur T erre-Neuve, en 1883, ecrit :<br />
Aprc s les Basques, vi nrent les Br<strong>et</strong>ons, 'lui fo n d erent la<br />
cite d e B res t dan s la baie de Br ado rc , vcrs ,520. E lle e ta it a<br />
environ 3 mill e s de Bl anc Sab lo n ; <strong>et</strong> , a un certain mom ent,<br />
co nt cn a it plus d'UD millier dJ;lmes. Les ruines c t tcrrasses de<br />
ce tte ancie n ne ville se vo icnt en core su r les cotes.. .<br />
D'autre part, Ie Reverend P. \V. Browne, dans<br />
Where th e Fishers go, nous dit que Ie fondateur de<br />
Brest est inconnu : mais qu e I'existence de c<strong>et</strong>te ville<br />
fut devoilee aux Europeens par l'mterrnediaire de<br />
Denys de Harfleur <strong>et</strong> Aubert de Dieppe 1; qu'evid ern-<br />
r , Soit di t en pa ssant, ce Denys fut Ie premier Francais qui<br />
mit Ie pied sur Ie so l de T'erre- N euve (1606). II es t assez<br />
pi quant de con st arer q ue bien que ce ra it so it de voi le pa r un<br />
d ocum en t depose a la B ib li otheque nation al e de P ar is. ce tte<br />
d ern iere ins titutio n o e I'a app ris q u'a pre s avo ir ad re sse une<br />
en qu<strong>et</strong>e su r ce po int a la Bi blio theque lcgisla ti\'e de T erre<br />
Neuvc .
« DREaT » . LA CITE MYSTERIEUSE. . . 249<br />
ment, a l'epoque, c<strong>et</strong>te place avait la merne importance<br />
qu'acquit plus tard Saint-Pierre-<strong>et</strong>-Miquelon; que le<br />
site en <strong>et</strong>ait admirablement choisi sous le rapport de s<br />
pechcries , a l'entree de l'estuaire du Saint-Laurent <strong>et</strong><br />
pres du d <strong>et</strong>roit de Belle-Isle.<br />
- O ui , inte rr ompt P<strong>et</strong>itpas, mais remarquez qu e<br />
Harvey <strong>et</strong> Browne se bornent a rep<strong>et</strong> er la tr adition.<br />
- Soit, d it l'Oncle d 'un a ir p in ce, mais que ditesvous<br />
de ce paragraphe du Dictionary of Comm erce<br />
ecrit par Le wis Robert en 1600 :<br />
Bre st <strong>et</strong>ait Ie ch ef-l ieu de la No u velle F ra nc e; <strong>et</strong> la residen<br />
ce d u gouverneur, de I'au m o n ier ct de fon ct ionnaires<br />
du g ouvernement. La France tire de 111 de gran des q uantites<br />
de bucco lo (mo ru e), des nageoir es de balei ne , des ca st ors <strong>et</strong><br />
autrc s Iourrures, ainsi que des huiles de g rande valeur.<br />
- Vous me perm<strong>et</strong>trez de ne pas me fi er aveugl ement<br />
a c<strong>et</strong> aimable fantaisiste qui fait de ce Brest<br />
inconnu la capitale du Canada fr ancais!<br />
Mais l'Oncle a garde pour la fin l'argument decisif :<br />
- Peut-<strong>et</strong>re, declare-toil ave c un clignement d'yeux<br />
sarcastique, aurez-vous plus de foi en Jacques Cartier<br />
lui-rnerne : pas un fantaisiste, celui-la !<br />
Cartier, en eff<strong>et</strong>, avait quitte Quimper, en 1534,<br />
avec ses vaisseaux pour explorer la cote sud du Labrador.<br />
Or, il ecrit dans sa celebre rel ati on de voyage<br />
que, le 10 aofit, il entra dans le port de Brest, sur c<strong>et</strong>te<br />
cote, pour s'y approvisionner en eau <strong>et</strong> combustible .<br />
Le lendemain de son arrivee <strong>et</strong>ait la Saint -Barnabe,<br />
<strong>et</strong> une g rand' messe fut celebree en vill e.<br />
Puis, fa isant de ce Brest sa base dope rati ons,
250 CHAPlTRE XIll<br />
Cartier y laissa ses navires <strong>et</strong> partit en chaloupes, a<br />
la decouverte. A son r<strong>et</strong>our, une autre cerernonie religieuse<br />
eut lieu.<br />
- II y a plus, ajoute l'Onele, plein de son suj<strong>et</strong>,<br />
l'explorateur mentionne plus loin qu'il rencontra en<br />
mer un vaisseau se dirigeant aussi vers Brest. Et,<br />
l'annee suivante, il rei eve encore, incidemment, la<br />
rencontre d'un navire de La Rochelle, allant it ce Brest.<br />
Tout ce qui se rapporte a c<strong>et</strong>te derniere locaiite est<br />
t ra ite par Cartier comme tout a fait naturel, comme<br />
s'il s'agissait d'une place aussi generalement connue<br />
que Ie Brest de Br<strong>et</strong>agne. Qu'avez-vous 11 dire 11 ce la?<br />
P<strong>et</strong>itpas repondit avec d ignite que, n'ayant pas<br />
<strong>et</strong>udie la question, il faisait ses reserves. C'<strong>et</strong>ait 111 un<br />
cu phcmisrne car, tandis que l'Onele se livrait a des<br />
preparatifs de depart, son rival se plongeait dans une<br />
<strong>et</strong>ude fievreusc de toutes sortes de bouquins <strong>et</strong> manuscrits<br />
plus poudreux les uns que les autres.<br />
La veil le du grand jour arrive. A notre profond<br />
<strong>et</strong>onnemcnt, P<strong>et</strong>itpas lui ausssi « bouele sa soubreveste<br />
H.<br />
L'Oncle est bouleverse : il n'est pas possible que son<br />
emule ait l'audace de Ie suivre!<br />
- Rassurez-vous, rnon cher confrere, fait P<strong>et</strong>itpas<br />
qui voit ce qui en est: je ne vais pas 11 uotre Brest,<br />
mais au mien!<br />
- Grands dieux! s'ecrie Clara, est-ce qu'il n'y a<br />
pas assez d'un de ces casse-t<strong>et</strong>c chinois?<br />
Les deux savants, unis c<strong>et</strong>te fois par une commune<br />
indignation, ouvrent la bouche pour protester. Ma is<br />
la jeune [die les arr<strong>et</strong>e d'un gcste :
(( BREST » . LA CITE MYSTERIEUSE... 251<br />
Venez, Messieurs, dit-clle, boire Ie coup de<br />
l'<strong>et</strong>ricr, quoique vos chimeres vous fassent plutot<br />
mer iter les <strong>et</strong>rivieres !<br />
Et, rnysterieuscment, elle conduit les deux rivaux,<br />
que nous suivons, intrigues, dans Ie p<strong>et</strong>it boudoir<br />
mis a notre disposition <strong>et</strong> qu'elle a decore pour la<br />
circonstance. Le traditionnel bebe phoque ernpaille<br />
porte sur sa blanche fourrure des rubans verts, couleur<br />
d'esperance. Le modele de goel<strong>et</strong>te sur <strong>et</strong>agere, tout<br />
aussi indispensable dans un home <strong>terre</strong>-neuvien qui se<br />
respecte, est orne, au haut du grand mat, d'une banderole<br />
ou se lit: Bon voyage, chers Dum oll<strong>et</strong>s : a ce bon<br />
Brest d ebarqucs sans nau trage ! Merne la photographie<br />
obligatoire, representant un iceberg a I'entree du port<br />
de Saint-john's a son mot a dire : une <strong>et</strong>iqu<strong>et</strong>teepinglee<br />
sur ce rafraichissant paysage apprend aux deux intrepides<br />
voyageurs que c'est la un (( Symbole de la reception<br />
que Ie monde savant reserve aux explorateurs<br />
de Brest! "<br />
A peine P<strong>et</strong>itpas <strong>et</strong> l'Onele ont-ils, avec resignation,<br />
pris place a la table que Clara leur verse une copieuse<br />
rasade d'un liquide epais, sirupeux, d'apparence<br />
<strong>et</strong>rangc. Elle explique que, d'apres Ie code de I'<strong>et</strong>iqu<strong>et</strong>te,<br />
cela s'avale d'un trait. Mais ici les deux victimes<br />
regimbent : un demi-verre leur suffit pour faire<br />
la grimace.<br />
- Qu 'est-ce que c'est que ce tord-boyau-Ia >s'e crie<br />
l'Onele, tandis que son rival s'epcnge Ie front.<br />
- Mais simplement du Calabogus, repond la jeune<br />
per sonnc avec cal me.<br />
- Qu a i ? font les patients en ch ccur.
