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questions de stratégie - Gauche Anticapitaliste

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Transformation révolutionnaire<br />

<strong>de</strong> la société,<br />

révolution(s) citoyenne(s) :<br />

<strong>questions</strong> <strong>de</strong> <strong>stratégie</strong>


Transformation révolutionnaire <strong>de</strong> la société,<br />

révolution(s) citoyenne(s) :<br />

<strong>questions</strong> <strong>de</strong> <strong>stratégie</strong><br />

Dans ce cahier sont publiés les textes <strong>de</strong>s<br />

exposés présentés lors <strong>de</strong>s Journées<br />

d’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la <strong>Gauche</strong> anticapitaliste, les<br />

12 et 13 janvier 2013.<br />

Venant après <strong>de</strong>ux années un peu difficiles faites<br />

<strong>de</strong> débats polémiques, <strong>de</strong> ruptures, <strong>de</strong> retours<br />

en arrière critiques, d’une succession <strong>de</strong> choix<br />

délicats, ces journées d’étu<strong>de</strong> visaient d’abord<br />

à s’extraire <strong>de</strong> la course aux décisions<br />

et aux échéances, à prendre un peu <strong>de</strong> recul,<br />

à se ménager le temps d’une réflexion sans enjeux<br />

immédiats. Il s’agissait aussi <strong>de</strong> reprendre une série<br />

<strong>de</strong> débats <strong>de</strong> fond que nous avions initié lors<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières années d’existence <strong>de</strong> la LCR et<br />

surtout lors du débat <strong>de</strong> fondation du NPA. Débats<br />

qui s’étaient ensuite quelque peu « figés »<br />

après la création du NPA et n’avaient pas repris<br />

<strong>de</strong>puis. Enfin, il fallait faire cela en prenant en<br />

compte que nous, la <strong>Gauche</strong> anticapitaliste, étions<br />

aujourd’hui engagés <strong>de</strong> manière résolue dans le<br />

Front <strong>de</strong> gauche. D’où la nécessité <strong>de</strong> prendre en<br />

compte, <strong>de</strong> manière sérieuse et critique,<br />

dans notre élaboration ce qui se discute dans<br />

le Front <strong>de</strong> gauche et les différentes élaborations<br />

qui sont celles <strong>de</strong> ses diverses composantes.<br />

Ces premières Journées d’étu<strong>de</strong> s’inscrivent<br />

dans un plan <strong>de</strong> travail qui <strong>de</strong>vraient déboucher sur<br />

<strong>de</strong>ux autres week-end, consacrés respectivement<br />

au projet socialiste (propriété sociale, planification,<br />

autogestion, écosocialisme : en quoi l’urgence<br />

écologique redéfinit-elle notre conception<br />

du socialisme ?) et aux <strong>questions</strong> <strong>de</strong> programme<br />

et d’intervention (qu’est-ce qu’un programme <strong>de</strong><br />

revendications transitoires à l’heure <strong>de</strong> l’Union<br />

européenne ? Les défis actuels du féminisme.<br />

Anticapitalisme et syndicalisme )<br />

Ces premières Journées d’étu<strong>de</strong> ont permis<br />

<strong>de</strong> reprendre la discussion sur les <strong>questions</strong><br />

<strong>de</strong> <strong>stratégie</strong>, sur tout ce qui tourne<br />

autour du changement radical, <strong>de</strong> la transformation<br />

révolutionnaire <strong>de</strong> la société, <strong>de</strong> la révolution(s)<br />

citoyenne(s), <strong>de</strong> la révolution socialiste, etc.<br />

Pour avancer, à l’heure où la « révolution<br />

citoyenne » s’invite dans le débat stratégique,<br />

nous avons essayé <strong>de</strong> multiplier les approches<br />

et les angles d’analyse.<br />

D’abord, en revenant sur les rapports entre<br />

mouvement ouvrier et mouvement républicain<br />

en interrogeant les valeurs héritées <strong>de</strong> la Révolution<br />

française, leur actualité et leurs limites.<br />

Puis en revisitant quelques expériences historiques<br />

– le Front populaire, l’Union <strong>de</strong> la gauche,<br />

l’Unité populaire – parce qu’elles sont <strong>de</strong>s<br />

références emblématiques pour la gauche<br />

et qu’elles nous renseignent sur les rapports entre<br />

victoires électorales et mobilisations populaires.<br />

Ensuite en regardant ce que nous apprennent<br />

la révolution bolivarienne du Venezuela<br />

et les expériences proches qui se déroulent<br />

aujourd’hui en Bolivie et en Équateur. Nous avons<br />

repris la discussion sur les institutions : un piège ?<br />

Un instrument <strong>de</strong> lutte pour l’hégémonie ?<br />

Un levier pour la transformation sociale ?<br />

Que faire dans les institutions et que faire <strong>de</strong>s<br />

institutions, à l’heure <strong>de</strong> la mondialisation ?<br />

Enfin, lors d’une « séance débat », nous avons pu<br />

avoir une confrontation très enrichissante<br />

avec les réflexions stratégiques que mènent<br />

le Parti <strong>de</strong> <strong>Gauche</strong> et les Alternatifs : on trouvera<br />

leurs contributions dans ce cahier.<br />

Bonne lecture !<br />

Ces premières journées d’étu<strong>de</strong> ont fait l’objet d’une<br />

réplique dans à Montpellier en avril. L’introduction<br />

d’Emmanuel Arvois, La révolution française est-elle<br />

in objet mort» a été présentée à cette occasion.


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

Retour sur les « valeurs » issues<br />

<strong>de</strong> la Révolution française<br />

L e<br />

sujet proposé ce matin brasse beaucoup<br />

<strong>de</strong> thématiques : « valeurs » issues<br />

<strong>de</strong> la Révolution française, mouvement<br />

ouvrier/mouvement républicain, dans le cadre<br />

imparti il n’est pas envisageable d’être exhaustif,<br />

ni même <strong>de</strong> traiter à fond les aspects retenus.<br />

Mais peut-être faut-il commencer par une<br />

évi<strong>de</strong>nce, la Révolution française reste un sujet<br />

chaud dans ce pays. D’abord et c’est sans doute<br />

essentiel, les enquêtes menées au moment du<br />

bicentenaire ont montré que celle-ci n’avait<br />

pas perdu sa place centrale dans l’imaginaire<br />

social et politique. L’autre élément qu’il faut<br />

souligner, mais c’est peut-être un effet collatéral<br />

<strong>de</strong> ce que je viens <strong>de</strong> dire, c’est l’acharnement<br />

avec laquelle toute une partie <strong>de</strong> la gauche,<br />

tente <strong>de</strong> gommer toutes les aspérités <strong>de</strong> cette<br />

révolution. Au mieux, un événement qui ne<br />

sert à rien car <strong>de</strong> toutes façons inscrit dans la<br />

longue durée, au pire le début du totalitarisme.<br />

L’irruption du peuple étant <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue<br />

le début du dérapage.<br />

De son côté, la gauche révolutionnaire, <strong>de</strong>vant<br />

cette révolution bourgeoise a longtemps hésité<br />

à reconnaître dans la Révolution française son<br />

héritage. Dit autrement notre filiation relèvet-elle<br />

essentiellement <strong>de</strong> l’Octobre russe et<br />

dans une moindre mesure <strong>de</strong> la Commune ou<br />

doit-elle aussi beaucoup à 1789 ? Ou plutôt<br />

est-ce que la force <strong>de</strong> 1917 en France ne doit<br />

pas beaucoup à la Révolution française ?<br />

1. Nation, nationalisme,<br />

citoyenneté<br />

On ne peut pas dire que notre courant (la LCR)<br />

ne se soit pas intéressé à la question nationale :<br />

algérienne, vietnamienne, palestinienne, basque,<br />

catalane, corse... la liste est en fait assez longue.<br />

Mais disons que notre propre cas nous a peu<br />

occupé. En gros, ce qui a dominé c’est que le<br />

nationalisme crée les nations et nous, nous<br />

sommes internationalistes. Fermez le ban, il<br />

n’y a rien à ajouter.<br />

Je commencerai donc cette partie sur la nation,<br />

par cette phrase d’Engels : « Une classe ouvrière<br />

comme celle <strong>de</strong> France est liée à son histoire et<br />

par son histoire. » 1<br />

À propos <strong>de</strong> la nation<br />

Il n’est pas pensable <strong>de</strong> traiter sérieusement ici<br />

la question <strong>de</strong> savoir ce qu’est une nation. Il<br />

est même douteux qu’il existe une « définition<br />

scientifique » du concept. Tout le mon<strong>de</strong> ici est<br />

prêt à défendre la révolution, beaucoup avec<br />

plus ou moins d’enthousiasme accepteront la<br />

République, la question <strong>de</strong> la nation apparaîtra<br />

autrement plus problématique.<br />

Reste que le phénomène a existé et existe.<br />

Pour le marxisme, le nationalisme est souvent<br />

janvier 2013<br />

apparu comme une fâcheuse anomalie et<br />

pour cette raison, on a largement préféré<br />

se dérober à la question, plutôt que <strong>de</strong><br />

l’abor<strong>de</strong>r <strong>de</strong> front.<br />

Reprenant un questionnement <strong>de</strong> Benedict<br />

An<strong>de</strong>rson, il est sans doute fécond <strong>de</strong> s’interroger<br />

sur la portée d’une phrase comme<br />

celle-ci : « Naturellement, le prolétariat <strong>de</strong><br />

chaque pays doit en finir avant tout avec sa<br />

propre bourgeoisie » (Manifeste communiste).<br />

Quel est le sens <strong>de</strong> ce naturellement ? Ou<br />

pour prendre un autre exemple, l’usage<br />

jusqu’à nos jours du concept <strong>de</strong> « bourgeoisie<br />

nationale » n’est pas sans poser les<br />

mêmes problèmes. Qu’est-ce qui justifie<br />

théoriquement la persistance <strong>de</strong> l’adjectif<br />

? Pourquoi cette segmentation <strong>de</strong><br />

la bourgeoisie, classe universelle, pour<br />

autant qu’elle se définisse en termes <strong>de</strong><br />

rapports <strong>de</strong> production ?<br />

On pourrait donc retenir comme définition<br />

provisoire <strong>de</strong> la nation, celle-ci :<br />

« une communauté politique imaginaire,<br />

et imaginée comme intrinsèquement limitée<br />

et souveraine » 2 . Ou <strong>de</strong> manière plus<br />

abrupte, « une nation est un groupe <strong>de</strong><br />

personnes unies par une erreur commune<br />

<strong>de</strong> leurs ancêtres et une aversion commune<br />

envers leurs voisins » 3 .<br />

l’émergence du citoyen<br />

Avant l’apparition du cadre national, <strong>de</strong>ux<br />

systèmes culturels dominaient : la communauté<br />

religieuse et le royaume dynastique.<br />

Quand je dis royaume dynastique, je<br />

parle <strong>de</strong> monarchie « sérieuse » pas <strong>de</strong>s<br />

monarchies constitutionnelles qui peuvent<br />

subsister <strong>de</strong> nos jours. Un tel royaume est<br />

organisé autour d’un centre élevé, tient sa<br />

légitimité <strong>de</strong> Dieu et non <strong>de</strong>s populations<br />

qui sont faites <strong>de</strong> sujets, pas <strong>de</strong> citoyens.<br />

Les États se définissaient par leur centre et<br />

les frontières étaient largement poreuses et<br />

indistinctes. Et il faut bien se rappeler que<br />

ces États monarchiques s’étendirent tout<br />

autant par <strong>de</strong>s politiques matrimoniales<br />

que par <strong>de</strong>s conquêtes.<br />

Tout au long <strong>de</strong> l’époque mo<strong>de</strong>rne s’est<br />

progressivement imposée l’idée que c’est<br />

dans le cadre national que le pouvoir du<br />

peuple peut être mis en œuvre.<br />

Et pour l’essentiel, l’expression <strong>de</strong> la<br />

citoyenneté s’est exprimée dans cette<br />

construction là. Des réflexions intéressantes<br />

ont eu lieu, notamment chez les<br />

austro-marxistes pour découpler ces <strong>de</strong>ux<br />

<strong>questions</strong>, mais au vu <strong>de</strong> la réalité étatique<br />

<strong>de</strong> l’Europe du xxi e siècle, disons, qu’à<br />

cette étape, ce n’est pas l’approche qui l’a<br />

emporté. Dans le débat sur la construction<br />

Guillaume Liègard<br />

européenne, sur l’organisation nécessaire<br />

<strong>de</strong> ripostes à cette échelle, il me semble<br />

que c’est un problème sur lequel nous<br />

butons. Les nations sont une construction<br />

historique, elles ont eu un début,<br />

elles auront une fin, mais en attendant,<br />

il n’est pas sûr qu’on puisse contourner<br />

leur existence quoiqu’on en pense.<br />

citoyenneté, représentation<br />

« Les hommes naissent libres et égaux », la<br />

portée émancipatrice d’une telle formule<br />

est évi<strong>de</strong>nte quelles que soient les diverses<br />

limites ou freins qu’on y apporte à tel ou<br />

tel moment <strong>de</strong> l’histoire.<br />

Le suffrage censitaire ne tient pas, l’esclavage<br />

non plus. Face à l’intransigeance<br />

<strong>de</strong>s colons esclavagistes, l’insurrection<br />

<strong>de</strong>s esclaves à Saint-Domingue débute<br />

dès l’été 1791 et l’esclavage est aboli en<br />

1794 par la Convention. De ces luttes<br />

naît la République d’Haïti, « patrie <strong>de</strong>s<br />

Africains du Nouveau Mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> leurs<br />

<strong>de</strong>scendants ».<br />

Pour les femmes, la citoyenneté est <strong>de</strong><br />

toute évi<strong>de</strong>nce plus compliquée, ce sera<br />

d’ailleurs le <strong>de</strong>rnier verrou à tomber...<br />

en 1944.<br />

On connaît la limite évi<strong>de</strong>nte à la citoyenneté<br />

que représente le droit à la propriété<br />

inscrit dans le marbre, j’y reviendrai.<br />

Mais pour abor<strong>de</strong>r d’autres débats qui<br />

nous concernent au premier chef, il faut<br />

y ajouter une autre dimension : c’est que<br />

pour l’essentiel, l’exercice <strong>de</strong> la citoyenneté<br />

ne s’est pensé, réalisé et pratiqué que<br />

par le prisme <strong>de</strong> la représentation, <strong>de</strong> la<br />

délégation.<br />

Autre élément qui mérite d’être souligné<br />

dans les débats <strong>de</strong> la Révolution française,<br />

c’est par quel moyen représenter, faire<br />

entendre et exprimer l’intérêt général.<br />

L’articulation entre l’individu, les groupes<br />

et le tout est une question récurrente qui<br />

a traversé tout le moment révolutionnaire.<br />

Le vote majoritaire n’est en réalité<br />

<strong>de</strong>venu la norme qu’après Thermidor.<br />

Auparavant, il n’apparaît que comme<br />

une procédure parmi d’autres. Et par<br />

exemple, en situation oppressive, parce<br />

que le vote est manipulable, la voix <strong>de</strong><br />

la vérité en tant que voix du peuple peut<br />

être incarnée par une minorité résistante,<br />

émeutière ou insurrectionnelle. C’est la<br />

logique défendue par Robespierre quand<br />

il argumente contre l’appel au peuple au<br />

moment du procès du roi. Plus récemment,<br />

cela pourrait être l’abolition <strong>de</strong> la<br />

peine <strong>de</strong> mort en 1981 contre l’avis <strong>de</strong><br />

la majorité <strong>de</strong>s Français.<br />

3


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

Reste évi<strong>de</strong>mment qu’il ne faut pas en<br />

conclure qu’il suffit d’être minoritaire pour<br />

avoir raison... Toute la difficulté est cependant<br />

<strong>de</strong> distinguer entre la voix <strong>de</strong> la vérité,<br />

même minoritaire et la voix factieuse. Qui<br />

est le juge ?<br />

Comment produire dans tout le pays un<br />

vaste espace public délibératif. Synthétisant<br />

ce débat dans la Révolution Française,<br />

Sophie Wahnich écrit « L’individu, s’il veut<br />

être révolutionnaire, doit à la fois accepter<br />

la solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa raison sensible et penser en<br />

termes <strong>de</strong> bien commun dans un espace public<br />

délibératif » 4 .<br />

2. « L’exception<br />

française »<br />

Existe-t-il <strong>de</strong>s caractéristiques, à ce point<br />

spécifiques dans la Révolution française<br />

qu’elle justifient une exception française avec<br />

ou sans guillemets ? Il me semble que oui.<br />

1. une victoire <strong>de</strong> la paysannerie<br />

Lorsqu’on évoque la Révolution française,<br />

dans notre tradition, c’est peu dire que l’entrée<br />

ne se fait pas, traditionnellement, par la<br />

question <strong>de</strong> la paysannerie. Le mouvement<br />

sans culottes oui, l’affrontement entre la<br />

Giron<strong>de</strong> et la Montagne oui, Babeuf oui<br />

encore, mais le paysan et le mon<strong>de</strong> rural<br />

sont en général peu évoqués quand ils ne<br />

sont pas totalement ignorés. Pourtant, on<br />

estime, en général, que 23 <strong>de</strong>s 27 ou 28<br />

millions <strong>de</strong> sujets <strong>de</strong> ce brave Louis xvi<br />

vivaient dans les campagnes. Et c’est une<br />

paysannerie, certes très diverse, mais qui<br />

doit souvent trouver <strong>de</strong>s compléments <strong>de</strong><br />

revenus dans la petite industrie.<br />

Là encore la comparaison entre la révolution<br />

anglaise marque une rupture nette. Dans un<br />

cas après l’écrasement <strong>de</strong>s forces radicales et<br />

plus encore après le compromis <strong>de</strong> 1688,<br />

se noue une alliance entre la bourgeoisie<br />

et l’aristocratie foncière. La conséquence<br />

en est un processus net d’enclosure dès les<br />

années 1680, qui entraîne un exo<strong>de</strong> rural<br />

massif et dès 1850, une majorité d’Anglais<br />

vit en zone urbaine. Au contraire, la Révolution<br />

française aboutit au développement<br />

d’une petite paysannerie propriétaire, réalité<br />

qui est celle <strong>de</strong> la France jusque dans les<br />

années 1930.<br />

Mais parce que la France est tout au long<br />

du xix e siècle, une nation paysanne, la<br />

question d’une alliance entre la classe ouvrière<br />

et une partie <strong>de</strong> la paysannerie était<br />

vitale pour le mouvement révolutionnaire.<br />

Après les défaites <strong>de</strong> 1830 et <strong>de</strong> juin1848,<br />

il y a <strong>de</strong>s pages fortes chez Marx, sur cette<br />

question. C’est notamment le cas dans Le 18<br />

brumaire <strong>de</strong> Louis Bonaparte 5 avec la phrase<br />

célèbre qui indique que sans alliance avec la<br />

paysannerie, le chant <strong>de</strong> la classe ouvrière<br />

se transforme en solo funèbre.<br />

Après l’écrasement <strong>de</strong> la Commune, Engels<br />

dans une introduction <strong>de</strong> 1895 à Les luttes<br />

<strong>de</strong> classes en France écrit : « Même en France<br />

les socialistes comprennent <strong>de</strong> plus en plus<br />

qu’il n’y a pas pour eux <strong>de</strong> victoire durable<br />

possible, à moins <strong>de</strong> gagner auparavant la<br />

gran<strong>de</strong> masse du peuple, c’est-à-dire ici les<br />

paysans » 6 .<br />

Il n’est pas étonnant qu’un <strong>de</strong>s lecteurs les<br />

plus attentifs <strong>de</strong> ces remarques soit Lénine,<br />

notamment dans Deux Tactiques <strong>de</strong> la social-démocratie<br />

qui en tire la conclusion<br />

suivante : « aucun autre mot d’ordre pour une<br />

victoire décisive <strong>de</strong> la révolution que celui <strong>de</strong><br />

dictature démocratique révolutionnaire du<br />

prolétariat et <strong>de</strong> la paysannerie » 7 .<br />

Dans une France où la paysannerie reste<br />

majoritaire jusque dans les années 1940,<br />

il n’y a pas <strong>de</strong> politique émancipatrice<br />

majoritaire sans trouver un cadre d’alliance<br />

avec celle-ci ou certaines <strong>de</strong> ses fractions.<br />

Au regard <strong>de</strong> ce qu’est aujourd’hui la paysannerie,<br />

cette question pourrait apparaître<br />

comme purement académique, je ne le crois<br />

pas et pour <strong>de</strong>ux raisons :<br />

► C’est une leçon importante surtout dans<br />

un pays marqué par une forte tradition<br />

blanquiste qui a toujours pensé qu’un petit<br />

groupe d’hommes déterminés pouvait à lui<br />

seul faire basculer l’histoire. Et j’ajouterai,<br />

qu’il serait très impru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> penser que la<br />

tentation blanquiste est restée confinée au<br />

xix e siècle, elle a largement traversé le xx e<br />

siècle, elle est même peut-être parvenue<br />

jusqu’à nous...<br />

► On peut évi<strong>de</strong>mment s’affranchir <strong>de</strong> tout<br />

débat en posant qu’aujourd’hui le prolétariat<br />

au sens large est majoritaire et que donc<br />

le problème est réglé. Mais on peut aussi<br />

constater que son <strong>de</strong>gré d’hétérogénéité<br />

(conditions <strong>de</strong> travail, type d’emplois,<br />

statuts, salaires) est tel, que d’un certain<br />

point <strong>de</strong> vue les <strong>questions</strong> d’alliances en<br />

son sein se posent en <strong>de</strong>s termes similaires.<br />

En d’autres termes la question qui nous est<br />

posée c’est <strong>de</strong> savoir comment, avec quels<br />

mots d’ordre on peut unifier ce qu’on appelle<br />

le précariat d’une part, et une partie <strong>de</strong>s<br />

salariés plus protégés d’autre part.<br />

2. l’anticléricalisme<br />

La place <strong>de</strong> l’Église (ou <strong>de</strong>s Églises) était<br />

telle dans l’Ancien Régime que les révolutions<br />

bourgeoises <strong>de</strong>vaient forcément<br />

se confronter au problème <strong>de</strong> la religion.<br />

C’est vrai et connu pour la Révolution<br />

française mais c’est également le cas pour<br />

la révolution anglaise quoiqu’en <strong>de</strong>s termes<br />

très différents. D’un certain point <strong>de</strong> vue,<br />

la révolution anglaise <strong>de</strong> 1640/1660 fut la<br />

<strong>de</strong>rnière à le faire en <strong>de</strong>s termes eux-mêmes<br />

religieux : bon nombre <strong>de</strong> Niveleurs ou <strong>de</strong><br />

