PARTITIONS URBAINES - Artishoc
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LES APPRENTIS SORCIERS<br />
DE LUTHERIE URBAINE<br />
Faire musique des détritus de la ville ! Depuis 1999, Lutherie<br />
Urbaine fabrique des instruments merveilleux à partir<br />
d’objets jetés à la poubelle. L’idée, un peu « cinglée », a mené<br />
l’association bagnoletaise et ses Urbs jusqu’en Afrique.<br />
Une belle aventure racontée par son concepteur et directeur<br />
artistique, Jean-Louis Mechali.<br />
Le Lull (Lutherie Urbaine Le Local) s’est posé à Bagnolet en décembre<br />
dernier. A son bord : les Urbs, ces drôles d’oiseaux au chant bizarroïde, et<br />
leur fatras bigarré d’Objets Musicaux Non Identifiés – baignoires contrebasses,<br />
percussions bouteilles d’eau, batterie de cuisine. Si la base se localise<br />
dans la commune de l’Est parisien, l’aura généreuse de Lutherie Urbaine<br />
rayonne bien au-delà des frontières du « 9-3 ».<br />
L’aventure germe, il y a huit ans, dans la caboche de Jean-Louis Mechali,<br />
touche-à-tout musical, batteur de jazz, producteur, arrangeur et professeur<br />
au Conservatoire de Bagnolet. Refus de se limiter à la réalité donnée, envie<br />
passionnée de l’embellir et de s’en amuser, la recette favorise l’émergence<br />
de belles idées. Au milieu des tours fusent les doléances des gamins du<br />
quartier : batterie trop chère, conservatoire bourgeois, manque d’espace.<br />
« J’ai réalisé que je m’adressais uniquement à des jeunes qui fréquentaient<br />
l’établissement, note ce défenseur d’une certaine idée de la démocratie<br />
culturelle, à l’origine de projets réunissant solistes avertis et amateurs (spectacle<br />
Ciné-club à Banlieue Bleue en 1996). Il fallait toucher les autres. »<br />
Qu’à cela ne tienne. Et puis, au pied des immeubles, gisent ces encombrants,<br />
ces objets déglingués, inanimés, rebuts de la société de consommation.<br />
« Que pourrait-on bien construire avec ? », se demande l’artiste, revêtu<br />
des apparats du savant fou.<br />
Avec Alain Guazzelli, dessinateur industriel, il réfléchit à l’élaboration de ce<br />
projet loufoque. « Intellectuellement excité par l’idée de redonner vie aux<br />
objets, je ne savais pas comment les instruments chanteraient ; si une pure<br />
conception de l’esprit créerait du son et du sens. J’avais envie de jouer les<br />
apprentis sorciers. » Au fil des ans, ce travail d’« alchimiste avec la merde de<br />
la société » suscite des instruments féeriques, présentés lors des expositions<br />
Lutherie inouïe, des constructions aléatoires, fabuleux mécanos, juste pour<br />
le plaisir des yeux. Comme d’autres partent à la cueillette des champignons,<br />
les Urbs, ces « luthiers sauvages », écument les poubelles de la ville. Un coup<br />
sur une poêle à frire, un sifflement dans une canette : tout fait musique !<br />
Reste à assembler, coller, visser, souder. Un peu d’huile de coude, beaucoup<br />
d’imagination et de débrouille, et l’oreille pour juge : les instruments sonnent<br />
comme des vrais, mais clament leur différence. Polyphonie de velours<br />
métallique pour symphonie en perceuse majeure, syncopes de boîtes<br />
de conserve assaisonnées de doubles coups de marteau, les créations<br />
de Lutherie Urbaine vagabondent sur un terrain inouï. « L’instrument n’existe<br />
Lutherie Urbaine. Photo : Jérôme Panconi.<br />
pas. Il faut l’inventer, découvrir le corps sonore, sa matière,<br />
le geste qui produit le son, aller à l’encontre de cette<br />
“ethnologie musicale futuriste”. La modernité de Lutherie<br />
Urbaine réside dans cette utilisation de nouveaux mots. »<br />
Jean-Louis Mechali et son équipe partent donc d’un<br />
« vide », pour aboutir à un « plein » – emplir la musique<br />