CHAPlTRE Xlll<br />
Messieurs, que vous <strong>et</strong>es peu Ierres sur I'histoire<br />
locale! Vous n'<strong>et</strong>es pourtant pas sans avoir entendu<br />
parler des (( arniraux de peche » de jadis?<br />
- Non, certes, fait I'Oncle, cela va sans dire! Au<br />
temps ou il n'y avait pas de magistrat dans la colonic,<br />
Ie capitaine du premier bateau pecheur arrivant dans<br />
la region <strong>et</strong>ait qualifie d'amiral, <strong>et</strong> rendait la justice.<br />
- Et, ajoute vivement P<strong>et</strong>itpas, t elle <strong>et</strong>ait leur<br />
ignorance qu'a une certaine epoque, quatre seulement<br />
pouvaient signer leur nom!<br />
- Eh bien! dit Clara, Ie Calabogus 1 <strong>et</strong>ait la boisson<br />
favorite de ces amiraux, qui se donnaient ainsi<br />
des forces avant de sieger au tribunal. Imitez-Ies<br />
done, messires ; mais pas de trop pres, puisqu'il parait<br />
que. de temps a autre, ces magistrats amateurs de<br />
Calabogus tornbaient sous la table avant de prononcer<br />
la sentence!<br />
... C'est l'Onde qui nous ecrivit le premier du<br />
theatre des operations:<br />
... (( Je vous envoie ceci de Blanc Sablon, disait-il,<br />
<strong>et</strong> je m'empresse de vous faire savoir que j'ai deja<br />
d<strong>et</strong>ermine la position exacte de Brest : a 9 kilom<strong>et</strong>res<br />
ouest de c<strong>et</strong>te localite, Les documents, la-dessus, sont<br />
d'accord avec la tradition. Amon arrivee, j'ai eu une<br />
alerte : il y avait dans ces parages une mission sci entifique<br />
du Musee national du Canada! Etait-ce a dire<br />
qu'on m'avait devance> Renseignements pris, ces<br />
g ens-Ia rarnassaient simplernent des pointes de fl eches<br />
en silex, des poteries, des ossements indiens. Qu'en<br />
I. Melange de biere de sapin, melasse <strong>et</strong> rhum.
I<br />
« BREST ». LA CITE MYSTERIEUSE ... 253<br />
dites-vous? Quand il y a ici un tresor historique inestimable!<br />
lis feront triste mine quand je publierai la<br />
relation de mes decouvertes... II<br />
Le prochain courrier nous apporta un bill<strong>et</strong> de<br />
P<strong>et</strong>itpas, venant d'Old Fort:<br />
... u Le bon Onele perd son temps! rai sous les<br />
yeux un rapport fait a la Soci<strong>et</strong>e royale du Canada,<br />
date de 1905. En vingt-sept pages tres elaires, M. Ie<br />
Dr S. E. Dawson dernontre que, s'il a pu exister sur<br />
la cote sud du Labrador une place appelee Brest, ce<br />
n'ctait qu'une station de peche estivale, comme celles<br />
de nos jours.. . Rencontre des membres d'une mission<br />
scientilique. Ils declarent qu'aucune institution ne<br />
voudrait perdre son temps a une billevesee comme<br />
celle apres laquelle s'acharne notre brave Oncle... "<br />
L<strong>et</strong>tre de l'Onele :<br />
. .. « Bonnes nouvelles! Un vieux pecheur qui a<br />
passe a Blanc Sablon quarante <strong>et</strong>es <strong>et</strong> quatorze hivers,<br />
<strong>et</strong> qui doit s'y connaitre, rn'a dit quil est courarnment<br />
admis dans la region qu'a 30 kilom<strong>et</strong>res est de<br />
Old Fort (c'est-a-d ire a Brest) il vivait, jadis, mille<br />
Francais. Bien plus, il a ajoute que, selon la tradition, Ie<br />
cel ebre pirate, Ie cap itaine Kidd, a enfoui Ia un tresor!<br />
Songez donc! Supposez que je le de<strong>terre</strong> P T<strong>et</strong>e<br />