Creuseurs finiront d’ailleurs quakers. Et le<br />

livre <strong>de</strong> Thompson sur La formation <strong>de</strong> la<br />

classe ouvrière anglaise 8 montre à quel point<br />

le mouvement ouvrier à la fin du xviii e et<br />

au début du xix e naît <strong>de</strong> la radicalisation<br />

<strong>de</strong> diverses sectes protestantes, celles du<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Dissi<strong>de</strong>nce.<br />

En France, la situation est tout autre et ce<br />

qui va l’emporter très largement c’est un<br />

anticléricalisme puissant, voire une politique<br />

éradicatrice vis-à-vis <strong>de</strong> l’Église catholique.<br />

C’est peut-être une <strong>de</strong>s raisons aussi pour<br />

lesquelles Anglais et Français ont tant <strong>de</strong><br />

mal à se comprendre sur cette question. Il<br />

ne s’agit pas ici <strong>de</strong> retracer, même à grands<br />

traits, l’histoire <strong>de</strong> l’anticléricalisme en<br />

France. Mais celui-ci n’a pas, ou très peu,<br />

d’équivalent en Europe à l’exception sans<br />

doute <strong>de</strong> l’Espagne, notamment en Andalousie,<br />

ce qui a nourri dans ce pays une<br />

forte tradition anarchiste.<br />

La déchristianisation précè<strong>de</strong> largement<br />

1789, notamment dans le Bassin parisien<br />

et le Midi méditerranéen. Mais le déroulement<br />

même <strong>de</strong> la Révolution française<br />

a évi<strong>de</strong>mment radicalisé et exacerbé les<br />

positions en présence et donne à cette<br />

question une spécificité du cas français par<br />

son ampleur, par ses résonances politiques,<br />

par son actualité aussi.<br />

Le compromis entre l’Église et le nouveau<br />

pouvoir révolutionnaire s’avérant finalement<br />

impossible dans la pério<strong>de</strong> 1789/1792, on<br />

assiste à un durcissement progressif.<br />

Après le décret sur les prêtres réfractaires<br />

du 27 mai 1792, non seulement certains<br />

prêtres sont parfois assassinés, l’exécution<br />

<strong>de</strong> 300 d’entre eux dans les prisons <strong>de</strong><br />

Paris pendant les massacres <strong>de</strong> septembre<br />

est bien connu, mais au même moment<br />

ce sont aussi 26 000 prêtres déportés et<br />

dispersés dans toute l’Europe.<br />

Le culte <strong>de</strong> la Raison à partir <strong>de</strong> l’été 1793<br />

marque une nouvelle montée dans la politique<br />

anticléricale par le rejet violent<br />

<strong>de</strong>s religions révélées. Politique qui sera<br />

atténuée par le culte <strong>de</strong> l’Être suprême<br />

qui réintroduit l’immortalité <strong>de</strong> l’âme. Le<br />

4 Journées d’étu<strong>de</strong>


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

Comité <strong>de</strong> salut public, et Robespierre en<br />

particulier, ont beaucoup pesé sur les sociétés<br />

populaires pour limiter certains aspects <strong>de</strong><br />

la déchristianisation. Or dans la chute <strong>de</strong><br />

Robespierre, il y a d’abord la perte d’assise<br />

populaire liée à la répression <strong>de</strong> sections<br />

populaires au printemps mais également<br />

le refus d’une partie <strong>de</strong> la Montagne <strong>de</strong> ce<br />

retour en arrière sur la question religieuse.<br />

C’est vrai au sein du Comité <strong>de</strong> salut public<br />

mais plus encore au sein du Comité <strong>de</strong><br />

sûreté générale.<br />

S’il y a eu une politique <strong>de</strong> déchristianisation<br />

<strong>de</strong> la part du pouvoir révolutionnaire, il<br />

n’en reste pas moins que le succès tant du<br />

culte <strong>de</strong> la Raison que <strong>de</strong> la fête <strong>de</strong> l’Être<br />

suprême et l’adhésion populaire s’inscrivent<br />

tout à la fois dans l’histoire longue<br />

<strong>de</strong> la déchristianisation et dans l’histoire<br />

courte d’une certaine inventivité religieuse<br />

révolutionnaire.<br />

Devant la Révolution française, l’Église<br />

catholique a fait le choix durable <strong>de</strong> la<br />

contre-révolution et <strong>de</strong> l’hostilité farouche<br />

à la République. À partir <strong>de</strong> ce moment-là,<br />

entre guerre larvée et guerre ouverte, il y<br />

aura bien peu <strong>de</strong> répit entre l’Église et le<br />

camp républicain au sens large.<br />

Le décret <strong>de</strong> la Commune sur la séparation<br />

<strong>de</strong> l’Église et <strong>de</strong> l’État avec expropriation <strong>de</strong>s<br />

biens mobiliers et immobiliers est connu.<br />

Mais ce qui est éclairant, ce sont les attendus<br />

<strong>de</strong> ce décret : « Considérant, en fait,<br />

que le clergé a été le complice <strong>de</strong>s crimes <strong>de</strong><br />

la monarchie contre la liberté » 9 . Il ne s’agit<br />

donc pas simplement d’une question <strong>de</strong><br />

liberté religieuse mais bien d’une dimension<br />

punitive.<br />

La réponse <strong>de</strong> l’Église après l’écrasement<br />

<strong>de</strong> la Commune sera la construction du<br />

Sacré Cœur à Montmartre, sur lequel trône<br />

l’inscription suivante : Gallia poenitens c’està-dire<br />

« France repens-toi » 10 . Repens-toi<br />

<strong>de</strong> la Commune, repens-toi <strong>de</strong> 1789. La<br />

construction <strong>de</strong> la basilique est un abcès<br />

<strong>de</strong> fixation tout au long <strong>de</strong>s années 1880<br />

et 1890, la croix sur le dôme n’est bénie<br />

qu’en 1899.<br />

Cette réalité explique aussi la virulence <strong>de</strong><br />

l’anticléricalisme en 1905. Tout cela est frais,<br />

très frais. Et sur cette question, il y a une<br />

jonction entre socialistes et républicains<br />

bourgeois. L’opposition entre Gues<strong>de</strong> et<br />

Jaurès est connue, et il n’y a pas <strong>de</strong> doute<br />

que sur le fond c’est la position <strong>de</strong> Jaurès,<br />

unir le prolétariat par <strong>de</strong>ssus la question<br />

religieuse qui est juste, plutôt que celle<br />

<strong>de</strong> Gues<strong>de</strong> qui pense qu’il faut préalablement<br />

détruire l’Église quitte à faire cause<br />

commune avec <strong>de</strong>s républicains bourgeois.<br />

Mais il ressort <strong>de</strong> tout cela, que l’Église<br />

catholique n’accepte la République qu’au<br />

moment <strong>de</strong> la Libération, soit en 1944. Cette<br />

question a donné lieu à un affrontement<br />

<strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 150 ans, elle a donc largement<br />

janvier 2013<br />

façonné les mentalités.<br />

Cette déchristianisation <strong>de</strong><br />

masse et cette opposition à<br />

la religion ont eu d’autres<br />

conséquences dans le mouvement<br />

ouvrier. L’étu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s vagues <strong>de</strong> xénophobie<br />

en France, toujours liées<br />

à une crise économique<br />

ou politique ont souvent<br />

pris un tour antireligieux.<br />

C’est vrai lors<br />

<strong>de</strong>s émeutes anti-Belges<br />

<strong>de</strong>s années 1880 dans le<br />

Nord-Pas-<strong>de</strong>-Calais, c’est<br />

vrai aussi pour les premiers<br />

arrivants italiens qui<br />

se voient reprocher leur<br />

comportement religieux<br />

ostentatoire. À Marseille<br />

les dockers italiens sont<br />

ainsi surnommés péjorativement<br />

les « christos ».<br />

Et il semble que ce soit<br />

vrai aussi pour les Polonais<br />

dans l’entre-<strong>de</strong>ux-guerres.<br />

Je suis tout à fait d’accord avec la thèse<br />

que développe Samy Johsua dans un texte<br />

récent qui, dans la filiation <strong>de</strong> Marx, Engels<br />

et Jaurès indique l’idée suivante : tout en<br />

maintenant sous forme d’éducation populaire<br />

la lutte contre l’obscurantisme, achever<br />

la séparation <strong>de</strong> l’État et <strong>de</strong>s Églises, mais<br />

ne pas faire <strong>de</strong> la religion une fracture au<br />

sein du prolétariat.<br />

Cela suppose le refus <strong>de</strong> toute politique<br />

éradicatrice (quoiqu’on en pense et même<br />

pour moi), mais parce que l’hostilité à la<br />

religion dans ce pays est extrêmement<br />

profon<strong>de</strong> pour <strong>de</strong> bonnes et sans doute <strong>de</strong><br />

moins bonnes raisons, cela suppose aussi<br />

<strong>de</strong> proscrire toute politique <strong>de</strong> conciliation<br />

vis-à-vis d’une religion même minoritaire.<br />

Samy rappelle dans ce texte que selon<br />

un sondage Ifop, si 65 % <strong>de</strong>s catholiques<br />

pratiquants répon<strong>de</strong>nt oui à la question :<br />

« À votre avis, l’Église doit-elle intervenir en<br />

politique ?», 83 % <strong>de</strong>s Français répon<strong>de</strong>nt<br />

non (88 % pour les électeurs <strong>de</strong> Mélenchon<br />

et 85 % pour les électeurs <strong>de</strong> Le Pen, ce<br />

<strong>de</strong>rnier chiffre expliquant peut-être aussi<br />

les hésitations <strong>de</strong> ce parti à la manifestation<br />

contre le mariage pour tous).<br />

3. l’émeute<br />

et l’insurrection sociale<br />

Mais le principal acquis <strong>de</strong> la Révolution<br />

française dans ce pays, est peut-être justement<br />

la familiarité avec l’idée <strong>de</strong> révolution<br />

non pas 1917 ou la Commune mais bien<br />

1789. Même peu ou mal enseignée, même<br />

floue, cette idée que la révolution est dans<br />

le paysage, qu’elle est aussi une solution<br />

possible existe à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés divers et variables<br />

dans l’imaginaire national. En d’autres<br />

termes, la révolution ça parle à toute une<br />

partie <strong>de</strong> ce pays.<br />

Par <strong>de</strong>s voies sans doute complexes, familiales,<br />

régionales, le souvenir <strong>de</strong> la Révolution<br />

française s’est largement transmis. Et il est<br />

toujours fascinant <strong>de</strong> croiser la carte <strong>de</strong> la<br />

radicalité en 1793 avec celle <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième<br />

partie du xx<br />

5<br />

e siècle. Alors que franchement,<br />

la réalité sociale et économique n’a absolument<br />

rien à voir et qu’il y a eu <strong>de</strong>s vagues<br />

d’immigrations tout au long du xxe siècle.<br />

Je ne sais pas si le communisme, l’anticapitalisme<br />

sont <strong>de</strong>s passions françaises, mais<br />

ce qui est sûr c’est l’ampleur du rejet du<br />

capitalisme qui ressort étu<strong>de</strong> après étu<strong>de</strong><br />

dans ce pays. À vous dégoûter un libéral et<br />

même un social-libéral, même si la traduction<br />

concrète n’est pas toujours évi<strong>de</strong>nte.<br />

Pour reprendre la thèse défendue par Roger<br />

Martelli dans le Rouge est le bleu11 , la force<br />

<strong>de</strong> la radicalité en France, c’est une forme<br />

<strong>de</strong> syncrétisme entre la tradition d’Octobre<br />

et la Révolution française. Pour le dire<br />

autrement, la greffe communiste (au sens<br />

large) a pris en France parce qu’il existait<br />

une tradition révolutionnaire <strong>de</strong>puis la<br />

Révolution Française.<br />

Emmanuel Kant à propos <strong>de</strong> la Révolution<br />

française écrit en 1798 : « cet événement est<br />

trop important, trop mêlé aux intérêts <strong>de</strong><br />

l’humanité, et d’une influence trop vaste sur<br />

toutes les parties du mon<strong>de</strong> pour ne pas <strong>de</strong>voir<br />

être remis en mémoire aux peuples à l’occasion<br />

<strong>de</strong> certaines circonstances favorables et rappelé<br />

lors <strong>de</strong> la reprise <strong>de</strong> nouvelles tentatives <strong>de</strong><br />

ce genre. » Il ajoute aussi : « Dès le début, la<br />

Révolution française ne fut pas l’affaire <strong>de</strong>s<br />

seuls Français » 12 . C’est exactement ce qui<br />

s’est passé. Et périodiquement, le pays, et<br />

en particulier Paris, a été secoué d’émeutes,<br />

d’insurrections, <strong>de</strong> grèves générales.


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

Dès la Déclaration <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> 1789, à côté du<br />

droit à la propriété figure celui <strong>de</strong> la résistance à l’oppression.<br />

Ce droit est amplifié par la déclaration <strong>de</strong> 1793, notamment<br />

avec l’article 35 sur le droit à l’insurrection : « Quand le gouvernement<br />

viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le<br />

peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré <strong>de</strong>s droits<br />

et le plus indispensable <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs. » 13<br />

Le moins qu’on puisse dire c’est que ce droit à l’insurrection<br />

a été abondamment utilisé et que l’affirmation <strong>de</strong> Kant pourtant<br />

écrite en pleine pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> réaction a été vérifiée. Dans<br />

le cours même <strong>de</strong> la Révolution d’abord, tout au long du xix e<br />

siècle ensuite, et enfin il y a quand même eu <strong>de</strong>ux grèves générales<br />

dans ce pays au xx e siècle. C’est peu à l’échelle <strong>de</strong> nos<br />

attentes, à la lumière <strong>de</strong>s autres pays d’Europe occi<strong>de</strong>ntale,<br />

c’est une toute autre affaire... De l’événement inaugural qu’est<br />

la Révolution française, et par l’accumulation <strong>de</strong>s luttes qui<br />

ont suivi dans toute l’histoire <strong>de</strong>puis, il est resté dans ce pays<br />

la mémoire d’un peuple acteur <strong>de</strong> son propre <strong>de</strong>stin. Jusqu’à<br />

quand ? C’est évi<strong>de</strong>mment plus difficile à dire.<br />

3. République, Révolution française :<br />

dépassement<br />

vers la République sociale<br />

ou refus <strong>de</strong> la République bourgeoise<br />

Ce qui peut-être cristallise les différentes approches au sein<br />

du mouvement ouvrier sur le rapport à la République, c’est le<br />

couple origine/nature : origine, c’est d’où vient la République et<br />

il n’y a pas <strong>de</strong> doute sur la réponse, c’est la Révolution. Nature,<br />

c’est quelle classe sert cette République et il n’y a pas <strong>de</strong> doute<br />

non plus sur la réponse, c’est la bourgeoisie. De cette double<br />

question, et en fonction du curseur principal choisi, vont naître<br />

<strong>de</strong>ux positions nettement distinctes au sein du mouvement<br />

ouvrier à partir <strong>de</strong>s années 1830 environ. Là encore le couple<br />

Jaurès/Gues<strong>de</strong> est une bonne indication <strong>de</strong>s positions en<br />

présence. Pour le premier, il s’agit <strong>de</strong> dépasser la Révolution<br />

française dans la République sociale, pour le second la Révolution<br />

française est l’affaire <strong>de</strong> la bourgeoisie et d’elle seule.<br />

1. la république sociale<br />

Dans l’ensemble et compte tenu <strong>de</strong> la composition et <strong>de</strong> l’expérience<br />

politique <strong>de</strong> la salle, je ne pense pas utile <strong>de</strong> s’appesantir<br />

outre mesure sur la nature <strong>de</strong> classe <strong>de</strong> l’État républicain. La<br />

République n’est pas une forme politique indifférenciée dont<br />

le contenu social, bourgeois ou prolétarien, pourrait varier au<br />

gré <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> forces entre les classes. Pour faire simple et<br />

classique, l’État est au service <strong>de</strong>s classes dominantes.<br />

Il faut, en revanche, éviter par trop les anachronismes. L’existence<br />

d’un mouvement ouvrier organisé et autonome n’est<br />

guère vrai avant les années 1830 en France. Cela ne veut pas<br />

dire qu’il n’y a pas eu <strong>de</strong> luttes, <strong>de</strong> grèves auparavant, mais il<br />

n’y a pas <strong>de</strong> caractère politique propre aux prolétaires (entendus<br />

comme les ouvriers et les chômeurs journaliers) dans l’ensemble<br />

plébéien qui constitue le peuple urbain. Et jusqu’en 1848,<br />

socialistes, communistes, républicains forment un magma<br />

largement indifférencié.<br />

Avec le développement <strong>de</strong> l’industrialisation et l’apparition <strong>de</strong><br />

la Première puis <strong>de</strong> la Deuxième Internationale, le contexte<br />

est profondément modifié. Quelles sont les tâches <strong>de</strong> la classe<br />

ouvrière dans ces conditions. Dit autrement, si on s’intéresse<br />

aux premières années <strong>de</strong> la iii e République, la question peut<br />

se résumer ainsi, vaut-il la peine pour la classe ouvrière <strong>de</strong> se<br />

battre pour la République bourgeoise ?<br />

Dans la pério<strong>de</strong> qui court <strong>de</strong> la Commune à la mort d’Engels<br />

la question se pose avec une certaine acuité à trois reprises : face<br />

aux tentatives <strong>de</strong> coup d’État monarchiste <strong>de</strong> Mac-Mahon en<br />

1877-1879, face au boulangisme dans les années 1886-1889<br />

et dans une moindre mesure au début <strong>de</strong>s années 1890 face à<br />

la campagne antiparlementariste <strong>de</strong> la droite autoritaire lors<br />

du scandale <strong>de</strong> Panama.<br />

À chaque fois la position <strong>de</strong> Marx, puis après sa mort, d’Engels,<br />

seront les mêmes. Ils combattront vigoureusement ceux qui<br />

conseillent aux travailleurs français <strong>de</strong> laisser, en restant les bras<br />

croisés, les bourgeois se battre entre eux. C’est notamment le<br />

cas en réponse à un article <strong>de</strong> l’organe central du socialisme<br />

allemand (Vorwärts) intitulé « À bas la République » 14 , mais<br />

aussi par rapport à certaines positions du Parti ouvrier français,<br />

le POF. Toutefois, ils ne se contentent pas <strong>de</strong> combattre<br />

un certain gauchisme, ils combattent aussi un opportunisme<br />

<strong>de</strong> droite qui au nom <strong>de</strong> la défense <strong>de</strong> la République met au<br />

second plan les revendications sociales et se place à la remorque<br />

<strong>de</strong>s libéraux. Au final, par exemple, le POF se battra sur la<br />

position <strong>de</strong> « Ni Boulanger ni Ferry », comme quoi le ni-ni n’est<br />

pas une invention récente.<br />

Alors bien sûr, les combats qui furent ceux du mouvement<br />

ouvrier à l’aube <strong>de</strong> la iii e République n’ont nécessairement<br />

plus la même teneur. À commencer par la guerre <strong>de</strong> 14-18.<br />

Peut-on dire que la République est en danger aujourd’hui ? Et<br />

d’ailleurs quand on parle <strong>de</strong> République <strong>de</strong> laquelle parle-t-on,<br />

la première, la secon<strong>de</strong> ou l’une <strong>de</strong>s trois suivantes ?<br />

