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terre-neuve et alentours

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F I


TERRE-NEUVE<br />

ET ALENTOURS<br />

0 80 3 '1 8


"Voyages de jadis <strong>et</strong> d'aujourd'hui"<br />

George-Nestler TRICOCHE<br />

TERRE-NEUVE<br />

ET ALENTOURS<br />

lies de la Madeleine<br />

Labrador - Saint-Pierre-<strong>et</strong>-Miquelon<br />

• PARIS<br />

EDITIONS PIERRE ROGER<br />

54, Rt;E JACOB, 54


DU J/£ME AUTEUR<br />

Ull Conge all « Quem's Own South Surrey Regilllent », (Lavauzelle,<br />

editeu r, Pari s.)<br />

Notes d'nn Engage uolontaire all « 11 th United States Cavalry II<br />

(Lavauzelle, ed iteu r, Par is. )<br />

Les Nj[ices franeaises <strong>et</strong> anglaises au Canada. ( Lavauzelle,<br />

editeur, Paris .)<br />

J'ade-NewIII du P rof esseur de 'Trancais, 4' edition. (Hach<strong>et</strong>te<br />

& c-, ed iteurs, Londr es. )<br />

SOllie Stumbling Blocks of the French Language, 7' edition.<br />

(Hache tte & Ci' , edir eurs, Londr es.)<br />

Rccuei! gradu« de Bons IIIOtS <strong>et</strong> Anecdotes courtes, (Hach<strong>et</strong>te<br />

& C", editeurs, Lon dr es.)<br />

A ll Maine <strong>et</strong> au Nouueau-Brnnsioick . (Librairie Pierr e R oger,<br />

Paris .)


A. ma [eune amie,<br />

MARIE CLAIRE surru


Introduction<br />

Pendant la Grande GueTTe, en Angle<strong>terre</strong>, quand le<br />

contingent de Terre-Neutre <strong>et</strong>ait dans un camp d'instruction,<br />

un groupe d'<strong>et</strong>egants uisiteurs circulait parmi les<br />

tentes, apparemnzent perplexes. A la fin, UII d'entre eux<br />

s'adressa (1 une sentinelle <strong>et</strong> lui demanda Oil se trouuaient<br />

les soldats du Newfoundland. - « lei meme! II -repondit<br />

le factionnaire. -« Comment! - fit le uisiteur, desappointe:<br />

- mais ils sont juste comme les autres! Nous<br />

<strong>et</strong>ions venus POUT les voir dans leurs fourrures! ».. . Sans<br />

doute, dans l'idee de ces gens-la, les Terre-Neuuiens<br />

devaient <strong>et</strong>re des sortes d'Esquimaux. Toutefois, rien ne<br />

saurait utieui: depeindre les notions qu'ont, en general,<br />

sur les regiolls dont traite ce p<strong>et</strong>it livre, non seulentent<br />

les Europeens, »iais les autres habitants de l'Amerique<br />

du Nord.<br />

Notre but, dans c<strong>et</strong> ouurage , a <strong>et</strong>e d'essaver de m<strong>et</strong>ire<br />

les choses au point; <strong>et</strong>, allant encore plus loin, de [aire<br />

naltre, chez le touriste de France, le desir de parcourir<br />

des pays trop peu connus, malgr« leur peu d'<strong>et</strong>oignement<br />

des sentieis battus , <strong>et</strong> qui, sous les rapports historique <strong>et</strong><br />

<strong>et</strong>lmographique, meritent, a UII haut degr«, d'interesser<br />

les Francais ,<br />

Les personnes qui, au cours de nos peregri/zations, IIOUS<br />

ant aide de diuerses manieres <strong>et</strong> ainsi permis de menu


10 INTRODUCTlO.<br />

ce travail a bonne fill, sont trap notnbreuses pour <strong>et</strong>re<br />

totues cities ici. Bornons-nous a mentiouner celles dont<br />

le concours nous a <strong>et</strong>e le plus p,ccieuz : M. le capitaine<br />

Byrne <strong>et</strong> Miss Margar<strong>et</strong> Godden. du bureau des Tauristes<br />

<strong>et</strong> Office de Publicite de Terre-Neuue ; M . H.- lV.<br />

Lemessurier, - de descendance francaise , - sous-secr<strong>et</strong>aire<br />

d'Etat des douanes <strong>et</strong> historien local bien connu;<br />

M. Shortis, conseruateur du Musie de S aint -Iohu's <strong>et</strong><br />

historiographe de la Colonie; Miss Morris. bibliotJzecaire<br />

du Parlement ; M. Harold Mac Pherson , des « Royal<br />

S tores» ; M. f. M. Ba rbour , directeur du service de<br />

l'Anglo-American Telegraph C' , aSaint-Lohn's ;M. f. Collins,<br />

receueur des douanes a Placentia; M . O'Reilly,<br />

receueur des douanes a Saint-George.


AUX ILES DE LA MADELEINE<br />

CHAPITRE PREMIER<br />

En route pour Havre-Aubert<br />

Savez-vous oil se trouvent les iles de la Madeleine?<br />

Si non, n'en rougissez pas, car elles ne figurent pas<br />

sur to utes les cartes; <strong>et</strong>, sur certaines, elles n'apparaissent<br />

que comme un point, troo insignifiant sans<br />

doute, pour qu'on daignat y m<strong>et</strong>tre un nom. lei done,<br />

il n'y a pas d'application pour la fameuse definition<br />

du Francais, courante au Canada: (( Un monsieur<br />

decore, qui mange beaucoup de pain, <strong>et</strong> ne connait<br />

pas La geographic/... »<br />

Si vous consultez une bonne carle, vous y voyez Ie<br />

p<strong>et</strong> it archipel en question dans Ie golfe du Saint­<br />

Laurent, it peu pres it moitie chemin entre I'He du<br />

Prince Edouard - une province de I'est du Canada<strong>et</strong><br />

Terre-Neuve. Mais c'est un archipel qui donne l'impression<br />

qu'il n'est pas it sa place, tout au moins qu'il<br />

a <strong>et</strong>e, com me disaient les anciens, (( neglige du destin<br />

<strong>et</strong> des hommes ». Rattache geclogiquement it Terre­<br />

Neuve, il ressortit ad ministrativement it la province<br />

de Quebec, avec laquelle il n'a pas de communication<br />

dirccle; releve episcopalement on ne sait bien<br />

pourquoi - du diocese de I'Be du Prince-Edouard :


12 CHAPITRE PREMIER<br />

ne fait guere d'affaires qu'avec la Nouvelle-Ecosse ;<br />

<strong>et</strong>, l'hiver venu, entoure d'une barriere de glace, il<br />

demeure isole du reste du monde, sauf au moyen de<br />

la T. S. F.<br />

Une situation aussi anormale suffuait a interesscr<br />

le voyageur; mais, si ce dernier est Francais, il est unc<br />

autre raison pour I'attirer dans ces parages : la population,<br />

cornposee surtout de descendants de Basques<br />

<strong>et</strong> de Br<strong>et</strong>ons, est restee purement acadienne, sans<br />

eIre gatee - pardon: modifiec - par l'influence des<br />

Anglo-Saxons, ou plut6t des Yankees. La renornmee<br />

de I'archipel ne s'<strong>et</strong>cnd pas bien loin; toutefois, quand<br />

vous eles dans la Nouvelle-Ecosse, au Cap-Br<strong>et</strong>on,ou<br />

dans I'ile du Prince-Edouard, ce que vous entendez<br />

dire des particularites des habitants, de I'<strong>et</strong>rang<strong>et</strong>e du<br />

paysage, de la rudesse de la vie aux Madeleines,<br />

exerce sur vous une attraction irresistible, pour peu<br />

que vous ayez horreur des sentiers battus,<br />

A moins de posseder son propre yacht, il n'est pour<br />

Ie touriste qu'un seul moyen d'atteindre les iles de la<br />

Madeleine : prendre Ie vapeur Laval qui fait la<br />

nav<strong>et</strong>te, deux fois par semaine, entre Pictou, en Nouvelle-Ecosse<br />

<strong>et</strong> les divers ports de l'archipeI. Les<br />

voyageurs se trouvant dans la province de l'ile du<br />

Prince-Edouard atteignent Ie bateau a Souris, ou il<br />

fait escale. C'est c<strong>et</strong>te derniere route que nous choisimes,<br />

<strong>et</strong>ant alors a Charlott<strong>et</strong>own, la capitale de la<br />

province en question '.<br />

I. Sur c<strong>et</strong>tc localite , on peut consulter Canada [raniai s e t<br />

Acadie, par E. Robert (P ierre Roger, edireur, Paris).


EN ROUTE POUR HAVRE-AUBERT 13<br />

A premiere vue, il semble bien simple, ce traj<strong>et</strong> de<br />

90 kilom<strong>et</strong>res en chemin de fer, se continuant par un e<br />

minuscule traversee de huit heures. En realire, les<br />

choscs ne sont pas aussi aisees. D'abord, <strong>et</strong> surtout,<br />

on ne part pas quand on veut, dans c<strong>et</strong>te region: il<br />

faut attendre I'ouverture de la navigation. Et c'est Ia<br />

Ie hie: elle n'est pas pressce de s'ouvrir, c<strong>et</strong>te navigation!<br />

Pour faire prendre patience au public, on annonce<br />

regulierement, chaque annee, qu'il y a quelque espoir<br />

de commencer les voyages vers Ie 15 avril. Mais ce<br />

n'est souvent qu'un mois plus tard que les ports<br />

degelent, que les interminables defues de banquises<br />

descendant du Saint-Laurent <strong>et</strong> du Labrador perm<strong>et</strong>tent<br />

au vapeur de se lancer. Et, merne alors, vous<br />

<strong>et</strong>es expose a vous trouver bloque dans les glaces<br />

pendant plusieurs jours, sans autre consolation que<br />

votre pipe, des parties de cartes sans [In, ou la contemplation,<br />

fastidieuse a la longue, de troupeaux de<br />

phoques. Parfois, il faut rebrousser chemin sans<br />

atteindre son but. Du reste, avant la fin de mai, Ie<br />

service de la marine ne peut faire replacer, sur les<br />

cotes traitresses des Madeleines, les bouees qu'il a <strong>et</strong>e<br />

necessaire d'enlever a la fin de I'automne, par crainte<br />

de I'ecrasernent glaciaire : au debut de la saison, par<br />

consequent, vous naviguez plus que jamais avos<br />

risques ct perils! Le mieux est donc de ne pas se<br />

presser, me me si cela ecourte vos peregrinations estivales.<br />

Quant au traj<strong>et</strong> ferroviaire de Charlott<strong>et</strong>own a<br />

Souris, scs 90 kilom<strong>et</strong>res demandent trois heures. Le<br />

conducteur auquel je fais observer que c'est Iii une


CHAPITRE PREMIER<br />

pi<strong>et</strong>re alIure pour un soi -disant express, me repond<br />

avec sa Iamiliarite tout ecossaise : « Dans quoi vous<br />

irnaginez-vous voyager? Dans une auto? II Et, s'asseyant<br />

a mes cotes, il tente de me con soler en expliquant<br />

que je devrais m'estimer heureux de ne pas<br />

avoir pris Ie train du matin, qui ne fait que 18 kilom<strong>et</strong>res<br />

11 I'heure! Sur quoi un Ioustic, iI y en a beaucoup<br />

parmi les fils des Highlands dont l'i1e du Prince­<br />

Edouard est peuplee, prend part 11 la conversation <strong>et</strong><br />

me dit : '( Que peut-on esperer d'une voie <strong>et</strong>roite qui<br />

tourne en colirnacon d'un bout de la province 11<br />

I'autre? Ce qui est <strong>et</strong>onnant est qu'elIe ne revienne<br />

pas 11 son point de depart, insensiblement, comme Ie<br />

voyageur novice dans les rues de Boston! II<br />

- Mac a raison, fait un autre farceur, savez-vous ce<br />

qu'on raconte sur la facon dont ces chemins de fer<br />

ont <strong>et</strong>e construits? La voie ferree avait <strong>et</strong>e preparee<br />

avant que I'ile ne fut sortie des eaux. Quand Ie phenomene<br />

se produisit, iI se trouva qu'on avait plus de<br />

rails qu'il n'en fallait : alors on les placa sur Ie sol<br />

tant bien que mal, en courbes, pour les utiliser.<br />

Ayant entendu c<strong>et</strong>te plaisanterie locale bien des fois<br />

depuis mon arrivee 11 I'ile du Prince-Edouard, je<br />

m'efforce de sourire par politesse. Ladite tentative ne<br />

doit pas <strong>et</strong>re un succes, car je m'apercois qu'elIe est<br />

epiee malicieusement par Clara, l'enfant terrible de<br />

notre p<strong>et</strong>it groupe de touristes. Mais par bonheur c<strong>et</strong>te<br />

demoiselle, dont je redoute la langue aceree, oublie<br />

vite I'incident. Elle a decouvert quelque chose de plus<br />

interessant. Me tendant une carte de l'Ile : « Nous<br />

allons it Souris, s'ecrie-t-elle : or voici une autre loca-


EN ROUTE POUR HAVRE-AU DERT 15<br />

lit e qui s'appelle Crapaud ; ailleurs, il y a I'h ang d e fa<br />

Vache marine, <strong>et</strong> d'autres places a noms de b<strong>et</strong>es ! C<strong>et</strong>te<br />

province devrait avo ir une Arche d e Noe fr ancaise<br />

dans ses armoiries, au lieu d e deux arbres ridicules! »<br />

Qu elque cocasse que soit c<strong>et</strong>te reflexion, elle repose<br />

sur un fond de verite. Evidernmcn t, les premiers p ion ­<br />

niers de I'ancienne He Saint-Jean ne se sont pas mis<br />

en frais d'imagination pour baptiser les localite s ; <strong>et</strong><br />

leurs successeurs anglo-saxons le s ont imites, car, dans<br />

la region que nous traversons, ce rta ines stations,<br />

ex tr emement primitives du reste, portent des noms<br />

car acteristiques: Fi ve Houses (cinq maisons), Lot 40"<br />

R oad 45 .. <strong>et</strong> j'ai meme apercu quelque part une gare<br />

sans fen <strong>et</strong>res, semblable a un hangar a outils <strong>et</strong> portant<br />

I'ecriteau all ech ant : Traveller's Rest, Ie repos du<br />

voya geur! Et il se rencontre des gens qui nient I'hospitalite<br />

ecossaise...<br />

Notre train ne paie pas de mine; les wagons sont<br />

<strong>et</strong>roit s, criant la v<strong>et</strong>uste ; un pocle, accornpagne d'un<br />

large seau a charbon, y occupe la place d'honneur.<br />

Sur un bane, un appareil <strong>et</strong>rang e m'intrigue; verification<br />

faite, c'est un arrosoir ,I bascule, mais sans<br />

pomme. La on vient chercher son eau glacee, si tant<br />

est qu'on puisse, par des prodiges d'equilibre, y<br />

remplir son gobel<strong>et</strong>. Clara, qui n'a pu reussir qu'a y<br />

inonder ses souliers blancs, revient furieuse a sa<br />

place, <strong>et</strong> boude pour Ie reste du traj<strong>et</strong>, ce qui a I'avantage<br />

de no us donner un peu de tranquillite.<br />

Cependant, comme nous nous approchons de notre<br />

destination, <strong>et</strong> que les renseignements obtenus sur le<br />

voyage, a Charlott<strong>et</strong>own, on t <strong>et</strong>e tres mai gres, je


EN ROUTE POUR HAVRE-AUBERT 17<br />

poudreuses <strong>et</strong> cahoteuses, a un quai ou Ie Lovat est<br />

am arre. Des que je m<strong>et</strong>s Ie pied sur Ie pont, je me<br />

crois dans un autre pays: je n'entends que du franca is<br />

autour d e moi. Mais une autre chose plus <strong>et</strong> rang e est<br />

que notre arrivee semble causer d e I'<strong>et</strong>onnernent :<br />

« Est-ce done que vous allez aux Madelein es ? » me<br />

de mande un jeune homme en br as de chemise. Je<br />

l'assu re que c'est notre plus ferme intention. Endossant<br />

alors une veste d'uniforme, il se tran sforme en un<br />

mai tre J acques de ce paquebot minuscu le. ]'apprends<br />

de lui que Ie milieu de juill<strong>et</strong> est enc ore trop tot pour<br />

les touristes; <strong>et</strong> cela m' explique la surprise susmentionnee<br />

, Les quelques passagers sont de s gens de I'archipel<br />

qui so nt al les a la grand'te rre pour affaires, <strong>et</strong><br />

s'cn reuiennent a la maison; aussi deux ou trois f on ctiqnnaires<br />

en inspection. C'est, en eff<strong>et</strong>, I'epoque des<br />

inspections. Apres une longue saison d'isolement,<br />

banques, d ouanes, postes, <strong>et</strong>c., doivent <strong>et</strong>re examinees,<br />

contrclees sous toutes les coutures. - « Mais, ajoute<br />

mon interlocuteur, il y a aussi un monsieur francais de<br />

France, qui a pris Ie bateau a Pictou. C'est un drole<br />

de paroissien, pour sur! » Le renseignement rn'inqui<strong>et</strong>c<br />

un peu. Je suis venu ici pour chercher la couleur<br />

locale, non pour y faire connaissance avec un<br />

compatriote excentrique... J e m<strong>et</strong>s mes compagnons<br />

au courant. Instinctivement, nous nous unissons contre<br />

l'intrus inconnu. Nous n'entendons pas qu'il vienne<br />

troubler notre paisible contemplation des Ma de leines !<br />

- Toute rna vie, s'ecrie Clara (qui n'a q ue di x -sept<br />

printemps), j'ai entendu dire qu 'il fa llait eviter les<br />

Francais en voyaire ; on a ecri t avec raison qu 'ils son t<br />

u:"'"E-:'(El vs,


13 CHAPITRE PREMIER<br />

ou grincheux, ou ahuris, <strong>et</strong> se raccrochenl, avec l'opiniatr<strong>et</strong>e<br />

de l'homme qui se noie, aux gens de leur pays<br />

rencontres sur la route.<br />

_ 1 Te generalise pas, mon enfant, remarque son<br />

oncle, qui a toujours Ie tort de la prendre au serieux,<br />

ou as-tu deniche c<strong>et</strong>te reflexion saugrenue?<br />

_ Mais dans ta propre brochure Observations<br />

psycho-<strong>et</strong>hnologiques sur les races latines, replique Clara<br />

d'un air innocent.<br />

Le bon savant a l'air confus. II nous explique que<br />

c'<strong>et</strong>ait la une reuvre de jeunesse, profondernent ridicule.<br />

" Elle est heureusement tout a fait oubliee<br />

aujourd'hui, ajoute-t-il ; je me demande ou c<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite<br />

ecervelee a pu la decouvrir >Mais elle est capable de<br />

tout! II faut que je la surveille davantage... »<br />

Cependant, nous ne lui pr<strong>et</strong>ons qu'une oreille distraite.<br />

Le Louat, sur une mer d'huile, tile rapidement<br />

le long des derniers promontoires de c<strong>et</strong>le province si<br />

bien nommee La Fume d'un Million d'Arpents, cultivee<br />

jusqu'au bord des flots. La verdure foncee des pres,<br />

les dunes rouges, les nuages opalescents sous les<br />

rayons du soleiI couchant forment une combinaison de<br />

couleurs dont on ne peut d<strong>et</strong>acher ses regards, mais<br />

qui ferait Ie desespoir d'un peintre, puisque, sur la<br />

toile, elle paraitrait irreelle.<br />

Sur Ie Louat, il n'est pas, pour Ies passagers, de ces<br />

chaises longues si chercs aux voyageurs des grands<br />

paquebots: Ie traj<strong>et</strong> n'est pas assez grand, <strong>et</strong> Ie navire<br />

pas assez large! On doit se contenter de p<strong>et</strong>its pliants,<br />

lesque1s ont d'ailleurs c<strong>et</strong> avantage qu'on peut les<br />

deplacer aiserncnt, suivant les caprices du vent, ou


20 CHAPITRE PREMIER<br />

Ah 1 oui, j'ai entendu parler, il me semble, de<br />

c<strong>et</strong> ilot minuscule...<br />

- Mais, mon cher, interrompit P<strong>et</strong>itpas sortant<br />

soudain de son indifference, ne savez-vous pas que<br />

c'est la perle, Ie joyau des Madeleines? Que tout Ie<br />

reste n'est rien a cote de c<strong>et</strong>te Isle-aux-Margaulx , de<br />

Cartier?<br />

II paraissait si excite que je m'attendais un peu a<br />

I'entendre ajouter :<br />

A quatre pas d'ici je te le fais savoir!<br />

Mais il reprit, en me lancant un regard de commiseration:<br />

- J e regr<strong>et</strong>te de constater que vos connaissances<br />

n'ont guere fait de progres depuis que nous <strong>et</strong>ions en<br />

Maine, il y a quelques annees. Pourquoi donc allezvous<br />

dans c<strong>et</strong> archipel, si vous ne comptez pas visiter<br />

tout d'abord, <strong>et</strong> surtout, ce Bird Rock?<br />

- Mars il n'a pas <strong>et</strong>e organise, que je sache,<br />

d'excursion reguliere pour y aller. Je me souviens<br />

maintenant que c'est un endroit tres isole...<br />

- Eh, qu'irnportej Qu'est-ce qu'un traj<strong>et</strong> de 20 a<br />

25 kilom<strong>et</strong>res en motor-boat, merne sur une mer agitee,<br />

quand il s'agit de contempler une merveille? Vous<br />

rendez-vous compte que c'est la plus grande colonie<br />

d'oiseaux existant sur les cotes de l'Atlantique? Ce<br />

roc enthousrasma Champlain lui-merne, qui pourtant ne<br />

s'emballait pas facilement. II ecrit : « Nous tudmes<br />

plus de mille gaud<strong>et</strong>s <strong>et</strong> apponats; <strong>et</strong> en mimes tant<br />

que nous voulumes dans nos barques, <strong>et</strong> eussions pu en<br />

mains d'une heure remplir trente barques semblables' »


EN ROUTE POUR HAVRE-AUBERT 21<br />

P<strong>et</strong>itpas avait eleve la voix <strong>et</strong> trois ou quatre passagers,<br />

dont un pr<strong>et</strong>re, s'<strong>et</strong>aient groupes autour de nous,<br />

avec c<strong>et</strong>te farnil iarite « bonhomme II dont nul ne<br />

songe it se formaliser, ou merne a s'<strong>et</strong>onner, dans<br />

c<strong>et</strong>te region.<br />

- OUI, declare l'ecclesiastique, on a eu raison<br />

d'appeler ce monolithe le Paradis des oiscaux aqufltiques,<br />

Les choses n'ont guere change depuis les explorations<br />

du seizierne siecle. Quand on approche du<br />

Rocher, les b<strong>et</strong>es, en s'envolant, forment un veritable<br />

nuage gris <strong>et</strong> blanc. Et Ie bruit! C'est avec raison que<br />

mon collegue, M. I'abbe Poirier, dans sa curieusc<br />

brochure I ecrivit : « C'est un ouarouarri it dechirer les<br />

oreilles humaines! II<br />

- Ouarouarri i rep<strong>et</strong>a P<strong>et</strong>itpas en se tournant vers<br />

moi d'un air perplexe.<br />

]e voulais lui expliquer que c'<strong>et</strong>ait lit uncjolie onornatopee<br />

acadienne; mais il ne m'ecoutait plus.<br />

Enchante de trouver dans le cure un interlocuteur<br />

sympathique, <strong>et</strong> eclaire, il perorait :<br />

- Extraordinaire, inouie, c<strong>et</strong>te vari<strong>et</strong>e d'oiseaux<br />

emigres des regions polaires <strong>et</strong> rassernbles lit comme<br />

pour se faire passer en revue : pingouins, manchots,<br />

margaux, macareux, guillemots, alqucs it bec en rasoir,<br />

sans compter plusieurs especes dont Ie nom local ne<br />

me dit ricn, <strong>et</strong> qu'il me faudra voir de pres pour les<br />

identifier: gods, kittiwakes, estorl<strong>et</strong>s.. , On rri'a recornmande<br />

Ie gann<strong>et</strong>, qu'on dit si beau; <strong>et</strong> Ie tnurres, sans<br />

doute du genre « cataracte ». Ah! conclut Ie savant en<br />

I. Vo yage aux tles de la Madelei..e (non dans Ie commerce).


22 CHAPITRE PREMIER<br />

se tournant vers moi, vous ne savez pas ce que vous<br />

perdez en ne visitant pas Ie Rocher aux Oiseaux!<br />

- Dites done, me murmura Clara, votre ami doit<br />

avoir une vol iere dans la t<strong>et</strong>e! Allons-nous-en l C'est<br />

peut-<strong>et</strong>re contagieux...<br />

Nous marchons vers I'extrernite opposee du bateau.<br />

Mais les nouvelles vont vite dans ce tout p<strong>et</strong>it monde<br />

qu'est un vaisseau de 450 tonnes. Le bruit s'<strong>et</strong>ait deja<br />

repandu partout qu'un des passagers <strong>et</strong>ait f eru de la<br />

gent volatile en general, <strong>et</strong> de Bird Rock en particulier.<br />

- Le cure a beau dire, declarait un vieux pecheur,<br />

il n'y a plus autar:t d'oiseaux au Rocher que dans<br />

I'ancien temps: Ie grand alque a disparu, par exernple :<br />

<strong>et</strong> aussi Ie gare/owl. C'est la faute des eggers, les<br />

ch erch eurs d'ceufs, qui enlevent ces derniers par<br />

pleines barges (barque).<br />

- Mais I'histoire de ces amateurs d'omel<strong>et</strong>tes ne<br />

ru'interesse pas plus que les dissertations de votre<br />

illustre P<strong>et</strong>itpas, gemit Clara; grimpons au mat, s'il Ie<br />

faut, mais echappons !<br />

Toutefois,la proposition est irrealisable. Et c'est<br />

ainsi que nous apprenons, bon gre mal gre, que, pour<br />

eviter la destruction rapide des pauvres emigres<br />

polaires, Ie gouvernement a pris Ie Rocher sous sa<br />

protection, en Ie declarant Territoire reserve, dont la<br />

surveillance est confiee au gardien du phare local.<br />

Helas l il est avec la loi des accommodements, parait-il.<br />

Les collectionneurs ont acces au Rock; <strong>et</strong> ceux des<br />

Etats-Unis surtout, si rares que soient leurs visites,<br />

causent des ravages sensibles. On en cite un qui, a lui


EN ROUTE POUR HAVRE-AUBERT<br />

seul , en se procurant trois cent soixante-sept groupes<br />

d 'reufs des sept cspeces principales, a, de c<strong>et</strong>te Ia con ,<br />

aneanti deux mille individus. S'iI cut agi ainsi en<br />

Amerique, dans une Reservation, il aurait <strong>et</strong>e severement<br />

puni, Mais aux Madeleines l.. .<br />

_ C'est affreux ! cria P<strong>et</strong>itpas indigne, <strong>et</strong> vous ditcs<br />

qu e Ie gardien du phare est charge de la protection<br />

des oiseaux? On aurait du Ie pendre en compagnie de<br />

ce vandale!<br />

_ C'est facile a dire, repliqua avec force un hom me<br />

qui, jusqu'ici, avait ecoute en silence: comprenezvous<br />

ce que c'est que d'habiter un phare comme cel uila<br />

ou, la moitie de l'annee, souvent, vous eles bloque<br />

par les glaces; ou, merne a la belle saison, vous ne<br />

voyez arne qui vive pendant sept a huit mois? On est<br />

trop heureux de recevoir la visite d'un <strong>et</strong>re humain<br />

que1conque, fut-ce un collectionneur yankee, pour<br />

<strong>et</strong>re tres regardant !<br />

Le Rocher au x Oiseaux presente un autre aspect<br />

que celui d'un paradis pour la gent ailee des regions<br />

arctiques. II a une sombre histoire, ou les naufrages<br />

jouent un lugubre role, mais ou figurent surtout les<br />

tortures morales produites, a la longue, a I'insu du<br />

monde habitable, par le terrible isolement, sans autre<br />

son que le fracas incessant des vagues <strong>et</strong> les cris<br />

assourdissants des oiseaux. Comme si la desolation<br />

n'<strong>et</strong>ait pas assez grande, Ie soleiI merne se derobe, de<br />

longs jours, derriere un impen<strong>et</strong>rable voile de brouillard.<br />

Est-il rien de plus path<strong>et</strong>ique, dans sa gaucherie,<br />

que c<strong>et</strong>te phrase d'une l<strong>et</strong>tre adressee en juill<strong>et</strong> 1909,<br />

a son chef hierarchique, par un de ces light house


CHAPITRE PREMIER<br />

keepers, qui devait lui-mernc, bientot , p erir d'une<br />

chute du haut de ce Rocher nefaste : « ..• Un gardien<br />

de phare est comme les autres mortels : il a parfois<br />

besoin de communication avec la <strong>terre</strong> ferme. .. »<br />

Ces mots ont plus d e portee qu'on ne leur en donnerait<br />

a premiere vue, si I'on songe que plus d'un des<br />

gardiens du Ro cher aux Oiseaux est devenu lou ...


Les « Ramees » de Champlain<br />

CHAPITRE II<br />

De toutes les explorations de Jacques Cartier, celle<br />

des iles de la Madeleine est de beaucoup la moins<br />

connue C<strong>et</strong>te reflexion inoffensive m'attira une<br />

replique pass ablement dedaigneuse de rami P<strong>et</strong> itpas :<br />

_ Com ment en serait-il autrement, puisque I'ernissaire<br />

de Francois Ie, <strong>et</strong>ait charge avant tout de compl<strong>et</strong>er<br />

les decouvertes du Canada <strong>et</strong> de Terre-Neuve<br />

dues a Sebastien Cabot en 1497? Sa propre d ecouverte<br />

de I'archipel qui nous occupe n'<strong>et</strong>ait qu 'un<br />

incident d'ordre infe rie ur .<br />

J'aurais pu faire observer 11 mon tour au digne<br />

naturaliste qu'il n'<strong>et</strong>.ait g ue re reconnaissant au navigateur<br />

qui, le premier, avait fait connaitre Ie Ro cher<br />

aux Oiseaux pour la contemplation duquellui, P<strong>et</strong>itpas,<br />

avait cru devoir traverser I'Atlantique. Mais 11<br />

quoi bon di scuter?<br />

A Cartier, en tou t cas, revient I'honneur d'avoir, en<br />

1534, nornrne deux des Madeleines : apres avo ir<br />

baptise Ie fameux Rocher : " I'Isle-aux-Margaulx » , il<br />

decouvrit une seconde He 11 qu elque 15 kilom<strong>et</strong>res, <strong>et</strong><br />

I'appela Bri on, pour rendre hommage 11 I'am iral Philippe<br />

Chabot, sieur de Brion. De c<strong>et</strong>t e d erniere, les<br />

Anglais, plus tard, ont vainement rente de faire:<br />

Byron.


26 CHAPITRE II<br />

L'oncle de Clara, qui nous donnait ces renseignements,<br />

ajouta :<br />

- Dans Ie Discours de son Foyage, Cartier semble<br />

<strong>et</strong>onne d'avoir trouve la un grand contraste avec Ie<br />

Rocher. II ecrit : Ces isles sont de meilleure <strong>terre</strong> que<br />

nous eussions oncques uues , en sorte qu'un champ<br />

d'icelles vaut plus que toute la Terre-Neuue. II exagerait,<br />

Ie brave fils de Saint-Malo; toutefois, ce qu'il<br />

avait pu apercevoir de ladite Terre-Neuve n'avait pas<br />

dl1 <strong>et</strong>re fort attrayant, puisque, de la mer, c<strong>et</strong>te ile a<br />

un aspect rebarbatif qui, sous Ie rapport de la desolation,<br />

n'est inferieur qu'au Labrador! II est un autre<br />

passage caracteristique sur I'ile de Brion. Clara, lis,<br />

je te prie, a ces messieurs, Ie paragraphe que voici du<br />

Discours, j'ai les yeux fatigues.<br />

Je m'ernpressai, en <strong>et</strong>ouffant un baillement, de<br />

I'assurer qu'il <strong>et</strong>ait inutile de prendre c<strong>et</strong>te peine.<br />

Mais en vain.<br />

Clara lut: ... Nous la trouudmes pleine de grands<br />

arbres , de prairies, de campagnes pleines de froment sauvage<br />

<strong>et</strong> de pois, qui semblaient auoir he semes par des<br />

laboureurs,<br />

Ce Cartier, pour Brion, eut les yeux de Rodrigue,<br />

ajouta la lectrice imperturbablement.<br />

- Hein? Comment? fit P<strong>et</strong>itpas ahuri.<br />

- Tranquillisez-vous, professeur, fit Clara, I'interpolation<br />

est de moi. Cela ne compte pas!<br />

Je pensai, a part moi, que les premiers explorateurs<br />

<strong>et</strong>aient bien excusables de croire toujours avo ir<br />

decouvert un pays de Cocagne. Tout <strong>et</strong>ait si <strong>et</strong>range,<br />

si merveilleux a leurs yeux dans ce nouveau monde!


LES « RAMEES » DE CHAMPLAI:-I 27<br />

Nous ferions aujourd'hui comme eux, s'il restait autre<br />

chose it decouvrir que des bouts de for<strong>et</strong>s vierges<br />

africaincs, ou des recoins de solitudes polaires - non<br />

reperccs par les aeroplanes! Pour Cartier, non seulement<br />

la flore, mais la faune de Brion <strong>et</strong>ait <strong>et</strong>onnante.<br />

T'avait-il pas vu lit des monstres extraordinaires<br />

? « A I'ent ree de c<strong>et</strong>te He, Iisons-nous dans Ie<br />

Discours, il y a plusieurs grandes b<strong>et</strong>es, comme grands<br />

beeufs, qui ant des dents a la bouche comme d'un<br />

elephant, <strong>et</strong> vivent merne a la mer... » C'<strong>et</strong>aient des<br />

morses, les uaches marines des Acadiens. Du reste,<br />

quand nous regardons a present c<strong>et</strong>te He de Brion,<br />

nous constatons que plusieurs des attractions de jadis<br />

ont disparu. Les bois epais ont <strong>et</strong>e coupes; defunts<br />

aussi sont les vignes sauvages <strong>et</strong> les groseilliers a<br />

maquereau si apprecies des explorateurs. Et l'on ne<br />

trouve plus ces morses qui emerveillerent le navigateur<br />

malouin: i!s ont emigre vers des parages ou leur cuir,<br />

leur ivoirc <strong>et</strong> Icur graisse excitent moins de convoitise.<br />

Nous voici loin du titre de ce chapitre. Mais c'est<br />

que Champlain est d'un siecle posterieur it Cartier, <strong>et</strong><br />

qu'il n'a pas decouvert I'archipel. Toutefois, c'est lui<br />

qui a donne it celui-ci Ie joli nom de les Ramees, Ie<br />

Collier. Elles forment, en eff<strong>et</strong>, comme un collier de<br />

pedes, eblouissantes au solei!, ces onze iles, s'<strong>et</strong>endant<br />

sur 85 kilom<strong>et</strong>res, soit it peu pres la distance de<br />

Paris a Chartres; plusieurs toutes rondes, mais toujours<br />

p<strong>et</strong>ites, les plus grandes ne depassant guere<br />

41ieues de long. D'autre part, l'abbe Pascal Poirier,<br />

environ quatre siecles plus tard, represente ces iles<br />

dans une bien jolie allegoric : « Imaginez, dit-il, une


28 CHAPITRE II<br />

ronde fantastique dansec par une theorie de jeunes<br />

filIes, tenant dans leurs mains de longs rubans qui se<br />

deroulent harmonieusement a leurs pieds. Ces jeunes<br />

filles, ce sont les iles, grandes <strong>et</strong> p<strong>et</strong>ites... qui constituent<br />

Ie groupement de la Madeleine; <strong>et</strong> les rubans<br />

capricieusement deployes, ce sont les dunes de sables<br />

fins, qui bordent Ie bas de leurs robes de verdure,<br />

longues <strong>et</strong> flottantes, <strong>et</strong> qui relient les unes aux<br />

autres. ))<br />

Cependant toutes les descriptions de l'archipel ne<br />

sont pas aussi po<strong>et</strong>iques que celles qui precedent: on<br />

l'a compare, par exemple, a... un hamecon l Et, en<br />

precisant la position de ce dernier : la courbe au sud,<br />

Ie dard a l'est, la tige au nord-nord-est-Ia tige <strong>et</strong>ant<br />

constituee par les dunes. Peut-<strong>et</strong>re, apres tout, que,<br />

pour un pays qui ne vit que de peche, l'allegorie est<br />

plus seyante que la gracieuse evocation du fondateur<br />

de Quebec <strong>et</strong> la charmante fantaisie du senateur<br />

canadien d'aujourd'hui.<br />

Mais les pedes du collier sont loin de presenter une<br />

apparence uniforme : c'est leur diversite qui fait<br />

surtout leur charme! Les unes sont absolument<br />

depourvues d'arbres, mais leurs collines sont tapissees<br />

d'un gazon magnifique, parserne, dans les endroits<br />

humides, de touffes d'iris d'un eclatant bleu-viol<strong>et</strong>;<br />

d'autres sont rev<strong>et</strong>ues, a I'arriere-plan, de bois epais ;<br />

presque toutes presentent, du cote de la mer, de<br />

p<strong>et</strong>ites falaises de gres, qui ont jusqu'a huit couleurs<br />

differentes, parfois superposees : c'est ce sandstone<br />

qui fait l'<strong>et</strong>inccllement dont nous parlions plus haul.<br />

Ici, les montagnes minuscules, mais assez imposantes


30 CHAPITRE II<br />

Ces demoiselles sont bien connues, l\lonsieur P<strong>et</strong>itpas,<br />

fait avec componction Clara qui s'est approchee<br />

une brochure 11 la main; voyez plutot ce que dit I'abbe<br />

Poirier, en pariant de l'ile du Havre-aux-Maisons :<br />

« Les maisons sont aux pieds, aux flancs, sur les<br />

epaules d'une multitude de demoiselles, protectrices<br />

<strong>et</strong> sages. )l<br />

Et au suj<strong>et</strong> de Havre-Aubert:<br />

« A votre droite, dominant l'eglisc <strong>et</strong> tout Ie<br />

village, deux demoiselles, l'une d'une belle venue,<br />

aux formes abondantes, dans la maturite de l'age :<br />

I'autre svelte, mais toute jeune, p<strong>et</strong>ite en tout cas, <strong>et</strong><br />

s'cffacant, timide, dans les jupes de son ainec. )l<br />

- Mais, mademoiselle, interrompt P<strong>et</strong>itpas, scandalise,<br />

je rn'<strong>et</strong>onne que vous ...<br />

- C'est un pr<strong>et</strong>re qui parle, monsieur, replique la<br />

mutine enfant.<br />

- Je donne rna langue aux chiens! declare alors<br />

lc professcur. Quelqu'un aurait-il la bonte de rn'expliquer?<br />

..<br />

Nous nous hatons de Ie tirer d'embarras. Les Demoiselles,<br />

en eff<strong>et</strong>, sont des anciens cones volcaniq ues<br />

qui, plus durs que Ie sol avoisinant, sont restes sur<br />

place, tandis qu'autour d'eux Ie terrain, mine par les<br />

glaces <strong>et</strong> les intemperies, s'enfoncait. Les plus hautes<br />

ne depassent pas 200 m<strong>et</strong>res; mais elles Iorrncnt<br />

toutes, avec leurs somm<strong>et</strong>s mamillaires, <strong>et</strong> souvent<br />

accoles, des points saillants dans Ie paysage des<br />

l\ladeleines. On pr<strong>et</strong>end, mais no us n'avons pas de<br />

preuves du fait, que Ie nom cst employe, dans Ie<br />

meme sens, en Normandie, pour designer des emi-


LE S « RAMEES » DE CHAMPLAIN 31<br />

nences voisines de Baye ux. Quoi qu'il en soit, dans<br />

l'archipel qui nous occupe, ce so nt les deux cone s de<br />

I'i!e du Havre-Aubert qui ont, les pr em ier s, <strong>et</strong>c baptises<br />

« les Demoiselles », <strong>et</strong> l'appellation s'est ensuite<br />

repandue dans les autres iles. U n fa it assez curieux<br />

est que, dans les an ciens actes prives, en pa rla nt de la<br />

commune de Havre-Aubert, on disait : « Vill age des<br />

Demoiselles des iles de la iadeleine. » Et, lo rs de mon<br />

arrivee, un homme me demanda : « E st -ce votre premier<br />

voyage aux Demoiselles ? »<br />

P<strong>et</strong>itpas poussa un soupir de soulagem en t qua nd il<br />

eut enfin Ie mot de I' enigme, <strong>et</strong> se remi t aI'elabor ation<br />

de son Mernoire sur Ie Roch er aux Oiseaux recernment<br />

visite par lu i. C'<strong>et</strong>ait l'heure du rep os . Nous<br />

<strong>et</strong>ions tous groupes dans Ie p<strong>et</strong>it salon, si vieillot <strong>et</strong><br />

original avec sa profusion d'ouvrages a l'aigu ille, de<br />

hooked TUItS', de coussins de to utes fo rmes <strong>et</strong> coule urs ,<br />

Ie parlor de c<strong>et</strong> hotel des Misses S hea, qui es t presqu'aussi<br />

inseparable des traditi ons de Havre-Aubert<br />

que Ics « Demoiselles ». L' Oncle classait d es spe cimens<br />

<strong>et</strong> essayait de decouvrir Ie nom scientifique du<br />

coquillage appele localernent burli coco, designation<br />

dont Ie son baroque lui portait sur les ne rf s. Cla ra ,<br />

assise it I'harmonium, chantait, sur un accompagnement<br />

de son cru, la vieille co mp lain te de Q uebec:<br />

Un Canadien errant,<br />

Hanni de ses fo yers.<br />

P ar courait en pleurant<br />

D es pa ys <strong>et</strong>ran gcrs...<br />

I:.Carp<strong>et</strong>tes fait es au cro ch<strong>et</strong>, daus les families, <strong>et</strong> particul<br />

ie res a I'cst du Canada, T'errc-Neu ve, <strong>et</strong> c. Tres le cher.


CHAPITRE II<br />

dont, soit dit en passant, les Acadiens, trouvant qu'elle<br />

s'appliquait plutot a eux a la suite du Grand Derangement<br />

de 1755, ont fait leur hymne national, avec la<br />

musique du beau cantique Ave, Maris stella.<br />

Dans un coin, en depit des efforts musicaux de la<br />

jeune fi lle, je tachais de m<strong>et</strong>tre de l'ordre dans mes<br />

notes, tandis que Ie dernier membre de notre p<strong>et</strong>it<br />

cenacle, un ex-cornmercant du faubourg Saint-Jacques,<br />

baptise par nous Ie Rentier, redigeait son journal de<br />

voyageur novice. Tout a coup, ce dernier leve la t<strong>et</strong>e:<br />

- Pourquoi, demande-t-il, ne pas avoir garde aux<br />

iles ce joli nom de Rarnees > Quelqu'un d'entre vous<br />

en saurait-il la raison?<br />

- Oui, monsieur, s'ecrie Clara avec sa p<strong>et</strong>ulance<br />

habituelle, c'est a cause de la femme de I'apothicaire!<br />

Ici, le Rentier, malgre sa bonhomie, rougit de<br />

deplaisir <strong>et</strong> lance a la jeune personne un regard<br />

acere : il croit evidcmmeut qu'elle se paie sa t<strong>et</strong>e.<br />

L'Oncle se hate d'intervenir : « Ma niece a raison, en<br />

depit des apparences. Voici ce qui s'est passe. » II<br />

explique que, parmi les diverses personnes auxquelles<br />

la Compagnie de la Nouvelle-France accorda des<br />

concessions de peche dans l'archipel, se trouvait,<br />

en 1663, un apothicaire de Honfleur, Francois Doubl<strong>et</strong>,<br />

qui faisait Ie commerce d'huile, pell<strong>et</strong>eries,<br />

morues, <strong>et</strong>c.<br />

- Oui, enfin, il <strong>et</strong>ait dans l'huile de foie de morue ,<br />

chees des amateurs <strong>et</strong> collectionneurs de Xew- York <strong>et</strong> autre.<br />

graudes cites americaiues.


I u :s II I': 1..\ :\l.\ IH : U :I XL - Le Rocher a u x Oiseaux.<br />

JI " ·H -Au DERr. - lies de Ia Madeleine .


LE S « RAMEES II DE CHAMP LAIN 33<br />

ce potllrd -la, interrompt Clara, qui, aussit6t apres,<br />

reprend son chant en sourdine :<br />

No n j mais en expirant,<br />

o mo n ch er Canada!<br />

Mon regard lao guissaot<br />

Vcrs to; se portera !<br />

L'Oncle hausse les epaules avec res ignation, <strong>et</strong><br />

continue son ex plicatio n.<br />

Le digne ap othicaire <strong>et</strong>a it bon epoux ; <strong>et</strong> , pour<br />

hon orer sa vertueuse rnoitie, mere de seize enfants,<br />

donna Ie nom de celle-ci, Madeleine, it I'He que Cartier<br />

avai t mise si poliment sous I'eg ide de l'amiral<br />

Chabot de Bri on. II manquait evid ernment de respect<br />

envers la marine royale. Peu apres, jugeant san s doute<br />

que son epouse n'<strong>et</strong>ait pas assez glorifiee, il d ernanda<br />

<strong>et</strong> obtint l'autorisat ion de designer sous ledit nom<br />

l'archipel entier. Cependant, personnellement, Dou ­<br />

bl<strong>et</strong> ne joua qu'un role bien effac e dans l'histoir e de s<br />

Des, <strong>et</strong>, (l. la suite de demeles avec les autorites, s'en<br />

alla en Gaspesie.<br />

A ce passage du recit, P<strong>et</strong>itpas releve la t<strong>et</strong>e:<br />

- Je ne sais, declare-toil, si l'on doit avoir ple ine co nfiance<br />

en c<strong>et</strong>te version de l'origine du nom Mad eleine;<br />

tout ce que nous possed ons sur ce que j' appell er ai<br />

I'incident Doubl<strong>et</strong>, est une mention plut6t vagu e dan s<br />

la curieuse Description geograplzique <strong>et</strong> historioue des<br />

Castes d e I'Amb ique septentrionale, publiee par De nys,<br />

vers 1672 ..<br />

- Perm<strong>et</strong>tez, replique l'Oncle, vous oubliez, ch er<br />

professeur, Ie [ournal d u Corsairs, l ean Double: de


CIIAPlTRE II<br />

Honfieur, lequel renferme les aventurcs du fi ls de<br />

I'apothicaire, <strong>et</strong> dont l'original se trouve dans les<br />

Archives d epartcrnentales , a Rouen.<br />

- Cependant... riposte P<strong>et</strong>itpas, vexe.<br />

- Bonte divine! gJapit Clara, ne pourriez-vous<br />

laisser ces vieilleries dans leur poussiere > Le recit<br />

<strong>et</strong>ait presque interessant : pourquoi r<strong>et</strong>omber dans Ie<br />

papyrus ? La parole est a I'honorable preopinant l<br />

Continue, l' Onde!<br />

Celui-ci ne se lit pas prier. L'archipel, nous dit-il,<br />

eut al ors un e destinee mouvernentee, passant en rapide<br />

su ccession entre les mains de Gabriel Gautier, de de<br />

la Chesnay , du comte de Saint-Pierre, ecuyer de la<br />

du ch esse d 'Orle ans. Ce ci <strong>et</strong>ait en 1720; apres c<strong>et</strong>te<br />

d ate, c'est Ie silence; on ne sait que fort peu de chose<br />

sur ce qui a rriva jusqu'a la chute de la Nouvelle­<br />

France. Nul des propri<strong>et</strong>aires ou des gouverneurs, en<br />

tout cas, ne reussit a coloniser les iles d'une Facon<br />

durable. Des Br<strong>et</strong>ons de Saint-Malo <strong>et</strong> des Basques<br />

de Saint-]ean-de-Luz venaient bien pecher dans les<br />

l\l adeleines depuis que Cartier avait attire l'attention<br />

sur les « vaches marines n, l\Iais personne ne sernblait<br />

desireux de s'<strong>et</strong> ablir la a demeure. Et cela se comprend<br />

du reste : pour se fixer dans un tel pays, il faut<br />

des ra isons cxtrernement serieuses l Aussi n'est-il pas<br />

surprenant que les premiers colons stables furent de<br />

ces A cad iens francais, chasses de chez eux par l'Angl<br />

ai s, <strong>et</strong> errant a Ia re cherche d'un foyer. Certains de<br />

ces colons meritent une mention speciale. Ce sont<br />

deux cent cinquant e individus, descendants de . ces<br />

exiles d'Acadie qui avaicnt <strong>et</strong>e jusqu'en France, ct


LE S « RAMEE S » DE CHAMPLAI. ' 35<br />

d iriges de la sur Saint-Pierre <strong>et</strong> Miquelon, Lorsque<br />

eclata la Revolution francaise, ce groupe, compr<br />

en ant trente-trois families, reste foncierement catholique<br />

<strong>et</strong> conservateur, refusa de pr<strong>et</strong>er Ie serment<br />

exi g e par la fameuse proclamation du 22 septembre<br />

1792. En bloc, ces residents de Saint-Pierre,<br />

par l'entremise de leur aumonier, l' ab be J .-B . Allain,<br />

demanderent a embrasser la nationalite de leurs<br />

anciens persecuteurs, les Anglais. Ceci n'offrit pas de<br />

difficulte ; <strong>et</strong> les deux cent cinquante interesses passe<br />

rent aux Madeleines. Parmi eux se reI event les<br />

noms acadiens caracteristiques de Cormier, Arseneau,<br />

Boudreau, Chiasson, Sir (ou Cyr), Lapierre; neuf<br />

famille s'appelant Leblanc <strong>et</strong>, treize, Vigneau ; il y<br />

avait aussi de ces Etchevery, d'origine basque, rappelant<br />

les hardis pionniers de la premiere heure. lis<br />

avaient choisi comme dernier refuge c<strong>et</strong> archipeI si<br />

compl<strong>et</strong>ernent isole ; mais il <strong>et</strong>ait dit que leur mauvaisc<br />

<strong>et</strong>oile ne les laisserait pas en repos merne dans ce<br />

recoin du monde. Qui eut dit que les pauvres, insignifiantes<br />

p<strong>et</strong>ites Madeleines, ex citeraient la convoitise<br />

d'une famille insatiable? Tel fut pourtant Ie fait.<br />

T out d' abord, neanrnoins, ce ne fut qu'une simple<br />

plaisanterie, pas merne un caprice royal! Un officier<br />

de la marine royale anglaise, sir Isaac Coffin, passa<br />

nt en vue de I'archipel, en 1798, fit reriiarquer, par<br />

pur ba d inag e, a son chef <strong>et</strong> ami, lord Dorchester,<br />

qu' il ai me ra it <strong>et</strong>re fait gouverneur d e ces il es , Le<br />

lor d qu i, apparemment, <strong>et</strong>ait un pince-sans-rire, Ie<br />

pri t au mot, <strong>et</strong> lui fit accorder par Ie roi la propri<strong>et</strong> e<br />

ple ine <strong>et</strong> entiere de I'archipel, dont la Couronne ne


36 CHAI'ITRE II<br />

se souciait guer e. Sir Coffin, alors, envisagea Ie cote<br />

sericux de la chose, <strong>et</strong> signifia aux quatre cents habi ­<br />

tants de son nouveau domaine d'avoir a lui payer<br />

loyer ou de d eguerpir. Les pauvres A cadiens en<br />

avaient assez d'errer par le g lobe... Ils resterent done<br />

<strong>et</strong> se soumirent a ce syst eme de tenue seigneuriale<br />

qu'on a bien d efin i : un maitre de droit plus ou mo ins<br />

divin, des tenanciers soumis plus ou moins a la servitude.<br />

Ils consent irent a signer des baux ernphyteotiques<br />

ou merne perp<strong>et</strong>uels, irrach<strong>et</strong>ables. Et ce fut<br />

la l'origine d'une institution moy enageuse qui s'est<br />

perp<strong>et</strong>uee, en partie, jusqu'a nos jours, av ec ce d <strong>et</strong> estable<br />

resultat que Ie locataire, sans espoir de jamais<br />

devenir propri<strong>et</strong>aire, ne chercha pas a am eliorer ses<br />

<strong>terre</strong>s, s'en d es interessa merne <strong>et</strong> s'adonna pour ainsi<br />

dire exclusivement a la peche. Le loyer n'<strong>et</strong>ait pas tres<br />

eleve ; mais, dans c<strong>et</strong> archipel d e 100 0 00 arpents, lc<br />

total eut represente une somme considerable, si toutes<br />

les <strong>terre</strong>s avaient <strong>et</strong>e louees <strong>et</strong> tous les loyers pen.us.<br />

En realite, pendant plus de cent ans, il se produisit<br />

des dissentiments continuels entre les habitants <strong>et</strong> les<br />

agents de la famiIle Coffin. On finit par arriver a une<br />

sorte de compromis, reduisant le loyer a 15 quintaux<br />

de morue par an, par arpent de 40 ares. T outefois,<br />

I' eviction restait toujours possible <strong>et</strong> des injustices<br />

criantes se "prod uisaient. Les agents saisissaient la<br />

t erre, parfois, sous les pr<strong>et</strong>extes les plus futile s, En<br />

J 864, Ie Parlement de Quebec fut contraint de faire,<br />

sur les conditions en question, une enqu<strong>et</strong>e qui re vela<br />

des faits <strong>et</strong>ranges pour Ie mi li eu du dix-neuvierne<br />

si ecle. Par exernpl e, un Acadien qu i <strong>et</strong>ai t alle a u


Les Madelinots<br />

CHAPITRE 1II<br />

Un village madelinot, comme Havre-Aubert, ne laisse<br />

jamais Ie nouveau venu indifferent; mais I'impression<br />

produite varie considerablement selon les dispositions<br />

individuelles. L'artiste remarque surtout Ie dispositif<br />

des maisons, insoucieuses de I'alignement des chemins,<br />

<strong>et</strong> qui, propr<strong>et</strong>tes, au toit souvent peint it I'ocrc rouge<br />

delaye dans I'huile de phoque, eparpillees sur Ie<br />

gazon presque trop vert des flancs des « Demoiselles H,<br />

eveillent, de loin, I'i dee de jou<strong>et</strong>s de Nuremberg,<br />

disposes, au p<strong>et</strong>it hasard, par une main enfantine.<br />

• L'homme <strong>terre</strong> it <strong>terre</strong>, lui, n'est frappe que de<br />

I'inlense odeur de poisson, it laquelle il faut de longs<br />

jours pour s'habituer; <strong>et</strong> de l'<strong>et</strong>onnante profusion<br />

d'enormes mouches, rendant difficile I'aeration des<br />

maisons.<br />

Le voyageur francais s'<strong>et</strong>onne de la simplicite des<br />

rouagcs administratifs de ce territoire ou il n'est<br />

d'autres fonctionnaires, en dehors des postiers locaux,<br />

que deux ou trois douaniers <strong>et</strong> un greffier. II y a un<br />

tribunal <strong>et</strong> une prison; mais ni juge, ni avocat, ni<br />

avoue - <strong>et</strong> d'habitude, pas de prisonniers. Une fois<br />

par an, un magistrat <strong>et</strong> quelque homme de loi viennent<br />

de la province de Quebec - ce qui leur prend trois<br />

jours de route - <strong>et</strong> restent moins d'une semaine,


CHAPITRE 1II<br />

lations, a perdu de sa stature <strong>et</strong> de sa robustesse, il<br />

n'en est pas du tout ainsi des Madelinots. La mo it ie<br />

des hommes <strong>et</strong> des femmes que 1'on rencontre ont une<br />

tail1e au-dessus de la moyenne <strong>et</strong> sont solidement<br />

charpentes. On a souvent dit que les mariages au sein<br />

d'une merne famil1e devraient <strong>et</strong> re evites : nous doutons<br />

maintenant de la justesse de ceUe assertion, en presence<br />

du fait que la majorite de ces individus d'aspect<br />

si sain <strong>et</strong> vigoureux sont un peu parents. Rien qu'a<br />

I'i le du Havre-aux-Maisons, sur cent soixante-dix<br />

families, quarante portent Ie nom, probablement gascon,<br />

de Turbide, <strong>et</strong> quarante-deux celui d'Arsenault,<br />

sans doute poitevin ou saintongeois. Cependant, ces<br />

« Francais » des Madclcines ont certaines des caracteristiqucs<br />

physiques des autres Acadiens : I'air<br />

ouvert <strong>et</strong> intelligent, 1'expression serieuse, Ie regard<br />

un peu rnelancolique, surtout parmi les femmes, <strong>et</strong> ,<br />

chez ces dernieres, ce p<strong>et</strong>it pli moqueur a la levre,<br />

degenerant volontiers en un sourire un peu voile. On<br />

sent la franchise, 1'absence de « pensees de derriere la<br />

t<strong>et</strong>e». Les jeunes fil1es que vous rencontrez sur la route,<br />

revenant de la fontaine ou de la laiterie, <strong>et</strong> auxquelles<br />

vous demandez un renseignement, vous repondent<br />

gentiment, c1airement; <strong>et</strong>, quoique sans minauderie,<br />

continuent volontiers la conversation, interrogeant a<br />

leur tour : puisque vous <strong>et</strong> es <strong>et</strong> ranger, c'est tout<br />

naturel !. .. II est toutefois une ombre au tableau; une<br />

ombre qui, malheureusement, s'<strong>et</strong>end sur toute la<br />

population de race francaise au Canada. La tuberculose,<br />

en cff<strong>et</strong>, fait plus de ravages parmi les [eunes<br />

gens que partout ailleurs au Dominion. II n'y ala rien,


LES MADELI NOT S 4'<br />

nous Ie rep<strong>et</strong>ons, de particulier aux Madelin ots ou<br />

au x aut res Acadiens; naturellement, Ie mal parait plus<br />

en relief aux Madeleines, parce que, d an s le s p<strong>et</strong>ites<br />

aggl omerat ions, par la force de s ch oses, on se trouve<br />

pl us en co ntact avec lui. On do it se rendre a l' evidence<br />

<strong>et</strong> reconnaitre que c'est la une tare de s reg ions ou<br />

I'element fran cais domine. Et c<strong>et</strong> ele ment n'est pas a la<br />

hauteu r de l'Anglo-Saxon sous Ie rapport de l'hygiene<br />

en gen eral <strong>et</strong> de la prophylaxie en par ti cul ier. L e<br />

journal rnontrealais la Patrie ecrivait re cernment sur<br />

cc suj<strong>et</strong> : « A cause de I'incurie de nos administrateurs<br />

<strong>et</strong> d e I'incurie de notre population a I'egard des<br />

mesures pr opres a conserver la vie, la robuste natalite<br />

qui a toujours existe dans notre province <strong>et</strong> dont nous<br />

nous fa isons un titre de gloirc, ne cont ribue pa s sensible<br />

ment a un accroissement de population. » Voila,<br />

certes, une constatation que nou s ne nous attendions<br />

pas a faire au Canada francais !.. .<br />

* * 'I"<br />

II n'est pas <strong>et</strong>onnant que le s Madelinots, plus isol es<br />

qu e les autres Acadiens, aient conserve dans leur<br />

langue nornbre de mots ou tournures qui, non seulement<br />

ont disparu du francais de France, ma is sont<br />

de ja de rnode s a Qu ebec. PaT les p<strong>et</strong>its, pour peu apeu ;<br />

aforce aille, pour a la rigueur en sont de bons ex empies.<br />

Plus inte ressant est I'emploi courant du substantif<br />

ela n, d an s Ie sens qu'a, dans Ie reste du Canada<br />

fr an cais , Ie mot escousse ; les deux termes sont tornbes<br />

en desu <strong>et</strong>ude en France, mais elan, dans c<strong>et</strong>t e acception


CHAPlTRE III<br />

de secousse, est encore bien plus an cien. Quoi qu'il en<br />

sort, il y a de jol ies expressions: Il ua beaussir dans<br />

Ies ' lututes Iteurcs, su r fa brunaute ell tout cas (Ic<br />

temps va se m<strong>et</strong>tre au beau sur Ie tard, au declin du :<br />

jour, <strong>et</strong>c.), peut surprendre Ie touriste ; avec I'inflexion<br />

madelinote, la phrase ne manque pas de cach<strong>et</strong>.<br />

Qu'est-il de plus gracieux que Ie mot lout a fa it<br />

archaique de aiguai l pour " rosee »? Nous pariions<br />

plus haut d'inflexion : chez I'habitant de I'archipel,<br />

la diphtongue « oi » se change en o-a (mo-a , to ·a);<br />

de plus, « e » devant un « r » prend Ie son a-i<br />

(mer = rnai -re ; <strong>terre</strong> = tai-re) : ce qui faisait dire a<br />

un auteur - Faucher de Saint-Maurice, croyons-nous,<br />

- que les Madelinots sont des Bordelais reussis l On<br />

r el eve, d'ailJeurs, des <strong>et</strong>rang<strong>et</strong>es ; c'est ainsi qu'a<br />

cheua l signifie ell uoiture .. que les noms en al ne font<br />

jamais leur pluriel en aux ; que sucre est rernplace par<br />

d ouceur quand il est melange a d 'autres aliments; on<br />

dit, par suite : « Voulez-vous de la douceur dans votre<br />

the ? » Mais il se produit parfois des complications<br />

inattendues, surtout dans Ie domaine des fruits <strong>et</strong><br />

legumes. Qu'on en juge : patate, nous Ie savons de<br />

reste, rem place pomme de <strong>terre</strong> chez les Canadiens<br />

francais, y compris les Acadiens. Or, tandis que pomme<br />

de <strong>terre</strong> s'applique, chez les gens de Quebec, aux p<strong>et</strong>ites<br />

airelJes alpines, cela designe, dans les Madeleines, la<br />

gaultherie, Ie p<strong>et</strong>it the des bois. II n'est pas sans<br />

in ter<strong>et</strong>, enfin, de remarquer la difference tres n<strong>et</strong>te<br />

faite entre partir <strong>et</strong> s'en alter: Ie premier indique une<br />

absence temporaire, Ie second un depart definitif, La<br />

distinct ion, sans doute, eut charrne Vaugelas !