d e P<strong>et</strong>itpas !. .. II<br />
L<strong>et</strong>tre de P<strong>et</strong>itpas :<br />
. . • « De mieux en mieux! Brest n'est mentionne ni<br />
dans la relation de Jehan Alphonse en 1542, ni par<br />
Champlain en 1610, ni par Charlevoix en li40; on
CHAPITRE XIII<br />
n'cn trouve t race ni d ans les relations d es j esuites,<br />
ni dan s les ed its <strong>et</strong> ordonnances de Q ue bec ... »<br />
L<strong>et</strong>tre de l'Oncle :<br />
. ,. « Les choses prennent corps. Dans ses Notes on<br />
th e Coast of Labrador, M. Samuel Robertson, de la baie<br />
de Tabatiere, ecrit :<br />
« En ce qui concerne la relation de L. Robert 1, il<br />
« ne saurait y avoir de doutes : cela est preuve par les<br />
« ruines <strong>et</strong> les terrasses des batirnents, ou les mate<br />
« riaux de bois abondent. ]'estime qu'a une certaine<br />
« ep oque, il y avait deux cents maisons, sans compter<br />
« les magasins; <strong>et</strong> environ mille habitants en hiver,<br />
« sans d oute trois fois plus en <strong>et</strong> e.. .<br />
« De plus, un fonctionnaire de Blanc Sabl on vie nt<br />
de me declarer :<br />
« J e puis donner des renseignements sur Bradore<br />
« Bay (Brest) , car j'ai entendu de vieilles g ens dire<br />
« qu'il y a plusieurs siecles, il se trouvait lit une<br />
« grande ville <strong>et</strong> un grand fort. Quantite de carcasses<br />
« de maisons se voient encore a c<strong>et</strong>te place. Lcs ruines<br />
« du fort sortent du sol d'environ 4 pieds. »<br />
« C'est clair, n'est-ce pas ?Je pars enexploration, Ce<br />
pays est en somme peu pittoresquc, <strong>et</strong> on y est infest e<br />
de moustiques d'une voracite sans pareille. .. »<br />
L<strong>et</strong>tre de P<strong>et</strong>itpas :<br />
« II est vrai qu'on rencontre, vers Bradore, des<br />
I. Vo ir au paragraph e I"" de ce chapitre.
« nRE ST » , LA CIT E MYSTERIEUSE ... :6 5<br />
sorles de ruines. Mais cela s'explique facilement.<br />
Henri IV erigea en seigneurie c<strong>et</strong>te portion du territoire<br />
labradoreen, au profit des sieurs de Courtmanche,<br />
auxquels succederent les de Brouarge. D es seigneuries<br />
au Labrador! Je vous demande un peu! Toujours estil<br />
que les nouveaux propri<strong>et</strong>aires, qui avaient d 'importantes<br />
pecheries, firent des constru ctions considerabies,<br />
elcverent merne un fort pour prot eger celles-ci<br />
contre les Esquimaux. Les vestiges que I'on remarque<br />
aujourd'hui dans ces parages sont simplement les<br />
ruines de ces <strong>et</strong>ablisaements... J'ai peine a tracer ces<br />
lignes, tant je suis persecute, affol e , par des nu ees de<br />
mou cherons <strong>et</strong> moustiques. Quel pays! ... »<br />
L<strong>et</strong>tre de l'Oncle :<br />
... « J'ai d ecouvert la cause de la decadence de<br />
Brest. C'est I'erection en sei gneurie du territoire englobant<br />
c<strong>et</strong>te localite. Les habitants, evidernment, perdirent<br />
leur inter<strong>et</strong> dans la place <strong>et</strong> comrnencercnt a<br />
s'eparpill cr dans diverses directions. C<strong>et</strong> <strong>et</strong>at de<br />
choses fut de plus active par l'nostilite des Esquimaux.<br />
Ces gens-Ia, aujourd'hui consider es comme<br />
absolument inoffensifs, <strong>et</strong>aicnt presque aussi mauvais<br />
que les Peaux-Rouges : qui Ie croirait ? .. Lors de la<br />
conqu<strong>et</strong>e du Canada par les Anglais, une compagnie<br />
privee s'<strong>et</strong>ablit en ces lieux; mais subsequernment fit<br />
de mauvaises affaires... Je dois dire que mes re cherches<br />
sur les lieux sont rendues de plus en ' plus d iffi ciles<br />
par les moustiques : mes mains, mon visage sont enfles,<br />
Comment des Franca is ont pu rester a de meure dans
256 CHAPITRE XIII<br />
une pareille region est une chose que je ne comprendrai<br />
jamais. .. »<br />
L<strong>et</strong>tre de P<strong>et</strong>itpas<br />
. •. II rai decouvert que les moustiques qui nous<br />
rendent l'existence impossible sont d'une espece qui<br />
m'<strong>et</strong>ait inconnue. II faudra que j'en parle a I'Oncle,<br />
qui doit avoir remarque le fait de son cote. L'appareil<br />
de succion, <strong>et</strong>c... » ( La l<strong>et</strong>tre ne mentionne plus<br />
Brest.)<br />
L<strong>et</strong>tre de I'Oncle :<br />
.,. II Ayant examine un des moustiques locaux au<br />
microscope, j'ai trouve que son appareil de locomotion<br />
<strong>et</strong>ait totalement different de celui des dipteres de rna<br />
collection: trois ailes au lieu de deux. rai telegraphic<br />
a P<strong>et</strong>itpas, qui m'a re pondu en avoir trouve quatre.<br />
Voila qui est <strong>et</strong>range !. .. »<br />
L<strong>et</strong>tre de P<strong>et</strong>itpas :<br />
... II Hier, l'Oncle <strong>et</strong> moi avons fait une excursion<br />
au Creux de I'Enfer, repute pour <strong>et</strong>re riche en dipteres,<br />
moucherons <strong>et</strong> taons. N ous avons <strong>et</strong>e cruellement<br />
maltraites, mais cela en valait la peine : cinquante-huit<br />
specimens totalement nouveaux, <strong>et</strong>c. )) (La<br />
l<strong>et</strong>tre contient trois pages sur ce ton....)<br />
Une semaine plus tard, les deux savants, la figure<br />
encore boursouflee de piqures terribles, debarquaient<br />
it St. John's, avec des cartons pleins de II suj<strong>et</strong>s » que,<br />
pour mon compte, je preferais de beaucoup epingles<br />
sur des bouchons qu'en Iiberte dans mon voisinage.<br />
Tous deux sortirent fierernent de leurs valises des
(( BREST II, LA CITE MYSTERIEUSE... 257<br />
cahiers de notes sur les d ipteres nernoceres <strong>et</strong> leurs<br />
cousins (pardon du calembour) a trois <strong>et</strong> quatre ailes.<br />
- Mais, demande Ie Rentier, mais... Brest?<br />
- Ah! OUI, fait P<strong>et</strong>itpas comme sortant d'un reve,<br />
par megarde, nous avons laisse nos documents a<br />
Blanc Sablan....<br />
- Un simple oubli, bien naturel apres nos decouvertes<br />
sur les moustiques, acheve l'Oncie.<br />
Et taus deux font mine de se replonger dans la<br />
contemplation de leur collection. Mais Clara ne saurait<br />
se comenter de c<strong>et</strong>te force d'inertie.<br />
- Enfm, d it-elle , q uel le conclusion en ce qui concerne<br />
l'obj<strong>et</strong> reel de votre exploration? ] acques Cartier<br />
a-t-il, au non, fait dire des grand'messes dans la<br />
cathedrale de Brest?<br />
- Comment diantre pourrais-je repondre 11 une telle<br />
question? s'ecrie l'Oncle, presque enerve. ] e n'y <strong>et</strong>ais<br />
pas I<br />
- Ni moi non plus, declare P<strong>et</strong>itpas, heureusement,<br />
car c'est un triste pays! En tout cas, d'apres<br />
les archives de la province de Quebec, il n'y a jamais<br />
eu d'eglise au Labrador, pendant l'occupatron fran<br />
258 CHAP lT RE XIII<br />
qu e les bord ures, grise s, proviennent de la fourrure<br />
de huskies, les ch iens dcmi-Ioups de Labrador. Se<br />
d<strong>et</strong>achant au centr e est la peau entier e, no ire <strong>et</strong><br />
blanche , avec les partes, d'un tout jeune chien de la<br />
mcrne especc. L'e ns emb le est tcllement hornogene,<br />
que les t rois fo urrures se fondent g rad ueUement l'une<br />
dans I'autre. C'e st un chef-d'ccuvre esquimau que les<br />
amateurs de Ne w-Yor k ou Londres se disputeraient a<br />
coups d e banknotes. P<strong>et</strong>itpas I'o ffre a la jeune fille<br />
avec ga uc herie.<br />
Renard <strong>et</strong> tapis sont Ie prix du silence. Brest est<br />
cntcrre , II restera d one ce qu'il <strong>et</strong>ait auparavant : la<br />
"di e mysterie use .
A SAINT=PIERRE=ET=MIQUELON<br />
CHAPITRE xn'<br />
Saint-Pierre comme Ie voit Ie touriste<br />
En parlant de Terre-Neuve, nous avons fait rernarquer<br />
qu'il se com m<strong>et</strong> constamment des erreurs sous Ie<br />
rapport de la situation de c<strong>et</strong>te ile, que nombre de<br />
gens, merne dans l'Arnerique du Nord, considerent<br />
comme faisant partie du Canada . Nous avons <strong>et</strong>e<br />
encore plus surpris de constater que, pour bien des<br />
Francais de la rn<strong>et</strong>ropole, Ie status geographique de<br />
Saint-Pierre-<strong>et</strong>-Miquelon est tout aussi nuageux. Frequemment,<br />
des l<strong>et</strong>t res, des colis destines a celte colonie<br />
y arrivent adresses : Saint-Pierre, Saint-Pierre-<strong>et</strong><br />
Miquelon (Martinique), ce qui est d'autant plus irnpartlonnable<br />
que la cite des P<strong>et</strong>ites Antilles a disparu<br />
c1epuis la terrible eruption du Mon t Pelee en '902. Si<br />
vous faites observer la rneprise a votre correspondant,<br />
ce dernier se borne, Ie plus sou vent, a remp!acer Ie<br />
mot « Martinique» par « Guadeloupe n, ou Ie terme<br />
plus commode de « Antilles » , II ne faudrait pas croire<br />
que ces <strong>et</strong>ranges erreurs soient uniquement du fait<br />
de firmes ou de particuliers ,n'importe qui vous dira,<br />
a Saint-Pierre. que ces aberrations se trouvent de<br />
temps a autre dans la correspontlance oflicielle du
CHAPITRE XIV<br />
ministere des Colonies! Dans ces conditions, l'on<br />
s'cxplique asscz bien l' <strong>et</strong>at d'esprit de certains<br />
em pl oyes du cadre m<strong>et</strong>ropolitain, lesquels sont <strong>et</strong>onnes,<br />
a leur arrivee, de ne pas voir de neg res a Saint<br />
Pierre-<strong>et</strong> -l\Iiquelon! Du reste, ecoutez les doleances<br />
des Saint-Pierrais : vous decouvrirez une tendance a<br />
cr oire qu'on est tra ite, la-bas, par l'administration,<br />
un peu comme des noirs.<br />
En definitive, sous divers rapports, il se de b ite, sur<br />
ledit archip el, des billevesees, non seulement geographiques,<br />
mais economiqu es, qui sernblent avoir leur<br />
raison d' <strong>et</strong>re dans Ie fait q u'il est mal connu a I'exte<br />
rieur, parce que les rnoyens d e communication sont<br />
insuffisants, ou plutot compliq ues, Bien que Saint<br />
P ierre ne soit guere qu'a une vingtaine de kilom<strong>et</strong>res<br />
de la cote de Terre-Neuve, il n'existe, en temps ordinaire,<br />
au cun service regulier de voyageurs entre les<br />
deux pays. Si l'on veut se rendre de St. J ohn's, par<br />
exemple, a la colonie f rancaise, il faut faire au moins<br />
trente heures de route par train <strong>et</strong> bateau pour atteindre<br />
Lamaline, dans la presqu'ile de Burin, cl'ou, si Ie<br />
temps Ie perm<strong>et</strong>, on peut se rendre par chaloupe a<br />
rnoteur, en deux heures, a Saint-Pierre. On concoit<br />
qu 'un d epl acement si difficile ait peu d'attraits. La<br />
seule communication reguliere, la ligne postale, est<br />
celle reliant Saint-Pierre-<strong>et</strong>-Miquelon avec North Sydney,<br />
en Nouvelle-Ecosse_ Toutefois, c<strong>et</strong>te derniere<br />
loc al ite, d ans la presqu'ile du cap Bre ton, est a I'extrernite<br />
est du Canada, <strong>et</strong>, par suite, bien loin de tout.<br />
I! est vra i que le merne vapeur postal peut se prendre a<br />
Halifax; mais H al ifax, pour bien des gens, est syno-
SAI)lT-PIERRE COMME LE VOlT LE TOURISTE 261<br />
nyrne du « bout d u monde ", n'est-il pas vrai? Le voyageur<br />
de France n'atteint pas la colonie sans peine,<br />
II peut, ou s'embarquer a Cherbourg sur un paquebot<br />
anglais pour Quebec, <strong>et</strong> accomplir ensuite un voyage<br />
de vingt-neuf heures de chemin de fer pour arriver a<br />
North Sydney rejoindre Ie bateau de Saint-Pierre, ;u<br />
se rendre par la Compagnie Transatlantique du Havre<br />
a 1[ew-York, <strong>et</strong> gagner de la Halifax, ce qui est peu<br />
direct; il est aussi possible d'aller a Halifax, de Bordeaux,<br />
par les Chargeurs Reunis, mais les navires de<br />
c<strong>et</strong>te ligne circulent a cl'asscz grands intervalles <strong>et</strong> Ie<br />
traj<strong>et</strong> est t res long.<br />
Jusque dans ces derniers temps, la question se compliquait<br />
du fait que Ie paquebot minuscule francais<br />
assurant Ie service Halifax-North Sydney-Saint-Pierre,<br />
Ie Pro Patria, <strong>et</strong>ait, au point de vue du confort, larnentablement<br />
en arriere des accommodations modernes.<br />
En somme, Ie voyage de Saint-Pierre, d'une facon ou<br />
de I'autre, <strong>et</strong>ait plus ou moins une via dolorosa, qui,<br />
assurernent, n'ajoutait pas au bon renom de la pauvre<br />
p<strong>et</strong>ite colonie.<br />
Lors de notre sejour a Terre-Neuve, nous eurnes<br />
une chance inesperee. Le Pro Patria s'<strong>et</strong>ait change en<br />
De Profundis, en d'autres terrnes, on avait du, enfin,<br />
meltre au rancart un navire qui faisait si peu honneur<br />
a la France, <strong>et</strong> Ie service s'est trouve temporairement<br />
assure par un excellent paquebot de la Compagnie<br />
anglaise - anglaise, vous lisez bien! - Farquhart, Ie<br />
SS. Farnorth, Esperons que ce provisoire sera delinitif,<br />
car il m<strong>et</strong> Boston, d'un cote, <strong>et</strong> 51. John's, de<br />
I'autre, en communication directe avec Saint-Pierre.