On aurait tort <strong>de</strong> réduire l’idéal républicain à la réalité et aux<br />

actes <strong>de</strong> la iii e République pour ne pas parler <strong>de</strong> la quatrième<br />

ou <strong>de</strong> la cinquième. Et en même temps, l’appel aux mânes <strong>de</strong><br />

la République ne peut être compris autrement dans les larges<br />

masses que dans le cadre <strong>de</strong> sa réalité <strong>de</strong>s cent <strong>de</strong>rnières années.<br />

Les formulations <strong>de</strong> Jaurès sont intéressantes à une réserve<br />

près, <strong>de</strong> taille il est vrai. Je pense notamment à <strong>de</strong>ux textes,<br />

d’une part son Introduction à l’histoire socialiste <strong>de</strong> la Révolution<br />

française 15 et d’autre part à un texte intitulé Le socialisme<br />

et la vie 16 . On peut résumer ainsi la position <strong>de</strong> Jaurès : la<br />

Révolution française a ouvert la voie, posé les jalons mais le<br />

produit est une république inachevée qui doit être dépassée<br />

par la révolution sociale.<br />

Le souci n’est pas tant qu’au nom <strong>de</strong> la République on ait<br />

conduit les expéditions coloniales, <strong>de</strong>s politiques chauvines<br />

ou que la République ait été convoquée pour brouiller voire<br />

effacer les frontières <strong>de</strong> classes, si tout cela est absolument vrai<br />

l’argument est en réalité assez faible. Prenez ce qui a été dit et<br />

fait au nom du marxisme et du communisme au xx e siècle, et<br />

vous ne gar<strong>de</strong>rez pas grand chose.<br />

Le problème est donc ailleurs – et j’y reviendrai à la fin <strong>de</strong> cette<br />

intervention – il renvoie à la confusion entretenue entre les<br />

aspirations démocratiques <strong>de</strong> la République et les institutions <strong>de</strong><br />

6 Journées d’étu<strong>de</strong>


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

l’État. La référence <strong>de</strong> la République comme<br />

perspective stratégique fusionnant libertés<br />

démocratiques et institutions étatiques est<br />

une impasse pour l’émancipation sociale.<br />

Pour le dire franchement, il me semble que<br />

c’est là une limite <strong>de</strong> Jaurès, le socialisme<br />

ne résulte pas d’une radicalisation <strong>de</strong> la<br />

République. Le dépassement passe par<br />

<strong>de</strong>s cassures, <strong>de</strong>s discontinuités, le cœur <strong>de</strong><br />

tout cela étant la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> la vieille<br />

machine d’État<br />

2. l’universel masculin<br />

Je passerai vite sur la question <strong>de</strong> l’universel<br />

masculin qui sera repris dans l’intervention<br />

<strong>de</strong> Louis-Marie Barnier. Les<br />

hommes naissent libres et égaux... mais<br />

pas les femmes. Si la question du suffrage<br />

universel masculin ainsi que l’abolition <strong>de</strong><br />

l’esclavage sont obtenus dans le cours même<br />

du développement et <strong>de</strong> la radicalisation<br />

<strong>de</strong> la Révolution française, il en va tout<br />

autrement du droit <strong>de</strong> vote <strong>de</strong>s femmes<br />

même si la question a été posée par Olympe<br />

<strong>de</strong> Gouge ou Condorcet. Si la France est le<br />

pays <strong>de</strong> la Révolution française, il est aussi<br />

celui <strong>de</strong> la loi salique.<br />

Ce droit <strong>de</strong> vote n’interviendra qu’à la<br />

Libération en 1944. Certes il y a <strong>de</strong>s raisons<br />

institutionnelles à ce droit tardif avec<br />

l’opposition du Sénat sans qui le droit <strong>de</strong><br />

vote <strong>de</strong>s femmes aurait sans doute été acquis<br />

dans les années 1920.<br />

Mais, sur cette question en particulier, il<br />

n’est pas bien que le mouvement ouvrier<br />

ait été en avance sur le mouvement républicain.<br />

Les mots <strong>de</strong> Proudhon sur la femme<br />

« ménagère ou courtisane » 17 , c’est-à-dire la<br />

mère ou la putain viennent <strong>de</strong> loin.<br />

C’est sans doute que la question <strong>de</strong> l’émancipation<br />

ne se réduit pas à la question<br />

sociale. Sur ce sujet comme sur d’autres,<br />

le compte n’y est pas.<br />

3. état émancipateur/état<br />

léviathan<br />

Je terminerai par quelques réflexions sur<br />

la question <strong>de</strong> l’État dont la centralisation<br />

précè<strong>de</strong> <strong>de</strong> beaucoup l’invention <strong>de</strong> la<br />

France, disons en gros à partir <strong>de</strong> Louis<br />

xi et ensuite avec le développement <strong>de</strong><br />

l’absolutisme royal au xvii e siècle.<br />

Il y a un premier problème, celui <strong>de</strong> la nature<br />

<strong>de</strong> classe <strong>de</strong> cet État, qui République ou non<br />

est un État bourgeois. C’est un aspect que<br />

je considère acquis entre nous mais qui là<br />

encore n’est pas une coupure mouvement<br />

républicain/mouvement ouvrier mais une<br />

ligne <strong>de</strong> partage au sein même du mouvement<br />

ouvrier. C’est une différenciation<br />

entre l’adaptation et la rupture ou plus<br />

classiquement entre réforme et révolution.<br />

Deuxième élément qui à la lumière <strong>de</strong>s<br />

expériences du xx e siècle doit sans doute<br />

susciter une plus gran<strong>de</strong> attention <strong>de</strong> notre<br />

janvier 2013<br />

part, ce sont les phénomènes <strong>de</strong> bureaucratisation,<br />

<strong>de</strong> confiscation <strong>de</strong>s pouvoirs. Certes,<br />

il peut y avoir <strong>de</strong>s effets contradictoires<br />

dans certains contextes et la pression du<br />

mouvement <strong>de</strong> masse sur la longue durée<br />

à un effet sur l’État. Mais l’État parce qu’il<br />

sort <strong>de</strong> la société construit <strong>de</strong> l’ordre social.<br />

Et franchement, à l’aune <strong>de</strong> l’expérience<br />

soviétique l’approche étatique pour sortir<br />

du marché n’est guère probante. On peut<br />

certes résoudre la question en postulant<br />

que c’est un problème <strong>de</strong> personnes ou<br />

d’orientation, mais le développement <strong>de</strong><br />

couches bureaucratiques dans le cadre <strong>de</strong>s<br />

institutions étatiques (ou non d’ailleurs) et<br />

bien trop général pour ne pas interroger.<br />

Le socialisme n’est pas seulement l’égalité,<br />

c’est aussi l’émancipation, c’est-à-dire la<br />

liberté. La tentation autoritaire d’imposer<br />

l’égalité sans la société, voire contre la société,<br />

par la seule force <strong>de</strong> la loi a existé et existe<br />

dans le mouvement ouvrier. Elle repose<br />

quelque part sur l’idée que la conscience<br />

vient <strong>de</strong> l’extérieur. Idée bien pratique, car<br />

elle justifie les errements tant à l’intérieur<br />

qu’à l’extérieur. L’exportation <strong>de</strong> la mission<br />

civilisatrice <strong>de</strong> la France n’a pas commencé<br />

avec la colonisation et encore moins avec<br />

la iii e République mais dès 1794/1795. Et<br />

en 1811, la France <strong>de</strong>s 130 départements<br />

va <strong>de</strong> Hambourg à Rome...<br />

Une chose dans la situation actuelle, celle<br />

d’une résistance pied à pied face à l’offensive<br />

capitaliste, est d’essayer d’utiliser l’État et<br />

la législation pour maintenir un certain<br />

nombre <strong>de</strong> droits. Tout autre est l’idée<br />

que cet État pourrait être l’émancipateur<br />

<strong>de</strong> la société.<br />

Conclusion<br />

La Révolution française est un événement<br />

d’une telle ampleur qu’elle continue à avoir<br />

<strong>de</strong>s effets politiques en profon<strong>de</strong>ur connus<br />

ou masqués.<br />

À la fois singulière et universelle, elle a<br />

1. Engels, Les travailleurs européens en 1877 in Marx/<br />

Engels et la troisième république, p100, Éditions<br />

sociales.<br />

2. L’imaginaire national, Benedict An<strong>de</strong>rson, La<br />

découverte<br />

3. Karl Deutsch, cité in Comment le peuple juif fut<br />

inventé, Shlomo Sand, Champs essais<br />

4. La Révolution Française, Un événement <strong>de</strong> la raison<br />

sensible, Sophie Wahnich, Hachette<br />

5. http://www.marxists.org/francais/marx/<br />

works/1851/12/brum9.htm<br />

6. http://www.marxists.org/francais/engels/<br />

works/1895/03/fe18950306.htm<br />

7. http://www.marxists.org/francais/lenin/<br />

works/1905/08/vil19050800q.htm<br />

8. La formation <strong>de</strong> la classe ouvrière anglaise,<br />

Thompson, Points Histoire<br />

9. http://www.atheismeinternational.com/IMG/jpg/<br />

commune_<strong>de</strong>_paris-5.jpg<br />

10. Pour plus <strong>de</strong> détails, voir le <strong>de</strong>rnier chapitre sur<br />

par bien <strong>de</strong>s aspects façonné les enjeux,<br />

les débats et en réalité la texture même <strong>de</strong><br />

toute la gauche française dans sa diversité,<br />

y compris pour ceux qui la trouvent par<br />

trop encombrante.<br />

À bien <strong>de</strong>s égards, les débats, les <strong>questions</strong><br />

posées par la Révolution <strong>de</strong> 1789 continuent<br />

<strong>de</strong> nourrir l’imaginaire politique et social<br />

<strong>de</strong> ce pays. Reprendre l’analyse <strong>de</strong>s traits<br />

saillants, <strong>de</strong>s fulgurances mais aussi <strong>de</strong>s<br />

impasses sur plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux siècles est plus<br />

que jamais utile pour aller <strong>de</strong> l’avant, lié<br />

« à son histoire et par son histoire » disait le<br />

vieux Engels.<br />

La question <strong>de</strong> la République, par exemple,<br />

ne peut se poser aujourd’hui dans les mêmes<br />

termes que ceux <strong>de</strong> l’an ii, ou même <strong>de</strong> la<br />

fin du xix e siècle. Le bilan du xx e siècle,<br />

<strong>de</strong> la guerre <strong>de</strong> 1914, en passant par les<br />

guerres coloniales est passé par là. Il n’y a<br />

pas <strong>de</strong> retour possible aux sources, souvent<br />

mythifiées d’ailleurs, comme si tout cela<br />

n’était qu’une parenthèse et qu’il fallait<br />

juste retrouver le fil cassé. Il y a un passif<br />

et il est indélébile. C’est au <strong>de</strong>meurant la<br />

même chose pour le communisme même<br />

si c’est une autre histoire.<br />

Mais à l’inverse construire, reconstruire<br />

un projet émancipateur majoritaire, un<br />

grand discours unifiant, ne pourra se faire<br />

sur la base <strong>de</strong> l’ignorance d’un passé qui<br />

<strong>de</strong>meure si présent.<br />

Dépasser la République bourgeoise vers<br />

la République sociale ne se fera pas dans<br />

la continuité mais dans la rupture avec les<br />

institutions étatiques. Mais si le bilan du<br />

productivisme dans la gauche radicale est<br />

en cours, les sirènes <strong>de</strong> l’étatisation sont<br />

encore bien présentes. Et si la République<br />

doit être sociale, il reste aussi beaucoup à<br />

faire pour qu’elle soit autogestionnaire...<br />

la construction <strong>de</strong> la basilique du sacré-cœur dans<br />

Paris, capitale <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, David Harvey, Prairies<br />

Ordinaires<br />

11. Le Rouge et le bleu, Roger Martelli, L’Atelier<br />

12. http://www.gauchemip.org/spip.php?article13439<br />

13. http://www.conseil-constitutionnel.fr/<br />

conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/<br />

les-constitutions-<strong>de</strong>-la-france/constitution-du-24juin-1793.5084.html<br />

14. Marx Engels et la Troisième République<br />

1871/1895 p93<br />

15. http://www.matierevolution.org/spip.<br />

php?article188815<br />

16. http://fr.wikisource.org/<br />

wiki/%C3%89tu<strong>de</strong>s_socialistes/<br />

Le_Socialisme_et_la_vie16<br />

17. http://libertarian-labyrinth.org/archive/<br />

The_Proudhon-d%E2%80%99H%C3%A9ricourt_<br />

Debate<br />

7


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

République et oppressions,<br />

le « droit égal », c’est l’affaire <strong>de</strong> tous<br />

Louis-Marie Barnier<br />

Cet exposé s’inscrit<br />

dans <strong>de</strong>s journées d’étu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> la <strong>Gauche</strong> anticapitaliste.<br />

Il se permet donc <strong>de</strong> faire<br />

l’impasse sur un certain<br />

nombre d’éléments<br />

stratégiques qui viendront<br />

plus tard dans la journée<br />

enrichir ce propos,<br />

ce qui risque à défaut <strong>de</strong> le<br />

faire paraître déséquilibré<br />

sur un certain nombre<br />

<strong>de</strong> <strong>questions</strong>.<br />

De même, et parce qu’il<br />

se situe dans ce cadre,<br />

il risque d’être plus affirmatif<br />

que démonstratif<br />

sur un certain nombre<br />

d’éléments concernant<br />

les oppressions, afin <strong>de</strong> mettre<br />

l’accent sur les dimensions<br />

<strong>de</strong> débat.<br />

Nous nous permettrons<br />

donc <strong>de</strong> renvoyer à d’autres<br />

textes concernant<br />

l’approfondissement<br />

<strong>de</strong> certains points.<br />

L es<br />

sociétés, historiquement, sont le<br />

lieu d’oppressions spécifiques diverses,<br />

telles que l’oppression <strong>de</strong>s femmes, <strong>de</strong>s<br />

immigréEs, <strong>de</strong>s handicapéEs, <strong>de</strong>s homosexuelLEs…<br />

Le capitalisme les (re)configure<br />

dans un rapport global capital/travail qui leur<br />

donne leur forme sociale actuelle, même si<br />

ces oppressions font souvent appel à <strong>de</strong>s ressorts<br />

plus profonds. Les résistances contre les<br />

oppressions, et donc les mouvements sociaux<br />

qui structurent ces résistances, s’inscrivent<br />

donc « objectivement » dans une lutte globale<br />

contre le capitalisme. 1 Pour autant rien n'est<br />

si simple, et la compréhension <strong>de</strong> l'enjeu<br />

central <strong>de</strong> l'affrontement avec le capitalisme<br />

ne va pas <strong>de</strong> soi. Les mouvements sociaux<br />

contre les oppressions prennent souvent la<br />

forme d'une idée abstraite <strong>de</strong> l'égalité ou <strong>de</strong><br />

l'émancipation, n'inscrivant pas ces luttes<br />

dans la lecture <strong>de</strong>s rapports sociaux réels <strong>de</strong><br />

la société capitaliste.<br />

Mais réciproquement, les mouvements révolutionnaires<br />

ne donnent souvent qu’un statut<br />

annexe à ces luttes par rapport à la prise du<br />

pouvoir. Elles sont pourtant « le carburant<br />

<strong>de</strong> la révolution » suivant une expression<br />

<strong>de</strong> Daniel Bensaïd 2 . Mais ne sont-elles pas<br />

plus que ça ? La rencontre du mouvement<br />

ouvrier avec le mouvement républicain, qui<br />

ont grandi ensemble <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux siècles, a<br />

permis d'avancer quelques pistes. Une <strong>de</strong><br />

ces rencontres s'est faite autour du droit <strong>de</strong><br />

vote et <strong>de</strong> l'exigence du suffrage universel,<br />

tel que le mouvement <strong>de</strong>s Suffragettes en<br />

Gran<strong>de</strong>-Bretagne. Laissant la question (centrale)<br />

du suffrage universel, qui nécessiterait<br />

un développement en soi, nous proposons<br />

d'abor<strong>de</strong>r cette relation entre mouvements<br />

ouvrier et républicain à travers la notion <strong>de</strong><br />

citoyenneté.<br />

La révolution a porté (et a été portée par) la<br />

force <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> l’homme et du citoyen.<br />

Ils ont pu représenter, au nom <strong>de</strong> l’égalité <strong>de</strong>s<br />

droits entre tous citoyens, une réponse aux<br />

oppressions spécifiques que nous étudierons<br />

dans la première partie. Nous proposons<br />

d’abor<strong>de</strong>r dans la secon<strong>de</strong> partie les oppressions<br />

à travers la notion <strong>de</strong> rapport social,<br />

notion qui permet <strong>de</strong> donner toute leur<br />

dimension émancipatrice aux luttes contre<br />

les oppressions. Enfin, nous interrogerons<br />

le droit, l’appel au « droit égal », et ce que sa<br />

sollicitation nous apprend sur l'État.<br />

Juste une remarque avant <strong>de</strong> commencer,<br />

j’interviens <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années en formation<br />

syndicale et je fais souvent étudier l’actualité<br />

<strong>de</strong> la Charte d’Amiens. Pour les stagiaires,<br />

la définition du mot « oppression » n’est pas<br />

spontanée, quelquefois une femme annonce<br />

qu’elle la connait à cause <strong>de</strong> l’oppression <strong>de</strong>s<br />

femmes, mais souvent le stage entier se met<br />

d’accord pour définir l’oppression comme<br />

« pression » sur les salariés… Il reste donc<br />

beaucoup à reprendre dans ce domaine !<br />

1/ La réponse paradoxale<br />

<strong>de</strong> la citoyenneté<br />

La révolution française a nié les oppressions<br />

spécifiques. Mais elle leur a apporté une<br />

réponse particulière, qui, tout en les niant,<br />

propose une voie pour leur dépassement :<br />

la citoyenneté.<br />

le mythe <strong>de</strong> la citoyenneté<br />

républicaine<br />

Dans la représentation imaginaire proposée<br />

pour la société, les révolutionnaires <strong>de</strong> 1789<br />

refusent les corps intermédiaires. Plus le<br />

processus enclenché par 1789 va progresser,<br />

plus cette idée sera forte : seul l'État doit<br />

diriger la Nation.<br />

C’est donc la négation <strong>de</strong> la société civile<br />

comprise comme somme d’intérêts particuliers<br />

: « La société civile embrasse l'ensemble <strong>de</strong>s<br />

rapports matériels <strong>de</strong>s individus à l'intérieur<br />

d'un sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> développement déterminé <strong>de</strong>s<br />

forces productives. Elle embrasse l'ensemble <strong>de</strong><br />

la vie commerciale et industrielle d'une étape<br />

et débor<strong>de</strong> par là même l'État et la nation<br />

[…] L'organisation sociale issue directement<br />

<strong>de</strong> la production et du commerce […] forme<br />

en tout temps la base <strong>de</strong> l'État et du reste <strong>de</strong><br />

la superstructure idéaliste. 3 »<br />

La nuit du 4 aout 1789 abolit les privilège,<br />

elle déclare que chacun est « libre et égal », a<br />

<strong>de</strong>s droits égaux. Le point d’orgue <strong>de</strong> cette<br />

démonstration va se faire à travers la loi Le<br />

Chapelier (juin 1791), qui interdit tout<br />

droit <strong>de</strong> coalition (ce qui regroupe à la fois le<br />

droit <strong>de</strong> grève et d’association). Les maîtres<br />

et compagnons ne peuvent prendre d’arrêtés<br />

sur leurs « prétendus intérêts communs ». Ceci<br />

concerne aussi bien le mouvement syndical<br />

que patronal (après la reconnaissance du<br />

droit <strong>de</strong> grève en 1864, il faut attendre 1884<br />

pour l’autorisation du Comité <strong>de</strong>s forges).<br />

Fondamentalement, la loi Le Chapelier est<br />

un refus non pas <strong>de</strong> l’existence d’intérêts<br />

particuliers ou contradictoires, mais <strong>de</strong> leur<br />

résolution à travers <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> forces<br />

collectifs. L'État porte l’intérêt général : c’est<br />

donc lui qui tranche les différends entre<br />

particuliers. Toutes les <strong>questions</strong> particulières<br />

doivent trouver leur solution à travers la<br />

défense <strong>de</strong> l’intérêt général.<br />

mais la révolution avance aussi<br />

une dimension émancipatrice<br />

8 Journées d’étu<strong>de</strong>


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

fondamentale un homme = une<br />

femme = une immigrée = une jeune<br />

= une homosexuelle = une voix<br />

On ne dira jamais assez la force émancipatrice<br />

<strong>de</strong> cette idée <strong>de</strong> citoyenneté, qui donne<br />

autant <strong>de</strong> poids à chacun <strong>de</strong>s participants<br />