LE S 1IlADELINOTS<br />

U n fait qui mon tre bien l'i sol cmcnt de s d iver ses iles<br />

a u sei n merne d e I'ar ch ipcl cst la difference de p ronon<br />

ciation entre les divers village s. Par ex ernp le, les<br />

ha bit an ts de H avre-aux-Mai son s se distinguent par<br />

leu r di fficulte a articuler Ie 1 <strong>et</strong> Ie v ; merne sur Ie territoire<br />

re streint de I'Ile-aux- Meules , les g ens de Vernie<br />

re ne pr ononcent 'pas nombre de mots de la merne<br />

ma nie re que les residants des villages voisins. C'est<br />

ce qu'on pourrai t appeler I'esprit de clocher pou sse a<br />

ses dernier es limites!<br />

S ur les sept mille habitants de l'archipel, il n'y a<br />

g uere que cinq ce nt s Anglo-Saxons, principalement<br />

eco ssais, residant surtout dans l'ile d'Entree, la « senti<br />

nel le es carpee II des Madeleines, Les deux groupes<br />

vivent en bonne intelligence, mais ne voisinent pas.<br />

Toutefois, la population de race francaise n'est pas<br />

exclusivement acadienne :


CHAPITRE III<br />

livres aux rnilliers d'cxemplaircs, repliqua Clara, par<br />

exernple, The Heart 01 Gaspe, de Clarke <strong>et</strong> lc ...<br />

- Les passages auxquels tu fa is alIusion ne sont<br />

pas ce qu'il y a de mieux dans ccs ouvrages, repondit<br />

I'Oncle; en tout cas, ils n'ont pas exactement insi nue...<br />

- Mais enfin, de quoi s'agit-il encore? demanda Ie<br />

Rentier, qui n'avai t pas oublie ce que P<strong>et</strong>itpas appelait<br />

I'incident Doubl<strong>et</strong>; il me semble y avoir bien des<br />

potins dans l'histoire des Madelcines !<br />

- Oh! ici, c'est un pur racontar sans fondement<br />

palpable. C<strong>et</strong>te enfant a Ie talent - genant - de<br />

de<strong>terre</strong>r les histoires les plus baroques... En somme,<br />

on accuse les Madelinots d'antan d 'avoir regarde<br />

comme un bienfait celeste les naufrages, sur leurs<br />

recifs, de navires <strong>et</strong>rangers, dont la cargaison <strong>et</strong>ait<br />

fort bien venue, a la fin de l'hiver, quand les provisions<br />

devenaient presque introuvables. On cite, par exernple,<br />

/t<strong>et</strong>te soi-disant priere d'une fill<strong>et</strong>te : « Man Dieu, ayez<br />

la bonte de faire de moi line bonne p<strong>et</strong>ite fille ... <strong>et</strong><br />

de nous envoyer un autre naufrage avant demain<br />

matin! » Naturellement, les esprits mal faits, comme<br />

celui de rna jeune niece, en tirent la conclusion toute<br />

gratuite qu'on aidait peut-<strong>et</strong>re a I'ech ouage des vaisseaux<br />

egares dans cps parages!<br />

- Les memes bruits ant toujours couru sur presque<br />

to utes les populat ions insulaires depuis la plus haute<br />

antiquite, declare P<strong>et</strong>itpas sentencieusement; sans<br />

doute, la legende joue Ie role pr edominant dans tout<br />

cela. Cependant, iJ est aver e qu 'il y a environ trente<br />

ans, une partie de s Madcleines a <strong>et</strong> e litteralement<br />

sauvee de la famine par Ie naufrage d'un gros nav ire


LE S MADELIN OTS<br />

ch arge de provisions pour un port lointain, <strong>et</strong> qui se<br />

perdit dans l'archipel, a un moment ou les banquises<br />

tenaient celui-ci isole du res te d u monde plus tard<br />

q ue d'habitude. Si ces pauvres gens se sont bruyamment<br />

rejou is de ce desastre, qui pourra it les en b lamer? ..<br />

Le Madelinot, que I'eveque Plessis f elicitait en IS J3<br />

d e « savoir mourir sans medecin <strong>et</strong> vivre sans avocats ",<br />

ne sait pas, en re vanche, jurer en francais. S'il<br />

ep ro uve Ie besoin de man ifester son ind ignation avec<br />

ernphase, il a re cours a des epi th<strong>et</strong>es anodines, telles<br />

que cspece d' an douille, gibier au vol , bateche, bleudi,<br />

lesquelles, co mme on d it vulgairement, ne tirent pas<br />

it conse que nce, <strong>et</strong> dont M. le cure ne se formaliserait<br />

pas. Son honn<strong>et</strong> <strong>et</strong>e est d'ailleurs proverbiale; ce que<br />

d isait I'eveque Pl essis, il y a plus de cent ans, cs t<br />

toujours vra i; il se rep <strong>et</strong>e encore aujourd'hui que si,<br />

au cours d'une marche, certains v<strong>et</strong> crncnts paraissent<br />

encombrants, vous pouvez les laisser sur quelque haie,<br />

<strong>et</strong> vous les y r<strong>et</strong>rouverez au r<strong>et</strong>our. Le l\Iadelinot est<br />

placide <strong>et</strong> ne s'inqui<strong>et</strong>e guere de l'h cure ou de la<br />

regularite, On se base vaguement sur Ie soleil, les<br />

sonneries plus ou moins in certa ines de l' eglise, <strong>et</strong>c.;<br />

<strong>et</strong>, si 1'0n se trompe, il n'y a pas grand mal, apres<br />

tout, dans une region si isclee du resle du monde.<br />

Le temps n'a qu'une valeur fort relative: « quelques<br />

jours » signifient aussi bien une se maine ou six mois;<br />

<strong>et</strong> tel qui part pour une journee reste absent huit jours :<br />

nul n'y fait attention . C<strong>et</strong>te placidit 6, toutefois , a ses<br />

tres mauvais cot es. T rop de ces pe cheurs se contentent<br />

de joindre lcs deux bouts en fin d 'a nn ee <strong>et</strong> ne travaillent<br />

pas t res as sidtlmen t , aussi longtemps que leur cr edit


CHAPITRE 1lI<br />

est bon au magasin du coin. En fait, Ie Madelinot est<br />

encore plus esclave du systerne de credit que Ie pecheur<br />

des provinces maritimes du Canada ou celui de Terre­<br />

Neuve. II emprunte des marchands pendant l'hiver,<br />

alors qu'il chorne <strong>et</strong> n'a rien de cote; la belle saison<br />

venue, il paye ses d<strong>et</strong>tes si la pcche a <strong>et</strong>e bonne;<br />

sinon, il s'enf'erre de plus en plus. Mais cela ne parait<br />

. pas deranger sa serenite. Le malheur est qu'un tel<br />

ordre de choses amene Ie pr<strong>et</strong>eur it elever ses pr<strong>et</strong>entions,<br />

en raison des risques qu'i1 court par suite de<br />

I'insouciance de ses clients.<br />

Bien que I'existence du pecheur soit tres dure, Ia<br />

periode de travail, 'd ans ces parages, est relativement<br />

courte. A certains moments, quand il faut saler <strong>et</strong><br />

em bailer Ie poisson en toute hate aussitot qu'il est pris,<br />

I'ensemble des operations journalieres demande souvent<br />

de dix-huit it vingt hcures, sur vingt-quatre. Mais<br />

apres cela, c'est le cal me plat pendant des rnois, Aussi<br />

est-il probable que ce sont les femmes, en somme, qui<br />

peinent Ie plus aux Madeleines, car, it leur interminable<br />

travail domestique, au soin de leurs nombreux<br />

enfants, s'ajoute Ie labeur necessite par les coups de<br />

collier dont nous pariions plus haut : femmes <strong>et</strong> jeunes<br />

lilies aident alors les hommes, tard dans la nuit, jusqu'a<br />

mi-jambes parfois dans l'eau saurnatre <strong>et</strong> froide.<br />

II est indcniable que les Madclinots seraient plus prosperes<br />

<strong>et</strong> heureux s'ils m<strong>et</strong>taient plus it profit les ressources<br />

agricoles des llcs, ce qui perm<strong>et</strong>trait d'echapper<br />

en partie it l'alea de la peche. C'est de ce cote que se<br />

portent les efforts du gouvernement du Dominion; des<br />

experts agronomes sont cnvoyes dans I'archipel faire


CHAPITRE III<br />

Mais pourquoi les choisissez-vous si p<strong>et</strong>its?<br />

demandai-je.<br />

- Parce qu'ils coutent moins a nourrir, en hiver,<br />

alors qu'ils ne font rien.<br />

Cela, c'est bien la vieille econornie francaisc d'antan!<br />

Soit dit en passant, a propos de ces chevaux, il<br />

est un d<strong>et</strong>ail assez original. Les seuls mots d'anglais<br />

qu'on entende d'ordinaire a l'Ile-aux-Meules, a Havre­<br />

Aubert <strong>et</strong> Havre-aux-Maisons, sont les appels adresses<br />

par les Madelinots a leurs chevaux; que ceux-ci soient<br />

ach<strong>et</strong>es dans Ie Canada anglais, ou nes dans l'archipel,<br />

ils sont, en vertu de la tradition infaillible <strong>et</strong><br />

inexorable, regardes comme des <strong>et</strong>rangers, incapables<br />

de comprendre la langue de Voltaire.<br />

La deccnvenue de l'Oncle eut pour eff<strong>et</strong> de m<strong>et</strong>tre<br />

P<strong>et</strong>itpas en belle humeur,-les savants, on Ie sait, sont<br />

trop souvent gent jalouse... Mais son triomphe fut de<br />

courte duree, Le soir merne, il rentrait l'air fort contrarie.<br />

- II ne m'arrive que des choses desagreables dans ce<br />

pays-ci, dit-il. MIle Clara m'avait assure que Ie tambour<br />

est une des curiosites architecturales de ces iles.<br />

Done, e<strong>et</strong> apres-mid i, je m'approche poliment d'un<br />

vieux pecheur assis devant sa porte, <strong>et</strong> lui demande<br />

ou est Ie tambour de sa rnaison, l\Iais Ie voila qui se<br />

leve d'un air indigne : « Tambour, tambour, cr ie-t-il,<br />

tous les ans c'est la merne rengaine! » Je reste interdit,<br />

comme bien vous pensez, Alors, une jeune fille<br />

intervient, expliquant que son grand-perc, ainsi que<br />

beaueoup de vieux habitants, n'aimait aucune allusion<br />

aux tambours. Le malheur est, ajoute-t-elle, que les


LES MADELI NOTS 49<br />

touristes semblent toujours au courant de la chose <strong>et</strong><br />

ne se doutent pas que Ie suj<strong>et</strong> est devenu un peu aga­<br />

«ant! Elle me pr ie ensuit e de pardonner a son aieul<br />

c<strong>et</strong> acces d'humeur, mais disparait sans me donner<br />

d'autre eclaircissement . Ma parole, on ne sait pas sur<br />

quel pied danser ici!<br />

La-dessus, Clara se m<strong>et</strong> a rire <strong>et</strong> m'avoue en aparte<br />

qu' elle savait bien ce qui arriverait quand elIe avait<br />

lance P<strong>et</strong>itpas sur la trace des tambours .<br />

- Mais vous vous rappelez combien il avait joui de la<br />

gaffe de mon onele au suj<strong>et</strong> des chevaux? Maintenant<br />

nous sommes quittes!<br />

- Bien, ma is cela ne m' explique pas ce que c' est<br />

q u'un tambour.<br />

- R ien n'est plus simple. L es maisons des Madeleines<br />

sont supposees pourvues d'une p<strong>et</strong>ite annexe,<br />

Ie tambour, contenant la cuisine <strong>et</strong> une sorte de p<strong>et</strong>it<br />

salon ou chambre de reunion pour la famille. La tradition<br />

veut que, quand Ie fils aine se marie, on decolle<br />

le tambour, Ie place sur des rouleaux, <strong>et</strong> Ie transporte<br />

it I'cndroit ou doit vivre Ie nouveau menage, dont il<br />

constitue Ie hom e. Plus tard, lorsque Ie couple en<br />

question a g agne suffisamment d'argent, il ajoute a<br />

c<strong>et</strong>te annex e un co rps de logis principal, quitte it<br />

d ecoller Ie tam bour derechef, s'il est un fils it marier,<br />

<strong>et</strong> ai ns i de su ite.<br />

- Tres bien, fis-je, mais je ne vois rien la dont on<br />

puisse se formaliser.<br />

- Moi non plus; toutefois c'est un fait. Peut-<strong>et</strong>re<br />

les Madelinots, avec leur susceptibilite habituelle,<br />

cra ig nent-ils d'<strong>et</strong>re ridiculises.


LES UADELIN OTS 5 I<br />

groupes partent, en traineau naturellement , sur la<br />

banquise, chaque equi pe emmenant sa canattc (chaloupe),<br />

pour Ie cas, t res po ssi ble, d 'accident. Les<br />

b<strong>et</strong>es sont tuees acoups de baton <strong>et</strong> « habi lle es » su r<br />

place, c'est-a-dire depouillees de leur pe au <strong>et</strong> du lard<br />

q ui y adhere, Les carcasses so nt abandonnee s. L es<br />

peaux. enlacees par une garc<strong>et</strong>te d e cu ir passa nt dans<br />

les moustaches du phoque, sont transportees it bras, la<br />

charge ordinaire d'un homme <strong>et</strong>ant de quatre pe aux.<br />

II n'est rien de difficile ou penible dans c<strong>et</strong>t e « chasse<br />

au loup marin » . Mais Ie grand danger est qu'une<br />

deb acle ne se produise, que la banquise ne se d <strong>et</strong> ache<br />

<strong>et</strong> prenne Ie large, a uq uel cas les pecheurs on t peu de<br />

chances dechapper. ne possedant pas, com me ceux<br />

de Terre-Neuve, de navire d'attache les suivant partout.<br />

II a <strong>et</strong>e pris, a ux Madeleines, en moins d'un mois,<br />

jusqu'a soixante-quinze mille phoques. Cependant,<br />

rien n'est plus incertain que c<strong>et</strong>te peche : certaines<br />

annees, des vents contraires portent les icefields <strong>et</strong><br />

leurs troupeaux vers d'autres rivages, <strong>et</strong>les Madelinots<br />

sont prives d'une de leurs principales ressources.<br />

Aussitot les phoques disparus, vers Ie 1 5 avril,<br />

arrivent les harengs . Ceux-ci se prennent a la se nne,<br />

au fil<strong>et</strong>, mais surtout 11 la trappe. C<strong>et</strong>te dcrniere est<br />

une immense nasse de fine corde, importee de Bo ston<br />

<strong>et</strong> coutant parfois jusqu'a 1 0 0 0 dollars = 5000 francs<br />

au cours d'avant guerre. Les sennes elles-memes,<br />

quoique bien moins pratiques, ne sont pas it la portee<br />

de toutes les bourses. Aussi, <strong>et</strong>ant donne Ie cout d e<br />

I'outillage, celui-ci est gencralement ach<strong>et</strong>e en commun;<br />

<strong>et</strong> Ie nombre de pecheurs de harengs est neces-


52 CHAPITRE III<br />

sairement restreint. On evalue Ie maximum de la<br />

recolte faite entre Ie 15 avril <strong>et</strong> Ie t " mai a 30 000 barils.<br />

Taus ces poissons ne sont pas boucanes : il s'en<br />

faut. Une partie sert d'engrais; mais, quelque <strong>et</strong>range<br />

que cela puisse paraitre, la grande masse des harengs<br />

est ut ilisee comme appat pour des peches plus irnportantes.<br />

Du reste, ee dernier usage du poisson en question<br />

n'a plus l'ampleur de jadis, depuis que les <strong>terre</strong>neuuas<br />

<strong>et</strong> les banquiers (pec heurs des grands banes) ne<br />

viennent plus s'approvisionner de bou<strong>et</strong>te (appat) aux<br />

Madeleines.<br />

Des Ie lor mai, en general, on peut commencer a<br />

prendre des homards. C'est la une peche qui devrait<br />

<strong>et</strong>re assez lucrative, car on a vu un homme seul tirer<br />

de l'eau quarante mille de ces crustaces dans les trois<br />

mois de 1a saison. Ce fait, tout exceptionnel qu'il soit,<br />

montre les possibihres de I'operation. Cependant, les<br />

Madelinots ne s'y adonnent pas sur une grande<br />

echellc, principalement parce que la saison du homard<br />

coincide avec eelles du maquereau <strong>et</strong> de la morue. En<br />

outre, - e'est toujours la merne histoire, -l'outillage<br />

est couteux. II but une barque a benzine; <strong>et</strong> des cages<br />

.issez cheres. Celles-ci sont bien maintenues au fond<br />

de la mer par des ancres grossieres, appelees picaces,<br />

b ites de morceaux de bois crochus ficeles sur des<br />

pierres, <strong>et</strong> elles sont reperees a la surface de l'eau<br />

par de p<strong>et</strong>ites bouees, Mais la ternp<strong>et</strong>e bouleverse<br />

a isernent tout e<strong>et</strong> appareil; <strong>et</strong>, chaque annee, nombre<br />

de cages se perdent. Actuellernent, un pecheur peut<br />

se faire de 200 a 300 dollars avec les hornards, sans<br />

negliger les autres poissons.


LES MADELINOTS 53<br />

Aux environs du 10 mai , apparait enfm la fameuse<br />

rnorue, qui est la base officielle du commerce local,<br />

quoique pas du tout la peche favorite des Madelinots.<br />

Que ce produit abonde, Ie seul chiffre suivant Ie<br />

dernontre : une barque de deux hommes peut amener<br />

en une saison environ 40000 livres de poisson. En<br />

fait, une journee de I 200 livres n'est pas rare. II n'est<br />

pas, d'autre part, necessaire de se presser outre<br />

mesure, puisque ces morues se rencontrent dans les<br />

eaux de l'archipel, parfois, jusque vers 1 oel.<br />

Ajoutons que c<strong>et</strong>te peche est particulierernent facile<br />

aux Madcleines, <strong>et</strong>ant donne que cclles-ci produisent<br />

egalement, a profusion, I'appat prefere des morues :<br />

la coque , p<strong>et</strong>it bivalve qui se ramasse sur les platicrs<br />

(fonds de sable).<br />

Neanrnoins, les preferences de ces insulaires vont<br />

vers Ie lIlaquereau. Que voulez-vous? Le Madelinot est<br />

sportif, tout all moins en ce qui concerne la peche.<br />

Et Ie mac!':erellui convient sur ce point: il cst passager<br />

<strong>et</strong> capricieux a souhait. Son passage, au printemps,<br />

n'est que de cinq a six jours, car il est presse<br />

de se rendre au Labrador, pour pondre. A ce moment,<br />

il est a 1a surface <strong>et</strong> ne peut se prendre qu'a la senne.<br />

Pour l'attirer, on verse sur Ia mer une sorte de hachis<br />

fait de harengs sales <strong>et</strong> de coques, couverts de rnelasse.<br />

Mais la peche favorite du Madelinot a lieu plus tard,<br />

en aoflt, lorsque Ie maquereau revient vers Ie sud. II<br />

nage alors a une certaine profondeur, <strong>et</strong> peut s'attraper<br />

a la ligne, ce qui, pour l'habitant de I'archipel, est Ie<br />

delassernent ideal. L'appat, dans ce cas, ne manque<br />

pas d'originalite : une simple rondelle decoupee SOliS


5-1-<br />

CHAPIT RE III<br />

Ie ventre d'un maquercau merne. On peut ainsi prendre,<br />

par jour, quatrc cents de ces poissons qui sont plus<br />

gros <strong>et</strong> se vendent bien mieux que Ie maquereau de<br />

print ernps.<br />

En resume, le produit annuel de la peche peut<br />

atteindre, aux Madelcines, environ 75 coo phoques,<br />

2000 0 barils de harengs, 8 millions de livres<br />

de homards, 30 000 barils de maquereaux; quant a la<br />

morue, 30 0 00 livres est la moyenne de ce que peut<br />

amener un bateau de deux hommes durant la saison.<br />

Ma lg re la bellc a p parenc e de ces statistiques, Ie Madelinot<br />

ne fait pas fortune, loin de Ia, E t c'est Ia un<br />

<strong>et</strong>at de choses aussi lamentable que facile a expliquer,<br />

D'abord,les frais cl'operation sont trop eleves ; non seulement<br />

I'outillage de peche est couteux pour les individus<br />

iso les, mais les depenses d 'expedition sont ex cessives.<br />

Par exernple, l'emballage <strong>et</strong> Ie fr<strong>et</strong> dun baril<br />

de 200 livres de maquereau coute au pecheur 2 dollars,<br />

alors que Ie benefice brut sur ce tonneau rr'est<br />

parfois quc de 5 ou 6 dollars. Ce n'est pas tout: pour<br />

<strong>et</strong>re sur de bien vendre, il faut accompagncr son poisson<br />

au marche de Halifax, un de placement dispend<br />

ieux d'une semaine, qui n'est gu ere qu'a la portce<br />

d es gros pecheurs ou des marchands loc aux. Le marchand<br />

.. . c'est lui, en derniere analyse, qui r<strong>et</strong>ire Ie<br />

princip al profit de toutes ces operations. C'est lui, en<br />

cff<strong>et</strong> , qu i se procure a vil prix la peche du Madelinot<br />

end<strong>et</strong>te en vers Ie ma gasin pour les provisions d 'hiver;<br />

c'est alui qu e s'adres se, en desespoir de caus e, Ie p<strong>et</strong>it<br />

pecheur dont Ie po isson menace de pourrir s ur place<br />

par suite de I'insuffisance de s communicat io ns.


LES MADELINOTS 55<br />

Nulle part autant qu'aux Madeleines on ne sent le<br />

besoin de cooperation entre Ies pecheurs, car nulle<br />

part on ne constate d'une facon aussi eclatante I'inanite<br />

des efforts de I'homme isole, aux prises avec une<br />

coalition de conditions issues des exigences implacables<br />

de la vie commerciale de nos jours.<br />

Les Madeleines <strong>et</strong>ant separees du reste du monde<br />

pendant presque six mois, on est naturellement amene<br />

ase demander comment Ies habitants vivent I'hiver.<br />

Pour ainsi dire sans exception, Ies touristes s'apitoient<br />

sur la condition de ces gens abandonnes dans<br />

les glaces, comme les explorateurs polaires d'antan.<br />

Mais iis sont fort <strong>et</strong>onnes quand Ie Madelinot leur<br />

repond que I'hiver est la saison la plus plaisante, la<br />

saison de repos, des reunions familiales ou amicales,<br />

des visites, du bon temps, enfin ! Mais, direz-vous,<br />

durant pres d'une derni-annee, il n'y a pas de courrier<br />

de l'exterieur, pas de journaux! C'est vrai. Toutefois,<br />

d'abord, il arrive, quand Ia glace est exceptionnellement<br />

Iegere, qu'une fois par hiver une canonniere du<br />

gouvernement canadien parvienne a apporter <strong>et</strong> venir<br />

chercher la « malle », Et alors c'est un evenernent qui<br />

fait epoque dans Ies annaies de I'annee. II faut<br />

presque une semaine, dans ce cas. pour distribuer Ie<br />

courrier qui, cela est paradoxal quoique bien humain,<br />

excite d'autant plus d'impatience qu'on ne I'attendait<br />

pas. Tout individu capable de tenir une plume dans<br />

I'archipel se m<strong>et</strong> a ecrire, juste pour profiter de l'occasion<br />

inesperee,<br />

La grande ressource, cependant, est Ie T. S. F.,<br />

<strong>et</strong>abli par lc gouvernement du Dominion <strong>et</strong> qui, non


56 CHAPITRE III<br />

seulement tient la place du cable, mais apporte les<br />

nouvelles d'inter<strong>et</strong> g eneral. Par les soins de I'Etat, il<br />

est fait, chaque semaine, au mirnographc, un Bull<strong>et</strong>in<br />

des iles de la Madeleine, publie a Cap-aux-Meules. Ce<br />

periodique, d'environ dix pages, dont une en anglais,<br />

donne les faits divers exterieurs les plus saillants,<br />

ainsi que des avis du ministere de I'Agriculture. On<br />

s'y abonne pour une somme minime destinee a couvrir<br />

une partie des frais. Soit dit entre parentheses,<br />

l'histoire de ce T. S. F. est assez originale. En 1910, il<br />

existait un cable reliant l'archipel au reste du Canada.<br />

Le 6 janvier, il se rompit; <strong>et</strong> toutes communications<br />

se trouverent ainsi interrompues. Personne, sur la<br />

<strong>terre</strong> ferme canadienne, ne parut s'en inqui<strong>et</strong>er. 11 y<br />

a plus : bien que, c<strong>et</strong> hiver-Ia, il n'y efit que fort peu<br />

d e glace, auc un bateau po stal ne fut envoye dans<br />

l'archi pel. Un jeune Madelinot cut alors une idee de<br />

genie. Le courrie r, con tenu dans des boites en m<strong>et</strong>al<br />

<strong>et</strong> anc hes, f ut place d an s un ponchon (gros tonneau).<br />

Celui-ci, muni d'une voi le m<strong>et</strong>allique, d'un gouve rnail<br />

fixe dans la bonn e direction, <strong>et</strong> d'un ecriteau<br />

portant ces mots : '( Co urner d'hiver des Madeleines » ,<br />

f ut transporte a l'extrernite de la p<strong>et</strong>ite banquise de<br />

glace cctie re <strong>et</strong> confiee aux flots. Huit jours plus tard,<br />

Ie tonneau <strong>et</strong>ait decouvert sur les cotes du cap Br<strong>et</strong>on,<br />

en Nouvelle-Ecosse, <strong>et</strong> causa une excitation tres<br />

comprehensible. Le gouvernement canadien, un peu<br />

honteux de sa negligence envers les Madeleines, se<br />

hata d'expedier un vapeur, dont l'arrivee dans I'archipel<br />

f ut f<strong>et</strong>ee avec des transports de joie faciles a<br />

concevoir. Peu apres, le T. S. F. <strong>et</strong>ait installe, Mais,


LES MADELINOTS 57<br />

de puis c<strong>et</strong>te epoque, l'incident du « ponchon » est<br />

rcste, dans Ie pays, une cause de legitime fierte l Le<br />

Madelinot, frondeur comme Ie Francais de France,<br />

it l'egard de I'Administration, se rejouira jusqu'a la<br />

fin des siecles d'avoir donne une lecon it c<strong>et</strong>te derniere...<br />

D'autre part, l'archipel, possede un systerne de telephones<br />

fonctionnant avec une sirnplicite exemplaire :<br />

c'est ainsi que Ie « Central .. d'Havre-Aubert est tout<br />

bonnement installe dans une annexe de la cuisine de<br />

l'h6tellocal, la propri<strong>et</strong>aire <strong>et</strong> sa bonne faisant l'office<br />

doperateurs, tout en fricotant I<br />

L'hiver, no us I'avons dit, est Ie temps des amusements.<br />

Au debut de decernbre, tout Ie travail est fini :<br />

<strong>et</strong> I'on en prend it son aise, jusqu'au milieu de mars.<br />

Les gens de l'endroit appellent cela VOT1JlUSSer (muser) .<br />

On dort beaucoup; on mange encore plus. Dcpuis<br />

Noel jusqu'au mcrcredi des Cendres, les repas copieux<br />

se multiplient, ou les patisseries - tartasseries ­<br />

dominent; l'apogee de ces agapes semble <strong>et</strong>re a la<br />

Chandcleur, epoque 11 laquelle les families sc reunissent<br />

par conton,ou groupes de trois ou quatre maisons.<br />

Au Havrc-aux-Maisons, ces rejouissances se cornpl<strong>et</strong>ent<br />

d'une tombola, pour Ie benefice du couvent; mais<br />

Ie mot semble avoir devie de son sens primitif, car il<br />

se rapporle 11 une vente aux encheres d'obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> surtout<br />

d'alimenls faits par les femmes de la paroisse.<br />

Les encheres sont poussees, non par des individus,<br />

mais par des groupes, <strong>et</strong> atteignent parfois des prix<br />

<strong>et</strong>onnants : une miche de pain de Savoie, par exernple,<br />

est rnontec 11 80 piastres (dollars) . Le groupe rempor-


58 CHAPITRE 111<br />

tant la victoire celebre alors celle-ci par une « f<strong>et</strong>e de<br />

jeunesse » , Pour certaines de ces rejouissances, il<br />

existe des traditions qui semblent resister assez bien<br />

a l'influence des tendances modernes. Pour Noel, Ie<br />

fils marie va diner chez son pere, lequel, a son tour,<br />

va casser la cr oute chez son fils Ie I "' janv ier a midi;<br />

Ie soir de ce jour-Ia, toute la famille se rend it la<br />

ma ison du g rand-perc. Le J our de l'An a garde I'importance<br />

qu'il a en France: la distribution des dragees<br />

re ste en vigueur; <strong>et</strong> la marraine gratifie son filleul<br />

d'un olaf (gateau ou pain de Savoie). Toutefois, des<br />

co utumes interessantes se sont perdues : les femmes<br />

ne portent plus, Ie dimanche, la cdlene (coiffe) d'autrefois;<br />

disparues aussi sont les fouleries, f<strong>et</strong>es fam iliales<br />

terminant les operations du foulage de s <strong>et</strong>offes<br />

faites a la maison. Cependant, on fait en core du<br />

tissage; <strong>et</strong> presque partout I'on peut voir, les soirs<br />

d'hiver, sous la lampe, des fill<strong>et</strong>tes s'occuper de la<br />

d efaisance, defaisant de vieux tricots pour les eparpiller<br />

en vue de la confection de s fameuses carp<strong>et</strong>tes<br />

au croch<strong>et</strong>.<br />

Dans c<strong>et</strong>te saison, tous les amusements sont necessairement<br />

accurnules puisqu'on n'a pas de temps a<br />

leur consacrer aux autres epoques de l'annee. C'est<br />

alors qu'on se marie, ce qui est une distraction comme<br />

une autre. II s'est perp<strong>et</strong>ue, a I'occasion de s noces,<br />

quelques ancie ns usages, probablement irnport es jadis<br />

de la me re patrie . Par exemple, deux jours avant Ie<br />

mariage, on voit ci rc uler un corteg e co mpo se de deux<br />

voitures ou train eau x, porta nt , d an s Ie p remi er veh i ,<br />

cule , Ie suiuant <strong>et</strong> la suiuante (garc;on <strong>et</strong> de moiselle


LES MADELINOTS 59<br />

d'honneur); dans Ie second, les futurs. Ledit cortege<br />

va, de maison en maison, inviter les gens au festin<br />

des noces, avec la formule sacramentclle : « Vous <strong>et</strong>es<br />

prie de la part de (par exemple : Eusebe <strong>et</strong> Jeannine)<br />

de venir prendre, tel jour, Ie diner de trois heures. »<br />

Ceci est en somme la seule invitation officielle au<br />

mariage. Nous avons remarque, d'autre part, que, si<br />

Ie temps le perm<strong>et</strong>, Ie jardin des parents du marie est<br />

orne de lanternes en papier, banderoles <strong>et</strong> drapeaux<br />

divers, dont celui du Saint-Siege <strong>et</strong> Ie tricolore fran­<br />

..ais.<br />

Ceci nous amene a parler des sentiments de la<br />

population it I'egard des <strong>et</strong>rangers. II est assez amu ­<br />

sant de constater que, longtemps, I'Arnericain fut<br />

considere comme un <strong>et</strong>re plus ou moins diabolique,<br />

dont on ne. saurait trop se mefi er : la cause rcelle de<br />

c<strong>et</strong>te antipathie n'est pas tres claire. A l'heure<br />

actuelle, du reste, on ne trouve plus qu'un refl<strong>et</strong> de<br />

c<strong>et</strong> <strong>et</strong>at d'esprit dans la menace faite par la mere a<br />

son enfant pleurnichant : « Tais-toi : voila un Arnericain!<br />

» Si I'Oncle Sam n'a probablement jamais <strong>et</strong>e<br />

qu'un simple croquemitaine chez les Madelinots,<br />

l'ennerni , aux yeux de ces derniers, fut, durant bien<br />

des annees, non l'Anglais, mais - ce qui parait<br />

bizarre a premiere vue - Ie Fran..ais de Saint-Pierre<br />

<strong>et</strong> MiquelonvMais ceci s'explique par Ie fait, deja<br />

reieve par nous, que les anc<strong>et</strong>res des Acadiens des<br />

Madeleines avaient eu, it la fin du dix-huitierne siecle,<br />

de p<strong>et</strong>its derneles ave c I'element ultra-revolutionnaire,<br />

d'ailleurs restreint, de la colonie fran..aise.


60 CHAPITRE III<br />

*<br />

.. *<br />

II <strong>et</strong>ait dit que P<strong>et</strong>itpas <strong>et</strong> l' Oncle ne seraient pas<br />

les seuls a <strong>et</strong>re mystifies dans les Madeleines. Un<br />

jour, des pecheurs, en rna presence, parlant d'un<br />

certain evenernent , tom berent d'accord qu'il <strong>et</strong>ait<br />

arrive « au temps de la de fu nte Flash » , Peu apres,<br />

j'entendis un autre individu declarer, au suj<strong>et</strong> d'une<br />

affaire sur laquelle planait quelque obscurit e, que<br />

« cela rappelait la defunte Flash » , Deux ou trois<br />

allusions semblables rn'a rnenerent naturellement a me<br />

demander quel <strong>et</strong>ait ce de cujus feminin ayant lai sse<br />

des souveni rs si vivants. II yavait Iii une <strong>et</strong>range analogie<br />

avec c<strong>et</strong>te Veuve du Capitaine qui m'avait tant<br />

intrigue, lors de mon sejour en Maine, iI Castine, la<br />

VilIe du baron de Saint-Castin 1. Rencontrant Ie<br />

vieux Madelinot qui <strong>et</strong>ait ma principale source de<br />

renseiqnernents, je Ie prie de me narrer I'histoire de<br />

c<strong>et</strong>te digne Mme Flash. Le bonhomme me regarda un<br />

moment, comme ahuri; puis un pale sourire, vite<br />

reprirne, eclaire un instant, d'une facon falote, son<br />

visage parchernine : « Je ris, dit-il enfin, mais ce n'est<br />

pas drole, La Flash n' <strong>et</strong>ait pas une dame, mais une<br />

go el<strong>et</strong>te, II II me raconta ensuite une d es plus<br />

pitoyables tragedies d e la mer. En I SSI , la Flash,<br />

batirnent madelinot, voyageait de conserve avec une<br />

I. Vo i r : A u Alaine <strong>et</strong> Ott Noureau-Hrunssuick, p. 41 <strong>et</strong> 4'<br />

I Pierre Roger, edi te ur , P ar is).


LES MADELINOTS 61<br />

autre goel<strong>et</strong>te, dont I'equipage <strong>et</strong> ait anglais. C<strong>et</strong>te<br />

derniere arriva a bon port, mais nul n'entendit parler<br />

de la Flash. Le sort de c<strong>et</strong>te d e!ultte Fl ash resta<br />

qu inze ans un poignant mys terc . En 1896, l'ex-cuisin<br />

ier de la go el<strong>et</strong>te anglaise, sur son lit de mort, confe<br />

ssa que l'equipage de celle-ci avait massacre les<br />

hommes de la Flash, puis pille <strong>et</strong> coule Ie navire acadien.<br />

Ses derniers mots furent : « Le capitaine avait<br />

lutte com me un lion : on eut beaucoup de pc ine a Ie<br />

tuer !. .. »<br />

Ce n'est la, hel as ! qu'un simple fa it divers dans les<br />

annales sinistres des Madeleines. On a dit avec<br />

raison : « L es re cits de naufrages font ici l'histoire<br />

d'hier <strong>et</strong> les nouvelles d'aujourd'hui! II Les plus vieux<br />

habitants declarent que, durant une vic d'homme, on<br />

compte que1que cinq cents de ces catastrophes sur les<br />

recifs madelinots. Plusieurs sont restes funebrement<br />

celebres: Ie d esastre d'un navire d'emigrants irlandais,<br />

en 1847; celui de 1856, fatal it trente-deux goel<strong>et</strong>tes;<br />

surtout l'inoubliable « Ternp<strong>et</strong>e du Jour du<br />

Seigneur » , du dimanche 23 aout 1873, qui causa<br />

l'echouage de quarame vaisseaux, <strong>et</strong>c. Dans la plupart<br />

des maisons situees sur les cotes, d 'ailleurs, se<br />

voient des obj<strong>et</strong>s, meubles, instruments, formant une<br />

note discordante au milieu de la simplicite rustique<br />

du lieu : leur histoire serait interessant e it connaitre,<br />

bien que Ie denouement fut toujours Ie merne ... Les<br />

tragedies maritimes de l'archipel on t eu leurs chantres<br />

: la L ord's Day Gale, de 1873, fait Ie suj<strong>et</strong> d'une<br />

ballade, bien connue, de Stedman; <strong>et</strong> , comme dans<br />

la baie des Chaleurs, la tradition mentionne un vai s-


62 CHAPITRE III<br />

seau -fantomc q ui in spira Ic poctc canad ien James<br />

Donclly :<br />

.. . C'est a I'ile des Morts q u' u n ven t fat al les gu id e ;<br />

C' es t a Pil e des Morts que s'avan ce, rapide,<br />

C<strong>et</strong> ombre devais seau par de s ombres co nduit.<br />

D es squel <strong>et</strong>tes son t la , d er oulant a la brise<br />

La si n istre vo ilure ...<br />

Quant it rnoi, c'est la de!unte Flaslz qui fit sur mon<br />

pauvre esprit l'impression la plus durable. Et pour<br />

cause! Le vieux l\Iadelinot, si taciturne qu 'il parfit,<br />

n'avait pas garde rna rnesaventure pour lui ; <strong>et</strong> elle<br />

parvint aux oreilles de Clara, I'enfant terrible. Des<br />

lors, il ne se passa guere de jour, tant que je re stai<br />

aux Madeleines, sans que c<strong>et</strong>te demoiselle me de mandat<br />

si j'avais des nouvelles de feu la bonne dame<br />

Flash <strong>et</strong> si sa succession serait bientot reglee .


TERRE=NEUVE<br />

CHA Pl TR E IV<br />

Premieres Impressions de Terre-Neuve<br />

Parmi les opinions erronecs relatives 11 Terre­<br />

Ne uve - <strong>et</strong> el1es sont nombreus es - il en est deux<br />

particulierernent repandues, non seulement en Europe,<br />

ce qui pourrait a la rigueur se comprendre, ma is en<br />

Amerique : d'abord bien des gens regardent Newfoundl<br />

and comme une partie du Canada; ensuite, on considere<br />

d'habitude c<strong>et</strong>te region comme plus ou moins<br />

boreale, envcloppee dans de perp<strong>et</strong>uels brouillards.<br />

Rappelons tout de suite que Terre-Neuve est absolument<br />

distincte, sauf sous Ie rapport geologique, du<br />

Dominion du Can ada; c'est une colonie anglaise<br />

separee, telle que le s Bermudes ou la ]amaique.<br />

D'autre part, Ie climat est bien moins ri goureux que<br />

dans les regions correspondan tes du Canada; de plus,<br />

si les brumes sont f requentes sur-Ies Grands Banes, il<br />

y en a infiniment moins sur Ie littoral que sur les<br />

cotes de la Nouvelle-Ecosse, 11 Halifax, ou bien 11<br />

Londres, ou meme dans certaines parties de la<br />

France. Ceci pose, <strong>et</strong> reservant 11 plus tard I'examen<br />

d<strong>et</strong>aille des deux points precites, revenons au point<br />

de vue du voyageur se proposant de visiter I'He.


CHAPITRE IV<br />

Si ron part d e France, la route la plus simple consiste<br />

a aller prendre, a Liverpool, un des excellents<br />

paquebots de la ligne Furness-Withy, Ie Nezofou ndland<br />

ou Ie Nova Scotia, qui font escale a St. John's en<br />

se rendant a Boston. Ce sont des transatlantiques tres<br />

modernes, d 'environ 7000 tonnes, sur lesquels la travcrsee,<br />

en I n> c1asse, revient a 130 dollars.<br />

Lorsque I'on vient des Efats-Unis, ou du Canada ,<br />

il est plusieurs manieres d'atteindre Ne wfoundland.<br />

Mais, aux personnes fa isant un voyage d'aller <strong>et</strong><br />

r<strong>et</strong>our, nous conseillons de s'en tenir iJ. I'Itineraire<br />

suiva nt . traverser Ie d<strong>et</strong>roit de Cabot en tre la Nouvelle-Ecosse<br />

<strong>et</strong> Terre-Neuve; puis tra ve rser toute la<br />

colonie par chemin de fer jusqu'a St. John's ; ensuite,<br />

s' en r<strong>et</strong>ourner directement par mer de St. John's a<br />

Ne w York, Boston, Halifax ou Montreal, selon Ie<br />

cas. Ce traj<strong>et</strong> restreint la premiere traversee iJ. hu it<br />

heures entre North Sydney <strong>et</strong> Port-aux-Basques; <strong>et</strong><br />

il a I'avantage de perm<strong>et</strong>tre au tourist e de voir une<br />

grande partie de linterieur de la colonie, ainsi que de<br />

s' arr<strong>et</strong>er, au besoin, dans divers endroits interessants :<br />

Saint-Georges, la val lee de I'Humber, les nouveaux<br />

centres industriels de Corner Brook <strong>et</strong> Grand F alls.<br />

En outre, on est ainsi iJ. merne de passer, pour se<br />

rendre a North Sydney, en Nouvelle-Ecossc, par la si<br />

interessante region du Ca p Br<strong>et</strong>on <strong>et</strong> d es Bras d'Or<br />

L akes ' .<br />

C'est d e c<strong>et</strong>t e maniere que nous nous sommes<br />

I. Sur c<strong>et</strong>te region , on pe ut se reporter a Canada / ranfais .<br />

<strong>et</strong> A cadie, par Ernest Robert (Pierr e Roger , edire u r, Paris).


66 CHAPITRE IV<br />

contre la perte de temps <strong>et</strong> Ie derangement causes<br />

par des formal ites de c<strong>et</strong>te espece. II est vrai que Ie<br />

touriste qui quitte l'ile avant I'expiration de six mois<br />

rentre dans ses fonds; toutefois, cela encore I'astreint<br />

a des demarches. II semble que Ie gouvernement de<br />

Terre-Neuve, qui cherche 11 attirer leplus de touristes<br />

possible, aurait inter<strong>et</strong> a se montrer un peu plus<br />

liberal en ce qui a trait a l'entree des obj<strong>et</strong>s sportifs.<br />

*<br />

* *<br />

Avant mon depart pour Terre-l T euve, on avait essaye<br />

de me dissuader de faire Ie long traj<strong>et</strong> de Port-aux­<br />

Basques 11 St.john's par chemin de fer. Ce serait Ia,<br />

me disait-on, 820 kilom<strong>et</strong>res qu'il vous faudrait faire<br />

par une voie <strong>et</strong>roite, laquelle ne peut <strong>et</strong>re bien entr<strong>et</strong>enue<br />

puisque chaque section gang (equipe d'ouvriers<br />

ferroviaires) doit surveiller 13 kilom<strong>et</strong>res, une chose<br />

impossible en pratique. On est bal lotte comme dans<br />

un panier a salade. Passe encore pour une ou deux<br />

heures de route; mais quand on doit employer wagonlits<br />

<strong>et</strong> wagon-restaurant, c'est une autre histoire... <strong>et</strong><br />

patati <strong>et</strong> patata. Nous avions lu, d'autre part, des<br />

articles dont les auteurs exercaient leur verve aux<br />

depens du Newfoundland Railway. Par exernple,<br />

M. Cy. Caldwell, dans Aero Digest, de New York,<br />

apres avoir parle de « ce qui se travestit sous Ie nom<br />

de train ", dit que les p<strong>et</strong>its wagons sont si instables<br />

qu'en cas de grand vent, il faut faire descendre les<br />

employes <strong>et</strong> les voyageurs pour qu'ils aident a maintenir<br />

Ie convoi sur les rails!


PREMIERES I1IPRESSIONS DE TERRE-NEUVE 67<br />

Nous avons neglige ces avertissements; <strong>et</strong> nous<br />

avons constate que les conditions·ne sont pas du tout<br />

aussi mauvaises qu'on les depeint generalement. Sans<br />

doute, les sieges des wagons sont <strong>et</strong>roits : les lavabos<br />

exigus <strong>et</strong> les voitures ne sont pas rel iees les unes aux<br />

autres par ces tambours flexibles <strong>et</strong> converts, qu'on<br />

appelle en Amerique, je ne sais pourquoi, des vestibules'.<br />

Mais ces inconvenients sont amplement compenses<br />

par I'inter<strong>et</strong> qu'offrent les regions ainsi parcourues.<br />

D'ailleurs, Ie service est satisfaisant, it la<br />

bonne franqu<strong>et</strong>te; rien qui rappelle Ie genre « larbin »<br />

qui s'est introduit parmi Ie personnel negre de certains<br />

trains de luxe des Etats-Unis. lei, l'on est servi<br />

par de braves garcons, tres simples <strong>et</strong> de race caucasique!<br />

La table des wagons-restaurants est convenable,<br />

en depit de I'exiguite des locaux; pour eviter<br />

les pertes de temps, un waiter passe dans les diverses<br />

voitures pour demander aux voyageurs de commander<br />

leur repas d'avance : une innovation tres pratique.<br />

Le chemin de fer <strong>terre</strong>-neuvien, il faut Ie dire, n'est<br />

pas en tres bonne posture financiere , Sa situation<br />

n'<strong>et</strong>ait pas brillante au moment ou I'Etat l'ach<strong>et</strong>a au<br />

millionnaire Reid, lequel n'<strong>et</strong>ait pas fache de s'en<br />

debarrasser. C'est <strong>et</strong>onnant comme I'Etat, dans<br />

presque tous les pays, a une tendance it prendre it sa<br />

charge des entreprises qui ne paient pas... A un certain<br />

moment, les choses allaient si mal que Ie gouvernement<br />

de Terre-Neuve, qui avait refuse, en 1867, de<br />

1. Depuis que ces lignes ont <strong>et</strong>e ccrites, il a ctc introduit,<br />

en 1928, certaines ameliorations.


68 CHAPITRE IV<br />

se joindre a la Confederation canadienne, changea<br />

didee <strong>et</strong> fit tater Ie terrain a Ottawa. Mais, aleur tour,<br />

les autorit es Federales firent la sourde oreille : elles<br />

ne se souciaient pas de voir apporter des d<strong>et</strong>tes ferroviaires<br />

dans la communaute canadienne! Force fut done<br />

aTerre-Neuve de s'arranger Ie mieux possible. Aujourd'hui,<br />

on est si parfaitement accouturne au deficit des<br />

voies ferres, supporte bien entendu par les contribuables,<br />

qu'en 1927 on' a pousse des cris de joie <strong>et</strong><br />

de surprice en apprenant que, quoique les rec<strong>et</strong>tes<br />

eussent diminue de 50000 dollars, ledit deficit n'<strong>et</strong>ait •<br />

plus que de 125000. Tout est relatif!<br />

*<br />

* *<br />

II semble qu'avant de s'acheminer vers St. John's,<br />

l'on doive j<strong>et</strong>er un coup d'ceil sur la geographie <strong>et</strong> la<br />

climatologie de la colonie. Regardez la carte : vous<br />

serez tout de suite frappe du fait que l'ile est presque<br />

triangulaire. En realite, c'est ainsi qu'on la depeint<br />

dans les livres de classe locaux. Les trois somm<strong>et</strong>s<br />

dudit triangle sont Cap Norman, au nord; Cap Ray,<br />

au sud-ouest; <strong>et</strong> Cap Spear, au sud-est pres de<br />

S t. John's, chaque cote mesurant a peu pres 470 kilom<strong>et</strong>res<br />

(environ la distance a vol d'oiseau de Paris a<br />

Aurillac). Les gens doues d'imagination voient dans<br />

l'ile un lapin, avec Ie museau en bas a gauche ; la<br />

queue <strong>et</strong> les pattes de derriere en bas a droite;<br />

l'oreille, demesuree, en haut a gauche. Avec un peu<br />

de bonne volonte !<br />

II est probable que peu de personnes se rendent


PREMIERES IMPRESSIONS DE TERRE-NEU\'E 69<br />

compte que Terre-Neuve a une superficie de 110670 kilom<strong>et</strong>res<br />

carres, ou, pour plus de clarte, une <strong>et</strong>endue<br />

egale a celles de la Suisse, la Belgique, la Hollande<br />

<strong>et</strong> la Lorraine cornbinees, II y a plus: depuis 1927,<br />

c<strong>et</strong>te colonie a comme dependance la plus grande<br />

partie du Labrador, un territoire dont la superficie est<br />

presque celle du Royaume-Uni (Angle<strong>terre</strong>, Ecosse,<br />

Irlande, Pays de Galles).<br />

Un examen plus approfondi de la carte fait ressortir<br />

qu'en fait Terre-Neuve se compose de deux parties:<br />

I'ile proprement dite; <strong>et</strong>, au sud-est, it I'extremite<br />

d'un isthme d'une trentaine de kilom<strong>et</strong>res, la<br />

peninsule d'Avalon. C<strong>et</strong>te derniere, quoique ne formant<br />

guere que la dixierne partie de la colonie, est Ie<br />

cceur, Ie foyer de Newfoundland; la moitie de la<br />

population y est concentree, ct l'on y trouve plusieurs<br />

des centres les plus importants : St. John's, Harbor<br />

Grace, Placentia, Carbonear, Bay, Roberts, <strong>et</strong>c. ; ainsi<br />

que les grands gisements de fer de Bell-Island. La<br />

preeminence de la peninsule d'Avalon, toutefois, tient<br />

surtout a la position geographique de c<strong>et</strong>te region.<br />

St. John's est la ville du nouveau monde la plus rapprochee<br />

de l'Europe : 2465 kilom<strong>et</strong>res seulement la<br />

separent de l'Iriande. C'est a cause de c<strong>et</strong>te proxirnite<br />

relative que la presqu'ile d'Avalon a <strong>et</strong>e choisie<br />

comme point d'atterrissage des cables transatlantiques<br />

: il n'est pas moins de onze lignes aboutissant<br />

dans la colonie. Non seulement c'est la route la plus<br />

courte, mais c'est aussi la plus facile pour la pose des<br />

cables, car Ie fond de I'ocean, entre Terre-Neuve <strong>et</strong><br />

l'Irlande, est remarquablement plat.


70 CHAPITRE IV<br />

On associe d'habitude l'jdee des Grands Banes it<br />

celie de Terre-Neuve : il y a du vrai <strong>et</strong> du faux dans<br />

c<strong>et</strong>te maniere de voir. Ces deux regions ne sont pas<br />

du tout contigues : 300 kilom<strong>et</strong>res les separent. En<br />

outre, ce serait une erreur de croire que toute la<br />

fameuse morue vendue par les Terre-Neuviens se<br />

prend sur les banes, II fut un temps ou les Newfoundlanders<br />

utilisaient plus ce qui s'appelle Ida Terre-Neuve<br />

sous-marine » que leur propre territoire : il n'en est<br />

plus de merne aujourd'hui. On prefere aller pecher la<br />

morue sur Ie littoral du Labrador, avec des bases t errestres<br />

rapprochees, <strong>et</strong> beaucoup plus de confort ; it<br />

l'heure actuelle, ce ne sont plus guere que les pecheurs<br />

du sud de la colonie - de la Baie de Fortune ou de<br />

Burin - qui vont faire concurrence aux Francais <strong>et</strong> aux<br />

Portugais sur les Grands Banes, Rappelons en passant<br />

que ces banes sont constitues par de hauts fonds de<br />

sable, gravier <strong>et</strong> fragments de roes, situes it des profondeurs<br />

variant entre 50 <strong>et</strong> 100 m<strong>et</strong>res; ils s'<strong>et</strong>endent<br />

pendant 300 kilom<strong>et</strong>res parallelernent aux cotes sud<br />

de Tcrre-Neuve, sur une largeur moyenne de 750 kilom<strong>et</strong>res;<br />

ces chiffres representant respectivement les<br />

distances, en ligne droite, de Paris it M<strong>et</strong>z, <strong>et</strong> de M<strong>et</strong>z<br />

aux environs de Barcelone. En ce qui concerne la formation<br />

de ces hauts fonds, les opinions different.<br />

Selon lcs uns, c'est une region subrnergee ; suivant<br />

d'autres, ils auraient <strong>et</strong>e constitues par les roes transportes<br />

p<strong>et</strong>it it p<strong>et</strong>it par les icebergs qui fondent en<br />

grand nombre it c<strong>et</strong> endroit sous I'influence du Gulf<br />

Stream...<br />

... Ce nom de Gulf Stream evoque naturellement


PREMIERES IMPRESSIONS DE TERRE-NEUVE 71<br />

lidee d e clim at. Or, peu d e climats ont <strong>et</strong>e cal ornnies<br />

comrne celui de Terre-Neuve, No us en avo ns de ja dit<br />

un mot au debut de ce chapitrc. Remarqu on s que<br />

c<strong>et</strong>te conception erronee date de loin. Des 16 10, un<br />

ma rc ha nd de Bristol cherchait a reagir co ntre elle,<br />

de cla ra nt que : (l II ne faisai t pas aussi froid que<br />

quelquef ois en Angle<strong>terre</strong> » ; done l'erreur est presque<br />

contemporaine des d ebuts d e la co lonie. E l1e a la vie<br />

dure. Vers 1842, un au teur, Ie colo nel Bon nyc astle,<br />

ec rivait : « On suppose en general que 1 Tewfo und land<br />

est constamment env eloppee de brouil1ards <strong>et</strong> vapeurs<br />

humides (sic) : rien ne saurait <strong>et</strong>re plus lo in de la<br />

verite! » Et il semble que c<strong>et</strong>te opinion defavorable<br />

ait <strong>et</strong>e so igneusement entr<strong>et</strong>enue par les individus <strong>et</strong><br />

com pa gnie s d'antan qui avaient intere t it ernpecher<br />

I'arrivee d e colons dont on redoutait la concurrence<br />

sur Ie marche du poisson. Recernment, la mauvaise<br />

reputation de ce climat a <strong>et</strong>e accentuee par plusieurs<br />

catastrophes d'aviation : cependant, il est injuste de<br />

faire r<strong>et</strong>omber sur les conditions climatiques de c<strong>et</strong>t e<br />

region des d esastres comme ceux des expeditions<br />

Coli-Nungesser <strong>et</strong> Grayson qui ont pu se produire en<br />

plein Atlantique.<br />

Au moment ou j'ecris, on en est arrive, it T erre­<br />

N euve, it redouter toute nouvel1e traversee aer ienne<br />

de ce genre.<br />

- Monsieur, me disait avec exasperation un brave<br />

homme d e boutiquier, c'est assommant, a la fin! Tous<br />

ces casse-cou venant d'Europe se croient obliges d e<br />

passer par ici, <strong>et</strong>, quand ils se p er dent en route, ce<br />

qui est presque en regie, c'est la faute de Terre-


7 2<br />

CHAPITRE IV<br />

Neuve! Et chacun de rep<strong>et</strong>er : « Pas <strong>et</strong>onnant : un<br />

pays pareil, vous comprenez l. .. ))<br />

Le brouillard si redoute des navigateurs dans ces<br />

parages existe principalement sur les Grands Banes<br />

<strong>et</strong> leurs environs, ou il est cause, au printemps <strong>et</strong> en<br />

<strong>et</strong>e. par la rencontre du courant d'eau froide - the Arctic<br />

CUTTent - venant du Labrador, avec Ie Gulf Stream.<br />

Certains vents poussent ces brumes vers les cotes est<br />

<strong>et</strong> sud de la colonie; mais, au contact de I'air qui s'est<br />

rechauffe sur les rochers du rivage, elles se dissipent<br />

d'ordinaire avant d'atteindre serieusement Ie littoral.<br />

La caracteristique principale du c1ima t <strong>terre</strong>-neuvien<br />

est la longueur du printemps, si I'on peut appeler<br />

de ce joJi nom des jours sornbres, humides, froids<br />

merne , bien plus desagreables que les frimas de janvier<br />

<strong>et</strong> fevrier. Ceci est du a J'influence des champs de<br />

glace <strong>et</strong> icebergs descendant du Groenland, d'ou Ie<br />

dicton local:<br />

Winter lingering chills the lap of May.<br />

(C<strong>et</strong> hiver qui s'atlarde glace les jours de MaL)<br />

A St. John's, la temperature descend rarement plus<br />

bas que Ie zero Farenheit (18 au-dessous centigrades)<br />

<strong>et</strong> ne monte guere plus haut que 28 centigrades en <strong>et</strong>e.<br />

Les jours chauds sont un peu lourds <strong>et</strong> fatigants a<br />

cause de I'hurnidite : toutefois, la belle saison ne dure<br />

pas assez longtemps pour qu'on ne puisse negliger e<strong>et</strong><br />

inconvenient! Dans la presqu'i1e d'Avalon <strong>et</strong> sur toute<br />

la cote sud, I'hiver est entre-coupe de frequents degels,<br />

de tres courte duree, mais fort geriants pour la circulation.<br />

Au nord <strong>et</strong> dans I'interieur, Ie c1imat est plus


PREMIERES IMPRESSIONS DE TERRE-NEUVE 73<br />

fr oid <strong>et</strong> b ien moins humide; mais la region la plus<br />

fav orisee sous ce rapport est la cote ou est, ou les jours<br />

cl airs , ensoleilles, sont fr equents <strong>et</strong> ou les changements<br />

d e temperature sont beaucoup moins subits que<br />

vers St. John's. En tout cas, nulle part Ie thermom<strong>et</strong>re<br />

ne se perm<strong>et</strong> des d egringol ad es hi vern ales d ans<br />

les 3o, 40 <strong>et</strong> merne 48 centigrades comme dans la province<br />

de Quebec ou Ie Nouveau-Brunswick . La qu ant<br />

it e d e ne ige est variable: certaines annee s, ell e est<br />

considerable, parfois enorme ; cer taines autres , elle<br />

est mod eree : d'ailleurs, sauf dans Ie nord, il n' y a<br />

guere de neige avant Noe l, une autre di fference avec<br />

I'est du Canada. D'une facon gene rale , I'air est<br />

salu bre : les vivifiantes brises de I'o cean contre-balancent<br />

les negligences d'hygiene dont trop de g ens<br />

sont coutumiers. Un docteur de campagne me d isait<br />

que, parmi sa clientele rurale, les cas de septicemic<br />

<strong>et</strong>aient pour ainsi dire inconnus, en d ep it du manque<br />

des precautions les plus elementaires de la part des<br />

gens traitant les malades, Ce n'est done pas pour les<br />

seuls ivrognes qu'il existe une Providence speciale !.. .<br />

Toujours est-il que, longtemps, Ie nombre des centenaires<br />

a <strong>et</strong>e remarquable a Terre-Neuve. Que dire de<br />

ce pecheur qui, lorsqu'il avait plus de cent ans, prenait,<br />

avec l'aide de son frere, tres age aussi, neuf<br />

quintaux de rnorue par an? Dans la meme localite, une<br />

femme est morte a I'age de cent vingt-cinq ans. A<br />

Torbay, pres de St. John's, a la me me epoque, une<br />

autre femme du merne age alla un jour demander a<br />

un rnedecin de venir voir son « pauvre p<strong>et</strong>iot » qui<br />

souffrait cruellernent : or, Ie barnbin en question <strong>et</strong>ait


74<br />

CHAPITRE IV<br />

nonagenaire! La longevite ne parait plus <strong>et</strong>re la merne<br />

aujourd'hui. A plusieurs reprises, au dix-neuvierne<br />

siecle, Ie typhus a <strong>et</strong>e irnporte dans la colonie par des<br />

marins; un fait digne de remarque est que c<strong>et</strong>te<br />

maladie, sous une forme tres benigne, y est restee<br />

assez lontemps endernique <strong>et</strong> a merne eu l'honneur<br />

de recevoir un nom special en therapeutique : Typhus<br />

N<strong>et</strong>ufoundlandica,<br />

Le climat est assez pluvieux au printemps <strong>et</strong> en<br />

automne. Mais il ne semble pas qu'il pleuve autant a<br />

St. John's qu'a Vannes, ou merne a Lyon. Du reste,<br />

ce qui tombe le plus souvent est une sorte de bruine,<br />

fort penerrante, mais a laquelle les habitants ne<br />

paraissent pas faire la moindre attention. Cela me<br />

rappelle qu'un jour, Ie Rentier rentre trempe, son<br />

parapluie, immacule,<br />

gaine:<br />

soigneusement roule dans sa<br />

- Quel chien de temps, declare-t-il en se secouant<br />

comme un barb<strong>et</strong>, je suis mouille jusqu'aux os!<br />

- Mais, monsieur, est-ce que votre riflard est<br />

d<strong>et</strong>raque? fait Clara qui le regarde en riant.<br />

- Mademoiselle, ce n'est pas un riflard. Un excellent<br />

Paragon ach<strong>et</strong>e tres cher, aux Galeries Lafay<strong>et</strong>te.<br />

- Eh bien, alors? demande P<strong>et</strong>itpas.<br />

- Aucun homme, <strong>et</strong> fort peu de femmes, dehors,<br />

n'ont de parapluie. J e n'ai pas envie de me faire distinguer!<br />

- Et d'avoir l'air d'une poule mouillee ; en tout cas,<br />

vous avez reussi a <strong>et</strong>re un humain degouttant, avec<br />

deux « t », s'entend, ajoute Clara au milieu de l'hilarite<br />

generale...