CHAPITRE XIV<br />
ment la « Cite des Eglises )) a la m<strong>et</strong>ropole. Bien que<br />
cinq minutes a peine, en canot, separent les deux localites,<br />
nombre d'habitants de l'Lle-aux-Chiens ne<br />
viennent pas en ville pendant des semaines, des mois<br />
meme ; il parait qu'avant les changements economiques<br />
produits par la grande guerre, il se trouvait des gens<br />
qui n'avaient jamais quitte c<strong>et</strong> Bot pour visiter Saint<br />
Pierre.<br />
Vue du navire, la ville n'offre aucune particularite<br />
generale qui la distingue des p<strong>et</strong>its ports de mer de<br />
la Nouvelle-Ecosse ou du nord des Etats-Unis. Mais<br />
il est des gens qui denicheraient de la couleur locale<br />
les yeux ferrnes : ternoin ce touriste americain, qui<br />
n'avait jamais traverse l'Atlantique, <strong>et</strong> s'ecriait, quand<br />
nous entrions dans le port de Saint-Pierre: « Veritablement,<br />
c'est bien 130 la Fr-ance : je reconnais le style<br />
normand d'architecture ! )) L'imagination fait des merveilles!<br />
Malheureusement, il faut en convenir, les<br />
maisons de la ville n'ont aucun style particulier. Si<br />
beaucoup sont en pise, en briques ou pierres, bien<br />
plus encore sont en bois, tout comme au Canada ou<br />
aux Etats-Unis. La seule caracterist ique speciale se<br />
remarque dans les Ien<strong>et</strong>res, qui sont du modele francrais<br />
<strong>et</strong>, par consequent, non aguillotine.<br />
II va sans dire que, des que l'on debarquc, on se<br />
croirait dans une p<strong>et</strong>ite ville de France, une tres p<strong>et</strong>ite<br />
ville, plut6t un village, aux rues tortueuses, rnontueuses<br />
<strong>et</strong> sans trattoirs. Seul, le quai de la Ronciere<br />
est tres spacieux <strong>et</strong> praduit une assez bonne<br />
impression.<br />
Comrne nous l'avons dit plus haut, certaines idees
SAINT-PIERRE COMME LE VOl T LE TOURI STE 265<br />
concernant la p<strong>et</strong>ite colonie sont erronees. Elles sont<br />
surtout repandues parmi les Am ericains <strong>et</strong> les Canadiens.<br />
Les touristes de ces nationalites s'imaginent<br />
pouvoir ach<strong>et</strong>er a Saint-Pierre parfums parisiens,<br />
gants, <strong>et</strong> offes fr an caises, <strong>et</strong>c., extrernement bon marche,<br />
parce que Ie franc ri'equivaut guere q u' a 4 cents<br />
de leur monnaie, En realite, si Ie voyageur venant des<br />
pays du dollar paye, pour ces divers articles, d ans la<br />
colonie, un quart mo ins cher qu'a Ne w-York ou Montreal,<br />
il doit s' est irner tres heureux. Pour ce rt aine s<br />
marchandises merne il n'y a au cune di fference . Ceci<br />
s'explique aisernent. D'abord, la vie , a Saint-Pierre,<br />
est plus che re qu 'en France , a cause de I'eloignement<br />
des centres d'approvisi onnement; si ch ere, relativement,<br />
que cela fait pOUSEer les hauts cr is aux fonctionnaires<br />
du cadre rn<strong>et</strong>ropolitain, a leur arrivee dans<br />
la colonie. En second lieu, on n'en est plus aujourd'hui<br />
a l'ere des occasions merveilleuses, con comitante de<br />
la guerre mondiale, <strong>et</strong> cause e par la depreciation<br />
subite du franc. I\Iaintenant que Ie pouvoir d'achat<br />
du franc n'est pas superieur, de fait, a celui de quatre<br />
sous d'avant guerre, les <strong>et</strong>rangers doivent se resigner,<br />
lorsqu'ils font des empl<strong>et</strong>tes a Saint-Pierre, a trouver<br />
la qualite de la marchandise plut6t que la rnodicite<br />
des prix. Seules, les boissons alcooliques sont vraiment<br />
tres bon marche, merne en comparaison de la<br />
province de Quebec. Mais ici aussi il est des desillusions.<br />
Le tourrste originaire des contrees plus ou moi ns<br />
seches, Ie « soiffard II sevre de liqueur aux Etats-Unis<br />
ou tenu en bride par les Boards of Liquor Control du<br />
Canada, <strong>et</strong> qui debarque altere a Saint-Pierre , s' irna-
SAINT-PiERRE COMI-IE I.E \·O IT I.E TOURISTE 267<br />
l'cxccption, ca r les vaisscaux de pechc, aujourd·hui,<br />
ont toutes fa cilites pour conserver Ie poisson it bord,<br />
<strong>et</strong> ils evitcnt ainsi la perte de temps que causait une<br />
relache dans la colonie. Soit dit en passant, Ie nouvel<br />
<strong>et</strong>at de choses est regr<strong>et</strong>table en ce qui concerne Saint<br />
Pierre, sous un autre rapport encore: quand les chasseurs<br />
long-courriers venaient dans ce port chercher la<br />
morue deposee par les banquiers, -ils apportaient a la<br />
colonie des marchandises francaises, it des tarifs de<br />
transport tr es reduits.<br />
Mais enfin, dira-t-on, ne f aut-il pas que les pechcurs<br />
viennent prendre it Saint-Pierre leur bou<strong>et</strong>te, lc capelan<br />
ou cct te p<strong>et</strong>ite pieuvre pullulante appelec ellcorn<strong>et</strong> ?<br />
Sur ce point encore, les choses ont change. Sans se<br />
deranger , les pecheurs tronvent sur les banes I'amorce<br />
dont ils ont bes oin : une sorte de bigorneau qu'on<br />
nomme brtilot. Tout conspire d one pour diminuer,<br />
voire meme supprimer, I'importance de la colonie<br />
eomme station de pe che.<br />
II ne faudrait pas cependant en conclure que la<br />
peche it la monte n'existe plus it Saint-Pierre. C'est,<br />
au contraire, une industrie qui joue un certain role all<br />
poiru de vue local. Environ deux cents voiliers se rcndent<br />
aux banes, ct I'exportation de ce poisson monte<br />
it quelque 34 millions de francs par an . Toutefois, ce<br />
ehiffre n'est pas, au fond, fort considerable, ear un<br />
banquier br<strong>et</strong>on ou normand, de 200 it 300 tonnes,<br />
peut, a lui seul, vendre pour plus de 900000 francs de<br />
morue en France.