à la société. C’est en son nom que tant <strong>de</strong><br />

mouvements d’émancipation se sont faits.<br />

Elle structure notre projet d’émancipation.<br />

La révolution a construit un objet, c’est le<br />

« sujet <strong>de</strong> droit », toute personne pouvant<br />

conclure un contrat en son nom. Une date<br />

rappelée souvent, dans la longue marche<br />

du mouvement <strong>de</strong> libération <strong>de</strong>s femmes,<br />

c’est quand elles ont pu ouvrir un compte<br />

en banque à leur nom sans l’autorisation<br />

<strong>de</strong> leur mari, en 1965. Mais pour nous<br />

les rapports sociaux ne se réduisent pas à<br />

cette conception contractuelle <strong>de</strong> la société.<br />

L’évolution entre les trois Déclarations <strong>de</strong><br />

l’homme et du citoyen (1789, 1793, 1795)<br />

rappelle d’ailleurs combien la secon<strong>de</strong>,<br />

qui donne <strong>de</strong>s droits à tout « homme et<br />

citoyen », s’oppose à la troisième marquée<br />

par la contre-révolution thermidorienne<br />

associant « droits et <strong>de</strong>voirs ».<br />

Ce citoyen s’opposait au modèle du droit<br />

statutaire <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> féodale : chacun<br />

possédait un pouvoir défini par son statut.<br />

L’abolition <strong>de</strong>s privilèges du 4 aout<br />

correspond aussi à l’interdiction <strong>de</strong> toutes<br />

les hiérarchies qui structuraient la société<br />

(dont les corporations). En cela, l’idée qu’on<br />

aurait <strong>de</strong>s droits différents, suivant qu’on<br />

est un homme ou une femme, un immigré<br />

étranger ou un « Français » (les immigrés<br />

votent aux élections prudhomales <strong>de</strong>puis<br />

1982, mais ne sont toujours pas éligibles),<br />

relève bien <strong>de</strong> cette logique statutaire qu’il<br />

faut sans cesse dénoncer.<br />

Certes la réponse dans le cadre capitaliste<br />

reste celle d’une démocratie formelle. Des<br />

courants marxistes dénoncent d’ailleurs le<br />

masque <strong>de</strong> « l’égalité formelle » qui permet<br />

<strong>de</strong> mieux accepter <strong>de</strong> se faire exploiter.<br />

Mais c’est la force émancipatrice <strong>de</strong> la<br />

citoyenneté qui nous intéresse ici.<br />

Une certaine approche républicaine pourrait<br />

croire advenue la fin <strong>de</strong>s oppressions dès<br />

lors que l’égalité républicaine est obtenue<br />

et appliquée. Les luttes contre les discriminations<br />

mettent souvent l’accent sur<br />

l’égalité, comme un idéal abstrait, sans<br />

considérer comment ces rapports sociaux<br />

organisent la société.<br />

Nous avons <strong>de</strong>ux réponses à cette approche.<br />

Nous <strong>de</strong>vons à Balibar l’insistance sur<br />

l’idée que la citoyenneté porte aussi sa<br />

propre limite : elle ne s’applique qu’en<br />

co-construction avec la nation, laquelle<br />

implique l’exclusion <strong>de</strong> ceux qui n’y sont<br />

pas voire l’opposition aux autres. La nation<br />

se construit contre les autres nations.<br />

Mais surtout, c’est une incompréhension<br />

janvier 2013<br />

<strong>de</strong> la nature <strong>de</strong>s oppressions, qui trouvent<br />

leur sens dans les rapports sociaux.<br />

2/ L’homme est<br />

le produit <strong>de</strong> rapports<br />

sociaux<br />

Réfléchir en termes <strong>de</strong> rapports sociaux<br />

plutôt qu’en termes d’oppression ou <strong>de</strong><br />

domination, permet <strong>de</strong> mieux comprendre<br />

ce qui se joue dans la société capitaliste et<br />

d’associer ces luttes au combat anticapitaliste.<br />

1.qu’est-ce qu’un rapport social ?<br />

Marx nous dit : « L’essence humaine n’est pas<br />

une abstraction inhérente à l’individu singulier.<br />

Dans sa réalité, c’est l’ensemble <strong>de</strong>s rapports<br />

sociaux. » (6 e thèse sur Feuerbach). Mais<br />

qu’est-ce donc que ces rapports sociaux ?<br />

Voici quelques exemples <strong>de</strong> mouvements<br />

sociaux et <strong>de</strong> rapports sociaux : oppressions<br />

<strong>de</strong>s femmes ; rapport social <strong>de</strong> « race » ; oppression<br />

<strong>de</strong> la classe ouvrière ; rapport entre<br />

individus biens portants/handicapés. Il en<br />

est tant d’autres, le co<strong>de</strong> du travail prévoit<br />

quatorze cas <strong>de</strong> discrimination…<br />

Quelques idées brèves à ce sujet 4 :<br />

Les groupes sociaux se déterminent autour<br />

<strong>de</strong> rapports sociaux. Ils n’existent pas pour<br />

eux-mêmes, mais sont définis par ces oppositions<br />

(homme/femme, blanc/noir).<br />

Il existe donc une co-construction <strong>de</strong>s<br />

groupes sociaux antagoniques dans leur<br />

relation réciproque. Comme le dit Marx<br />

dans le Manifeste, l’histoire est l’histoire<br />

<strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong> classe, du rapport entre <strong>de</strong>ux<br />

groupes dominants et dominés, pas <strong>de</strong> la<br />

domination d’un groupe.<br />

Les groupes s’opposent autour d’un enjeu :<br />

ici, dans la société capitaliste, c’est fondamentalement<br />

la division sociale du travail,<br />

prise au sens le plus large. Les femmes dans<br />

la sphère <strong>de</strong> la reproduction du travail, les<br />

immigréEs dans les travaux sales… mais cet<br />

enjeu peut être reformulé par l’idéologie<br />

dominante (l’égalité <strong>de</strong>vient égalité <strong>de</strong>s<br />

chances). Le combat contre l’homophobie<br />

tourne autour <strong>de</strong> l’ordre moral, contrepoint<br />

<strong>de</strong> l’ordre social.<br />

Fondamentalement, l’oppression s’accompagne<br />

d’un double processus : la division<br />

sociale du travail et la valeur différente<br />

attribuée aux différentes tâches.<br />

La forme idéologique <strong>de</strong> la domination<br />

(racisme, sexisme, etc.) vient parachever<br />

le système, en offrant un cadre qui permet<br />

<strong>de</strong> penser l’autre comme inférieur, et donc<br />

« rendre naturelle » sa position sociale.<br />

Les rapports sociaux sont construits historiquement,<br />

ils ont une histoire, ils ne sont<br />

pas « naturels ».<br />

2.i<strong>de</strong>ntités multiples<br />

Chacun relève <strong>de</strong> différents rapports sociaux.<br />

On est à la fois homme ou femme, blanc<br />

ou noir, homosexuel ou hétérosexuel…<br />

Chacun <strong>de</strong>s combats spécifiques contre<br />

l’oppression nous implique à plus d’un titre.<br />

Les trois rapports sociaux <strong>de</strong> « race », <strong>de</strong><br />

classe et <strong>de</strong> genre sont les plus fortement<br />

imbriqués aux rapports d’exploitation, ils<br />

s’imbriquent, se combinent, il faut les penser<br />

comme consubstantiels et non comme<br />

existant chacun séparément, comme le<br />

souligne D. Kergoat. 5<br />

3.tous les rapports sociaux<br />

s’inscrivent dans les rapports<br />

capitalistes,<br />

mais ne s’y réduisent pas.<br />

Les rapports d’exploitation ten<strong>de</strong>nt à mo<strong>de</strong>ler<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s rapports sociaux :<br />

« Le capitalisme ne se réduit pas aux rapports<br />

entre le patronat et les exploitéEs. Il est plus<br />

qu’un rapport économique. Il tend à mo<strong>de</strong>ler<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s rapports sociaux. Le rapport<br />

d’exploitation s’efforce <strong>de</strong> se subordonner<br />

toute la société. Il pénètre progressivement<br />

tous les aspects <strong>de</strong> la vie, imposant en même<br />

temps la marchandisation <strong>de</strong> toutes les activités<br />

humaines. Ayant comme moteur la<br />

production sans fin du profit et la mise en<br />

valeur du capital, il englobe désormais dans<br />

sa phase globalisée la planète entière. C’est<br />

<strong>de</strong> son extension que procè<strong>de</strong> la nécessité et<br />

la possibilité d’unifier les divers combats <strong>de</strong>s<br />

exploitéEs et <strong>de</strong>s oppriméEs. » 6<br />

4.les luttes <strong>de</strong>s mouvements<br />

sociaux ont une dimension<br />

émancipatrice, qui<br />

ne résume pas À une question<br />

d’égalité.<br />

C’est à travers les luttes <strong>de</strong> ces mouvements<br />

sociaux que peuvent se définir <strong>de</strong> nouveaux<br />

rapports sociaux.<br />

Trois arguments sont traditionnellement<br />

mis en avant dans notre courant pour<br />

promouvoir l’autonomie <strong>de</strong> ces mouvements<br />

sociaux : ces mouvements posent<br />

<strong>de</strong>s <strong>questions</strong> politiques avec une perception<br />

propre que nous <strong>de</strong>vons intégrer ; la<br />

dimension émancipatrice <strong>de</strong> ces combats<br />

spécifiques ne peut être inféodée à la <strong>stratégie</strong><br />

<strong>de</strong> partis ; la révolution ne résoudra<br />

pas ces oppression spécifiques (même si les<br />

conditions matérielles permettent <strong>de</strong> les<br />

dépasser). Cette autonomie est essentielle<br />

pour notre projet révolutionnaire, parce<br />

que les schémas d’émancipation que nous<br />

défendons reposent sur la prise en charge<br />

par les opprimés eux-mêmes <strong>de</strong> la lutte<br />

contre leur oppression. C’est au sein <strong>de</strong>s<br />

rapports sociaux, et donc au sein même<br />

<strong>de</strong> leur refus collectif, que s’élaborent les<br />

outils/bases pour dépasser les oppressions. 7<br />

5.pourquoi bourdieu n’est pas<br />

marxiste<br />

En ce sens, mettre l’accent sur la seule<br />

9


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

Photothèque Rouge/nils<br />

domination, comme a pu le faire Bourdieu (par ailleurs<br />

passionnant à lire), ne permet pas <strong>de</strong> comprendre<br />

comment les groupes sociaux s’organisent autour <strong>de</strong><br />

leur affrontement. C’est ici accepter pour seule lecture<br />

<strong>de</strong> la société le paradigme dominant, sans y intégrer<br />

les résistances ou les contradictions <strong>de</strong> la situation.<br />

Son approche conduit à un pessimisme historique :<br />

pourquoi un groupe opprimé <strong>de</strong>viendrait-il tout d’un<br />

coup capable <strong>de</strong> se libérer, alors même qu’il est obligé<br />

<strong>de</strong> penser dans les cadres <strong>de</strong> la culture dominante, et<br />

que sa seule perspective est soit <strong>de</strong> se conformer par<br />

solidarité au groupe dominé, soit <strong>de</strong> « s’assimiler l’idéal<br />

dominant » 8 par la promotion individuelle 9 ? Lui répond<br />

d'ailleurs l'image <strong>de</strong> la grève générale insurrectionnelle,<br />

où, brusquement libéré <strong>de</strong> ses chaîne, le prolétariat<br />

<strong>de</strong>viendrait sujet révolutionnaire.<br />

Au contraire, le marxisme est une théorie <strong>de</strong> la<br />

contradiction.<br />

C‘est évi<strong>de</strong>mment la recherche <strong>de</strong> l’hégémonie par le<br />

prolétariat suivant le schéma gramscien qui contredit<br />

le mieux cette approche par la domination : préfigurer<br />

d’autres rapports sociaux déjà sous le régime capitaliste,<br />

convaincre qu’ils représentent un progrès pour toute<br />

la société, approche qui enrichit d’ailleurs certains<br />

modèles simplificateurs <strong>de</strong> la construction d’une<br />

contre-hégémonie du prolétariat.<br />

Le chemin <strong>de</strong> l'État, à travers l’exigence <strong>de</strong> droits,<br />

permet d’avancer quelques pistes dans le sens d’une<br />

centralisation du combat anticapitaliste.<br />

3/ L'État,<br />

source d’oppression, chemin<br />

<strong>de</strong> l’émancipation ?<br />

Les résistances à l’oppression trouvent une expression<br />

institutionnelle. On retrouvera cela lorsqu’on analysera<br />

plus tard les institutions. C’est même souvent la<br />

forme institutionnelle qui structure sous une certaine<br />

forme les groupes <strong>de</strong> résistance. Le groupe y gagne<br />

une reconnaissance institutionnelle, pour rendre<br />

légitime la constitution d’un groupe <strong>de</strong>s opprimés<br />

et organiser sa représentation, construire le rapport<br />

<strong>de</strong> forces. Le syndicalisme en est sans doute la forme<br />

la plus criante, mais les mouvements associatifs, ou<br />

la forme institutionnelle <strong>de</strong> la Gay Pri<strong>de</strong> montrent<br />

que pour exister, il faut s’inscrire dans les institutions<br />

(voire dans les rapports marchands !)…<br />

Cette forme institutionnelle prend la forme <strong>de</strong> luttes<br />

pour la reconnaissance <strong>de</strong> droits… Nous pouvons<br />

discerner trois étapes dans cette démarche.<br />

<strong>de</strong>s droits concrets, sociaux, d’accès à l’éducation,<br />

aux soins, etc. Mais leurs exigences ne<br />

s’arrêtent pas là. Elles ne sauraient non plus<br />

se limiter à une « exigence démocratique »<br />

d’expression politique. Les groupes en lutte<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt la reconnaissance du caractère<br />

inégal <strong>de</strong> la situation.<br />

Ces luttes participent <strong>de</strong> la mise en évi<strong>de</strong>nce<br />

que la politique doit diriger la société, imposer<br />

d’autres normes, politiques celles-ci, par<br />

rapport à un fonctionnement libéral <strong>de</strong> la société où<br />

l’individu agit en fonction <strong>de</strong> son intérêt. Elles valorisent<br />

l’action politique, et donc la possibilité d’un<br />

changement politique. Elles retrouvent les racines du<br />

mouvement républicain, en affirmant la possibilité <strong>de</strong><br />

changer la société.<br />

2. le droit construit le collectif<br />

Se battre pour <strong>de</strong>s droits égaux participe <strong>de</strong> la construction<br />

du collectif <strong>de</strong> lutte, comme représentant d’un<br />

groupe social en tant que tel, groupe reconnu par les<br />

autres. Des formes <strong>de</strong> représentation <strong>de</strong>s mouvements<br />

<strong>de</strong> lutte dans les institutions républicaines consacreraient<br />

cette reconnaissance (voir au Nicaragua, dans<br />

les années 1980, la représentation <strong>de</strong>s mouvements<br />

<strong>de</strong> femmes ou <strong>de</strong> jeunes à l’Assemblée nationale).<br />

C’est peut-être là que le débat avec une approche<br />

républicaine serait le plus fort, nous pensons que<br />

l’émancipation <strong>de</strong>s opprimés sera l’œuvre <strong>de</strong>s opprimés<br />

eux-mêmes. La construction <strong>de</strong> mouvements<br />

autonomes (vis-à-vis <strong>de</strong> l'État, <strong>de</strong>s partis politiques,<br />

<strong>de</strong>s forces religieuses, etc.) est une <strong>de</strong>s exigences pour<br />

pouvoir penser <strong>de</strong> nouveaux rapports sociaux.<br />

3. les droits égaux,<br />

c’est l’affaire <strong>de</strong> toutes<br />

La prise en charge par l'État amène toute la société à<br />

intégrer ces droits comme relevant d’un projet global,<br />

d’un « intérêt général ». L’exigence du droit égal<br />

<strong>de</strong>vient ainsi pour les groupes opprimés un vecteur<br />

pour s’adresser au reste <strong>de</strong> la société.<br />

Le droit n’est pas ici considéré comme une instance<br />

régulatrice <strong>de</strong>s conflits dans une société d’exploitation,<br />

il a une portée « universelle », pour parler comme<br />

Balibar. Il dépasse les situations privées à qui il dénie<br />

le « droit » <strong>de</strong> créer une zone hors loi, « le privé est<br />

politique » disait-on après Mai 68. De même, il a<br />

pour vocation <strong>de</strong> s’imposer dans l’espace privé <strong>de</strong><br />

l’entreprise, où règne l’exploitation. Certes, le droit<br />

républicain (encore lui) place au même niveau les différents<br />

droits, dont celui <strong>de</strong> la propriété privée. C’est<br />

en son nom que les magistrats refusent <strong>de</strong> s’immiscer<br />

dans les décisions <strong>de</strong> licenciement qui relèvent du<br />

pouvoir d’initiative <strong>de</strong> l’employeur 10 .<br />

Il s’agit donc <strong>de</strong> construire une citoyenneté concrète,<br />

basée sur <strong>de</strong>s droits sociaux, à partir <strong>de</strong> l’exigence <strong>de</strong><br />

rapports sociaux différents.<br />

Finalement, on peut distinguer trois approches :<br />

• une approche traditionnelle du mouvement ouvrier,<br />

liant lutte contre les oppressions et unification <strong>de</strong> la<br />

classe ouvrière<br />

• une approche « républicaine », basée sur l’égalité <strong>de</strong>s<br />

droits au sein d’une citoyenneté généralisée<br />

• une approche dynamique cherchant à relier ces<br />

<strong>de</strong>ux approches…<br />

1.les groupes sociaux opprimés se battent<br />

pour <strong>de</strong>s droits égaux<br />

Les luttes <strong>de</strong>s groupes opprimés n’appellent pas à<br />

une égalité formelle, mais réelle. Elles s’appuient<br />

sur la dynamique <strong>de</strong> l’égalité républicaine. Dans le<br />

champ économique, les groupes opprimés refusent la<br />

surexploitation dont ils sont victimes. Ce sont aussi<br />

10 Journées d’étu<strong>de</strong>


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

Prenons par exemple le droit <strong>de</strong> se syndiquer 11 . Une première lecture<br />

pourrait en faire un élément du rapport <strong>de</strong> forces dans l'échange<br />

économique autour du salaire, permettant <strong>de</strong> donner une force<br />

collective à un contrat qui sinon resterait individuel ; une secon<strong>de</strong><br />

approche lie cette exigence au droit fondamental d'expression et<br />

d'organisation (« constitutionnel ») ; une troisième approche met<br />

l'accent sur l'importance pour toute la société que le groupe <strong>de</strong><br />

salariés soit représenté, parce que son organisation structure le<br />

rapport social sur toute la société, il s'agit donc <strong>de</strong> l'intégration<br />

dans l'intérêt général d'un droit spécifique et la loi doit imposer<br />

sa norme <strong>de</strong> fonctionnement y compris dans l'entreprise.<br />

L’exigence du mariage pour toutes et tous relève aussi d’une<br />

première réaction viscérale : pourquoi écarter d’un droit général<br />

<strong>de</strong>s couples homosexuels ? Leur lutte est la nôtre, parce qu’elle<br />

s’oppose à l’homophobie. Elle relève aussi d’une compréhension<br />

plus vaste <strong>de</strong> l’inscription <strong>de</strong> cette lutte dans la remise en cause <strong>de</strong><br />

cette société, où ordre social et ordre moral sont indissociables.<br />

Là encore, la prise en compte d’un droit égal relève <strong>de</strong> la compréhension<br />

que « l’intérêt général » doit intégrer les luttes <strong>de</strong>s<br />

minorités dans un projet plus vaste.<br />

Notons aussi un débat ouvert <strong>de</strong>puis quelques années : la reconnaissance<br />

<strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong>s oppriméEs peut passer non seulement<br />

par le « droit égal » républicain, mais aussi par un droit inégal,<br />

répondant à la situation inégale. Ceci fait allusion à Marx parlant<br />

d’un droit inégal en déclarant « à chacun selon ses besoins ».<br />

Ces approches ne sont pas incompatibles, elles s’enrichissent<br />

mutuellement… Mais aucune ne peut faire l’impasse sur les<br />

autres. C’est une autre forme <strong>de</strong> rencontre entre mouvement<br />

républicain radical et mouvement ouvrier qui se profile alors,<br />

complétant une première rencontre déjà notée par Eric Hobsbawm<br />

: « Ce qu’il y avait <strong>de</strong> nouveau dans le mouvement ouvrier du<br />

début du xix e siècle, c’est une conscience <strong>de</strong> classe et une ambition <strong>de</strong><br />

classe. [...] La révolution française a donné à cette classe nouvelle la<br />

confiance en soi. La révolution industrielle l’a marquée du besoin<br />

d’une mobilisation permanente. » 12<br />

Remarque complémentaire<br />

Il faudrait sans doute approfondir notre approche<br />

marxiste du droit et <strong>de</strong> l'État. On<br />

ne peut résumer l'État à une superstructure,<br />

justifiant une société inégale et masquant<br />

les rapports <strong>de</strong> classe <strong>de</strong> cette société, où la<br />

justice, la police, l’armée, les trois piliers <strong>de</strong><br />

l'État « ban<strong>de</strong> armée », serait à supprimer. Les<br />

luttes pour les droits sociaux participent <strong>de</strong><br />

la construction <strong>de</strong> la classe ouvrière et <strong>de</strong>s<br />

groupes opprimés. Ces luttes marquent <strong>de</strong> leur<br />

empreinte la construction <strong>de</strong> l'État.<br />

Il existe certes différentes sources <strong>de</strong> droits.<br />

Le système républicain a accompagné, simultanément<br />

à la contractualisation <strong>de</strong>s relations<br />

entre <strong>de</strong>ux individus, le contrat passé entre <strong>de</strong>s<br />

groupes d’individus, par exemple les conventions<br />

collectives (à tous niveaux) dans le droit du<br />

travail. Ces droits conventionnels n’ont pas en<br />

France la même portée que dans d’autres pays,<br />

ils doivent être confortés par les arrêtés d’extension,<br />

pris par l'État, qui leur donnent toute<br />

leur portée dans une branche professionnelle.<br />

De même, les décisions <strong>de</strong> la Cour <strong>de</strong> Justice<br />

européenne ont une gran<strong>de</strong> importance, et<br />

l’Europe libérale en fait souvent un instrument<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s lois votées dans les pays (les<br />

jurispru<strong>de</strong>nces contre tout obstacle à la concurrence<br />

le montrent bien). Pourtant, en France<br />

janvier 2013<br />

et ailleurs, l'État reste central dans la construction <strong>de</strong>s droits…<br />

Il existe <strong>de</strong>ux approches du droit. Pour l’une, l’approche libérale,<br />

le droit est le régulateur <strong>de</strong>s échanges économiques entre<br />

individus, il impose les normes <strong>de</strong> l’échange inégal. Le droit égal<br />

bourgeois est alors un masque <strong>de</strong> l’échange inégal <strong>de</strong> la force <strong>de</strong><br />

travail contre le salaire. L’autre approche insiste sur « la citoyenneté<br />

dans la constitution du lien social ». Balibar i<strong>de</strong>ntifie « les droits<br />

<strong>de</strong> l’homme à <strong>de</strong>s droits politiques » à propos <strong>de</strong> la déclaration <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s Droits l’homme et du citoyen. Pour lui, il existe « un ensemble<br />

<strong>de</strong> droits qui ten<strong>de</strong>nt à être incorporés à la citoyenneté elle-même<br />

(même si cette incorporation ne cesse jamais <strong>de</strong> faire débat), et qui,<br />

bien loin <strong>de</strong> s’opposer aux droits politiques (comme le voudrait la<br />

tradition libérale) sont en un sens la partie la plus politique <strong>de</strong> la<br />

citoyenneté. » 13 On voit ici la force <strong>de</strong> l'exigence du respect <strong>de</strong>s droits<br />

fondamentaux, les « communs » anglo-saxons qui reconfigurent<br />

le mouvement altermondialiste actuellement, d'autant que « ce<br />

sont ces droits qui, en tant que nouveaux droits fondamentaux, en<br />

viennent à définir l'humain. » 14<br />

Cette secon<strong>de</strong> approche consacre aussi « l’autonomie <strong>de</strong> l’individu face<br />

à l'État » garantissant ainsi les droits <strong>de</strong> l’individu dans la société,<br />

y compris dans une société socialiste 15 . La force révolutionnaire<br />

<strong>de</strong> la citoyenneté prise dans le sens <strong>de</strong> « l'égaliberté » conduit à<br />

associer citoyenneté, classe ouvrière et sujet révolutionnaire.<br />

Il faudrait néanmoins poursuivre le débat avec Balibar. Nous<br />

ne pouvons notamment être d’accord avec lui, lorsqu’il pousse<br />

l’analyse jusqu’à refuser <strong>de</strong>s « statuts différents » que créerait la prise<br />

en compte <strong>de</strong>s oppressions spécifiques autant par les luttes que<br />

par l'État, jugeant que les « droits <strong>de</strong>s femmes » ou la « protection<br />

<strong>de</strong>s minorités » reviendraient à « une transformation <strong>de</strong>s différences<br />

éthiques ou anthropologiques (les genres sexuels, la santé et la maladie,<br />

les différences d’âges et d’éducation) en différences sociales quantitatives<br />

et essentialistes. » 16 Il appelle alors à « libérer la citoyenneté sociale<br />

<strong>de</strong> son propre sociologisme » (i<strong>de</strong>m). Cette approche, au nom d'un<br />

« postmo<strong>de</strong>rnisme » (p.160), revient à nier les luttes pour les droits<br />

<strong>de</strong>s femmes comme relevant <strong>de</strong> la mise en avant d'un particularisme<br />

ou d'un statut particulier. La « citoyenneté », sous couvert<br />

Photothèque Rouge/Alice.D<br />

11


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

d'une « subversion <strong>de</strong>s normes » (p.161) noie<br />

alors le féminisme...<br />

Pour cet auteur, les luttes spécifiques divisent<br />

la classe ouvrière, la citoyenneté la<br />

rassemble. C’est là une lecture extrême <strong>de</strong><br />

la citoyenneté que nous ne partageons pas.<br />

C’est surtout le refus <strong>de</strong> considérer que les<br />

rapports sociaux structurent non seulement<br />

la société vue comme assemblée d’individus,<br />

mais aussi <strong>de</strong>s groupes opprimés.<br />

Conclusion<br />

L’articulation entre luttes contre toutes<br />

les oppressions et refus <strong>de</strong> l’exploitation<br />

était déjà définie dans la Charte d’Amiens<br />

comme l’objectif central <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong> la<br />

classe ouvrière. « L’émancipation intégrale »<br />

est au centre <strong>de</strong> ce projet. Ces luttes sont<br />

indissociables du combat socialiste, on ne<br />

peut même concevoir une résolution <strong>de</strong><br />

différentes oppressions avant la « révolution »,<br />

tellement leur imbrication est structurelle<br />

au capitalisme. Dans les <strong>de</strong>ux domaines <strong>de</strong><br />

l’oppression et <strong>de</strong> l’exploitation, <strong>de</strong>s avancées<br />

(en termes <strong>de</strong> droits par exemple, ou <strong>de</strong><br />

construction <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> force), sont<br />

1. L-M Barnier, Dégager sept tâches pour une <strong>stratégie</strong> <strong>de</strong> transition :<br />

http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22139<br />

2. D. Bensaïd, Stratégie et parti, cours <strong>de</strong> formation, 2007. http://www.europesolidaire.org/spip.php?article19770<br />

3. K. Marx, L’idéologie alleman<strong>de</strong>, Éd. sociales p 128.<br />

4. Pour approfondir : Josette Trat, Au centre <strong>de</strong>s enjeux <strong>de</strong> discriminations, la<br />

division sociale du travail, entretien, Critique communiste juin 2007, http://www.<br />

europe-solidaire.org/spip.php?article9210 Voir aussi : L-M. Barnier, Oppressions,<br />

discriminations, IEFES, formation, novembre 2009. Disponible sur http://<br />

lmbarnier.free.fr : texte en PDF:<br />

5. Voir à ce sujet D. Kergoat, Une sociologie à la croisée <strong>de</strong> trois rapports sociaux,<br />

L’homme et la société n° 177 2010, réédité dans D. Kergoat, Se battre disent-elles, la<br />

Dispute, 2012 : très bon ouvrage sur cette auteure essentielle.<br />

6. LCR, Le mon<strong>de</strong> doit changer <strong>de</strong> base, Manifeste <strong>de</strong> la LCR, 2006 : lcrangers.<br />

free.fr/spip/IMG/pdf/Manifeste_fevrier_2006.pdf, p 31.<br />

7. Pour un approfondissement, voir L-M. Barnier, Rapport social et autonomie,<br />

revue Que faire ?, janvier 2008.<br />

http://lmbarnier.free.fr/documents/BARNIER-rapport-social-et-autonomiejanvier08.pdf<br />

, Texte en pdf.<br />

8. P. Bourdieu, La distinction, Éd <strong>de</strong> Minuit, 2007 p 448.<br />

9. Bourdieu ouvre une faible perspective <strong>de</strong> pouvoir changer cet état <strong>de</strong>s choses, en<br />

expliquant (trois lignes sur un livre <strong>de</strong> 600 pages) que « il y aussi tout ce qui ressortit<br />

à la politique, à la tradition <strong>de</strong>s luttes syndicales, où pourrait rési<strong>de</strong>r le seul principe<br />

véritable d’une contre-culture mais où les effets <strong>de</strong> la domination culturelle ne cessent<br />

pas » (p 459).<br />

10. La Cour <strong>de</strong> Cassation sociale défend « la conciliation nécessaire […] entre la<br />

liberté d’entreprendre, dont découle la liberté <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong>s entreprises, et le droit à<br />

l’emploi » et rend donc légitime les réorganisations au nom <strong>de</strong> la « sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

compétitivité ». Cour <strong>de</strong> Cassation, communiqué 973 à propos <strong>de</strong>s arrêts « Pages<br />

jaunes », 2006.<br />

11. L-M Barnier et alii, Répression et discrimination syndicales, Note <strong>de</strong> la<br />

Fondation Copernic, 2011.<br />

possibles, participant <strong>de</strong> la construction du<br />

sujet révolutionnaire, tout en restant fragiles<br />

du fait <strong>de</strong> l’offensive libérale permanente…<br />

Ce regroupement autour du refus <strong>de</strong>s oppressions<br />

et <strong>de</strong> l’exploitation capitaliste<br />

suffit-il à définir le sujet révolutionnaire ?<br />

Ce n’est pas si simple. 17<br />

Deux démarches complémentaires peuvent<br />

être repérées.<br />

Une lecture simple <strong>de</strong> la démarche d’hégémonie<br />

fixe comme objectif à la classe ouvrière<br />

<strong>de</strong> représenter l’intérêt général, ce qui lui<br />

donne légitimité pour prendre les rênes <strong>de</strong><br />

l'État au nom <strong>de</strong> tous les groupes sociaux.<br />

L’intégration <strong>de</strong>s luttes <strong>de</strong>s oppriméEs relève<br />

alors d’une démarche d’unification <strong>de</strong> la<br />

classe ouvrière comme sujet révolutionnaire,<br />

intégrant dans son combat toutes les<br />

luttes. Cette approche n’est pas exempte <strong>de</strong><br />

risque d’inféodation <strong>de</strong>s différentes luttes<br />

au combat principal <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong> classe<br />

contre l’exploitation.<br />

Nous préférons proposer la prise en compte<br />

<strong>de</strong> ces luttes pour l’émancipation en les<br />

dotant d’un véritable statut. Le « détour<br />

républicain » pour les droits égaux peut nous<br />

permettre <strong>de</strong> repenser notre démarche dans<br />

ce sens. Dans ce sens, Gramsci propose,<br />

après le premier « moment économico-corporatif<br />

», et le second moment parqué par la<br />

prise <strong>de</strong> conscience d’un intérêt commun<br />

(où se pose déjà la question <strong>de</strong> l'État, mais<br />

seulement pour « obtenir l’égalité politicojuridique<br />

avec les groupes dominants »), un<br />

troisième moment caractérisé par la prise<br />

<strong>de</strong> conscience que « les intérêts corporatifs<br />

propres, dans leur développement présent et<br />

futur, dépassent la sphère corporative, celle du<br />

groupe purement économique, et qu’ils peuvent<br />

et doivent <strong>de</strong>venir les intérêts d’autres groupes<br />

subordonnés en situant toutes les <strong>questions</strong><br />

autour <strong>de</strong>squelles la lutte fait rage non sur le<br />

plan corporatif, mais sur le plan ‘universel’ et<br />

en instaurant ainsi l’hégémonie d’un groupe<br />

social fondamental sur une série <strong>de</strong> groupes<br />

subordonnés. » 18 L’émancipation <strong>de</strong>s peuples<br />

sera l'œuvre <strong>de</strong>s peuples eux-mêmes... Et<br />

<strong>de</strong> toutes et tous ensemble.<br />

Émancipation et révolution sont bien <strong>de</strong>ux<br />

réflexions complémentaires du mouvement<br />

ouvrier.<br />

12. E. Hobsbawm, L’ère <strong>de</strong>s révolutions, Fayard 1998 p 268.<br />

13. E. Balibar, Communisme et citoyenneté : sur Nicos Poulantzas, 1999, repris in<br />

E. Balibar, La proposition <strong>de</strong> l’égaliberté, PUF, 2012, p 190. En voir la critique :<br />

Antoine Artous, Etienne Balibar et la citoyenneté, Contretemps N°15, 2012. Ou<br />

bien : entretien : citoyen Balibar, La vie <strong>de</strong>s idées : http://www.lavie<strong>de</strong>si<strong>de</strong>es.fr/<br />

Citoyen-Balibar.html<br />

14. E. Balibar, Nouvelles réflexions sur l’égaliberté, 2002, in E. Balibar op. cit. 2012,<br />

p 148.<br />

15. A. Artous, Marx et le droit égal, retour critique, in Droit et émancipation,<br />

Cahiers <strong>de</strong> Critique communiste p 72.<br />

16. E. Balibar, Communisme et citoyenneté : sur Nicos Poulantzas, 1999, repris in E.<br />

Balibar, La proposition <strong>de</strong> l’égaliberté, PUF, 2012, p 197.<br />

17 Le Manifeste <strong>de</strong> la LCR <strong>de</strong> 2006 abor<strong>de</strong> cette complexité dans un paragraphe<br />

ambigu, qui propose à la fois la construction subjective <strong>de</strong> la classe ouvrière<br />

autour <strong>de</strong>s luttes contre les oppressions et l’exploitation, mais en donne le rôle<br />

névralgique aux salariés (pour lequel les luttes contre les oppressions s’inscrivent<br />

alors dans sa lutte pour son unité) : « La gran<strong>de</strong> division entre capital et travail,<br />

par son ampleur et sa généralité, influence massivement et modèle en partie l’ensemble<br />

<strong>de</strong>s autres divisions, comme le fait aussi la division sexuelle. Cela ne garantit pas une<br />

i<strong>de</strong>ntité commune du prolétariat, mais en détermine la potentialité. Les classes sociales<br />

ne sont pas, au sens strict, « <strong>de</strong> nature économique ». Elles s’enracinent au niveau <strong>de</strong>s<br />

rapports <strong>de</strong> production et <strong>de</strong> reproduction dans leur ensemble, économiques, mais aussi<br />

sociaux, idéologiques, politiques. Plus généralement, c’est <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong>s classes que naît<br />

le sentiment d’appartenance commune et non <strong>de</strong> simples données sociologiques. Comme<br />

lors <strong>de</strong> toutes les formes <strong>de</strong> mobilisation, <strong>de</strong> lutte, d’organisation par le biais <strong>de</strong>squelles<br />

les salarié-es montrent leur capacité à lutter collectivement, à se dresser contre l’ordre<br />

établi, à jouer ainsi un rôle d’entraînement pour le reste <strong>de</strong> la société. Ce fut et ce sera<br />

encore le cas lors <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s confrontations sociales à venir : l’expérience historique<br />

montre qu’un grand mouvement prolétarien ouvre la voie à un soulèvement généralisé<br />

<strong>de</strong>s opprimés. »<br />

18 A. Gramsci, Cahiers <strong>de</strong> prison, N°13, NRF 1978 p 381.<br />

12 Journées d’étu<strong>de</strong>


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

La Révolution française est-elle<br />

un « objet mort » ?<br />

S'interroger sur la portée <strong>de</strong> la<br />

Révolution française, c'est<br />

classiquement se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

en quoi elle <strong>de</strong>meure<br />

un événement structurant<br />

pour la mémoire collective :<br />

du clivage gauche/droite,<br />

du clivage révolution/<br />

réaction, et bien sûr réforme/<br />

révolution. Mais au-<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> ce questionnement sur les<br />

« stuctures <strong>de</strong> longue durée »<br />

dont elle est la matrice,<br />

quel est l'intérêt pour nous<br />

aujourd'hui <strong>de</strong> nous pencher<br />

encore sur la Révolution<br />

française ?<br />

Quelles sont les <strong>questions</strong><br />

qu'elle nous pose qui sont<br />

toujours d'actualité ?<br />

N'est-elle pas un objet mort ?<br />

Quelle filiation nous<br />

reconnaissons-nous avec elle ?<br />

Pour répondre à ces <strong>questions</strong><br />

je traiterai <strong>de</strong>ux aspects<br />

principaux :<br />

- D'abord la radicalité sociale<br />

et politique <strong>de</strong> la Révolution<br />

et en quoi elle est toujours<br />

porteuse d'enjeux contemporains.<br />

- Ensuite l'éclairage que la<br />

Révolution <strong>de</strong> Saint-Domingue<br />

donne aux <strong>questions</strong> posées.<br />

- Pour conclure par une<br />

critique <strong>de</strong> la « pétrification »<br />

<strong>de</strong> la Révolution<br />

et <strong>de</strong> son assimilation<br />

à la iii e République coloniale,<br />

afin d'ouvrir le débat sur les<br />

filiations possibles avec elle.<br />

janvier 2013<br />

1. Une matrice radicale<br />

Dans un premier temps je vais m'efforcer<br />

<strong>de</strong> mettre en perspective la radicalité démocratique<br />

<strong>de</strong> la Révolution et sa radicalité<br />

sociale : c'est-à-dire l'articulation entre la<br />

radicalité <strong>de</strong> la réforme agraire, la portée<br />

du bilan antiféodal et la fondation révolutionnaire<br />

<strong>de</strong> la République.<br />

1/ la république et le bilan<br />

agraire <strong>de</strong> la révolution<br />

française.<br />

C'est principalement dans le cadre <strong>de</strong> la<br />

comparaison avec la « voie anglaise » que<br />

l'analyse marxiste classique a très tôt distingué<br />

la Révolution française comme « la<br />

voie révolutionnaire par excellence », caractérisée<br />

par la <strong>de</strong>struction totale <strong>de</strong> l'Ancien<br />

Régime et <strong>de</strong> son système économique et<br />

social. Cette radicalité du processus <strong>de</strong><br />

liquidation du système féodal et le fait<br />

qu'il ait été imposé par en bas caractérise<br />

la « voie française ». Cette voie « réellement<br />

révolutionnaire » selon la formule <strong>de</strong> Marx,<br />

est donc par conséquent largement caractérisée<br />

par son bilan radical sur le terrain<br />

agraire. Néanmoins ce bilan est lui-même<br />

étroitement relié à son bilan sur le terrain<br />

politique dans la phase démocratique <strong>de</strong><br />

la Révolution.<br />

Alors qu'en Angleterre la révolution ouvre<br />

la voie à un processus rapi<strong>de</strong> et massif<br />

d'expropriation <strong>de</strong> la paysannerie au profit<br />

<strong>de</strong> l'aristocratie <strong>de</strong>s grands propriétaires<br />

fonciers, la Révolution française entraîne au<br />

contraire une réforme agraire assez radicale.<br />

Celle-ci autorise un transfert significatif <strong>de</strong><br />

la propriété foncière à la paysannerie et<br />

favorise la conservation <strong>de</strong> certains usages<br />

communautaires, à l'encontre du processus<br />

d'enclosure qui s'est produit en Angleterre.<br />

La paysannerie française a non seulement<br />

obtenu la <strong>de</strong>struction radicale <strong>de</strong>s structures<br />

féodales <strong>de</strong> la propriété mais elle a également<br />

réussi à conserver un bénéfice significatif<br />

<strong>de</strong> « sa » révolution dans une consolidation<br />

durable <strong>de</strong> la propriété paysanne <strong>de</strong> la<br />

terre et <strong>de</strong> certains usages communautaires<br />

paysans <strong>de</strong> celle-ci face à l'hégémonie <strong>de</strong><br />

la gran<strong>de</strong> propriété capitaliste.<br />

La portée <strong>de</strong>s acquis dans ce domaine est<br />

la conséquence d'une dynamique révolutionnaire<br />

qui <strong>de</strong> 1789 à 1793 intègre toutes<br />

les couches <strong>de</strong> la paysannerie dans un large<br />

front, jusqu'à l'obtention, au cours <strong>de</strong> l'été<br />

1793, <strong>de</strong> la liquidation totale <strong>de</strong>s privilèges<br />