PREMIERES IMPRESSro Oi S DE TERRE-NEUVE 75<br />

Lorsque I'on quitte Port-au x-Basque, pour St. ] ohn's,<br />

par chemin de fer, on est tout d 'abord surpris de I'aspect<br />

particulierernent severe du paysage : des monta<br />

g nes escarpees, ro cheuses, semblent s'elever de tous<br />

cote s, encadrant des prair ies incultes, qu'entrecoupent<br />

d es torrents. Ces monts ne sont pas de haute altitude,<br />

n' atteignent pas I 000 m<strong>et</strong>res, mai s, se dressant du<br />

bo rd de la mer, ils font illusion. L a princip al e chaine,<br />

la Long Range, s'<strong>et</strong>end tout Ie long de la cote ouest,<br />

j usque vers Ie d <strong>et</strong>roit de Belle-Isle, en face du La brador.<br />

E ll e a de nombreuses ramifications dans la direction<br />

de la mer, formant de jolis fjords, comme ceux<br />

d e St. George, de I'Humber River <strong>et</strong> de Bonne Bay.<br />

Au fur <strong>et</strong> a mesure que l'on s' eloigne d e Port-aux­<br />

Basques, on s'apercoit que les villages, rares d'aille<br />

urs, ainsi que la majorite des ecart s, se trouvent sur<br />

Ie bord de la mer ou des fjords : la raison principale<br />

en est que l'ocean est la voie de communication par<br />

excell ence ; il n'y a pour ainsi dire pas de routes dans<br />

c<strong>et</strong>te partie de la colonie. Le plus souvent, les gares,<br />

isolees, sont de simples hangars peints en rou ge; dans<br />

bien des cas, ce qui est qualifie de « station» n'est<br />

qu'un « arr<strong>et</strong> », ou se remarque uniquement un nom<br />

peint en blanc sur une planche. De distance en distance,<br />

aux endroits exposes au vent- ils sont singulierement<br />

nombreux-Ies barrieres it neige dressent leur<br />

silhou<strong>et</strong>te. Nous remarquons qu'au lieu de co nsister<br />

en planches acc clees, comme, par exemple, d ans les<br />

Rocheuses, ce sont des perches minces, separees les<br />

unes des autres <strong>et</strong> maintenues en pl ac e par quelques<br />

lattes t ransversales : ce dispositif it clai re-voie resist e


76<br />

CHAPITRE IV<br />

mieux aux vents imp<strong>et</strong>ueux dont il eparpilte la force<br />

Les quelques habitations que I'on rencontre pres de<br />

la voie Ierree sont d'apparence pauvre, peu attrayante ;<br />

elles ressemblent a de grandes boites en bois, plus<br />

hautes que larges, au to it plat, <strong>et</strong> peintes sou vent en<br />

jaune, sans la plus p<strong>et</strong>ite tentative d'ornementation.<br />

Invariablement, une tres longue echelle est appuyee<br />

au toit, qu'elle depasse : <strong>et</strong> cela rappelle une des<br />

caracteristiques des pueblos indiens de New-Mexico.<br />

On dirait que les gens qui vivent la veulent avoir un<br />

abri, <strong>et</strong> rien de plus.<br />

Un vieux Terre-Neuvien, d'origine ecossaise, dont<br />

nous avons fait la connaissance sur Ie Caribou, <strong>et</strong> dans<br />

notre wagon, nous dit que les maisons de I'ancien<br />

temps <strong>et</strong>aient plus plaisantes; que, toutes primitives<br />

qu'elles fussent, on s'y sentait plus chez soi, avec Ie<br />

large atre, <strong>et</strong> I'ingle nook, l'alcove du coin du feu, ou<br />

toute la famille se reunissait Ie soir pour travailler a<br />

la chandelle, comme dans les fermes ecossaises.<br />

- Aujourd'hui, ajoute-t-il, ou I'on parle tant de confort,<br />

on en a sou vent, dans les campagnes, moins<br />

qu'autrefois. D'ailleurs, dans ce ternps-Ia, on n'aurait<br />

pas vu ce qui a <strong>et</strong>e constate, I'autre jour, pres d'ici :<br />

seize personnes, deux familles, vivant dans une seule<br />

piece, pourvue seulement d'une cloison de toile, <strong>et</strong><br />

sans un seullit! Voila un revers de la medaille dans<br />

ce soi-disant progres provenant de la creation de<br />

centres industriels!<br />

Des que Ie train gravit une eminence, on decouvre<br />

Ie rivage avec ses multitudes de p<strong>et</strong>ites anses, de<br />

baies de toute grandeur. Tout Ie littoral de la colonie


PREMIERES IMPRESSIONS DE TERRE-NEUVE 77<br />

est ainsi : Ie contour des cotes atteint Ie total enorme<br />

de 9000 kilom<strong>et</strong>res! Et quelies cotes! Les cent phares<br />

actuels ne forment que la moitie de ce qui est necessaire<br />

pour rendre la navigation sure. II est assez<br />

curieux de constater qu'en pratique, les diverses<br />

regions restent populairement designees par leurs<br />

baies respectives : les gens vous disent qu'ils habitent<br />

« sur Trinity Bay lIJ au Fortune BaYJ ou Conception<br />

Bay, <strong>et</strong>c., Ie nom du village ri'<strong>et</strong>ant mentionne, souvent,<br />

que si vous ne vous contentez pas de c<strong>et</strong>te approximation<br />

un peu vague.<br />

... Le train cotoie un village assez <strong>et</strong>endu, dans une<br />

charmante situation.<br />

- Skipper, fait I'Ecossais en s'adressant a P<strong>et</strong>itpas :<br />

c'est St. Georges; <strong>et</strong> Ie nom s'epelle comme en France:<br />

il y a nombre de vos compatriotes dans ce district...<br />

- Skipper ? me demande Clara a l'oreille, est-ce un<br />

juron local? Je I'entends de tous cotes.. .<br />

Je lui explique que ce nom, signifiant patron de<br />

bateau de peche, est un titre fort prise des Terre­<br />

Neuviens, qui I'emploient d'une Iacon honorifique a<br />

I'egard de leurs interlocuteurs, com me on dit « Boss 1I<br />

aux Etats-Unis,<br />

L'autre continue :<br />

- La rnajorite des gens de Saint-Georges, Port-aux­<br />

Ports, Grand-Jardin, <strong>et</strong>c., sont des descendants de<br />

deserteurs de navires francais ou de pecheurs de<br />

Saint-Malo.<br />

Nous approchons, dans des paysages de plus en<br />

plus pittoresques, de I'Humber River. D'une rnaniere<br />

generale, il y a peu de fleuves dans la colonie, a cause


78 CHAPITRE 1\'<br />

de la multitude de vallons qui entrecoupent l'interieur;<br />

la plupart des p<strong>et</strong>its cours d'eau s'ecoulent<br />

directement dans la mer. Le fleuvc Ie plus important<br />

est l' Exploits, ainsi nomrne d'apres les hauts faits des<br />

premiers pionniers; il a 300 kilom<strong>et</strong>res de long.<br />

N ous Ie trouverons plus loin sur notre route. Peu<br />

de panoramas sont a la fois aussi charmants <strong>et</strong> grandioses<br />

que celui qu'on decouvre de la voie ferree sur<br />

les hauteurs de Curling, <strong>et</strong> qui s'<strong>et</strong>erid sur Ie fjord de<br />

I'Humber; a notre avis, il vaut, a lui seul , la peine<br />

de faire Ie traj<strong>et</strong> par <strong>terre</strong>. L'<strong>et</strong>ablissement des grandes<br />

scieries <strong>et</strong> pap<strong>et</strong>eries de Corner Brook a donne it c<strong>et</strong>te<br />

region un developpernent qui, aux yeux du touriste,<br />

se manifeste par une animation, un air de prosperite<br />

formant contraste avec Ie reste du territoire.<br />

Peu apres, I'on pen<strong>et</strong>re reellernent dans I'interieur<br />

de Terre-Neuve, C<strong>et</strong> « hinterland» est en grande<br />

partie inhabite <strong>et</strong> imparfaitement connu. II consiste<br />

en un plateau peu eleve, incline vers Ie nord-est, <strong>et</strong><br />

entrecoupe de chaines de hautes coIIines paralleles au<br />

de pies isoles appeles tolts, Les vallees sont parsemees<br />

d'<strong>et</strong>angs, marecages <strong>et</strong> d'une multitude de lacs de<br />

toutes grandeurs, qu'entourent des for<strong>et</strong>s de pins,<br />

sapins <strong>et</strong> cypres aux cimes arrondies. En fait, plus<br />

d'un tiers de l'ile est couvert de lacs. Le plus vaste<br />

est Grand Lake (84 kilom<strong>et</strong>res de long), Ie paradis des<br />

pec/leUrS a La ligne; Red Indian Lake <strong>et</strong> Deer Lake ont<br />

environ 50 kilom<strong>et</strong>res de longueur. ' II se trouve de<br />

ces lacs jusque sur Ie sornm<strong>et</strong> de certaines montagnes.<br />

On pense qu'ils doivent leur origine it l'action des<br />

glaciers qui, it une certaine epoque, couvraient l'iIe


PREMIERES IMPRESSIONS DE TERRE-NEU\ 'E 79<br />

d'une enveloppe de quelque mille m<strong>et</strong>res d' epaisseur.<br />

Pendant trois cent vingt-cinq ans, l'inter ieur de T erre­<br />

Neuve demeura en toure d'un impen<strong>et</strong> rable mys ter e :<br />

en 1822 seulement, un voyageur du nom de Cormack<br />

s'aventura a travers la colonie de Trinity Bay a Saint­<br />

Georges, en compagnie d'un Indien; il reussit, apres<br />

deux mois d'efforts presque surhumains. Le traj<strong>et</strong> par<br />

chemin de fer dans Ie centre de la colonie est loin<br />

d '<strong>et</strong>re monotone, en depit de la rar<strong>et</strong>e des lieux<br />

habites, car il y a une grande vari<strong>et</strong>e de pa ysages,<br />

rappelant so uvent l'Ecosse, parfois la region de s Bras<br />

d' Or, en ITouvelle-E cos se. On est sous I'impression<br />

qu e Ie nombre des lacs, aux <strong>alentours</strong> boises, est<br />

infini...<br />

.. .La grande majorite des voya geurs appart iennen t a<br />

la c1asse ouvriere : Ie touriste est un rara avis! Et c'est<br />

dommage. A une station, cependant, un jeune homme<br />

<strong>et</strong> une jeune fi lle, equipes pour la chasse en For<strong>et</strong>, sac<br />

au dos <strong>et</strong> nu -t<strong>et</strong>e, montent dans Ie train.<br />

- Voila la vie d'<strong>et</strong>e que je comp rends, soupire<br />

Clara,<br />

Mac, Ie Terre-Neuvien ecossais, c1igne de I' ccil :<br />

- Cela me fait toujours sour ire, d it-iI, de vo ir d es<br />

gen s depenser de I'argent pour men er la vie d ure, alors<br />

que tant d'autres la subissent parce qu'ils n'ont pas Ie<br />

sou. Pour eviter des deplaccments d'<strong>et</strong>e couteu x, il<br />

est une bonne rec<strong>et</strong>te : placez des cailloux da ns votre<br />

lit; ajoutez... des punaises de bonne taille, <strong>et</strong> des<br />

couvertures malpropres; <strong>et</strong> vous aurez toutes les jouissances<br />

du camp!<br />

Clara, Ia sportive, fait Ia grimace :


So CHAPITRE IV<br />

Je vous revaudrai "a, mon bonhomme! murmur<strong>et</strong>-elle<br />

en francais, tandis que P<strong>et</strong>itpas <strong>et</strong> Ie Rentier<br />

rient sous cape...<br />

Dans la soiree, nous atteignons la riviere des<br />

Exploits, qui est la principale source de force motrice<br />

11 Terre-Neuve. Apres avoir traverse Ie lac de Red<br />

Indian, elle descend d'une quarantaine de m<strong>et</strong>res par<br />

des rapides formant les Grand Falls, <strong>et</strong>, 14 kilom<strong>et</strong>res<br />

plus en aval, cascade de nouveau 11 Bishop Falls. A<br />

chacun de ces endroits sont de vastes pap<strong>et</strong>eries ; celie<br />

de la premiere de ces localites fournit Ie papier des<br />

journaux du grand syndicat de presse Harmsworth,<br />

en Angle<strong>terre</strong>. La pulpe faite 11 Bishop Falls est<br />

pompee jusqu'a la manufacture precitee, sur une distance<br />

de 12 kilom<strong>et</strong>res. Une visite 11 ces <strong>et</strong>ablisscments<br />

est de nature 11 interesser Ie touriste qui peut en proliter<br />

pour pecher Ie saumon <strong>et</strong> la truite dans ces<br />

parages. La station de Grand Falls est 11 3 kilom<strong>et</strong>res<br />

de ce bourg; elle presente une animation relativement<br />

considerable; pour la premiere fois depuis notre<br />

arrivee dans I'i!e, nous voyons des automobiles. Une<br />

sorte de faubourg, avec des magasins bien eclaires,<br />

fait face a la gare.<br />

- Je ne comprends pas bien, dit l'Oncle, la raison<br />

d'<strong>et</strong>re de ce groupement, dans une place isoleej a c<strong>et</strong>te<br />

distance de Grand Falls.<br />

- Rien n'est plus simple, repond Mac: Grand Falls<br />

est une ville fermee ; elle appartient exclusivement 11<br />

la compagnie anglaisequi dirige la pap<strong>et</strong>erie. Nul n'a<br />

Ie droit d'y ouvrir boutique, ou merne d'y batir une<br />

habitation. Cela est I'affaire de la compagnie. Vir-


PREMIERES IMPRESSIONS DE TERRE-NEUVE 8 1<br />

tu ell ement, les ecole s, les eglises, la magistrat ure<br />

sont sou s la coupe de celle-ci, Par suite , les independa<br />

nts so nt reduits a se grouper hors des limites citadines<br />

. ]usqu'ici, pres de la gare, ils on t pu vivre a<br />

leur guise, quoiqu'il ait <strong>et</strong>e fait des efforts p ou r<br />

soustraire ce terrain aussi au public <strong>et</strong> a la libre concurrence..<br />

.<br />

- Hum! ... C'est assez rnoyen ageux, c<strong>et</strong> <strong>et</strong>at de<br />

choses-Ia l fait Ie Rentier. Et au Nouvea u Me nde,<br />

encore! Mai s les ouvriers, comment sont-ils trait es?<br />

- Oh! pas mal. Mai s ils doivent faire'leur deuil d e<br />

toute ch an ce d'avance ment. Avec des perspectives de<br />

ce genre dans les centres in du striels, il n'est pas <strong>et</strong>o nna<br />

nl que les Terre-Neuviens ernig rent vers les Etats­<br />

U n is .<br />

- Ce1a n'ernpeche pas que vos Newfoundlanders,<br />

une lois a I'<strong>et</strong>ranger, n'ont qu'une chose dans la t<strong>et</strong>e :<br />

revenir dans c<strong>et</strong>te ile, Oll aucun avenir ne les attend,<br />

s' ecrie Clara, qui a une dent contre Mac.<br />

- Ah! par exernple !. ..<br />

- Ne connaissez-vous done pas la traditionnelle<br />

anecdote ? Un voyageur qui, un jour, parcourait Ie<br />

Paradis, y trouva les gens de to utes nations dans une<br />

beatitude parfaite, jovials, <strong>et</strong> portant leur halo cranement<br />

sur l'oreille. Mais, dans un coin, un g ro upe<br />

inconsolable <strong>et</strong>ait enchaine au sol : c'<strong>et</strong>aient les Terre­<br />

Neuviens , q u'il fallait tenir attaches pour les empecher<br />

de r<strong>et</strong>ourner chez eux!...<br />

- Messieurs, demande subitement P<strong>et</strong>itpas, savezvous<br />

ce que c'est que c<strong>et</strong>te region que nous traversons<br />

maintenant, trop vite a mon gre ?<br />

TF.JlRF-:r-;F:l: \E.


82 CHAPITRE IV<br />

Non..., pas exactement. .., repond Ie Rentier,<br />

surpris.<br />

_ Eh bi en! c'est Ie territoire qu'habitaient les<br />

membres d'une race aujourd'hui disparue : le s Beot<br />

hucks ...<br />

- Ah! int errompit Cla ra , ce sont la les malfait eurs<br />

qui bap ti serent les montagnes <strong>et</strong> lacs de nom s comme<br />

ceux que j' ai copi es ic i, car je ne pu is les pron on cer ;<br />

voyez : Anniecopsqu otch, Ahnachanjeesh, L ewaseechjeech.<br />

Quelles cordes vocales ils devaient avoir, ces sauvages-Ia<br />

! En tout ca s, si tel <strong>et</strong>ait leur langage, il s a nt<br />

bie n fa it de disparaitre !<br />

- Ma de moiselle, fait Pe titpas avec vivacite, nous<br />

p:u lons de chases serieuses ! J'allais dire qu 'i l n'est<br />

pas absolument sur que les Beothucks aient d is paru .<br />

II n'est peut-<strong>et</strong>re pas impossible que des individus<br />

aient emigre au Labrador, <strong>et</strong> se soient melanges aux<br />

Montagnais...<br />

Eh bien! apres P demande I'incorrigible jeune<br />

fIlle.<br />

Apres >Vous avez une singuliere mariiere d'envisager<br />

les problernes <strong>et</strong>hnographiques! Je me propose<br />

d'<strong>et</strong>udier la question, si c'est possible; <strong>et</strong> c'est pour<br />

cela que je suis venu a Terre-Neuve !<br />

Et, tandis que Clara marmotte quelque chose sur<br />

les gens qui ant du temps a gaspiller, le savant se m<strong>et</strong><br />

en devoir de nous expliquer que ces premiers habitants<br />

de Terre-Neuve,quoique qualifies d'Indiens, n'avaient<br />

pas les caracteristiques du Peau-Rouge. D'abord, ils<br />

n'<strong>et</strong>aient pas rouges, mais des « faces pales II qui se<br />

teignaient la peau avec de l'oxyde de fer comme pro-


PREMIERES IMPRESSION S DE. TERRE-NEUVE 83<br />

tec tio n contre les insectes ; ils n' avaient pas de pomm<strong>et</strong>t<br />

es sa rllantes , leur crane <strong>et</strong>ai t du type d it (( g ermamqu<br />

e », <strong>et</strong> leur ossature extremement pu issante,<br />

avec de doubles articulations . O n pense q ue ces<br />

Be ot hucks <strong>et</strong>aient originaires de quelque contree civi­<br />

Iisec .<br />

L'Oncle, c' est son fa ible, ne la isse jamais P<strong>et</strong>itpas<br />

disserter longtemps sans interruption.<br />

- La migra tion de ce tt e pe up la d e myst erieuse,<br />

di t-i l, ne doit pas remonteraI'antiqui te , car les fouilles<br />

n'ont rien revele de tres ancien.<br />

- O h ! vou s avez <strong>et</strong> ud ie la question ? fait P <strong>et</strong>it pas<br />

un peu dcpite, vous av ez lu les ar icles du docteur<br />

Jenness, je Ie vois. Mai s, mal gre l'autorite de c<strong>et</strong><br />

anthropologiste cana dien, si j'adm<strong>et</strong>s que les Beothucks<br />

ont influence la culture esquimau, je ne sauralS<br />

...<br />

Je ri'entendis pas la fin, Clara <strong>et</strong>ait partie d'un fou<br />

rire:<br />

- Ah! ah! la culture esquimau..., e1le est bonne,<br />

cellc-Ia !<br />

Le savant lui j<strong>et</strong>a un regard acere <strong>et</strong> se tint coi,<br />

boudeur. Pour .en finir avec ce suj<strong>et</strong> un peu <strong>et</strong>range,<br />

ajoutons que les pauvres Beothucks, qui <strong>et</strong> aient inoffensi<br />

Is, furent plus ou moins extermines par les premiers<br />

pionriiers de lacolonie, <strong>et</strong> aussi par les Esquimaux<br />

venus du Labrador. Toujours est-il que, vers 1820,<br />

leur nombre <strong>et</strong>ait extremement reduit. Traques comme<br />

des beres fauves, ils a'enfoncerent dans I'mterieur de<br />

' I'He , ou on les perdit de vue. En 1825, on se decida it<br />

envoyer une expedition officielle a leur recherche;


CHAPITRE IV<br />

mais ell e ne trouva plus que des ve tern ents de peau<br />

abandonnes, des debris de pirogues, des tombes <strong>et</strong> des<br />

ossements, dans 10, region du lac de Red Indian. C'est<br />

la un des plus tristes ch apit res de l'histoire d es aborigenes<br />

d e l'Arnerique du Nord.<br />

Quant aux enqu<strong>et</strong>es faites par P<strong>et</strong>itpas, rclatons<br />

d'ores <strong>et</strong> d eja, pour ne plus avoir a revenir sur c<strong>et</strong>te<br />

question, qu'elles n'aboutirent qu'a 10, decouverte du<br />

fait suivant. Le dernier representant connu de c<strong>et</strong>te<br />

race est une femme du nom de Shanawdithit, d'une<br />

grande beaute <strong>et</strong> d'une conduite exemplaire, qui avait<br />

<strong>et</strong>e recueillie par des trappeurs en 1823, <strong>et</strong> mourut<br />

six ans plus tard it St. John's, ou die <strong>et</strong>ait servante<br />

it tout fa ire, dans une ma ison bourgeoise ... Un epi­<br />

logue bien <strong>terre</strong> a <strong>terre</strong> de 10, grande tragedie <strong>terre</strong>-<br />

. II<br />

neuvlenne ... .<br />

.. .Lorsqu'on att ei nt , a I'es t de la colonic, la perrinsule<br />

d'Avalon, on jouit de nouveau de panoramas<br />

<strong>et</strong>endus, c<strong>et</strong>te fois sur les baies de Trinity <strong>et</strong> de Conception,<br />

les plus peuplces de la colonic. Ils sont peut<strong>et</strong>re<br />

un peu moins grandioses, mais plus reposanls que<br />

les paysages si accidentes de la cote ouest. Le voisinage<br />

irnm ediat de 10, voie Ferree, cependant, est passablement<br />

fruste, parfois presque sauvage, toujours<br />

<strong>et</strong>range. On conceit qu'un tel pays ait eu, pour ses<br />

habitants, une attraction qui <strong>et</strong>ait irresistible a une<br />

J. Aux personnes q u'mteresserait une <strong>et</strong>ude de ce tte qu estion,<br />

nous recommandons les travaux de M. J. P . Howley, <strong>et</strong><br />

The Vanished Race, de M. Arthur English (Garand, editeur,<br />

a Montreal).


PRBlIERES IMPRESSIO NS DE TE RRE-NE UVE 85<br />

epoq ue ou les conditions economiqucs <strong>et</strong>.aic nt infi nimen<br />

t pl us simples. On <strong>et</strong>a it heureux alors... Un refl<strong>et</strong><br />

de c<strong>et</strong> <strong>et</strong>at d'esprit se r<strong>et</strong>rouve dans certains noms d e<br />

localite s : Hearth's Desire, Heart h's Content, Hearth's<br />

Delig ht , Ie D esir du Cceur, Ie Co ntent ement du Cceur<br />

<strong>et</strong> les D elices du Cceur !<br />

- Oh! voila Ie premier lerre-n euve que j'aie jamais<br />

rencorit re ! s'ecria Clara en nous montrant, par la<br />

fen<strong>et</strong>re du wagon, un gros ch ie n noi r, aux longs p oi Is<br />

luisants <strong>et</strong> un peu fr ises, a la t<strong>et</strong> e pui ssante.<br />

- Celui-ci n' est pas un pu r sa ng, d ecl are Mac : trop<br />

bas sur pattes. En fait, si l'o n voit beau coup de so id<br />

isant <strong>terre</strong>-<strong>neuve</strong>s dans l' Ile , il y en a peu de pure<br />

brred, en d eh ors des chiens cleves par des professionnels<br />

ou des amateurs ec laires t els que M, Harold<br />

Ma cP he rson, des Royal Stores, au quel so nt dus les<br />

plus beaux specimens connus, Pour vous, Francais, il<br />

d oit ctre interessant d'apprendre que Ie <strong>terre</strong>-<strong>neuve</strong><br />

est Ie descendant du chien de berger des Pyrenees,<br />

irnporte apparemment, au d ix-scpt ierne siecle, comme<br />

pr otection contre les loups. Du cro isement de ces<br />

b<strong>et</strong>cs avec les epagneuls importes pour la chasse, est<br />

sortie la race actuelle.<br />

Le <strong>terre</strong>-<strong>neuve</strong> pese en moyenne 60 kilogrammes, avec<br />

une taille de quelque 65 centim<strong>et</strong>res 11 l' epaule. D'ordinaire<br />

d'un no ir de jais, il est parfois blanc ou noir ct .<br />

blanc. Ses principales caracteristiques sont sa t<strong>et</strong>e<br />

massive, qui semble merne enorrne 11 premiere vue; ses<br />

pattes palrnees facilitant la natation; un e couche inferie<br />

ure de fourrure, sous les longs poi Is, sans doute<br />

impermeable; enfin, la lenteur presque majestueuse de


86 CHAPITRE IV<br />

ses mouvements. C'est un admirable plongeur, <strong>et</strong> il n'a<br />

pas son egal pour rapporter Ie gibier d'eau blesse par<br />

Ie chasseur; jamais il n'abimc I'oiseau en Ie tenant<br />

dans sa gueule. Dans Ie nord de la colonie, Ie <strong>terre</strong><strong>neuve</strong><br />

est utilise comme b<strong>et</strong>e de trait en hiver. Un de<br />

ceschiens remplace, dit-on, trois huskies du Labrador<br />

<strong>et</strong> a sur ceux-ci l'avantage d'une grande docilire <strong>et</strong> de<br />

l'absence de Ierocite. En route, un traineau allele de<br />

ces chi ens peut marcher du lever au coucher du soleil,<br />

a raison de 12 a 15 kilom<strong>et</strong>res a I'hcure.<br />

- Pendant de courtes periodes, dit Mac, dans les<br />

descentes, je suis arrive a une vitesse de 45 kilom<strong>et</strong>res<br />

a I'heure. Et l'animal se nourrit de peu : deux<br />

harengs sales au maximum par jour suffisent en<br />

general.<br />

Parmi les innombrables sauv<strong>et</strong>ages effectues par<br />

c<strong>et</strong>te excelIente b<strong>et</strong>e, sur les cotes de Terre-Neuve, on<br />

cite surtout Ie cas du steamer cot ier Ethie qui fit naufrage<br />

avec quatre-vingt-douze passagers a bord, en<br />

decembre 1919. Une mer d emontee ernpechait tout<br />

Iancemcnt de bateau. Au commandement de son maitre,<br />

sur Ie rivage, un jeune <strong>terre</strong>-<strong>neuve</strong> se j<strong>et</strong>te dans !es<br />

fiots Furieux, nage jusque pres d'une corde j<strong>et</strong>ee du<br />

navire, en saisit Ie bout, <strong>et</strong>, sans jamais la Iacher,<br />

malgre les efforts desesperes qu'il lui fal lait faire, il<br />

la rapporte 11 la cote. On y attache alors un gros<br />

cable, qui est hisse a bord par I'equipage ; <strong>et</strong> bientot<br />

un systerne de va-<strong>et</strong>-vient perm<strong>et</strong> de sauver les matelots<br />

<strong>et</strong> les passagers, y compris un p<strong>et</strong>it bebc, qui<br />

franchit la distance dans un sac postal.<br />

Rien ne saurait mieux depeindre le <strong>terre</strong>-<strong>neuve</strong> que


PREMIERES IMPRESSIONS DE TERRE-NEUVE 87<br />

ccs Iigncs de I'epitaphe dediee par Byron a cclui qui<br />

lui <strong>et</strong>ait si cher :<br />

Pres d'ici reposent<br />

les rcs tes d'u n <strong>et</strong> re qu i po sse dair la Beaute , sa ns Vanite ,<br />

la Fo rce , sans Vi ol enc e; Ie Courage, sans Insolence, <strong>et</strong> t o ut e s<br />

les Ve rtu s de l'Hom me, sans St:S V ice s 1 !<br />

I. On pe ut se re porter sur Ie rerre-neuvc, a un tre s i nt eres<br />

sa nt a rt icle de M. H . Mac Phc rso n , d an s Tile V<strong>et</strong>era n, de<br />

de ce m bre 1926 (51. J ohn' s, X fld),


A Sf. John's<br />

CHAPITRE V<br />

Terre-Neuve est si generalement consideree comme<br />

un pays perdu, depourvu des avantages de la civilisation,<br />

qu'on a quelque peine a se figurer qu'il y existe<br />

une ville, non seulement tres importante commercialcrnent,<br />

rnais aussi tres moderne sous bien des rapports,<br />

avec des tramways electriques, des autobus, des<br />

grands magasins de d<strong>et</strong>ail aux multiples departments<br />

comme ceux de Londres ou New- York; un hotel<br />

somptueux, rivalisant en confort <strong>et</strong> dimensions avec<br />

les <strong>et</strong>ablissements de premier ordre d'Europe ou<br />

d' Amerique.<br />

Toutefois, I'impression produite sur Ie nouveau<br />

venu par 51. John's differe selon qu'il arrive par eau<br />

ou par voie de <strong>terre</strong>. Lorsque Ie voyageur s'approche<br />

du port sur un navire, il est saisi par I'originalite du<br />

paysage qui se deroule devant lui. Tout d'abord, il Iui<br />

semble marcher vers une ba rr iere de hautes falaises<br />

sans solution de continuite. Mais, subitement, apparait<br />

l'<strong>et</strong>roit gouJ<strong>et</strong> entre les rochers a pic; ceci franchi,<br />

on debouche dans Ie port interieur, sorte de fjord<br />

minuscule: <strong>et</strong> route la ville se montre soudain, en<br />

terrasses, dorninee par les tours de la cat hedrale<br />

catholique. C'est un coup d'ccil quasi fecrique, inoubliable,<br />

quoique empreint d'une <strong>et</strong>range melancolie ,


A ST. JOHN'S 89<br />

Celui qui fait simplement escale a St. John's conserve<br />

surtout ce souvenir. II en est autrement si vous atteignez<br />

la capitale de Newfoundland par chemin de fer,<br />

apres avoir traverse toute la colonie. Pendant quelque<br />

vingt-sept heures, vous avez parcouru un pays aux<br />

. vastes horizons, a la population tres clairsernee, ou<br />

vous vous <strong>et</strong>es senti en contact intime avec une nature<br />

agreste, tres primitive. Vous n'avez passe par aucune<br />

ville; vous avez a peine entrevu quelques villages ou<br />

hameaux, generalement dans Ie lointain; <strong>et</strong> ceux-ci<br />

<strong>et</strong>aient si pittoresques, si gracieusement situes que,<br />

occupe aadmirer I'ensemble, vous negligiez les d<strong>et</strong>ails.<br />

On arrive a St. John's avec du ciel bleu, de la verdure<br />

<strong>et</strong> des fieurs plein les yeux : avec des visions de lacs<br />

innombrables, de torrents alpestres, de jolies baies<br />

parsemees de cottages de diverses couleurs, entoures,<br />

chacun, de barrieres bien blanches... <strong>et</strong> , tout a coup,<br />

Ie ciel devient sombre, l'atrnospherc fumeuse, tandis<br />

que Ie convoi s'engage dans une sorte de gorge<br />

rocheuse sur les flancs escarpes de laquclle s'<strong>et</strong>agent,<br />

on dirait presqlte se superposent, des maisons ouvrieres<br />

extrernernent peu attrayantes. Dans bien des<br />

villes du Nouveau Mende, la gare, pour des raisons<br />

cl'econcrnie ou de necessite topographique, se trouve<br />

dans la plus vilaine partie de la localite ; les rues les<br />

plus belles se devoilent au fur <strong>et</strong> a mesure que I'on<br />

s'eloigne de la voie ferree , A St. John's, il n'en est<br />

pas ainsi : tout est uniforrnement laid <strong>et</strong> triste. Merne<br />

la section ou demeurent les residents les plus riches,<br />

<strong>et</strong> les abords du Parlement, tout au haut de la col line,<br />

sont plut6t d esagreables a I'ceil. Si I'on cherche a


CHAPITRE v<br />

analyser c<strong>et</strong>te impression de laideur, on y voit des<br />

causes complexes: I'absence de verdure, celie de trottoil'S<br />

dans nombre de rues, un eclairage absolument<br />

insuffisant, <strong>et</strong> surtout Ie manque total de coqu<strong>et</strong>terie,<br />

du sens estherique Ie plus el ernentai re dans la construction<br />

des maisons. Peut-<strong>et</strong>re les habitants ont-ils Ie<br />

sens utilitaire devcloppe d'une Iacon extraordinaire :<br />

toujours cst-il qu'ils semblent s '<strong>et</strong>re attaches a bannir<br />

des facades de leurs residences ou magasins tout ce<br />

qui se rapproche de l'ornementation. II en result e que<br />

la plupart des ma isons d'habitation, entrepots, boutiques,<br />

bureaux, ont I'apparence de grandes boltes de<br />

bois, peintes it la diable, <strong>et</strong> percees d'ouvertures donnant<br />

par trop I'rdee qu'ellcs repondent it une necessite<br />

absolue, ou plutot constituent un mal necessair e,<br />

L'artere principale, Water Stre<strong>et</strong>, qui a quelque 2 kilom<strong>et</strong>res<br />

de long, <strong>et</strong> ou se concentre la plus grande<br />

partie de I'activite de toute la colonic, donne prise it<br />

des critiques analogues. Bien qu'elle soit batie de<br />

briques rouges, <strong>et</strong> qu'rl y ait <strong>et</strong>e fait quelques efforts<br />

de decoration, elle est d'une monotonie lamentable,<br />

que n'arrivent pas it rompre trois ou quatre banques,<br />

elegamment construites, mais perdues dans la masse<br />

de maisons cxigues, ni un Palais de Justice monumental,<br />

d'un style original.<br />

Dans les cites du Nouveau Monde, la tendance est,<br />

de plus en plus, vel'S Ie Civic Centre, ou se groupent,<br />

dans une sorte de square, autant d'edifices publics<br />

que possible. C'est lit une excellente idee, aussi bien<br />

au POIOt" de vue pratique que sous Ie rapport esth<strong>et</strong>ique;<br />

mais elle n'est pas toujours d'application facile.


CHAPITRE V<br />

I'appar en ce de forteresse fcod ale dont nous avons<br />

parle plus haut, on remarque que Ie t roisieme <strong>et</strong>age<br />

de cc tribunal se trouve de plain-pied avec la rue<br />

voisine, Duckworth Stre<strong>et</strong>, parallele a celle ou vous<br />

<strong>et</strong>es. Pour la comrnodite des pi<strong>et</strong>ons, un escalier de<br />

soixante-dix-huit marches, sur Ie flanc du Palais de<br />

J ustice, unit les deux rues. Vous apercevez, plus haut<br />

que Duckworth S tre<strong>et</strong>, le cote de la grande cat hedrale<br />

anglicane; <strong>et</strong>, plus haut encore, la facade de la<br />

vaste eglise m<strong>et</strong>hodiste, alors qu'a l'cst de la cathedrale<br />

s'cleve le temple maconnique, dans une position<br />

si excentrique qu'il parait <strong>et</strong>re sur Ie bord d'un precipice.<br />

L'ensemble, avec son arrie re -plan de maisons<br />

en terrasses, est extre rnernent bizarre. Et ce n'cst la<br />

qu'un exemple des surprises reservccs au visiteur pour<br />

pe u qu'il se donne la peine de circule r a pied <strong>et</strong> de<br />

regarder. A chaque instant, sur les rues paralle les au<br />

po rt, <strong>et</strong> longeant par consequent le rocher, s'ouvrent<br />

des venelles pour pi<strong>et</strong>ons, <strong>et</strong> dont la chaussee se compose<br />

de marches, avec des paliers de distance en<br />

distance. Elles rap pellent certaines ruelles du Mont ­<br />

Saint-Michel. Quant aux vehicules, il y a bien, a<br />

divers endroits, des sortes de rampes en lac<strong>et</strong>s ; mai s,<br />

lc plus souvent, voitures a chevaux <strong>et</strong> automobiles<br />

doivent gravir ou descendre les rues perpendiculaires<br />

au port, lesquelles sont larges, gencralement sa ns<br />

trottoirs, <strong>et</strong> 11 pentes invraisemblables. J e croyais q ue<br />

les fameuses « ca rioles » de Quebec d<strong>et</strong>enaient Ie<br />

record des courses vertigineuses. C'<strong>et</strong>ait une erreur .<br />

La palme appartient aux cochers <strong>et</strong> chauffeurs de<br />

St. John's. J e ne m'imaginais pas qu'on put d evaler,


A ST. JOHN'S 93<br />

a une vitesse de 50 kilom<strong>et</strong>res a I'heure, Ie long de<br />

parcilles inc1inaisons, <strong>et</strong> debouchcr en der ap an t dans<br />

un e rue pleine de vehicules <strong>et</strong> dc g ens, sans causer un<br />

effr oyaLle grabuge. Ce que je sais bien, c'est qu e,<br />

nombre de fois, a quelque tournant, j 'a i <strong>et</strong>e oblige<br />

d 'accomplir des prodiges d'ag ilire pour echapper a un<br />

carnian au a une auto degringolant du haut de la ville<br />

sans aucun souci de la casse, C<strong>et</strong> <strong>et</strong>at de chases est<br />

d'autant plus <strong>et</strong> onnant quc certaines de ces rues,<br />

comme King's Road, Prescott Stre<strong>et</strong> <strong>et</strong> surtout Halloway<br />

Stre<strong>et</strong> sont de tels raidillons qu'en descendant,<br />

Ie pi<strong>et</strong> on est parfois entraine a prendre Ie pas de<br />

course. Quand on atteint Ie somm<strong>et</strong> de la colline, on<br />

a I'impression tres n<strong>et</strong>te de la lutte qu'il a fallu so utenir<br />

co nt re la « maratre nature» pour bat ir un e cite<br />

d ans ces condition s, Des ar<strong>et</strong>es d e roe s se montrent<br />

de toutes parts entre les mais on s <strong>et</strong> le s ba t irnents<br />

publics. Des espaces vagues assez vas tes indiquent,


9+<br />

CHAPITRE V<br />

serree sur son rocher, rappelle certaines cites d'Asie<br />

Mineure. Du reste, si St. John's est pittoresque a<br />

regarder de bas en haut, il ne rest pas mains vu de<br />

haut en bas. Du parvis de la cathe drale cat holique, de<br />

celui du Parlement, de la caserne des pampi ers a<br />

I'emplacement de Fort T ownsand, du Ne wfoundla nd<br />

Hotel sur Ie site de I'ancien Fort Williams, de toutes<br />

les p<strong>et</strong>ites terrasses qui se ren contrent de distance en<br />

distance, la vue sur les rues inferieures, Ie port, les<br />

montagn<strong>et</strong>tes separant celui-ci de I'ocean <strong>et</strong> Ie g oul <strong>et</strong><br />

borde de falaises escarpees , c<strong>et</strong>te vue a peu d 'egal es<br />

<strong>et</strong> ne vous lasse jamais.<br />

C'est sous ce rapport pittoresque, <strong>et</strong> non sous celui<br />

d e ses monuments, qu e la capitale de Terre-Neuve<br />

merit e l'attention du touriste; <strong>et</strong>, a ce point d e vue, il<br />

semble que la plupart des gens qui cherchent a faire<br />

de la reclarne a St. John's fassent fausse route, surtout<br />

en s'adressant a de futurs visi teurs originaires<br />

des grandes cites americaines ou europeennes. Mais,<br />

apres tout, c'est la un travers dans lequel tombent<br />

bien des cites de second ordre. En fait, c<strong>et</strong>te ville n'a<br />

aucun edifice ou monument valant la peine d'une<br />

visite de la part de I'<strong>et</strong>rangcr, sauf un p<strong>et</strong>it rnusee<br />

d'inter<strong>et</strong> local <strong>et</strong> un War Memorial. Ce dernier, sur un<br />

escarpement entre deux rues, face a l'entree du port<br />

<strong>et</strong> dominant les docks des transatlantiques, est un des<br />

monuments les plus impressionnants que j'aie jamais<br />

vus au Nouveau Monde. S . John's n'a pas de statues.<br />

Comme j'en faisais la remarque, un bon bourgeois me<br />

repondit : « A quai bon? » C'est vrai. On ne voit pas<br />

tres bien qui c<strong>et</strong>te viJle si utilitaire pourrait ainsi<br />

,


A SI. JOHN'S<br />

honorer . John Ca bot est Ie seul personnage qui vienne<br />

a l' esprit; mais, main-enant, il n'est pas du tout sur<br />

qu 'il ai t d ecouvert Terre-l Teuve en 1497. II y a b ien<br />

enc ore sir Humphrey Gilbert, la figure his torique la<br />

pl us proerninentc de c<strong>et</strong>te He; mais, apres tout, Ie fait<br />

qu'e n 1583 il prit solennellement possession de la<br />

nouvelle colonie au nom de la reine Elisab<strong>et</strong>h, ce<br />

fai t ne dit pas grand'chose aux N ewfound la nd ers qui,<br />

s' ils sont loyaux vis-a-vis de l'Angle<strong>terre</strong>, n' aiment<br />

pas particulierement les An glais, - pas asse z, en tout<br />

cas, pour leur eriger des statues ! T oujours est-il q ue<br />

les habitants ant juge plus pr atique d' elever d es<br />

monuments comm ernoratrfs d ans d ifferents endroits<br />

de la cite a des gens d e la loca lit e, pr<strong>et</strong>res, gardesmalades,<br />

<strong>et</strong> c., qui an t sacrifie le ur vie dans d es sauv<strong>et</strong>ages,<br />

des e pidemics locales de typhoide au d'influenza.<br />

II est indeniable que I'idee a son cote<br />

meritoire , quelque chose de crane merne, sous une<br />

apparence plutot <strong>terre</strong> a <strong>terre</strong>.<br />

Nous parlons plus haut de Cabot. On a donne son<br />

nom a la Tour des signaux qui s'eleve a I'entree du<br />

port , sur la falaise rocheuse de quelque 200 m<strong>et</strong>res de<br />

haul. C<strong>et</strong>te tour, dans la capitale de Terre-Neuve, joue<br />

un role autrement important que ceux de , otre-Dame<br />

de Fourvie re a Lyon au d e Notre-Dame de la Garde<br />

a Marseille. C'est presque Ie symbole de St. John's;<br />

<strong>et</strong> les fils de c<strong>et</strong>te ville qui se rencontrent a I'<strong>et</strong>ranger<br />

padent d'elle avec at tendrissernent. Le touriste n'est<br />

pas laisse en repos jusqu'a ce qu 'il ait pu affirrner avoir<br />

appose sa signature sur Ie registre ad hoc depose dans<br />

la Tour; faute de remplir c<strong>et</strong>te forrnalite, il reste dans


95<br />

CHAPITRE V<br />

la categoric des indiffercnts, des visiteurs de pacotille,<br />

sinon des hostiles. La Signal Tower, du reste, ne<br />

se laisse pas oublier : c'est d'elle que part, it midi, Ie<br />

coup de canon, d'utilite problernatique, qui est si<br />

cher it la population. Depuis 1901, la Colline des<br />

Signaux a re«u un extraordinaire regain de popularite,<br />

parce que c'est de lit que Marconi expedia son premier<br />

message sans iii en Europe.<br />

*<br />

* *<br />

Au debut de ce chapitre, nous avons dit qu'une des<br />

attractions de St. John's, pour Ie voyageur, c'est la<br />

morue. Ceci ne doit pas se prendre au point de vue<br />

culinaire. Au contraire ! L'<strong>et</strong>ranger a vite assez de ce<br />

m<strong>et</strong>s qui revient trop souvent sur Ie menu, parfois<br />

meme impudemment deguise sous Ie nom de fi l<strong>et</strong> de<br />

sole..., <strong>et</strong> est plus mal appr<strong>et</strong>e qu'en France. Mais ce<br />

qui offre un grand inter<strong>et</strong>, c'est l'industrie elle-rneme,<br />

<strong>et</strong> surtout ses manifestations exterieures. La morue :<br />

on la voit, on la sent, on I'entend presque, car el le<br />

fait Ie su j<strong>et</strong> d'innombrables conversations, transactions<br />

<strong>et</strong> messages telephoniqucs. Des que ce poisson<br />

est debarque, la foule se porte aux <strong>et</strong>als, - sou vent de<br />

simples brou<strong>et</strong>tes, - <strong>et</strong> fait son choix, A certains<br />

moments, on dirait que chaque personne rencontree<br />

porte une morue : femmes, enfants, douaniers ou policemen<br />

en uniforme, voire merne des commis ou hommes<br />

d'affaires echappes un instant du magasin ou du<br />

bureau; il n'est pas rare de rencontrer un automobiliste<br />

conduisant sa machine d'une main, tandis que de


A ST. JOHN'S 97<br />

l'autre, il laisse pendre, a I'exterieur de la voiture,<br />

une grosse morue sanguinolente. Parfois Ie poisson est<br />

decemment enveloppe : mais generalernent I'ach<strong>et</strong>eur<br />

la tient simplement suspendue par une des ouies ; c'est<br />

plus simple, <strong>et</strong> Ie Newfoundlander a horreur des complications.<br />

II n'y a pas encore bien longtemps que<br />

toute la viIle avait l'odeur caracteristique de la morue;<br />

c'<strong>et</strong>ait a l'epoque ou les secheries s'<strong>et</strong>endaient entre Ie<br />

port <strong>et</strong> \Vater Stre<strong>et</strong>, principalement sur les toits des<br />

batirnents.<br />

- Et cela n'<strong>et</strong>ait rien, me disait un vieux resident,<br />

en comparaison de ce qui avait lieu au temps de mon<br />

grancl'pere : alors, les flakes - clayonnages en forme de<br />

tonneIle <strong>et</strong> formant sechoir - s'avancaient jusqu'au<br />

milieu de Water Stre<strong>et</strong>; <strong>et</strong> les pi<strong>et</strong>ons passaient dessous,<br />

comme sous des arcades.<br />

- Joliment commode, ce procede-la, fit observer Ie<br />

Rentier: on pouvait ainsi circuler a I'abri des internperies<br />

P<br />

- A l'abri? riposta Clara, est-ce que vous vous imaginez<br />

que ces flakes <strong>et</strong>aient <strong>et</strong>anches > Au lieu d'eau<br />

propre, Ie passant, en cas de pluie, recevait evidernment<br />

sur la t<strong>et</strong>e de la lavure de poisson.<br />

- C'est vrai, dit Ie vierllard, mais a c<strong>et</strong>te epoque<br />

ici, pea de gens marchaient dans Water Stre<strong>et</strong> pour<br />

leur agrement personnel; <strong>et</strong> ceux qui sortaient pour<br />

affaires n'y regardaient pas de si pres !. ..<br />

Aujourd'hui, les secheries de morue sont de I'autre<br />

cote du port, au sur les pentes de la Collme des<br />

Signaux; aucune odeur ne revelerait la presence de ce<br />

poisson dans la cite proprement dite, si votre ned


98 CHAPITRE V<br />

olfa<strong>et</strong>if ne vous la signalait par trop souvent dans les<br />

restaurants <strong>et</strong> residences. On a aussi parfois de desagreablcs<br />

surprises. Un jour, par exemple, j'entrai<br />

dans un magasin de nouveautes ; une violente odeur de<br />

morue me prit 11 la gorge. Un employe rn'expliqua<br />

qu'il exi stait un depot de poisson sale dans Ie soussol.<br />

- On s'y accoutume, ajoute-t-il philosophiquement.<br />

- Je n'cn doutc pas! fis-je faiblement en rn'esquivant.<br />

Pour t erminer mes empl<strong>et</strong>tes prematurernent<br />

interrompues, j'entrai dans un autre emporium d'apparenee<br />

attrayante. Helas ' je jouais de malheur, ce jourla.<br />

Cela sentait la morue 111 aussi, mais avec une telle<br />

ilcr<strong>et</strong> e, quelque chose de si nauseabond, que je me<br />

dcmandai comment commis <strong>et</strong> vendeuses pouvaient<br />

vivre dans une atmosphere de c<strong>et</strong>te espece,<br />

- Sapristi! s'ecria l'Oncle en sc bouchant Ie nez,<br />

pour qu'un magasin comme celui-ci ait des pratiques,<br />

il faut que la marchandise soit d'une qualite exceptionnelle!<br />

Renseignements pris, no us eumes la de de I'enigrne.<br />

L'<strong>et</strong>ablissement est bati sur les ruines d'un entrepot<br />

de morues ; lorsque ce dernier fut d<strong>et</strong>ruit par un incendi<br />

e, des quintaux de poissons fondirent, <strong>et</strong> leur graisse<br />

irnpregna Ie b<strong>et</strong>on du sous-sol 11 un tel point que la<br />

pu anteur est apparernment indestructible. Hiltonsno<br />

us d'ajo uter que les deux cas que no us venons de<br />

citer sont exc eptionnels ; mais ils sont caracteristiques<br />

lie c<strong>et</strong>te capitale du Royaume de la Morue!<br />

Quand on s'aventure dans les quartiers excentriques<br />

mila morue se se che, on se croit transporte en un


A ST. JOH N'S 99<br />

autre mond e, ou Ie poisson domine, <strong>et</strong> les conditions<br />

d'exi sten ce bu maine lui sont subo rdo nnees, L a place<br />

princ ipale est d onnee au x flakes, aux sech o irs ; sur Ie<br />

peu d'espace restant, Ie pecheur <strong>et</strong> sa famiIle s'a rrangent<br />

tant bien que mal pour vivre <strong>et</strong>, si possible, cult<br />

iver un minuscule jardin<strong>et</strong>, tout au moins une platebande<br />

ave c q uelq ues fleurs anerniq ues, Au milieu de<br />

ces roes, 'on cherche parfois l' eau potable it une distance<br />

qui semble considerable l'hiver, alors que les<br />

pentes sont recouvertes de glace. Frequernment, a<br />

cause, de l'inclinaison du sol, les clayonnages constituant<br />

les flake s forment une voute au-dessus du chemin<br />

, ainsi q ue cela se passait jadis dans l'artere principale<br />

de St.John's. L e touriste, toutefois, est apte<br />

it se rneprendre it la vue des habitations de c<strong>et</strong>te partie<br />

de la population. L'apparence de delabrement, Ie<br />

manque de confort sont tels qu'il en conclut presque<br />

inevita blernent it la misere la plus abjecte. S'il ecrit,<br />

il relate eel a dans ses Impressions ... <strong>et</strong> s' attire Ie courroux<br />

indigne, autant que legitime, de ses lecteurs <strong>terre</strong>neuviens.<br />

La verite parait <strong>et</strong>re que ces pecheurs sont<br />

pauvres, imprevoyants <strong>et</strong> negligents : mais non malbeureux.<br />

Depensant vite Ie peu qu'ils ga gnent, ils se serrent<br />

Ie ven tre quand les fonds baissent, mais ils ne se<br />

plaignent point. Du reste, ils se passent naturellement<br />

de nombre de choses considerces indispensables<br />

ailleurs. II ne s'ensuit pas qu'ils souffrent. D'ailleurs,<br />

ecoutez les paisibles comrnerages des voisin es <strong>et</strong> endant<br />

la lessive sur la corde tendue en tre deux roe s;<br />

ecoutez les eclats de rire des fill<strong>et</strong>tes groupees autour<br />

de la fon ta ine <strong>et</strong> qui ne se genent pas pour lancer


100 CHAPITRE V<br />

quelque lazzi au touriste egare dans ces parages, <strong>et</strong><br />

vous ne pourrez certes pas dire que ces gens-Ia sont<br />

tristes de leur sort. II va de soi que les boutiques ou<br />

s'approvisionne c<strong>et</strong>te population ne pa ient pas de<br />

mine; les ruelles <strong>et</strong> chemins sont mal ent r<strong>et</strong>enus ; <strong>et</strong><br />

il est imp oss ible que tout I'ensemble ne soit pas deprimant<br />

pour Ie visit eur en dep it d e tous les ra isonnements<br />

auxquels il se livre. On conceit done la penible<br />

imp ression ressentie par nous, un jour que nous revenions,<br />

assez mornes, so us un ciel bas <strong>et</strong> gris, d'une<br />

excursion a la base de la colline des Signaux: au<br />

tournant d'une rue miserable, c<strong>et</strong>te enseigne frappe<br />

nos yeux :<br />

!labit s t or the dead made here.<br />

(l ei l' on fail d es ,·cl em enls pour les m o rt s.)<br />

- II ne manquait plus que cela! gernit Ie Rentier ;<br />

me voila sur d'avoir des idees noires pour toute la<br />

journee l<br />

P<strong>et</strong>itpas, lui, veut en avoir Ie cceur n<strong>et</strong>. Au grand<br />

amusement de Clara, il va frapper a la porte; <strong>et</strong><br />

nous Ie voyons bientot en conversation avec une<br />

vieille femme .<br />

- Voyez comme elle lui sourit, dit Clara; elle espere<br />

sans doute en lui un futur client!<br />

Le savant revient nous annoncer qu 'il s'agit simplement<br />

de ces suaires de div erses couleurs, avec capuchons,<br />

dont certaines familles se servent en core, a<br />

Terre-N euve, pour ensevelir leurs morts. Neanmo ins,<br />

ceci ne no us reconforte guere. ..<br />

Comme cela eut lieu a H alifax , Freder ict on, <strong>et</strong>


A ST. JOHK'S 101<br />

autres cites du Canada oriental, la vie, 11 St. John's,<br />

a perdu beaucoup de son charme, de son inter<strong>et</strong>, de<br />

son animation de puis que les troupes regulieres<br />

anglaises out <strong>et</strong>e rappelees dans la mere patrie. Durant<br />

la premiere partie du dix-neuvieme siecle, les officiers,<br />

11 qui mieux mieux, donnaient f<strong>et</strong>e sur f<strong>et</strong>c, des<br />

courses, des regates <strong>et</strong> surtout des parties fines, ou I'on<br />

jouait au IOO, <strong>et</strong> ou de la liqueur coulait 11 flots. Bien<br />

des anecdotes, plus ou moins scabreuses, ayant trait<br />

11 c<strong>et</strong>te epoque, se rep<strong>et</strong>ent encore en ville; la plus<br />

connue, <strong>et</strong> aussi la plus convenable, semble-t-il, est la<br />

suivante. Un certain colonel, tres tard dans la soiree,<br />

ou plutot tres tot dans la matinee, revenait d'une de<br />

ces reunions, dans un <strong>et</strong>at d'ebri<strong>et</strong>e compl<strong>et</strong>e, portant<br />

dans un mouchoir I'argent gagne par lui au jeu de IOO.<br />

Devant lui marchait son domestique negre, aussi gris<br />

que lui, avec une lanterne 11 la main. Les zigzags<br />

fantastiques decrits par c<strong>et</strong>te derniere exasperaient<br />

I'officier qui invectivait son serviteur 11 chaque<br />

instant:<br />

« Sam! Tu es saoul! » rep<strong>et</strong>ait-il. De son cote, Ie<br />

noir murmurait entre ses dents: « Pour sur, Ie patron<br />

est ivre, car il ne peut suivre rna lanterne correctement!<br />

»<br />

Les rues de ce ternps-Ia <strong>et</strong>aient encore plus accid<br />

entees qu'a present; <strong>et</strong>, 11 un moment donne, Ie colonel<br />

butta <strong>et</strong> s'ecroula, repandant ses ecus qui se mirent 11<br />

degringoler la colline. Sam s'empressa d'aider 11 son<br />

maitre; toutefois, l'effort <strong>et</strong>ait au-dessus de ses forces;<br />

il tomba en travers du colonel, envoyant sa lanterne<br />

dans l'espace. Les jurons varies ernis par c<strong>et</strong>te paire


102 CHAPITRE V<br />

de pochards attirerent du secours. Quelqu'un alia<br />

chercher une brou<strong>et</strong>te, dans laquelle fut depose l'officier;<br />

ct c'est dans c<strong>et</strong> equipage peu glorieux que Ie<br />

vaillant colonel gagna son domicile 11 Fort Townsand.<br />

II fallut passer plusieurs sentinelles ; quand celles-ci<br />

criaient : « Qui vive? )), Sam, plein d'importance,<br />

repondait d'une voix de stentor: « Le colonel Kelly,<br />

ivre-mort, dans une brou<strong>et</strong>te! ))<br />

Ces beaux jours sont passes, pour ne plus jamais<br />

revenir. Ce ne sont pas les pochards qui manquent 11<br />

St. John's; seulement, ils ne sont plus aussi pittoresques...<br />

La ville est animee, mais triste, parce que son animation<br />

n'est due q u'aux affaires. Dans les rues principales<br />

circule, en sernaine, d'innombrables long carts,<br />

sortes de haqu<strong>et</strong>s ires bas, 11 un cheval, <strong>et</strong> avec deux<br />

grandes roues. Ces vehicules font la nav<strong>et</strong>te, du matin<br />

au soir, entre les entrep6ts ou magasins <strong>et</strong> les docks.<br />

Les camions-autos, en revanche, sont peu nombreux,<br />

car ils sont difficilcs 11 manier dans une localite aussi<br />

accidentee. D'une maniere generale, il n'y a pas assez<br />

d'automobiles d'aucune espece pour donner 11 c<strong>et</strong>te<br />

cite de pres de 4 0000 ames l'allure 11 laquelle nous a<br />

accoutumes, merne dans des places bien plus p<strong>et</strong>ites, le<br />

genre mod erne de locomotion.<br />

Contrairement 11 ce qui se passe ailleurs, il existe 11<br />

St. John's deux mortes-saisons. De Noel, ou plutot<br />

de l'Epiphanie, 11 Paques, c'est Ie calme plat. II en est<br />

de merne pendant I'<strong>et</strong> e, car tout est base, en somme,<br />

sur Ie commerce du poisson. Au printemps, c'est-a-dire<br />

vcrs Paques, les affaires se raniment, 11 cause des pre-


A ST. J OH N'S 103<br />

parations de depart des pecheurs, <strong>et</strong> de I'ouve rt urc d e<br />

la navigation cotiere, ou du Labrador, ainsi que pa r<br />

suite de I'affluence en vill e des g ens de outports veriant<br />

se ravitailler. De merne, en automn e, I'animat ion<br />

recommence; mais ce tte fois, c' cst parce q ue l' on<br />

arnene de toutes pa rts la morue pour la vendre; c'est<br />

Ie moment du reglernent des comptes de peche, du<br />

r<strong>et</strong>our des equipes du Labrador, <strong>et</strong> des empl<strong>et</strong>tes<br />

d'hiver. C'est alors que St. John'S, ou plutot sa<br />

Water Stre<strong>et</strong>, presente le maximum d'animat ion . II y<br />

a foule, parfois, dans celte artere commer ciale, dans<br />

les cin emas, les hotels. Mais c' est un e fo ule b ien<br />

bigarree ! Les lourdes bottes d e cao utcho uc , les ves ­<br />

tons imperrneables aux couleurs indefinissab les, les<br />

jerseys fanes dominent de beaucoup. D e temps en<br />

temps, un cliqu<strong>et</strong>is caracteristique revele les sabot s<br />

d'un matelot hollandais, ou saint-pierr ais. Bie n qu e<br />

les modes modernes aient enva hi Terre-Neuve , <strong>et</strong><br />

merne Ie Labrador, nombre de residents d es campagries<br />

se font encore reconnaitre par des co stumes dont le<br />

modele remonte a une date si eloignee, qu'o n ne saurait<br />

plus la d<strong>et</strong>erminer. L'ensemble est c urie ux , <strong>et</strong> ne<br />

laisse rien a desirer sous Ie rapport de la couleur<br />

locale.<br />

Les deux mortes -saisons ont ic i comme corollaire<br />

Ie conge ou derni-conge du mercredi. A u Canada<br />

comme aux Etats-Unis, c'est l'habitu de de fermer<br />

bureaux <strong>et</strong> magasins Ie mercrcdi ami di <strong>et</strong> demi ou un e<br />

heure pendant deux ou trois mois en <strong>et</strong>c. A St.<br />

J ohn's, <strong>et</strong>ant donne que l'hiver <strong>et</strong> I' <strong>et</strong>e sont les pe riodes<br />

de dull tim es, les conges du mercredi s'observent d ans


CHAPITRE V<br />

les deux saisons. Ce n'est pas to ut: un de ces mercredis<br />

par mois, du rant ces mortes-saisons, est co nge<br />

compl<strong>et</strong>; magasins, banques, <strong>et</strong>c., sont ferrnes tout Ie<br />

jour. Ces regles, toutefors, ne s'appliquent pas a ux<br />

eccles ou colleges.<br />

Ceci nous amene a. dire quelques mots des fameux<br />

stores de St. John's, ces grands magasins de d<strong>et</strong>ail<br />

ou I'on vend un peu de tout, <strong>et</strong> qui sont un facteur primordial<br />

dans l'economie commerciale de toute IG.<br />

colonie: Ayre, Bowrzng, Knoioling, The Royal Stores <strong>et</strong><br />

plusieurs autres moins vastes, quoique organises su r<br />

les memes lignes. Ces <strong>et</strong>abl isscmcnts different considerablernent<br />

des department stores des Etats-Unis ou<br />

du Canada. Ils ne consistent pas en edifices a. <strong>et</strong>ages<br />

multiples, avec d'enormes salles de vente, <strong>et</strong> souvent<br />

plusicurs sous-sols ; au contraire, ils occupent en genera<br />

l simplement le rez-d e-chaussee <strong>et</strong> le premier de<br />

maisons ordinaire s. l is s'<strong>et</strong>endcnt sur plusieurs batiments<br />

contigus ; parfois, il est des solutions de co ntinuite,<br />

cest-a-dire q ue Ie store forme de ux groupes<br />

de departments, sans communication entre eux. Ceci,<br />

on le co nceit, est plutot incommode; on pe ut <strong>et</strong> re<br />

oblige de sortir dans la rue pour se rendre d'un rayon<br />

a I'autre. Les divers comptoirs sont n<strong>et</strong>tcment distincts<br />

les uns des autres : nouveautes, epicerie, qumcaillerie,<br />

<strong>et</strong>c., forment comme des boutiques sp ecrales,<br />

chacune avec son entree sur la rue, quolque I'on puisse<br />

passer, d'ordinaire, a. I'mterieur, d'un rayon al'autre.<br />

Neanrnoins, on a I'impression que la place manque; <strong>et</strong><br />

!' on regr<strong>et</strong>te un peu, sous ce rapport, les vastes<br />

ailes, I'ampleur des comptoirs des <strong>et</strong>ablissements


A ST. JOHN'S 105<br />

similaires des Etats-Unis, de Montreal ou Toronto.<br />

En revanche, pour les occasions speciales, telles que<br />

Noel, "Ia sorte de decentralisation qui est de regle<br />

dans ces stores perm<strong>et</strong> d'obtenir infiniment plus de<br />

vari<strong>et</strong>e de decoration que dans les gigantesques emporiums<br />

de 'ew-York ou Chicago. Chaque p<strong>et</strong>ite salle a<br />

a lors un cach<strong>et</strong> particulier; <strong>et</strong> cela est bien plus plaisant<br />

a l'ceil que I'uniformite necessairement un peu<br />

monotone des Christmas displays des <strong>et</strong>ablissements<br />

arnericains, Lorsque, aux approches des f<strong>et</strong>es, on<br />

pen<strong>et</strong>rcr le soir, clans un de ces magasins, bien chauffe,<br />

brillamment eclaire, pimpant dans son decor de Noel,<br />

mais suffisamment exigu pour bannir toute idee d'isolement,<br />

on eprouve c<strong>et</strong>te sorte de sentiment de bien<strong>et</strong><br />

re, de chez soi, qui se rend si clairernent en anglais<br />

par l'expression intraduisible de cosyness, d'autant<br />

plus que I'on quitte I'atmosphere neigeuse, la bourrasque<br />

humide <strong>et</strong> glaciale du deccmbre <strong>terre</strong>-neuvien.<br />