268<br />
CHAPITRE XIV<br />
*<br />
* *<br />
Nous n'apprendrons sans doute rien a personne en<br />
relatant ici que, si la peche est evidernment en decadence<br />
a Saint-Pierre, la col on ie n'en est pas moins<br />
incomparablement plus pr ospere qu'avant la grande<br />
guerre, <strong>et</strong> qu'elle do it c<strong>et</strong>te prosperite a la contrebande<br />
d es boissons alcooliques. C<strong>et</strong>te eno rme amelioration,<br />
on Ie conceit n'est pas seulement due au fait<br />
que les navires a vapeur ou a voile en ga g es dans ces<br />
mysterieuses op eration s se ravitaillent de toutes<br />
man ieres a Saint-Pierre. La principale source de<br />
revenus pour la colonie provient des droits de douane<br />
preleves sur les liqueurs apportees dans les entrepots<br />
locaux. A une certaine epoque, ces droits <strong>et</strong>aient de<br />
30 francs pa r caisse de douze bouteilles d'eau-de-vie.<br />
Mais d'autres pays <strong>et</strong>aient a I'affut d'une aussi bonne<br />
aubaine. Cuba <strong>et</strong> la Jamarque, par exemple , s'ernpresserent,<br />
pour attirer les contreba nd iers, de leur faire<br />
des conditions plus avantageuses. Les autorites saintpierraises.alarmees,<br />
abaisserent Ie droit a7 ou 8 francs;<br />
Ia-d essus, la municipalite touche 60 centimes. Tout<br />
minime que cela paraisse, Ie benefice, depuis que Ie<br />
regime de prohibition est entre en vigueur aux Etats<br />
Unis <strong>et</strong> dans certaines parties du Canada , a <strong>et</strong>e formidable.<br />
Actuellement, la colo nie a en reserve 20 millions<br />
de francs, <strong>et</strong> la ville, 800000 francs , <strong>et</strong> ceci est<br />
un re liquat, apres l'execution de grands travaux<br />
d'utilit e publique. Pendant q ue lq ue temps, H alifax
SAINT-PIERRE COMME I.E VOlT I.E TOURISTE ::?og<br />
fut un grand centre de contrebande de vins <strong>et</strong> eauxde-vie<br />
a destination des ftats-Unis. Mais cela a fini,<br />
naturellement, par m<strong>et</strong>tre Ie Canada dans une position<br />
embarrassante vis-a-vis de ses voisins du sud; les TUm<br />
runners - coureurs de rhum, autrement dit vaisseaux<br />
contrebandiers - ont <strong>et</strong>e contraints, eux aussi, d'emigrer<br />
a Saint-Pierre, pour Ie plus grand bien de la<br />
colonie Irancaise.<br />
On cornprend que, dans ces conditions, la population<br />
de Saint-Pierre, assuree de la neutralite extremernent<br />
bienveillante de l'Administration, s'oppose vivement<br />
a tout ce qui peut entraver les operations sur les boissons.<br />
Ace suj<strong>et</strong>, I'on nous a relate quelques anecdotes,<br />
dont nous ne saurions, du reste, prendre la responsabilit<br />
e, II est dit, par exemple, qu'un consul anglais a<br />
dti <strong>et</strong>re releve de ses Ionctions, <strong>et</strong> ant devenu trop<br />
impopulaire a cause de son activite contre la contrebande<br />
de Iiqueurs. II semble aussi qu'un agent special<br />
envoye de Terre-Neuve pour faire une enqu<strong>et</strong>e sur<br />
ladite contrebande ait <strong>et</strong>c I'obj<strong>et</strong> de telles menaces,<br />
qu'il lui fallut se refugier en hate sur un navire. On<br />
raconte, d'autre part, qu'un fonctionnaire francais.<br />
du cadre m<strong>et</strong>ropolitain (bien entendu !), qui avait fait<br />
du zele intempestif, <strong>et</strong> n'avait pas eu la sagesse de<br />
fermer les yeux au moment psychologique, a <strong>et</strong>c brule<br />
en effrgie <strong>et</strong> oblige, lui aussi, de se rembarquer prematurernent,<br />
sous la protection de la gendarmerie.. .<br />
En revanche, <strong>et</strong> c'est assez piquant, il paraitrait que<br />
Ie gouvernement des ftats-Unis, il y a quelques<br />
annees, s'est vu contraint de rappeler de Saint-Pierre<br />
son consul, parce que ce dernier pr<strong>et</strong>ait son appui
2jO<br />
CHAPITRE XIV<br />
aux gens qui introduisaient en Amerique la boisson<br />
dCfendue. Si cela est vrai, c'est certaincmcnt un<br />
comble, mais n'est pas plus surprenant que cc que<br />
no us avons constate de visit pres de 1 'ew-York: un<br />
procureur de la Republique poursuivant des violateurs<br />
de la loi de prohibition, <strong>et</strong> si ivre lui-memo qu'il nc<br />
pouvait conduire son enqu<strong>et</strong>e, Au moins, a Saint<br />
Pierre, il n'ya pas d'hypocrisie. On agit ouvertement.<br />
Quand vous deambulez sur Ie quai de la Ronciere,<br />
vous voyez des gens vider fievreusement des caisses<br />
d'eau-de-vie <strong>et</strong> empiler les bouteilles, par cinq ou six,<br />
dans des sacs de forte toile.<br />
- Comme cela, nous d isait-on, c'est plus facile a<br />
caser sur les TUm rnnners ; <strong>et</strong> puis, si un bateau est<br />
serre de trop pres par la douane, on j<strong>et</strong>te les sacs a<br />
l'eau; ils s'enfoncent, tandis que les caisses tendent<br />
a surnager <strong>et</strong> fournissent ainsi une preuve genante de<br />
l'operation l<br />
Lenouveau venu est frappe de l'activite qui regne sous<br />
Ie rapport des travaux d'utilite publique. On drague<br />
Ie port, enfonce des piles, construit des j<strong>et</strong>ees, eleve<br />
des magasins <strong>et</strong> entrepots : partout, c'est Ie bruit des<br />
marteaux, des pelles, des machines it vapeur, du<br />
Decauville. Si, toutefois, vous en parlez aux residents,<br />
ils hochent la t<strong>et</strong>e d'un air dolent : it les entendre, il<br />
y aurait eu bien de I'argent gaspille par I'Etat, bien<br />
des Icnteurs, des erreurs contrastant singulierernent<br />
avec la rapidite, la sur<strong>et</strong>e des travaux prives, <strong>et</strong> surtout<br />
de ceux executes par des <strong>et</strong>rangers. II est cependant<br />
de beaux proj<strong>et</strong>s sur Ie tapis: il ne s'agirait de<br />
rien moins que de transformer Saint-Pierre en un
SAINT-PIERRE COl1ME LE VOlT LE TO URISTE 271<br />
vaste entrep6t de pe cheries, d'ou la morue s'expedierait<br />
directement sur les marches <strong>et</strong>rang crs, san s pa sser<br />
par Fecamp ou Bordeaux. En attendant, Ie visiteur a<br />
I'impression que, sauf bien entendu ce qui a trait aux<br />
ope rati ons sur les bo issons, Ie commerce <strong>et</strong> I'industrie<br />
d e la co lonic sont plut6t sur Ie declin. On ne voit plus<br />
traces de la fabrique de doris, de celle de biscuit de<br />
mer, <strong>et</strong> d'autres <strong>et</strong> ablissements qui existai ent encore<br />
en 1917. Le commerce ex terieur qui, en 192-1-, <strong>et</strong>a it de<br />
291 millions, est desceridu a 258 millions <strong>et</strong> merne a<br />
237. II est a noter que les exportations avec les<br />
autres col onies francaises sont tornbees a un chiffre<br />
in signifiant : 4 87000 francs en 192-1-, 2 80 0 00 francs en<br />
1925 . Saint-Pierre importe trois fois plus de I'<strong>et</strong>ranger<br />
que de la m<strong>et</strong>ropole , Ceci s'explique par la lenteur el<br />
Ie peu de Frequence des communications. Soit dit en<br />
passant, c<strong>et</strong>te necessite de s'approvisionner au Canada<br />
<strong>et</strong> aux Etats-Unis, dans les cas presses, a cause aux<br />
cornmercants de la colonie bien des deboires aI'epoque<br />
au, pendant <strong>et</strong> apres la guerre mondiale, le franc <strong>et</strong>ait<br />
suj<strong>et</strong> it des variations, <strong>et</strong> surtout it des degringolades ,<br />
irnprevucs .