féodaux. Mais ce bilan est également lié à<br />

l'articulation dans la même pério<strong>de</strong> entre<br />

la révolution paysanne et la dynamique<br />

Emmanuel Arvois<br />

<strong>de</strong>s conquêtes politiques du mouvement<br />

populaire qui s'exprime dans les gran<strong>de</strong>s<br />

journées révolutionnaires du 14 juillet<br />

1789, du 10 août 1792 et <strong>de</strong> mai-juin<br />

1793. Les acquis agraires <strong>de</strong> l'été 1793<br />

sont rendus possibles par la dynamique<br />

politique liée à l'insurrection <strong>de</strong> mai-juin<br />

1793 et à l'adoption <strong>de</strong> la Constitution<br />

démocratique <strong>de</strong> 1793. En définitive, la<br />

radicalité sociale <strong>de</strong> la Révolution française<br />

a largement dépendu aussi <strong>de</strong> sa radicalité<br />

politique, acquise avec l'instauration <strong>de</strong><br />

la République en 1792-93. Il faut donc<br />

se méfier <strong>de</strong>s erreurs <strong>de</strong> perspective au<br />

sujet <strong>de</strong> la République : elle ne constituait<br />

pas alors la pente politique naturelle <strong>de</strong> la<br />

bourgeoisie. Et il faut acter réciproquement<br />

le fait que le déracinement <strong>de</strong> la monarchie<br />

tient aussi à la matrice sociale complexe <strong>de</strong><br />

la Révolution, non réductible aux objectifs<br />

posés a priori d'une révolution bourgeoise.<br />

Bref, il faut tenir compte du processus réel,<br />

<strong>de</strong> sa dynamique et <strong>de</strong>s forces sociales qui le<br />

soutiennent. Il ne fait ainsi aucun doute que<br />

la portée radicale <strong>de</strong> la Révolution en matière<br />

agraire est largement due à l'existence et à<br />

la vitalité d'un courant paysan égalitaire,<br />

et à l'alliance politique et sociale qui s'est<br />

imposée avec lui face à la bourgeoisie modérée<br />

et à la noblesse libérale dans la phase<br />

radicale et démocratique <strong>de</strong> la Révolution,<br />

en 1792-1793. Comme il ne fait aucun<br />

doute non plus que sur ses revendications<br />

égalitaires propres, en particulier en ce qui<br />

concerne l'imposition d'un « maximum »<br />

<strong>de</strong>s exploitations, ce qui aurait conduit à<br />

un partage plus ou moins radical <strong>de</strong>s terres,<br />

ce courant a été en définitive vaincu.<br />

C'est ici qu'intervient la discussion sur<br />

la révolution permanente à propos <strong>de</strong> la<br />

Révolution française.<br />

2/ révolution française<br />

et révolution permanente :<br />

la révolution comme processus<br />

vivant.<br />

Le débat sur la révolution permanente à<br />

propos <strong>de</strong> la Révolution française est un<br />

débat ancien désormais et certainement<br />

dépassé dans beaucoup <strong>de</strong> ses aspects, mais<br />

il conserve un intérêt en ce qui concerne la<br />

considération qu'on doit avoir pour le processus<br />

révolutionnaire lui-même, ses effets,<br />

sa dynamique et ses virtualités. L'apport <strong>de</strong><br />

la théorie <strong>de</strong> la révolution permanente – en<br />

cela on n'entend pas seulement les thèses formulées<br />

par Trotsky, mais une série <strong>de</strong> thèses<br />

présentes dans le marxisme révolutionnaire<br />

<strong>de</strong>puis sa fondation et qui s'opposent à une<br />

13


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

certaine orthodoxie matérialiste historique<br />

– est toujours valable <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue et<br />

permet <strong>de</strong> se prémunir contre un certain<br />

« enfermement finaliste » <strong>de</strong> la révolution,<br />

pour rappeler que le déclenchement d'une<br />

révolution c'est aussi l'ouverture d'un espace<br />

<strong>de</strong> possibles politiques. Du coup,<br />

elle fournit également <strong>de</strong>s armes réflexives<br />

contre le retournement réactionnaire <strong>de</strong><br />

ce finalisme, tel qu'il s'est illustré chez F.<br />

Furet, le chef <strong>de</strong> file en France <strong>de</strong> l'histoire<br />

conservatrice <strong>de</strong> la Révolution française.<br />

Furet a décrit la Révolution comme une<br />

monstrueuse bifurcation hors du continuum<br />

historique « normal » (« tocquevillien ») qui<br />

tendait « naturellement » à l'avènement <strong>de</strong><br />

la démocratie libérale bourgeoise. Il a fait<br />

<strong>de</strong> la Terreur la matrice du totalitarisme<br />

mo<strong>de</strong>rne.<br />

À l'opposé, la théorie <strong>de</strong> la révolution permanente<br />

est liée à une vision <strong>de</strong> l'histoire<br />

qui s'oppose à la fois à l'évolutionnisme<br />

libéral et aux thèses d'une certaine orthodoxie<br />

marxiste sur les étapes historiques<br />

nécessaires. Elle place la révolution au<br />

centre <strong>de</strong> la transformation historique<br />

comme « moment critique » et « processus<br />

vivant » <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction-création <strong>de</strong> l'ordre<br />

social. C'est ce que Trotsky a souligné à<br />

sa manière quand il écrit au chapitre 6 <strong>de</strong><br />

son livre sur la Révolution permanente :<br />

« Il est absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> dire qu'on ne peut jamais<br />

sauter par-<strong>de</strong>ssus les étapes. Le cours vivant<br />

<strong>de</strong>s événements historiques saute toujours par<br />

<strong>de</strong>ssus les étapes, qui sont le résultat d'une<br />

division théorique <strong>de</strong> l'évolution prise dans<br />

sa totalité, […] et, aux moments critiques,<br />

il exige le même saut dans la politique révolutionnaire.<br />

» Et il ajoute : « On peut dire<br />

que la capacité <strong>de</strong> reconnaître et d'utiliser ces<br />

moments distingue avant tout le révolutionnaire<br />

<strong>de</strong> l'évolutionniste vulgaire. »<br />

La formule <strong>de</strong> Trotsky à propos <strong>de</strong> la distinction<br />

entre les révolutionnaires et les<br />

évolutionnistes vulgaires souligne également<br />

le fait que la théorie <strong>de</strong> la révolution permanente<br />

est liée à une expérience vivante<br />

<strong>de</strong> la révolution, à l'opposé d'une approche<br />

entomologique qui consisterait à l'épingler<br />

sur un tableau <strong>de</strong> classification <strong>de</strong>s espèces.<br />

Or précisément, c'est parce qu'elle est liée à<br />

cette approche vivante que la théorie <strong>de</strong> la<br />

révolution permanente fournit également<br />

à mon sens un cadre approprié pour interpréter<br />

la Révolution française. Cela découle<br />

notamment <strong>de</strong> l'attention au « mécanisme<br />

interne » <strong>de</strong>s révolutions plutôt qu'à leur<br />

caractérisation a priori : « Une définition<br />

sociologique générale, révolution bourgeoise, ne<br />

résout nullement les problèmes <strong>de</strong> politique et<br />

<strong>de</strong> tactique, les antagonismes et les difficultés<br />

que pose le mécanisme même <strong>de</strong> cette révolution<br />

bourgeoise », écrit encore Trotsky dans Bilan<br />

et perspectives. Plus largement, la considération<br />

pour le moment révolutionnaire et ses<br />

virtualités, l'attention au processus vivant<br />

et le lien avec une pratique <strong>de</strong> la politique<br />

révolutionnaire, ainsi que la critique <strong>de</strong><br />

l'évolutionnisme libéral et du marxisme<br />

vulgaire sont en définitive <strong>de</strong>s apports<br />

bien vivants pour la compréhension <strong>de</strong> la<br />

Révolution française et <strong>de</strong> sa portée historique.<br />

Des apports toujours utiles en tout<br />

cas dans la confrontation avec l'histoire<br />

conservatrice contemporaine.<br />

Bien entendu la théorie <strong>de</strong> la révolution<br />

permanente (chez Marx, chez Trotsky et<br />

également chez Lénine) fait débat : le récent<br />

livre d'Isaac Johsua en traite abondamment<br />

en mettant en évi<strong>de</strong>nce que ce thème est<br />

lié à celui <strong>de</strong> la transcroissance socialiste<br />

<strong>de</strong> la révolution et qu'en tant que tel il<br />

débouche (il a débouché en URSS !) sur une<br />

impasse en ce qui concerne le sort réservé<br />

à la propriété paysanne, à la paysannerie<br />

comme classe sociale et plus largement à<br />

la petite production (Voir IJ, chapitre 3,<br />

« La paysannerie ou la classe en trop »). Mais<br />

comme catégorie d'analyse du processus<br />

révolutionnaire, en dépit <strong>de</strong>s contradictions<br />

non surmontées dans le cadre <strong>de</strong> la<br />

révolution soviétique qu'elle a léguée aux<br />

générations suivantes, <strong>de</strong>meure une catégorie<br />

d'analyse très riche du processus révolutionnaire<br />

lui-même. Elle est liée au point <strong>de</strong><br />

vue vivant sur la révolution, attentif à son<br />

incan<strong>de</strong>scence, à son rôle <strong>de</strong> formidable<br />

accélérateur historique <strong>de</strong>s contradictions et<br />

<strong>de</strong> leur dépassement. Elle met en évi<strong>de</strong>nce<br />

qu'au cours <strong>de</strong>s processus révolutionnaires<br />

<strong>de</strong> gran<strong>de</strong> ampleur en même temps que les<br />

contradictions anciennes déclinent et sont<br />

réduites, puis vaincues, <strong>de</strong>s contradictions<br />

nouvelles, liées à l'ordre social à venir ou<br />

en train <strong>de</strong> naître, émergent et s'affirment.<br />

De ce point <strong>de</strong> vue, celui <strong>de</strong> la théorie<br />

révolutionnaire, elle est intimement liée<br />

au processus historique lui-même, et à<br />

« l'entrelacement <strong>de</strong>s temps historiques » que<br />

les révolutions amènent au premier plan.<br />

2. Portée <strong>de</strong> la<br />

Révolution française,<br />

portée <strong>de</strong>s Lumières :<br />

Saint-Domingue et<br />

l'abolition <strong>de</strong> l'esclavage<br />

Je vais maintenant essayer d'illustrer la<br />

portée <strong>de</strong> la Révolution française dans la<br />

Révolution <strong>de</strong> Saint-Domingue. C'est-àdire<br />

le développement, dans la plus gran<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s possessions françaises <strong>de</strong>s Caraïbes et<br />

à partir <strong>de</strong>s événements métropolitains,<br />

d'une « révolution noire » conduisant à<br />

l'indépendance, première d'un long cycle<br />

<strong>de</strong> révolutions et d'indépendances dans<br />

l'aire caraïbe et latino-américaine. Dans<br />

ce cadre je vais essayer également d'illustrer<br />

le rôle joué par la fraction avancée<br />

du mouvement abolitionniste. Ce détour<br />

par Saint-Domingue peut en effet s'avérer<br />

fructueux, non seulement pour apprécier la<br />

portée singulière <strong>de</strong> la Révolution française,<br />

mais également dans le cadre d'un certain<br />

nombre <strong>de</strong> débats contemporains à propos<br />

<strong>de</strong> son legs universaliste.<br />

1. la révolution <strong>de</strong> saintdomingue<br />

: vers la révolution<br />

noire et l'indépendance<br />

À Saint-Domingue, la plus gran<strong>de</strong>, la plus<br />

peuplée et la plus riche <strong>de</strong>s possessions<br />

françaises aux Caraïbes les événements liés<br />

à la Révolution en métropole connaissent<br />

un développement spécifique liée à une<br />

situation spécifique.<br />

La particularité <strong>de</strong> Saint-Domingue à<br />

l'égard <strong>de</strong>s autres îles à sucre du domaine<br />

colonial français tient en gran<strong>de</strong> partie à<br />

l'importance sociale du groupe <strong>de</strong>s « gens <strong>de</strong><br />

14 Journées d’étu<strong>de</strong>


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

1. A contrario, en Martinique et en Gua<strong>de</strong>loupe,<br />

où le groupe « <strong>de</strong>s libres <strong>de</strong> couleur » est à la fois<br />

nettement moins nombreux et moins concurrentiel<br />

sur le terrain économique, le conflit avec les colons<br />

blancs est beaucoup moins aigu. Il n’y a pas dans<br />

ces îles d’insurrection blanche contre l’égalité <strong>de</strong>s<br />

libres <strong>de</strong> couleur comparable à celles que connaît<br />

Saint-Domingue. Une fois qu’elle est bien établie sur<br />

le plan légal (après le décret d’avril 1792) on assiste à<br />

une alliance <strong>de</strong>s blancs et <strong>de</strong>s libres <strong>de</strong> couleur contre<br />

l’abolition et contre la République (avec l’appel à<br />

l’Angleterre en 1794). Quant aux îles <strong>de</strong> l’océan<br />

Indien, un bloc <strong>de</strong>s blancs et <strong>de</strong>s libres <strong>de</strong> couleur se<br />

constitue dès le départ pour maintenir fermement<br />

l’esclavage. Seule donc l’île <strong>de</strong> Saint-Domingue fait<br />

exception à cette configuration du fait à la fois <strong>de</strong> la<br />

résistance blanche à l’égalité et <strong>de</strong> la pression exercée<br />

par les « libres <strong>de</strong> couleur ».<br />

janvier 2013<br />

couleur libres » qui est quasiment à parité<br />

démographique avec les colons blancs. Il<br />

est dans cette île en capacité d'exercer une<br />

concurrence directe sur le terrain économique<br />

face aux planteurs et aux autres colons<br />

blancs. Ce groupe, formé <strong>de</strong> métis et <strong>de</strong><br />

noirs, intègre <strong>de</strong>s propriétaires d'esclaves<br />

et concerne bien entendu également tout<br />

l'encadrement <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s plantations :<br />

régisseurs, économes, surveillants, etc.<br />

Enfin ce sont aussi <strong>de</strong>s commerçants et<br />

<strong>de</strong>s membres <strong>de</strong>s professions libérales,<br />

<strong>de</strong>s soldats... C'est un groupe émergent<br />

largement impliqué dans le système esclavagiste<br />

colonial.<br />

Dans les années qui précè<strong>de</strong>nt la révolution,<br />

le conflit s'exacerbe entre les blancs et les<br />

« libres <strong>de</strong> couleur ». Quand elle débute, il y<br />

a donc dans la situation <strong>de</strong> Saint-Domingue<br />

<strong>de</strong>s contradictions sociales spécifiques qui<br />

tiennent à l'émergence <strong>de</strong> cette « bourgeoisie<br />

<strong>de</strong> couleur » et à l'effort <strong>de</strong> ses rivaux blancs<br />

pour la maintenir dans un état d'infériorité<br />

civile et politique. Ces contradictions vont<br />

se développer et s'accentuer au cours <strong>de</strong>s<br />

événements et leur donner un caractère<br />

révolutionnaire autonome.<br />

Mais il faut insister sur le fait que l'entrée<br />

en action <strong>de</strong>s « libres <strong>de</strong> couleur » est liée<br />

exclusivement à l'exigence <strong>de</strong> voir reconnus<br />

leurs droits civils politiques et pas à la<br />

question <strong>de</strong> l'esclavage et <strong>de</strong> son abolition 1 .<br />

C'est dans ce cadre général qu'il faut comprendre<br />

le développement autonome à partir<br />

<strong>de</strong> l'insurrection générale <strong>de</strong>s esclaves du<br />

nord <strong>de</strong> l'île au cours <strong>de</strong> l'été 1791, <strong>de</strong> la<br />

Révolution <strong>de</strong> Saint-Domingue en une<br />

révolution noire conduisant en définitive<br />

à l'indépendance en 1804. Contrairement<br />

à ce qui se passe dans les autres îles <strong>de</strong>s<br />

Antilles et également aux Mascareignes<br />

(La Réunion et Maurice), le blocage par<br />

les blancs <strong>de</strong> toute avancée concernant<br />

l'égalité <strong>de</strong>s « gens <strong>de</strong> couleur libres » empêche<br />

la constitution à Saint-Domingue<br />

d'un « bloc <strong>de</strong> classe » pour le maintien <strong>de</strong><br />

l'esclavage. Le conflit, y compris armé,<br />

entre ces <strong>de</strong>ux fractions <strong>de</strong> classe crée une<br />

instabilité telle qu'elle a favorisé le succès<br />

initial et le développement <strong>de</strong> l'insurrection<br />

<strong>de</strong>s esclaves en insurrection générale. Il<br />

permet que se constitue en définitive un<br />

front « <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> couleur » libres et<br />

non libres, contre les colons.<br />

2. le rôle <strong>de</strong> la fraction avancée<br />

du mouvement abolitionniste<br />

C'est à partir du développement du processus<br />

révolutionnaire <strong>de</strong> Saint-Domingue qu'il<br />

faut comprendre le processus conduisant<br />

en France à l'adoption du décret d'abolition<br />

<strong>de</strong> l'esclavage en février 1794. C'est<br />

à l'intérieur <strong>de</strong> ce cadre également qu'il<br />

faut saisir l'intervention <strong>de</strong>s abolitionnistes<br />

conséquents dans la défense et la mise en<br />

œuvre d'un programme antiesclavagiste et<br />

dans une certaine mesure aussi anticolonial.<br />

Au cours <strong>de</strong> l'été 1789 le contexte « idéologique<br />

» est plutôt favorable en France à<br />

l'abolition, mais il ne dure pas : il se retourne<br />

rapi<strong>de</strong>ment sous l'action conjuguée <strong>de</strong>s<br />

villes portuaires et du lobby <strong>de</strong>s colons.<br />

Plus largement la « réaction coloniale »<br />

jusqu'en 1792, doit être comprise dans<br />

le contexte d'un reflux plus général <strong>de</strong> la<br />

Révolution après le pic démocratique <strong>de</strong><br />

l'été 1789 (la « Gran<strong>de</strong> Peur » et le vote<br />

sur l'abolition <strong>de</strong>s privilèges le 4 août), et<br />

avant les nouvelles poussées révolutionnaires<br />

<strong>de</strong> 1792, puis 1793. Aussi le débat <strong>de</strong>s<br />

Asemblées (constituante, puis législative)<br />

se cantonne rapi<strong>de</strong>ment à la question <strong>de</strong><br />

l'admission ou non <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> couleurs<br />

libres aux droits <strong>de</strong> citoyens. Un premier<br />

décret dans ce sens, adopté seulement le<br />

15 mai 1791 est révoqué dès le mois <strong>de</strong><br />

septembre <strong>de</strong> la même année.<br />

Pourtant, il est important <strong>de</strong> noter qu'un<br />

courant abolitionniste radical, lié pour ses<br />

cadres à la fraction avancée du mouvement<br />

démocratique, s'est maintenu et qu'il s'exprime<br />

à plusieurs reprises et notamment<br />

en 1791 dans la presse révolutionnaire à<br />

propos <strong>de</strong> l'insurrection <strong>de</strong>s esclaves <strong>de</strong><br />

Saint-Domingue. Quand elle est connue<br />

en métropole, ce courant (qui s'exprime<br />

notamment dans Les Révolutions <strong>de</strong> Paris<br />

et dans Le Créole patriote) prend, au nom<br />

du parallèle avec le 14 juillet, la défense <strong>de</strong>s<br />

insurgés et <strong>de</strong> leur droit à l'insurrection.<br />

Cette défense est d'autant plus remarquable<br />

qu'elle intervient dans un contexte où les<br />

colons conduisent une campagne <strong>de</strong> presse<br />

odieuse accusant les esclaves d'atrocités<br />

et <strong>de</strong> massacres <strong>de</strong> masse. Ce parti <strong>de</strong> la<br />

« Révolution continuée » à Saint-Domingue<br />

reprend alors un combat inauguré pendant<br />

l'été 1789 en faveur <strong>de</strong> l'abolition. Il le fait<br />

dans un contexte radicalement changé en<br />

raison <strong>de</strong> l'insurrection <strong>de</strong>s esclaves <strong>de</strong><br />

Saint-Domingue pour laquelle il prend<br />

clairement fait et cause.<br />

En juin 1793, au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong><br />

l'insurrection parisienne qui a renversé<br />

les Girondins et porté les Montagnards<br />

au pouvoir, une importante délégation<br />

<strong>de</strong> noirs et <strong>de</strong> blancs vient déposer à la<br />

Convention une pétition réclamant l'abolition<br />

<strong>de</strong> l'esclavage. L'organisateur en est<br />

Chaumette, l'un <strong>de</strong>s auteurs <strong>de</strong>s articles <strong>de</strong><br />