Deux choses vous frappent surtout, dans ces magasins.<br />

D'abord, Ie nombre des commis, commises <strong>et</strong><br />

chefs de rayon. On se demande d'oll viennent tous ces<br />

g ens-Ia, surtout ces hommes de tout age, trois ou quatre<br />

s'evertuant a debrter, maladroiternent, des articles<br />

f eminins, dont une employee, seule, disposerait en un<br />

tournemain. Quant aux chefs de rayons, ils semblent<br />

sortir de <strong>terre</strong> de toutes parts, sans autre but apparent<br />

que de faire la caus<strong>et</strong>te avec la pratique. L'autre<br />

point est I'<strong>et</strong>range melange de modernes m<strong>et</strong>hodes <strong>et</strong> de<br />

precedes surannes. On m<strong>et</strong> en vente des modes « dernier<br />

cri » de Paris ou de Londres, mars on les exhibe<br />

sur des mannequins delabres, ou d'un primitif presque


CHAPITRE v<br />

grotesque; des devantures sont eclairees par des jeux<br />

de lumiere electrique tres savamment combines, mais<br />

un seu! magasin possede un ascenseur; dans les<br />

autres, les clients doivent gravir des escaliers aussi<br />

<strong>et</strong>roits qu'incornmodes ; I'argent est transporte des<br />

comptoirs it la caisse par des appareils du modele Ie<br />

plus recent <strong>et</strong> qui circulent atoute vitesse ; en revanche,<br />

les bordereaux de vente, fut-ce pour un sou, doivent<br />

<strong>et</strong>re contresignes par un collegue du commis, <strong>et</strong> I'on<br />

perd ainsi Ie temps gagne dans la transmission. Tout<br />

cst a I'avenant; apparemment, ceci est inevitable,<br />

<strong>et</strong> ant donne les conditions dans lcsquelles ces grands<br />

magasins se sont developpes, <strong>et</strong> <strong>et</strong>ant donne aussi un<br />

conservatisme insulaire dont Ie commerce local a de la<br />

peine a se debarrasser dans I'<strong>et</strong>at d'isolement ou il se<br />

trouve, D'une maniere generale, ces stores sont bien<br />

mieux organises <strong>et</strong> outilles qu'on ne pourrait s'y<br />

attendre dans une cite si eloignee de tout.<br />

A relever, en passant, une coutume particuliere, je<br />

crois, a St. John's, <strong>et</strong> qui rner iterait d'ctrc imitee :<br />

dans nombre de magasins au d<strong>et</strong>ail <strong>et</strong> me me des pharmacies,<br />

les commises portent uniforrnement des robes<br />

de toile bleu clair avec poign<strong>et</strong>s blancs ; ceci s'applique<br />

merne aux caissieres. Generalernent, dans ces <strong>et</strong>ablissernents,<br />

les commis sont en veste blanche; l'ensemble<br />

est tres propr<strong>et</strong> <strong>et</strong> plaisant a I'ceil.<br />

Les propri<strong>et</strong>aires des grands magasins de d<strong>et</strong>ail<br />

sont tous les descendants des pionniers mercantiles<br />

locaux; plusieurs sont des arrnateurs tres importants,<br />

<strong>et</strong> font, lateralernent, Ie commerce d'exportation de<br />

la morue, ou bien ont des flottes de sealers (batiments


A ST. JOliN'S 107<br />

affe ctcs a la chasse aux phoques). Ce sont lit les veritables<br />

« princes marchands » de Terre-Neu ve, des<br />

puissances economiques <strong>et</strong> politiques.<br />

Trois choses surtout indisposent I'<strong>et</strong>ranger it l'egard<br />

de St. John's, en dehors de la topographie de la cite,<br />

la poussiere aveu glante so ulevee par Ie moindre vent,<br />

des que la neige ne couvre plus Ie sol; la prompte<br />

usure des chaussures les plus fortes, causee par les<br />

asperites rocheuses des rues en pente; <strong>et</strong>, enlin, les<br />

loaf ers, les oisifs, immobiles aux carrefours, aux coins<br />

de rue, Ie long des edifices publics, partout enlin;<br />

nous ne faisons que mentionner Ie fait ici, nous proposant<br />

de revenir, dans une autre partie de ce livre,<br />

sur ces lam entables epaves humaines...<br />

Quand il j<strong>et</strong>te un coup d 'cei! sur l'ensemble des<br />

constructions de St. John's, Ie touriste, g eneralement,<br />

se dit : « Que doit <strong>et</strong>re un violent incendie dans une<br />

localite comm e celle-ci?» La reflexion est justifiee, <strong>et</strong><br />

les grandes conflagrations jouent un role aussi important<br />

que sinistre dans l'histoire de St. John's. Ce dernier<br />

rcndrait des points it son homonyme du Nouveau­<br />

Brunswick. J ugez-en. En 181 6, 120 maisons sont<br />

d <strong>et</strong>ruitcs avec une perte de 10 0 0 0 0 livres sterling.<br />

L 'annee suivante, Ie 7 novembre, 140 habitations ou<br />

docksy passent, representant une perte de 50000 0 livres,<br />

<strong>et</strong>, quelques jours apres, un autre incendie compl<strong>et</strong>e<br />

I'oeuvre nef aste du premier, en brulant 56 mais ons;<br />

1000 personnes sont sans asile. En 1846, Ie 9 juin, les<br />

trois quart s de la ville sont d<strong>et</strong>ruits ; 2 0 0 0 ha bitants<br />

sont j<strong>et</strong>es sur Ie pav e, <strong>et</strong> les pert es montent a<br />

800000 livres. L'annce 18 81 vc it une au tre conflagra-


108 CHAPITRE V<br />

tion desastrcuse : mais c'est Ie 8 juill<strong>et</strong> 1892 qui d<strong>et</strong>ient<br />

Ie record; c<strong>et</strong>te fois, c'est la moitie de St. John's qui<br />

est aneantie, <strong>et</strong> I I 000 personnes, restees sans abri,<br />

doivcnt camper sur les ruines ou dans les parcs. Ce<br />

sinistre est demeure tristement celebre dans les annales<br />

de la colonie; bien des pertes ont <strong>et</strong>e irreparables,<br />

notamment, celle subies par la bibliotheque locale.<br />

Ce cataclysme, toutefois, eut Ie resultat d'amener les<br />

autorites it prendre des mesures energiques. Aujourd'hui,<br />

un corps de pompiers permanents; reparti en<br />

trois casernes, avec d'excellents appareils, assure Ie<br />

service d'une facon tres efficace. D'autre part, les<br />

habitants semblent avoir appris it <strong>et</strong>re prudents, car<br />

les incendies importants sont tres rares, avec une<br />

moyenne d'alarmes de quatre par mois, II en est toujours<br />

ainsi : l'experience ne s'acquiert qu'au prix de<br />

sacrifices souvent cruels...<br />

Contrairement it ce qui a lieu dans tant de ports de<br />

mer, les docks <strong>et</strong> leurs approches, it St. John's, sont<br />

d'une grande propr<strong>et</strong>e ; <strong>et</strong> ceci produit une favorable<br />

impression sur les voyageurs debarquant ou faisant<br />

escale dans c<strong>et</strong>te ville. II est assez original que les<br />

deux choses it admirer dans la capitale de Terre-Neuve<br />

soient ses docks <strong>et</strong> ses environs. Des que I'on quitte<br />

la cite, on se trouve dans des sites curieux ou charmants.<br />

Si I'on circule dans la colline des Signaux, on<br />

peut se croire, par moments, dans un paysage de la<br />

haute montagne en Suisse, sauf les glaciers. P<strong>et</strong>its<br />

lacs, veg<strong>et</strong>ation rabougrie, gazon alpestre entre les<br />

blocs de rochers, somm<strong>et</strong>s entrevus dans Ie lointain;<br />

tout vous donne I'illusion. Mais, cornrne par la vertu


A ST. JOH N'S 109<br />

d'une bagu<strong>et</strong>te magique, vous <strong>et</strong>es ramene it la realite<br />

de s faits it quelque tournant du sentier, soit en<br />

decouvrant tout it coup I'ocean it vos pieds, soit en aperceva<br />

nt aussi subitement la vil1e en t iere au-dessous de<br />

vo us .<br />

Vo us promenez-vous dans la d irect ion opposee,<br />

c'est plutot Ie Jura, avec de p<strong>et</strong>its bois de sapins, des<br />

cascatel1es, des ruisseaux bondiss ant sur des ca illoux,<br />

jusqu' aux limites memes de la ville. U n fort j oli pare,<br />

po rtant Ie nom de son fondateur, 1\1. Bowring, qui en<br />

a fai t don it St. John's, est un e d es rares places d' amusements<br />

it la portee des tres p<strong>et</strong>it es bourses . A quelque<br />

4 kil om<strong>et</strong> res d e la cite, il est rel ie it celle-ci par autobus<br />

<strong>et</strong> par voie ferree , pour la modique somme de 10 cents .<br />

Ceci , soit dit en passant, cons titue un contraste singulie<br />

r ave c les autres resorts d' <strong>et</strong>e, situes sur la cote:<br />

Torbay, Topsail, Manuel, <strong>et</strong>c., sont des localites d'une<br />

reclle beaute sous Ie rapport du paysage; malheurcusement<br />

, les tarifs d'automobile, variant entre 6 <strong>et</strong><br />

10 dol1ars, sont cxcessifs eu egard au temps dernande<br />

pour I'excursion (une heure <strong>et</strong> demie it deux heures<br />

<strong>et</strong> demie).<br />

Puisque ce livre s'adresse, en particulier, aux futurs<br />

voyageurs it Terre-Neuve, il convient peut-<strong>et</strong>re de<br />

dire quelques mots des hotels. D'une maniere generale,<br />

leurs prix sont plus el eves que dans les Iocalit es<br />

similaires du Canada. Recernment, sur I'initiative du<br />

groupe d'hommes d'affaires locaux, aides par Ie gouvernement,<br />

on a erige, en d epensant environ un million<br />

de dollars, un hotel absolument moderne, Ie<br />

Newfoundland, lequel ne serait pas d eplace it New-


I In CIlAPITRE V<br />

York ou Londres, mais, a St. John's, semble presque<br />

une extravagance. Le fait est qu'en hiver, il y a<br />

generalement bien moins cl'hotes que de personnes<br />

employees dans c<strong>et</strong> <strong>et</strong>ablissement ; toutefois, dans c<strong>et</strong>te<br />

morte-saison, c'est Ie rendez-vous fashionable de la<br />

soci<strong>et</strong>e du cru qui y donne toutes sortes de receptions<br />

<strong>et</strong> de f<strong>et</strong>es. Bat i sur Ie site d'un ancien fort des guerres<br />

franco-anglaises, c<strong>et</strong> hotel jouit d'une vue <strong>et</strong>enduc sur<br />

la ville, Ie port, les montagnes. Les gens de St. John's<br />

sont extrernement fiers de c<strong>et</strong>te innovation, si fiers,<br />

en verite, qu'un des nouveaux t imbres-poste de la<br />

colonie porte l'effigie du New foundland Hotel, ce qui<br />

a provoque certains sarcasmes de la part de la presse<br />

d'Angle<strong>terre</strong>. Quoi qu'il en soit, c'est maintenant une<br />

institution quasi-nationale, l'hotel par excellence :<br />

dites Hotel, a St. John's, <strong>et</strong> chacun comprendra: « The<br />

Newfoundland» !...<br />

Ceux qui sont portes a s'<strong>et</strong>onner de son importance<br />

doivent se rappeler qu'il s'agit de Terre-Neuve, <strong>et</strong><br />

d'une cite qui est, en quelque sorte, aux confins de la<br />

civilisation.<br />

II est deux autres hotels que I'on peut recommander<br />

aux touristes, dont la bourse ne saurait affronter les<br />

7 ou 8 dollars par jour du Newfoundland: Ie Crosbie,<br />

Ie Cochrane, qui prennent de 3 a6 dollars, Les autres<br />

hotelleries sont plutot des maisons de pension frequentees<br />

par les gens du pays; elles n'ont rien de bien<br />

attrayant pour Ie touriste, sauf la possibilite d'y faire<br />

des <strong>et</strong>udes de meeurs locales.<br />

Quant aux chambres meublecs, dies sont presque<br />

introuvables; d'ailleurs cheres ou pen satisfaisantes,


A ST. JOHN'S III<br />

en general, envisagees au point de vue europ een du<br />

confort '.<br />

a<br />

I. Le sejour du tourist e a S t. John's est g randc ment fac ili<br />

te par l J. g e wfoundland Tourist Commissio n, qui m ai ntient<br />

un b ur eau de ren seign ements don t I'e fficac i t d e st du e<br />

au x consta nt s effo rts de 1\1. le capitain« G. G. Byrn e .


CHAPITRE VI<br />

Questions economlques <strong>et</strong> autres<br />

A premiere vue, Terre-Neuve est une colonie<br />

anglai se comme une autre. Elle a un gouverneur<br />

nornrne par la Couronne; un conseil executif compose<br />

10 ministres, dont 5 sans portefeuille ; 3 autres minist<br />

res ne faisant pas partie du conseil, <strong>et</strong> deux Chambres:<br />

Ie Conseil legislatif de 2 0 membres nornm es it vie par<br />

Ie conseil <strong>et</strong> une Chambre basse, T he House of<br />

Assembly, de 40 membres elus par Ie peuple. Certes,<br />

on Ie voit, ce sont les rouages administratifs qui manquent.<br />

Quand on va au fond des ch oses, on trouve<br />

qu'il y en a tr op, s'il faut en juger par la somme de<br />

travail produite par eux ; Ie Corps legislatif se rassemble<br />

religieusement chaque annee <strong>et</strong> pendant des<br />

mois, it grands frais, alors que dans certains Etats<br />

importants de la grande republique arnericaine, on<br />

pense qu'une session legislative, t ous les deux ans, est<br />

suffisante. Et quand on assiste aux seances de la<br />

Chambre, on est <strong>et</strong>onne sou vent de leur ext re me briev<strong>et</strong><br />

e <strong>et</strong> du peu de besogne effectue, Mais, apres tout,<br />

cela n'cst pas notre affaire. On ra conte que les representants<br />

d e certains districts, non seulement y sont<br />

<strong>et</strong> rangers, mai s ne s' y mon trent ja mais. Si cela est<br />

vrai, ce n'est pas flatteur pour les elect eurs : on n'a<br />

generalement qu e ce qu'on merite ! II y a deux partis,


CHAPITRE \ '1<br />

<strong>et</strong>hnographiquement, sa population se drvise en Ecossais,<br />

Irlandais, Anglais <strong>et</strong> gens. d'origine francaise ,<br />

Mais la seule cl assification qui compt e en pratique<br />

cst celie d e catholiques, anglicans, m<strong>et</strong>hodistes <strong>et</strong><br />

membres de I'Arrnee du Salut. C'est celle-Ia qui, des<br />

la ba se de toutes les institutions, l'instruction pu blique,<br />

produit une action destinee it pen<strong>et</strong>rer tout I'organisme<br />

de la colonie. II y a bien un ministre <strong>et</strong> un<br />

sous-secr<strong>et</strong>aire d'Etat de l'Instruction publique, ainsi<br />

qu'un Conseil superieur de I'education ; mais lit se<br />

borne I'action administrative de l'Etat. Le seul <strong>et</strong>atablissement<br />

possede par lui est un College-Ecole normale.<br />

Toutes les ecoles primaires ou secondaires,<br />

comme les colleges, sont aux mains des quatre sectes<br />

susmentionnees, qui ont chacune it leur t<strong>et</strong>e un directeur<br />

de l'Instruction publique, un sous-direct eur, ct,<br />

dans Ie cas de l'Eglise anglicane, un Cornite d'education<br />

de 25 membres. C'est ainsi qu'on compte 386 ecoles<br />

publiques, so us 84 conseils locaux de la se cte anglicane<br />

(Church of England ); 326 catholiques, sous 60 conseils<br />

] 337 m<strong>et</strong>hodistes (United Church ), sous 81 conseils,<br />

<strong>et</strong> 85 de l'Arrnee du Salut, auxquel1es s'ajoutent<br />

3 eccles de la secte congregationnelle <strong>et</strong> 2 de celie<br />

des Seven Day Adventists, serni-independantes. C<strong>et</strong>te<br />

organisation cornplexe <strong>et</strong> morcelee laisse passablement<br />

it de sirer, on Ie conceit sans peine. De tout p<strong>et</strong>its<br />

villages sont obliges d'avoir, par ex ernple, 3 eccles,<br />

alors qu'rls pourraient difficilement en entr<strong>et</strong>enir une<br />

convenablement. En outre.lsi Ie programme des <strong>et</strong>ud es ,<br />

dans ses grandes lignes, es t arr <strong>et</strong>e par Ie Conseil superieur,<br />

le s inspect eurs appartienne nt au x d ifferentes


QVESTIO .'5 ECONOMIQVE5 ET AVTRE5 1 1 5<br />

sectes, <strong>et</strong> il n'est au cune unite de d irec tion dans<br />

I'enseignement. II y a plus: Ie personnel en seig nant<br />

lui -meme est forme en grande partie d ans les colleges<br />

de sectes respectives, n'allant a I'Ecole normal e de<br />

I'Etat que pour l'obtention de diplorne s su p cr ieu rs ,<br />

Pour couronner I'edifice, l'instruction n'est n i gratuite ,<br />

ni obligatoire. Malgre mes efforts, je n'ai j ama is pn<br />

obtenir une explication claire de c<strong>et</strong> <strong>et</strong>at dechos cs<br />

qui, je dois I'ajouter, est generalement deplore par lc s<br />

parents, en theorie, s'entend, car, en pratique, no mbre<br />

d'entre eux en profitent pour garder les enfants a la<br />

maison sous les pr<strong>et</strong>extes les plus in signifian ts. Touj<br />

ours est-il que, nonobstant c<strong>et</strong> imposant ec haf audagc<br />

pedagogique, la proportion des ill<strong>et</strong>tres est d e 17 p. 10 0<br />

d'apres Ie Ra pport officiel de 1926; Ie 11 orld Almanac<br />

de 1924 donne 45 p. 100 pour la populat ion agee de<br />

plus de cinq ans, Un des membres du Conseil superieur<br />

de I'education, M. W . ""'V. Blackall, a pu dire<br />

dans un rapport recent: « Nous ne pouvon s pas pr<strong>et</strong>endre<br />

<strong>et</strong>re une population instruite <strong>et</strong> ec la irc e. » Et<br />

il ajoute, en pariant du chiffre des i lle ttres <strong>et</strong> du<br />

nombre, bien plus formidable, d'individus qui, sa chant<br />

lire, ne lisent jamais : « Conceit-on de s conditions<br />

plus deprimantes pour un pays? »<br />

Certaines personnes voient d ans I'instruct ion fac ultative<br />

<strong>et</strong> payante une manifestation de plus d e la me ntalite<br />

de la « classe dirigeante » peu di sposee a laisser<br />

la masse du peuple avancer sur I'e ch clle sociale. C'est<br />

Ja une accusation grave qu e I'on ne d oit accepter que<br />

sous toutes res erves. Cornme nou s en pariions it un<br />

Terre-Neuvien plutot radical , - il s'en t rouve,


IIG CHAPITRE VI<br />

parmi ce ux qui ont beaucoup voyage, - il nous dit<br />

- ] e ne serais pas <strong>et</strong>onne qu'il en fut ainsi. Ce<br />

serait d'accord avec les traditions!<br />

- N'<strong>et</strong>es-vous pas un peu severe pour vos cornpatriotes?<br />

demanda P<strong>et</strong>itpas.<br />

- Rappelez-vous l'histoire de Terre-Neuve l repliqua<br />

l'autre. II y eut toujours un element de la population<br />

qui chercha a exclure plus ou moins Ie reste...<br />

II est indeniable que, pendant longtemps, la puissante<br />

classe de capitalistes, qui faisait fortune dans<br />

les pecheries, reussit a ernpecher tout <strong>et</strong>ablissement<br />

de colons dans I'ile. A dessein, cel lcci <strong>et</strong>ait representee<br />

comme inhabitable, son climat comme dangereux,<br />

Cela se passait deja au debut du dix-septieme<br />

siecle, Les intraitables Lords of Trade and Plantations,<br />

alIant jusqu'a pr<strong>et</strong>endre que les pauvres p<strong>et</strong>its pecheurs<br />

<strong>et</strong> ablis sur les cotes m<strong>et</strong>taient en peril les inter<strong>et</strong>s des<br />

grandes Compagnies, 'd6clarerent qu'il <strong>et</strong>ait urgent de<br />

prendre des mesures draconiennes. I1s obtinrent<br />

d'abord du gouvernement anglais que I'acces du tcrritoire<br />

fut interdit aux femmes. Puis il fut passe des<br />

lois defendant toute installation permanenle par des<br />

gens lravailIant pour leur propre compte. Neanmoins,<br />

vers 1650, on comptait trois cent cinquante familIes<br />

residant sur Ie littoral. On vit alors se produire ce fait<br />

<strong>et</strong>range : les Anglais employant a I'egard de leurs<br />

propres nationaux les precedes violents dont, cent ans<br />

plus tard, ils devaient se servir contre les Francais<br />

de l'Acadie. II fut ordonne de bruler les derncures<br />

des colons <strong>et</strong> ravager leurs propri<strong>et</strong>es. Heureusement<br />

que ces moyens par trop expeditif's ne furent pas


QUESTIONS ECONOMIQUES ET AUTRES I 17<br />

pousses a l'cxtreme, grace it l'humanite du commis­<br />

-saire britanniquc, sir John Berry. Bref, en 1698, il<br />

devint evrdent que I'<strong>et</strong>ablissement de colons ne pouvait<br />

plus <strong>et</strong>re entrave par la force . On essaya<br />

alors de les traiter en quantite negligeable, <strong>et</strong> leur<br />

refuser tous droits civiques. Ceci non plus ne put<br />

durer. II fallut avoir quelque forme d'organisation ;<br />

<strong>et</strong>, pour eviter de sanctionner l'<strong>et</strong>abl1ssement des<br />

colons par I'installation de Ionct ionnaires de la Couronne,<br />

on eut alors recours a un precede original. Le<br />

capuaine du premier bateau pecheur arrive d'Angle<strong>terre</strong><br />

fut mvesti temporairement du titre d'amfral,<br />

avec attributions judiciaires sur son territoire, Ie<br />

second <strong>et</strong>ait vice-amiral <strong>et</strong> Ie troisierne contre-amiral.<br />

Ce fut ce qu'on appela la periode des Fishings AlIlzrals<br />

(a miraux de peche), C<strong>et</strong>te sorte d'administration a<br />

contre-cceur dura jusqu'en IIII; elle ne fonctionnait<br />

d'ailleurs que pendant l'<strong>et</strong>e. Ce ne fut qu'en 1729 que<br />

la Couronne se decida a nom mer un gouverneur; t outefois,<br />

celui-ci r<strong>et</strong>ournait dans la mere patrie en hiver:<br />

en 1816 seulement, il dut demeurer dans la colonie.<br />

Et ce n'est pas avant 181 I qu'on octroya officiellernent<br />

aux colons la permission de batir des residences permanentes.<br />

La population, a c<strong>et</strong>te epoque, atteignait<br />

cependant vingt mille ames. En 1883, cnfin, les Newfoundlanders<br />

obtinrent une Chambre des Rcpresentants,<br />

triomphant d'une opposition aussi longue que<br />

desesperee de la part des (( nababs du poisson », 1'\eanmoins,<br />

pendant des annees, I'harmonie ne lit pas son<br />

apparition it Terre-Neuve; <strong>et</strong> il arriva merne une fois<br />

que l'Assernblee cnvoya to us les juges en prison!


113 CII AT'IT RE VI<br />

Aujo urd'hui, bien de s gens reprochent il. ce Parlement<br />

de prendre plus a cceur les inter <strong>et</strong>s de la « classe dirigeante»<br />

que ceux de s prol <strong>et</strong>aires. Ma is n'adresse-t-on<br />

pas Ie meme rep roch e it tous les Parlements?<br />

L'o rganisat ion quasi religieuse dont je pariais plus<br />

haut a eu pour eff<strong>et</strong>, il faut Ie reconnaitre, de donner<br />

un d eveloppem ent extraordinaire it une secte populaire<br />

: celle de I'Arrnee du Salut. Nulle part, sembl<strong>et</strong>oil,<br />

c<strong>et</strong>te institution ne joue un role aussi actif <strong>et</strong><br />

important qu e dans c<strong>et</strong>te colonie, ou elle englobe<br />

I3 023 in divid us sur une population totale de quelque<br />

25cfooo : Ie nombre a do uble en vingt ans. Les membres<br />

forment !OI corp s <strong>et</strong> 6 1 postes scpares sur Ie territoire<br />

de l'I le <strong>et</strong>, ainsi que nous I'avons vu, entr<strong>et</strong>iennent<br />

85 eccles publiques. A St. John's, I'Arrnee a une<br />

ecole d'eleves-cfflciers , <strong>et</strong> un de s principaux hopitaux<br />

de la vill e est entre ses mains. L'uniforme des disciples<br />

d e Booth est en evidence un peu partout ; <strong>et</strong> il '<br />

est indeniable que l'apparence de ces « soldats » des<br />

d eu x sex es es t bi en plus pimpante <strong>et</strong> prospere qu'ailleurs.<br />

O r, comme la Salvation Army est une institution<br />

prol<strong>et</strong>aire s'il en est, on ne peut pas dire que la classe<br />

ouvriere est touj ours sys tematiquernent sacrifice dans<br />

c<strong>et</strong>te colo nie !<br />

Le nouveau venu it Terre-Neuve apprend avec <strong>et</strong>onnement<br />

qu'en dehors de la cite de St. John's, il n'y a<br />

pas d'irnpot foncier, ni, en fait, d'autre taxe directe<br />

dans Ia colonie. II s'ecrit naturellement : « Heureux<br />

pays ! » Son enthousiasme se refroidit quand il voit<br />

qu 'en revan ch e on supporte des irnpots indirects formidables,<br />

so us la forme de droits de douane frappant


QUESTIONS ECONOMIQUES ET AUTRE S 11


120 CHAPITRE VI<br />

suffisants, <strong>et</strong> Ie budg<strong>et</strong> presente inevitablernent un<br />

deficit. Que reserve I'avenir? Nul ne saurait Ie dire.<br />

Aussi n'est-il pas <strong>et</strong>onnant que la question de I'entree<br />

de Terre-Neuve dans la Confederation canadienne<br />

so it agitee de nouveau. Elle n'est pas nouvelle, datant<br />

de 1864! Nous n'entrerons pas ici dans de grands<br />

d<strong>et</strong>ails sur un suj<strong>et</strong> qui, en definitive, importe mediccrement<br />

au lecteur fran..ais. A plusieurs reprises, Ie<br />

Dominion du Canada a fait des avances sur ce point a<br />

Newfoundland, laquelle persista it decliner une offre<br />

qui lui semblait contraire aux traditions <strong>et</strong> sans utilite<br />

pratique. II vint cependant un jour ou, en presence<br />

d'une crise ferroviaire, Mile Terre-N euve essaya de<br />

flirter a son tour avec son ancien amoureux; mais<br />

alors John Canada ne parut plus se soucier d'une<br />

compagne criblee de d<strong>et</strong>tes ; <strong>et</strong> les choses en resterent<br />

la. Au fond, les Terre-Neuviens ont toujours <strong>et</strong>e<br />

jaloux de leur liberte, Qui les en blamerait> lis sont<br />

fiers que leur ile ait <strong>et</strong>e la premiere colonie anglaise,<br />

<strong>et</strong> du fait que c'est it elle, par suite, qu'est due la<br />

creation de l'Ernpire britannique. Newfoundland<br />

craint de perdre de son influence dans Ie monde en<br />

devenant une simple province canadienne. Aujourd'hui,<br />

deux facteurs nouveaux sont dans la balance.<br />

D'un cote, la situation financiere de Terre-Neuve<br />

exige des mesures radicales; de I'autre, Ie Labrador<br />

ayant <strong>et</strong>e defi nitivernent annexe a Newfoundland en<br />

1927, Ie Canada ne serait pas fache de rentrer en<br />

possession de c<strong>et</strong> important territoire en adm<strong>et</strong>tant la<br />

colonie dans son sein. Cependant c<strong>et</strong>te derriiere,<br />

question de sentiment a part, n'est pas sure de gagner


122 CH AP IT RE vr<br />

Ce sont de s gailla rds tries sur Ie val<strong>et</strong>, d'une belle<br />

prestan cc, <strong>et</strong> qu i semblent taus avoir 6 p ied s de taille.<br />

Tres di gncs, tr es cal mes <strong>et</strong> ene rg iq ues sans rudesse,<br />

ils constituent, a nos ye ux, Ie type Ie plus accompli<br />

de gendarmes que nous ayons jamais rencontre. On<br />

doit egalement citer Ie corps de constables-sa peurspornpiers,<br />

de 51. John's, qui peut rivaliser avec les<br />

Firemen reguliers de n'importe quelle grande ville du<br />

Canada a u de s E tats-Unis. L'effectif en est peu eleve ;<br />

ma is, en vertu d'une d isposition assez originale, il se<br />

co mpl <strong>et</strong>e a u be soin par I'appel de « pompiers de<br />

re serve» appartenant a la population civile.<br />

Dans un autre ordre d'Idees, la presse <strong>terre</strong>-neuvienne,<br />

dans sa modeste sphere d'action, joue un role<br />

fort honorable que bien des journaux provinciaux<br />

d'Amerique gagneraient a imiter. Elle est conservatrice<br />

dans ses vues <strong>et</strong> absolument opposee aux<br />

m<strong>et</strong>hodes sens ationnell es ; les evenernents Ioc aux n'y<br />

sont pas traites avec c<strong>et</strong>te importance un peu enfantine<br />

qu'on rei eve dans trap de feuilles des Etats-Unis<br />

au merne du Canada.<br />

En revanche, il existe des institutions dont Ie<br />

fonctionnement est loin d'<strong>et</strong>re exemplaire, Prenons le<br />

monopole de l'Etat en ce qui concerne la vente des<br />

boissons alcooliques. On a essaye d'un syste rne de<br />

prohibit ion analogue a celui des E tats-U nis. Mais,<br />

pour qui connait tant so it peu Ie temperament newfoundlandai<br />

s, il saute aux yeux qu'une t elle mesure<br />

<strong>et</strong>ait vou ee au fiasco Ie plus compl<strong>et</strong>. Taus les gens<br />

incapables d'a ch<strong>et</strong>er, a des prix fantastiques, les vins<br />

<strong>et</strong> eaux-de-vie a rriv ant en masse d'un peu partout, <strong>et</strong>


12 4<br />

CHAPITRE v:<br />

qu'une simple caracteristique de St. John's: un <strong>et</strong>at<br />

de choses sans lequel on aurait peine a concevoir la<br />

cite. S t. J oh n's sans loafers, ce serait Venise sans<br />

go ndoles , St ra sbourg sans ci g ognes, Naples sans<br />

ma caroni. L' <strong>et</strong>ranger se demande comment ces gens-Ia<br />

vivent, ou plutot pourquoi ils existent. Sans doute,<br />

beaucoup de ces bouches inutiles sont soutenues par<br />

leur femme ou leur mere, qui peinent a leur intention<br />

dans quelque taudis. Mais la majorite probablement<br />

sont supporres en grande partie par l'Etat, puisque,<br />

dans la seule capitale, on releve pres de deux mille<br />

noms sur la rnyst erieuse liste de la dole, les indemnites<br />

aux hommes sans travail (<strong>et</strong> n'en cherchant pas,<br />

d'ailleurs !). La d ole, en fait, est intimement liee a la<br />

politique; <strong>et</strong>, dit-on, entierernent rescrvee aux habitants<br />

de St. John's. S'i! existe des (( sans travail II<br />

dans les outports, ils doivent se serrer Ie ventre!<br />

L'agriculture n'a jamais <strong>et</strong>e developpee a Terre­<br />

Neuve. Sans doute, il est bien des Europeens qui ne<br />

se doutent pas qu'il en existe dans c<strong>et</strong>te ile reputee<br />

si generalement « une agglomeration de rochers dans<br />

la brume n. En rcalite, c'est la une industrie nouvelle,<br />

car longtemps toute exploitation agricole <strong>et</strong>ait<br />

d efendue par les autorites qui cherchaient, nous<br />

l'avons vu, a empecher la colonisation permanente.<br />

Aujourd'hui, il est de bonnes fermes sur la cote ouest,<br />

lesquelles exportent merne de leurs produits, notamment<br />

des fraises. II est a prevoir qu'avec Ie declin des<br />

pecheries, la population se tournera vers I'agriculture,<br />

pour laquelle il y a d'assez grandes possibilires dans<br />

I'interieur de l'ile <strong>et</strong> sur les cotes ouest.


QUESTIONS ECONOMIQUES ET AUTRES 125<br />

On se doute peu en Europe, <strong>et</strong> surtout en France,<br />

du developpement atteint par l'industrie de la pulpe<br />

<strong>et</strong> du papier, a Terre-Neuve. Mais il ne faut pas<br />

oublier que presque la moitie de l'ile, c'est-a-dire la<br />

superficie cornbinee de I'Alsace <strong>et</strong> de la Hollande,<br />

est couverte de for<strong>et</strong>s. Le sapin noir de c<strong>et</strong>te colonie<br />

passe pour Ie meilleur bois a pulpe du monde; <strong>et</strong> un<br />

des grands avantages de ce territoire, sous Ie rapport<br />

forestier, est que les arbres croissent tres rapidement<br />

dans les endroits d eboises par Ie feu ou 11 dessein.<br />

lei encore une surprise est reservee au voyageur non<br />

initie. II n'est pas peu surpris de trouver 11 Grand<br />

Falls une usine de pulpe, I'Anglo - N<strong>et</strong>ifoundland<br />

Development Co, fondee, en 1909, par lord Northcliffe,<br />

au cout de 6 millions de dollars, une compagnie qui<br />

controle des For<strong>et</strong>s d'une <strong>et</strong>endue egale a celles de la<br />

Corse <strong>et</strong> du Luxembourg cornbinees. A Corner Brook,<br />

sur I'Humber River, la Newfoundland Power and<br />

Paper Co, capitalisee a III millions de dollars, fut<br />

organisee en 1923, <strong>et</strong> a une production de 400 tonnes<br />

de papier par jour. En somme, la valeur annuelle des<br />

exportations de papier <strong>et</strong> pulpe depasse 11 present<br />

celie du poisson, ce qui, pour un Europeen, semble un<br />

contresens 11 Terre-Neuve!<br />

« On nous dit que plus de deux mille bucherons<br />

sont employes dans les seules propri<strong>et</strong>es de la compagnie<br />

de Corner Brook... » Comme je dictais ce passage<br />

a Clara qui, passablement deseeuvree, tenait it jouer it<br />

la steno-dactylographe, Mac, Ie pessimiste, se trouvant<br />

la par hasard, m'interrompit :<br />

- Helas !... fit -il,


126<br />

CHAPITRE \"I<br />

Pourquoi c<strong>et</strong>te exclamation pitoyable? dernandai-jc<br />

: ces entreprises donnent de l'ouvrage avos<br />

compatriotes : vous ne sauriez Ie nier !<br />

- Non. Mais avec quels salaires! 25 sous I'heure ;<br />

au maximum 2 dollars 60 par jour. Pas la rnoitie de ce<br />

qu'on donne au Canada, <strong>et</strong> la vie est ici presque deux<br />

fois plus chere.<br />

- Une situation comme cel le-Ia ne peut durer, dit<br />

P<strong>et</strong>itpas, de son ton sentencieux : a cause du contact<br />

des ouvriers <strong>et</strong>rangers.<br />

- II n'y a pas de contact! On ne veut pas ici de travailleurs<br />

de I'exterieur, dans les pap<strong>et</strong>eries ou les<br />

camps de bucherons.<br />

- Vous m'<strong>et</strong>onnez, repondit P<strong>et</strong>itpas, quand j'<strong>et</strong>ais<br />

en Nouvelle-Ecosse, mon guide canadien me dit avoir<br />

travaille dans les chantiers de bois de Terre­<br />

Neuvc,<br />

- Oui, a une certaine epoque, on manquait de bras<br />

it Corner Brook; <strong>et</strong> les entrepreneurs durent importer<br />

des ouvriers canadiens qui, des lors, t oucherent les<br />

salaires auxquels ils <strong>et</strong>aient accouturnes au Dominion.<br />

Apprenant cela, les ouvriers de Grand Falls abandonnerent<br />

l'usine pour se rendre it Corner Brook, ou<br />

ils pensaient naturellernent. <strong>et</strong>re mieux payes. Mais,<br />

on Ie conceit, un tel precede deplut souverainement<br />

a la compagnie de Grand Falls. Etant soutenue par Ie<br />

gouvernement, elle se plaignit a celui-ci : <strong>et</strong> bientot<br />

un reglement d'adrninistration publique fixa Ie maximum<br />

du salaire pour les ouvriers <strong>terre</strong>-neuviens, inferieur<br />

de beaucoup a celui que recevaicnt les hommes<br />

venus du Dominion. On assiste donc maintenant a ce


QUESTIONS ECONOWQUES EI AUIRES 127<br />

spectacle <strong>et</strong>rang e : une minorite de lravailleurs canadiens<br />

rernuner es au taux ordinaire du continent arnericain,<br />

<strong>et</strong> une majorite d'ouvriers newfoundlandais,<br />

dans l'impossibilite de gagner plus de 25 a 3 0 sous<br />

l'heure dans un pays ou Ie pouvoir d'achat du dollar<br />

n'est guere que de 45 sous. Voila un exemple des<br />

conditions au milieu desquelles nous devons nous<br />

debattre. On n'a gu ere idee, en Europe, des pr obl erncs<br />

economiques de ce p<strong>et</strong>it coin de <strong>terre</strong>.<br />

Quand l\lac f ut parti, Ie Rentier declara :<br />

- 1 Tot re ami ne voit que Ie mauvais cole d es choses .<br />

C<strong>et</strong>te colonie a un grand avenir. Prenez I'industrie<br />

d e la ch aussure : elle a passe de 10000 0 dollars a<br />

1 mill ion un quart. Et...<br />

- Chaussures! interrompt P<strong>et</strong>itpas dedaigneusement,<br />

parlez-moi des mineraux l II y a quelques jours,<br />

au Parlement, un ministre affirmait que « Ie salut de<br />

l'ile est dans ses ressources min erales », Savez-vous<br />

qL1e les gisements de fer dans Bell Island, evalues<br />

jadis a 4 millions de tonnes, doivent atteindre, cl'apres<br />

les experts de I'Etat, un total variant entre 27 <strong>et</strong><br />

65 billions; que ceux de charbon sont estimes a<br />

500 millions de tonnes ...<br />

- Estirnes, evaluesv., <strong>et</strong> supposes, glapit Clara,<br />

voil a qui est rejouissant, sinon substantiel !<br />

- l\1ais, mademoiselle, replique Ie savant vexe, les<br />

ingenicurs savent ce qu'ils disent...<br />

- J'ai perdu confiance en eux, rip oste Cla ra majeslueuseme<br />

nt , de pu is qu e Fran co is Arago a d emontre<br />

pa r A + B qu e les voya geurs d e trains express<br />

se raient <strong>et</strong>ouffes d ura nt Ie passage des tunnels . En


128 CHAP ITRE v i<br />

tout cas, vous <strong>et</strong>es naturaliste, vous; pourquoi nous<br />

parler d es pierres ?<br />

- Pu isque vous aimez ,tant Ie latin, mademoiselle,<br />

re pond P<strong>et</strong>itpas avec une emphase qu'il croit sarcastique,<br />

je vous dirai : lnfand um, regina, [ubes, renouare<br />

d olorem l J'ai la douleur de ne pas avoir encore <strong>et</strong>e en<br />

contact ave c la magnifique faune de c<strong>et</strong>te colonie.<br />

J'adore les b<strong>et</strong>es, <strong>et</strong>. ..<br />

- Oui, je comprends. Et elles vous Ie rendent<br />

sans doute, fait Clara avec componction : n'y a-t-il pas<br />

un adage : Asin us asinu m fricat , ou quelque chose<br />

comme c;a? ..<br />

L'Oncle, co mme toujours, se hate d'intervenir :<br />

- Pour Ie ch asseur, d it-il, il Y a d'abord Ie coq de<br />

bruyere, de deux especes .. .<br />

- Oui, interrompit Pe titpas, celui dit des Sa utes<br />

surtout, un des membres les plus distingues de Ja<br />

grande famille des T<strong>et</strong>raonidae...<br />

- Mis ericorde, gemit la jeune frlle, Ie voila parti<br />

de nouveau; arr<strong>et</strong>ez-Ie, qu elqu'un, je vou s prie!<br />

Mais il continue :<br />

- Et les perdrix abond ent j usqu'aux portes d e<br />

Sa int-Jean,<br />

- En fait, surencherit l'Oncle, c<strong>et</strong>te ilc est extrement<br />

riche en oise aux. Une expedition env oyee par<br />

I'Universite de Harvard, en 1915 , rapporta a Boston<br />

soixa nte <strong>et</strong> un specimens d ifferents, to us curieux...<br />

- Comme toujours, interr ompt P<strong>et</strong> itp as, lancant<br />

un re gard de travers a son rival , les musees <strong>et</strong> rangers<br />

s'enr ichi sse nt aux depens de la colonie, qui ne parait<br />

gu ere se soucier de son histo ire naturell e...


130<br />

CHAI'ITRE VI<br />

au cun parc ou jardin public Oil n'en voit un en<br />

captivite '.<br />

*<br />

,. *<br />

II va sans dire que quelques explica tions s'i rnpo sent<br />

ici, en ce qui concerne les pe cheries, quoique Ie cadre<br />

de c<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite relation de voyage ne perm<strong>et</strong>te que<br />

d'effleurer c<strong>et</strong>t e importante question. S 'il fallait resumer<br />

c<strong>et</strong>te derniere en peu de mots, on pourrait dire<br />

que les pe cheries <strong>terre</strong>-neuviennes sont sur leur declin,<br />

pour la simp le raison que les m<strong>et</strong>hodes de salaison,<br />

emballage, <strong>et</strong>c., sont arrierees, <strong>et</strong> que les clients du<br />

sud de I'Europe <strong>et</strong> de I'Arnerique du Sud commencent<br />

a donner la preference, par exernple, a la morue norvcg<br />

icnne. Mais ceci s'applique aussi bien au hareng,<br />

<strong>et</strong> a d'autres poissons. C<strong>et</strong>te situation se complique<br />

du fait que, par suite du besoin croissant de confort<br />

<strong>et</strong> d e la cherte de la vie, la population de I'ile ne<br />

peut plus vivrc exclusivement de ses pecheries,<br />

cherche d'autres occupations ou s'cxpatric. A ceci<br />

vinrent s'ajouter deux crises economiqucs dont la<br />

co lonie ne s'est jamais remise cornpl<strong>et</strong>ement : celie de<br />

1894, qui fit sombrer plusieurs des vieilles maisons de<br />

co mmerce, <strong>et</strong> celie qui suivit la guerre mondiale, <strong>et</strong> .<br />

ou nombre de p<strong>et</strong>ites firmes ne furent sauvees que par<br />

d es pr<strong>et</strong>s co nsent is par les grandes compagnies.<br />

Les pec he ries de morue, a Terre-Neuve, datent du<br />

d ebut du se izierne siecle, peut-<strong>et</strong>re merne de 149S.<br />

r e a l e -<br />

r. D'a pres les rapports du mi ni te re de la Ma rin e e t P vc hc -<br />

i es, l nom bre de ca ribous rues par les chasseurs, n nu<strong>et</strong><br />

m e n t , at t e i n t ( o f fic iel lemeut) dix neuf cents.


QUESTIONS ECONOMIQUES ET AUTRES 131<br />

Ma is il ne parait pas que les phoques furent recherches<br />

avant 1763, epoque a laquelle on les prenait dans<br />

des fil<strong>et</strong>s. II n'est pas sans inter<strong>et</strong> de remarquer que<br />

les principales firmes en gagees aujourd'hui dans les<br />

pe cheries sont tres anciennes : Bowring <strong>et</strong> C ' date<br />

de cent vingt ans, Job <strong>et</strong> C" faisait des affaires vin gt ­<br />

six ans avant la creation des E ta ts-Unis ; Harvey<br />

<strong>et</strong> C" op erait deja en 1767.<br />

II est indeniable que les pecheries ont entrave a un<br />

degre sensible le d eveloppement economiq ue de Terre­<br />

Neuve. Et ceci, non seulement parce que les autorites<br />

lo cal es ont trop longtemps prohibe toute autre entreprise<br />

dans la colonie; mais bien aussi a cause de I'a ttitude<br />

meme de la population. Le pecheur n'a jamais<br />

songe qu'au poisson, bien qu'il eut amplement Ie loisir<br />

de faire autre chose dans l'intervalle des peches.<br />

Dans Ie nord de l'ile, nombre d'hommes restent ainsi<br />

inoccupes pendant neuf mois par an, ou ne travaillent<br />

comme bucherons que d 'une f acon intermittente,<br />

profitant du moindre prctexte pour rentrer chez eux<br />

<strong>et</strong> attendre la saison du poisson. A St. John's surtout,<br />

I'arrimage <strong>et</strong> le debardage ont toujours <strong>et</strong>e lies plus<br />

ou moins ala pe che ; bien des pecheurs oisifs travailleraient<br />

plu s volontiers dans les docks qu'ailleurs, s'Il<br />

n'y avait deja encombrement de ce cote; en tout cas,<br />

ils ont fmi par former dans la capitale une categoric<br />

de declasses si peu dignes de confiance, au point de vue<br />

te chnique, que les capitai nes de sealers ne veul ent<br />

merne plus lcs erubau cher po ur la chasse au phoqu e.<br />

O n peu t se de mander pourqn oi les ea ux de Terre­<br />

Ne uve son t si poissonne uses. L'expl icat ion est simple.


CHAPITRE VI<br />

On sait que Ie courant arctique descend Ie long des<br />

cotes de la colonie, vers les Gr ands Banes, au sud de<br />

celle-ci. Or, ce courant transporte une enorrne quantite<br />

d'ecume venant des baies <strong>et</strong> rivi er es de l'extremenord<br />

<strong>et</strong> const ituee par des organismes mi croscopiques.<br />

C<strong>et</strong>te ec ume sert de nourriture a des multitudes<br />

de tres p<strong>et</strong> its crustaces, mollusques <strong>et</strong> annel ides,<br />

lesquels, de leur cot e, attirent de plus gros crusta ces<br />

ou des poissons, qui s'cn repaissent. Parmi ces derniers,<br />

par exemple, sont les capela ns , in nombrables,<br />

que poursuivent, a leur t our, <strong>et</strong> avec avid ite , les<br />

morues . C'est done, en so mme , une sorte d'enchainement<br />

: les animaux marins les plus divers, depuis les<br />

tout p<strong>et</strong>its mollusques jusqu'aux baleines, <strong>et</strong>ant attires,<br />

a d iff'erents degres, par les aliments co ntenus<br />

dans Ie courant.<br />

Parlant de baleines, les deux seules compag nies<br />

s'occupant de c<strong>et</strong>te peche a Tcrre-Neuve sont norvegiennes.<br />

Encore une illusion qui s'envole. .. Nous nous<br />

<strong>et</strong>ions imagine, sur lafoi de certains rornanciers, que<br />

les Terre-Neuviens <strong>et</strong> arent des baleiniers par excellence!<br />

En realite, ils n'ont jamais eu de succes av ec<br />

c<strong>et</strong>te industrie, qu'on tente aujourd'hui de faire<br />

revivre. C'est la rnorue, sans contred it , qui joue Ie<br />

premier role . D'apres Ie dernier rapport of ficiel, les<br />

exportations de morue montent a 1366461 quintaux<br />

( 12 06 5395 d ollars). En 1921, la merne quantite se<br />

vendit p our pres d e 300000 dollars de plus qu'a present;<br />

en 1919, une quantite plus forte de 1/5 put se<br />

veudre Ie dou ble. Ces chiff res ne so nt pas rassurants,<br />

d'autant moins qu e Ie nom br e d es homme s engages


136<br />

CHAPITRE \"II<br />

colline, d'ou il faut devaler 11 pied pour arriver... non<br />

au bourg Iui-merne, ce qui serait trop simple, mais a<br />

un d<strong>et</strong>roit minuscule, une passe de rien du tout, qui,<br />

a certains jours, est infranchissable pour la chaloupe<br />

Ii moteur servant de bac, de sorte que, pour couronner<br />

ce singulier voyage, vous pouvez perdre quelque vingtquatre<br />

heures devant la gut, c<strong>et</strong>te « gouttiere » d'une<br />

centaine de m<strong>et</strong>res vous separant de votre destination.<br />

On oublie tout cela quand, du haut des collines, on<br />

contemple Ie spectacle si varie forme par Ie double<br />

fjord de Placentia, souvent compare aux lacs de Killarney,<br />

la baie, l'arriere-plan de montagnes, <strong>et</strong> Ie village<br />

propr<strong>et</strong>, avec ses nombreuses barrieres blanches,<br />

resserre entre les divers bras de mer, des falaises<br />

escarpees <strong>et</strong> une <strong>et</strong>range plage couverte, sur une<br />

<strong>et</strong>endue de quelque 1500 m<strong>et</strong>res, d'enormes cailloux<br />

d'une syrn<strong>et</strong>rie curieuse.<br />

La tradition veut que, quand, au milieu du d ixseptieme<br />

siecle, les pecheurs francais, - des Malouins<br />

<strong>et</strong> des Basques, - a la recherche d'un havre dans ces<br />

parages, arrivcrent en ce lieu, ils furent enthousiasrnes<br />

par la beaute du site <strong>et</strong> s'ecriercnt : « La Plaisance!<br />

» Et Ie nom resta. Ce qui est sur, c'est que les<br />

Francais, en choisissant Plaisance comme leur base a<br />

Terre-Neuve, firent preuve d'nn excellent jugement :<br />

non seulement il y avait la un bon port <strong>et</strong> des facilites<br />

exceptionnelles pour secher Ie poisson, condition primordiale<br />

dans la peche a la morue, mais la topographie<br />

locale se pr<strong>et</strong>ait admirablement a I'erection de<br />

solides fortifications. Toutefois, il est a remarquer<br />

que plusieurs auteurs anglais, en ecrivant sur Placen-


u: TOUR A PLAISANCE<br />

tia, ont rendu justice au sens est h<strong>et</strong>ique des Francais<br />

en declarant que sans nul doute les charmes naturels<br />

du paysagc ont <strong>et</strong>e pour beaucoup dans Ie choix de<br />

c<strong>et</strong>te Iocalite , Toujours est-il que « Plaisance» <strong>et</strong>ait<br />

tel1cmcnt fortc qu'elle ne s'est jamais rcndue aux<br />

Anglais, <strong>et</strong> qu'elle est restee, depuis sa fondation cn<br />

1662 jusqu'au traite d'Utrecht (1713), Ie point de<br />

depart des nombrcuses expeditions dont Ie but <strong>et</strong>ait<br />

de s'emparer pcu a peu de I'ile entiere. II ne faut pas<br />

oublier quc, me me apres la chute de Quebec, <strong>et</strong> jusqu'au<br />

traite de Paris de 1763, la France, bien que ne<br />

possedant plus ricn au Canada, continua ses efforts<br />

desesperes pour garder pied a Terrc-Ncuve, dont elle<br />

appreciait l'importance au point dc vue des pecheries,<br />

<strong>et</strong> aussi sous Ie rapport strategique, puisquc la<br />

possession de cc territoirc, si ellc <strong>et</strong>ait compl<strong>et</strong>e, efit<br />

permis de controler d'une facon efficace Ic d<strong>et</strong>roit dc<br />

Belle-Isle, une des voies d'acces du Saint-Laurent.<br />

Des savants ayant sans doute du temps a perdre<br />

ont discute avec energie sur la question de savoir a<br />

quelle date les premiers pionniers francais s'<strong>et</strong>ablirent<br />

dans la baie de Plaisance: il n'est pas facile de voir<br />

l'utilite pratique de ce point d'histoire qui, d'ailleurs,<br />

n'a pas de chances d'<strong>et</strong>re jamais eclairci. On a pr<strong>et</strong>endu<br />

que des barques de Saint-Malo ou du pays<br />

basque pechaient deja dans ces parages en 15°4, <strong>et</strong><br />

apparemment avaient <strong>et</strong>abli des sechoirs sur certaines<br />

plages. Ce qui est plus interessant, c'cst de remarquer<br />

que, des c<strong>et</strong>te epoque, les Portugais, aujourd'hui les<br />

rivaux des Francais sur les Grands Banes, cherchaient<br />

a s'assurer les avantages de la region de Plaisance <strong>et</strong>


J38<br />

CHAPITRE VII<br />

d'autres parties de Terre-Ncuve, Les traces de ces<br />

efforts se r<strong>et</strong>rouvent encore a I'Ireure actuelle dans diffCrents<br />

noms, plus au mains anglicises : Conception<br />

Bay, Portugal Cove, St. Francis, <strong>et</strong>c. II est 11. noter, egalement,<br />

que la baie de Plaisance, plus tard, fut appelee<br />

11. jouer un role dans I'histoire de Saint-Pierre <strong>et</strong><br />

Miquelon : en eff<strong>et</strong>, aux debuts de c<strong>et</strong>te colonie franc;aise,<br />

Ie combustible y <strong>et</strong>ait extrerrierncnt rare, <strong>et</strong> les<br />

colons avaient I'habitude d'aller passer la mauvaise<br />

saison 11. la baie de I'Hiver, non loin de la Placentia<br />

actuelle.<br />

On ne saurait nier que la fondation <strong>et</strong> la fortification<br />

de Plaisance aient <strong>et</strong>e entreprises en violation de<br />

1a convention passee en 1635 avec l'Angle<strong>terre</strong> <strong>et</strong> qui<br />

perm<strong>et</strong>tait simplement aux Francais de pecher dans<br />

les eaux <strong>terre</strong>-neuviennes <strong>et</strong> secher leur poisson sur<br />

Ie rivage, moycnnant Ie payement d'un droit de<br />

5 p. 100. Mais, 11. c<strong>et</strong>te epoque, on <strong>et</strong>ait si accouturne<br />

a voir les colonies changer de mains au Nouveau<br />

Monde, que l'on n'attachait qu'une maigre importance<br />

aux stipulations non incorporees dans un traite t erminant<br />

une guerre. Dans Ie cas particulier, en 1660,<br />

Louis XIV <strong>et</strong>ait 11. I'apogec de sa puissance, <strong>et</strong>, d'autre<br />

part, Charles II d'Angle<strong>terre</strong>, restaure sur son trone<br />

avec i'aide du grand roi , devait trop 11. ce dernier pour<br />

ne pas fermer les yeux sur les agissements des troupes<br />

francaises 11. Terre-Neuve; il poussa merne l'amabilite<br />

jusqu'a abolir la taxe de peche susmentionnee. Les<br />

choses, toutefois, changerent en 1689, lorsque Guillaume<br />

d'Orange arriva au pouvoir. Guillaume III, on<br />

Ie sait, <strong>et</strong>ait l'irreconciliable ennemi de Louis le


UN TOUR A PLAISANCE<br />

Gr and; <strong>et</strong> it p r<strong>et</strong>a l'oreille aux d olean ces d es go uverncurs<br />

de Ne wfound land contre les " usurpateurs » de<br />

Plaisan ce. II profi ta de la gu erre d'Augsbourg pour<br />

faire envoyer une Rotte conlre ceux- ci. Or, 11 ce<br />

mornent-Ia, I'organisation d efensive de la p<strong>et</strong>ite<br />

« capitale » laissait a desirer, Un gouverneur, cepen ­<br />

dant, Mes sir e Parat, qui semble avoir craint les agissements<br />

des nombreux pirates de la region plus que<br />

les hostilit es de la part de l'ennemi hereditaire, avait<br />

obtenu des renforts <strong>et</strong> de nouveaux canons. Ma is, en<br />

1691, so us Ie gouverneur de Brouillon, la garnison,<br />

dit-on, <strong>et</strong>ait reduite 11 dix-sept hommes. Neanmoins,<br />

lorsque, en 1692, Ie commodore \Villiams se presenta<br />

devant Pl ai sance, ses vaisseaux, malgre un e canonnade<br />

de cinq heures, ne prod uisirent aucun resultat<br />

sur les forts. Du reste, une ruse des assieg es intimida<br />

les Anglais : Ie gouverneur fit placer soixante bateaux<br />

de peche basques dans un d es bras de mer; <strong>et</strong> leurs<br />

equipages avaient recu J'ordre de s'agiter de facon a<br />

faire croire a un branle-b as de combat. Soit dit en<br />

passant, ces pecheurs basques, qui firent si bonne contenance<br />

sous Ie feu de l'ennemi, <strong>et</strong>aient les memes<br />

d ont s'<strong>et</strong>ait plaint si amerernent Ie predecesseur de de<br />

Brouillon, Parat, lequel les avait menaces de ch atiment<br />

parce qu' « ils faisoient mille insolences » : ce<br />

qui prouve une fois de plus que les mauvaises t<strong>et</strong>es<br />

font souvent les plus braves soldats.. . Le commodore<br />

\Villiams, ap re s tout, <strong>et</strong>ait peut-<strong>et</strong>re heureux d'avoir<br />

une bonne excuse pour s'eclipser, car les navires de<br />

bois de c<strong>et</strong>t e epoque , sans Ie se cours d'une attaque de<br />

vive force p ar des troupes de <strong>terre</strong>, n'av aient gu e re


'4° CHAP IT RE vn<br />

de chances de succes contre des ouvrages construits<br />

sur les principes de .Vauban. Quoi qu'il en soit, la victoire<br />

des Francais les enhardit. Non seulement ils eleverent<br />

de nouvelles fortifications autour de Plaisance,<br />

mais ils re cornmencerent sur une grande echelle leurs<br />

incursions sur les co tes occupees par des colons<br />

anglais. Les raids en question, il faut Ie reconnaitre,<br />

<strong>et</strong>aicnt fort brutaux. Les puristes en matiere de droit<br />

des gens les condamneraient sans nul doute aujourd'hui;<br />

mais il ne semble pas que les precedes employes<br />

alors contre une population sans d efense aient souleve<br />

la moindre indignation a I'ep oque,<br />

L'abbe Beaudoin, par cxernple, qui ac compagnait<br />

une de ces colonnes expeditionnaires, relate f roidcme<br />

nt, dans son curieux journal, cornbien de maisons<br />

l'on brulait <strong>et</strong> combien de femmes <strong>et</strong> d'enfants 1'0n<br />

faisait prisonniers chaque jour, tandis que les hommes<br />

des villages de pecheurs anglais <strong>et</strong>aient en mer. II va<br />

sans dire que les Anglais usaient des memes moyens<br />

vis-a-vis des ctablissements <strong>et</strong> ports francais, tout ceci<br />

creant un <strong>et</strong>at de choses profondernent lamentable au<br />

point de vue de la colonisation. C'est de Plaisance,<br />

rappclons-Ie, que partirent les diverses expeditions<br />

contre St. John's. A deux reprises, en 1696 <strong>et</strong> '708,<br />

il s'en fallut de peu que toute Terre-Neuve ne tornbat<br />

aux mains des Francais : seul, Ie p<strong>et</strong>it village de Carbonear,<br />

sur la ba le de Conception, resista toujours<br />

avec succes aux envahisseurs; ce qui lui vaut, dans<br />

les annales de la colonie, Ie surnom d' U,bs Intacta,<br />

un des titres de gloire des Newfoundlanders. En<br />

revanche, la « capitale francaise " , elle aussi, me rite-


UN TOUR A PLAISANCE<br />

rait Ie rnerne honneur, car ni Ie commodore \Villiams en<br />

1692, ni Ie capitaine Leake en 1704, ni les amirau x<br />

Graydon en 1703 <strong>et</strong> Walker en I7JI ne purent s'en<br />

emparer.<br />

C'est en grande partie a cause de ce beau record<br />

que nous d esirions <strong>et</strong>udier Placentia sur les lieux.<br />

Malheurcusernent, des forts il ne reste presque plus<br />

rien, car, depuis quelque cent cinquante ans, les habitants<br />

ont eu l'habitude de puiser largement dans les<br />

ruines pour batir leurs maisons. Mais ce que nous<br />

avons pu constater de uisu, c'est que les ouvrages<br />

<strong>et</strong>aient places de telle facon que, sur ce territoire resserre<br />

, entrecoupe de fjords, il efit fallu, pour prendre<br />

Plaisance, un outillage de guerre infiniment plus considerable<br />

que ne Ie possedait I'Arniraute anglaise.<br />

- Un p<strong>et</strong>it Gibraltar! rep<strong>et</strong>ait l'Onele qui, dans<br />

la nuit des temps, avait fait son volontariat d'un an<br />

dans le genie <strong>et</strong> <strong>et</strong>ait afflig e de l'inoffensive marotte<br />

de se croire un expert en la matiere, tandis qu'il ignorait<br />

totalement sa grande valeur comme naturaliste.<br />

II s'<strong>et</strong>ait procure, je ne sais ou, des copies de vieux<br />

plans des forts, <strong>et</strong> nous accablait de d<strong>et</strong>ails <strong>et</strong> chiffres<br />

dont nous n'avions que faire.<br />

-Remarquez, continue-t-il, avec quel soin les grosses<br />

pieces <strong>et</strong>aient disposees aux points menaces: les faces<br />

de ce p<strong>et</strong>it bastion ou nous sommes <strong>et</strong>aicnt garnies de<br />

deux canons de 24 <strong>et</strong> quatre de 36 livres, <strong>et</strong>. ..<br />

- Perm<strong>et</strong>s, mon onele, s'ecrie Clara, en fait de<br />

bastions, il n'y a ici que des fleurs des pres <strong>et</strong> une<br />

bien jolie vue. Laisse-nous jouir en paix du present<br />

<strong>et</strong> oublier ces sempiternels Campos ubi Troja tlti:!


CHAPITRE VII<br />

P<strong>et</strong>itpas, toujours jaloux de l'Oncle, rit dans sa<br />

barbe:<br />

- Dans ce cas particulier, Mile Clara a raison! me<br />

mu rrnure-t-il a l'oreille, mais ces jeunes fillesqui usent<br />

du latin hum !... je crois vraiment pr cferer qu 'clles<br />

fumen t ! .<br />

Parvenus a l'emplacerncn t d'un autre fort, nous<br />

devons sub ir derechef ce brave homme d'Oncle qui,<br />

c<strong>et</strong>te fois, nous lit un projct, d'agrandissement de<br />

l'ouvrage en q uest ion , datant du 4 novembre I j 06.<br />

- Voyez, nous dit-il, comme tout <strong>et</strong>ait bien prevu,<br />

quoique ave c Ie souci de I'economie :<br />

« La fa ce qui regarde Ie marest ne sera que d'une<br />

sim ple muraille avec des creneaux <strong>et</strong> un fosse devant,<br />

ou I'on pourra tenir de l'eau dedans, <strong>et</strong> a secher par<br />

Ie moyen des eel uses... u<br />

- Quel galimatias! fait Pctitpas d edaig neusemcnt,<br />

<strong>et</strong> qu'cst- ce que cela peut nous faire, je vous Ie<br />

demande?<br />

- Mais que d itcs-vous de ceci, erie Clara qui a lu<br />

par-dessus l'epaule de son oncle :<br />

« Menagerie <strong>et</strong> Jardin de M. de Subercaze (ven dus<br />

a I'Hospital), »<br />

« Que fait-il d 'une menagerie dans ce fort, ce Subercaze-Ia<br />

> Et que penser d'un h6pital qui ach<strong>et</strong>e une<br />

menagerie? II n'y a qu'a Plaisance qu'on pui sse voir<br />

une chose co mme ce llc-l a ! )l .<br />

L'Oncle, decourage <strong>et</strong> d egoute par I'attitude de son<br />

auditoire, replie so n plan, ave c un so up ir, tandis que<br />

P<strong>et</strong>itpas, enc ha nt e , nou s di sa it :<br />

L - Cornbien il est pl us int eressant de pa rco urir ce


144 CHAPITRE VII<br />

fort peu d'enfants. Clara, alerte a chercher « la p<strong>et</strong>ite<br />

b<strong>et</strong>e », fa it remarquer que les recenseurs du temps<br />

<strong>et</strong>aient peu galants, puisque, dans la colonne reservee<br />

aux femmes des colons, ils ecrivaient froidement « 1 a<br />

Plaisance n, ou « 1 en France P, comme s'il <strong>et</strong>ait parfaitement<br />

naturel que ces hommes fussent d es po lygames!<br />

De tous les personnages qui jouent un ro le d a ns<br />

I'occu pation francaise de P laisance, deux figures se<br />

d<strong>et</strong>achent d'une facon preeminente : Ie gouverneur d e<br />

Brouillon, <strong>et</strong> surtout Louis Armand de Lorn, baron de<br />

Lahontan. Le nom de ce dernier est familier, aujourd'hui<br />

encore, a tous les intellectuels de Terre-Neuve,<br />

non pas se ulement a cause de son ceuvre litteraire I,<br />

mais aussi pa r su ite de ses derneles avec de Brouillon.<br />

Nous trouvons la un exemple de plus de ces p<strong>et</strong>ites<br />

intrigues, de ces rivalites mesquines qui furent si<br />

f rcq uentes dans les colonies francaises aux d ixseptieme<br />

<strong>et</strong> dix-huitieme siecles : ..<br />

Le baron d e Lahontan, originaire d u village de ce<br />

nom dans les Bas ses-Pyrenees, <strong>et</strong>ait en 1692 a P laisance,<br />

sur la f regate Sainte-Anne, chargee de convoyer<br />

en France des bateaux de peche basques. C'est alors<br />

qjle Ie commodore Williams attaqua la place, ainsi<br />

que nous I'avons relate plus haul. Lahontan se distingua<br />

dans c<strong>et</strong>te affaire <strong>et</strong> , lorsqu'i! arriva, un peu plus<br />

tard, dans la mere patrie, on lui confera comme recorn-<br />

r, I'orages dans l"Amtir ique du No rd.<br />

2. Dans All Maille <strong>et</strong> all Nouueau-B ruwnoi ck (p p. 2 16 <strong>et</strong><br />

suivantes), DOUS avo ns eu l'oc casion de parler de l'affaire de<br />

La T'cur-d'Aulnay, bi en caracteristique elle au ssi.