La Population<br />
CHAPIIRE XV<br />
Lauvriere, dans la Tragedie d'un Peuple, a reveIe au<br />
public francais les tribulations dont les Francais<br />
d'Acadie souffrirent aux mains des Anglais, vers Ie<br />
milieu du d ix - h uit ierne si ecle. II serait grand temps<br />
q u'une plume au ssi autor isee rappelat les malheurs des<br />
Samt-Prerrais au cours de , guerres qui s'erendrrent de<br />
17I3 a 1815. Si les Ac adiens ont eu leur « Grand<br />
D er angement » de 1755, les colons dont nous parlons<br />
ici ont <strong>et</strong>e deranges, c'est- a-di re expulses trois fois, <strong>et</strong><br />
si mol estes une quatrieme que nombre d'entre eux,<br />
c<strong>et</strong>te fois aussi, quitterent I'archipel. Nous ne pouvons,<br />
malheureusement, que pr esenter une analyse bien<br />
se che <strong>et</strong> succincte de ces evenernents : elle suffit du<br />
moins a montrer que nul groupe de Francais n'a <strong>et</strong>e<br />
soumis a d'aussi penibles epreuves que les colons de<br />
Saint-Pierre<strong>et</strong> Miquelon. Resurnons l'histoire de la colonie<br />
depuis la fondation de ce tt e derniere en 1660.<br />
1713. Les Anglais s'emparent de la col onie <strong>et</strong> la population,<br />
i So individus, est expulsee,<br />
1713 11 1763 L a co lo n ie reste aux ma ins drs Anglais. .<br />
1763. Le Traire de P ar is la rend 11 la Fran ce. Les col ons<br />
reviennent SOllS la conduite du ba ron de l'Es perance.<br />
I77S, Le s An gl ai s ve nant de T'err e-Neuve s'e n em pa rent ,<br />
1932 ha bi ta n ts so n t ex pulses. Saint-Pierre <strong>et</strong> les villag<br />
es so n t ras es.
LA POPULATION :q3<br />
'7 33. La colonie redevient fran caise. Nombre d'habitants<br />
reviennent <strong>et</strong> rebfitissent.<br />
1793. Une flotte anglaise s'empare de S aint-Pierre sans coup<br />
Ierir . Toutes les maisons soot d<strong>et</strong>ruites, <strong>et</strong> les m ateriaux<br />
enleves par les pecheurs acglais. I 50 0 habitants<br />
sont deporresaHalifax, <strong>et</strong> de 11 en France. 3 families<br />
seul cment rest e n t.<br />
, 802. La Paix d'Amien sresritue la colonie 11 la France.<br />
1803. Les Angl ais s'en em parent. N ombr e de co lo ns s'e nfuient.<br />
,8,; . La colonie est rendue 11 la France.<br />
. 1816. rSo Iamilles , so it6-t5 i udividu s revicn n ent c t re batisscnt<br />
Saint-Picrrc <strong>et</strong> Langlade.<br />
Est-il, dans l'histoire universelle, une page plus<br />
path<strong>et</strong>ique P<br />
On conceit que des gens ainsi trernpes a I'ecole du<br />
malheur aient une mentalite speciale. L'opiniatr<strong>et</strong>e<br />
qui fit que leurs anc<strong>et</strong>res, sans se decourager, revinrent,<br />
apres chaque expulsion, relever la colonic de ses<br />
ruines, celte admirable constance a laisse ses traces<br />
dans l'esprit des colons d'aujourd'hui. Les Saint-Pierrais<br />
ont <strong>et</strong>e accouturnes a compter beaucoup sur euxmemes,<br />
fort peu sur autrui, <strong>et</strong> encore moins sur l'Administration<br />
m<strong>et</strong>ropolitaine. Ils sont restes religieux.<br />
Et, a ce propos, il ccnvient de rem<strong>et</strong>lre les choses au<br />
point en ce qui concerne un incident de l'histoire des<br />
Acadiens. On a dit <strong>et</strong> ecrit que lc groupe de ces derniers<br />
qui, quittant leur lieu d'exil en France, ou ils ne<br />
se plaisaient pas, s'<strong>et</strong>aient <strong>et</strong>ablis il. Saint-Pierre, eurent<br />
des difficultes avec les « sans-culotte" de la colonie,<br />
au moment de la Revolution <strong>et</strong> furent obliges d e partir<br />
pour le Canada. Et on en a conclu que Ie reg ime de la<br />
Terreur avait <strong>et</strong>e virulent iI. Sa int-P ierre. Rien n'est plus<br />
lLHl\t·...LL\(;. I '
LA P OPULATIO N 275<br />
diverscs exploitations; de 30 it 40 souscr ipt eurs en<br />
tout. II faut dire, toutcfois, en faveur de ce p<strong>et</strong>it<br />
reseau que, comme I'ecrit spirituell ement M. l'avocat<br />
Daniel Gouvain, dans sa broch ure sur Saint- Pi erre-<strong>et</strong><br />
Miquelon : u Les demoiselles du tel ep hone vou s d on nent<br />
reellement la communication, rien qu 'en la dema ndant.<br />
II Ne voila-t-il pas qui ferait env ie aux Parisiens?<br />
Les gens auxquels nous avons dern an de pourquoi Ie<br />
telephone <strong>et</strong>ait si peu en faveur, nou s repondir ent :<br />
« D'un cote, les distances sont si co urtes a Sain t-Pierre<br />
qu'on peut tou t aussi bien aller tr ouv er les personnes<br />
avec qu i l'on de sire s'entr<strong>et</strong>enir. E t pu is, Ie t el ephone,<br />
dans les maisons prive es, est un encoura ge <br />
ment donne aux conversations oiseuses . 1'05 men agercs<br />
sont de bonnes travailleuscs : ellcs n'ont quc<br />
faire de c<strong>et</strong> appareil si cher aux ois if s. II Cortes, c' est<br />
lit une maniere peu ordinaire de considcrer I'inven ti on<br />
de Graham Bell !<br />
De merne, les Saint-Pierrais ne sont pas fri ands du<br />
cinema. Les te ntativcs faites jusqu'ici par d es entreprises<br />
privees ont echoue reguliercmcnt. Les troupes<br />
t heatrales qui se sont fourvoyees dans c<strong>et</strong> ar chipel n'y<br />
ont pas fait d'affaires. La cause de c<strong>et</strong> <strong>et</strong>at de choses<br />
est principalement, dit-cn, que la population s'c n li ent<br />
a ux « spectacles de famillc II , or ganises, soit dans un<br />
but charitable, soit pour Ie benelice d'une eg lisc,<br />
d'une ecole. A present, Ie seul ci nema est cel ui qui a<br />
lieu, Ie dim anche soir, au Foyer paroissial, so us la<br />
direction des Missionuaires du Saint-Esprit. Et, assu <br />
rerncnt , ricn n'est ban al dans c<strong>et</strong>te representation. ] e<br />
ne recornmande pas les loges, sortes de boites en boi s
276<br />
CHAPITRE XV<br />
blanc ou I'on touche Ie plafond si l'on se tient debout,<br />
<strong>et</strong> ou l'on a acces par une echelle. Mais tout se passe<br />
11 la bonne franqu<strong>et</strong>te. Quand la chaleur devient insupportable,<br />
on arr<strong>et</strong>e n<strong>et</strong> Ie spectacle pour ouvrir<br />
fen<strong>et</strong>res <strong>et</strong> portes, <strong>et</strong> faire marcher un eventail electrique<br />
d'allure cyclonique, dont Ie souffle vous souleve<br />
presque de votre siege. La provision d'air respirable<br />
renouvelee, on reprend la representation ou on l'avait<br />
laissee, tandis que I'auditoire se peigne, s'epouss<strong>et</strong>te,<br />
<strong>et</strong> repare Ie dommage cause 11 son apparence. par Ie<br />
passage de la tornade.<br />
Longtemps, J1 n'y a pas eu d'automobile dans la<br />
colonie. Un jour, un maire, plus entreprenant que les<br />
autres, introduisit, vers J9hl, une machine. L'arrivee<br />
de celle-ci fut un evenement local, assez mal vu d'ailleurs.<br />
On regardait l'auto avec un melange de crainte<br />