1791 défendant l'insurrection <strong>de</strong>s esclaves<br />

et également membre <strong>de</strong> la commune révolutionnaire<br />

<strong>de</strong> Paris, démocrate avancé très<br />

lié au mouvement sans culotte. La pétition<br />

est soutenue entre autre par l'Abbé Grégoire,<br />

évêque constitutionnel, conventionnel<br />

et membre historique <strong>de</strong> la Société <strong>de</strong>s<br />

Amis <strong>de</strong>s Noirs. Elle est vigoureusement<br />

applaudie, mais renvoyée au Comité, qui<br />

l'enterre.<br />

15


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

De fait la <strong>de</strong>rnière phase du combat pour<br />

l'abolition, sous la Convention « montagnar<strong>de</strong><br />

» et la Terreur, est marquée par la<br />

résistance importante du parti colonial dont<br />

l'influence continue <strong>de</strong> s'exercer y compris<br />

à l'intérieur du Comité <strong>de</strong> salut public. Il<br />

convient en général, et également sur les<br />

<strong>questions</strong> coloniales, <strong>de</strong> se gar<strong>de</strong>r d'une<br />

représentation <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong> dans son<br />

ensemble comme apogée démocratique<br />

<strong>de</strong> la Révolution. La poussée populaire <strong>de</strong><br />

l'été 1793, renverse les Girondins, porte les<br />

Montagnards au pouvoir et amène l'adoption<br />

<strong>de</strong> la Constitution « démocratique » <strong>de</strong><br />

1793, immédiatement suspendue après son<br />

adoption « jusqu'à la paix ». Cette poussée<br />

ouvre la voie à la Terreur, mais elle ne détermine<br />

pas à elle seule le contenu social<br />

et politique et la physionomie compliquée<br />

<strong>de</strong> cette phase <strong>de</strong> la Révolution.<br />

La question coloniale en tout cas illustre<br />

ses contradictions et ses ambivalences et<br />

également celles du groupe dirigeant constitué<br />

autour <strong>de</strong> Robespierre qu'elle porte au<br />

pouvoir. Y. Bénot (La Révolution française<br />

et les colonies, 1987) insistait ainsi sur la<br />

persistance du dérapage nationaliste engagé<br />

sous la Convention girondine. En tout cas,<br />

la question <strong>de</strong> la guerre et <strong>de</strong> la défense nationale<br />

comman<strong>de</strong>nt largement les positions<br />

et favorisent le soutien, au moins tacite, <strong>de</strong>s<br />

comités <strong>de</strong> gouvernement à une réalpolitique<br />

coloniale hostile à l'abolition. Abolition<br />

dont on voit bien qu'elle conduit désormais<br />

Saint-Domingue vers l'indépendance. Le<br />

18 novembre 1793 Robespierre prononce<br />

un discours dans lequel il dénonce « […] la<br />

faction qui voulait en un instant affranchir et<br />

armer tous les nègres pour détruire nos colonies<br />

[…] ». Sans entrer dans le détail par ailleurs<br />

très compliqué du débat qui a lieu à ce<br />

moment dans les milieux dirigeants <strong>de</strong> la<br />

Révolution sur le sort <strong>de</strong> Saint-Domingue<br />

et <strong>de</strong>s colonies, il est incontestable en tout<br />

cas que les abolitionnistes radicaux militent<br />

à contre-courant face au gouvernement<br />

révolutionnaire.<br />

C'est donc <strong>de</strong> la Convention elle-même que<br />

vient la décision <strong>de</strong> l'abolition. La Convention<br />

montagnar<strong>de</strong>, où siègent encore <strong>de</strong>s<br />

abolitionnistes déterminés, se révélant ainsi<br />

plus avancée comme direction révolutionnaire<br />

que le gouvernement <strong>de</strong>s comités. En<br />

tout cas, le courant abolitionniste radical<br />

conserve sur elle une influence qu'il n'a pas<br />

sur eux. Mais ce sont avant tout les événements<br />

révolutionnaires <strong>de</strong> Saint-Domingue<br />

et l'action <strong>de</strong> Sonthonax et <strong>de</strong> son collègue<br />

Polverel, les commissaires civils envoyés au<br />

printemps 1792, qui créent les conditions<br />

concrètes <strong>de</strong> cette avancée légale. Sonthonax<br />

est lui-même un abolitionniste militant lié à<br />

l'aile gauche <strong>de</strong> la Révolution (et significativement<br />

ancien collaborateur <strong>de</strong>s Révolutions<br />

<strong>de</strong> Paris). Pendant<br />

tout le Directoire,<br />

avec d'autres survivants<br />

<strong>de</strong> cette dure<br />

pério<strong>de</strong> : Polverel,<br />

Laveaux, Garran-<br />

Coulon, il défendra<br />

avec détermination<br />

le décret d'abolition<br />

<strong>de</strong> février 1794.<br />

Entre-temps Milscent<br />

(journaliste<br />

abolitionniste : Le<br />

Créole patriote) et<br />

Chaumette (voir<br />

plus haut) ont été<br />

liquidés par le tribunal<br />

révolutionnaire :<br />

l'un comme « brissotin<br />

», l'autre comme<br />

« hébertiste »... La révolution<br />

dévore ses<br />

enfants.<br />

Donc, au cours <strong>de</strong><br />

l'été 1793, un an<br />

après leur arrivée<br />

à Saint-Domingue<br />

comme porteurs du<br />

décret d'égalité <strong>de</strong>s<br />

« libres <strong>de</strong> couleur »<br />

et alors qu'ils sont<br />

restés sous la pression<br />

<strong>de</strong>s événements,<br />

les commissaires civils nouent enfin une<br />

alliance avec les insurgés noirs contre le<br />

bloc colonial contre-révolutionnaire. Le<br />

29 août 1793 Sonthonax proclame l'affranchissement<br />

général pour tout le nord<br />

<strong>de</strong> l'île et l'abolition du Co<strong>de</strong> Noir par la<br />

même occasion. Polverel le suit pour l'ouest<br />

et le sud <strong>de</strong> l'île en septembre. Enfin, en<br />

septembre également les commissaires<br />

font procé<strong>de</strong>r à l'élection <strong>de</strong> trois députés<br />

à la Convention pour Saint-Domingue.<br />

Ceux-ci (Bellay ancien esclave, Mills « libre<br />

<strong>de</strong> couleur » et Dufay ancien colon) sont<br />

envoyés à Paris porteurs d'un rapport sur les<br />

événements <strong>de</strong> Saint-Domingue. Arrivés en<br />

janvier 1794, ils sont arrêtés par le Comité<br />

<strong>de</strong> salut public quelques jours après qu'il<br />

les ait entendus. Ils sont remis en liberté<br />

par la Convention et sont enfin accueillis<br />

en son sein le 6 février. C'est l'audition <strong>de</strong><br />

leur rapport présenté par Dufay le 7 février<br />

qui va déterminer l'assemblée à adopter le<br />

décret d'abolition. Le rapport explique et<br />

justifie la politique suivie par les commissaires<br />

contre le bloc contre-révolutionnaire<br />

et pour la défense <strong>de</strong> l'île contre l'Angleterre.<br />

L'abolition est présentée dans ce cadre<br />

à la fois comme une mesure <strong>de</strong> défense<br />

<strong>de</strong> la Révolution et <strong>de</strong> défense nationale.<br />

Quelques jours plus tard, Chaumette organise<br />

une réception solennelle <strong>de</strong>s trois<br />

députés par la Commune. Puis il organise<br />

une célébration <strong>de</strong> l'abolition au « Temple<br />

<strong>de</strong> la Raison », c'est-à-dire à Notre-Dame.<br />

C'est une cérémonie à laquelle assiste une<br />

délégation <strong>de</strong> la Convention.<br />

Sous le Directoire, le parti colonial fait <strong>de</strong>s<br />

tentatives pour remettre en cause le décret.<br />

Mais c'est seulement après le 18 brumaire,<br />

avec la dictature <strong>de</strong> Bonaparte, que la restauration<br />

<strong>de</strong> l'esclavage est prononcée,<br />

avec les conséquences que l'on sait pour<br />

Saint-Domingue : la victoire <strong>de</strong> l'armée<br />

noire <strong>de</strong> Dessalines, général successeur <strong>de</strong><br />

Toussaint, contre les troupes françaises, et<br />

l'indépendance totale d'Haïti prononcée le<br />

1 janvier 1804.<br />

Sans avoir <strong>de</strong> valeur démonstrative absolue,<br />

l'histoire <strong>de</strong> la Révolution <strong>de</strong> Saint-Domingue<br />

permet donc d'éclairer <strong>de</strong> manière<br />

nuancée le débat sur les Lumières, et la<br />

portée concrète <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong>s Droits<br />

<strong>de</strong> l'homme. En tout cas, elle illustre la<br />

portée qu'entendait leur donner une minorité<br />

avancée <strong>de</strong> militants et <strong>de</strong> cadres<br />

révolutionnaires, et leur contribution à la<br />

construction d'une majorité abolitionniste<br />

<strong>de</strong>s assemblées, défendue ensuite jusqu'au<br />

coup d'État bonapartiste. Par conséquent,<br />

il convient également <strong>de</strong> ne pas plaquer<br />

sur la Révolution française prise dans son<br />

ensemble, et <strong>de</strong> manière rétrospective,<br />

l'héritage colonial <strong>de</strong> la iii e République.<br />

Plus largement, il faut convenir encore une<br />

fois que la Révolution n'est pas le simple<br />

16 Journées d’étu<strong>de</strong>


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

janvier 2013<br />

accomplissement d'un processus historique<br />

nécessaire et en quelque sorte inéluctable. C'est<br />

l'ouverture d'une crise profon<strong>de</strong> au cours <strong>de</strong><br />

laquelle on assiste à une formidable accélération,<br />

un processus vivant dont le développement<br />

n'est pas écrit a priori.<br />

3. La Révolution française<br />

n'est pas « un bloc »<br />

1. critique <strong>de</strong> la lecture<br />

républicaine conservatrice : contre<br />

la révolution pétrifiée<br />

À l'exception notable <strong>de</strong> Jaurès, l'historiographie<br />

<strong>de</strong> la iii e République poursuivait la construction<br />

d'un consensus à la fois libéral et national sur la<br />

Révolution. La double restauration républicaine,<br />

contre le monarchisme et le bonapartisme et<br />

contre la Commune avait besoin <strong>de</strong> masquer<br />

la lutte <strong>de</strong>s classes qui traverse l'événement <strong>de</strong><br />

part en part et d'arrêter l'histoire : la Gran<strong>de</strong><br />

Révolution formait désormais un tout achevé.<br />

Malgré ses errements et les aléas historiques<br />

(largement imputables à ses excès) elle avait<br />

réintégré son cours normal avec l'établissement<br />

<strong>de</strong> la démocratie libérale et elle portait enfin<br />

dans le cadre <strong>de</strong> ce régime ses véritables fruits.<br />

Compte tenu <strong>de</strong> ses origines, la République<br />

restaurée avait intérêt en effet à célébrer plutôt<br />

la geste parlementaire que les conquêtes du<br />

mouvement populaire. Il fallait donc également<br />

en gommer les contradictions et l'inachèvement<br />

pour ne pas rouvrir le débat : le chapitre était<br />

clos. De là peut-être l'une <strong>de</strong>s clés <strong>de</strong> la formule<br />

<strong>de</strong> Clémenceau (un radical, pas un socialiste...) :<br />

la Révolution « c'est un bloc ». On prend tout,<br />

mais elle est terminée : pétrifiée.<br />

Il faut également évoquer ici la responsabilité<br />

d'une certaine historiographie <strong>de</strong> gauche liée<br />

au communisme français. Même si celle-ci est<br />

différente. Responsabilité qui ne tient pas tant<br />

au fait <strong>de</strong> rendre invisibles les contradictions<br />

sociales, les contradictions <strong>de</strong> classes internes<br />

à la Révolution, que <strong>de</strong> les interpréter négativement<br />

ou d'en sous-estimer la portée et <strong>de</strong><br />

les refermer. En cela aussi il y a eu <strong>de</strong> sa part<br />

dans une certaine mesure une clôture <strong>de</strong> la<br />

Révolution française qui portait atteinte à son<br />

caractère vivant, à son caractère révolutionnaire<br />

si j'ose dire.<br />

Par ailleurs, avec la restauration <strong>de</strong> 1870-1880<br />

la République a enfin épousé définitivement<br />

la nation et l'État.<br />

Une nation dont le contenu et le visage ont<br />

considérablement changé <strong>de</strong>puis 1789-1793<br />

où elle incarnait encore largement le peuple<br />

(ou du moins sa fiction unitaire). Une nation<br />

<strong>de</strong>venue à la fois territoire dans ses frontières (à<br />

reconquérir !) et entité politique et historique<br />

transcendant les divisions <strong>de</strong> classe. Le consensus<br />

national après 1880 a donc été construit largement<br />

en appui sur une paysannerie propriétaire,<br />

épurée par l'action <strong>de</strong> la différenciation et <strong>de</strong> la<br />

concentration capitaliste, et dont les tendances<br />

conservatrices socialement et politiquement se<br />

sont largement affirmées face au mouvement<br />

ouvrier. De ce point <strong>de</strong> vue, la portée politique<br />

<strong>de</strong> la participation <strong>de</strong>s conscrits paysans à la<br />

répression <strong>de</strong> la commune <strong>de</strong> Paris lors <strong>de</strong> la<br />

Semaine sanglante, ne saurait être occultée.<br />

La réaction anti-communar<strong>de</strong> représente un<br />

contrepoint tragique <strong>de</strong>s avancées réalisées<br />

grâce à l'alliance du mouvement paysan et<br />

du mouvement populaire parisien dans la<br />

phase aigüe et démocratique <strong>de</strong> la Révolution<br />

française en 1792-1793. En 1885, dans un<br />

discours célèbre, Ferry déclare : « Les populations<br />

<strong>de</strong>s campagnes sont le fond même <strong>de</strong> la société<br />

française […] C'est pour notre société une base<br />

soli<strong>de</strong>, et, pour la République, une assise <strong>de</strong> granit<br />

que ce suffrage universel <strong>de</strong>s paysans ! » La iii e<br />

République a ainsi tendu avec succès ses efforts<br />

vers l'achèvement <strong>de</strong> la « nationalisation » <strong>de</strong><br />

cette couche essentielle pour garantir la stabilité<br />

<strong>de</strong> l'ordre social et <strong>de</strong> l'État.<br />

Un État que la bourgeoisie a mis près d'un siècle<br />

à conquérir, définir, stabiliser et ancrer dans<br />

sa forme « républicaine ». Il s'enracine dans les<br />

années 1880 grâce à <strong>de</strong>s institutions progressistes<br />

telles que l'école ou la démocratie municipale,<br />

mais il s'appuie également sur le puissant appareil<br />

préfectoral, héritage politico-administratif<br />

du Bonapartisme. L'État <strong>de</strong> la iii e République<br />

est donc la forme enfin trouvée et stabilisée <strong>de</strong><br />

l'État <strong>de</strong> la bourgeoisie triomphante <strong>de</strong>s années<br />

1880. De ce point <strong>de</strong> vue non plus la iii e République<br />

ne saurait être assimilée à sa <strong>de</strong>vancière<br />

<strong>de</strong> 1793-1794 ni même à celle <strong>de</strong> 1848. Mais<br />

cela est également vrai par conséquent <strong>de</strong> la<br />

nature <strong>de</strong> l'État républicain acquise avec la<br />

iii e République. Parce que la République comme<br />

forme démocratique ne lui est pas entièrement<br />

réductible, il n'épuise ni la question <strong>de</strong> la République,<br />

ni celle <strong>de</strong> l'État comme <strong>questions</strong><br />

politiques léguées par la Révolution française.<br />

2. face À la république coloniale,<br />

l'autre héritage : l'humanisme<br />

radical du mouvement démocratique<br />

<strong>de</strong> la révolution française<br />

Sur le terrain colonial également, il faut se<br />

gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s contractions historiques assimilant<br />

la iii e République, coloniale et chauvine et la<br />

Révolution. La réalpolitique coloniale <strong>de</strong> la<br />

Révolution, durable et résistante, jusqu'au<br />

rétablissement <strong>de</strong> l'esclavage par Bonaparte,<br />

ne doit pas masquer, sauf à nier également la<br />

portée <strong>de</strong>s reculs, les avancées qui ont été réalisées,<br />

non plus que la portée concrète donnée<br />

à l'humanisme radical <strong>de</strong>s Lumières par l'engagement<br />

<strong>de</strong> quelques militants conséquents,<br />

situés à gauche et même liés pour certains à<br />

la démocratie sans-culotte. Ni même au-<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> l'engagement <strong>de</strong> cette fraction avancée du<br />

mouvement démocratique, masquer la portée<br />

<strong>de</strong>s débats menés pendant la Révolution dans<br />

la filiation du courant philanthropique <strong>de</strong>s Lumières.<br />

Pour bien juger <strong>de</strong> cette portée, il faut<br />

être attentif au fait que le combat s'est mené<br />

dans <strong>de</strong>s circonstances largement contraires, à<br />

17


Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

la fois dans l'opinion <strong>de</strong>s classes dirigeantes et du fait <strong>de</strong>s enjeux<br />

concrets <strong>de</strong> court et <strong>de</strong> long terme : la réalpolitique coloniale était<br />

efficace parce que les problèmes qu'impliquaient l'abolition étaient<br />

d'une extrême gravité et d'une très gran<strong>de</strong> portée. Qu'on compare<br />

seulement : la Révolution américaine accomplie quelques années<br />

seulement auparavant à travers la Guerre d'Indépendance, n'a pas<br />

abouti à ce que soit posée la question <strong>de</strong> l'esclavage. L'abolition<br />

est survenue aux États-Unis 70 ans plus tard dans le contexte<br />

<strong>de</strong> la guerre civile entre le Nord et le Sud. Et il a fallu encore<br />

un siècle pour que les législations Jim Crow (l'apartheid) soient<br />

abolies dans le Sud, pour que la violence systématique contre les<br />

noirs cesse et pour qu'ils puissent voter.<br />

Bien sûr la dynamique <strong>de</strong>s événements révolutionnaires et l'insurrection<br />

générale <strong>de</strong>s esclaves <strong>de</strong> Saint-Domingue sont la cause<br />

essentielle <strong>de</strong> leur émancipation : cela n'entre même pas en ligne<br />

<strong>de</strong> compte. Et bien sûr l'esclavage a été rétabli par Bonaparte<br />

(sauf à Saint-Domingue...), puis la France a connu sous la Restauration,<br />

le Second Empire et la iii e République, le déploiement<br />

<strong>de</strong> la violence et du racisme colonial lié à la conquête <strong>de</strong> son<br />

second empire colonial. Mais pour autant il faut reconnaître les<br />

avancées réalisées sous la Révolution et dans le débat sur la portée<br />

idéologique <strong>de</strong>s Lumières, il faut être attentif à l'action <strong>de</strong> la<br />

minorité militante qui a chevauché le tigre et qui essentiellement<br />

armée <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong> l'humanisme radical ou si l'on préfère <strong>de</strong><br />

l'universalisme démocratique, a cherché à leur donner corps dans<br />

les circonstances <strong>de</strong> l'action.<br />

Pour conclure il convient <strong>de</strong> souligner que cet universalisme<br />

démocratique est indissociable <strong>de</strong> l'élan démocratique <strong>de</strong> la<br />

Révolution. Qu'il a avec lui une parenté <strong>de</strong> structure, qui va<br />

bien au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la fondation d'une citoyenneté « bourgeoise ». À<br />

condition aussi d'en souligner ce qui <strong>de</strong>meure sa limite fondamentale<br />

(exception faite <strong>de</strong> quelques expressions minoritaires,<br />

dont celle <strong>de</strong> Robespierre) : une démocratie masculine dont les<br />

femmes sont totalement exclues.<br />

Conclusion : quelle critique <strong>de</strong>s Droits<br />

<strong>de</strong> l'homme, quelle filiation avec<br />

l'universalisme démocratique <strong>de</strong>s<br />

Lumières ?<br />

La critique marxiste a dévoilé à la fois l'idéalisme et les artifices <strong>de</strong>s<br />

Droits <strong>de</strong> l'homme et du citoyen comme conquête <strong>de</strong> la Révolution<br />

: mettant en évi<strong>de</strong>nce que ce qui est visé en définitive par ces<br />

droits c'est l'individu aliéné, artificiellement séparé <strong>de</strong>s moyens<br />

d'assurer son existence et sa liberté. Elle a souligné également<br />

que la civilisation bourgeoise née <strong>de</strong> la Révolution avait basculé<br />

dans l'impérialisme, la folie et la violence coloniale généralisée.<br />

À cela s'ajoute la critique féministe <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l'homme, en<br />

réalité la première généalogiquement, comme droits amputés<br />

d'emblée <strong>de</strong> la moitié <strong>de</strong> l'humanité. Hannah Arendt dans le<br />

premier tome <strong>de</strong> sa trilogie sur le totalitarisme, a attiré quant à<br />

elle, à juste titre, l'attention sur l'impérialisme comme matrice<br />

et expérience fondatrice du racisme mo<strong>de</strong>rne et du nationalisme<br />

radical. La construction génocidaire <strong>de</strong>s empires coloniaux mo<strong>de</strong>rnes<br />

au cours du xix e siècle représente selon elle à coup sûr l'une<br />

<strong>de</strong>s expériences fondatrices <strong>de</strong>s cataclysmes historiques et <strong>de</strong> la<br />

violence extrême du xx e siècle. Cependant, et c'est important,<br />

elle remonte dans sa généalogie <strong>de</strong> l'impérialisme à ses sources<br />

contre-révolutionnaires, anti-humanistes et <strong>de</strong> réaction aux Lumières.<br />

Pour elle, si la civilisation <strong>de</strong>s Lumières a échoué, et si<br />

elle a mis en évi<strong>de</strong>nce la contradiction majeure que représentait<br />

la fondation <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l'homme sur le socle <strong>de</strong> la Nation, il<br />

n'y a pas pour autant <strong>de</strong> solution <strong>de</strong> continuité entre l'idéalisme<br />