et se remplir. Pas question, pour autant, de concocter,<br />
dans leur coin, leurs petites fabrications ! « Je voulais<br />
effectuer ce parcours avec les gens. Mon but n’était pas<br />
de créer un savoir et de l’exercer, mais de le partager et<br />
de l’élaborer en commun. » Des stages, des résidences,<br />
des ateliers dans les collèges, dans les classes défavorisées,<br />
en prison : Lutherie Urbaine sort la culture de ses<br />
murs institutionnels. « Nous autres, “artistes”, ne sommes<br />
pas détenteurs de la sensibilité. Pour sortir de l’“élitisme”,<br />
il faut donner à penser à ceux qui nous entourent, façonner<br />
la culture main dans la main. » Les acteurs participent<br />
donc à toutes les étapes : de la collecte à la fabrication<br />
des instruments, pour aboutir à la scène, où se retrouve<br />
parfois un prolifique ensemble de musiciens novices,<br />
susceptible d’interpréter un art compliqué. « Je m’intéresse<br />
à la transmission musicale du Steel Band et du gamelan :<br />
un apprentissage individuel de petites cellules rythmiques.<br />
J’aime la pratique villageoise de ce genre de musique,<br />
où chacun détient une place unique. »<br />
L’art de ne rien tenir pour acquis et le désir de rencontres<br />
ont d’ailleurs amené les Urbs à parcourir le monde. Un<br />
voyage au Congo, un autre au Mozambique à l’origine<br />
de deux CD/DVD : la musique audacieuse surgit entre deux<br />
cultures. « En Afrique, j’ai essayé de sortir des rythmes<br />
indigènes, comme des occidentaux. J’inventais du coup<br />
des métriques impossibles : un terrain vague où chacun<br />
essaie de perdre ses repères pour devenir expert d’un truc<br />
créé ensemble. Ils ne doivent pas savoir les choses, et moi<br />
non plus. Les Africains nous ont enseignés de magnifiques<br />
techniques d’assemblage. Et nous leur avons montré<br />
comment fabriquer des instruments avec des ordures ! »<br />
L’échange se révèle prolixe. Du vide émerge encore un<br />
plein d’émotion, renouvelé en 2007-2008 avec le projet<br />
Chap, chap ! dans la Province du Gauteng en Afrique du<br />
Sud. Cette vaste entreprise pluridisciplinaire, construite<br />
au gré de résidences croisées, mêle musique et danse,<br />
se dote d’un instrumentarium spécifique et doit aboutir à<br />
une création présentée fin 2008 dans les deux pays.<br />
Depuis le début, le succès de Lutherie Urbaine (nom<br />
déposé) tient à l’assise de l’association soutenue par<br />
nombre de partenaires publics. Forte de son nouveau<br />
local, de son label Métal Satin et des Urbs, ses sept musiciens<br />
attitrés, Lutherie Urbaine diversifie encore ses explorations.<br />
Au menu : la formation des Lullitiens, un orchestre<br />
déambulatoire ; la création d’un pianocktail géant (le<br />
fameux instrument de L’Ecume des jours) en partenariat<br />
avec « Quai Nord », dans le Pas-de-Calais ; ou encore la<br />
série des Zinsolistes, initiée par Simon Goubert et Franck<br />
Tortillier, durant lesquels des artistes renommés tâtent des<br />
instruments de Lutherie Urbaine.<br />
Comme ses constructions diffractées, la structure possède<br />
donc plusieurs ramifications : des axes culturels, pédagogiques,<br />
sociaux, une ambition citoyenne, une vocation<br />
plastique. « Créer quelque chose de beau pour soi à<br />
partager, y mettre un peu d’énergie, relève d’un élan<br />
enthousiaste et d’une transformation personnelle. » Jean-<br />
Louis Mechali a recueilli ce compliment d’une élève de<br />
Segpa : « Je suis comme ces objets. J’étais toute cassée.<br />
On m’a recollée pour faire quelque chose de plus beau. »<br />
Par-delà la musique, Lutherie Urbaine sert aussi à cela :<br />
réenchanter la ville. Et la vie.<br />
Anne-Laure Lemancel<br />
Pour en savoir plus : www.lutherieurbaine.com