<strong>et</strong> de haine. Depuis les rivages de I'lle-aux-Chiens,<br />
des vieillards bouleverses braquaient des telescopes sur<br />
Ie monstre <strong>et</strong> n'en croyaient pas leurs yeux. Nul n'env'iait<br />
Ie possesseur, car Ie rnystericux engin se d<strong>et</strong>raquait<br />
sou vent ; personne ne connaissant exactement la<br />
cause du mal, ni son rernede, la machine, ainsi qu'on<br />
l'a ecrit, <strong>et</strong>ait « coridamnee 11 de longs mois de farouche<br />
langueur n. L'opinion prevalente <strong>et</strong>ait que I'auto<br />
r<strong>et</strong>ournerait en France, ou qu'elle tomberait peu 11 peu<br />
en mine, suivant dans la tombe I'unique ex-voiture de<br />
place de Saint-Pierre, ou Ie coursier du seul agent de<br />
police monte de Ja ville. II n'e n fut rien, toutefois.<br />
On compte actuellement 70 autos dans la colonie; la<br />
plupart, cependant, ne sont que de simples camions;<br />
<strong>et</strong> cela se comprend, car il n'est pas facile de voir
LA POPULATION<br />
quel usage Ie tourisme pourrait faire d'une machine<br />
dans une He comme Saint-Pierre, qui a it pe ine 13 ki lom<strong>et</strong>re<br />
de long sur 3 de large!<br />
*<br />
* *<br />
On a di t; sans doute avec ra ison, que la population<br />
de I'archipel, si ell e est bien pourvue sous Ie rapport<br />
temporel, sou ffre d'in anition intellectuelle ; qu e nul<br />
effort n'est tente pour developper ses connaissan ces,<br />
pour perfectionner son instructi on . II n'y a ni conferences,<br />
n i spectacles ed ucatifs , ni <strong>et</strong> abl issements d'instruction<br />
superieure, Les jeunes gens qui ne veulent<br />
se contenter d'une dern i-education sont co nt raint s<br />
d'aller en France, au pr ix, souvent, de lourds sa crifices<br />
. La seule ca rrier e , tr es restreinte d 'ailleurs,<br />
ouverte aux jeunes Saint-Pierrais, c'est celie d es ca bles.<br />
Dans la colonie, comme it Terre -Neuve <strong>et</strong> it Canso, en<br />
Nouvell e-Ecosse , les deux grandes compagnies de<br />
Cables transatlantiques jouent un role important. Longtemps,<br />
it Saint-Pierre, les employes <strong>et</strong>a ient ex cl usivement<br />
anglais; recernrnent, cependant, on s'est d ecide<br />
it adm<strong>et</strong>tre une certaine proportion de Francais connaissant<br />
les deux langues. Soit dit en passant, parmi<br />
les vieilles histoires dont on se regale encore dans la<br />
colonie, il en est plusieurs se rapportant aux Cables,<br />
it une epoque ou l'une des compagnies <strong>et</strong> ait rel iee<br />
directement it la France, tandis que l'autre, q uoique<br />
all ant aussi it Brest. passait par les anti podes. O n d it,<br />
par exemple, qu'un certain jour, l' oper ateur sai ntpierrais<br />
de la ligne directe, s'e ta nt en d ormi sur ses
CIIAP IT RE XV<br />
appareils, ne repond it pas a l' a ppel d e Br est. L'operateur<br />
de c<strong>et</strong>te derniere local ite envoya al ors au burea u<br />
de I'autre compagnieaSaint-Pierr e un message, q ui fit<br />
lc tour du monde, <strong>et</strong> .en vertu duqucl un agent sain t <br />
pierrais sortit du bureau, <strong>et</strong> alia, dans la maison d 'a<br />
cole, reveillcr son collegue plonge da ns un sommeil<br />
profond . II se raconte aussi qu'a la me me epoque, il<br />
<strong>et</strong> ait devenu courant, pour les employes de s deux<br />
compagnies, dont les bureaux se touchaient , de s'i nviter<br />
mutuellement a des parties de cartes, au moy en<br />
de messages faisant Ie tour d u gl ob e.<br />
Cela fait, certes, ressortir la dis<strong>et</strong>te de d istractions<br />
dans ces parages ! i T O US avons vu q u'i l n'y ava it ni<br />
cinema regulier ni theatre. Toutefois, il existe d eu x<br />
p<strong>et</strong>ites bibliot heques publiques aSaint- P ierre : l'une est<br />
ouverte le dimanche au Foyer paroissial ; l'autre, d eu x<br />
fois par semaine , dans les ba tirnc nt s d u go uvern ement.<br />
C<strong>et</strong>te derniere, qui a q uelque t ro is mill e volu mes ,<br />
nous a pam popul aire, surtout parmi les fam ili es de<br />
Ionctionnaires. P arf ois, en <strong>et</strong>e, il s' organ ise des<br />
regates, ou co ncourent to utes es pec es de ba t eaux :<br />
goeleltes, wa rys , canots a mot eur, yoles , <strong>et</strong> merne les<br />
pi rogues speciales a l'Lle-au x-Ch iens. II n'y manque<br />
que les runt runners i Le jour viendra peut -<strong>et</strong>re 0\1 ils<br />
figurcront dans le programme .. . Pour le s am at eurs de<br />
sports, il y a encore, l'h iver, Ie patinage sur d ifferents<br />
<strong>et</strong>angs de la mo ntagne; l'<strong>et</strong> e, la pelote ba sq ue,<br />
a laquelle une place de la vill e est reservee : <strong>et</strong> le<br />
foot-ball. Pour ce dernier , par suite de l'i solement de<br />
la colonie, I'emulation fait un peu defaut : <strong>et</strong> pu is, il<br />
semble que ce jeu violent ne convienne pa s ab solu-
LA POPULATION 279<br />
ment au caract ere sa int-pierrai s. II y a bien la chas se<br />
<strong>et</strong> la pech c ; mai s Ie mei ll eu r t erritoir e pour ces di vertissements<br />
est dans l'ile d e L an gl ad e; <strong>et</strong> , pour<br />
I'atteindre, il faut affronter une mer g en cralernent<br />
co urroucee ; Ie plus souvent , d one, les charmes de<br />
l'expedition sont quelque p eu dirninues par un large<br />
coefficient d e mal de mer!<br />
Au fond, Ie manque de di stractions n'e st ressenti<br />
serieusement que par la population flottante. Les<br />
vrais Saint-Pierrais sont des g ens qui trouvent leur<br />
bonheur d ans Ie « ch ez soi " , d an s Ie cercle de la vie<br />
familiale. C'est, en fait, c<strong>et</strong> esprit de famille si d eveloppe<br />
qui a permis aux colo ns de su p porter vail la mment<br />
les ri gu eurs du climat autant que l'isolement, <strong>et</strong>,<br />
il faut bien Ie dire, bien des p<strong>et</strong>ites tracasseries <strong>et</strong><br />
tribulations dont on ne se doute gu ere en Fran ce.<br />
Quelque conservateurs qu'ils so ient, il s ont laisse<br />
tomber en desu<strong>et</strong>ude, p ar la force des choses , certaines<br />
coutumes ou institutions qui, il y a peu cl'annees,<br />
j<strong>et</strong>aient une note pittoresque dans l'aspect de la<br />
colonie. C'est ainsi que les habitants de l'Ile-aux<br />
Chiens portaient autrefois Ie costume br<strong>et</strong>on: nulle<br />
trace n'en subsiste aujourd'hui. Les touristes arnericains<br />
croient toujours trouver it Saint-Pierre des attelages<br />
de bceufs, conduits par des Basques, ce qui,<br />
pour des Yankees, est une grande curiositc. H elas l<br />
pour la couleur locale, Ie carn ion-auto a chan g e tout<br />
cel a. II faut se contenter des p<strong>et</strong>ites voitures attelees<br />
d e chiens, d ont se servent les p echeurs d es env irons<br />
pour faire leurs empl<strong>et</strong>tes ou vendre du p oisson en<br />
ville.