UN TOUR A PLAISANCE<br />

pense Ie titre de lieutenant-gouverneur de Plaisance.<br />

Toutefois, a son r<strong>et</strong>our dans c<strong>et</strong>te derniere localit e,<br />

il fut, a sa grande surprise, froidement rellu par de<br />

Brou ill on . Si celui-ci, en eff<strong>et</strong>, avait fa it I'eloge de<br />

Lahontan dans ses d epeches au gouvernement m<strong>et</strong>ropol<br />

itain, il ne se souciait nullement de se Ie voir<br />

adjoi nt. Et cela pour des raisons variees , D 'abord, il<br />

avait un neveu, I'enseigne Saint-Ovide, qu' il aurait<br />

voulu voir nommer sous-gouverneur. Ensuite, disent<br />

les mauvaises langues, la distribution des rations aux<br />

sold ats rapportait gros au gouverneur; ceci devenait<br />

I'apanage du lieutenant-gouverneur, d'apres les reglements<br />

d e l'ep oque, <strong>et</strong>, par suite, profitait a Lahontan<br />

au d <strong>et</strong>riment de Brouillon. Enfin, Ie nouveau venu <strong>et</strong>ait<br />

aussi populaire que Ie gouverneur I'<strong>et</strong>ait peu. On<br />

rapporte que celui-ci, perdant toute mesure, ec rivit a<br />

ses super ieurs que Ie lieutenant-gouverneur ne desirait<br />

pas faire les distributions, ce qui n'<strong>et</strong>ait pas exact.<br />

Lahontan se vengea a sa maniere, qui n'<strong>et</strong>ait pas des<br />

plus anodincs; <strong>et</strong> bientot les tavernes de Plaisance<br />

r<strong>et</strong>entirent de chants satiriques ou de Brouillon <strong>et</strong>ait<br />

tourrie en ridicule. Ce dernier riposta alors en<br />

employant a des corvees n'ayant ri en de militaire les<br />

soldats dont Lahontan avait Ie commandement. Faisant<br />

r<strong>et</strong>omber son courroux impuissant sur ces pauvres<br />

di ables, illes accusait a tout bout de champ de paresse<br />

<strong>et</strong> d 'indiscipline ; <strong>et</strong>, malgre les protestation s du li eu ­<br />

tenant-gouverneur, en fit « passer un par les bag u<strong>et</strong>t es n ,<br />

Les satires redoublerent ; <strong>et</strong> bientot la situat ion devint<br />

intolerable. Le g ouverneur exped iait rapport sur<br />

rapport a Versailles, accusant son lieutenant d '<strong>et</strong>re<br />

TE R I\E·Nl::t; n:. 10


146<br />

CHAPITRE VII<br />

trop indulgent envers les hommes dc troupe; de trop<br />

faire la noce (ce qui <strong>et</strong>ait sans doutc vrai, rna is ne<br />

regardait guere de Brouillon !); enfin, d'exciter 11 I'insubordination<br />

au moyen de pamphl<strong>et</strong>s <strong>et</strong> de coupl<strong>et</strong>s<br />

impertinents. Sur ce dernier point, Ie gouverneur,<br />

certes, n'avait pas tort. Toutefois, des qu'il voulait<br />

sevir, il se heurtait 11 l'opposition des Peres Recoll<strong>et</strong>s,<br />

lesquels avaient pris I'incorrigible officier en grande<br />

amitie <strong>et</strong> Ie protegeaient dans toutes ses fredaines.<br />

Pousse aux d ernieres limites de l'exasperation, de<br />

Brouillon resolut de frapper un grand coup. Le<br />

20 novembre 1693, alors que Lahontan donnait une<br />

soiree 11 ses intimes, Ie gouverneur, masque, survint<br />

avec quelques hommes egalement deguises, <strong>et</strong>saccagea<br />

l'appartement de son subordonne. Et, pour couronner<br />

son ceuvre, Ie lendemain matin ses val<strong>et</strong>s rosserent<br />

ceux de Lahontan. Finalement, celui-ci se rendit<br />

compte que son sejour 11 Plaisance comrnencait 11 manquer<br />

de charrnes. 11 decida de s'eclipser pour quelque<br />

temps, sinon pour toujours. Mais comprenant que les<br />

rapports du gouverneur devaient avoir <strong>et</strong>e suffisammerit<br />

d<strong>et</strong>estables pour qu'il se vit offrir, des son debarquement<br />

en France, un logement 11 la Bastille, il<br />

s'arrangea, non sans peine, avec un capitaine de navire<br />

marchand qui, moyennant 1000 dollars, promit de Ie<br />

conduire en Espagne. Cependant, la mauvaise <strong>et</strong>oile<br />

de Lahontan Ie poursuivait. En mer, il se dechaina<br />

une temp<strong>et</strong>e telle que Ie capitaine, epouvante, declara<br />

qu'il allait chercher un abri sur les cotes de France,<br />

ce qui, naturellement, provoqua les protestations indignees<br />

du passager, lequel devinait bien qu'ordre avait


UN TOUR A PLAIS ANCE 147<br />

<strong>et</strong> c donne de l'arr<strong>et</strong>er a toutes les au to ritcs des por ts<br />

de l'Atlantique. Grace it un ver sem en t ad dit ion nel de<br />

200 pistoles, il obtint d '<strong>et</strong>re d eba rq ue en Portugal.<br />

La non plus il ne put trouver Ie rep os . E n proie au<br />

mal du pays, il revint dans le s Pyren ees ch er cher asile<br />

au village de sa naissance. Ma is ce fut pour y trouv er<br />

ses biens confisques par ses nombreux cr ean ciers . Du<br />

reste, la menace de la Bastille existait tou jours. Force<br />

fut done au pauvre Lahontan de repasser la f ront ier e.<br />

II semble <strong>et</strong>re mort en Espagne ver s 1i15. C' est pendant<br />

c<strong>et</strong> exil que, pousse par Ie besoin, il publia son<br />

livre qui, d'ailleurs, cut un reel suc ces, j<strong>et</strong>ant un eclat<br />

tardif, mais durable, sur une des figures les plus pi tt oresques,<br />

quoique des moins connues, du siccle de<br />

LouisXlV.<br />

Le traite d'Utrecht, en m<strong>et</strong>tant fin a la position d e<br />

Plaisance comme capitale des <strong>et</strong> ablissc ments francais<br />

11 Terre-N euve, n'apporta pas un terme 11 son role<br />

important dans la colonie. L'excellence de son site fut<br />

immediaterncnt reconnue par les Anglais, <strong>et</strong>, pendant<br />

quelque temps, sous Ie nouveau nom de Placentia,<br />

c<strong>et</strong>te localit e devint la capitale du Newfoundland . Le<br />

futur roi d'Angle<strong>terre</strong> George IV, comme prince de<br />

Galles, y fit un long sejour, dans une sorte d'incognito.<br />

On rappor te sur lui, dans la region, de nombreuses<br />

anecdotes, d'ou il d ecoule que c'<strong>et</strong>ait un bon<br />

compagnon, un vrai l olly Good Fellow, co rnme chantent<br />

les Anglais sur notre fameux air de Mal br ou g h. D 'apres<br />

un de ces cancans, Ie prince, un jour, passant pres<br />

d'une fontaine, vit une accorte fille d e Pl acentia<br />

occupee 11 faire la lessive <strong>et</strong>, s'approchan t d'elle en


CHAPITRE VII<br />

catimini, lui pinca la taille. La demoiselle, furieuse,<br />

plaqua vigoureusement un paqu<strong>et</strong> de linge savonnesurla<br />

figure du trop entreprenant personnage, que, d'ailleurs,<br />

elle ne connaissait pas. Et c'est la seule fors qu'un roi<br />

d' Angle<strong>terre</strong> se fit laveria t<strong>et</strong>e par une de ses suj<strong>et</strong>tes!...<br />

Une des currosites de Placentia est sa plage de gros<br />

caillous ronds, laquelle a environ I kilom<strong>et</strong>re <strong>et</strong> demi<br />

de large sur autant de long. Ces pierres sont a peu<br />

pres syrn<strong>et</strong>riques <strong>et</strong> de me me taille <strong>et</strong> ont <strong>et</strong>e accumulees<br />

dans c<strong>et</strong>te sorte d'echancrure par I'action de<br />

la rnaree durant de longs siecles ; <strong>et</strong> l'on constate sur<br />

c<strong>et</strong>te surface des ondulations marquant autant de<br />

« poussees II particulierernent fortes. Le touriste,<br />

deambulant par les rues, ou plutot les routes de Placentia,<br />

ne se doute guere que tout Ie bourg est bati<br />

sur un champ de pierres analogue, que recouvre maintenant<br />

une mince couche de <strong>terre</strong> vegctale, en grande<br />

partie artificielle. C<strong>et</strong>te plage appartient a I'histoire<br />

locale, car Ie sechoir naturel qu'elle constitue pour la<br />

morue fut un des principaux facteurs qui amenerent<br />

les Francais a faire de la localite leur chef-lieu dans<br />

l'Ilc. La surface <strong>et</strong>ait lotie entre les pecheurs, la largeur<br />

du lot, au rivage, <strong>et</strong>ant proportionelle au tonnage<br />

du navire interesse, mais aucune limite n'<strong>et</strong>ant fixee<br />

quant a la longueur vers la <strong>terre</strong>. On voit encore, de<br />

place en place, des trous circulaires; c'<strong>et</strong>ait la qu'on<br />

enfouissait l'excedent de sci, a la fin de la peche,<br />

L'ouverture <strong>et</strong>ait ferrnee par des morceaux de silex<br />

<strong>et</strong> un feu bati par-dessus : Ie silex bouchait alors Ie<br />

trou herrn<strong>et</strong>iquernent <strong>et</strong> Ie sel se conservait intact jusqu'a<br />

la saison prochaine.


UN TOUR A PLAISANCE 149<br />

La Placentia daujourd'hui, sous Ie rapport economique,<br />

est dans Ie marasme. Les quelques avantages<br />

que lui a procures Ie tourisme ne sauraient compenser<br />

la re culade commerciale. C<strong>et</strong>te ex-capitale de pech eries<br />

n'a plus de pecheurs. Fi gee dans Ie pass e, eIle<br />

est naturellement devenue une p<strong>et</strong>ite ville de r<strong>et</strong>raites,<br />

de vieilles familIes conservatrices <strong>et</strong> paisibles ; ses<br />

magasins alimentent, sans se presser <strong>et</strong> sans faire<br />

fortune, les nombreux hameaux <strong>et</strong> ecarts eparpilles<br />

dans un rayon d'une vingtaine de k ilom<strong>et</strong>res . Une<br />

des raisons d'<strong>et</strong>re de la Placentia anglaise est son tribunal,<br />

ou il y a peu de causes, <strong>et</strong> dont la prison est<br />

gen eralement vide.<br />

- C'est la, me disait Ie gardien qui ins istait pour<br />

que je visitasse son domaine, c'est la ou nous d ep osons,<br />

a I'occasion, les corps des naufrages repeches<br />

sur ces rives. Ou bien, on y place les fous venus de<br />

la campagne, en attendant leur transfert a la maison<br />

de sante.<br />

N'appartenant a aucune de ces deux ca tegories, je<br />

declarai ne pas <strong>et</strong>re interesse, <strong>et</strong>, 11 l' evident regr<strong>et</strong><br />

de l'hospitalier geolier, je rn'eloignai de c<strong>et</strong> endroit<br />

par trop lugubre. Toutefois, je tombai de Charybde<br />

en Scylla, car, au tournant d'une de ces jolies ruelles<br />

bordees de barrieres blanches <strong>et</strong> de jardin<strong>et</strong>s mi-croscopiques<br />

qui donnent a Placentia l'air d' <strong>et</strong>re frais<br />

emoulue d'une boite de jou<strong>et</strong>s de Nuremberg, je me<br />

trouvai en presence de la troupe, au compl<strong>et</strong> , d e mes<br />

cornpagnons d e voyage, conduite par Cla ra br andissant<br />

une cl e o<br />

La jeune fille s' ecria, a rna vue:


1 50 CHAPlT RE vn<br />

- Q uelle cha nce ! Nous vous cherchions. II s'agit<br />

d 'a llcr visiter les t ombes.. .<br />

- Gra nd merci! repondis-jc, j'en ai asscz des<br />

excursion s macabres. Donnez-rnoi quelque chose de<br />

gai.. .<br />

- Mais ne vous rappelez-vous pas ce que je vous ai<br />

di t des tombes basques de Placentia, avant notre<br />

dep ar t ?<br />

- A h ! oui , vaguement.. .<br />

- Va g uement ? Vous <strong>et</strong>es poli, vous! Quand unc<br />

dame vous dit quelque chose d' important, voila com me<br />

cela vous frappe!<br />

- Mais enfin, de quels morts s' ag it-il ?<br />

- Est-ce que je sais, moi ? Venez avec nous, <strong>et</strong><br />

vous verrez!<br />

l [otrc cicerone, d 'un air rnysterieux, nous conduit<br />

dans I'enclos d ilapide d'une p<strong>et</strong>ite chapelle, ou nous<br />

dccouvrons, dans un <strong>et</strong>at assez lamentable, des pierres<br />

tombale s prescntant vraiment de I'inter<strong>et</strong>. La plus<br />

importante, toutefois, a <strong>et</strong>e mise relativement a I'abri<br />

a linterieur de I'edifice minuscule dont Clara s'<strong>et</strong>ait<br />

procure les cles.<br />

Ces dalles, parait-il, <strong>et</strong>aient nombreuses il y a cent<br />

ans ; mais, depuis lors, les residents les ont largement<br />

mise s a contribution pour la const ruct ion des<br />

atres <strong>et</strong> fondations de leurs mai sons. lis n'auraient<br />

probablement pas agi ainsi ave c des tombes anglaises,<br />

mais ces dall es portant des inscriptions indechiffrables<br />

ne leur inspiraien t aucune reverence, Dans Ie cirn<strong>et</strong><br />

iere de la vieille Plaisance, les tombes - basques<br />

de vaicut former la majorite, ca r presque toutes celles


UN TOUR ,\ PLAISANCE<br />

qui subsistent sont dans c<strong>et</strong>te langue. Jusque dans ces<br />

dernieres annees, les inscriptions <strong>et</strong>aient regardees<br />

comme impossibles 11 com prendre. II ya quelque temps,<br />

Mgr Legasse, notaire apostolique 11 Saint-Pierre <strong>et</strong><br />

Miquelon, Basque d'origine, les a dechiffrees . La dalle<br />

la plus curieuse porte d'un cote:<br />

DAHEME N<br />

Hi I a i ...<br />

l\Iai i 1676.<br />

Les deux premiers mots avaient <strong>et</strong>e regardes comme<br />

un nom propre <strong>et</strong> un prenorn. Or, en basque, Ie premier<br />

signifie : « Est ici », ou : « Ci-git »; Ie second:<br />

« dccede » ,<br />

De I'autre cote, se lisent :<br />

GA NNI S<br />

DESALE<br />

CESA NNA<br />

S E MEA<br />

USA N N .0<br />

N ENE C 0<br />

- Pour Ie benefice des personnes qui ont du gout<br />

pour ces sortes de rebus, nous dit Clara, je vais vous<br />

lire ce que j'ai trouve sur ce suj<strong>et</strong>. Pas d'objections?<br />

- Si vous avez tant fait de no us lancer dans c<strong>et</strong>t e<br />

affaire, all ez-y de votre erudition d e fr aiche date!<br />

rep on d p lut ot sec hc ment P<strong>et</strong>itpas, a qu i, dc cid em en t ,<br />

la jeune fille parait por ter sur les nerfs.<br />

- On nc saurait <strong>et</strong>re plus aimable! riposte cclle -ci


CHAPITRE VII<br />

avec une reverence moqueuse. Elle no us donne alors<br />

avec volubilite, en partie de mernoire, les explications<br />

qui sui vent :<br />

Gannis: pron. : « ga n nis h » = J ean, e n basq ue.<br />

La Sale : nom de famiJle tres re pa ndu au pays basque (sa in t<br />

Fran coi s de Sales ct ait Basque).<br />

C esanna : sans d o ut e un s u r n o m .<br />

Sem ea = le fils (so us-enten d u : « d e la maison de »).<br />

U sann : parfum,odeur.<br />

Oneneco (c orru ptio n d'Onen ec a) = meiJl eur.<br />

L'ensemble de I'inscription se traduit done amsi<br />

CI-GIT<br />

DECED E LE 1" MAl 1676<br />

JEA N DE LA SALE CESANNA<br />

LE FILS DE LA MAISON<br />

DU PARFUM LE MEILLEUR<br />

On a ici un bon exemple des inscriptions tombales<br />

basques de I'epoque, avec leur saveur un tantin<strong>et</strong><br />

orientale! Parmi les autres dalles, no us en relevons<br />

une ayant ceci de particulier que, bien que concernant<br />

un Basque, elle est en fr ancais : cela a <strong>et</strong>e cite<br />

comme une preuve que, tout a la fin du dix-septierne<br />

siecle, l'influence basque dans les <strong>et</strong>ablissements francais<br />

de Terre-Neuve <strong>et</strong>ait sur son declin.<br />

C Y.G I S.1 0 HAN N E S.<br />

DE.S V 1 GAR A I C H I P I.<br />

D I T.C R 0 1 S I C.C API T<br />

A I N E.D E.F REG ATE•<br />

• D U.R 0 Y•<br />

• 1 6 9 4.


UN TOUR A PLAISANCE 153<br />

Ici, plusieurs remarques s'imposent. D'abord<br />

Iohannes est une forrue franco basque du prenorn Jean:<br />

deja Ie vrai prenom basque, Gannis, est abandonne.<br />

En revanche, Ie suffixe chipi, qui signifie p<strong>et</strong>it, ajoute<br />

au nom Suigarai, donne a ce dernier une consonance<br />

tout a fait basque; mais tr es probablement n' apparaissait<br />

pas dans la signature oflicielle de ce capitaine<br />

de fr egate. Enlin, « dit Croisic » se rapporte a une<br />

coutume, prevalente a l'epoque dans Ie sud-ouest de<br />

la France, parce que beaucoup de families portaient Ie<br />

meme nom: un surnom <strong>et</strong>ait necessairc.<br />

- C'est tres bien, dit Ie Rentier quand nous avons<br />

terrninc notre inspection funeraire, tres bien, mais<br />

comment se Iait-il que ce Basque ait comme sobriqu<strong>et</strong><br />

Ie nom d'une ville brctormc ><br />

- Pas <strong>et</strong>orma nt du tout, replique P<strong>et</strong> itpas, c'est un<br />

ex emple de plus des relations <strong>et</strong>roit es ex istant alors,<br />

su rt out a Plaisance, mais aussi sur les cotes ouest de<br />

la France, entre Basques <strong>et</strong> Bre tons.<br />

J e laissai mes compa g nons continuer leurs fl aneries<br />

dans Ie village. J e n'erais pas tente par la perspective<br />

de contempler la vie ille vai sselle ebrechee, les documents<br />

signes par Louis XIV, ni les pieces de monnaie<br />

du di x-huit ie me si ecle <strong>et</strong> d'autres souvenirs qu 'on<br />

peut voir, soit au tribunal, so it chez d'hospitables<br />

particuliers. II me scrnblait bien plus int eressant de me<br />

reporter par la pensee au temps OU vivaient ces marins,<br />

ces pionniers intrepides dont les dalles rappelaient<br />

les noms <strong>et</strong>, parfois, les aventurcs ; de me representer<br />

la vie de c<strong>et</strong>te poi gnee de Francais d ans c<strong>et</strong>te obscure<br />

p<strong>et</strong>ite colonie, vie faite d'alarmes, de raids, de priva-


UN TOUR A PLAIS.\NCE 155<br />

fini par prendre d'eux c<strong>et</strong>te maniere bizarre de prononcer<br />

Ie T, me me en anglais.<br />

Le brave homrne d'Oncle, qui eut certainement<br />

tr ouve ladite explication excellente si elle avait gerrne<br />

d ans son cerveau, ne se souciait pas de l'a ccepter<br />

d'un Pe tit pas, merne appuye d'une aut orit e locale<br />

comme Lemessurier. II se lan ca dans une di scussion<br />

qui aurait menace de s'erendre tard da ns la nuit, si<br />

Clara, qui cherchait en vain 11 sommeiller dans une<br />

piece voisine, n'avait fait irruption dans Ie salon, <strong>et</strong><br />

declare que des gens qui devaient prendre Ie train 11<br />

I'aube, <strong>et</strong> compter Sur ell e pour les reveiller, devaient<br />

avo ir assez de sens cornmun pour laisser dormir des<br />

controverses dont personne n'a cure!<br />

- E x ore paruulorum ueritas! fait P<strong>et</strong>itpas, enchante<br />

de voir donner une lecon 11 son rival, <strong>et</strong> aussi heureux<br />

de d ecocher, par la merne occasion, la flcche du<br />

Parthe 11 Clara.<br />

- Sans nul doute, me murrnurc-t-il tres bas, elle<br />

n'y cornprend goutte, toute feme du latin qu'elle se<br />

disc!<br />

Mais I'incorrigible jeune personne, se t ournant<br />

subiternent vers Ie savant, lui dit en souriant :<br />

- Oh I je ne vous avais pas vu, professeur; mais<br />

Ex ungue Leonelli, pourrais-je dire, s'il n'ct ait peu<br />

flalteur pour Ie roi des an irnaux d'<strong>et</strong>re compare 11 un<br />

naturaliste!


La Vie it Terre-Neuve<br />

CHAPITRE VIII<br />

D'apres la definition des encyclopedies <strong>et</strong> de ce rtains<br />

conferenciers, Ie Terre-Neuvien est d'une constitution<br />

vigoureuse <strong>et</strong> d'un caractere reflechi, serieux,<br />

presque sombre. On ajoute generalement q u'i l a un e<br />

apparence saine, un teint frais, dus a la vivacite <strong>et</strong> 11<br />

la pur<strong>et</strong>e de I'atmosphere,<br />

Que la population so it vigoureuse, c'est un fait que<br />

semblerait dernontrer, en particulier, la Grande<br />

Guerre : aux Dardanelles, d ans des conditions t res<br />

di fficiles 11 supporter, ou les soldats, qui resterent<br />

t rente jours sa ns merne se dechausser, avaient souvent<br />

de l'eau jusqu'a la ceinture, Ie Newfoundland Regiment<br />

ne perdit pas un se ul homme par suite d es<br />

intcrnperies, alors que, dans les corps voisins, les<br />

morts se comptaient par centaines. Un medecin bien<br />

connu sur la Cote du Sud, auque l je citais c<strong>et</strong> episode,<br />

me fit c<strong>et</strong>te reponse qui me surprit :<br />

- Oui, cela nous montre la race comme elle <strong>et</strong> ait<br />

jadis <strong>et</strong> comme elle devrait <strong>et</strong>re...<br />

- Que voulez-vous dire?<br />

- Simplement que ce qui s'est passe 13 est la resultante<br />

d'un processus delimination. Tout ce qui n'est<br />

pas tuberculeux, chez nous, est d'une <strong>et</strong> onnante<br />

robustesse !


LA VIE A TERRE-NEUVE<br />

_ The survival of the Fittest, aloes, ici aussi.<br />

_ Qui, c'est natureIIement la survie de ceux qui<br />

sont Ie plus en <strong>et</strong>at... de resister aux divers facteurs<br />

minant notre population.<br />

- Je croyais que les Terre-Neuviens, descendants<br />

des robustes pionniers anglais, ecossais, irlandais,<br />

<strong>et</strong> aie nt restes une race sans melange...<br />

- Precisernent : sans assez de melange. Trop de<br />

parente, comme dans toutes les colonies sans immigration.<br />

II y a autre chose: une mauvaise alimentation<br />

chez les pecheurs <strong>et</strong> les ouvriers; des habitations mal<br />

ventilees, surchauffees en hiver. C'est pourquoi la<br />

tuberculose, a un certain moment, d ecimait Terre­<br />

Neuve avec une virulence dont I'exemple suivant<br />

peut donner une idee: lorsque je fus envoye aux<br />

mines de Bell-Island, comme medccin du gouvernement,<br />

il y avait un deces par jour de c<strong>et</strong>te<br />

maladie.<br />

Mon inter locuteur <strong>et</strong>ait trop modeste pour ajouter<br />

que, si de reels progres ont <strong>et</strong>e accomplis dans ces<br />

derniers temps en ce qui concerne la prophylaxie de<br />

la tuberculose, ils sont dus aux medecins de campagne<br />

comme lui, qui, avec une patience <strong>et</strong> un devouement<br />

infatigables, ont enseigne aux familles de pecheurs,<br />

mineurs <strong>et</strong> ouvriers a vivre d'une maniere plus hygienique,<br />

a se dCfaire de certaines habitudes dangereuses,<br />

comme celIe de distribuer aux amis <strong>et</strong> cormaissances<br />

les eff<strong>et</strong>s portes par des individus decedes,<br />

quelle que ftit leur maladie. Ainsi que nous Ie disions<br />

plus haut, les conditions sanitaires se sont ameliorees ;<br />

toutefois, on chercherait en vain aujourd'hui Ie teint


158<br />

CHAPITRE nil<br />

Irais, la supcrbe denlition qui furent, une fois, des<br />

caracteristiques locales.<br />

Moralement, la premiere impression produile sur<br />

l'<strong>et</strong>rangcr par Ie Terre-l[euvien est favorable. Ces<br />

insulaires, tout de suite, paraissent simples, obligeants,<br />

affables. Ceci est vrai des fonctionnaires<br />

aussi bien que des marchands <strong>et</strong> des gens de la condition<br />

la plus humble. Le douanier fait de son mieux<br />

pour vous amener a oublier que vous <strong>et</strong>es dans une<br />

contree dont les droits d 'entree sont fantastiques;<br />

les employes des postes ou des messageries s'evertuent<br />

avous trouver la voie la plus econcmique pour<br />

vos expeditions. Depuis la demoiselle de magasin qui,<br />

loin de vous pousser a ach<strong>et</strong>er, vous indique avec<br />

empressement dans quel autre <strong>et</strong>ablissement vous<br />

pourrez vous procurer ce qu'elle ne saurait vous<br />

fournir, jusqu'au sous-secr<strong>et</strong>aire d'Etat s'ingeniant a<br />

vous faciliter vos recherches, c'est une suite ininterrompue<br />

d'individus de tout rang anxieux de vous<br />

rendre service. Mais il est un point sur lequel Ie<br />

Terre-Neuvien n'entend pas raillerie. Sa susceptibilite<br />

est extreme des que son pays est en jeu. S'il y a la<br />

exces, c'est l'exces d'une qualite precieusc. Tous les<br />

livres, articles ou conferences ayant Terre - Neuve<br />

comme suj<strong>et</strong> sont epluches avec un soin minutieux <strong>et</strong><br />

une reelle anxi<strong>et</strong>e qui se comprennent rnieux guand<br />

on sait combien d'inexactitudes ont <strong>et</strong>e publiees, de<br />

toutes facons, sur la colonie.<br />

Nous vimes un exernple frappant de c<strong>et</strong>te mentalite<br />

en 1927, lorsqu'un certain M. Caldwell, qui <strong>et</strong>ait venu<br />

a Terre-Neuve a la recherche des infortunes aviateurs


LA VIE A TERRE-NEUVE 159<br />

Coli <strong>et</strong> N ungesser, ec rivit dans YAero-Digcst, d e New<br />

York, une ser ie d'articles humouristiques su r New ­<br />

foundl an d . La plupart d e ces critiq ues , en somme,<br />

n' <strong>et</strong>aient pas bien mechantcs, l' auteur exercant sa<br />

verve sur l'exigu it e des habitations de pecheurs <strong>et</strong><br />

vill ageois, leur maigre ameublement, I'<strong>et</strong>roitesse des<br />

wagons de chemins d e fer, <strong>et</strong> les meandres d ecrits par<br />

la voie.<br />

- Celle-c i, d it -il , part pour all er a qu elque endroit,<br />

change d'avis, revient sur ses pa s <strong>et</strong> re garde la place<br />

d'ou el le est partie. C'est une voie <strong>et</strong> roite, ce qu i<br />

signilie qu'en compa rai son, Ie cerveau d'un rn<strong>et</strong>hodiste<br />

du Kansas a de I'ampleur.<br />

Ce n' est la qu'un badinage, peut-<strong>et</strong>re un peu d eplace<br />

<strong>et</strong> plus ou moins spirituel ; tou tefois, reproduit d ans<br />

la presse locale, il suffit d eja pour provoquer une<br />

irritation qui se changea en indignation, puis en<br />

exasperation, lorsque I'ecrivain lanca qu elques sarcasmes<br />

contre les jeunes lilies de la Baie d e Saint­<br />

Georges. A titre de curiosite, citons un passage qui<br />

dechaina des ternp<strong>et</strong>es :<br />

... T ou s lcs hommes so n t alles au x Et at s-Unis ou a u C an ad a ,<br />

landis qu e lcs filles, si clles ne pc uvc nt le s s ui vre, s'a ssoie nt<br />

sur le rivagc ct atte ndc nt des vi sit curs q ui leur donnent<br />

des apercus sur un e exis te nce plu s large e t plu s heureuse .<br />

C'est ains i que mon camarade <strong>et</strong> moi avo n s cte un bienfai t<br />

celeste po ur celles a qui fait d ef aut un bill<strong>et</strong> po u r Bo st on ,<br />

Bo ston q ui est une sort e de paradi s tcrre strc pour la T vrre­<br />

N e uvicn ne ... Celles q ui vont aBost on n'en reviennent jaruai s ;<br />

<strong>et</strong> celles qu i so nt ici vive n t dan s l'e sp eran ce de passer par<br />

Bost on o u X ew York, su r leur ch emin pour I' Et er n ite ; <strong>et</strong> elles<br />

n e s'j n q u i<strong>et</strong> cn t pas de Ia duree de Parrct facu ltat if q ue leur<br />

accor de r ai t leu r b ill<strong>et</strong> da ns u n e de ces Iocali tes...


160 CHAP IT RE VIII<br />

Ceci fut con si d ere com me une insulle. Mais, quand<br />

un aut re article osa fai re des all usions a la dispositi<br />

on de ces demoiselles au flirt avec les matelots de<br />

Sa Majeste britannique, la col ere des lecteurs ne<br />

con nut plus de bornes. Des l<strong>et</strong>tres, d on t l'une, de<br />

de ux cents lignes, portait Ie titre: Nemo me im pune<br />

lacessit ! furent ad ressees a ux journaux, les quels<br />

s'excuserent d 'a voir public ces in epries en di sant que<br />

leur but avait <strong>et</strong>e de m<strong>et</strong>tre a nu l'i ngratitud e de certaines<br />

g ens re cevant I'hospitalit e <strong>terre</strong>-neuvienne.<br />

L' ex cit ati on <strong>et</strong>ait t elle qu e nul ne parut fa ire attenti<br />

on aux quelques pa ssa ges t res elogieux desdits<br />

articles! En fait, a ce mom ent, I'affaire <strong>et</strong>a it un suj<strong>et</strong><br />

in epuisable de conversations, d ans Ies salons, les<br />

bureaux, les clubs. Dans les magasin s, les comm is qui<br />

me reconnaissaient comme un <strong>et</strong> ranger , me disaient<br />

d'un air triste : « Voyez, monsieur, co mme on nous<br />

traite! Esperons que vous serez plus juste qu e c<strong>et</strong><br />

individu-Ia l » Et, comme a St. John's, grace a un<br />

infatigable po<strong>et</strong>e local, tout finit par des ba llades, on<br />

vendait par les ru es, pour la modique somme de<br />

5 suus, un poerne en treize coupl<strong>et</strong> s ou Ie susdit<br />

M. Caldwell <strong>et</strong>ait traite suivant ses merites l La fin<br />

de c<strong>et</strong>te ceuvre fa it entrevoir une sombre menace<br />

... Qu 'importe la Cot e Ou est ? Ven ez dans nos m urs :<br />

U ne bie nv enue VOllS attend, dont Ie so uve n ir ser a dur !<br />

Nalls avons Ia un coq, monte sur ses erg ots:<br />

Ava nt de rep artir, it payera so n ec ot t<br />

Le « coq » n'a pas suivi ce conseil. Quoi qu'il en<br />

soit, apres cela, il n'y a qu 'a bien se tenir... ; <strong>et</strong> je ne


LA VIE A TERRE-NEUVE 161<br />

me sens pas du tout tranquille en relisant ce chapitre...<br />

Cependant, les Terre-Neuviens eclaires, eux-rnemes,<br />

adm<strong>et</strong>tent qu'une susceptibilite passablement ornbrageuse<br />

est un des faibles de la population. Un journaliste<br />

local bien connu, dans un speech recent, a<br />

declare hautement que ce travers, non seulement complique<br />

la tache de la presse, mais est prejudiciable au<br />

developpernent merne de la colonie. Nombre de nouvelles<br />

qui eussent interesse tout Ie monde ne peuvent<br />

<strong>et</strong>re i mprimens parce que les gens ou firmes qui y sont<br />

concernes s'y opposent; <strong>et</strong> Ie plus curieux de l'affaire<br />

est que cela se produit me me lorsqu'il s'agit de faits<br />

qui constitueraient une bonne reelarne gratuite pour<br />

une rnaison de commerce ou un professionnel. « Par<br />

exemple, disait c<strong>et</strong> ed iteur, quand nos reporters se<br />

presentent pour avoir des d<strong>et</strong>ails sur un agrandissement<br />

de magasin cause par I'extension de la business,<br />

on leur ferme la porte au nez, en leur declarant que<br />

cela ne regarde pas l e public. » La susceptibilite de<br />

ces insulaires a eu parfois pour contre-coup pour<br />

ceux-ci, it l'<strong>et</strong>ranger, certains ennuis. On cite encore<br />

a Terre-Neuve ce soldat du Newfoundland Regiment<br />

qui, it Londres, pendant la guerre, ayant <strong>et</strong>e qualifie<br />

de cod hauler (ameneur de morue) par un mauvais<br />

plaisant, dans un cafe, se mit en devoir de culbuter<br />

les clients <strong>et</strong> de; saccager l'<strong>et</strong>ablisscmcnt de fond en<br />

comble. II fallut les efforts combines de plusieurs<br />

policemen pour apaiser ce Terre-Neuvien outrage<br />

dans ses sentiments les plus respectables. C'est qu'on<br />

ne doit pas badiner avec la morue !<br />

11


CHAPITRE VIII<br />

Le Terre-Neuvien est fort independant. II Ie mont re<br />

dans les p<strong>et</strong>ites choses autant que dans les grandes.<br />

C' est ce qui a jusqu'ici ernpeche la colonie, ainsi q ue<br />

nous l'avons vu dans un chapitre precedent, de se<br />

joindre a la Confederation canadienne; c'est ce q ui<br />

provoqua les fameuses ct heroi-corniques erneutes<br />

de Fox-Trap, quand on dut, pour construire la voi e<br />

ferree t ra nscolornale, proceder a des expropriations<br />

pour utilite publique : les hommes avec des faux <strong>et</strong><br />

des ha ches, les femmes avec des fourches <strong>et</strong> les<br />

enfants avec d es manches a balai s'opposaient it<br />

l'cnvah issement des arpenteurs ferroviaires. C'est ce<br />

qu i fait que les domestiques entendent troner au<br />

sal on de leurs rnaitres. Cela a ussi a occasionne, pe ndant<br />

la guerre mondiale, de singulieres complications,<br />

restees quasi legendaires. Par exernple, une anecdote<br />

sou vent re p<strong>et</strong>ee est la suivante.<br />

Quelque part en Flandre, une sentinelle anglaise<br />

int erpcllait des d <strong>et</strong>achements rentrant dans Ie cantonnement:<br />

« Qui vive ? » - (( 42' Highlanders. » Le mot<br />

d'ordre donne, la se ntinelle prononcait le sac ramentel :<br />

« 42' Highlanders, passez. Tout est bien! » Et ainsi d e<br />

suite avecles autrescorps, j usq u'a ce que Ie factionnaire,<br />

au « Qui vive> » , rec ut la repon se indignec : « Qu'estce<br />

que diantre cela peut vo us faire? Fichez-nous la<br />

paix! » A quoi la sentinelle, sans I'ombre d'heaitation,<br />

repondit : « Regiment d e Terre-l[euve, passez<br />

quand il vous plaira! »...<br />

II n'est pas du tout surprenant qu'une population<br />

a insi d isposee ait l'esprit de clocher, ou, si I' on me<br />

pardonne Ie neologisrne, Ie « localisme » pousse it un


LA VIE A TERRE-NEU\'E 163<br />

si haut degre. Rien n'est plus naturel qu'isolee comme<br />

elle l'est, elle soit portce it considerer les evenements<br />

locaux comme d'une importance primordiale, <strong>et</strong> it<br />

celebrer les me rites des gens du pays d'une facon qui<br />

semble <strong>et</strong>range aUK non-inities, Nous avons deja menrienne<br />

I'absence de statues de personnages historiques<br />

<strong>et</strong> Ie remplacement de celles-ci par des monuments<br />

eleves it d'obscurs, quoique me ritants enfants du<br />

terrorr, Prenons la guerre mondiale : Ie souvenir du<br />

Neu/toundland Regiment se perp<strong>et</strong>ue , dans la seule<br />

ville de St. John's, par Ie couteux War Memorial<br />

dont nous avon, parle dans un autre chapitre; par un<br />

autre monument erige aUK sergents de ce corps; par<br />

Ie Memorial College, ouvert en 1924; <strong>et</strong> enlin par une<br />

statue it Bowring Park, c<strong>et</strong>te dcrniere, de plus, constituant<br />

I'cffigie d'un timbre-peste. On ne saurait vraiment<br />

faire plus, Le proverbe : « Nul n'est proph<strong>et</strong>e en<br />

son pays! » n'a pas cours dans la colonie: il n'est pas<br />

it craindre qu'une ce lebrite locale que1conque tombe<br />

jamais dans l'oubli. Et ce n'est que justc, apres tout!<br />

J e passais un jour devant une maison, lorsque je fus<br />

aborde soudainement, mais tres poliment, par un<br />

monsieur inconnu, mais qui, lui, evidemment <strong>et</strong>ait au<br />

courant d'une partie (une partie seulement, esperons­<br />

Ie) de mes affaires personnelles. II me dit : « Voici ou<br />

demeurait James Kelly Burke, vous savcz, de I'lrish<br />

Brigade? »<br />

1 "osant avouer mon ignorance, je gardai de Conrart<br />

Ie silence prudent, tout en m'inclmant. L'homme<br />

continua: « En votre qualite de Francais <strong>et</strong> d'ancien<br />

rnilitaire, vous connaissez certa nement c<strong>et</strong>te herorque


CHAPITRE VIII<br />

phalange, la compagnie irlandaise de la Legion<br />

<strong>et</strong>rangere qui, en 1870, se distingua a l'arrnee de la<br />

Loire, sous Ie general d' Aurelles de Paladine... »<br />

Pris a I'improviste par c<strong>et</strong>te evocation, dans une rue<br />

de St. John's, d'un passe que j'avais perdu de vue<br />

depuis si longtemps, je ne pus m'ernpecher d'interrompre<br />

mon interlocuteur:<br />

- Mais, monsieur, vous <strong>et</strong>es bien familier avec des<br />

d<strong>et</strong>ails qui...<br />

- C'est naturel. Burke fut un heros! Des que la<br />

gu erre franco-allemande eclata, rien ne put Ie r<strong>et</strong>enir<br />

aTerre-Neuve. II alia se presenter aux autorites fran­<br />

'raises a Saint-Pierre-<strong>et</strong>-Miquelon, <strong>et</strong> fut finalement<br />

dirige sur Bourges...<br />

- Mais... qu'a-t-il fait de particulier dans c<strong>et</strong>te<br />

guerre?<br />

- II <strong>et</strong>ait c1airon, monsieur, <strong>et</strong> a sonne la charge a<br />

Coulmiers, a l'armee de l'Est, <strong>et</strong> aussi quand les<br />

troupes du general Clinchant entrerent en Suisse <strong>et</strong><br />

que les Irlandais couvraient la r<strong>et</strong>raite! Mais il me<br />

faut aller au bureau. Au revoir, monsieur!<br />

Et il s'eloigna, nous laissant passablement<br />

ahuris.<br />

- Eh bien! fit P<strong>et</strong>itpas lorsque nous revlnmes de<br />

notre <strong>et</strong>onnernent, ce particulier-Ia fait de l'histoire a<br />

sa Iacon l<br />

- Bah! riposta Clara, il a cela de commun avec<br />

plus d'historiens qu'on ne croit!<br />

- Mais, mademoiselle...<br />

- Voyons, voyons, intervint le Rentier, ne vous<br />

chamaillez pas sur le dos de ce brave c1airon irlandais,


166<br />

CHAPITRE VIII<br />

l'eff<strong>et</strong> produit par c<strong>et</strong>te action sur la partie catholique<br />

de la p opulation.<br />

II faut ajouter que c<strong>et</strong>te disposition a I'intolerance<br />

religieuse se manifeste dans toutes les religions, <strong>et</strong><br />

merne dans les branches d'une merne religion : il<br />

semble y avoir au tant de distance entre les anglicans<br />

<strong>et</strong> les m<strong>et</strong>hodistes au sein du protestantisme, qu'entre<br />

cat hol rques <strong>et</strong> protestants. iT O US avons vu I'eff<strong>et</strong> de<br />

ce t <strong>et</strong>at de choses sur I'organisation de I'mstructio n<br />

publique : il se revele un peu partout. Certains maga­<br />

S1l1" par exemple, ne prennent que des commis ou<br />

em ployes de la religion de I'<strong>et</strong>ahlissement. Une<br />

curieuse coutume, caracteristique de la mentalite <strong>terre</strong>neuvienne,<br />

est la dime poissonniere , preleve e par<br />

I'£glise catholique dam certaines regions. C'est ainsi<br />

que, Ie jour des saints Pierre <strong>et</strong> Paul, tout Ie produit<br />

de la peche doit <strong>et</strong> re remis au conseil de fabrique; il<br />

est possible, d u rest e, de faire un rompromis en versant<br />

line somme fixe de 5 dollars. Ai!leurs, c'est un jour<br />

specia l en aout, ou bien un dimanche quelconque<br />

designe par Ie cure local. Le poisson n'est pas donne<br />

en nature; mais son equivalent en argent est verse a<br />

la caisse paroissiale dans Ie co ura nt de I'aunee. Les<br />

mauvaises langues pr<strong>et</strong>endcnt que bien des pecheurs,<br />

ce jour-Ia, ne se le vent pas tres matin...<br />

Le Terre Neuvien a I'esp rit pratique; ou plutot.: ses<br />

raisonnements sont simples. Pour c<strong>et</strong>te raison, apparemrnent<br />

, il ne faut pas s'attendre, de sa part, a de<br />

g randes demonstrations de reconnaissance quand vous<br />

lui rendez service : il est plein de gratitude, mai s<br />

trouve generalement inutile de depenser son energie


LA VIE A TERRE·NEU'·E 167<br />

a Ie montrer. II vous obligerait de la me me rnamer e<br />

que vous l'avez fait a son egard, <strong>et</strong> ne compterait pas<br />

sur des remerciements empresses. Rien n'est amusant,<br />

parfois, comme de voir des gens de la classe ouvriere,<br />

ou merne de la classe moyenne, se hire des visites. Le<br />

visiteur est rec


168 CHAPITRE VIII<br />

Nous ne pensons pas que, dans notre profession, on<br />

puisse diviser son attention de c<strong>et</strong>te maniere l<br />

Le brave « potard Il avait bien raison; toutefois,<br />

quand on a passe des annees en Amerique, on est<br />

accouturne aux drug stores ou les drogues semblent<br />

jouer un role inferieur,.. En fait, une seule pharmacie,<br />

a St. John's, a suivi la mode am ericaine. Les au tres<br />

en sont resrees aux bonnes vieilles traditions europeennes.<br />

Elles sont, du reste, fort occupecs, car, en<br />

dehors de la capitale, il n'y a guere que deux ou trois<br />

d rug stores dans toute la colonic. Des medecins de<br />

campagne fournissent les medicaments aux gens qui<br />

en ont besoin, <strong>et</strong> s'approvisionnent a St. John's :<br />

leurs commandes s'elevent souvent a500 ou 600 dollars<br />

a la fois. On concoit que, dans ces conditions, les<br />

« fontaines de soda » soient laissces de cote.<br />

Comme je parlais de I'esprit pratique du Terre­<br />

N euvien a un v<strong>et</strong>eran de la d erniere guerre, il me<br />

d esig na du doigt un char d'assaut qui flanque I'entree<br />

du Palais de Justice.<br />

- En voici une preuve de plus, me dit-il.<br />

- Comment cela?<br />

- Mes concitoyens ont fait venir ce tank uniquement<br />

parce qu'ils pensaient I'utiliser pour aplanir la neige<br />

des voies publiques en hiver. Rien de sentimental en<br />

I'espece !<br />

J'en profitai pour lui demander aussi pourquoi les<br />

v<strong>et</strong>erans <strong>terre</strong>-neuviens ne portent pas ala boutonniere<br />

Ie p<strong>et</strong>it cmbleme dont les associations d'anciens soldats<br />

sont si fiers au Canada <strong>et</strong> aux Etats-Unis.<br />

- A quoi bon? fit-i l, les gens qui nous connaissent


CHAPITRE Vlll<br />

Je connaissais, a St. John's, une lingere, plutot<br />

reveche d'apparence, qui devenait sentimentale des<br />

qu'elle faisait marcher sa machine a coudre : elle<br />

ent on nait alors en sourdine All around Green Island<br />

shore (T out Ie long de l'I1e verte). C<strong>et</strong>te melodie, qui<br />

depeint Ie rej<strong>et</strong>, par une jeune fille, d'une domande<br />

en mariage, est caracteristiquc, parce qu'elle d ecrit<br />

certaines rnceurs <strong>terre</strong>-neuviennes dantan, On y voit<br />

l'amoureux faire valoir qu'il possede un fusil systeme<br />

Poole, un lit de plumes <strong>et</strong> une montre : trois choses<br />

extrernement precieuses a c<strong>et</strong>te epoque. Mais la belle,<br />

fort pratique, reporid :<br />

T'epouser, cher Johnnie, serait i mprcvoyant,<br />

Tu as deux t res p<strong>et</strong>ites jarn bes,<br />

A peine capables de te porter.<br />

Et puis, tu ne peux supporter<br />

Lc froid d'un apre jour d'hiver.<br />

Autant me marier a une bel<strong>et</strong>te!<br />

Done, Johnnie, va-t'en !<br />

11 va sans dire que nombre de ces chants parlent de<br />

naufrages, de noyades varies, <strong>et</strong> sont lugubres en consequence,<br />

II est cependant des morceaux d'un tour<br />

jovial ou satirique : plusieurs se rapportent a des<br />

evenernents politigues locaux; la gaite des autres a<br />

quelque chose de saccade, bizarre, comme les eclats de<br />

rire d'nne personne habituellement morose. La presque<br />

totalite de ces chants sont regionaux; leur popularite<br />

ne s'<strong>et</strong>end pas au loin, <strong>et</strong> leurs auteurs ne semblent<br />

jamais avoir cherche a atteindre Ie gros public. Les<br />

bardes de la colonie, du reste, sont de toutes les<br />

classes sociales : on voit parmi eux de fins l<strong>et</strong>tres


172 CHAPITRE VIII<br />

La posrtron excentrique de 51. John's fait que,<br />

non seulement I'arrivee des paquebots des Etats-Unis,<br />

d'Angle<strong>terre</strong> ou de Montreal cause un certain ernoi,<br />

mais aussi celie du courrier ferroviaire, « la malle<br />

<strong>et</strong>rangere » , trois fois par sernaine, prend les proportions<br />

d'un evenernent. En <strong>et</strong>e, Ie conge du mercredi<br />

est une occasion de pique-nique; on voit alors des<br />

theories de gens charges de paniers ou de boites en<br />

carton prendre d'assaut Ie p<strong>et</strong>it train ou les autobus<br />

de Bowring Park, ou bien gravir peniblernent la roide<br />

montagne separant Ie port de la mer. Le jour de<br />

saint Patrick, patron des Irlandais, est une f<strong>et</strong>e<br />

Ipgale a Terre-l Ieuve : mais comme celle-ci tombe en<br />

mars, il fait d'ordinaire un temps execrable, <strong>et</strong> la<br />

principale distraction consiste a regarder defiler Ie<br />

cortege traditionnel, ou les fils d'Erin, coiffes de chapeaux<br />

haut de forme des modeles lcs plus varies, souvent<br />

d'une antiquite respectable, pataugent dans la<br />

boue glacee de Water Stre<strong>et</strong>. Le depart <strong>et</strong> Ie r<strong>et</strong>our<br />

des bateaux pechcurs de phoques font epoque, tous<br />

les ans, dans les annales de St. John's, comme nous<br />

Ie verrons plus loin. Mais la grande f<strong>et</strong>e de l'annee,<br />

ce sont les regates, qui ont lieu en aout, sur Ie p<strong>et</strong>it<br />

lac de Quidi Vidi, pres de la capitale. Les gens y<br />

viennent de tres loin; <strong>et</strong> Ie c6te Ie plus interessant de<br />

la chose est sans contredit la vue des accoutrements<br />

archaiques des families de la campagne: ils defient<br />

toute description <strong>et</strong> ne pourraient <strong>et</strong>re depeints que<br />

par un Hogarth.<br />

Sous bien des rapports, les conditions de I'existence,<br />

a Terre-Neuve, different grandernent, suivant qu'on


LA VIE A TERRE-NEUVE<br />

considere la capitale, ou Ie reste de la colonie, ce<br />

qu'on designe communerncnt par outports, expression<br />

qui, nous l'avons deja vu, n'est correcte qu'a peu pres,<br />

puisqu'elle englobe les localites, d'ailleurs rares,<br />

situees a Yinterieur du pays. C'est qu'en realite il n'y<br />

a qu'une ville a Terre-Neuve : St. John's. Les autres<br />

places, merne les bourgs comme Bonavista ou Harbor<br />

Grace, n'ont pas d'existence administrative bien n<strong>et</strong>te,<br />

Point de maire; encore moins de conseillers municipaux.<br />

Rien. Heureuse contrec l Mais, dira-t-on, quand<br />

il arrive quelque chose d'important, a qui s'adress<strong>et</strong>-on?<br />

C'est bien simple: au juge de paix ; a son defaut<br />

au medecin, <strong>et</strong> souvent magistrat <strong>et</strong> docteur ne font<br />

qu'un. Au besoin, Ie receveur des douanes ou Ie cure<br />

constituent tout Ie mecanisme communal a la portee<br />

du public, car la Commission des Routes ne sort pas<br />

de ses attributions de voirie. Malgre cela, ou peut<strong>et</strong>re<br />

a cause de cela, tout marche bien : du moins,<br />

on n'entend aucune plainte.<br />

Les gens des outports, il faut Ie dire, sont des administres<br />

modeles, probablement parce qu'ils nc sont<br />

pas du tout administres... En general, c'est une population<br />

simple, un peu fruste, bien trcmpee, honn<strong>et</strong>e <strong>et</strong><br />

extrernement hospitaliere, Avec plus de tolerance religieuse<br />

<strong>et</strong> moins d'esprit de clocher, elle ressemblerait<br />

beaucoup aux citoyens de l'Etat de Maine, lesquels<br />

forment un des meilleurs types d'Americains. L'<strong>et</strong>ranger<br />

est bien recu par ces ruraux. Personnellement, je<br />

n'oublierai jamais l'empressement <strong>et</strong> I'obligeance avec<br />

lesquels, a Placentia par exemple, ils me Iaciliterent<br />

mes recherches, me confiant, sans me connaitre, des


'74<br />

CHAPITRE VIII<br />

documents qui leur <strong>et</strong>aient precicux, allant rnerne jusqu'a<br />

dechirer. pour me les donner, des pages de leurs<br />

albums ou Iivres de d ecoupures. II fait bon vivre parmi<br />

eux. Ce serait une erreur de croire que, dans les<br />

Ott/POTU, la vie est monotone. Comme I'ecrivait reccrnment,<br />

dans The Daily Telegraph, M. Charles Lench,<br />

peu de contrees voient se derouler des conditions continuellementchangeantes<br />

comme cclles du Terre-l'euve<br />

rural. L'hiver se passe a se preparer pour la saison des<br />

peches ; au printemps, on doit m<strong>et</strong>tre Ie jardin en<br />

<strong>et</strong>at, faire provision de bois pour que la famille en ait<br />

assez jusqu'au r<strong>et</strong>our des hommes. Merne les gars qui<br />

ne vont pas a la grande peche ont des besognes<br />

varices. Les capelans apparaissent, puis les seiches,<br />

peut-<strong>et</strong>re Ie homard, ou bien I'on va « travailler un<br />

brin » dans les scieries <strong>et</strong> fabriques de pulpe du 1 [ord .<br />

II n'est pas <strong>et</strong>onnant que les ruraux accusent souvent<br />

de paresse les citadins de St. John's, surtout<br />

quand, venant en ville faire des ernpl<strong>et</strong>tes, ils se<br />

heurtent de toutes parts aux loafers, aux oisifs des<br />

coins de rue. D'un autre cote, il est indeniable que<br />

I'existence rurale, principalement dans Ie nord-ouest<br />

de I'Ile, n'cst pas toujours couleur de rose. Ce n'est<br />

pas tant une affaire de rudesse de c1imat que d'isolement.<br />

Dans ces parages, on doit dependrc des bateaux<br />

cotiers, <strong>et</strong> les traj<strong>et</strong>s de ceux-ci sont singuliercment<br />

capricieux. Si l'on s'aventure a quitter ses penates,<br />

l'on ne sait quand on peut y rentrer. Sous ce rapport,<br />

les communications sont plus faciles l'hiver pour les<br />

habitants des localites excentriques, car,la navigation<br />

<strong>et</strong>ant impossible, Ie service du courrier <strong>et</strong> des voya-


J76<br />

CHAPITRE vnr<br />

mordial est de se procurer les fonds necessaires pour<br />

placer des gardes-malades experimentees dans les districts<br />

trop isoles pour pouvoir <strong>et</strong>re regulierement de sservis<br />

par des docteurs en medccine, Ces nurses s'occupent<br />

de tout ce qui ne necessit e pas une operation,<br />

Ie medecin n'<strong>et</strong>ant appele que dans ce cas. Pour arriver<br />

a ses fins, « Nonia » distribue de la laine a tricoter<br />

aux femmes de pecheurs, lesquelles confectionnent<br />

toutes sortes de v<strong>et</strong>ements que I'on m<strong>et</strong> en vente dans<br />

un magasin de d<strong>et</strong>ail special a St. John's. Sur les<br />

rec<strong>et</strong>tes ainsi effectuees, une certaine somme sert a<br />

rernunerer les ouvrieres ; mais la plus grande partie<br />

est affecree aux depenses sanitaires. Les articles fabriques<br />

pa r les travailleuses des outports montrent une<br />

habil<strong>et</strong>e <strong>et</strong> un gout artistique extraordinaires; ils sont<br />

fort prises des dames de la soci<strong>et</strong>e citadine, comme<br />

des touristes arnericains ; ceci est surtout vrai des robes<br />

de laine <strong>et</strong> des je rseys: Jusqu'ici, il n'y a eu qu'une<br />

dizaine de garde s-malades stationnees le long des<br />

cotes, principale me nt dans le Nord. La vie de ces<br />

je unes femmes est t ou jou rs dure, parfois extremement<br />

penible. II arrive qu'une seule nurse doive faire pres<br />

de 4000 visites de malades annuellernent, par to us les<br />

temps, traversant des baies t emp<strong>et</strong>ueuses sur de freles<br />

esquifs, ou parcourant dans des trairieaux a chiens<br />

des distances de 30 a 45 kilom<strong>et</strong>res sous des bourrasques<br />

de neige. II est certaines regions ou la question<br />

se complique par suite de la quasi-impossibilite<br />

de procurer aux malades <strong>et</strong> convalescents une alimentation<br />

reconf'ortante : dans le district de Ros'e Blanche,<br />

par exernple, il n'y a que quelques rares vaches, pour


LA VIE A TERRE-NEUVE 177<br />

la plupart <strong>et</strong>iques : pas de moutons, pas de veg<strong>et</strong>ation<br />

: rien ne pousse, pas merne les choux ! On compte<br />

environ 600 femmes travaillant pour Nonia; <strong>et</strong> la vente<br />

annuelle du produit de leur labeur oscille entre<br />

18 0 00 <strong>et</strong> 20000 dollars. Le gouvernement, de son<br />

cote, verse al'association 4000 dollars par an; en outre,<br />

les dons s'elevent a quelque 1500 dollars. Peu d'institutions<br />

sont aussi meritoires pour leur but, leur perseverance<br />

<strong>et</strong> leur ingeniosite que c<strong>et</strong>te ceuvre si <strong>terre</strong>neuvienne<br />

d'esprit <strong>et</strong> de cceur.<br />

Lorsqu'on cause avec un insulaire que1conque, surtout<br />

dans un outport, on apprend pour ainsi dire invariablement<br />

qu'il a quelques membres de sa famille aux<br />

Etats-Unis ou au Canada. Ce1a s'explique aisernent :<br />

les families sont toutes grandes, <strong>et</strong> la colonie n'a pas<br />

d'occupation pour tous ses enfants. II part pour les<br />

seuls r:tats-Unis plus de 3000 Terre-Neuviens par an.<br />

On voit de ces Newfoundlanders un peu partout, mais<br />

Boston en renferme plus que St. John's lui-memo :<br />

70000; ces immigrants, en Massachus<strong>et</strong>ts, ont leur<br />

journal hebdomadaire special. En ce qui a trait aux<br />

Terre-Neuviens <strong>et</strong>ablis a l'<strong>et</strong>ranger, il se produit deux<br />

faits en apparence contradictoires : d'abord, ils s'assimilent<br />

tr es vite au milieu ambiant, quel qu'il soit, <strong>et</strong><br />

perdent de leurs caracteristiques originelles, sans se<br />

dCfaire cependant, au dire des puristes, de ce<br />

p<strong>et</strong>it accent, difficile a definir, particulier surtout aux<br />

OutPOTtS, <strong>et</strong> ou domine I'inflexion irlandaise. En<br />

revanche, ils ne se marient guere qu'entre eux <strong>et</strong> ne<br />

frequentent, autant que possible, que leurs compatriotes.<br />

Explique cela qui pourra! Un fait tout aussi


LA VIE A TERRE- EUVE 179<br />

droit de 75 pour 100. D 'un autre cot e , I' el oigncment<br />

de Terre-Neuve entraine une eleva tron consrd erablc<br />

du ta ux d u fr<strong>et</strong>. Le charbon de <strong>terre</strong> se p a ie pl us d e<br />

12 do lars la tonne; <strong>et</strong> l'ant hr acit-: ju squ'a 27 dollars<br />

(135 francs au co urs d'avant guerre) ; il en resulte<br />

souv ent urie in suffisance d e cha uffage fo rt re gr<strong>et</strong>t ab le.<br />

C'est peut-<strong>et</strong>re la chert e de la vie qui a arnene les<br />

Terre-Neuvicns a adopter, ou plutot inve nter , certains<br />

plats qni jouent un role important d ans I'e conomie<br />

domestique. Par exemple, la brews , La rec<strong>et</strong>te<br />

de ce m<strong>et</strong>s vraiment national est simple <strong>et</strong> econorniqu e ,<br />

On fait tremper, pendant d es heures, du biscuit de<br />

marin, pu is on fait ecouler l'cau <strong>et</strong> I'on cuit au four<br />

Ie residu ; en rneme temps, l'on frit de p <strong>et</strong>i ts morceaux<br />

de pore coupes en carres <strong>et</strong> I'on cuit de la morue,<br />

fraiche ou sal ee ; la graisse provenant du por e ,o u du<br />

beurre fondu avec un peu de farine) est ve rsee sur Ie<br />

biscuit chaud; on sert Ie tout au ssi chaud que possible.<br />

Un autre plat est les flippers : les nageoirespattes<br />

de phoque ; ce n'est pas tres delicat, mais 3. plutot<br />

Ie gout de viande grasse, tres noire, que celui de<br />

poisson. A la rentree des bateaux chasseur s de<br />

phoques, on voit de taus cotes, dans les rues, des gens<br />

portant des p aqu<strong>et</strong>s sanguinolents de flippers, qu'ils<br />

laissent parfois trainer dans la boue. Ce n'est pas tres<br />

app<strong>et</strong>issant : cepend ant , taus les restaurants annon cen t<br />

tapageusement des flipper dinners, <strong>et</strong> ce la attire la<br />

pratique. Nombre de pecheurs, quelque <strong>et</strong>ran g e que<br />

cela paraisse, dans toute la colonie, rej<strong>et</strong>tent de leurs<br />

fil<strong>et</strong>s d 'excellents poissons, tels que Ie maquereau <strong>et</strong><br />

la sole; ils se mefient vaguement de tout ce qui n'est


180<br />

CHAPITRE VlII<br />

pas morue ou capelan. D'ailleurs, l'ed ucat ion alimentaire<br />

du Terre-Neuvien laisse encore a desirer. L'o n<br />

t rouve bien des gens qui, par exemple, ne toucheraient<br />

pas a u macaroni pour tout I'or du monde; jusque dans<br />

ces derniers temps, il a <strong>et</strong>e difficile de trouver des<br />

epinards sur Ie marche, parce que personne ne voulait<br />

se hasarder a en manger. Dans la majorite des<br />

families, Ie diner du dimanche consiste pour ainsi dire<br />

invariablement en pore sale aux choux <strong>et</strong> pommes de<br />

<strong>terre</strong>. Un produit du pays, mais qui se trouve egalement<br />

dans certaines regions de I'extrernite orientale<br />

du Canada, ce sont les bake apples, sortes de p<strong>et</strong>its<br />

fruits sembIabIes a des fr ajnboises, dont on fait des<br />

confitures ayant un gout sui generis, rappelant ala fois<br />

la pomme cuite au four <strong>et</strong> Ie micl.<br />

- Ne dites pas, dans vos « impressions » de Terre­<br />

Neuve, que tout y est cher : me declara un jour leRentier,<br />

rentrant d'une p romenade.<br />

- Qu'avez-vous decouvert de bon marche ? demandai-je<br />

avec quelque incredu lit e.<br />

- La monnaie lerre-neuvienne !<br />

- Je ne comprend pas...<br />

- Voila : j'avais un franc en so us francais de cuivre,<br />

qui m'encombraient. Au taux du change, cela ne me<br />

representait que moins de 4 cents ou sous , de I' Amerique<br />

du Nord. A quoi bon porter ce rouleau a la<br />

banque? Ma propri<strong>et</strong>aire, voyant que j'allais j<strong>et</strong>er<br />

c<strong>et</strong>te menue monnaie, rri'arr<strong>et</strong>e : « l\Iais c'est d'excellent<br />

argent que vous avez la ! » me dit-elle ; <strong>et</strong> elle me<br />

donne une piece d'argent de 20 cents en echange ! Ah!<br />

ce rtes, Terre-Neuve est Ie seul pays OU le sou francais


CHAPITRE VIII<br />

sants . Toutefois, <strong>et</strong>ant tout en noir, ils j<strong>et</strong>tent une<br />

note t ri ste dans Ie pays ag e qui dej a n'est pas gai.<br />

« Ils sont coc asses, ce s bonshommes-Ia, d eclare Clara,<br />

on di rait des cosaques en deui l ! »<br />

Pa uvre Clara ! Elle est pe u ent housiasrn ee par la<br />

perspectiv e de passe r a S t. John's so n premier hi ve r<br />

d ans « les pays froids n, Ma is elle fait ce nt re fo rtune<br />

bon cceur, <strong>et</strong> elle se d istrait en s' equip an t en prevision<br />

d u mau vais t emps . Le cl imat hi vernal de c<strong>et</strong>t e vill e,<br />

avec ses degels parti els t res fre q uent s, quoique fort<br />

cour ts, oblige a se p rem uni r surtout contre la bou e <strong>et</strong><br />

Ie verg las. Et puis il y a ce te rrible vent du nord-est,<br />

qui « coupe comme un co ut ea u » . Clara nous montre<br />

avec fierte son aui atio n cap, de cuir, qui garant it si<br />

bien la t<strong>et</strong>e; les bottes de caoutchouc tres fiex ibl es,<br />

montant plus haut que Ie g enou , - une n cce ssi te en<br />

ce s jo urs de jupes courtes! - la canne Ferr ee dont se<br />

servent la rnajorite des dames de St. John's, pour<br />

se maintenir en equilibre dans les rues en pente...<br />

Les pentes, voila ce qui complique la question. Des<br />

son arrivee dans c<strong>et</strong>te localite, Ie nouveau venu se<br />

d emande comment on peut circuler I'hiver par les rues<br />

perpendiculaires au port. Quand je questionnais a ce<br />

suje t les residents, je n'obrenais jamais que des<br />

re ponses vagues, dont je m' <strong>et</strong>onnais. Aujourd'hui, je<br />

comprends, car je ne saurais dire moi -rnemc comment<br />

j e m'y prends pour monter o u descendre ces pentes de<br />

glace; mais je constate avec satisfaction que les<br />

habitants qui ont passe ici toute leur existence ne sont<br />

guer« plus habiles que moi a accomplir c<strong>et</strong>te gymnastique.<br />

Du reste, meme les rues a peu pres de niveau


LA VIE A TERRE-NEUVE 183<br />

presen ten t d es diffi cul tes, ca r , a J'exception de l'artere<br />

pnnc ipale, Water Stre<strong>et</strong>, o n ne fai t pas d'efforts<br />

s uivis pour de blayer les trottoirs apres les chutes de<br />

neig e . En ce q UI conce rn e \V at er Stre<strong>et</strong> , Ie Br oadway<br />

local , on ne sa urait se plamdre; les riverains sont<br />

obliges , no n se ulement de degager leur portion d u<br />

tro u oi r. mais bien de faire j<strong>et</strong>er la ne ige, a leurs<br />

fra is, d ans la mer. Quoiqu'il y a it , naturellement,<br />

nombre d 'infract ions, Ie re su lt at , dans son ensemble ,<br />

es t sa t isfai san t.<br />

La q uestio n du chauffage d es ma isons n'est pas<br />

a ussi bien resolue . D 'une part, les doubles fen<strong>et</strong>res<br />

sont ra res; d e I' autre, Ie c ha rbo n <strong>et</strong>ant tres cher, le s<br />

rnaison s ay a nt des ca lo riferes n'allurnent guere ceuxci<br />

ava nt le milieu de d ecembre , <strong>et</strong> souvent les<br />

<strong>et</strong> c ig ne nt a la fin de mars, chose fort regr<strong>et</strong>table dans<br />

un e regIOn o u octobre est g en eralemcnt assez froid,<br />

<strong>et</strong> la ch al eur n'arrive pas avant juin, On se ti re mieux<br />

d'affa ir c avec les poeles en fonte; malheureusement,<br />

il arrive Irequemment qu'on u'en trouve pas dans<br />

toutes Ies chambres. Dans nombre de residences, on<br />

en est encore a la grille, chauffant au charbon de<br />

te rr e; cep end a nt , bien des pieces n'ont pas de chemin<br />

ee . En d efinitive, <strong>et</strong>ant donne I'humidite du cl imat<br />

<strong>et</strong> la longue duree de la saison f roid e , Terre­<br />

N euve , a rnon humble avis, est la contree de l'Ameri<br />

qu e du •[ord ou la question de chauffage est Ie plus<br />

mal reso lue.<br />

Pendant I'hive r , les communications par voie Ferree<br />

deviennent plus ou mains a leatoires, Le courrier<br />

reguher, entre St. John's <strong>et</strong> Port-aux-Basques, Ie


CHAPITRE VIII<br />

terminus de la ligne ferroviaire ou se fait la correspondance<br />

avec Ie mail steamer Caribou, ce courrier<br />

n'a plus aucune espece d'horaire. La « malle <strong>et</strong>rangere<br />

» arrive une, deux ou trois par semaine, cela<br />

depend du temps, de l'<strong>et</strong>at de la voie , II en est de<br />

merne des departs. Le traj<strong>et</strong> de Port-aux-Basques a<br />

St. John's, de 27 heures, s'allonge parfois jusqu'a<br />

5 jours. On est accoutume aces contre-temps, <strong>et</strong> nul<br />

ne songe a s'en plaindre, ce qui, d'ailleurs, ne servirait<br />

a rien!


A la chasse aux phoques<br />

CH.4PlTRE IX<br />

Le premier indice de l'approche de la sealing season,<br />

I' ep oque de la peche, ou plutot de la « chasse " aux<br />

phoques, est different de ce qu 'on penserait generalement;<br />

c'est l'apparence, vers Ie 15 fevrier, dans les<br />

montres de p<strong>et</strong>its magasins, chez les perruquiers, les<br />

con fiseurs surtout, ci'affiches annoncant ia vente de bill<strong>et</strong>s<br />

pour les Sweepstakes. Ce sont la des loteries basees<br />

sur c<strong>et</strong>te peche ; par exemple, sur Ie nombre de phoques<br />

apportes par les bateaux dans l'ordre de leur arrivee,<br />

Ie nombre pris soit par un navire donne, soit par l'ensemble<br />

de la flotte, <strong>et</strong> toutes sortes de variantes,<br />

te lles que la difference entre les quantites prises par<br />

les bateaux des diverses firmes. Le prix des bill<strong>et</strong>s est<br />

mini me d'ordinaire, d ix sous pour trois tick<strong>et</strong>s, mais<br />

il va jusqu'a un dollar, quand Ie nombre des bill<strong>et</strong>s<br />

est rcstreint. Pour cela, on peut gagner de 50 a<br />

3 000 dollars, selon Ie cas. Ann de f'aire prendre<br />

patience aux clients, obliges d'attendre le r<strong>et</strong>our de<br />

la !lotte en mai, on tire, en outre, chaque semaine, des<br />

« bons numeros " , independants des operations. Ces<br />

loteries sont extrernernent populaires <strong>et</strong> constituent<br />

un des rares suj<strong>et</strong>s d'excitation dans la colonie. Elles<br />

sont organ isees par les institutions les plus variees :<br />

equipes athl<strong>et</strong>iques, eg lises, associations civiques,


A LA CHASS E AUX PHOQUES<br />

nelle question? » d ernandai-jc. On me reporidit « II<br />

ne semble pas qu e I'rnter<strong>et</strong> diminue; ouvrez nos re vues<br />

locales, The Nctufoundtand ou Colonial Commerce :<br />

vous y verrez, tous les ans, ac<strong>et</strong>te epoque, des articles<br />

il lustres sur ce suj<strong>et</strong>, qui est apparemment inepuisable.<br />

»<br />

Bient6t I'artere principale de St. John's, Water<br />

Stre<strong>et</strong>, presente une animation inusitee. Cela se comprend,<br />

car c'est 1iJ. que deambulent <strong>et</strong> font leurs<br />

empl<strong>et</strong>tes les quelque 2 000 hommes, venus su rtout des<br />

d istrict s d u nord, pour <strong>et</strong>re ernbauches par les divers<br />

capitaines de la fl otte. Ils se distinguen t n<strong>et</strong>t ement<br />

par leur accoutrement fr uste, leurs bottes pesantes, <strong>et</strong><br />

aussi parce qu(', leu't s iJ. se mouvoir <strong>et</strong> ernpruntes, ils<br />

encombrent la ci rculation sur les trottoirs. Ve rs Ie<br />

moment de l'embarquement , on les voit, en longu es <strong>et</strong><br />

lourdes theories, transporta nt iJ. bor d coffres, co uvertes,<br />

matela s <strong>et</strong> to ut es especes de provisi on s de s-·<br />

t in ees a ameliorer un peu I'or dinaire plutot p ri mit if<br />

du bateau . ..<br />

/ 'lvill go to the ice to cat eli the seals;<br />

A nd all the creur wzll join m e.<br />

A nd -urhcn I r<strong>et</strong>urn, I'll make a bill<br />

For the g irl f l<strong>et</strong>t behind me ... 1<br />

Un soir que j 'ecoute, au coi n d u feu , en co mpagni e<br />

d e Mac, la T. S. F . qui nou s tra ns po rte un moment ,<br />

I. J'irai sur la glace attraper les phoques. Et tout I'eq uipage<br />

se joindra a moi. Et a mon r<strong>et</strong>our. j'aurai un p<strong>et</strong> it<br />

magor. Pour l a bonne amie laissce au village.<br />

(D'une chanson populaire de Terre-Neuve.)


188<br />

CHAPIlRE IX<br />

par la pcnsec, dans un tout autre monde, - un grand<br />

hotel de Floride OU, sous les palmiers, des couples se<br />

livrent a un jazz entrainant, - je suis rappcle a la<br />

sombre realite <strong>terre</strong>-neuvienne par un coup frappe a<br />

la porte. jouvre, <strong>et</strong> une <strong>et</strong>range apparition se montre a<br />

mes regards. Est-ce bien la P<strong>et</strong>itpas, Ie paisible naturaliste<br />

de Fontenay-aux-Roses, c<strong>et</strong> individu affuble d'un<br />

costume d' epaisse toile bleue, avec d es bottes de cuir<br />

ro ug catre montant aux genoux, coiffe d'un bonn<strong>et</strong> a<br />

oreillons, <strong>et</strong> portant, pendus a la ceinture, un gros<br />

couteau, un aiguisoir <strong>et</strong> Ie bidon a melasse P<br />

- Vous <strong>et</strong>es <strong>et</strong>onne, fait Ie savant, cela est nature!.<br />

J'ai decide d'aller su r place <strong>et</strong>udier la seal fishery.<br />

- Tres bien! dis-je, mais est-il necessaire d'entrer<br />

a ce point dans l'esprit de la chose?<br />

- Qui, pour pouvoir traiter Ie suj<strong>et</strong> e:r professo ­<br />

Tandis que Clara, q ui est entree sur la pointe des<br />

pieds, murmure quelque chose sur Tartarin dans les<br />

Alpes, Mac passe I'insp ecti on de Pe titpas.<br />

- Tres exact , vr aiment. Tout ce qu'il y a de p lus<br />

moderne en equipcment. Mais je ne puis m'empeche r<br />

de regr<strong>et</strong>ter Ie temps ou nos cbasseurs de phoques<br />

portaient des v<strong>et</strong>ements, faits a la maison, de moleskine,<br />

ou de c<strong>et</strong>te flanelle epaisse, mais si legere <strong>et</strong><br />

chaude, appelee peau de cygne. Si les malheureux<br />

cbasseurs de pboques des vaisseaux restes tristement<br />

celebres, Nezutoundland <strong>et</strong> Greenland, les avaient eus<br />

quand ils furent ernportes par les champs de glace, on<br />

n'aurait pas eu a deplorer tant de morts... Mais je dois<br />

d ire que les bottes d'aujourd'hui ont des avantages<br />

sur les chaussures d'autrefois. Dans mon jeune t e m ps,


A LA CHASSE AUX PHOQUES 189<br />

on n'employait que les bluchers <strong>et</strong> les buskins; les premiers<br />

<strong>et</strong>aient des souliers bas en forme de mocassins,<br />

a I'epaisse semelle gamie de clous it glace; les buskins<br />

<strong>et</strong>aient de longues gu<strong>et</strong>res de forte toile, se bouclant<br />

sur les bluchers. Comme on se tenait les pieds chauds<br />

lit-dedans! ...<br />

- Qui, interrompt Ie Rentier, Ie vieux principe de<br />

la haute gu<strong>et</strong>re, qui a fait ses preuves dans les arrnees<br />

du d ix-huitierne siecle <strong>et</strong> du premier Empire.<br />

- Comme no us courions vite sur la glace avec cela !<br />

reprend Mac ; mais ce n'<strong>et</strong>ait pas <strong>et</strong>anche <strong>et</strong> les £Jaques<br />

d'eau sont nombreuses sur les iceftelds en mars.<br />

Mac continue it nous narrer ses souvenirs des chasses<br />

aux phoques d'antan. Pour lui, les hommes occupes<br />

dans c<strong>et</strong>te industrie travaillaient dans de meilleures<br />

conditions au temps des g oelcttes. Ils payaient pour<br />

leur couch<strong>et</strong>te it bord parfois jusqu'a 3 livres sterling,<br />

mais alors ils rr'<strong>et</strong>aicnt pas de simples numeros, comme<br />

maintenant. lIs avaient leur individualite ; <strong>et</strong>, touchant<br />

la moitie des benefices, se consideraient plut6t comme<br />

des associes des armateurs que comme des employes.<br />

Jamais ils n'<strong>et</strong>aicnt obliges de coucher sur Ie charbon<br />

ou sur des piles de de poui ll es de phoques, ainsi que<br />

cela arrive it present en cas de peche abondante, II<br />

leur <strong>et</strong>ait toujours possible de se laver, de se deshabiller<br />

: actuellement, pendant pres de deux mois<br />

cl'expedition, on ne trouve plus guere Ie loisir ou les<br />

moyens d'user de savon; l'on se couche tout habille<br />

<strong>et</strong> dort comme on mange : au p<strong>et</strong>it bonheur. Au temps<br />

des bonnes vieilles goel<strong>et</strong>tes, les hommes se montraient<br />

bien plus soigneux sous Ie rapport de I'ali-


19° CHAPITRE IX<br />

mentation: ils tenaient, par exemple, a avoir une<br />

ample provision de bon cafe. Aussi, dans les maisons<br />

des pecheurs, un des obj<strong>et</strong>s principaux, a la cuisine,<br />

<strong>et</strong>ait Ie grand maulin a cafe, qui fonctionnait vigoureusement<br />

aux approches des voyages! L'ordinaire du<br />

bard <strong>et</strong>ait peu varie, mats on veillait a la qualite des<br />

gandies (crepes <strong>et</strong> pore frit arroses de me lasse) <strong>et</strong> a<br />

celie du pork and duff. Le Terre-l Ieuvien, encore<br />

aujourd'hui, a une predilection singuliere pour la<br />

viandc de porc ; quand 11 cela vient s'ajouter Ie duff<br />

(pudding a la rnelasse), son contentement gastronomique<br />

est supreme. On raconte qu'a I'epoque au la<br />

chasse aux phoques <strong>et</strong>ait 11 son apogee, des equipages<br />

merracaient de se mutiner si on ne leur donnait pas<br />

du pork and duff trois fois par sernaine, plus Ie<br />

dimanche.<br />

D'ordinaire, I'idee de Terre-I -euve, au point de vue<br />

commercial, evoque celie de peche it la morue. Bien<br />

peu de gens songent aux phoques <strong>et</strong> encore mains<br />

savent qu'aux yeux des Terre-l 'euviens, la seal fishery,<br />

quaique financierement fort inferieure aujourd'hui a<br />

I'autre genre de peche, a Ie pas sur ce dernier. C<strong>et</strong><br />

apparent paradoxe s'explique aisement. D'abord, la<br />

chasse aux phoques est bien plus dangereuse <strong>et</strong> beaucoup<br />

plus aleatoire : partant, plus interessante!<br />

Ensuite, si elle est bonne, elle rapporte plus aux<br />

pecheurs, indivictuellement, eu egard au temps qu'elle<br />

demande. Mais la principale raison se trouve dans la<br />

tradition, toute-puissante dans ce pays. II fut un temps,<br />

en eff<strong>et</strong>, au la chasse aux phoques <strong>et</strong>ait intimement<br />

Iiee a I'existence economique de l'i1e. En 1818, par


A L.\ CHASSE AUX PHOQUES<br />

exemple, ap res une crise causee par trois inc endies<br />

d esast rcux it St. John's, Ie sort commercia l de la<br />

caprt ale dependait uniquement des resu ltats de la<br />

seal fishery de c<strong>et</strong>te annee : un insucces eut sig riifie la<br />

ba nq ueroute de la m<strong>et</strong>ropole <strong>terre</strong>-neuvienne.<br />

Quelques mots sur I'histoire de c<strong>et</strong>te industrie<br />

semblent ici necessaires, Bien que la premiere expedition,<br />

venant d'Angle<strong>terre</strong>, date de 1593, ce n'est<br />

q u'e n 1793 que l'on commen


192<br />

CHAPITRE IX<br />

des manteaux de femmes, passablernent co ute ux ,<br />

appeles seal skill coats . En realite, ces v<strong>et</strong>crnents ne<br />

sont qu'un facteur negligeable dans I'affaire, Le<br />

phoque de l'Atiantique est dit « it poils n, tandis qu e<br />

celui du Pacifique, <strong>et</strong> surtout d'Alaska, est « it fou rrure<br />

» , C'est ce dernier qui fait les plus beaux manteaux,<br />

quoique ceux-ci ne soient pas d'une longue<br />

duree, Le seal de Terre-Neuve, arrange pour <strong>et</strong>re<br />

porte, n'est pas noir, mais tach<strong>et</strong>e ; la peau est lisse,<br />

lourde, mais impermeable. Un manteau de femme, fait<br />

de ce phoque, se vend a 51. John's, environ I SO dollars,<br />

alors qu'une seule peau de renard argcnte, non<br />

montee, atteint 190 dollars. En somme, Ie seal de ces<br />

parages est recherche, d'abord pour son huile, <strong>et</strong>, en<br />

second lieu, pour sa peau; mais c<strong>et</strong>te dcrniere est utilisee<br />

presque exclusivernent pour Ie harnachement, la<br />

confection des sacs de voyage, <strong>et</strong>c .<br />

(L<strong>et</strong>ire r<strong>et</strong> ue de P<strong>et</strong>iipas<strong>et</strong> exp edite duSS. « Nemesis »,<br />

45 milles est du cap Fogo , Terre-Neuue.y<br />

Mes chers compagnons de voyage,<br />

J e profite d u passage d'un garde-cote pour vous<br />

envoyer de mes no uve lles. Nous avions appele ce<br />

bateau par T. 5. F . po ur prendre un de no s hornrnes<br />

qui, ayant neglige de m<strong>et</strong>tre ses besicles, avait <strong>et</strong>c<br />

aveugle pa r la n eig e. Mais ce n'cst Iii qu'un insignifiant<br />

fait divers!<br />

Mes arnis, plus je considere la chasse aux phoques,<br />

plus je suis fr appe de sa ressemblance avec de s expe-.<br />

ditions militaires. Cela vous surprend? Suivez bien


St;R L.-\ Rflt;TE »c J..\UR.\IH) R .<br />

Clara en cos tu me de m ontagne a vec un .. sou venir" es q uim au .<br />

La cha sse a ux phoques sur la gl a ce.


194<br />

CHAPITRE IX<br />

s'attaque, non plus aux jeunes, mais aux vieux phoques,<br />

qu'il faut tuer a coups de fusil, <strong>et</strong> alors que les hommes<br />

se d eployent en tirailleurs. Ce n'cst pas tout: tandis<br />

que nous sommes « sur Ie front )) , on expose, a St.<br />

John's, dans des devantures, des cartes ou, jour par<br />

jour, nos positions respectives sont marquees par des<br />

epingles, comme cela se faisait pour les corps de<br />

troupe durant la Grande Guerre; <strong>et</strong>, de plus, il est des<br />

communiques journaliers, publies dans la presse, relatifs<br />

aux incidents <strong>et</strong> progres de la peche...<br />

Mais en voila assez pour l'imaginative! Arrivons au<br />

cote pr atique. Les phoques sont des animaux difficiles<br />

a classifier, Je vous fais grace des controverses<br />

sur ce point : mais gardez-vous de tomber d ans<br />

l'heresie qui classe les morses parmi Ies phoques, ce<br />

serait impardonnable I Bornons-nous a la g rande division<br />

en hoods <strong>et</strong> harps. Les premiers doivent leur<br />

nom (capuch ons) a une sorte de poche que les males<br />

de c<strong>et</strong>te espece ont sur Ie front <strong>et</strong> qu 'ils peuvent<br />

gonfier au point de contenir 9 litres d'air, pour proteger<br />

leur t<strong>et</strong>e; ils sont plus gros que les harps <strong>et</strong> I'on<br />

pr<strong>et</strong>end qu'ils viennent du Groenland. Les harps sont<br />

ainsi nornmes a cause d'une marque noire, su r Ie dos,<br />

en forme de lyre; ils semblent venir de la baie<br />

d'Hudson. Les deux groupes se rencontrent, au debut<br />

de I'hiver, au large du Labrador; puis, sans se meier,<br />

descendent parallelernent vers Ie sud, dans la direction<br />

des Grands Banes. En somme, apres tant d'annees, on<br />

est encore dans Ie vague sous le rapport des migrations<br />

de ces phoques : on n'est pas sorti des conjectures<br />

<strong>et</strong> des controverses, ce qui est profondement


A LA CHASS E AUX I'HO QUES<br />

lamentable . U n fai t ce rtain, cependant , est q ue les<br />

p hoqu es revienncnt ver s Ie nord en lin f evrier : <strong>et</strong>, a<br />

c<strong>et</strong>te cpoque , dans Ie voisinag e du d<strong>et</strong>roi t d e Belle­<br />

Isle . mo nt ent sur la gl ac e, ou naissent leu rs p<strong>et</strong>its.<br />

J e suis fort <strong>et</strong>onne, qua n d nos vigies signalent pour<br />

la premiere fois « l' enn emi ", q ue nous devions nous<br />

attaquer aux tout jeunes phoques, les bebe s de<br />

quelques semaines. II y a po ur ee la plusieurs raisons :<br />

d'abord la graisse de ces b<strong>et</strong>es es t d'autant meilleure<br />

qu 'elles sont plus jeunes; cnsuitc , ces « bebes »<br />

peuvent <strong>et</strong>re tues en grand nombre en pe u de temps,<br />

par un coup de gaffe sur la t<strong>et</strong>e; enlin, leu r ch asse<br />

n'cst pas dangercuse... No us sautons su r la glace: a<br />

mon grand desarroi, ce lle-ci n'es t ni unie, n i sol ide,<br />

q uoique epaisse ; elle ond ule , ca r Ia mer, ce rnois-ci,<br />

n'est pae, so uvent calme, Je me laisse choir une ou<br />

deux fois avant d e m'a ccou tu mer a ce tte gymnastique.<br />

lais ce n'e st la qu'un prelude . J e m'aper cois que, dans<br />

la co ndition de I'icefield , il fa ut , pour avancer, sa uter<br />

d'un pall (d 'un g la con) a l'autre. U n aut re suj <strong>et</strong><br />

cl'<strong>et</strong>onnem cnt p our moi est q ue Ia maj or ite des b ebes<br />

ph oqu es so nt co uverts d ' une so rt e d e fo urrure blanche.<br />

On me dit que, seuls, les p<strong>et</strong>its des harps sont de ce tt e<br />

cou le ur j usq u'a l'age de six se mai nes; aprcs cela, ils<br />

perdent c<strong>et</strong>te fourrure par plaq ues , <strong>et</strong>, de white coats ,<br />

deviennent des ragged jacke ts (jaqu<strong>et</strong>tes en loqu es).<br />

TouJour s est-il que, to ut a co up, je me trou ve nez a<br />

n ez avec une d e ces cre at ure s qu i, san s effroi, me<br />

re gar d e de ses yeux noirs to ut ron d s <strong>et</strong> tres do ux .<br />

- « Tapez d on e! " me eri e-t-on . Machinalement ,<br />

j'abaisse rna gaffe, rate la t<strong>et</strong>e, <strong>et</strong> frappe Ie dos. E t ne


196 CHAPITRE IX<br />

voila-t-il pas que la pauvre b<strong>et</strong>e se m<strong>et</strong> a verser des<br />

larmes, en poussant des cris comme un enfant en<br />

d<strong>et</strong>resse l C'en est trop pour moi : je m'affale, absolument<br />

desole, lui prenant la t<strong>et</strong>e entre mes mains,<br />

tandis que, autour de moi, eclatent des rires bruyanls.<br />

- Sauf vot' respect, Skipper, dit un des hommes,<br />

si vous faisiez la chasse aux phoques par profession,<br />

vous seriez un fameux gate-m<strong>et</strong>ier!<br />

- Tout beau! Bill, fit un sealer 11 moustaches<br />

blanches, [e me rappelle Ie jour ou tu n'en menais pas<br />

large, toi-rneme, quand tu tuas ton premier phoque!<br />

Nous avons tous, plus ou moins, passe par c<strong>et</strong>te crise<br />

de sensiblerie. On s'en guerit vite!<br />

Et il courut briser Ie crane d'un autre « manteau<br />

blanc II qui rampait derriere nous. C'est un sealer de la<br />

vieille ecole. II porte, attache a la ceinture, un chapel<strong>et</strong><br />

de rognons de phoque qu'il grignote, crus, de<br />

temps en temps. Les gens de son epoquc, parait-il,<br />

mangeaient avec plaisir Ie cceur <strong>et</strong> Ie foie crus de ces<br />

b<strong>et</strong>es <strong>et</strong> pr<strong>et</strong>endaient y trouver un excellent preservatif<br />

contre Ie scorbut. Ce v<strong>et</strong>eran a garde certaines<br />

habitudes de propr<strong>et</strong>e contrastant un peu avec celles<br />

de ses compagnons : il m<strong>et</strong> quelquefois une chemise<br />

propre; on ne peut pas dire cependant qu'il en change,<br />

car il se borne 11 enfiler la propre par-dessus la sale...<br />

Ce qu'il y a de plus curieux dans ces operations,<br />

c'est la rapidite avec laquelle les b<strong>et</strong>es sent ecorchees.<br />

Alors qu'elles sont encore dans les derniers spasmes<br />

de I'agonie, une entaille est pratiquee de la gorge a la<br />

queue a travers i ou 8 centim<strong>et</strong>res de graisse. La peau,<br />

avec la graisse qui y est attachee, est cnlevee d'un


A LA CHASSE AUX PHOQUES 197<br />

tour de main <strong>et</strong> <strong>et</strong> endue sur la glace; elle a environ<br />

3 pieds de long <strong>et</strong> pese quelque 40 livres. Abandonnant<br />

la chair <strong>et</strong> la carcasse, Ie chasseur empile les peaux les<br />

unes sur les autres, les lace au moyen de sa corde, <strong>et</strong><br />

traine sur laglace tout ceque ses forces lui perm<strong>et</strong>tent<br />

de transporter en une fois : generalement six peaux.<br />

C<strong>et</strong>te traction est vraiment la partie la plus ardue de<br />

la tache; quand il faut l'operer pendant 2 ou 3 kilom<strong>et</strong>res,<br />

sur un champ de glace inegale, parserne souvent<br />

de larges fissures, Ie labeur est considerable.<br />

Generalement on n'a pas Ie temps de revenir chaque<br />

fois au bateau; on entasse les peaux a des endroits<br />

donnes dont Ie vaisseau, Ie soir ou Ie lendemain, s'approchera<br />

autant que possible. C'est ce qui s'appclle<br />

10 pan the seals. Un fanion avec Ie nom du navire est<br />

alors plante sur Ie tas, afin d'eviter que les peaux ne<br />

soient appropriees par un autre equipage... ce qui<br />

n'ernpeche pas que de temps a autre il ne s'echange<br />

par la T. S. F., entre les divers vaisseaux, des recriminations,<br />

toujours courtoises d'ailleurs...<br />

Apres les jeunes harps, la categorie la plus nombreuse<br />

prise par nous est celie des bedlamers : on<br />

appelle ainsi les adolescents, d'un age maximum de<br />

trois ans. Je les mentionne ici acause des discussions<br />

s'elevant sur I'<strong>et</strong>yrnologie de ce nom, laquelle, selon<br />

certains auteurs, est" b<strong>et</strong> e de la mer H. Un peu tire<br />

par les cheve,ux : qu'en d it l'Onde?<br />

En sornrne , la besogne des chasseurs de phoques est<br />

penible, fatigante <strong>et</strong> dangereuse dans son ensemble.<br />

II n'est pas rare qu'apres avoir tue tout Ie jour, il faille<br />

travailler une partie de la nuit a recueillir les peaux a


198 CHAPITRE IX<br />

bord; on n'est jamais sur, en eff<strong>et</strong>, de la condition de<br />

la glace; <strong>et</strong> il arrive trop souvent que, si l'on attend<br />

au lendemain pour ramasser les depouilles, ce lles-ci<br />

soient ernportees par la desagregation de l'icefield.<br />

Ceci s'est produit, par exemple, Ie 20 mars 1927 : par<br />

suite d'un blizzard, pres de 50000 peaux, resultat de<br />

la chasse de 9 vaisseaux pendant trois jours, furent<br />

perdues. Quant aux perils de l'entreprise, on peut en<br />

juger par les exemples suivants : au printemps de<br />

191.1-, 78 hommes du vapeur New foundland, ernportes<br />

par la glace, perirent de froid; iI la merne epoque, le<br />

Vapeur Sou/hem Cross. revenant de la seal fishery, <strong>et</strong><br />

pesamment charge, sombra avec 170 hommes iI bord,<br />

sans laisser de traces; en 1898, Ie navire Greenland<br />

perdit 48 sealers; en 1872, 3 vaisseaux laisserent<br />

I I I marins sur la glace; mais Ie pire desastre fut celui<br />

de 1836, ou 14 bateaux disparurent, engloutissant tous<br />

leurs equipages: 300 hornmes en tout. C<strong>et</strong>te d erniere<br />

catastrophe a <strong>et</strong>e d epei ntc dans un des plus beaux<br />

poernes de la litterature <strong>terre</strong>-neuvienne, The Eagle,<br />

par M. Ie professeur E. J. Pratt : toutefois, vous en<br />

conviendrez, c'est Iii une pierre satisfaction... Il est<br />

d'autres perils : Ie chasseur maladroit ou imprudent<br />

qui se laisse surprendre par Ie hood male, lors de l'attaque<br />

des p<strong>et</strong>its de ce lui-ci , peut se trouver en dangereuse<br />

posture. Si, dans ce cas, on n'a pas de fusil, la<br />

gaffe n'est guere utile, car elle se brise aisernent sur le<br />

capuchon dont ('animal garantit sa t<strong>et</strong>e; on risque<br />

d'<strong>et</strong>re culbute dans l'eau, ou ecrase, si l'on tombe,<br />

sous c<strong>et</strong>te massive creature, pesant parfois 300 kilogrammes.


A LA CHASSE AUX PHOQUES 199<br />

]'ai vu quatre hommesmisen fu ite par un de ces hoods.<br />

Au tant j'avais desire, au d ebut, voir la gl ace se<br />

solidifier, autant j'ai <strong>et</strong>e desappointe quand mon<br />

so uh ait s'est realise a la suite d'un abaissemen t subit<br />

de la temp erature. La Nemesis s'est en eff<strong>et</strong> trouvee<br />

pr ise d ans Yi cefiel d ; <strong>et</strong> l'on a cr a int un moment des avari<br />

es serieuses. II a fallu faire sauter la glace au moyen<br />

d'explosifs, pratiquer un chenal, <strong>et</strong>, comme I'h eli ce<br />

ne pouvait plus fonctionner, haler Ie batirnent vers un<br />

passage relativement libre. Dans ces situations-Ia,<br />

tout I'equipage est aux cables ; <strong>et</strong> parfois des bouteen<br />

-train, appeles en argot localles Challty Men, excitent<br />

les hommes au travail en chantant quelque chose d 'eritrainant,<br />

comme Ranz o was a sail or, The Greenlan d<br />

Whale ou The Fem ale S muggler'.<br />

U ne qu estion qu'on entend souvent poser it Terre­<br />

Neuve est : Quel est I'avenir de laseal fishery? Un fait<br />

in d en iable est la diminution du nombre des phoques,<br />

On d epasse a peine, aujourd'hui, 200 0 0 0 peaux par<br />

sai son, alors que la moyenne <strong>et</strong>ait de 4 0 0 0 00 avant<br />

1882. 0'011 cela provient-il? Les opinions sont divisees.<br />

Selon les uns, les b<strong>et</strong> es ont en partie change<br />

dit ineraire : elles se sentent peut-<strong>et</strong>re plus en surcte<br />

dans Ie golfe du Saint-Laurent, dont la gl ace est, pour<br />

ainsi d ire, impen<strong>et</strong>rable pour les vaisseaux de p eche,<br />

Mai s la majorite pense que la rai son se trouve sirnpl<br />

cment dans Ie fait que ce sont surtout les p<strong>et</strong>its des<br />

phoques qui sont tues chaque annee en no mbres<br />

I. Ramo <strong>et</strong>ai t un marin, la Baleine du Groenland, la Cont<br />

rebandiere,


200<br />

CHAPITRE IX<br />

eno rmes. D'un autre cote, moins d'hommes so nt attires<br />

a present par ce genre d'occupation, qui non se ulement<br />

est dangereux, mais encore offre trop d'alcas,<br />

<strong>et</strong>ant donne les conditions d'existence actuelles. La<br />

remuneration est trop variable <strong>et</strong> ne parait plus en<br />

rapport avec celie d'autres travaux moins penibles. Elle<br />

ri'cst plus basee, comme jadis, sur une repartition de s<br />

benefices par moitie entre la compagnie <strong>et</strong> l'equipar-e :<br />

a I'heure actuelle, celui-ci ne touche plus qu'un tiers.<br />

En 1928, par exemple, les 253 hommes de la Silvia<br />

n'eurent que 35 dol. 38 par t<strong>et</strong>e; l'equipage du Th<strong>et</strong>is<br />

recut 63 dollars par t<strong>et</strong>e; mais en revanche, les hommes<br />

d'un certain navire , leq uel n'avait pas rencontre assez<br />

de phoques, ne toucherent pas un liard; par suite,<br />

apres un mois <strong>et</strong> demi de durs labeurs, ils en furent<br />

d e leur poche po ur le s frais faits par eux po ur<br />

s' equiper, <strong>et</strong>c. Urie telle situation est certes une sorte<br />

d'anachronisme au siecle OU nous vivons; il semble<br />

que ces chasseurs d e phoques ne devraient s'engager<br />

qu'avcc la garant ie d' un minimu m de remuner ation .<br />

II n' cst pas p robabl e q ue l'avenern ent d u bateau a<br />

va pe ur soit un des facte urs de la decadence d e la seal<br />

fishery; s'i ls rend ent possible parfoisun,second voyage,<br />

celui-ci a lieu trop tard po ur causer une diminution<br />

sensible du nombre des phoques . Quant a l'ernploi de<br />

I'avion comme agent d e reconnaissance, il donne au ssi<br />

lieu a des controverses. Le premier moment d 'e rnballement<br />

passe, on a fini par penser que les frais necessites<br />

par ces machines ne sont pas compenses par d es<br />

resu ltats qui les justifient. Tres souvent la brume ge ne<br />

la vue des observateurs, d 'autant plus q ue la co uleur


A LA CHASSE AUX PHOQUES 201<br />

des jeunes phoques ne se d<strong>et</strong>ache pas suffisamment de<br />

celie de la glace. En outre, il arrive f requemment<br />

que, si les avions d ecouvrent un groupe important de<br />

beres, les navires ne peuvent s'en approcher a cause<br />

de l'<strong>et</strong>at de I'icefield. La reconnaissance, alors, ne sert<br />

a rien. Soit dit en passant, on a maintenant une tendance<br />

adouter du bien fonde de I'opinion sacro-sainte<br />

d'apres laquelle il est des capitaines de sealers d'une<br />

habil<strong>et</strong>e transcendante. La verite, dit-on, est que Ie<br />

hasard joue un role primordial dans la rencontre des<br />

patches de phoques <strong>et</strong> que Ie commandant du borrl<br />

ne peut deployer que des qualites manceuvriercs, <strong>et</strong><br />

non des talents strategiques, pour arriver a atteindre<br />

Ie but que sa bonne <strong>et</strong>oile lui a revele,<br />

Le r<strong>et</strong>our de la flotte, aujourd'hui, n'a plus rien<br />

de sensationnel ou merne d'interessant, comme autrefois.<br />

On n'apprend plus guere la rentree des batirnents<br />

que par les journaux. ] adis, c'<strong>et</strong>ait toute une cerernonie<br />

: les navires s'annoncaient de loin; ils rentraient<br />

dans Ie port en tirant un coup de canon pour chaque<br />

centaine de peaux rapportees. Parfois lc capitaine<br />

pouvant presenter Ie plus grand nombre de depouilles<br />

recevait en grande pompe un pavilion d'honneur.<br />

Mais tout ce la est de I'histoire ancienne. Tout passe,<br />

tout Iasse, tout casse !<br />

Ce qui reste, cependant, c'est la bienvenue bruyante<br />

recue par les chasseurs dans leurs foyers respectifs.<br />

Avec leur teint brftle par Ie soleil <strong>et</strong> la neige, leurs<br />

v<strong>et</strong>ements sou illes, leur apparence Iatiguee, les braves<br />

gens ne payent pas de mine.<br />

Une chanson populaire depeint assez crurnent les


20 2 CHAPlTRE IX<br />

sentiments, a e<strong>et</strong> egard , de la maitresse de la maison :<br />

" Ther e are these eyes that looked so mil d , Hurra h! (le T)<br />

Si nce yo u skedadded fro m me and chil d<br />

An d left your dirty cl othes be hind?<br />

Johnny, I ha rdly k ne w yo u .. .<br />

Yo u looked so q ueer 1 !<br />

I. Ou sont ces yeux q ui avaien t l'ai r si do ux , depuis q u e tu<br />

as file, quittant to n e nfant <strong>et</strong> moi, c t laissant se ule me nt ton<br />

li nge sale 11 la m ais on ! John ny, j'ai eu peine 11 te re con ­<br />

naitr e... tu avai s Pair si cocas se I


CH.4.PITRE X<br />

Avec les Prancais de la cote ouest<br />

Des mois se sont ecoules. De tres longs mois, car,<br />

it Terre-l Teuve, merne it St. John's la capitale, les distractions<br />

n'abondent pas. Notre p<strong>et</strong>it cenacle, un<br />

moment tout eparpil le, s' est en partie reconstitue.<br />

P<strong>et</strong>itpas est revenu passablement bredouille des rives<br />

de !'Indian Lake, ou il avait espere decouvrir de nouveaux<br />

vestiges des Beothucks. Le Render, qui s' interesse<br />

plutot au commerce, est de r<strong>et</strong>our de Port­<br />

Union, sur la baie de Trinity, ou les pechcurs c nt<br />

forme depuis longtemps une sorte de cooperative<br />

assez curieuse it <strong>et</strong>udier. Tous deux s'occupent it m<strong>et</strong>tre<br />

leurs notes it jour; mais ils travaillent sans enthousiasme.<br />

IIs trouvent la besogne monotone. II leur<br />

manque quelque chose, depuis qu'ils ont reintegre<br />

notre domicile provisoire de St. John's. Un aprcs-rnidi<br />

bruineux <strong>et</strong> triste, P<strong>et</strong>itpas, qui s'est presque assoupi<br />

it son bureau, demande tout it coup a I'Oncle, lequel,<br />

seul, a conserve sa serenite :<br />

- Avez-vous... ahem! ... re"u des nouvelles de...<br />

11IIe Clara?<br />

Le Rentier, en train de « potasser », d'un air las,<br />

une statistique de pecheries, releve la t<strong>et</strong>e:<br />

- C'est drole, fait-rl, j'aIlais poser la meme question.


2°4<br />

CHAPITRE X<br />

L'Onde, interpelle, m<strong>et</strong> un doigt sur un passage<br />

d'une instruction du ministere de la Marine concernant<br />

l'huile de foie de morue, alin de ne pas perdre<br />

la place, <strong>et</strong> parait un peu perplexe :<br />

- Clara? repond-il enfin, des nouvelles? Ah! oui,<br />

j'en ai eu par Ie dernier courrier. Elle est toujours a<br />

Versailles...<br />

_ Ah ? .. Hum! .. . fait P<strong>et</strong>itpas. Et elle ne parle pas<br />

de revenir it Terre-Neuve ?<br />

- Revenir ici? Non. Tranquillisez-vous...<br />

- Pourquoi c<strong>et</strong>te remarque? interrompent it la fois<br />

P<strong>et</strong>itpas <strong>et</strong> Ie Rentier.<br />

- Eh! ma is, repond I'Oncle <strong>et</strong>onne, vous devez<br />

<strong>et</strong>re bien contents de ne plus I'avoir it vos cotes. Vous<br />

<strong>et</strong>iez toujours, tous les trois, it vous chamailler!<br />

- Chamailler, chamailler, fait Ie Rentier, c'est-adire<br />

qu'elle nous taquinait un peu, mais ...<br />

- Mais, il n'y avait pas de mal it cela, au contraire,<br />

surencherit P<strong>et</strong>itpas.<br />

_ Bonte divine! s'exclamc I'Oncle, levant les bras<br />

a u ciel, on dirait presque que vous la regr<strong>et</strong>tez, rna<br />

. parole!<br />

Ses deux interlocuteurs font un geste energique de<br />

denegation, que dement leur air penaud.<br />

_ Oh ! c'est tres bien, conclut l'Oncle en se rern<strong>et</strong>tant<br />

a I'ouvrage, autrement il eut <strong>et</strong>e facile de faire<br />

revenir Clara. Elle se plaisait assez avec nous.<br />

Je regarde, a la derobee, Ie Rentier <strong>et</strong> P<strong>et</strong>itpas : ils<br />

sernblent desappointes, La chose est vraiment interessante<br />

: je decide de I'ecrire a Clara pour l'amuser.<br />

Le SOlI'. assez tard, quand je vais porter rna l<strong>et</strong>tre it la


AVEC LES FRANC;:AIS DE LA COTE OUEST 205<br />

boite, c'est-a-dire a l'un de ccs piliers rouges, scmblables<br />

a un canon fiche en <strong>terre</strong>, j'apercois une ombre<br />

qui, une l<strong>et</strong>tre a la main, se glisse Ie long des murs,<br />

dans la rnerne direction. J e reconnais P<strong>et</strong>itpas. A c<strong>et</strong><br />

instant, du cote oppose, arrive une autre ombre; eJle<br />

aussi porte une l<strong>et</strong>tre: c'est le Rentier!. .. Une idee<br />

peu charitable me passe par la t<strong>et</strong>e: de derriere un<br />

poteau telegraphique, je dirige sur les deux hommes<br />

la lurniere, subitement devoilee, de ma torche electrique<br />

de poche. lis se reconnaissent soudain : stupefaits,<br />

aveugles. lis tournent les talons, laissant choir<br />

leurs missives. Je m'en saisis : J'une <strong>et</strong> I'autre sont<br />

adressees a Clara... Riant de bon cceur, je les m<strong>et</strong>s a<br />

la poste avec la mienne.<br />

Et voila pourquoi, un mois plus tard, c<strong>et</strong>te jeune<br />

personne no us rejoignait a St. John's. Mais, se<br />

sentant necessaire, clle avait fait ses conditions :<br />

« Etant donne, avait-eUe ecrit, que chacun de vous<br />

fait une enqu<strong>et</strong>e speciale, je desire aussi me rendre<br />

utile, <strong>et</strong> aller <strong>et</strong>udier les villages francais de la cote<br />

ouest de Terre-Neuve. H<br />

- Par ma foi, s'ccria I'Oncle 11 la lecture de c<strong>et</strong>te<br />

l<strong>et</strong>tre, ell e a raison. Nous n'y avions pas pense !<br />

- Perm<strong>et</strong>tez, repliqua P<strong>et</strong>itpas, toujours ({ sur<br />

I'ceil H, j'y avais songe, moi I Mais j'ai considere<br />

comme plus important d'aller chercher les vestiges<br />

des derniers Beothucks...<br />

- J e ne suis pas tout a fait de votre avis, interrompit<br />

l'Oncle, vos Indiens sont morts <strong>et</strong> en<strong>terre</strong>s,<br />

tandis que les Francais de la cote ouest vivent !<br />

- Mais vous ne comprenez pas l'inter<strong>et</strong>..,


206 CHAPITRE X<br />

- Oh ! messieurs, tr eve de chicane pour aujour d' hui!<br />

fis-je a mon tour. Vous, P<strong>et</strong>itpas, du rest e, que vo us<br />

importe! Vous n'allez pas a la West Coast: j'accornpagnerai<br />

Mile Clara <strong>et</strong> son oncle...<br />

Iais.. . pourquoi<br />

P<strong>et</strong>itpas.<br />

n'irais-je pas aussi? s'ecri a<br />

- Quant a moi, je pa rs egalement, declara Ie<br />

Rentier.<br />

L'Oncie laissa tomber la l<strong>et</strong>tre de Clara:<br />

- Cela me passe! d it-il, en se grattant la t<strong>et</strong>e; voila<br />

deux individus « qui se chipotent » tout Ie temps avec<br />

rna niece, <strong>et</strong> qui s'empressent de rechercher sa compagnie<br />

quand ils ont une chance de I'eviter. Eh bien,<br />

il n'y a pas que les femmes qui soient enigmatiques !<br />

Si ron a des loisirs, la rnaniere la plus interessante<br />

de se rendre de Saint-Jean de Terre-Neuve a Saint­<br />

Georges, la capitale d e la cote ouest, est de faire Ie<br />

traj<strong>et</strong> par vapeur postal jusqu'a Port-aux-Basques ; de<br />

Ia , quatre he ures environ de chemin de fer vous arnene<br />

nt a destina tion. L'ensemble du voyage prend<br />

plusieurs jo urs; mais, trente escales vous perm<strong>et</strong>tent<br />

de fai re connaissance avec tou te la cote sud , q ui en<br />

vaut la peine. Les gens presses peuvent atteindre la<br />

localite en q uestion pa r voie fe rree en it peu pres<br />

vingt-quatre heures. En tout cas, c'est vraiment un<br />

voyage; po ur en charmer les longueurs, on a la res-<br />

de faire la ca us<strong>et</strong>te avec des loups de mer<br />

varies, qui vous regalent generalement de quelque<br />

histoire de peche, <strong>et</strong> surtout de naufrage... Helas l<br />

c'est un livre, un gros li vre qu'on pourr ait ec rire sur<br />

les sinistres maritimes a T err e-I Teuve. Ce rt ains d e<br />

o source


AVEC LES FRANC;:AIS DE LA COTE OUEST 207<br />

ceux-ci dont on n'a guere eu connaissance en Europe,<br />

sont plus tragiques encore que la trag ed ie de la<br />

Meduse. Tel est Ie naufrage de la Maid of Swansea.<br />

Un soir ou la mer est dechainee, un jeune homm e qui<br />

se trouve sur la cote, it une de s extrernites de la baie<br />

d e Bonavista, apercoit distinctement, dans Gull<br />

Island, Pilot des Mcu<strong>et</strong>tes, un feu insolite, qu i es t<br />

evide rnment un signal de d<strong>et</strong>resse. Sans moy ens d'y<br />

parvenir, seul, dans la ternp<strong>et</strong>e, il va, it grand 'peine,<br />

donner I'a larrne d ans un hameau distant. Ma lh eureusement,<br />

il est si connu comme menteur inv<strong>et</strong>ere,<br />

que personne ne veut Ie croire. Plus il insiste, supplie,<br />

pleure meme, plus on Ie traite de mauvais plaisant.<br />

Fartout ou il s'adresse, c'est la merne reponsc : « A<br />

d'autres! » Longtemps apres, un bateau passe au x<br />

environs de Gull Island, <strong>et</strong> il prend fantaisie it son<br />

capitaine de tirer de s mou<strong>et</strong>tes. II part en d or is vers<br />

I'Ilot ; apercoit un e mou<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> fait feu trois fois,<br />

ratant I'oiseau qui, chaque fois, reprend son vol vers<br />

I'mter ieur. Un quatrierne coup abat enfin la mou<strong>et</strong>te.<br />

Le capitaine, it son grand <strong>et</strong>onnement, decouvre<br />

qu'elle est tornbee sur une voile d echiree <strong>et</strong>end ue sur<br />

sur Ie sol. Soulevant c<strong>et</strong>te toile, it voit avec horreur<br />

qu atorze cadavres, dont celui d'une jcune fille ... Une<br />

enqu<strong>et</strong>e subs eq uente revele que c<strong>et</strong>te jeune fille <strong>et</strong>ait<br />

mor te la derniere. Et une sorte de journal, tenu<br />

jusqu'a la fin , monlre la tragedie dans sa poignante<br />

real ite. Apres Ie naufrage de leur vaisseau - un p<strong>et</strong>it<br />

cabotcur - les malelots <strong>et</strong> passagers s'<strong>et</strong>aien t refugies<br />

dans I'ilc aux Mou<strong>et</strong>tes, en vain, car il s se tro uverent<br />

bientot sans provisions. Comme sur la Medus e, il fallut


208<br />

CHAPITRE X<br />

avoir recours au cannibalisme... Et, un jour, la courte<br />

paille designa la jeune fi lle. Son frere, alors, simrnola<br />

a sa place; sacrifice inutile, car aucune embarcation<br />

de sauv<strong>et</strong>age ne se montra jamais a l'horizon...<br />

Avant d'aborder notre suj<strong>et</strong>, il convient de prevenir<br />

une confusion possible. Lorsque nous parlons des<br />

Francais de la cote ouest, nous ne nous occupons nullement<br />

de ce French Shore, rivage francais, si important<br />

dans l'histoire de Terre-Neuve, <strong>et</strong> qu'on entend<br />

encore mentionner constamment, surtout au point de<br />

vue geograpbique, dans c<strong>et</strong>te colonie. Rappelons<br />

done, brievernent, ce qu'<strong>et</strong>ait ce French Snore. Nous<br />

avons vu, dans un autre chapitre, que les Francais,<br />

presque depuis la decouverte de Terre-Neuve, avaient<br />

fait des efforts considerables <strong>et</strong> inlassables pour y<br />

garder, tout au moins, une base de pecheries. Bien<br />

qu'ils fussent, en 1713, prives, par le traite d'Utrecht,<br />

de tout droit territorial a Terre-Neuve, ils ri'abandonnerent<br />

d efinitivement leurs possessions de l'ile<br />

qu'en 1763, lors du traite de Paris. Toutefois, le<br />

premier de ces traites avait permis aux pechcurs<br />

francais de pecher <strong>et</strong> saler leur poisson sur les cotes<br />

ouest, nord <strong>et</strong> nord-est. Ceci donna lieu a des discussions<br />

continuelles entre les deux'pays,les Francais<br />

se considerant comme ayant ainsi un droit ex clusif de<br />

peche dans ces parages. Enfin, la convention du<br />

17 janvier 1854 causa une d<strong>et</strong>ente en reconnaissant a<br />

la France Ie droit exclusif de peche <strong>et</strong> I'usage des<br />

plages pour la salaison, d u cap Saint-Jean sur la cote<br />

est, jusqu'au cap Norman, tout au nord de la colonic.<br />

En outre, sur la cote ouest, les pecheurs francais


AVE


210 CHAPITRE X<br />

d ecourage, il de mi m ine en •[cwfoundland , ali a fonder<br />

au x E ta ts-Unis, en Ma ryl and.<br />

II ne fau drait pas croire que ces « Francais d e la<br />

cote ouest )) soient des colons venus d e F ra nce , ou<br />

do nt les ascendants irnrnediats en venaient. Ces<br />

ge ns-I i! son t plus ou moins mel es , sc lo n la Ioc ali te<br />

gu'ils habit ent. La ma joritc, to ut d 'abord, son t des<br />

Acadien s, dont les anc<strong>et</strong>res, lors d es persecutions q ue<br />

I'o n sait, quitterent Margaree, Mabou, <strong>et</strong> autres li eux<br />

du cap Br<strong>et</strong>on, en No uve llc-Ecosse , pour s'<strong>et</strong>ablir en<br />

p ai x a T erre-l [euve. Tant que dura Ie regime du French<br />

Shore , ce stock acadien s'augmenta de t emps il aut re<br />

d'une certaine proport ion de d esert eurs de la mari ne<br />

ma rch an de , presque toujours de s pechcurs br<strong>et</strong>ons ou<br />

no rmand s. Ceux-ci se fix erent surtout d an s la presqu'Ile<br />

d e Port-au-Port, il Mainland, it Bl ack Duck<br />

Brook, cap Saint-Georges, Grand Jardin, P<strong>et</strong>it Jardin.<br />

Cela s'exp lique fa cilement, puisque Port-au -Port <strong>et</strong>a it<br />

un des havres au les pecheurs de France ava icnt Ie<br />

d roit ex clusif d'utiliser la plage. En fait, ces individus<br />

se trouvent avoir generalement la me me origine que<br />

les Aeadiens p rimitifs. Deux autres elements fr ancais<br />

se juxtaposerent. D'abord quelques disciplinaires eva ­<br />

des de Saint-Pierre-<strong>et</strong>-Miquclon ; parmi ceux-ci, il en<br />

est qui, d'humeur aventureuse, s' 6tablirent eh ez les<br />

I nd iens Micmacs, epouserent des squaws <strong>et</strong> vecurent en<br />

trappeurs; leurs enfants sont done des m<strong>et</strong>is , Enfin,<br />

on a releve it nne epoque une tres p<strong>et</strong>ite immigration<br />

de Canadiens francais de Quebec. A I'heure actuelle,<br />

Ie stock fr ancais ne s'entr<strong>et</strong>ient plus par des sources<br />

exterieures ; <strong>et</strong> il en resulte une d<strong>et</strong>erioration, ca r la


AVEC LE S FRA .'C;AIS DE LA COTE OC EST 2 I I<br />

population de c<strong>et</strong>te race est trop peu nombreu se pour<br />

sc suffire a el le- rnem e , d 'autant moins que, comme<br />

p artout ailleurs a Terre- Neuve, une ires forte proport<br />

ion d e jeunes gens d es deux sexes ernigren t soit<br />

a ux E tats-Unis , soit au Canada. En somme, une des<br />

ca ra cteristiq ue s de ladite population est la f'aci lite<br />

avec laquelle e1le s' anglicise. N at urell ement , cela est<br />

en raison d irecte du contact entre les elements fr an cais<br />

<strong>et</strong> anglai s. Par ex emple, a Port-au-P ort , S tephenvill<br />

e, <strong>et</strong> c., Ie contact n'exist e qu'a un faib le d egre.<br />

Mais, d ans des places telles que Saint-Georges, ou les<br />

Ecossa is dominent, le s Francais perdent rapidement<br />

du terrain. Et ceci se re mar que me me dans la transformation<br />

des noms de famille. Tandis que dans les premieres<br />

localites on voit encore les vieux noms acadiens<br />

co mme Cyr, Cormier, Leblanc, a Saint-Geor ges les<br />

alterat ions de noms patronymiques sont f requen tcs <strong>et</strong><br />

curieuses. C'est ainsi que Le Poursdevient Power, Beurgeron,<br />

Bursh ell ; Benoit, Benn <strong>et</strong>t. II y a Flus: dans<br />

certains cas, on a simplement traduit Ie nom francais<br />

en anglais : Lejeune est aujourcl'hui Young; Leblanc,<br />

While; Leroy, King. On trouve des families qui ont<br />

abandonne leur nom patronymique pour en accepter un<br />

sans rapports avec1e premier, decerne par des Anglais<br />

de la localite , Et il est a remarquer que tout ceci s'est<br />

produit, d'une maniere generale, en mo ins d'un siecle.<br />

II y a quelque trente ans, nombre de ces habitants<br />

ne pouvaient dire un seul mot d'anglais. Aujourd'hui,<br />

non seulement I'anglais est compris <strong>et</strong> parle - plus<br />

ou moins mal - partout, mais bien des en fants de<br />

families francaises ne peuvent, ou ne veulent plus


212<br />

CHAPITRE X<br />

parler autrement qu'en anglais, la seule langue, d' a illeurs,<br />

ense i g nee dans les eccles. Un peu partout, du<br />

reste, l'influence de la prononciation anglaise se fait<br />

sentir, ou des mots de c<strong>et</strong>te langue sc sont g lisses<br />

dans Ie francais, comme a Quebec. C'est ainsi, que<br />

« train» se prononce trlnn, <strong>et</strong> que char, ou tout uniment<br />

car, rem place « vagon n, Quoi qu'il en soit, en<br />

d epit des assertions me depeignant Ie parler de ces<br />

braves gens comme un effroyable charabia, j'ai<br />

eprouv e infinirnent moins de d ifficultes it Ie comprendre<br />

qu'a saisir Ie patois rural de Quebec. Peut-<strong>et</strong>re<br />

suis-je tornbe sur de s suj<strong>et</strong>s exceptionnels !.. . Un d es<br />

notables residents de Saint-Georges nous disait : « A<br />

mon avis , a moins de circonstances irnprevues, au train<br />

dont vont les choses, Ie francais aura disparu de ces<br />

parages da ns une cinquantaine d'annees, en tant<br />

que langage de famille, celui qu'on parle aux nouveau-ne<br />

s. » E t il ajouta, bien qu'Anglais lui-rneme :<br />

« Ce sera bi en dommage ! ))<br />

C<strong>et</strong>te popula tio n ne paralt pas avoir garde d e coutumes<br />

rnppelant la mere patrie :' en ce la, e1le diff'ere<br />

des Acadiens des iles de la Madeleine, ou du No uvea u­<br />

Bru nswick. A Stephenville <strong>et</strong> environs, les « vieux »<br />

lisent des jo urnaux en langue francaise : le Courrier<br />

des E tats-Unis, de New-York, ou La Presse, d e Montreal<br />

; mais rien de Pari s. Q ua nt a la jeune generation,<br />

eJle ne connait plus que les periodiques anglais .<br />

II est certa in q u' en choisissant la val lee d e Saint­<br />

Georges co mme le ur nouveJle re sidence, les Acadi ens<br />

d u cap Br <strong>et</strong>on ont fait preuve d'une grande perspi ­<br />

cacite. Leurs descendants sont probablement le s plus


AVEC LES FRAN


21 4<br />

CHAPITRE X<br />

quelques explications topographiques. Ainsi gu 'o n<br />

peut Ie remarquer sur I'illustration representant Portau-Port,<br />

les villages francais de c<strong>et</strong>te cote sont surtout<br />

com poses d'ecarts, de maisons iso lees, souvent assez<br />

eloignees rune de I'autre. L'eglise, presque toujours,<br />

est 11 guelque place proerninente, par exemple sur une<br />

hauteur. Ainsi qu'aux iles de la Madeleine, on utilise<br />

les dunes pour y elever d es rangees de baraques 11<br />

I'usage des pecheurs. C<strong>et</strong> eparpillement fait qu'il es t<br />

fort difftcile de donner, par des photographies, une<br />

idee de ces villages dont on ne saurait apprecier Ie<br />

charme pittoresque que de uisu ,<br />

C'est pourquoi nous dirons au tourisle : arr<strong>et</strong>ez-vous<br />

un moment dans les s<strong>et</strong>tlements f rancais de la West<br />

Coast: vo us n e Ie reg r<strong>et</strong>t er ez pas.