LA POPULATION 283<br />
epouvante. Et alors commence une course folie vers<br />
le port, Ie colp orteur hurlant (( A l'assassin! " , <strong>et</strong> la<br />
barbiere , sur ses talons, pensant qu'il se sauve avec<br />
Ie pei g noi r, <strong>et</strong> criant (( Au voleur! » L' anecdote fait<br />
en core aujourd'hui la joie des Saint-Pierrais, dont<br />
elle depeint Ie gen re d'humour. Celle-ci, naturellement,<br />
s'exerce aus si aux depens de I'administration.<br />
On en voit un exe mp le caracteristique dans la p<strong>et</strong>ite<br />
brochure, deja citee , de M. Gau vain. Parlant de l' <strong>et</strong>at<br />
de delabrernent de l'immeuble du Tresor, il nous<br />
app rend un cancan du cru :<br />
L'im mcublc est a ce point abandonnc nux for ce s di ssol <br />
vnntes de I'hurnid ite , qu'un li tte rate ur di stin gue, alo rs adrnini<br />
str ateur de la col on ie, y gla na l'oc casi on d'introd uire dan s<br />
Ie vocabulai rc administrati f local Vagg lut inement, comm e<br />
cause d'une vir il e decision qu'il se vit obli ge de pren dre a<br />
l' ':gard de tout Ie st oc k de t i rnbres-p ost e 'l ui , en ra ison de la<br />
co lle don t on les (ouvre au verso, s'e t aie n t pr is, ;\ la faveur<br />
des infiltrati on s, d'un e affe ction tell e q ue l'homme DC pouvait<br />
plus sc pa rer ce que I'humid it e ava it uni...<br />
D'autre part, il se rep<strong>et</strong>e en core nombre de p<strong>et</strong>ites<br />
anecdotes relatives a I'histoire de la colonie. Une qui<br />
donne une bonne idee du genre est la suivante,<br />
laquelle a rnerne fait son chemin jusqu'a Terre-Neuve :<br />
Au mement de l'evacuation de Sa int-Pierre par les Anglais<br />
cn 1793, Ie major Thorne, du ole de ligne britannique, <strong>et</strong> ait<br />
commandant de pla ce . Lorsque la fregate Bos ton arriva pour<br />
emb arqu er la garnison, Ie major donna un din er au Palais du<br />
gouvernement, IequeI, comme Ie rest e de Ia ci te, <strong>et</strong>ait aux<br />
trois quarts en ruines. On s'a pe rc u t q ue les verres manq uaient.<br />
Grand e mo i. Re ch erches h atives dans Ies maison s voisines<br />
vides d'habitants. O n s'en procure a la fin . L a ta ble est mi se
LA POPULATIO,' 285<br />
I'immense domaine que posseda jadis la France dans<br />
l'Arner ique du Nord. La population, qui fut de plus<br />
de 5000 ames, n'en comptait plus que 4030 au dernier<br />
recensement (1926). En fait, I'emigration a <strong>et</strong>e soumise,<br />
la-bas, a d'assez curieuses fluctuations. II y a a<br />
peu pres vingt ans, un tres grand nombre de colons<br />
quitterent I'archipel pour chercher fortune, qui aux<br />
iles de la Madeleine, qui dans Ie Canada continental;<br />
certains partirent me me pour la France. II semble<br />
qu'environ la moitie de la population s'exila. Mais ce<br />
ne fut pas pour longtemps. La grande majorite de ces<br />
emigrants revinrent bientot, desappointes. De tres<br />
p<strong>et</strong>its groupes de Saint-Pierrais existent, toutefois, a<br />
New- York <strong>et</strong> Montreal; ils forment des sortes de clans,<br />
se melant peu au reste des habitants. Tout recernment,<br />
I'ernigration a recommence; mais, maintenant, la cause<br />
en est, non plus Ie manque d'ouvrage, mais plutot la<br />
prosperite. Nombre d'ex-pecheurs, qui ant arnasse de<br />
l'argent dans la contrebande des liqueurs, eprouvent<br />
Ie besoin de chercher un plus vaste champ cl'activite.<br />
Ccs gens-Ill vont s'<strong>et</strong>ablir au Canada.Malhcurcuscment,<br />
leur place est prise, de plus en plus, par des Terre<br />
Neuviens, surtout de la cote sud. II y a actuellement<br />
plus de cent Iamiltes <strong>terre</strong>-neuviennes dans I'archipel :<br />
<strong>et</strong> ces individus ne se font pas naturaliser Francais. II<br />
n'est done pas impossible de prevoir Ie temps au I'element<br />
<strong>et</strong>ranger deviendra un facteur inquihllllt a Saint<br />
Pierre. II y a la un danger d'autant plus grand que,<br />
outre la question de l'ernigration de I'elernent francais,<br />
il faut compter avec l'appauvrissement physique de<br />
c<strong>et</strong> element. II est indeniable que, pendant trap long-
236 CHAPITRE XV<br />
temps, les pech eurs saint-pierrais ont travaille dans<br />
des conditions de nature 11 miner p<strong>et</strong>it 11 p<strong>et</strong>it leur<br />
sante. Sans doute, il ne pouvait en <strong>et</strong> re autrement,<br />
<strong>et</strong>ant donne leur <strong>et</strong>at de dependance 11 I'egard des<br />
grandes exploitations de pecheries. Le mal dont ils<br />
souffraient, hatons-nous de Ie dire, n'<strong>et</strong>ait pas particulier<br />
11 c<strong>et</strong>te colonie: les pays ou la peche est organisee<br />
comme it Saint-Pierre - par exemple, Terre<br />
)J euve <strong>et</strong> les iIes de la Madel eine - sont soumis 11 des<br />
modalites economiques analogu es.<br />
Quoi qu'il en soit, ce sont ces pe ch curs, ai nsi que les<br />
artisans <strong>et</strong> journaliers qu i pat iss ent Ie moins de I'isolement<br />
<strong>et</strong> du defaut de distractions, car, pour eu x, la<br />
vie de famille est tout. Les negociants <strong>et</strong> leur personnel,<br />
comme Ics fonctionnaires du cadre local, se<br />
plaisent moins dans la colonie <strong>et</strong> aspirent en general<br />
it aller fmir leurs jours en France, apres avoir arnasse<br />
assez d'argent pour y mener la vie de rentier, fut-ce<br />
de tout p<strong>et</strong>it rentier!<br />
A quelque c1asse qu'ils appartiennent, les colons<br />
semblent assez mecontents du systerne d'administration<br />
auquel ils sont soumis. IIs se plaignent d'<strong>et</strong>re<br />
negliges par la m<strong>et</strong>ropole, 11 ce point que celle-ci, en<br />
1914, n'a pas hes ite 11 violer, it leur d<strong>et</strong>riment, I'arr<strong>et</strong>e<br />
du 3 prairial an VII, lequel, en consideration de leurs<br />
malheurs passes, les exemptait de la conscription; ce<br />
qui est plus: elle a merne oblige 11 ven ir en France les<br />
hommes qui, par leur flge, appartenaient it la territorial<br />
e ' .<br />
I. II De faudrait pas en in fc: rcr que l es Sai<br />
nt-P ie rr3. is rn<br />
quent de pa t rio tis m e . P r-n dan t la d e rn if re [U(rt C J (<br />
a n -
UN 1\10T AU LECTEUR<br />
En nous separant du lecteur, nous nous perm<strong>et</strong>tons<br />
de lui offrir deux conseils; d'abord :<br />
Alles uisite r Terre-Neuue, si vous en avez Ie loisir,<br />
<strong>et</strong> le s moyens. C'est un voya ge de vacances peu banal,<br />
ct qu i, pour quiconquc sait « voir » , est fort inst ructif.<br />
Ensuite :<br />
Si vous allez it Terre - Neuve, ne uous laissez pas<br />
in fluencer en mauuaise part par Ie d efaut relatif de<br />
confort, les in converiients <strong>et</strong> la lenteur des communications,<br />
la rnentalite tre s insula ire de la population,<br />
mentalite qui a ses bons cotes, mais a pour consequences<br />
des institutions publiques <strong>et</strong> de s coutumes<br />
politiques parfois surprenantes pour l'<strong>et</strong>ranger. N'envisagez<br />
pas les choses au point de vue europeen ;<br />
mais fermez les ycux, <strong>et</strong> reflechissez que c'est 1iJ. une<br />
contree qui, par la for ce des choses, est restee fig ec<br />
dans un isolement datant de pr es de quatre siecles ;<br />
une contree pour les habitants de laquelle I'existence<br />
a toujours <strong>et</strong>e une Iutte inegalc contre les elements,<br />
un sol rude, des conditions economiques defavorables.<br />
II ne faut pas se hater de critiquer : il faut plutot<br />
s'<strong>et</strong>onner, dans ces conditions, de ce qui a <strong>et</strong> e accompli.
MEMORIAL UNIVERSITY COLLEGE.<br />
THIS RETURN£D ON THE<br />
BELOW.