CH/IPlTRE X l<br />

Ii cart's Content... la Ville des Cables<br />

S i, pour la masse des Europeens, Terre- I -euve ne<br />

represente g-uere, au point de vue ut ihta ire , qu'un<br />

vas tc en tre po t de morues, il est pourtant des gens chez<br />

qUI Ie nom evoque, plus ou moins vaguement, J'idee<br />

d es cables transatlantiques. Et encore ne sont-ce, en<br />

g eneral, que des personnes agees qui se rappcllent ce<br />

titre de 1 Tewfoundland a l'inter<strong>et</strong> d u public. Cela se<br />

concert : c' est au milieu du d ix -neuviemc siecle q ue ,<br />

pe nd a nt une dizaine dannees. Terre-Ncuve se trouva<br />

en evidence, subitement, <strong>et</strong> d 'une facon t ou t a fait<br />

inat te nclue , en consequence des tentat ives rep<strong>et</strong>ecs,<br />

in fatigables, de Cy rus Field po u r rel ier telegra p hi ­<br />

que men t l'Europe <strong>et</strong> le Nouveau Mo nd c. Quant a la<br />

jeu ne gene ration, <strong>et</strong> merne celie q ui ri'cst plus tres<br />

j e une , si elles expe dient d es cablogrammcs, elles ne<br />

sav e n t pas, d'habitude, e t n 'e n o nt cure, du rcst e, COIIlm<br />

en t le message arrive it d est ination. Et I'A rnerica in<br />

Cyrus F Ield , « le Pe re d u Cable n, qui Ie connait en<br />

France, en debors des professionnels de la telegrap<br />

h ie ? Pour rnoi , je dois a voue r que Ie nom ne m'cut<br />

r ien d it, avant 1l10n arrive e a Terrc-Neuve.. . Cependant,<br />

b ien que Field ri'ait rien inveute ni d ecouvert,<br />

i1 a rend u au mo nde un se rv ice dune importance pri-


216<br />

CHAPITRE XI<br />

mordiale, <strong>et</strong> , ceci accompli, est mort dans I'indigence,<br />

comme un vrai grand homme d'autrefois.<br />

On nous dira peut-<strong>et</strong>re, apres avoir consulte les statistiques<br />

: Pourquoi parler de Heart's Content en<br />

tant que « Ville des Cables n, <strong>et</strong>ant donne que St.<br />

John's possede des <strong>et</strong>ablissements pi us vastes ? La<br />

raison en est tout historique : c'est a Heart's Content<br />

que fut pose Ie premier cable transatlantique.<br />

A notre epoque, ou les applications de I'electricite<br />

ont atteint des usages si varies <strong>et</strong> si populaires, on ne<br />

peut pas se rendre compte facilement des d ifficultes<br />

que rencontrerent les pionniers de la telegraphie<br />

actuelle, me me <strong>terre</strong>stre. C'est ainsi qu'a Terre-Neuve,<br />

lo rs de I'<strong>et</strong>ablisscment de la premiere ligne, en 1852,<br />

il fut longtemps impossible d'assurer Ie service regulierement,<br />

parce que les gens de la campagne brisaient<br />

co nstamment, it co ups de pie rres, les isolateurs des<br />

poteaux. En 1856, on avait reussi a relier, par un cable<br />

so us-mari n tres p rimi tif, de q uelque 150 k ilom<strong>et</strong>res<br />

de lon g, Terre -N euve <strong>et</strong> Ie Cap Br<strong>et</strong>on, I'c xtrernite<br />

est d u Canada; par suite, la colonie n'<strong>et</strong>ait pas aus si<br />

iso lee, des c<strong>et</strong>te epoque, q u'o n Ie croyait ge ne ra le ­<br />

ment. Toutefois, bie n entendu, il n'existait aucu ne<br />

communication te legraphique entre l'Europe <strong>et</strong> Ie<br />

Nouveau Mende. II ne fa ut pas oublier que Ie milieu<br />

du dix-neuviern e siecle <strong>et</strong>ait un e periode agitee de<br />

I'histoire europeenne <strong>et</strong> que les troubles politiques<br />

avaient une repe rcussion serieuse sur les affaires, j usqu'<br />

en Amerique. Le besoin de communications ra pides<br />

en t re c<strong>et</strong>te derniere <strong>et</strong> l'Europe se faisait vivement<br />

sentir. Ce pendant, si I'on en parlait beauco up, on


HEART'S CONTENT... LA VILLE DES CABLES 217<br />

n'agissait pas. C'est alors qu'un p<strong>et</strong>it groupe d'hommes,<br />

Field, Taylor, Hunt, Roberts, Cooper, qu'on a appeles<br />

« Les Cinq Immortels " . resolurent de prendre la chose<br />

en mains, a leurs risques <strong>et</strong> perils. « Immortels » , on<br />

se demande ce qui a <strong>et</strong>e fait pour procurer aces entreprenants<br />

citoyens la perennite de renornrnee qui leur<br />

<strong>et</strong>ait due. Leurs noms ne se voient sur aucun monument;<br />

il ne leur a <strong>et</strong>e d ed ie, semble-toil, aucune tabl<strong>et</strong>te<br />

commemorative; leurs bustes ne sont dans aucun<br />

rnusee. Si vous feuill<strong>et</strong>ez quelque vieux bouquin sur<br />

la pose des cables, ou une biographie de Cyrus Field,<br />

vous y trouvez qu'ils y sont classifies « Immortels »,<br />

Mais c'est tout!<br />

Toujours est-il que, grace a I'activite de Field, les<br />

« Cinq » se procurerent 500000 livres sterling necessaires<br />

pour lancer l'entreprise. Celle-ci, apparemment,<br />

paraissait si hasardeuse que les gouvernements interesses<br />

se bornerent a faire des vceux pour la reussite<br />

<strong>et</strong> fournir une escorte a l'expedition, ce qui n'est ni<br />

couteux ni comprom<strong>et</strong>tant. Soit dit en passant, c<strong>et</strong>te<br />

attitude <strong>et</strong>ait bien plus correcte, en sornme, que la<br />

sorte d'endossement donne par l'Etat francais au<br />

Panama <strong>et</strong> aux cmprunts russes !<br />

Nombreux <strong>et</strong>aient les pessimistes qui predisaient un<br />

fiasco. Et les evenernents sernblerent leur donner raison,<br />

car, en 1857, alors que Ie vapeur Niagara<br />

devidait la ligne a 450 kilom<strong>et</strong>res de la cote iriandaise,<br />

Ie cable se rompit. C'<strong>et</strong>ait la, a c<strong>et</strong>te epoque, un<br />

veritable desastre, Les operations furent immediatement<br />

arr<strong>et</strong>ees ; mais telle <strong>et</strong>ait la confiance des organisateurs<br />

dans Ie succes final que, bien que la cornpa-


2 18<br />

CHAPITRE XI<br />

gnie eut pe rdu pres de 500000 dollars, il fut decide<br />

de renouveler la tentative, sur un autre plan, l'a nnee<br />

suivante. Le pauvre Field, toutefois, souffrit plus que<br />

les autres : quand il revint aux Etats-Unis, il trouva<br />

que sa propre maison de commerce, forcement un pe u<br />

negligee par lui, avait suspe ndu ses payements. Cela<br />

ne I'ernpecha pas d'<strong>et</strong>re sur la breche, de nouveau,<br />

quelques mois plus tard. C<strong>et</strong>te fois, il a paru judicieux<br />

de commencer, pou r ainsi dire, par Ie milieu. Le cable<br />

est d ivise en deux, chaque rnoitie ct ant portee par un<br />

navire special. Les deux vaisseaux voyagent de conserve<br />

jusqu'a mi-Atlantique, sans rien devider, La, le s<br />

deux sections sont soudees ensemble; <strong>et</strong> les navires<br />

partent a lors, en devidant, dans des directions opposees,<br />

I'un vers l'Irlande, I'autre vers Terre-Neuve.<br />

Chaque vaisseau n'a guere ainsi que 820 milles ma rins<br />

a devider, ce qui diminue les chances d'accidents, <strong>et</strong><br />

nota mment d'embrouillement des \ignes. Du moi ns,<br />

c'est ce que les experts pensent. Malheureusement,<br />

ces calculs so nt d ejoues. ca r Ie cable se rornpt trois foi s<br />

de suite. L 'expcdition rentr e alors, fort tris te ment , a<br />

Valent ia en lrlande, Ie poin t de depart europeen. On<br />

conceit Ie d esappointeme nt des organisateurs. La<br />

plupart de ccux-ci, absolu men t dccourages, se ref usent<br />

a continuer les te ntatives. C'est ici que Field accomplit<br />

un veritable tour de fo rc e moral: la issant de cote ses<br />

troubles prives, ne songeant qu'a son ideal, il a rrive<br />

non seulemcnt a raviver Ie courage de ses collegues,<br />

mais it trouver de nou veaux actionnaires po ur la Cable<br />

Company. Finalement, en aout 1858, au milieu d' un<br />

enthousiasme indescri ptible, l'extr ernite oue st d u cable


HE ART'S C01\TENT . . . LA VILLE DES CABLES 219<br />

est d eposee sur les cotes de Terre-Neuve, La place<br />

chois ic: alors <strong>et</strong>ait, non Heart's Content, mais Bay<br />

Bull's Arm, au fond de la ba ie de Trinity. L a popularite<br />

soudaine de F ield <strong>et</strong> abl it un record que n'a mem e<br />

pas battu, de nos jours, celui de Lindbergh. A New­<br />

Yo rk , ce fut du delire. Des placards comparaient Ie<br />

he ros, on ne voit pas bien pourquoi, a Cyrus Ie Grand!<br />

On lisait sur d'enormes transparents des legc ndes d ans<br />

ce genre:<br />

Cy rus l'Ancien , <strong>et</strong> le ..·ouvcau,<br />

L'un<br />

Co nq uit Ie Monde pou r lui-mcme ;<br />

L'autre<br />

Co nq uit I'Oc ean po u r Ie Mo nde.<br />

Dans les g ra nde s villes arnericaines, a c<strong>et</strong>te epoque<br />

<strong>et</strong> ju sque vers 1900, cela a <strong>et</strong>e la co utume de ce lebrer<br />

d es evenements notoires pa r des corteges les plus<br />

bizarres, ac cornpagues d'illuminations fantastiques.<br />

Dans I'occasion qui nous occupe, les spectacles pyrotechniques<br />

durerent vingt-quatre heures <strong>et</strong> a llerent<br />

rnerne un peu plus loin qu'on ne l'avait voulu, car on<br />

mit Ie feu a I'hotel de ville. Le jour suivant, il y eut<br />

cortege des ouvriers des divers m<strong>et</strong>iers, avec huit<br />

cents camions <strong>et</strong> charr<strong>et</strong>tes, dont les rapports avec les<br />

cables ne sont pasclairs! Les I " <strong>et</strong> 2 septembre furent<br />

choisis en out re comme jours speciaux de « Cel ebration<br />

de la pose du cable », alors que bien d es ge ns<br />

croyaient d eja les f<strong>et</strong>es t errninees. C'est a ce mo ment<br />

qu'eut lieu le « Carnaval des Cables ", au cours du quel<br />

on rem arquait , entre autres choses, de colossales<br />

re traites aux flambeaux, di rigees par les sapeurs-


HEART' S COXTE:;T.. . LA VILLE DES CABLES 221<br />

de I'<strong>et</strong> endue de ce nouveau de sa strc. Cyrus, du faite<br />

de la g loi re , tomba tout it coup dans l' oubli . Bien plus,<br />

cer ta ines personnes lui en voul aient presque d'avoir<br />

<strong>et</strong>e Ia ca use d'un emball emen t qu i, maintenant, paraissa<br />

it que lq ue peu grotesque. L e pauvre homme, ici<br />

en core, fu t atteint dans ses inter<strong>et</strong> s prives : en<br />

d ecembre 1860, il <strong>et</strong>ait derechef declare en fa illite.<br />

Pendant sept ans, Ie gros public n'entendit plus gu ere<br />

parler du ca ble. II transpira, cependant, ap res quelque<br />

temps, qu e l' an cienne compagnie, loin d' <strong>et</strong>re defunte,<br />

s'<strong>et</strong>ait ab ouchee avec les armateurs du Great Eastern :<br />

En somme, c'<strong>et</strong>ait une idee excellente d'employer,<br />

comme poseur de ca ble, ce pitoyable colosse maritime<br />

qui, ayant devance son epo que, se trouvait voue it une<br />

inutilite prematuree '.<br />

I . Rap pelons que Ie G reat Eastern ava it <strong>et</strong>e bat i po u r Ie se rvic<br />

e entre I'Angle<strong>terre</strong> <strong>et</strong> l'Australie, en , 852. U n d es m oti fs<br />

d e se s c no rmes dimensions e tai t Ie d esi r d'avoir, pour ledit<br />

se rvice, un n av ire tran sportant une s uffisa nte q ua nt ite de<br />

charbon pour Ie voyage aller <strong>et</strong> r<strong>et</strong>our : 15 0 0 0 tannes. On ava it<br />

l'intention de se procurer as se z de pl a ce pour 800 passagers<br />

de prem iere , 2000 de deuxie me, 120 0 de troisi cm e <strong>et</strong> un equipage<br />

de 4 0 0 h ommes. Mais ces chiffres eraie n t trap a m bitieux :<br />

o n resta bi en au-dessous, Ce pendant, tel qu'il erait , Ie Great<br />

Eastern constituait un pa s de gcant dan s Ie pr ogr es d es co n stru<br />

cti on s maritime s. C'est a pe in e, aujo urd'hu i , si un e q u i n ­<br />

zain c de paqu cbots sont plu s longs que ce n av ire ; mcrne La<br />

France, de la Co m pag n ie Transatlantique, lu i es t i n fe ri eure<br />

SOllS ce rap port. Le sys re me <strong>et</strong> a it une co mbi naison de rou e s<br />

a au bes <strong>et</strong> d' helic e, n ecessitant c in q ch em lnees . L e premie r<br />

voy a ge de ce navire, en 1859, fut un in su cce s : un e exp lo sion<br />

tua sept pe rso n nes <strong>et</strong> ca us a de gr av es avarie s . En 1860, to utefois,<br />

l e G reat Eastern fit la traver s e e de S outham pton aNew­<br />

Yo rk en onze jour s, ce q ui <strong>et</strong>ai t fort satis faisant pou r l'e poque.<br />

P endan t u n an , Ie paquebot effectua pl usieurs voyage s an a-


222<br />

CHAPITRE XI<br />

E n 1865, done, pour ainsi dire a l' improvist e, Ie<br />

navire en question quitta I'Irlande avec Ie cable. L'on<br />

partit avec un enthousiasme q ui sonnait un pe u cre ux<br />

apres Ie r<strong>et</strong>entissant fiasco de 1858. Mais decidernent<br />

la compagnie jo uait de malheur : trois fois Ie cable se<br />

rompit. II fallut, de nouveau, revenir bredouille. II<br />

est a remarquer, cependant, que pour celte nouvell e<br />

tentative, on avait pris des precautions pecuniaires<br />

serieuses, de telle so rt e que, des Ie 13 juill<strong>et</strong> de<br />

I'annee suivante, 1866 , Ie Great Eastern repartait avec<br />

2-400 milles d e cables. C<strong>et</strong>te fois-ci, du moi ns , les<br />

choses so nt bien differernment conduites: null e<br />

annonce t apageus e, nu ls adieux bruyants. II sem ble<br />

merne y avoir un defaut compl<strong>et</strong> d'enthousiasme,<br />

lequel ne veut po urtant pas dire manque de confiance.<br />

Des Ie debut, tout s'annonce mieux qu'a aucun moment<br />

pendant ces dix annees de tentatives. C'est qu'on a<br />

profite de l'experience des echecs successifs. Po ur<br />

n'en donner q u'un exemple, on pousse Ie soin jusqu'a<br />

ne s'approcher des cables qu'en pantoufles <strong>et</strong> en v<strong>et</strong>ements<br />

de toile.<br />

Le point arnericain d'atterrissement avait <strong>et</strong>e change :<br />

Cyrus Field, avec une pe rspicacite remarq uable, avait<br />

donne la preference a Heart's Content, dans la baie<br />

de Trinity, au nord-ouest de St. J ohn's, parce qu'il y<br />

a la un port aux eau x pr ofondes <strong>et</strong> tranquilles <strong>et</strong> dont<br />

logues; mais it fut finaleme nt r<strong>et</strong>ire du se rvice, car la com pagnie<br />

perdait de l'argent : il n'y avait pas, en ce temps-Ia, un<br />

m ouvemen t de passagers suffisant po ur faire les frais d' un tel<br />

bateau. Celui-ci, d'autre part, avait constamment besoin de<br />

re parations.


HEART'S COi\TENT. .. LA VILLE DES CABLES 223<br />

Ie fond ne presente pas d'obstructions. C'cst ainsi<br />

que, du jour au lendemain, ce hameau, qui ne comptait<br />

guere alo rs que soixante maisons, se trouva appele a<br />

jouer un role important dans les annales des communications<br />

internationales. .<br />

Naturellement, pendant Ie devidage, Ie Great Eastern<br />

restait toujours en contact cablographique avec<br />

la base d'Irlande. II faut observer que, precisernent a<br />

ce moment, la guerre austro-prussienne de 1866 battait<br />

son plein.<br />

La reception, a bord, des « communiques» constituait<br />

une diversion aux durs labeurs <strong>et</strong> surtout a<br />

I'anxi<strong>et</strong>e de l'equipage. Car il y avait toujours de<br />

I'anxi<strong>et</strong>e. Chacun sentait que, sans doute, c<strong>et</strong>te tentative<br />

serait la dernierc. Pour abreger c<strong>et</strong> expose deja<br />

long, disons qu'enfm, Ie 27 juill<strong>et</strong> 1866, Ie cable fut<br />

arrirne a Heart's Content <strong>et</strong> Ie premier message cxpedie<br />

par Field,le meme jour, aneuf heures du matin. II<br />

n'y eut aucune interruption depuis c<strong>et</strong>te epoque,<br />

La nouvelle fut recue partout avec grand plaisir,<br />

mais avec un calrne contrastant de la maniere la plus<br />

absolue avec les transports delirants de 1858'. Quant<br />

I. Pour en terminer avec Ie Great Eastern, rappelons<br />

qu'apres avoir <strong>et</strong> e employe a re pechcr Ie cable aban donue, il<br />

fit un voyage de • 'ew-York au Havre pour amener des visiteurs<br />

a l'Exposition universelle de ,867. Mais ce fut 111 un<br />

autre echec financier. On l'utilisa al ors pour poser divers<br />

ca b les ; puis comme entrep6t de charbon a Gibraltar. Enfin,<br />

a pres avo ir <strong>et</strong>c mi s quelque temps en exhibition, le trop precoce<br />

geam des mers fut dernante le , en 1888. La vente des<br />

mareriaux, <strong>et</strong>c., monta a 58000 l ivres sterling. II en avait<br />

coutc 732000. N'est-il pas <strong>et</strong>rauge que ce Leviathan ne semble


224<br />

CHAPITRE XI<br />

it Cyrus Field, sa gloire fut aussi ephemerc qu'elle<br />

avait <strong>et</strong>e bruyante lors du fiasco de 1858. Pour lui, la<br />

vie ne fut qu'un enorme contresens. II mourut en 1892,<br />

si pauvre que sa police d'assurance serait devenue<br />

perimee, si son ami Ie banquier Pierpont Morgan n'en<br />

avait acquitte les primes.<br />

... II est des places sans aucun rapport avec la religion<br />

<strong>et</strong> ou I'on se sent tenu d'accomplir un pelerinage,<br />

merne si rien n'y est organise pour attirer l'attention<br />

du touriste ou de l'<strong>et</strong>udiant. A Terre-Neuve, Placentia,<br />

I'ancienne Plaisance de l'occupation francaise,<br />

est un de ces endroits : Heart's Content, la Ville des<br />

Cables en est un autre. Aux personnes de passage<br />

dans la colonie, <strong>et</strong> ne disposant pas d'assez de temps<br />

pour faire de longues excursions, nous recommandons<br />

une visite it ce p<strong>et</strong>it bourg, qui donne une bonne idee<br />

d'un outport <strong>terre</strong>-neuvien prospere <strong>et</strong> paisible.<br />

Comme toujours dans ce pays, Ie traj<strong>et</strong> par chemin<br />

de fer est lent <strong>et</strong> relativement couteux. II faut un peu<br />

plus de sept heures pour couvrir 144 kilom<strong>et</strong>res, ce<br />

qui fait du 19 kilom<strong>et</strong>res it I'heure! On ne peut<br />

s'<strong>et</strong>onner que, pendant la belle saison, to us les gens<br />

qui ont une chance de se servir d'un auto, quel qu'il<br />

soit, ne la laissent pas echapper... En somme, sur<br />

c<strong>et</strong>te ligne, ainsi que partout ailleurs en c<strong>et</strong>te colonie,<br />

les chemins de fer de l'Etat ont it faire face au problernc<br />

constitue par des depenses trop considerablcs par t<strong>et</strong>e<br />

de voyageur transporte, La compagnie experimente<br />

avoir <strong>et</strong>e mis au jour que pour mener a bonne fin la pose des<br />

cfibles transatlantiques?


HEART'S CONTENT... LA VILLE DES CABLES 225<br />

maintenant des trains composes uniquement d'une<br />

seule longue voiture, laquelle comprend locomotive,<br />

fourgon 11 bagages, compartiment des postes <strong>et</strong> de<br />

grande vitesse <strong>et</strong> wagon de voyageurs. On estime pouvoir<br />

epargner ainsi, sur les p<strong>et</strong>ites lignes, huit neuvi/-ines<br />

des frais de charbon. rai voyage dans un de<br />

ces steam coaches sur une partie du parcours de St.<br />

John's 11 Heart's Content, <strong>et</strong> cela m'a donne une occasion<br />

de plus de constater que bien de ce qu'rl est convenu<br />

d'appeler Ie progres mod erne est une simple<br />

reculade en ce qui concerne Ie con fort. Par exemple,<br />

la portion du wagon affectec 11 la I" classe, sur c<strong>et</strong>te<br />

voie <strong>et</strong>roite, ne contient que seize voyageurs, assis<br />

dans to us les sens, sur des sieges exigus, <strong>et</strong> sans assez<br />

d'espace pour les bagages de main. L'arriere de ce<br />

compartiment, du reste assez coqu<strong>et</strong>, est entierernent<br />

vitre <strong>et</strong> forme de c<strong>et</strong>te facon une sorte d'observatiolZ<br />

car; mais, d'une part, on ne peut s'y garantir du<br />

soleil, vu I'absence de stores, <strong>et</strong> il est impossible, Ie<br />

plus souvent, douvrir les Ien<strong>et</strong>res, parce que la locomotive<br />

<strong>et</strong>ant dans la merne voiture, la furnee <strong>et</strong> les<br />

cendres pen<strong>et</strong>reraient en masse dans Ie compartiment.<br />

La presque totalite des voyageurs en arrivent 11 c<strong>et</strong>te<br />

triste conclusion : « au sont les bons vieux wagons<br />

d'autrefois? .. II<br />

Pendant une partie de la route, Ia voie suit la cr<strong>et</strong>e<br />

des hauteurs bordant Ie rivage de la baie de Trinite,<br />

<strong>et</strong> 1'011 voit, au-dessous du sol, une succession de<br />

p<strong>et</strong>its villages de peche, somnolents <strong>et</strong> evidemment en<br />

decadence.<br />

- Quel dommage! s'ecrie l'Oncle, chacun de ce s


22G CHAPITRE XI<br />

tr ous insignifiants possedc un port


HEART 'S CO 'TENT. .. LA VILLE DES CAIlLES 227<br />

si l'on cherchait bien, on decouvrirait en Newfound ­<br />

land, ca ch ees dans des greniers poussiereux ou de<br />

vieux hangars 11 bateau, bien des « curiosites " , dont<br />

quelques-unes peut-<strong>et</strong>re, si elles sortent jamais de<br />

I'oubli , opereront une revolution dans Ie monde litteraire<br />

ou artist ique...<br />

Toujours est-il que notre ami Ie collectionneur ne<br />

semble pas gagner gros 11 ce commer ce acce ssoire, ca r<br />

il travaille dur de ses mains. C'est un ouvrier te rr eneuvien<br />

vraiment in dustrieux : il est - hors de St.<br />

John - plombier pendant un e partie de l'annee, il<br />

devient pecheur sur Ie littoral durant les mois ou la<br />

morue « donne " Ie pl us.<br />

Nous lui demandons comme nt s' ex pliq ue Ie fa it qu e,<br />

sur une distance de moins d e 75 kilom<strong>et</strong>res, se tro uvent<br />

quatre localites dont Ie nom est une combinaison<br />

du mot Heart (cceur). Outre Heart's Content - Ie<br />

Contentement du Cccur - il Ya Heart's De sire, H eart's<br />

Delight, Heart's Ease. No t re cicerone parait un peu<br />

perplexe :<br />

- Tout ce que je sais, d it-il, est que Ie mot Heart<br />

a <strong>et</strong>e employe avec la premiere de ces localitcs, 11 cau se<br />

de la forme de son port. II est probable q ue les fondateurs<br />

des autres places en question ont t rouve commod<br />

e d 'im it er, au lieu de se creuser Ia te te. Du reste,<br />

ne savez-vous pas qu e, dans ce tte colonie, on airne<br />

assez les noms parlant aux yeux? Le s premiers pion ­<br />

niers baptiser cnt volontiers un e localite nouvelle d'une<br />

f acon qu i ra p pe la it un evc ne rncnt . C'est ce qui est<br />

arrive avec Happ), Adventure, Big Adueut ure, Little<br />

Paradise, Damnable Harbor, Coward's lsland, Come-


CHAI'ITRE Xl<br />

by-Chance, <strong>et</strong> cclui-ci, vraiment original : S eldom ­<br />

Come-Bye '.<br />

- Eh bien! s' ec rie Clara, si les noms des rues sont<br />

it I'avenant, je plains les employes des postes! Me<br />

voyez-v ous recevoir une l<strong>et</strong>tre :<br />

Rue de l' Etrangc-Aventure<br />

au coin de I'avenue Arrivee -p ar -Megarde<br />

PASSAN T-RARLIENT-DANS·CES-P.\RAGES<br />

T er re-Neu ve ,<br />

Notre compagnon lui j<strong>et</strong>te un d e ces re gards<br />

empreints dernbarras <strong>et</strong> de reproche que j 'ai vus si<br />

souvent d ans les yeux du Terre- l [euvicn lorsqu'on<br />

plaisante son pays.<br />

- II est certain, dit-il, que I'on trouve ici un e<br />

bizarre collection de noms geographiques . Mais il faut<br />

se m<strong>et</strong>tre it la place des premiers arrives : c' <strong>et</strong>aient<br />

des gens sans grande imagination, qui n' avaicnt guere<br />

que la mer dans I'esprit. Pour eux, merne les montagnes<br />

devaient recevoir d es noms maritimes. Voyez,<br />

par exemple, ce massif de pies au centre de I'ile : ce<br />

sont des « mats » l lis ont <strong>et</strong>e baptises Th e Three Topsails,<br />

Gal/topsail, Mieeentopsail, Main Topsail, Fore<br />

Topsail'. Pour moi, il y a quelque chose de presque<br />

touchant dans un attachement aux cho ses maritimes<br />

pous se a un tel de gre ' ...<br />

I. I-Ieureuse Aventu re, C r ande Aventure, P <strong>et</strong>i t P a ra d is,<br />

Damnab le Havre, I1e d u Poltron , Arrrvee-par-H as ard, Passant-rarement-par-ici.<br />

2 . Les T rois H uniers, F'Ieche-en-cul , Pe rroqu<strong>et</strong> de F'ou gue,<br />

Grand Hunier, P<strong>et</strong>it H unier.


HEART'S CONTENT ... LA VILLE DES CABLES 229<br />

Clara fait une si drcle de mine que nous craignons<br />

quelque saillie a I'emporte-piece. Nous lui faisons<br />

des gestes, mais ils arrivent trop tard. Elle se tourne<br />

vers Ie Tcrre-Neuvien avec Ie plus grand serieux :<br />

- On n'a jamais essaye d'importer des guides<br />

suisses pour escalader ces montagnes, je suppose?<br />

demande+elle.<br />

Ton, repond-il innocemment.<br />

- On a bien fait, declare-t-elle, car on n'aurait pas<br />

pu en decouvrir un seu!. Imaginez vous un enfant de<br />

I'Helv<strong>et</strong>ie en face de ces pies: il se croirait sur un<br />

navire, <strong>et</strong> aurait instantanernent Ie mal de mer. .. Seul,<br />

un amiral suisse aurait pu tenter I'aventure; mais les<br />

specimens en sont maintenant introuvables...<br />

Son interlocuteur la regarde ahuri, il devine un<br />

sarcasme, sans Ie comprendre. Peut-<strong>et</strong>re va-t-il y avoir<br />

explosion? Mais a ce moment, nous arrivons a Heart's<br />

Content.<br />

La principale raison d'<strong>et</strong>re de Heart's Content,<br />

pendant de fongues annees, fut Ie cable transatlantique.<br />

En 1866, on comptait seulement 10 employes;<br />

en 1895, Ie nombre montait a 95. II atteignit, a un<br />

moment, quelque 300, dont 70 a 75 femmes ou jeunes<br />

fi lles. C'<strong>et</strong>ait la Ie bon temps pour Ie commerce du ern.<br />

Ces employes, dont les salaires <strong>et</strong>aicnt eleves pour<br />

l'epoque, 100 a 120 dollars par mois, depensaient sans<br />

compter : un vieux resident nous a raconte que bien<br />

des jeunes filles, uniquement pour des bonbons,<br />

payaient des notes mensuelles de 45 dollars! (225 francs<br />

au cours d'avant guerre). La Compagnie batit des<br />

bureaux <strong>et</strong> des ateliers, ainsi que des maisons pour


2 30 CII AP ITRE XI<br />

so n personnel. Dan s son p ropre inter <strong>et</strong>, clle fut arnenee<br />

a doter la local ite d'un servic e d 'eau <strong>et</strong> d' un syst<br />

e rn e de pr otection contre I'incendie qui ne se rencontrent<br />

pas d ans des villes bien plus con siderables.<br />

Le bourg est pittoresquement situe, d'un cote sur<br />

Ie port, d e I'autre sur le flanc des collines rocheuses,<br />

avec de s ar rier e-plans d e for<strong>et</strong>s de sapins.<br />

En fait, chaq ue cour, chaque jardin renferment des<br />

ro es au milieu desquels paissent ou gambadent mouton<br />

s <strong>et</strong> ch evres. L'abondance de ces d ernieres <strong>et</strong>onne<br />

Ie voyageur, qui ne se d oute pas qu'on utilise ces animaux,<br />

l'hiver, pour transporter Ie bois de chauffage<br />

coupe d ans lcs montagnes vois ines.<br />

Aujourd'hui, la presque totalite des habitants po ssedent<br />

leur home, <strong>et</strong> il en re sulte un air de prosperite,<br />

une certaine coqu<strong>et</strong>terie meme, qui reposent I'ceil ,<br />

apres I'aspect neglige, dilapide de tant de demeures<br />

citadines ou rurales d ans c<strong>et</strong>te ilc. Entrez dans un de<br />

ces cottages, au hasard : vous <strong>et</strong>es agreablernent surpris<br />

de l'ordre m<strong>et</strong>iculeux, de la propr<strong>et</strong>e qui regnent<br />

merne lorsque aucun visiteur n'est attendu. II m'est<br />

arrive d'<strong>et</strong>re introduit dans des cuisines au moment ou<br />

l'on pr eparait les repas, <strong>et</strong> de me croire dans Ie living<br />

room, ce qu'on appelle au Canada francais Ie « vivoir » .<br />

le p<strong>et</strong>it salon de la famille; tous les appr<strong>et</strong> s sont strictement<br />

rel eg ues dans l'office, <strong>et</strong> merne ce dernier supporterait<br />

la comparaison avec celui d'une menagere<br />

hollandaise. II faut toujours se garder de generaliser :<br />

mai s je relate simplement mes experi ences personnellcs,<br />

<strong>et</strong> ce lles-ci sont tout a I'h onneur des residents<br />

de ce « Contentement du Cceur » ,


HEART'S CONTEXT . . . LA \'ILLE DES CABLES 2 31<br />

Soit dit en passant, ce l( Contcn lcment ll , quoique<br />

bien plus gen eral que dans la plu part de s aut res outport<br />

s, n'est plus au ssi vif qu'il y a qu inze ou vingt ans.<br />

Le fameux cable n'est plus ce qu'il <strong>et</strong> ait pour la<br />

population. Plusieurs facteurs ont rnodifie la situation<br />

locale: d'abord l'introduction de machines epargnant<br />

de la main-d'ccuvre; ensuite, la concurrence de compagnies<br />

rivales, plus jeunes, <strong>et</strong> surtout celie de la<br />

T. S . F. C<strong>et</strong>te concurrence a agi en deux sens : en<br />

obligeant la vieille Compagnie a reduire ses fr ai s, <strong>et</strong><br />

en la contraignant a ameliorer son service. En ce qui<br />

concerne Heart's Content, Ia Ville des Cables par<br />

excellence, ces causes cornbinees ont eu pour resultat<br />

une diminution du nombre des employes locaux, <strong>et</strong> Ie<br />

transfert d'une partie importante des operations a<br />

Bay Roberts, localite situee a quelque 30 kilom<strong>et</strong> res<br />

a vol d'oiseau de celie qui nous occupe,<br />

Bay Roberts est maintenant Ie terminus, pour Ie Nouveau<br />

Mende, d'une nouvelle ligne transatlantique<br />

venant d'Europe via Horta, dans les Azores. Celle-ci<br />

est Ie dernier mot en la matiere. Tout d'abord, contrairement<br />

aux idees generalement repandues, la composition<br />

d'un cable n'est pas la meme sur tout Ie par cours.<br />

On a, en eff<strong>et</strong>, a faire face a des dangers differents ,<br />

scIon que la ligne est pres de la cote ou , au contraire,<br />

en pleine mer. II ya, par suite, trois zones, a compter<br />

de chacune des deux extremitcs du ca ble : une de<br />

240 kilom<strong>et</strong>res, une autre de 100 kilom<strong>et</strong>res <strong>et</strong> la section<br />

de haute mer. La proportion de cuivre <strong>et</strong> de guttapercha<br />

de l'armature, par mille marin, varic avec<br />

chaque zone. En outre, des precauti on s spc cia les doi -


HEART'S CONTENT.•. LA VILLE DES CABLES 233<br />

lignes sous-rnarines. Nous avons vu a I'ccuvre Ie plus<br />

nouveau navire special construit par TIle Telegraph<br />

Construction and Maintenance Co, de Londres. Entre<br />

ce vapeur Dominia <strong>et</strong> Ie fameux cable layer Great<br />

Eastern, sous tous les rapports, il y a autant de difference<br />

qu'entre un dirigeable actuel <strong>et</strong> une montgolfiere<br />

! Sa vitesse peut atteindre 14 nccuds <strong>et</strong> derni, <strong>et</strong><br />

il est outille de facon a pouvoir se frayer, au besoin,<br />

un passage dans les glaces. II est trop moderne pour<br />

bnller autre chose que de I'huile, dont il peut transporter<br />

2200 tonnes. Les cables y reposent dans quatre<br />

reservoirs d'une capacite totale de 180000 pieds<br />

cubes; un tel vaisseau est capable de porter un cable<br />

d'une longueur de 39°° milIes marins. Mais on n'est<br />

pas moins frappe par l'elegancc.Le con fort qui regnent<br />

a bord de la Dominia. Aujourd'hui, non seulement les<br />

ruptures ne sont plus a craindre pendant Ie devidage,<br />

mais il est possible de prevoir, pOtlr ainsi dire a<br />

une heure pres, Ie temps necessaire a une operation<br />

donnec de pose, s<strong>et</strong>endlt-clle sur pres de 14°0 miIles<br />

marins, comme entre Horta, des Azores <strong>et</strong> Bay Roberts,<br />

a Terre-Neuve, en 1928...<br />

Pour en revenir a Heart's Content, les progres susrnentionnes<br />

ont eu, nous l'avons vu deja, un eff<strong>et</strong><br />

nuisible au point de vue economique. Le nombre des<br />

employes est tornbe a ce qu'il <strong>et</strong>ait en 1899 - une<br />

cinquantaine.<br />

Toutefois, c<strong>et</strong>te localit e de « Conlentement du<br />

Cceur )) a vraiment de la chance. Elle est devenue<br />

port d'hiver pour les exportations de pulpe <strong>et</strong> papier.<br />

Les ports du nord, voisins des scieries <strong>et</strong> manufac-


CHAPITRE Xl<br />

t ures, n'<strong>et</strong>ant d' acces possible qu e pendant la belle<br />

saiso n, d'enormes quantites de produits provenant,<br />

par cxemple, d es pap<strong>et</strong>eries de Grand Falls <strong>et</strong><br />

Bishop's Falls, sont drrigees en hiver par voies ferrees<br />

sur Heart's Content, pour <strong>et</strong>re expediees de Ia, par<br />

longs courriers, sur I'Angle<strong>terre</strong>. De c<strong>et</strong>te maniere,<br />

I'approvisionnement de papier des grands journaux<br />

britanniques peut fonctionner sans interruption toute<br />

l'annee. Ceci donne d e I'ouvrage a une centaine<br />

d'hommes de la region.<br />

- Et Ie poisson? demandai-je a notre cicerone.<br />

- Le poisson ? me repondit-il <strong>et</strong>onne, mai s, mon<br />

cher monsieur, c'e st une chose du passe ici, comme<br />

en maints aut res endroits a Terre-Neuve. II n'y en a<br />

pas rnerne assez pour la consommation de s residents!<br />

Nous passions, a ce moment, devant un des plus<br />

vastes edifices de Heart's Content.<br />

- Que! est ce batirncnt? fis-jc,<br />

- Le lieu de reunion de la plus irnportant e soci<strong>et</strong>e<br />

locale, me dit Ie Terre-Neuvien, Ie Seamen's Hall, Ie<br />

Hall des Pecheurs.<br />

- Comment! Vous venez de me d eclarer que la<br />

peche ne compte plus!<br />

- Oh! oui, mais ceci aussi est une relique du vieux<br />

temps. Tout Ie monde, aujourd'hui, peut entrer dans<br />

I'Ancienne <strong>et</strong> Honorable Confrerie des Pecheurs. En<br />

fait, celle-ci ne se compose plus gue re que de<br />

terriens !...<br />

Une ch ose nous a frappes particuliere rnent , la proportion<br />

d'automobiles! Les ouvri ers en usent largement<br />

pour aller au travail, <strong>et</strong> au ssi, natu rellement,


236<br />

CHAPITRE XI<br />

marche a une tendance 11 baisser! A I'heure actuelle,<br />

Ie nouveau cable atteint deux mille cinq cents l<strong>et</strong>tres 11<br />

la minute.<br />

- Tout cela est fort bien, d it Clara d'un air passablement<br />

dedaigneux, mais je me permels de vou s soum<strong>et</strong>tre<br />

une con sta ta tion qu e je vien s de faire <strong>et</strong> qu i,<br />

modestie a part, ne manque peut-<strong>et</strong>re pas de piquant.<br />

Ave z-vous lu I'Hy mne du cable, de Whittier? Non? Je<br />

m'en d outais. E h bien, ce po<strong>et</strong>e, precurseur de s sages<br />

de la Soci<strong>et</strong> e des Nations, ne voyait-il pas dans Ia<br />

pose du ca ble transatlantique un sfrr gage de Ia paix<br />

universclle? E coutez-Ie, en tr ad ucti on .<br />

U n se ul cceur , un me me sa ng,<br />

Telles sc ront tou tes les co nt recs,<br />

L c s mains de l'universell e fraternit e<br />

S'<strong>et</strong> reig nen t p ar-de ss o us l'occan .<br />

... T isse, t isse, rapi de navctte du Seigne ur,<br />

D ans les inson dable s profo n de u rs ,<br />

La rob e nu ptiale de l'union de la <strong>terre</strong>,<br />

Et Ie linceul de la g uer re !. ..<br />

Ceci <strong>et</strong>ait en 1858. Et depuis ?


Coup d'reil sur Ie Labrador<br />

CHAPlTRE Xli<br />

Une <strong>et</strong>ude, si el ementaire qu'elle soit, de Terre­<br />

Neuve ne saurait <strong>et</strong>re compl<strong>et</strong>e sans qu el ques d<strong>et</strong>ails<br />

sur Ie Labrador, pu isque, depuis peu, ce d ernier a <strong>et</strong> c<br />

definitivement rattache a la colonie , dont il aug mente<br />

Ie territoire d'une superficie egale a celie du Royaume­<br />

Uni. La date du 28 f evrier 1927, jour de la decision<br />

prise par Ie Cornite juridique du Conseil prive de la<br />

Couronne, c<strong>et</strong>te date est consideree comme une des<br />

plus importantes dans l'histoire de la colonic. Au<br />

premier abord, on peut se demander quel avantage il<br />

y a eu pour Terre-Neuve a s'annexer un pays que<br />

l'Europeen se represcnte d'ordinaire comme hyperboreen<br />

<strong>et</strong> desole, <strong>et</strong> comment il peut se faire que<br />

Newfoundland <strong>et</strong> Ie Canada se soient disputes sur ce<br />

point pendant pres de cinquante ans. Mais on ne se<br />

rend pas bien compte en France, ainsi que dans bien<br />

d'autres pays, des possibilites du Labrador.<br />

Nous ne voulons pas parler uniquement, ici, des<br />

pecheries ; depuis des annees, deja, les Terre-Neuviens<br />

ont pris l'habitude d'aller la, en <strong>et</strong>e, pecher la<br />

morue, car les conditions y sont plus faciles que sur<br />

les banes. Les pecheurs ont leurs 700ms sur les cotes,<br />

au lieu d e se ser vir exclusivement de leurs vaisseaux ;<br />

ils peuvent d ormir a <strong>terre</strong> <strong>et</strong> y sec her le poisson. En


238 CllAPITRE Xli<br />

fait, nombre de ces morutiers se rendent au Labrador<br />

en famille, leurs femmes, filles ou servantes tenant Ie<br />

menage des equipes de pecheurs dans des baraques<br />

suffisammcnt confortables pour la saison d'<strong>et</strong>e. On<br />

nous a merne cite un homme isole qui, a lui seul, prit<br />

2 0 0 quintaux de morue en trois mois <strong>et</strong> demi, alors<br />

que sa jeune Ii lle de quatorze ans lui servait de femme<br />

de menage. A peu pres cinq cents goel<strong>et</strong>tes <strong>terre</strong>neuviennes<br />

vont au Labrador chaque saison de peche :<br />

<strong>et</strong> l'on evalue a quatre mille cinq cents Ie nombre<br />

d'individus engages ainsi temporairement dans c<strong>et</strong>te<br />

industrie tous les ans. II semble qu'environ un sixierne<br />

de la morue exportee de la colonie provient des cotes<br />

du Labrador.<br />

II va sans dire que ce territoire est riche en fourrures<br />

de diverses especes ; les habitants a demeure<br />

(car il y en a pres de quatre mille, soit un par 45 kilom<strong>et</strong>res<br />

carres) abandonnent la cote en hiver pour<br />

devenir trappeurs dans I'interieur. Cependant, tout<br />

cela ne suffirait pas pour constituer la valeur economique<br />

actuelle du Labrador. En realite, la richesse de<br />

c<strong>et</strong>te region a une triple source: les gisements de<br />

rnineraux, la houille blanche, les for<strong>et</strong>s ; ces deux<br />

derniers facteurs ont une grande importance, d'autant<br />

plus que la place commence a manquer dans<br />

l'Amerique du Nord pour les exploitations de pulpe<br />

de bois. Les for<strong>et</strong>s de sapins couvrent une ctendue<br />

egale a celles cornbinecs de la Hollande, de la Belgique<br />

<strong>et</strong> du Portugal. Quant aux forces mot rices<br />

hydrauliques les seules chutes de la Gr and River<br />

ant deux fois la hau teur du Nia ga ra , atte ig ne nt


COUP O'CEIL SUR LE LAIlRAD OR 239<br />

presque celie des Victoria Falls sur Ie Zambeze ; on<br />

estime que Ie bassin entier de la Hamilton River pourrait<br />

foumir une force de 7 millions de chevaux. Sous<br />

le rapport mineral, les explorations ont donne des<br />

resultats inattendus <strong>et</strong> extremement encourageants.<br />

II n'est donc pas <strong>et</strong>o nnant que Ie Canada, qui voit lc<br />

Labrador lui echapper. se montre maintenant desireux<br />

que Terre-Neuve <strong>et</strong> sa dependance entrent dans<br />

la Confederation. Toutefois, I'opinion, it Terre­<br />

Neuve, est n<strong>et</strong>tement opposee it c<strong>et</strong> arrangement. II y<br />

a quelque temps, on a sugger e une autre combinaison :<br />

la vente du Labrador, par Terre-Neuve, au Canada,<br />

pour une so mme ronde de 200 millions de dollars.<br />

I\Iais ceci trouve en core moins d 'echo dans la colonie.<br />

Personnellement, ce qui nous a surtout intrigue dans<br />

c<strong>et</strong>te <strong>terre</strong> lointaine, c'est son nom. II a donne lieu it<br />

. bien des controverses ; nous savons que ce ne sont pas<br />

cel les-ci qui font d efaut dans I'histoire de toute la<br />

region. Puisqu'on va aujourd'hui jusqu'a nier que<br />

Cabot a decouvert Terre-Neuve, il ne faut pas <strong>et</strong>re<br />

surpris que les uns voient une affinite entre Labrador<br />

<strong>et</strong> Bras d'Or du Cap Br<strong>et</strong>on, alors que d'autres<br />

trouvent l'origine dans La Bradore, vaisscau basque<br />

du milieu du scizierne siecle, Un troisierne groupe<br />

de chercheurs infatigables declarent que, bien avant<br />

I'arrivee d es Basques, c<strong>et</strong>te region fut visitee par un<br />

navire portugais: Ie premier homme it apercevoir la<br />

<strong>terre</strong> <strong>et</strong>ant un manoeuvre, on designa celle-ci par Ie<br />

mot qui , dans c<strong>et</strong>te langue, signifie « travailleur » ,<br />

labrad ore . Certes , si Ie fait est authent ique, il ternoigne<br />

d'un <strong>et</strong>rang e manque d 'imagination ; il eut <strong>et</strong>e au


CHAI'ITRE XJl<br />

moins poli de donner au pays Ie nom de c<strong>et</strong> humble<br />

explorateur sans Ie savoir. Mais voi ci bien la justice<br />

d'ici-bas: un fou qui brule une des sept merveilles du<br />

mond, Ie Temple de D ian e it E phese, pour se rendre<br />

celebre, reussit it immortaliser so n nom en depi t des<br />

pr escriptions legales le s plu s draconiennes ; <strong>et</strong> un<br />

brave gar"on, qui decou vre une des contrees les plus<br />

interessantes « No uveau Mond e » , re ste dans une compl<br />

<strong>et</strong> e ob scurit e. Lui aussi efrt pu d ire : Sic vas , non<br />

vobis.'... Mais, apres tout, c<strong>et</strong>t e savante explication<br />

ne satisfail rnerne pa s l'entier clan por tugais; d 'aucuns<br />

pr<strong>et</strong>endent que Ie nom provient du fait que les<br />

Indiens emmeries de celte reg ion en Europe, par<br />

I'exped ition d e Corloreal, <strong>et</strong>aient les me illeurs « lravai<br />

lleurs » qu'on eut jamais vus. Nou s n'entron s dans<br />

ces d <strong>et</strong>ails que pour monlrer it qu e! degre les plus<br />

p<strong>et</strong>its points de l'histoire t erre-neu vicnne ont <strong>et</strong>e<br />

suj<strong>et</strong>s it des controverses.<br />

II n'y a pas que de simples div ergences d'op inion,<br />

helas ! On apercoit, en eff<strong>et</strong>, un nuage so mbre it<br />

l'horizon. M<strong>et</strong>aphore it part, c'est un rabbin. Vous<br />

lisez bien. Un certain ministre du culte israelite it<br />

Montreal, Isaac de la Ponha, reclame tout simplement<br />

un quart du Labrador, representant la bagatelle 'de<br />

50 millions de dollars au plus ju ste prix. II se base<br />

sur un acte de Guillaume d'Orange qui, Ie I " no ­<br />

vembre 1697, aurait ac cor de en toute propri<strong>et</strong> e it un<br />

sieur ] oseph de la Ponha, su j<strong>et</strong> portugais, 30 000 milles<br />

car res labradoreens. T erre-Neuve n'a qu'a bien se<br />

tenirl<br />

A la verite, on peut se de mander pourquoi le s heri-


Cfi,/u: II/H'rl II r i'I1I" , S.,ill l. ,' jerre.)<br />

Procession sur Ie qu ai de la Honcier e a S aint-Pi er r e.<br />

Saint-P ierre (Ba in t-P ie r re <strong>et</strong> Miquelon). a vec rile a ux Chi ens<br />

au fond a gau ch e.<br />

- '


COUP D'CEIL SUR LE LABRADOR 241<br />

tiers de l'heureux protege de Guillaume III ont<br />

attendu 2 30 ans pour faire val oir leurs droits. Sans<br />

d oute, il en est d'eux comme du Canada: tant que Ie<br />

Labrador n'<strong>et</strong>ait envisage qu 'au point de vue ... d ecoratif,<br />

personne ri'<strong>et</strong>ait presse de Ie r eclarner. Cela se<br />

conc e it aise rnen t, car tandis que Jacques Cartier, en<br />

15 34, Ie d efinissait : (l La <strong>terre</strong> dont D ieu fit present<br />

a Cain », Ie lieutenant Roger Curtis, cn 16 80 , Ie declarait<br />

: (l U ne contr ee Iorrnee de tcrribles montagnes, un<br />

amas prodigieux de rochers denudes. » Et, plus<br />

recemment, Ic major Cartwright di sa it : (l Dieu crea<br />

Ic Labrador en tout dernier lieu <strong>et</strong> y as sembla, Ii cct<br />

eff<strong>et</strong>, Ie rebut de ses mat eriaux, comme inutile au<br />

genre humain! » Dans ces conditions, Ie plus roublard<br />

des commissaires-priseurs n'eut tire qu atre sous<br />

d'une telle propri<strong>et</strong>e. Les choses ont bien change! On<br />

a merne ele jusqu'a dire que si l' on entend de nouveau<br />

aux Etats-Unis exprimer Ie d esir, absolument<br />

chimerique d'ailleurs, d'annexer Terre-Neuve un jour<br />

ou I'autre, la raison en est dans les (l possibilit es » du<br />

Labrador.<br />

Le Labrador, aujourd'hui, attire aussi l'attention<br />

so us un autre rapport: celui du tourisrne. II n'y a que<br />

peu d'annees, nul n'aurait pas plus songe a visiter<br />

celte region qu'a faire de la villegiature au Spitzberg.<br />

A l'heurc actuelle, achaque voyage du vapeur Kyle,lequel<br />

fait Ie service entre St. John's <strong>et</strong> Hopedale <strong>et</strong><br />

me me Nain, - on voit des touristes Ii bord, <strong>et</strong> non seulement<br />

des T erre-Neuviens, mais des Arnericains <strong>et</strong><br />

des Angl ais. II y a, en eff<strong>et</strong>, bien des ch oses d ignes<br />

d'mter<strong>et</strong>, Le paysage d'abord, car, surtout au nord de<br />

16


CHAPITRE XII<br />

Hopedale, il est des fjords rivalisant presque avec<br />

ceux de la Norvegc. Ensuite, ce sont Ies Esquimaux,<br />

les missions des Freres Moraves, les postes de la Compagnie<br />

de la Baie d'Hudson, les icebergs... Le plus<br />

souvent, Ie voyageur se borne a faire le simple traj<strong>et</strong><br />

d'aller <strong>et</strong> r<strong>et</strong>our, sans quitter Ie Kyle autrement que<br />

pour une visite de quelques heures aux diverses<br />

escales. L'excursion ainsi faite prcnd environ deux<br />

semaines, souvent un peu plus, <strong>et</strong> coflte, en premiere<br />

classe, quelque 90 dollars, cabine <strong>et</strong> repas cornpris.<br />

Naturellement, cela ne perm<strong>et</strong> de voir que la cote,<br />

dans sa sauvage grandeur; Ie touriste plus entreprenant<br />

<strong>et</strong> ayant des loisirs peut s'arr<strong>et</strong>er a l'un des<br />

ports <strong>et</strong> faire un p<strong>et</strong>it voyage a l'interieur, remontant,<br />

avec un guide, une des nombreuses rivieres. Rien, au<br />

Labrador, n'est encore organise pour Ie service touristique;<br />

il n'y a pas d'hotel digne de ce nom, <strong>et</strong><br />

encore moins de routes. Mais cela viendra. Deja les<br />

Esquimaux ont ' entrevu les avantages du tourisme en<br />

ce qui les concerne. lIs fabriquent <strong>et</strong> vendent nombre<br />

de « souvenirs» auxquels les voyageurs peuvent difficilement<br />

resister: poupees en costume du pays, minuscules<br />

traineaux aux attelages de chiens, marqueurs<br />

pour jeu de cribbage en defenses de morse, dickies,<br />

v<strong>et</strong>ements-sacs en fourrure ou grosse toile, avec<br />

capuchon; pantoufles, sacs a main en phoque avec<br />

ou sans poils <strong>et</strong> ornes de perles, <strong>et</strong>c. On peut, il est<br />

vrai, se procurer ces articles a St. John's, mais combien<br />

il est plus piquant de les ach<strong>et</strong>er sur place!<br />

Quant a Ia labradorite, sorte de spath aux chatoiements<br />

bleus, oranges, pourpres, verts, rouges, qui est une


oup D'G:IL SUR I.E unRADOR :!43<br />

pierre scrni-precicuse abondant au Labrador, surtout<br />

dans I'He a u nom peu harrnonicux de Napotulagatsuk,<br />

c'e st presque enticrernent dans la ca pitale de Terre­<br />

Ne uve qu e I'on peut t rouv er les obj<strong>et</strong>s confectionnes<br />

avec ce tte matiere. O n n'a pas encore essaye d'exploiter<br />

en gran d les gi sem ents de labradorite; c'est<br />

do mmag e, car on pourrait en tirer, re lativement a bas<br />

prix , des eff<strong>et</strong>s d ecorat ifs tres jolis , par exemple pour<br />

les colonnad es ou cherninecs des foyers de theatre<br />

ou d 'h6tel.<br />

Pour en termin er avec ce rapid e coup d'ceil sur lc<br />

Labrador, faisons rem arquer qu e Ie touriste voyageant<br />

pa r Ie va peur Kyle a a insi l' occasion de voi r , en outre,<br />

sept ahui t ports des cotes est <strong>et</strong> nord de Terre-Neuvc,<br />

La plu s in ter essante d e ces escales est Saint-Antony.<br />

Q ui n'a pas vec u en New found land ne peut se rendre<br />

comp te d e ce q ue ce nom evoq ue dans l'esprit d u<br />

T erre-Neuvien . C<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite localite, tout a l'cxt remite<br />

d e la lon gue pen insule q ui s'avance vers Ie nord,<br />

represente un d es po stes avances de la civilisation, ou ,<br />

a plus propr ement pa rl er, la p remier e base en a rr ierc<br />

du front de bandiere con stitue par Ies <strong>et</strong>ablissements<br />

d e peche, les ca mps de trappeu rs, les postes de la<br />

H udson Bay Co ., depuis le d <strong>et</strong>roi t de Belle - Isle<br />

jusqu'a la T erre d e Baf fin. Et c<strong>et</strong>te base est, avant<br />

to ut, ho spi ta lierc. II ya bie n, sur la cute du Labrador,<br />

de s places habit ees en permanen ce, telles que Battle<br />

Harbour, Ca rtw right , Hopedale ; mais c'cst it Saint­<br />

An t on y de Terre-Neuve q ue se t ro uve Ie siege de la<br />

fameu se Mission mi-relig ieu se rni-hospitaliere qui<br />

est a c<strong>et</strong>te region, avec une plus grande ampleur, ce


244<br />

CHAPITRE XII<br />

qu'est la So ci<strong>et</strong> e des ceuvres de <strong>terre</strong> <strong>et</strong> de mer pour<br />

les banes, l'Islande <strong>et</strong> la mer du Nord .<br />

C' est 11 un An glais, Ie do cteur Wilfred Grenfell,<br />

qu' est due la cre ation de l'hospice <strong>et</strong> du magasin<br />

cooperatif de S ai nt -A ntony , d'autres hopitaux au<br />

L abrador, <strong>et</strong> d 'un vaisseau-hopital analogu e 11 la<br />

Sa inte -leanne-d'A rc des Grands Banes. II y a peu<br />

dannees, Ie sort des p echeurs <strong>et</strong> des trappeurs, au<br />

Labrad or, <strong>et</strong>ai t absolument lamentable sous tous les<br />

rapports, <strong>et</strong> surtout au point de vue sanitaire. Le seul<br />

medec in de la region <strong>et</strong>ait une femme Esquimau, 11<br />

H o ped ale. Me rri e 11 l'heure actuelle, en cas d'accident,<br />

on voit se produire d es situations pitoyables, voire,<br />

parfois, effroyables. Mais, du mo ins, Ie service organi<br />

se p ar la Mission, toujours 11 portee d'appel, toujours<br />

en eveil, parvient Ie plus souvent 11 attenuer le<br />

mal. On ne saurait en trouver de meilleur exemple que<br />

Ie suivant. Dans un s<strong>et</strong>tlement isole de I'interieur du<br />

L abr ad or, un hiver, un e fi ll<strong>et</strong>te eut les deux pieds<br />

ge les . Pr ives des soins necessaires, les membres<br />

aff'ectes furent bientot atteints de la gangrene. Le<br />

p er e de I'enfant, comprenant Ie danger, amputa les<br />

deux pieds d e sa fille, sans autres instruments qu'une<br />

hache <strong>et</strong> un billot. .. Cependant, la p<strong>et</strong>ite ne mourut<br />

pas, car Ie docteur Grenfell, doublant les <strong>et</strong>apes sur son<br />

traineau 11 ch iens , put arriver 11 temps pour achever le<br />

sauv<strong>et</strong>age...<br />

Mai s n e restons pas sur c<strong>et</strong>te note triste. On se distrait<br />

auss i au Labrador. Quelquefois meme un peu<br />

trop, s'i l fau t en croire Ie chant Huntingdon Sh ore, une<br />

fameuse balla d e du pays, qui finit ainsi :


COUP D'CEIL SUR LE LABRADOR 245<br />

T'is true I am a tOPCT, that's v ery we ll known,<br />

III saved what I ea rned, I m ig ht li u« at home.<br />

III drink an d carousi ng I spent all m y stor e,<br />

lVhi ch makes me la ment OU the Hu ntingdon Sho re I •••<br />

La ballade a He ecrite, il y a plus de cinquante ans,<br />

par un nomrne Doyle, simple pe ch eur de St. John's.<br />

I . Que je sui s bam boch eur , c'e st connu, par rna fo i I<br />

Si j'eu s sa uve ce q ue j'ai gagne, j' pourrars v ivre chez moi .<br />

Mai s a boice c t nocer, j'd epc n sai tou t mon avoir :<br />

C'e st pour quoi j 'su i s sur l'riva g e d 'Hunt ingdon, au desespoi r l


« BREST ", LA cnt MYSTERIEUSE... 247<br />

- Certes.<br />

- Eh bien! fais-je, je n'en connais qu'un autre :<br />

Brest-Litowsk, tristement celebre pour Ie tr aite entre<br />

les Bolchevistes <strong>et</strong> la Quadruplice. Qui diantre peut<br />

vous attirer Ii!.?<br />

- Vous n'y <strong>et</strong>es pas! Quant i!. vous, P<strong>et</strong>itpas, un<br />

grand savant, vous n'avez jamais entendu parler de la<br />

legendaire cite de Brest, sur la cote sud du Labrador?<br />

demanda l'Oncle triomphalement.<br />

- Je... je n'ai pas dit que j'ignorais... hem! ... repond<br />

P<strong>et</strong>itpas tout it fait decontenance.<br />

Mais ses r<strong>et</strong>icences ne peuvent d issimuler Ie fait<br />

que, pas plus que nous, il n'avait connaissance de<br />

l'cxistence du Brest Iabradorccn. L'Oncle d cploie<br />

alors une carte de Terre-Neuve. II nous montre, tout<br />

au nord de la colonie, Ie fameux d<strong>et</strong>roit de Belle-Isle,<br />

la separant du Labrador. Puis, m<strong>et</strong>tant Ie doigt sur<br />

la jonction de la cote avec la frontiere entre la pro ­<br />

vince de Quebec <strong>et</strong> Ie Labrador <strong>terre</strong>-neuvien, il nous<br />

dit, d'un ton impressionnant :<br />

- A une tres p<strong>et</strong>ite distance de cc point, <strong>et</strong>ait<br />

« Brest" !<br />

- Tres bien, fait Ie Rentier, mais qu'<strong>et</strong>ait ce Brest ?<br />

L'Oncle nous prie de remarquer d'abord la predominence<br />

de noms francais sur celte partie de la cote:<br />

Bonne E sperance, Bel Amour, Isle-au-Bois, Blanc<br />

Sablon, Saint-Clair, Forteau, l'Anse-au-Loup, <strong>et</strong> c. II<br />

est avere que les premiers pecheurs de c<strong>et</strong>te region<br />

fu rent de s Basques <strong>et</strong> des Br <strong>et</strong>ons. Mais cc que I'on<br />

ignore gcn cr alemcnt est qu'il ex istait la, il y a tro is<br />

ou quatre siecles, des localitcs infinimen t p lus impo r-


CHAPITRE XIlI<br />

tantes que de no s jours. Et ces villes <strong>et</strong>aient peuplees<br />

de Francai s .<br />

- S ur quoi vous bas ez-vous pour cela? demande Ie<br />

Rentier qui, en sa qualite d 'ancien commerc; ant, est<br />

tres po sitif ,<br />

- Sur la tradition <strong>et</strong> sur d es textes du temp s dont<br />

I'authenticite est inden iabl e, replique I'Oncl e ,<br />

Pour resumer ses explicati ons, di son s se ule ment<br />

qu'aujou rd'hui enco re il se rep <strong>et</strong>e couramment d ans<br />

ce s par ag es qu'aux se izierne <strong>et</strong> d ix -sep ti eme siec les,<br />

une local ite, portant Ie nom d e Br est, <strong>et</strong> fondee par<br />

des Br <strong>et</strong>ons, contenait quelque mille habitants <strong>et</strong><br />

faisait un important com merce. L 'archevequ e H arvey,<br />

dans son livre sur T erre-Neuve, en 1883, ecrit :<br />

Aprc s les Basques, vi nrent les Br<strong>et</strong>ons, 'lui fo n d erent la<br />

cite d e B res t dan s la baie de Br ado rc , vcrs ,520. E lle e ta it a<br />

environ 3 mill e s de Bl anc Sab lo n ; <strong>et</strong> , a un certain mom ent,<br />

co nt cn a it plus d'UD millier dJ;lmes. Les ruines c t tcrrasses de<br />

ce tte ancie n ne ville se vo icnt en core su r les cotes.. .<br />

D'autre part, Ie Reverend P. \V. Browne, dans<br />

Where th e Fishers go, nous dit que Ie fondateur de<br />

Brest est inconnu : mais qu e I'existence de c<strong>et</strong>te ville<br />

fut devoilee aux Europeens par l'mterrnediaire de<br />

Denys de Harfleur <strong>et</strong> Aubert de Dieppe 1; qu'evid ern-<br />

r , Soit di t en pa ssant, ce Denys fut Ie premier Francais qui<br />

mit Ie pied sur Ie so l de T'erre- N euve (1606). II es t assez<br />

pi quant de con st arer q ue bien que ce ra it so it de voi le pa r un<br />

d ocum en t depose a la B ib li otheque nation al e de P ar is. ce tte<br />

d ern iere ins titutio n o e I'a app ris q u'a pre s avo ir ad re sse une<br />

en qu<strong>et</strong>e su r ce po int a la Bi blio theque lcgisla ti\'e de T erre­<br />

Neuvc .


« DREaT » . LA CITE MYSTERIEUSE. . . 249<br />

ment, a l'epoque, c<strong>et</strong>te place avait la merne importance<br />

qu'acquit plus tard Saint-Pierre-<strong>et</strong>-Miquelon; que le<br />

site en <strong>et</strong>ait admirablement choisi sous le rapport de s<br />

pechcries , a l'entree de l'estuaire du Saint-Laurent <strong>et</strong><br />

pres du d <strong>et</strong>roit de Belle-Isle.<br />

- O ui , inte rr ompt P<strong>et</strong>itpas, mais remarquez qu e<br />

Harvey <strong>et</strong> Browne se bornent a rep<strong>et</strong> er la tr adition.<br />

- Soit, d it l'Oncle d 'un a ir p in ce, mais que ditesvous<br />

de ce paragraphe du Dictionary of Comm erce<br />

ecrit par Le wis Robert en 1600 :<br />

Bre st <strong>et</strong>ait Ie ch ef-l ieu de la No u velle F ra nc e; <strong>et</strong> la residen<br />

ce d u gouverneur, de I'au m o n ier ct de fon ct ionnaires<br />

du g ouvernement. La France tire de 111 de gran des q uantites<br />

de bucco lo (mo ru e), des nageoir es de balei ne , des ca st ors <strong>et</strong><br />

autrc s Iourrures, ainsi que des huiles de g rande valeur.<br />

- Vous me perm<strong>et</strong>trez de ne pas me fi er aveugl ement<br />

a c<strong>et</strong> aimable fantaisiste qui fait de ce Brest<br />

inconnu la capitale du Canada fr ancais!<br />

Mais l'Oncle a garde pour la fin l'argument decisif :<br />

- Peut-<strong>et</strong>re, declare-toil ave c un clignement d'yeux<br />

sarcastique, aurez-vous plus de foi en Jacques Cartier<br />

lui-rnerne : pas un fantaisiste, celui-la !<br />

Cartier, en eff<strong>et</strong>, avait quitte Quimper, en 1534,<br />

avec ses vaisseaux pour explorer la cote sud du Labrador.<br />

Or, il ecrit dans sa celebre rel ati on de voyage<br />

que, le 10 aofit, il entra dans le port de Brest, sur c<strong>et</strong>te<br />

cote, pour s'y approvisionner en eau <strong>et</strong> combustible .<br />

Le lendemain de son arrivee <strong>et</strong>ait la Saint -Barnabe,<br />

<strong>et</strong> une g rand' messe fut celebree en vill e.<br />

Puis, fa isant de ce Brest sa base dope rati ons,


250 CHAPlTRE XIll<br />

Cartier y laissa ses navires <strong>et</strong> partit en chaloupes, a<br />

la decouverte. A son r<strong>et</strong>our, une autre cerernonie religieuse<br />

eut lieu.<br />

- II y a plus, ajoute l'Onele, plein de son suj<strong>et</strong>,<br />

l'explorateur mentionne plus loin qu'il rencontra en<br />

mer un vaisseau se dirigeant aussi vers Brest. Et,<br />

l'annee suivante, il rei eve encore, incidemment, la<br />

rencontre d'un navire de La Rochelle, allant it ce Brest.<br />

Tout ce qui se rapporte a c<strong>et</strong>te derniere locaiite est<br />

t ra ite par Cartier comme tout a fait naturel, comme<br />

s'il s'agissait d'une place aussi generalement connue<br />

que Ie Brest de Br<strong>et</strong>agne. Qu'avez-vous 11 dire 11 ce la?<br />

P<strong>et</strong>itpas repondit avec d ignite que, n'ayant pas<br />

<strong>et</strong>udie la question, il faisait ses reserves. C'<strong>et</strong>ait 111 un<br />

cu phcmisrne car, tandis que l'Onele se livrait a des<br />

preparatifs de depart, son rival se plongeait dans une<br />

<strong>et</strong>ude fievreusc de toutes sortes de bouquins <strong>et</strong> manuscrits<br />

plus poudreux les uns que les autres.<br />

La veil le du grand jour arrive. A notre profond<br />

<strong>et</strong>onnemcnt, P<strong>et</strong>itpas lui ausssi « bouele sa soubreveste<br />

H.<br />

L'Oncle est bouleverse : il n'est pas possible que son<br />

emule ait l'audace de Ie suivre!<br />

- Rassurez-vous, rnon cher confrere, fait P<strong>et</strong>itpas<br />

qui voit ce qui en est: je ne vais pas 11 uotre Brest,<br />

mais au mien!<br />

- Grands dieux! s'ecrie Clara, est-ce qu'il n'y a<br />

pas assez d'un de ces casse-t<strong>et</strong>c chinois?<br />

Les deux savants, unis c<strong>et</strong>te fois par une commune<br />

indignation, ouvrent la bouche pour protester. Ma is<br />

la jeune [die les arr<strong>et</strong>e d'un gcste :


(( BREST » . LA CITE MYSTERIEUSE... 251<br />

Venez, Messieurs, dit-clle, boire Ie coup de<br />

l'<strong>et</strong>ricr, quoique vos chimeres vous fassent plutot<br />

mer iter les <strong>et</strong>rivieres !<br />

Et, rnysterieuscment, elle conduit les deux rivaux,<br />

que nous suivons, intrigues, dans Ie p<strong>et</strong>it boudoir<br />

mis a notre disposition <strong>et</strong> qu'elle a decore pour la<br />

circonstance. Le traditionnel bebe phoque ernpaille<br />

porte sur sa blanche fourrure des rubans verts, couleur<br />

d'esperance. Le modele de goel<strong>et</strong>te sur <strong>et</strong>agere, tout<br />

aussi indispensable dans un home <strong>terre</strong>-neuvien qui se<br />

respecte, est orne, au haut du grand mat, d'une banderole<br />

ou se lit: Bon voyage, chers Dum oll<strong>et</strong>s : a ce bon<br />

Brest d ebarqucs sans nau trage ! Merne la photographie<br />

obligatoire, representant un iceberg a I'entree du port<br />

de Saint-john's a son mot a dire : une <strong>et</strong>iqu<strong>et</strong>teepinglee<br />

sur ce rafraichissant paysage apprend aux deux intrepides<br />

voyageurs que c'est la un (( Symbole de la reception<br />

que Ie monde savant reserve aux explorateurs<br />

de Brest! "<br />

A peine P<strong>et</strong>itpas <strong>et</strong> l'Onele ont-ils, avec resignation,<br />

pris place a la table que Clara leur verse une copieuse<br />

rasade d'un liquide epais, sirupeux, d'apparence<br />

<strong>et</strong>rangc. Elle explique que, d'apres Ie code de I'<strong>et</strong>iqu<strong>et</strong>te,<br />

cela s'avale d'un trait. Mais ici les deux victimes<br />

regimbent : un demi-verre leur suffit pour faire<br />

la grimace.<br />

- Qu 'est-ce que c'est que ce tord-boyau-Ia >s'e crie<br />

l'Onele, tandis que son rival s'epcnge Ie front.<br />

- Mais simplement du Calabogus, repond la jeune<br />

per sonnc avec cal me.<br />

- Qu a i ? font les patients en ch ccur.


CHAPlTRE Xlll<br />

Messieurs, que vous <strong>et</strong>es peu Ierres sur I'histoire<br />

locale! Vous n'<strong>et</strong>es pourtant pas sans avoir entendu<br />

parler des (( arniraux de peche » de jadis?<br />

- Non, certes, fait I'Oncle, cela va sans dire! Au<br />

temps ou il n'y avait pas de magistrat dans la colonic,<br />

Ie capitaine du premier bateau pecheur arrivant dans<br />

la region <strong>et</strong>ait qualifie d'amiral, <strong>et</strong> rendait la justice.<br />

- Et, ajoute vivement P<strong>et</strong>itpas, t elle <strong>et</strong>ait leur<br />

ignorance qu'a une certaine epoque, quatre seulement<br />

pouvaient signer leur nom!<br />

- Eh bien! dit Clara, Ie Calabogus 1 <strong>et</strong>ait la boisson<br />

favorite de ces amiraux, qui se donnaient ainsi<br />

des forces avant de sieger au tribunal. Imitez-Ies<br />

done, messires ; mais pas de trop pres, puisqu'il parait<br />

que. de temps a autre, ces magistrats amateurs de<br />

Calabogus tornbaient sous la table avant de prononcer<br />

la sentence!<br />

... C'est l'Onde qui nous ecrivit le premier du<br />

theatre des operations:<br />

... (( Je vous envoie ceci de Blanc Sablon, disait-il,<br />

<strong>et</strong> je m'empresse de vous faire savoir que j'ai deja<br />

d<strong>et</strong>ermine la position exacte de Brest : a 9 kilom<strong>et</strong>res<br />

ouest de c<strong>et</strong>te localite, Les documents, la-dessus, sont<br />

d'accord avec la tradition. Amon arrivee, j'ai eu une<br />

alerte : il y avait dans ces parages une mission sci entifique<br />

du Musee national du Canada! Etait-ce a dire<br />

qu'on m'avait devance> Renseignements pris, ces<br />

g ens-Ia rarnassaient simplernent des pointes de fl eches<br />

en silex, des poteries, des ossements indiens. Qu'en<br />

I. Melange de biere de sapin, melasse <strong>et</strong> rhum.


I<br />

« BREST ». LA CITE MYSTERIEUSE ... 253<br />

dites-vous? Quand il y a ici un tresor historique inestimable!<br />

lis feront triste mine quand je publierai la<br />

relation de mes decouvertes... II<br />

Le prochain courrier nous apporta un bill<strong>et</strong> de<br />

P<strong>et</strong>itpas, venant d'Old Fort:<br />

... u Le bon Onele perd son temps! rai sous les<br />

yeux un rapport fait a la Soci<strong>et</strong>e royale du Canada,<br />

date de 1905. En vingt-sept pages tres elaires, M. Ie<br />

Dr S. E. Dawson dernontre que, s'il a pu exister sur<br />

la cote sud du Labrador une place appelee Brest, ce<br />

n'ctait qu'une station de peche estivale, comme celles<br />

de nos jours.. . Rencontre des membres d'une mission<br />

scientilique. Ils declarent qu'aucune institution ne<br />

voudrait perdre son temps a une billevesee comme<br />

celle apres laquelle s'acharne notre brave Oncle... "<br />

L<strong>et</strong>tre de l'Onele :<br />

. .. « Bonnes nouvelles! Un vieux pecheur qui a<br />

passe a Blanc Sablon quarante <strong>et</strong>es <strong>et</strong> quatorze hivers,<br />

<strong>et</strong> qui doit s'y connaitre, rn'a dit quil est courarnment<br />

admis dans la region qu'a 30 kilom<strong>et</strong>res est de<br />

Old Fort (c'est-a-d ire a Brest) il vivait, jadis, mille<br />

Francais. Bien plus, il a ajoute que, selon la tradition, Ie<br />

cel ebre pirate, Ie cap itaine Kidd, a enfoui Ia un tresor!<br />

Songez donc! Supposez que je le de<strong>terre</strong> P T<strong>et</strong>e<br />

d e P<strong>et</strong>itpas !. .. II<br />

L<strong>et</strong>tre de P<strong>et</strong>itpas :<br />

. . • « De mieux en mieux! Brest n'est mentionne ni<br />

dans la relation de Jehan Alphonse en 1542, ni par<br />

Champlain en 1610, ni par Charlevoix en li40; on


CHAPITRE XIII<br />

n'cn trouve t race ni d ans les relations d es j esuites,<br />

ni dan s les ed its <strong>et</strong> ordonnances de Q ue bec ... »<br />

L<strong>et</strong>tre de l'Oncle :<br />

. ,. « Les choses prennent corps. Dans ses Notes on<br />

th e Coast of Labrador, M. Samuel Robertson, de la baie<br />

de Tabatiere, ecrit :<br />

« En ce qui concerne la relation de L. Robert 1, il<br />

« ne saurait y avoir de doutes : cela est preuve par les<br />

« ruines <strong>et</strong> les terrasses des batirnents, ou les mate­<br />

« riaux de bois abondent. ]'estime qu'a une certaine<br />

« ep oque, il y avait deux cents maisons, sans compter<br />

« les magasins; <strong>et</strong> environ mille habitants en hiver,<br />

« sans d oute trois fois plus en <strong>et</strong> e.. .<br />

« De plus, un fonctionnaire de Blanc Sabl on vie nt<br />

de me declarer :<br />

« J e puis donner des renseignements sur Bradore<br />

« Bay (Brest) , car j'ai entendu de vieilles g ens dire<br />

« qu'il y a plusieurs siecles, il se trouvait lit une<br />

« grande ville <strong>et</strong> un grand fort. Quantite de carcasses<br />

« de maisons se voient encore a c<strong>et</strong>te place. Lcs ruines<br />

« du fort sortent du sol d'environ 4 pieds. »<br />

« C'est clair, n'est-ce pas ?Je pars enexploration, Ce<br />

pays est en somme peu pittoresquc, <strong>et</strong> on y est infest e<br />

de moustiques d'une voracite sans pareille. .. »<br />

L<strong>et</strong>tre de P<strong>et</strong>itpas :<br />

« II est vrai qu'on rencontre, vers Bradore, des<br />

I. Vo ir au paragraph e I"" de ce chapitre.


« nRE ST » , LA CIT E MYSTERIEUSE ... :6 5<br />

sorles de ruines. Mais cela s'explique facilement.<br />

Henri IV erigea en seigneurie c<strong>et</strong>te portion du territoire<br />

labradoreen, au profit des sieurs de Courtmanche,<br />

auxquels succederent les de Brouarge. D es seigneuries<br />

au Labrador! Je vous demande un peu! Toujours estil<br />

que les nouveaux propri<strong>et</strong>aires, qui avaient d 'importantes<br />

pecheries, firent des constru ctions considerabies,<br />

elcverent merne un fort pour prot eger celles-ci<br />

contre les Esquimaux. Les vestiges que I'on remarque<br />

aujourd'hui dans ces parages sont simplement les<br />

ruines de ces <strong>et</strong>ablisaements... J'ai peine a tracer ces<br />

lignes, tant je suis persecute, affol e , par des nu ees de<br />

mou cherons <strong>et</strong> moustiques. Quel pays! ... »<br />

L<strong>et</strong>tre de l'Oncle :<br />

... « J'ai d ecouvert la cause de la decadence de<br />

Brest. C'est I'erection en sei gneurie du territoire englobant<br />

c<strong>et</strong>te localite. Les habitants, evidernment, perdirent<br />

leur inter<strong>et</strong> dans la place <strong>et</strong> comrnencercnt a<br />

s'eparpill cr dans diverses directions. C<strong>et</strong> <strong>et</strong>at de<br />

choses fut de plus active par l'nostilite des Esquimaux.<br />

Ces gens-Ia, aujourd'hui consider es comme<br />

absolument inoffensifs, <strong>et</strong>aicnt presque aussi mauvais<br />

que les Peaux-Rouges : qui Ie croirait ? .. Lors de la<br />

conqu<strong>et</strong>e du Canada par les Anglais, une compagnie<br />

privee s'<strong>et</strong>ablit en ces lieux; mais subsequernment fit<br />

de mauvaises affaires... Je dois dire que mes re cherches<br />

sur les lieux sont rendues de plus en ' plus d iffi ciles<br />

par les moustiques : mes mains, mon visage sont enfles,<br />

Comment des Franca is ont pu rester a de meure dans


256 CHAPITRE XIII<br />

une pareille region est une chose que je ne comprendrai<br />

jamais. .. »<br />

L<strong>et</strong>tre de P<strong>et</strong>itpas<br />

. •. II rai decouvert que les moustiques qui nous<br />

rendent l'existence impossible sont d'une espece qui<br />

m'<strong>et</strong>ait inconnue. II faudra que j'en parle a I'Oncle,<br />

qui doit avoir remarque le fait de son cote. L'appareil<br />

de succion, <strong>et</strong>c... » ( La l<strong>et</strong>tre ne mentionne plus<br />

Brest.)<br />

L<strong>et</strong>tre de I'Oncle :<br />

.,. II Ayant examine un des moustiques locaux au<br />

microscope, j'ai trouve que son appareil de locomotion<br />

<strong>et</strong>ait totalement different de celui des dipteres de rna<br />

collection: trois ailes au lieu de deux. rai telegraphic<br />

a P<strong>et</strong>itpas, qui m'a re pondu en avoir trouve quatre.<br />

Voila qui est <strong>et</strong>range !. .. »<br />

L<strong>et</strong>tre de P<strong>et</strong>itpas :<br />

... II Hier, l'Oncle <strong>et</strong> moi avons fait une excursion<br />

au Creux de I'Enfer, repute pour <strong>et</strong>re riche en dipteres,<br />

moucherons <strong>et</strong> taons. N ous avons <strong>et</strong>e cruellement<br />

maltraites, mais cela en valait la peine : cinquante-huit<br />

specimens totalement nouveaux, <strong>et</strong>c. )) (La<br />

l<strong>et</strong>tre contient trois pages sur ce ton....)<br />

Une semaine plus tard, les deux savants, la figure<br />

encore boursouflee de piqures terribles, debarquaient<br />

it St. John's, avec des cartons pleins de II suj<strong>et</strong>s » que,<br />

pour mon compte, je preferais de beaucoup epingles<br />

sur des bouchons qu'en Iiberte dans mon voisinage.<br />

Tous deux sortirent fierernent de leurs valises des


(( BREST II, LA CITE MYSTERIEUSE... 257<br />

cahiers de notes sur les d ipteres nernoceres <strong>et</strong> leurs<br />

cousins (pardon du calembour) a trois <strong>et</strong> quatre ailes.<br />

- Mais, demande Ie Rentier, mais... Brest?<br />

- Ah! OUI, fait P<strong>et</strong>itpas comme sortant d'un reve,<br />

par megarde, nous avons laisse nos documents a<br />

Blanc Sablan....<br />

- Un simple oubli, bien naturel apres nos decouvertes<br />

sur les moustiques, acheve l'Oncie.<br />

Et taus deux font mine de se replonger dans la<br />

contemplation de leur collection. Mais Clara ne saurait<br />

se comenter de c<strong>et</strong>te force d'inertie.<br />

- Enfm, d it-elle , q uel le conclusion en ce qui concerne<br />

l'obj<strong>et</strong> reel de votre exploration? ] acques Cartier<br />

a-t-il, au non, fait dire des grand'messes dans la<br />

cathedrale de Brest?<br />

- Comment diantre pourrais-je repondre 11 une telle<br />

question? s'ecrie l'Oncle, presque enerve. ] e n'y <strong>et</strong>ais<br />

pas I<br />

- Ni moi non plus, declare P<strong>et</strong>itpas, heureusement,<br />

car c'est un triste pays! En tout cas, d'apres<br />

les archives de la province de Quebec, il n'y a jamais<br />

eu d'eglise au Labrador, pendant l'occupatron fran­<br />


258 CHAP lT RE XIII<br />

qu e les bord ures, grise s, proviennent de la fourrure<br />

de huskies, les ch iens dcmi-Ioups de Labrador. Se<br />

d<strong>et</strong>achant au centr e est la peau entier e, no ire <strong>et</strong><br />

blanche , avec les partes, d'un tout jeune chien de la<br />

mcrne especc. L'e ns emb le est tcllement hornogene,<br />

que les t rois fo urrures se fondent g rad ueUement l'une<br />

dans I'autre. C'e st un chef-d'ccuvre esquimau que les<br />

amateurs de Ne w-Yor k ou Londres se disputeraient a<br />

coups d e banknotes. P<strong>et</strong>itpas I'o ffre a la jeune fille<br />

avec ga uc herie.<br />

Renard <strong>et</strong> tapis sont Ie prix du silence. Brest est<br />

cntcrre , II restera d one ce qu'il <strong>et</strong>ait auparavant : la<br />

"di e mysterie use .


A SAINT=PIERRE=ET=MIQUELON<br />

CHAPITRE xn'<br />

Saint-Pierre comme Ie voit Ie touriste<br />

En parlant de Terre-Neuve, nous avons fait rernarquer<br />

qu'il se com m<strong>et</strong> constamment des erreurs sous Ie<br />

rapport de la situation de c<strong>et</strong>te ile, que nombre de<br />

gens, merne dans l'Arnerique du Nord, considerent<br />

comme faisant partie du Canada . Nous avons <strong>et</strong>e<br />

encore plus surpris de constater que, pour bien des<br />

Francais de la rn<strong>et</strong>ropole, Ie status geographique de<br />

Saint-Pierre-<strong>et</strong>-Miquelon est tout aussi nuageux. Frequemment,<br />

des l<strong>et</strong>t res, des colis destines a celte colonie<br />

y arrivent adresses : Saint-Pierre, Saint-Pierre-<strong>et</strong>­<br />

Miquelon (Martinique), ce qui est d'autant plus irnpartlonnable<br />

que la cite des P<strong>et</strong>ites Antilles a disparu<br />

c1epuis la terrible eruption du Mon t Pelee en '902. Si<br />

vous faites observer la rneprise a votre correspondant,<br />

ce dernier se borne, Ie plus sou vent, a remp!acer Ie<br />

mot « Martinique» par « Guadeloupe n, ou Ie terme<br />

plus commode de « Antilles » , II ne faudrait pas croire<br />

que ces <strong>et</strong>ranges erreurs soient uniquement du fait<br />

de firmes ou de particuliers ,n'importe qui vous dira,<br />

a Saint-Pierre. que ces aberrations se trouvent de<br />

temps a autre dans la correspontlance oflicielle du


CHAPITRE XIV<br />

ministere des Colonies! Dans ces conditions, l'on<br />

s'cxplique asscz bien l' <strong>et</strong>at d'esprit de certains<br />

em pl oyes du cadre m<strong>et</strong>ropolitain, lesquels sont <strong>et</strong>onnes,<br />

a leur arrivee, de ne pas voir de neg res a Saint­<br />

Pierre-<strong>et</strong> -l\Iiquelon! Du reste, ecoutez les doleances<br />

des Saint-Pierrais : vous decouvrirez une tendance a<br />

cr oire qu'on est tra ite, la-bas, par l'administration,<br />

un peu comme des noirs.<br />

En definitive, sous divers rapports, il se de b ite, sur<br />

ledit archip el, des billevesees, non seulement geographiques,<br />

mais economiqu es, qui sernblent avoir leur<br />

raison d' <strong>et</strong>re dans Ie fait q u'il est mal connu a I'exte<br />

rieur, parce que les rnoyens d e communication sont<br />

insuffisants, ou plutot compliq ues, Bien que Saint­<br />

P ierre ne soit guere qu'a une vingtaine de kilom<strong>et</strong>res<br />

de la cote de Terre-Neuve, il n'existe, en temps ordinaire,<br />

au cun service regulier de voyageurs entre les<br />

deux pays. Si l'on veut se rendre de St. J ohn's, par<br />

exemple, a la colonie f rancaise, il faut faire au moins<br />

trente heures de route par train <strong>et</strong> bateau pour atteindre<br />

Lamaline, dans la presqu'ile de Burin, cl'ou, si Ie<br />

temps Ie perm<strong>et</strong>, on peut se rendre par chaloupe a<br />

rnoteur, en deux heures, a Saint-Pierre. On concoit<br />

qu 'un d epl acement si difficile ait peu d'attraits. La<br />

seule communication reguliere, la ligne postale, est<br />

celle reliant Saint-Pierre-<strong>et</strong>-Miquelon avec North Sydney,<br />

en Nouvelle-Ecosse_ Toutefois, c<strong>et</strong>te derniere<br />

loc al ite, d ans la presqu'ile du cap Bre ton, est a I'extrernite<br />

est du Canada, <strong>et</strong>, par suite, bien loin de tout.<br />

I! est vra i que le merne vapeur postal peut se prendre a<br />

Halifax; mais H al ifax, pour bien des gens, est syno-


SAI)lT-PIERRE COMME LE VOlT LE TOURISTE 261<br />

nyrne du « bout d u monde ", n'est-il pas vrai? Le voyageur<br />

de France n'atteint pas la colonie sans peine,<br />

II peut, ou s'embarquer a Cherbourg sur un paquebot<br />

anglais pour Quebec, <strong>et</strong> accomplir ensuite un voyage<br />

de vingt-neuf heures de chemin de fer pour arriver a<br />

North Sydney rejoindre Ie bateau de Saint-Pierre, ;u<br />

se rendre par la Compagnie Transatlantique du Havre<br />

a 1[ew-York, <strong>et</strong> gagner de la Halifax, ce qui est peu<br />

direct; il est aussi possible d'aller a Halifax, de Bordeaux,<br />

par les Chargeurs Reunis, mais les navires de<br />

c<strong>et</strong>te ligne circulent a cl'asscz grands intervalles <strong>et</strong> Ie<br />

traj<strong>et</strong> est t res long.<br />

Jusque dans ces derniers temps, la question se compliquait<br />

du fait que Ie paquebot minuscule francais<br />

assurant Ie service Halifax-North Sydney-Saint-Pierre,<br />

Ie Pro Patria, <strong>et</strong>ait, au point de vue du confort, larnentablement<br />

en arriere des accommodations modernes.<br />

En somme, Ie voyage de Saint-Pierre, d'une facon ou<br />

de I'autre, <strong>et</strong>ait plus ou moins une via dolorosa, qui,<br />

assurernent, n'ajoutait pas au bon renom de la pauvre<br />

p<strong>et</strong>ite colonie.<br />

Lors de notre sejour a Terre-Neuve, nous eurnes<br />

une chance inesperee. Le Pro Patria s'<strong>et</strong>ait change en<br />

De Profundis, en d'autres terrnes, on avait du, enfin,<br />

meltre au rancart un navire qui faisait si peu honneur<br />

a la France, <strong>et</strong> Ie service s'est trouve temporairement<br />

assure par un excellent paquebot de la Compagnie<br />

anglaise - anglaise, vous lisez bien! - Farquhart, Ie<br />

SS. Farnorth, Esperons que ce provisoire sera delinitif,<br />

car il m<strong>et</strong> Boston, d'un cote, <strong>et</strong> 51. John's, de<br />

I'autre, en communication directe avec Saint-Pierre.


CHAPITRE XIV<br />

ment la « Cite des Eglises )) a la m<strong>et</strong>ropole. Bien que<br />

cinq minutes a peine, en canot, separent les deux localites,<br />

nombre d'habitants de l'Lle-aux-Chiens ne<br />

viennent pas en ville pendant des semaines, des mois<br />

meme ; il parait qu'avant les changements economiques<br />

produits par la grande guerre, il se trouvait des gens<br />

qui n'avaient jamais quitte c<strong>et</strong> Bot pour visiter Saint­<br />

Pierre.<br />

Vue du navire, la ville n'offre aucune particularite<br />

generale qui la distingue des p<strong>et</strong>its ports de mer de<br />

la Nouvelle-Ecosse ou du nord des Etats-Unis. Mais<br />

il est des gens qui denicheraient de la couleur locale<br />

les yeux ferrnes : ternoin ce touriste americain, qui<br />

n'avait jamais traverse l'Atlantique, <strong>et</strong> s'ecriait, quand<br />

nous entrions dans le port de Saint-Pierre: « Veritablement,<br />

c'est bien 130 la Fr-ance : je reconnais le style<br />

normand d'architecture ! )) L'imagination fait des merveilles!<br />

Malheureusement, il faut en convenir, les<br />

maisons de la ville n'ont aucun style particulier. Si<br />

beaucoup sont en pise, en briques ou pierres, bien<br />

plus encore sont en bois, tout comme au Canada ou<br />

aux Etats-Unis. La seule caracterist ique speciale se<br />

remarque dans les Ien<strong>et</strong>res, qui sont du modele francrais<br />

<strong>et</strong>, par consequent, non aguillotine.<br />

II va sans dire que, des que l'on debarquc, on se<br />

croirait dans une p<strong>et</strong>ite ville de France, une tres p<strong>et</strong>ite<br />

ville, plut6t un village, aux rues tortueuses, rnontueuses<br />

<strong>et</strong> sans trattoirs. Seul, le quai de la Ronciere<br />

est tres spacieux <strong>et</strong> praduit une assez bonne<br />

impression.<br />

Comrne nous l'avons dit plus haut, certaines idees


SAINT-PIERRE COMME LE VOl T LE TOURI STE 265<br />

concernant la p<strong>et</strong>ite colonie sont erronees. Elles sont<br />

surtout repandues parmi les Am ericains <strong>et</strong> les Canadiens.<br />

Les touristes de ces nationalites s'imaginent<br />

pouvoir ach<strong>et</strong>er a Saint-Pierre parfums parisiens,<br />

gants, <strong>et</strong> offes fr an caises, <strong>et</strong>c., extrernement bon marche,<br />

parce que Ie franc ri'equivaut guere q u' a 4 cents<br />

de leur monnaie, En realite, si Ie voyageur venant des<br />

pays du dollar paye, pour ces divers articles, d ans la<br />

colonie, un quart mo ins cher qu'a Ne w-York ou Montreal,<br />

il doit s' est irner tres heureux. Pour ce rt aine s<br />

marchandises merne il n'y a au cune di fference . Ceci<br />

s'explique aisernent. D'abord, la vie , a Saint-Pierre,<br />

est plus che re qu 'en France , a cause de I'eloignement<br />

des centres d'approvisi onnement; si ch ere, relativement,<br />

que cela fait pOUSEer les hauts cr is aux fonctionnaires<br />

du cadre rn<strong>et</strong>ropolitain, a leur arrivee dans<br />

la colonie. En second lieu, on n'en est plus aujourd'hui<br />

a l'ere des occasions merveilleuses, con comitante de<br />

la guerre mondiale, <strong>et</strong> cause e par la depreciation<br />

subite du franc. I\Iaintenant que Ie pouvoir d'achat<br />

du franc n'est pas superieur, de fait, a celui de quatre<br />

sous d'avant guerre, les <strong>et</strong>rangers doivent se resigner,<br />

lorsqu'ils font des empl<strong>et</strong>tes a Saint-Pierre, a trouver<br />

la qualite de la marchandise plut6t que la rnodicite<br />

des prix. Seules, les boissons alcooliques sont vraiment<br />

tres bon marche, merne en comparaison de la<br />

province de Quebec. Mais ici aussi il est des desillusions.<br />

Le tourrste originaire des contrees plus ou moi ns<br />

seches, Ie « soiffard II sevre de liqueur aux Etats-Unis<br />

ou tenu en bride par les Boards of Liquor Control du<br />

Canada, <strong>et</strong> qui debarque altere a Saint-Pierre , s' irna-


SAINT-PiERRE COMI-IE I.E \·O IT I.E TOURISTE 267<br />

l'cxccption, ca r les vaisscaux de pechc, aujourd·hui,<br />

ont toutes fa cilites pour conserver Ie poisson it bord,<br />

<strong>et</strong> ils evitcnt ainsi la perte de temps que causait une<br />

relache dans la colonie. Soit dit en passant, Ie nouvel<br />

<strong>et</strong>at de choses est regr<strong>et</strong>table en ce qui concerne Saint­<br />

Pierre, sous un autre rapport encore: quand les chasseurs<br />

long-courriers venaient dans ce port chercher la<br />

morue deposee par les banquiers, -ils apportaient a la<br />

colonie des marchandises francaises, it des tarifs de<br />

transport tr es reduits.<br />

Mais enfin, dira-t-on, ne f aut-il pas que les pechcurs<br />

viennent prendre it Saint-Pierre leur bou<strong>et</strong>te, lc capelan<br />

ou cct te p<strong>et</strong>ite pieuvre pullulante appelec ellcorn<strong>et</strong> ?<br />

Sur ce point encore, les choses ont change. Sans se<br />

deranger , les pecheurs tronvent sur les banes I'amorce<br />

dont ils ont bes oin : une sorte de bigorneau qu'on<br />

nomme brtilot. Tout conspire d one pour diminuer,<br />

voire meme supprimer, I'importance de la colonie<br />

eomme station de pe che.<br />

II ne faudrait pas cependant en conclure que la<br />

peche it la monte n'existe plus it Saint-Pierre. C'est,<br />

au contraire, une industrie qui joue un certain role all<br />

poiru de vue local. Environ deux cents voiliers se rcndent<br />

aux banes, ct I'exportation de ce poisson monte<br />

it quelque 34 millions de francs par an . Toutefois, ce<br />

ehiffre n'est pas, au fond, fort considerable, ear un<br />

banquier br<strong>et</strong>on ou normand, de 200 it 300 tonnes,<br />

peut, a lui seul, vendre pour plus de 900000 francs de<br />

morue en France.


268<br />

CHAPITRE XIV<br />

*<br />

* *<br />

Nous n'apprendrons sans doute rien a personne en<br />

relatant ici que, si la peche est evidernment en decadence<br />

a Saint-Pierre, la col on ie n'en est pas moins<br />

incomparablement plus pr ospere qu'avant la grande<br />

guerre, <strong>et</strong> qu'elle do it c<strong>et</strong>te prosperite a la contrebande<br />

d es boissons alcooliques. C<strong>et</strong>te eno rme amelioration,<br />

on Ie conceit n'est pas seulement due au fait<br />

que les navires a vapeur ou a voile en ga g es dans ces<br />

mysterieuses op eration s se ravitaillent de toutes<br />

man ieres a Saint-Pierre. La principale source de<br />

revenus pour la colonie provient des droits de douane<br />

preleves sur les liqueurs apportees dans les entrepots<br />

locaux. A une certaine epoque, ces droits <strong>et</strong>aient de<br />

30 francs pa r caisse de douze bouteilles d'eau-de-vie.<br />

Mais d'autres pays <strong>et</strong>aient a I'affut d'une aussi bonne<br />

aubaine. Cuba <strong>et</strong> la Jamarque, par exemple , s'ernpresserent,<br />

pour attirer les contreba nd iers, de leur faire<br />

des conditions plus avantageuses. Les autorites saintpierraises.alarmees,<br />

abaisserent Ie droit a7 ou 8 francs;<br />

Ia-d essus, la municipalite touche 60 centimes. Tout<br />

minime que cela paraisse, Ie benefice, depuis que Ie<br />

regime de prohibition est entre en vigueur aux Etats­<br />

Unis <strong>et</strong> dans certaines parties du Canada , a <strong>et</strong>e formidable.<br />

Actuellement, la colo nie a en reserve 20 millions<br />

de francs, <strong>et</strong> la ville, 800000 francs , <strong>et</strong> ceci est<br />

un re liquat, apres l'execution de grands travaux<br />

d'utilit e publique. Pendant q ue lq ue temps, H alifax


SAINT-PIERRE COMME I.E VOlT I.E TOURISTE ::?og<br />

fut un grand centre de contrebande de vins <strong>et</strong> eauxde-vie<br />

a destination des ftats-Unis. Mais cela a fini,<br />

naturellement, par m<strong>et</strong>tre Ie Canada dans une position<br />

embarrassante vis-a-vis de ses voisins du sud; les TUm<br />

runners - coureurs de rhum, autrement dit vaisseaux<br />

contrebandiers - ont <strong>et</strong>e contraints, eux aussi, d'emigrer<br />

a Saint-Pierre, pour Ie plus grand bien de la<br />

colonie Irancaise.<br />

On cornprend que, dans ces conditions, la population<br />

de Saint-Pierre, assuree de la neutralite extremernent<br />

bienveillante de l'Administration, s'oppose vivement<br />

a tout ce qui peut entraver les operations sur les boissons.<br />

Ace suj<strong>et</strong>, I'on nous a relate quelques anecdotes,<br />

dont nous ne saurions, du reste, prendre la responsabilit<br />

e, II est dit, par exemple, qu'un consul anglais a<br />

dti <strong>et</strong>re releve de ses Ionctions, <strong>et</strong> ant devenu trop<br />

impopulaire a cause de son activite contre la contrebande<br />

de Iiqueurs. II semble aussi qu'un agent special<br />

envoye de Terre-Neuve pour faire une enqu<strong>et</strong>e sur<br />

ladite contrebande ait <strong>et</strong>c I'obj<strong>et</strong> de telles menaces,<br />

qu'il lui fallut se refugier en hate sur un navire. On<br />

raconte, d'autre part, qu'un fonctionnaire francais.<br />

du cadre m<strong>et</strong>ropolitain (bien entendu !), qui avait fait<br />

du zele intempestif, <strong>et</strong> n'avait pas eu la sagesse de<br />

fermer les yeux au moment psychologique, a <strong>et</strong>c brule<br />

en effrgie <strong>et</strong> oblige, lui aussi, de se rembarquer prematurernent,<br />

sous la protection de la gendarmerie.. .<br />

En revanche, <strong>et</strong> c'est assez piquant, il paraitrait que<br />

Ie gouvernement des ftats-Unis, il y a quelques<br />

annees, s'est vu contraint de rappeler de Saint-Pierre<br />

son consul, parce que ce dernier pr<strong>et</strong>ait son appui


2jO<br />

CHAPITRE XIV<br />

aux gens qui introduisaient en Amerique la boisson<br />

dCfendue. Si cela est vrai, c'est certaincmcnt un<br />

comble, mais n'est pas plus surprenant que cc que<br />

no us avons constate de visit pres de 1 'ew-York: un<br />

procureur de la Republique poursuivant des violateurs<br />

de la loi de prohibition, <strong>et</strong> si ivre lui-memo qu'il nc<br />

pouvait conduire son enqu<strong>et</strong>e, Au moins, a Saint­<br />

Pierre, il n'ya pas d'hypocrisie. On agit ouvertement.<br />

Quand vous deambulez sur Ie quai de la Ronciere,<br />

vous voyez des gens vider fievreusement des caisses<br />

d'eau-de-vie <strong>et</strong> empiler les bouteilles, par cinq ou six,<br />

dans des sacs de forte toile.<br />

- Comme cela, nous d isait-on, c'est plus facile a<br />

caser sur les TUm rnnners ; <strong>et</strong> puis, si un bateau est<br />

serre de trop pres par la douane, on j<strong>et</strong>te les sacs a<br />

l'eau; ils s'enfoncent, tandis que les caisses tendent<br />

a surnager <strong>et</strong> fournissent ainsi une preuve genante de<br />

l'operation l<br />

Lenouveau venu est frappe de l'activite qui regne sous<br />

Ie rapport des travaux d'utilite publique. On drague<br />

Ie port, enfonce des piles, construit des j<strong>et</strong>ees, eleve<br />

des magasins <strong>et</strong> entrepots : partout, c'est Ie bruit des<br />

marteaux, des pelles, des machines it vapeur, du<br />

Decauville. Si, toutefois, vous en parlez aux residents,<br />

ils hochent la t<strong>et</strong>e d'un air dolent : it les entendre, il<br />

y aurait eu bien de I'argent gaspille par I'Etat, bien<br />

des Icnteurs, des erreurs contrastant singulierernent<br />

avec la rapidite, la sur<strong>et</strong>e des travaux prives, <strong>et</strong> surtout<br />

de ceux executes par des <strong>et</strong>rangers. II est cependant<br />

de beaux proj<strong>et</strong>s sur Ie tapis: il ne s'agirait de<br />

rien moins que de transformer Saint-Pierre en un


SAINT-PIERRE COl1ME LE VOlT LE TO URISTE 271<br />

vaste entrep6t de pe cheries, d'ou la morue s'expedierait<br />

directement sur les marches <strong>et</strong>rang crs, san s pa sser<br />

par Fecamp ou Bordeaux. En attendant, Ie visiteur a<br />

I'impression que, sauf bien entendu ce qui a trait aux<br />

ope rati ons sur les bo issons, Ie commerce <strong>et</strong> I'industrie<br />

d e la co lonic sont plut6t sur Ie declin. On ne voit plus<br />

traces de la fabrique de doris, de celle de biscuit de<br />

mer, <strong>et</strong> d'autres <strong>et</strong> ablissements qui existai ent encore<br />

en 1917. Le commerce ex terieur qui, en 192-1-, <strong>et</strong>a it de<br />

291 millions, est desceridu a 258 millions <strong>et</strong> merne a<br />

237. II est a noter que les exportations avec les<br />

autres col onies francaises sont tornbees a un chiffre<br />

in signifiant : 4 87000 francs en 192-1-, 2 80 0 00 francs en<br />

1925 . Saint-Pierre importe trois fois plus de I'<strong>et</strong>ranger<br />

que de la m<strong>et</strong>ropole , Ceci s'explique par la lenteur el<br />

Ie peu de Frequence des communications. Soit dit en<br />

passant, c<strong>et</strong>te necessite de s'approvisionner au Canada<br />

<strong>et</strong> aux Etats-Unis, dans les cas presses, a cause aux<br />

cornmercants de la colonie bien des deboires aI'epoque<br />

au, pendant <strong>et</strong> apres la guerre mondiale, le franc <strong>et</strong>ait<br />

suj<strong>et</strong> it des variations, <strong>et</strong> surtout it des degringolades ,<br />

irnprevucs .


La Population<br />

CHAPIIRE XV<br />

Lauvriere, dans la Tragedie d'un Peuple, a reveIe au<br />

public francais les tribulations dont les Francais<br />

d'Acadie souffrirent aux mains des Anglais, vers Ie<br />

milieu du d ix - h uit ierne si ecle. II serait grand temps<br />

q u'une plume au ssi autor isee rappelat les malheurs des<br />

Samt-Prerrais au cours de , guerres qui s'erendrrent de<br />

17I3 a 1815. Si les Ac adiens ont eu leur « Grand<br />

D er angement » de 1755, les colons dont nous parlons<br />

ici ont <strong>et</strong>e deranges, c'est- a-di re expulses trois fois, <strong>et</strong><br />

si mol estes une quatrieme que nombre d'entre eux,<br />

c<strong>et</strong>te fois aussi, quitterent I'archipel. Nous ne pouvons,<br />

malheureusement, que pr esenter une analyse bien<br />

se che <strong>et</strong> succincte de ces evenernents : elle suffit du<br />

moins a montrer que nul groupe de Francais n'a <strong>et</strong>e<br />

soumis a d'aussi penibles epreuves que les colons de<br />

Saint-Pierre<strong>et</strong> Miquelon. Resurnons l'histoire de la colonie<br />

depuis la fondation de ce tt e derniere en 1660.<br />

1713. Les Anglais s'emparent de la col onie <strong>et</strong> la population,<br />

i So individus, est expulsee,<br />

1713 11 1763 L a co lo n ie reste aux ma ins drs Anglais. .<br />

1763. Le Traire de P ar is la rend 11 la Fran ce. Les col ons<br />

reviennent SOllS la conduite du ba ron de l'Es perance.<br />

I77S, Le s An gl ai s ve nant de T'err e-Neuve s'e n em pa rent ,<br />

1932 ha bi ta n ts so n t ex pulses. Saint-Pierre <strong>et</strong> les villag<br />

es so n t ras es.


LA POPULATION :q3<br />

'7 33. La colonie redevient fran caise. Nombre d'habitants<br />

reviennent <strong>et</strong> rebfitissent.<br />

1793. Une flotte anglaise s'empare de S aint-Pierre sans coup<br />

Ierir . Toutes les maisons soot d<strong>et</strong>ruites, <strong>et</strong> les m ateriaux<br />

enleves par les pecheurs acglais. I 50 0 habitants<br />

sont deporresaHalifax, <strong>et</strong> de 11 en France. 3 families<br />

seul cment rest e n t.<br />

, 802. La Paix d'Amien sresritue la colonie 11 la France.<br />

1803. Les Angl ais s'en em parent. N ombr e de co lo ns s'e nfuient.<br />

,8,; . La colonie est rendue 11 la France.<br />

. 1816. rSo Iamilles , so it6-t5 i udividu s revicn n ent c t re batisscnt<br />

Saint-Picrrc <strong>et</strong> Langlade.<br />

Est-il, dans l'histoire universelle, une page plus<br />

path<strong>et</strong>ique P<br />

On conceit que des gens ainsi trernpes a I'ecole du<br />

malheur aient une mentalite speciale. L'opiniatr<strong>et</strong>e<br />

qui fit que leurs anc<strong>et</strong>res, sans se decourager, revinrent,<br />

apres chaque expulsion, relever la colonic de ses<br />

ruines, celte admirable constance a laisse ses traces<br />

dans l'esprit des colons d'aujourd'hui. Les Saint-Pierrais<br />

ont <strong>et</strong>e accouturnes a compter beaucoup sur euxmemes,<br />

fort peu sur autrui, <strong>et</strong> encore moins sur l'Administration<br />

m<strong>et</strong>ropolitaine. Ils sont restes religieux.<br />

Et, a ce propos, il ccnvient de rem<strong>et</strong>lre les choses au<br />

point en ce qui concerne un incident de l'histoire des<br />

Acadiens. On a dit <strong>et</strong> ecrit que lc groupe de ces derniers<br />

qui, quittant leur lieu d'exil en France, ou ils ne<br />

se plaisaient pas, s'<strong>et</strong>aient <strong>et</strong>ablis il. Saint-Pierre, eurent<br />

des difficultes avec les « sans-culotte" de la colonie,<br />

au moment de la Revolution <strong>et</strong> furent obliges d e partir<br />

pour le Canada. Et on en a conclu que Ie reg ime de la<br />

Terreur avait <strong>et</strong>e virulent iI. Sa int-P ierre. Rien n'est plus<br />

lLHl\t·...LL\(;. I '


LA P OPULATIO N 275<br />

diverscs exploitations; de 30 it 40 souscr ipt eurs en<br />

tout. II faut dire, toutcfois, en faveur de ce p<strong>et</strong>it<br />

reseau que, comme I'ecrit spirituell ement M. l'avocat<br />

Daniel Gouvain, dans sa broch ure sur Saint- Pi erre-<strong>et</strong>­<br />

Miquelon : u Les demoiselles du tel ep hone vou s d on nent<br />

reellement la communication, rien qu 'en la dema ndant.<br />

II Ne voila-t-il pas qui ferait env ie aux Parisiens?<br />

Les gens auxquels nous avons dern an de pourquoi Ie<br />

telephone <strong>et</strong>ait si peu en faveur, nou s repondir ent :<br />

« D'un cote, les distances sont si co urtes a Sain t-Pierre<br />

qu'on peut tou t aussi bien aller tr ouv er les personnes<br />

avec qu i l'on de sire s'entr<strong>et</strong>enir. E t pu is, Ie t el ephone,<br />

dans les maisons prive es, est un encoura ge ­<br />

ment donne aux conversations oiseuses . 1'05 men agercs<br />

sont de bonnes travailleuscs : ellcs n'ont quc<br />

faire de c<strong>et</strong> appareil si cher aux ois if s. II Cortes, c' est<br />

lit une maniere peu ordinaire de considcrer I'inven ti on<br />

de Graham Bell !<br />

De merne, les Saint-Pierrais ne sont pas fri ands du<br />

cinema. Les te ntativcs faites jusqu'ici par d es entreprises<br />

privees ont echoue reguliercmcnt. Les troupes<br />

t heatrales qui se sont fourvoyees dans c<strong>et</strong> ar chipel n'y<br />

ont pas fait d'affaires. La cause de c<strong>et</strong> <strong>et</strong>at de choses<br />

est principalement, dit-cn, que la population s'c n li ent<br />

a ux « spectacles de famillc II , or ganises, soit dans un<br />

but charitable, soit pour Ie benelice d'une eg lisc,<br />

d'une ecole. A present, Ie seul ci nema est cel ui qui a<br />

lieu, Ie dim anche soir, au Foyer paroissial, so us la<br />

direction des Missionuaires du Saint-Esprit. Et, assu ­<br />

rerncnt , ricn n'est ban al dans c<strong>et</strong>te representation. ] e<br />

ne recornmande pas les loges, sortes de boites en boi s


276<br />

CHAPITRE XV<br />

blanc ou I'on touche Ie plafond si l'on se tient debout,<br />

<strong>et</strong> ou l'on a acces par une echelle. Mais tout se passe<br />

11 la bonne franqu<strong>et</strong>te. Quand la chaleur devient insupportable,<br />

on arr<strong>et</strong>e n<strong>et</strong> Ie spectacle pour ouvrir<br />

fen<strong>et</strong>res <strong>et</strong> portes, <strong>et</strong> faire marcher un eventail electrique<br />

d'allure cyclonique, dont Ie souffle vous souleve<br />

presque de votre siege. La provision d'air respirable<br />

renouvelee, on reprend la representation ou on l'avait<br />

laissee, tandis que I'auditoire se peigne, s'epouss<strong>et</strong>te,<br />

<strong>et</strong> repare Ie dommage cause 11 son apparence. par Ie<br />

passage de la tornade.<br />

Longtemps, J1 n'y a pas eu d'automobile dans la<br />

colonie. Un jour, un maire, plus entreprenant que les<br />

autres, introduisit, vers J9hl, une machine. L'arrivee<br />

de celle-ci fut un evenement local, assez mal vu d'ailleurs.<br />

On regardait l'auto avec un melange de crainte<br />

<strong>et</strong> de haine. Depuis les rivages de I'lle-aux-Chiens,<br />

des vieillards bouleverses braquaient des telescopes sur<br />

Ie monstre <strong>et</strong> n'en croyaient pas leurs yeux. Nul n'env'iait<br />

Ie possesseur, car Ie rnystericux engin se d<strong>et</strong>raquait<br />

sou vent ; personne ne connaissant exactement la<br />

cause du mal, ni son rernede, la machine, ainsi qu'on<br />

l'a ecrit, <strong>et</strong>ait « coridamnee 11 de longs mois de farouche<br />

langueur n. L'opinion prevalente <strong>et</strong>ait que I'auto<br />

r<strong>et</strong>ournerait en France, ou qu'elle tomberait peu 11 peu<br />

en mine, suivant dans la tombe I'unique ex-voiture de<br />

place de Saint-Pierre, ou Ie coursier du seul agent de<br />

police monte de Ja ville. II n'e n fut rien, toutefois.<br />

On compte actuellement 70 autos dans la colonie; la<br />

plupart, cependant, ne sont que de simples camions;<br />

<strong>et</strong> cela se comprend, car il n'est pas facile de voir


LA POPULATION<br />

quel usage Ie tourisme pourrait faire d'une machine<br />

dans une He comme Saint-Pierre, qui a it pe ine 13 ki lom<strong>et</strong>re<br />

de long sur 3 de large!<br />

*<br />

* *<br />

On a di t; sans doute avec ra ison, que la population<br />

de I'archipel, si ell e est bien pourvue sous Ie rapport<br />

temporel, sou ffre d'in anition intellectuelle ; qu e nul<br />

effort n'est tente pour developper ses connaissan ces,<br />

pour perfectionner son instructi on . II n'y a ni conferences,<br />

n i spectacles ed ucatifs , ni <strong>et</strong> abl issements d'instruction<br />

superieure, Les jeunes gens qui ne veulent<br />

se contenter d'une dern i-education sont co nt raint s<br />

d'aller en France, au pr ix, souvent, de lourds sa crifices<br />

. La seule ca rrier e , tr es restreinte d 'ailleurs,<br />

ouverte aux jeunes Saint-Pierrais, c'est celie d es ca bles.<br />

Dans la colonie, comme it Terre -Neuve <strong>et</strong> it Canso, en<br />

Nouvell e-Ecosse , les deux grandes compagnies de<br />

Cables transatlantiques jouent un role important. Longtemps,<br />

it Saint-Pierre, les employes <strong>et</strong>a ient ex cl usivement<br />

anglais; recernrnent, cependant, on s'est d ecide<br />

it adm<strong>et</strong>tre une certaine proportion de Francais connaissant<br />

les deux langues. Soit dit en passant, parmi<br />

les vieilles histoires dont on se regale encore dans la<br />

colonie, il en est plusieurs se rapportant aux Cables,<br />

it une epoque ou l'une des compagnies <strong>et</strong> ait rel iee<br />

directement it la France, tandis que l'autre, q uoique<br />

all ant aussi it Brest. passait par les anti podes. O n d it,<br />

par exemple, qu'un certain jour, l' oper ateur sai ntpierrais<br />

de la ligne directe, s'e ta nt en d ormi sur ses


CIIAP IT RE XV<br />

appareils, ne repond it pas a l' a ppel d e Br est. L'operateur<br />

de c<strong>et</strong>te derniere local ite envoya al ors au burea u<br />

de I'autre compagnieaSaint-Pierr e un message, q ui fit<br />

lc tour du monde, <strong>et</strong> .en vertu duqucl un agent sain t ­<br />

pierrais sortit du bureau, <strong>et</strong> alia, dans la maison d 'a<br />

cole, reveillcr son collegue plonge da ns un sommeil<br />

profond . II se raconte aussi qu'a la me me epoque, il<br />

<strong>et</strong> ait devenu courant, pour les employes de s deux<br />

compagnies, dont les bureaux se touchaient , de s'i nviter<br />

mutuellement a des parties de cartes, au moy en<br />

de messages faisant Ie tour d u gl ob e.<br />

Cela fait, certes, ressortir la dis<strong>et</strong>te de d istractions<br />

dans ces parages ! i T O US avons vu q u'i l n'y ava it ni<br />

cinema regulier ni theatre. Toutefois, il existe d eu x<br />

p<strong>et</strong>ites bibliot heques publiques aSaint- P ierre : l'une est<br />

ouverte le dimanche au Foyer paroissial ; l'autre, d eu x<br />

fois par semaine , dans les ba tirnc nt s d u go uvern ement.<br />

C<strong>et</strong>te derniere, qui a q uelque t ro is mill e volu mes ,<br />

nous a pam popul aire, surtout parmi les fam ili es de<br />

Ionctionnaires. P arf ois, en <strong>et</strong>e, il s' organ ise des<br />

regates, ou co ncourent to utes es pec es de ba t eaux :<br />

goeleltes, wa rys , canots a mot eur, yoles , <strong>et</strong> merne les<br />

pi rogues speciales a l'Lle-au x-Ch iens. II n'y manque<br />

que les runt runners i Le jour viendra peut -<strong>et</strong>re 0\1 ils<br />

figurcront dans le programme .. . Pour le s am at eurs de<br />

sports, il y a encore, l'h iver, Ie patinage sur d ifferents<br />

<strong>et</strong>angs de la mo ntagne; l'<strong>et</strong> e, la pelote ba sq ue,<br />

a laquelle une place de la vill e est reservee : <strong>et</strong> le<br />

foot-ball. Pour ce dernier , par suite de l'i solement de<br />

la colonie, I'emulation fait un peu defaut : <strong>et</strong> pu is, il<br />

semble que ce jeu violent ne convienne pa s ab solu-


LA POPULATION 279<br />

ment au caract ere sa int-pierrai s. II y a bien la chas se<br />

<strong>et</strong> la pech c ; mai s Ie mei ll eu r t erritoir e pour ces di vertissements<br />

est dans l'ile d e L an gl ad e; <strong>et</strong> , pour<br />

I'atteindre, il faut affronter une mer g en cralernent<br />

co urroucee ; Ie plus souvent , d one, les charmes de<br />

l'expedition sont quelque p eu dirninues par un large<br />

coefficient d e mal de mer!<br />

Au fond, Ie manque de di stractions n'e st ressenti<br />

serieusement que par la population flottante. Les<br />

vrais Saint-Pierrais sont des g ens qui trouvent leur<br />

bonheur d ans Ie « ch ez soi " , d an s Ie cercle de la vie<br />

familiale. C'est, en fait, c<strong>et</strong> esprit de famille si d eveloppe<br />

qui a permis aux colo ns de su p porter vail la mment<br />

les ri gu eurs du climat autant que l'isolement, <strong>et</strong>,<br />

il faut bien Ie dire, bien des p<strong>et</strong>ites tracasseries <strong>et</strong><br />

tribulations dont on ne se doute gu ere en Fran ce.<br />

Quelque conservateurs qu'ils so ient, il s ont laisse<br />

tomber en desu<strong>et</strong>ude, p ar la force des choses , certaines<br />

coutumes ou institutions qui, il y a peu cl'annees,<br />

j<strong>et</strong>aient une note pittoresque dans l'aspect de la<br />

colonie. C'est ainsi que les habitants de l'Ile-aux­<br />

Chiens portaient autrefois Ie costume br<strong>et</strong>on: nulle<br />

trace n'en subsiste aujourd'hui. Les touristes arnericains<br />

croient toujours trouver it Saint-Pierre des attelages<br />

de bceufs, conduits par des Basques, ce qui,<br />

pour des Yankees, est une grande curiositc. H elas l<br />

pour la couleur locale, Ie carn ion-auto a chan g e tout<br />

cel a. II faut se contenter des p<strong>et</strong>ites voitures attelees<br />

d e chiens, d ont se servent les p echeurs d es env irons<br />

pour faire leurs empl<strong>et</strong>tes ou vendre du p oisson en<br />

ville.


LA POPULATION 283<br />

epouvante. Et alors commence une course folie vers<br />

le port, Ie colp orteur hurlant (( A l'assassin! " , <strong>et</strong> la<br />

barbiere , sur ses talons, pensant qu'il se sauve avec<br />

Ie pei g noi r, <strong>et</strong> criant (( Au voleur! » L' anecdote fait<br />

en core aujourd'hui la joie des Saint-Pierrais, dont<br />

elle depeint Ie gen re d'humour. Celle-ci, naturellement,<br />

s'exerce aus si aux depens de I'administration.<br />

On en voit un exe mp le caracteristique dans la p<strong>et</strong>ite<br />

brochure, deja citee , de M. Gau vain. Parlant de l' <strong>et</strong>at<br />

de delabrernent de l'immeuble du Tresor, il nous<br />

app rend un cancan du cru :<br />

L'im mcublc est a ce point abandonnc nux for ce s di ssol ­<br />

vnntes de I'hurnid ite , qu'un li tte rate ur di stin gue, alo rs adrnini<br />

str ateur de la col on ie, y gla na l'oc casi on d'introd uire dan s<br />

Ie vocabulai rc administrati f local Vagg lut inement, comm e<br />

cause d'une vir il e decision qu'il se vit obli ge de pren dre a<br />

l' ':gard de tout Ie st oc k de t i rnbres-p ost e 'l ui , en ra ison de la<br />

co lle don t on les (ouvre au verso, s'e t aie n t pr is, ;\ la faveur<br />

des infiltrati on s, d'un e affe ction tell e q ue l'homme DC pouvait<br />

plus sc pa rer ce que I'humid it e ava it uni...<br />

D'autre part, il se rep<strong>et</strong>e en core nombre de p<strong>et</strong>ites<br />

anecdotes relatives a I'histoire de la colonie. Une qui<br />

donne une bonne idee du genre est la suivante,<br />

laquelle a rnerne fait son chemin jusqu'a Terre-Neuve :<br />

Au mement de l'evacuation de Sa int-Pierre par les Anglais<br />

cn 1793, Ie major Thorne, du ole de ligne britannique, <strong>et</strong> ait<br />

commandant de pla ce . Lorsque la fregate Bos ton arriva pour<br />

emb arqu er la garnison, Ie major donna un din er au Palais du<br />

gouvernement, IequeI, comme Ie rest e de Ia ci te, <strong>et</strong>ait aux<br />

trois quarts en ruines. On s'a pe rc u t q ue les verres manq uaient.<br />

Grand e mo i. Re ch erches h atives dans Ies maison s voisines<br />

vides d'habitants. O n s'en procure a la fin . L a ta ble est mi se


LA POPULATIO,' 285<br />

I'immense domaine que posseda jadis la France dans<br />

l'Arner ique du Nord. La population, qui fut de plus<br />

de 5000 ames, n'en comptait plus que 4030 au dernier<br />

recensement (1926). En fait, I'emigration a <strong>et</strong>e soumise,<br />

la-bas, a d'assez curieuses fluctuations. II y a a<br />

peu pres vingt ans, un tres grand nombre de colons<br />

quitterent I'archipel pour chercher fortune, qui aux<br />

iles de la Madeleine, qui dans Ie Canada continental;<br />

certains partirent me me pour la France. II semble<br />

qu'environ la moitie de la population s'exila. Mais ce<br />

ne fut pas pour longtemps. La grande majorite de ces<br />

emigrants revinrent bientot, desappointes. De tres<br />

p<strong>et</strong>its groupes de Saint-Pierrais existent, toutefois, a<br />

New- York <strong>et</strong> Montreal; ils forment des sortes de clans,<br />

se melant peu au reste des habitants. Tout recernment,<br />

I'ernigration a recommence; mais, maintenant, la cause<br />

en est, non plus Ie manque d'ouvrage, mais plutot la<br />

prosperite. Nombre d'ex-pecheurs, qui ant arnasse de<br />

l'argent dans la contrebande des liqueurs, eprouvent<br />

Ie besoin de chercher un plus vaste champ cl'activite.<br />

Ccs gens-Ill vont s'<strong>et</strong>ablir au Canada.Malhcurcuscment,<br />

leur place est prise, de plus en plus, par des Terre­<br />

Neuviens, surtout de la cote sud. II y a actuellement<br />

plus de cent Iamiltes <strong>terre</strong>-neuviennes dans I'archipel :<br />

<strong>et</strong> ces individus ne se font pas naturaliser Francais. II<br />

n'est done pas impossible de prevoir Ie temps au I'element<br />

<strong>et</strong>ranger deviendra un facteur inquihllllt a Saint­<br />

Pierre. II y a la un danger d'autant plus grand que,<br />

outre la question de l'ernigration de I'elernent francais,<br />

il faut compter avec l'appauvrissement physique de<br />

c<strong>et</strong> element. II est indeniable que, pendant trap long-


236 CHAPITRE XV<br />

temps, les pech eurs saint-pierrais ont travaille dans<br />

des conditions de nature 11 miner p<strong>et</strong>it 11 p<strong>et</strong>it leur<br />

sante. Sans doute, il ne pouvait en <strong>et</strong> re autrement,<br />

<strong>et</strong>ant donne leur <strong>et</strong>at de dependance 11 I'egard des<br />

grandes exploitations de pecheries. Le mal dont ils<br />

souffraient, hatons-nous de Ie dire, n'<strong>et</strong>ait pas particulier<br />

11 c<strong>et</strong>te colonie: les pays ou la peche est organisee<br />

comme it Saint-Pierre - par exemple, Terre­<br />

)J euve <strong>et</strong> les iIes de la Madel eine - sont soumis 11 des<br />

modalites economiques analogu es.<br />

Quoi qu'il en soit, ce sont ces pe ch curs, ai nsi que les<br />

artisans <strong>et</strong> journaliers qu i pat iss ent Ie moins de I'isolement<br />

<strong>et</strong> du defaut de distractions, car, pour eu x, la<br />

vie de famille est tout. Les negociants <strong>et</strong> leur personnel,<br />

comme Ics fonctionnaires du cadre local, se<br />

plaisent moins dans la colonie <strong>et</strong> aspirent en general<br />

it aller fmir leurs jours en France, apres avoir arnasse<br />

assez d'argent pour y mener la vie de rentier, fut-ce<br />

de tout p<strong>et</strong>it rentier!<br />

A quelque c1asse qu'ils appartiennent, les colons<br />

semblent assez mecontents du systerne d'administration<br />

auquel ils sont soumis. IIs se plaignent d'<strong>et</strong>re<br />

negliges par la m<strong>et</strong>ropole, 11 ce point que celle-ci, en<br />

1914, n'a pas hes ite 11 violer, it leur d<strong>et</strong>riment, I'arr<strong>et</strong>e<br />

du 3 prairial an VII, lequel, en consideration de leurs<br />

malheurs passes, les exemptait de la conscription; ce<br />

qui est plus: elle a merne oblige 11 ven ir en France les<br />

hommes qui, par leur flge, appartenaient it la territorial<br />

e ' .<br />

I. II De faudrait pas en in fc: rcr que l es Sai<br />

nt-P ie rr3. is rn<br />

quent de pa t rio tis m e . P r-n dan t la d e rn if re [U(rt C J (<br />

a n -


UN 1\10T AU LECTEUR<br />

En nous separant du lecteur, nous nous perm<strong>et</strong>tons<br />

de lui offrir deux conseils; d'abord :<br />

Alles uisite r Terre-Neuue, si vous en avez Ie loisir,<br />

<strong>et</strong> le s moyens. C'est un voya ge de vacances peu banal,<br />

ct qu i, pour quiconquc sait « voir » , est fort inst ructif.<br />

Ensuite :<br />

Si vous allez it Terre - Neuve, ne uous laissez pas<br />

in fluencer en mauuaise part par Ie d efaut relatif de<br />

confort, les in converiients <strong>et</strong> la lenteur des communications,<br />

la rnentalite tre s insula ire de la population,<br />

mentalite qui a ses bons cotes, mais a pour consequences<br />

des institutions publiques <strong>et</strong> de s coutumes<br />

politiques parfois surprenantes pour l'<strong>et</strong>ranger. N'envisagez<br />

pas les choses au point de vue europeen ;<br />

mais fermez les ycux, <strong>et</strong> reflechissez que c'est 1iJ. une<br />

contree qui, par la for ce des choses, est restee fig ec<br />

dans un isolement datant de pr es de quatre siecles ;<br />

une contree pour les habitants de laquelle I'existence<br />

a toujours <strong>et</strong>e une Iutte inegalc contre les elements,<br />

un sol rude, des conditions economiques defavorables.<br />

II ne faut pas se hater de critiquer : il faut plutot<br />

s'<strong>et</strong>onner, dans ces conditions, de ce qui a <strong>et</strong> e accompli.


MEMORIAL UNIVERSITY COLLEGE.<br />

THIS RETURN£D ON THE<br />

BELOW.

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