<strong>de</strong>s Lumières et l'impérialisme, le nationalisme et le racisme.<br />

Beaucoup <strong>de</strong> <strong>questions</strong> et <strong>de</strong> problèmes surgissent par conséquent<br />

au sujet <strong>de</strong> la filiation que nous nous reconnaissons ou non avec<br />

l'humanisme radical et démocratique qui a en partie inspiré la<br />

Révolution française, et également au sujet <strong>de</strong> notre rapport à<br />

l'effort qu'il a fait pour viser la construction <strong>de</strong> droits universels.<br />

Dans le débat qui inévitablement surgit quand on cherche à imaginer<br />

un avenir à la Révolution en France, il faut en tout cas se<br />

gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> considérer que ces <strong>questions</strong> sont subalternes. Se méfier<br />

également d'une tendance à considérer que la question <strong>de</strong> l'existence<br />

<strong>de</strong>s droits <strong>de</strong>s individus et <strong>de</strong>s groupes et <strong>de</strong> leur protection<br />

pourrait être réglée facilement, presque naturellement, une fois<br />

qu'on aurait résolu la question <strong>de</strong> la nature sociale du régime à<br />

construire. Se méfier encore d'une forme <strong>de</strong> mépris classique chez<br />

les marxistes révolutionnaires pour les <strong>questions</strong> liées au droit<br />

(droits démocratiques et droits humains) et à son institution. C'est<br />

pourquoi l'inspiration <strong>de</strong> l'universalisme démocratique (ou si l'on<br />

préfère <strong>de</strong> l'humanisme-radical), son effort pour penser les droits<br />

et imaginer <strong>de</strong>s institutions politiques, <strong>de</strong>s instances et <strong>de</strong>s contrepouvoirs<br />

civils, propres sinon à les garantir entièrement du moins<br />

à les protéger, <strong>de</strong>meurent <strong>de</strong>s axes <strong>de</strong> réflexion incontournables<br />

<strong>de</strong> tout projet d'émancipation. Poser la question <strong>de</strong>s instances<br />

appropriées à la protection <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong>s individus et <strong>de</strong>s groupes<br />

c'est poser non seulement la question <strong>de</strong> la formulation <strong>de</strong> ces<br />

droits (constitution/déclaration <strong>de</strong>s droits) mais aussi celles <strong>de</strong>s<br />

instances propres à les protéger : une autre manière d'abor<strong>de</strong>r la<br />

question <strong>de</strong>s institutions politiques et <strong>de</strong> l'État.<br />

Éléments <strong>de</strong> bibliographie :<br />

Anatoli Ado, Paysans en Révolution – Terre, Pouvoir, Jacquerie –<br />

1789 -1794, publication <strong>de</strong> la Société <strong>de</strong>s Étu<strong>de</strong>s Robespierristes,<br />

Paris 1996.<br />

Yves Bénot, La Révolution française et la fin <strong>de</strong>s colonies, La Découverte,<br />

1987.<br />

Daniel Bensaïd, Moi, la Révolution, 1989.<br />

Daniel Guérin, Bourgeois et bras nus - La lutte <strong>de</strong>s Classes sous la<br />

i re République, Gallimard.<br />

CLR James, Les Jacobins noirs.<br />

Georges Lefebvre, Questions agraires au temps <strong>de</strong> la Terreur, Édition<br />

du CTHS et<strong>de</strong> l'INRA, 1989.<br />

Albert Soboul, Mouvement populaire et Gouvernement Révolutionnaire<br />

en l'An ii– 1793 – 1794, Flammarion.<br />

Léon Trotsky, La Révolution permanente, Les éditions <strong>de</strong> Minuit.<br />

18 Journées d’étu<strong>de</strong>


Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />

Mai-juin 1936, le Front populaire<br />

Mai-juin 1936 reste<br />

dans les mémoires<br />

pour les congés payés,<br />

la semaine <strong>de</strong> 40 heures,<br />

les grèves avec occupation,<br />

le tout sous le régime<br />

du Front populaire.<br />

Dirigé par Léon Blum,<br />

soutenu par le PCF<br />

<strong>de</strong> Maurice Thorez,<br />

le Front populaire prit<br />

la plupart <strong>de</strong>s mesures<br />

<strong>de</strong> progrès social<br />

– sous la pression<br />

<strong>de</strong>s grèves – dans<br />

les premières semaines<br />

du pouvoir.<br />

Mais la volonté <strong>de</strong> Blum<br />

comme celle <strong>de</strong> Thorez<br />

<strong>de</strong> ne pas effrayer les<br />

classes moyennes a<br />

rapi<strong>de</strong>ment abouti à faire<br />

une « pause » dans les<br />

réformes et au final<br />

à accepter qu’elles soient<br />

remises en cause.<br />

janvier 2013<br />

1. Du 6 février 1934<br />

au Rassemblement<br />

populaire<br />

En 1934, le climat politique et social est<br />

marqué par l’extension <strong>de</strong> la crise économique<br />

et du chômage <strong>de</strong> masse, ainsi que<br />

par la division violente entre la SFIO (Section<br />

française <strong>de</strong> l’Internationale ouvrière,<br />

socialiste) et le PCF (Parti communiste<br />

français) qui, <strong>de</strong>puis une décennie, poursuit<br />

une politique <strong>de</strong> dénonciation virulente <strong>de</strong>s<br />

socialistes. Le 6 février, les ligues fascistes<br />

manifestent <strong>de</strong>vant l'Assemblée nationale.<br />

Le bilan <strong>de</strong>s affrontements qui s’ensuivent<br />

est <strong>de</strong> dix-sept morts et plus <strong>de</strong> 1 500 blessés.<br />

Le PC déci<strong>de</strong> une manifestation le 9 février<br />

alors que la SFIO appelle le 12 février. Le<br />

10 février, <strong>de</strong>s intellectuels lancent un appel<br />

contre le fascisme. Mais la menace fasciste<br />

– ainsi que l’exemple <strong>de</strong> l’Allemagne où la<br />

même division du mouvement ouvrier a<br />

gran<strong>de</strong>ment facilité la prise du pouvoir par<br />

les nazis – entraîne une puissante réaction<br />

unitaire, et finalement, le 12 février les<br />

cortèges se rassemblent sous la pression<br />

populaire qui veut l'unité.<br />

Au plan syndical, la dynamique unitaire<br />

est encore plus spectaculaire. La CGT<br />

compte alors près <strong>de</strong> 500 000 adhérents et<br />

la CGTU 260 000. En mars 1936, la CGT<br />

et la CGTU fusionnent et quelques mois<br />

plus tard, la nouvelle organisation atteint<br />

les 4 millions d'adhérents.<br />

Le 27 juillet 1934, le comité central du PC<br />

et la commission administrative permanente<br />

<strong>de</strong> la SFIO signent un pacte d'unité d'action.<br />

Les <strong>de</strong>ux partis pensent qu'ils ont besoin<br />

<strong>de</strong> s'adjoindre les radicaux pour empêcher<br />

les classes moyennes <strong>de</strong> se tourner vers le<br />

fascisme.<br />

Or le parti radical, à l’époque, est en réalité<br />

le principal parti <strong>de</strong> la bourgeoisie française,<br />

celui qui est au cœur du système politique<br />

<strong>de</strong> la iii e République dont il a fourni l’essentiel<br />

<strong>de</strong>s gouvernements… Ce tournant<br />

du PCF en ce qui concerne les alliances se<br />

double d’un tournant en termes d’orientation<br />

politique. En 1935, le PCF rompt<br />

avec la politique antimilitariste qui était<br />

la sienne <strong>de</strong>puis sa création en 1920. Il<br />

soutient désormais la politique <strong>de</strong> défense et<br />

vote les crédits militaires. Ces ruptures<br />

s'accompagnent d'un nouveau discours<br />

extrêmement patriotique . Désormais, les<br />

communistes assument tous les symboles<br />

français, Jeanne d'Arc, le Soldat inconnu,<br />

la Marseillaise, le drapeau tricolore...<br />

Maurice Thorez amplifie encore le tournant<br />

en s’adressant aux catholiques et même<br />

aux Croix-<strong>de</strong>-Feu : « Nous te tendons la<br />

Dominique Angelini<br />

main, catholique, ouvrier, employé, artisan,<br />

paysan, nous qui sommes <strong>de</strong>s laïques, parce<br />

que tu es notre frère. [...] Nous te tendons la<br />

main, volontaire national, ancien combattant<br />

<strong>de</strong>venu Croix-<strong>de</strong>-Feu, parce que tu es un fils<br />

<strong>de</strong> notre peuple.<br />

Le 14 juillet 1935, une manifestation unitaire,<br />

sur le même parcours que celle du<br />

12 février 1934 rassemble 500 000 personnes.<br />

Les partenaires du Rassemblement<br />

populaire font le serment <strong>de</strong> « Défendre les<br />

libertés démocratiques, donner du pain aux<br />

travailleurs du travail à la jeunesse et au<br />

mon<strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> paix humaine. »<br />

Ce sera la base du programme très timi<strong>de</strong>.<br />

Mais cette orientation – pleine <strong>de</strong> concessions<br />

au système – était présente aussi bien<br />

à la SFIO qu’au PCF. Ainsi, lors du congrés<br />

<strong>de</strong> 1926, Blum déclarait : « Bien qu'en ce qui<br />

concerne la conquête du pouvoir je ne sois pas<br />

légaliste, je le suis en ce qui concerne l'exercice<br />

du pouvoir. J'estime que si le déroulement <strong>de</strong>s<br />

pratiques parlementaires nous appelle à exercer<br />

le pouvoir dans le cadre <strong>de</strong>s institutions actuelles<br />

nous <strong>de</strong>vrons le faire légalement, loyalement,<br />

sans commettre cette espèce d'escroquerie qui<br />

consisterait à profiter <strong>de</strong> notre présence au<br />

gouvernement pour transformer l'exercice du<br />

pouvoir en conquête du pouvoir ».<br />

Quant au PCF, son dirigeant, Maurice Thorez<br />

déclarait en novembre 1934, à propos du<br />

programme pour 1936 : « socialiser les moyens<br />

<strong>de</strong> production, exproprier sans in<strong>de</strong>mnités les<br />

capitalistes, supprimer le chômage et installer<br />

les travailleurs et la population pauvre <strong>de</strong>s<br />

villes dans les logements <strong>de</strong>s riches, tout cela<br />

sera l'œuvre <strong>de</strong> la prochaine révolution qui<br />

enterrera la servitu<strong>de</strong> capitaliste. Mais il est<br />

possible en attendant et comme préparation à<br />

la libération définitive <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s mesures<br />

<strong>de</strong> salut public compatibles avec le présent<br />

ordre <strong>de</strong>s choses. »<br />

2. Les élections d'avril<br />

et mai 1936<br />

Sous prétexte <strong>de</strong> mettre d’accord les trois<br />

partis, le programme du Front populaire<br />

est taillé sur mesure pour les radicaux,<br />

dont le PC et la SFIO craignent qu’ils se<br />

se tournent vers la droite.<br />

Le programme défend le désarmement et<br />

la dissolution <strong>de</strong>s ligues. Sur le plan économique,<br />

il s'agit <strong>de</strong> réformer la Banque <strong>de</strong><br />

France aux mains <strong>de</strong>s « 200 familles », créer<br />

un office <strong>de</strong>s céréales, réduire la semaine<br />

<strong>de</strong> travail, mais sans précision <strong>de</strong> durée...<br />

Le 3 mai 1936, le résultat <strong>de</strong>s élections<br />

législatives donnent une majorité au Front<br />

populaire, mais les radicaux qui étaient<br />

19


Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />

jusque-là les plus nombreux, per<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s<br />

voix (14 %), alors que la SFIO en gagne<br />

très légèrement (19 %) et que le PC double<br />

sont score avec 15 % <strong>de</strong>s voix.<br />

Ayant la majorité, il revient à la SFIO <strong>de</strong><br />

nommer le prési<strong>de</strong>nt du Conseil et Blum<br />

est désigné. Malgré cette vicoire, il forme<br />

son gouvernement avec les radicaux, en<br />

justifiant : « Il n'y a pas <strong>de</strong> majorité socialiste.<br />

Il n'y a pas <strong>de</strong> majorité prolétarienne.<br />

Il y a la majorité <strong>de</strong> Front populaire dont<br />

le programme du Front populaire est le lieu<br />

géométrique. Notre objet, notre mandat,<br />

notre <strong>de</strong>voir, c'est d'accomplir et d'exécuter<br />

ce programme. Il s'ensuit que nous agirons<br />

à l'intérieur du système social actuel, <strong>de</strong> ce<br />

même régime dont nous avons démontré les<br />

contradictions et l'iniquité. »<br />

Le PCF ne rejoint pas le gouvernement, il<br />

préfère rester à l'extérieur, toujours pour<br />

ne pas effrayer « les classes moyennes » :<br />

« Nous sommes convaincus que les communistes<br />

serviront mieux la cause du peuple en<br />

soutenant loyalement sans réserves et sans<br />

éclipses le gouvernement à direction socialiste,<br />

plutôt qu'en offrant par leur présence<br />

dans le cabinet, le prétexte aux campagnes<br />

<strong>de</strong> panique et d'affolement <strong>de</strong>s ennemis du<br />

peuple. » (Thorez)<br />

Le 24 mai, le traditionnel défilé au mur <strong>de</strong>s<br />

Confédérés, en hommage à la Commune<br />

rassemble 600 000 manifestants.<br />

Devant cette grève générale, spontanée et,<br />

fait nouveau, avec occupation, Marceau<br />

Pivert, animateur <strong>de</strong> la <strong>Gauche</strong> révolutionnaire<br />

dans la SFIO est enthousiaste, et le<br />

27 mai, il écrit un article dans le Populaire :<br />

Tout est possible !<br />

« Dans l'atmosphère <strong>de</strong> victoire <strong>de</strong> confiance et<br />

<strong>de</strong> discipline qui s'étend sur le pays, oui tout<br />

est possible aux audacieux. On ne pourrait<br />

pas impunément remettre à plus tard sous<br />

prétexte que le programme du Rassemblement<br />

populaire ne l'a pas explicitement définie<br />

l'offensive anticapitaliste la plus vigoureuse.<br />

Les masses sont beaucoup plus avancées qu'on<br />

ne l'imagine. Elle atten<strong>de</strong>nt beaucoup. Elles<br />

ne se contenteront pas d'une mo<strong>de</strong>ste tisane.<br />

Tout est possible, maintenant, à toute vitesse.<br />

Nous sommes à une heure qui ne repassera<br />

sans doute pas <strong>de</strong> sitôt au cadran <strong>de</strong> notre<br />

histoire. Alors, puisque tout est possible, droit<br />

<strong>de</strong>vant nous, en avant camara<strong>de</strong>s ! »<br />

Début juin, 12 000 entreprises sont concernées<br />

et on compte 2 millions <strong>de</strong> grévistes.<br />

Cela ne suffit pas pour Thorez qui répond<br />

à Pivert dans l'Humanité du 13 juin : « Nous<br />

n'avons pas encore avec nous, <strong>de</strong>rrière nous,<br />

décidée comme nous jusqu'au bout, toute la<br />

population <strong>de</strong>s campagnes. Nous risquerions<br />

même en certains cas <strong>de</strong> nous aliéner quelques<br />

sympathies <strong>de</strong>s couches <strong>de</strong> la bourgeoisie et <strong>de</strong>s<br />

paysans <strong>de</strong> France. Alors, Alors il faut savoir<br />

arrêter une grève dès que satisfaction a été<br />

obtenue, il faut même savoir parfois consentir<br />

au compromis si toutes les revendications n'ont<br />

pas encore été acceptées, mais si l'on a obtenu<br />

la victoire sur les plus essentielles. Tous n'est<br />

pas possible. »<br />

Blum envoie 250 gardiens <strong>de</strong> la paix forcer<br />

la porte <strong>de</strong> la chocolaterie <strong>de</strong>s Gourmet et,<br />

après bagarre, en expulse les occupants.<br />

La victoire du Front populaire fait peur à<br />

la bourgeoisie et entre le 3 mai et le 2 juin<br />

(date à laquelle la nouvelle Assemblée prend<br />

ses fonctions), 6 à 7 milliards <strong>de</strong> francs<br />

quittent le pays. Blum déclare : « Pour le<br />

moment je me borne à affirmer que les sorties<br />

d'or ne m'impressionnent pas ; l'or reviendra. »<br />

Il aurait pourtant pu prendre <strong>de</strong>s mesures<br />

puisque le programme du Front populaire<br />

contenait un article prévoyant : « le contrôle<br />

<strong>de</strong>s sorties <strong>de</strong> capitaux et répression <strong>de</strong> leur<br />

évasion par les mesures les plus sévères allant<br />

jusqu'à la confiscation <strong>de</strong>s biens dissimulés à<br />

l'étranger ou <strong>de</strong> leur contre-valeur en France. »<br />

Ce ne sera jamais mis en application.<br />

3. Les grèves <strong>de</strong> mai<br />

et juin et les accords<br />

<strong>de</strong> Matignon<br />

Alors que Blum attend le délai légal, les<br />

travailleurs s’impatientent et <strong>de</strong>s grève<br />

éclatent. C’est le licenciement <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

ouvriers qui avaient fait grève le 1<br />

20 Journées d’étu<strong>de</strong><br />

er Mai,<br />

qui déclenche le mouvement aux usines<br />

Breguet (aviation) du Havre le 11 mai, avec<br />

le soutien <strong>de</strong>s dockers. Les <strong>de</strong>ux ouvriers<br />

sont réintégrés, mais au lieu <strong>de</strong> calmer les<br />

esprits, cela donne confiance à d’autres<br />

et la grève s’étend. Ainsi, le 13 mai, la<br />

grève commence dans une autre entreprise<br />

d’aviation, Latécoère, à Toulouse puis à<br />

l’usine Bloch <strong>de</strong> Courbevoie. À partir <strong>de</strong> ce<br />

moment, le mouvement s’étend rapi<strong>de</strong>ment<br />

d’abord à la métallurgie, puis aux autres<br />

secteurs d’activité.<br />

Le gouvernement organise les accords <strong>de</strong><br />

Matignon avec syndicats et patronat. Le<br />

patronat accepte une augmentation <strong>de</strong>s<br />

salaires <strong>de</strong> 7 à 15 %, le droit <strong>de</strong> se syndiquer,<br />

les représentants ouvriers et les conventions<br />

collectives. Le Parlement entérine et ajoute<br />

les 40 heures et les congés payés.<br />

Pourtant les grèves sur la tas continuent<br />

pendant juin et tout le mois <strong>de</strong> juillet et<br />

reprennent même en septembre après les<br />

quinze jours <strong>de</strong> congés payés. La plupart<br />

du temps, la raison en était que les patrons<br />

n'appliquaient pas les nouvelles lois. Le 7<br />

juillet au Sénat, un radical avait sommé le<br />

gouvernement <strong>de</strong> mettre fin aux grèves, ce<br />

qu'avait promis le ministre <strong>de</strong> l'Intérieur<br />

Roger Salengro « par tous les moyens appropriés<br />

» avant <strong>de</strong> rajouter « après épuisement<br />

<strong>de</strong>s efforts <strong>de</strong> conciliation et <strong>de</strong> persuasion, on<br />

enverrait contre les grévistes <strong>de</strong>s gendarmes,<br />

non sans les avoir préalablement désarmés ».<br />

Les grèves <strong>de</strong>viennent rapi<strong>de</strong>ment un obstacle<br />

pour le gouvernement et le 7 octobre,<br />

4. Le reflux<br />

La situation économique ne s’améliore pas.<br />

Le 1er octobre, Vincent Auriol, le ministre<br />

<strong>de</strong>s Finances, procè<strong>de</strong> à une dévaluation<br />

<strong>de</strong> 37 % du franc qui se traduit par une<br />

augmentation <strong>de</strong>s prix <strong>de</strong> détail <strong>de</strong> 53,6 %<br />

pour les <strong>de</strong>nrées alimentaires et 73,3 %<br />

pour l'habillement, entre avril 1936 et avril<br />

1938. Les augmentations accordées en juin<br />

1936 sont absorbées par la hausse <strong>de</strong>s prix.<br />

Marceau Pivert explique : « un moment<br />

désarçonné par ce choc imprévu, le capitalisme<br />

reprend vite conscience, d'autant qu'il<br />

s'aperçoit qu'il a <strong>de</strong>vant lui <strong>de</strong>s adversaires<br />

peu disposés au combat. »<br />

Le 11 novembre, une cérémonie dite <strong>de</strong><br />

la victoire du souvenir et <strong>de</strong> la paix est<br />

organisée. Sur les Champs Élysée, défilent<br />

« les fascistes et les staliniens, les enfants<br />

<strong>de</strong>s écoles publiques et les enfants <strong>de</strong> chœur,<br />

jamais l'atmosphère d'union sacrée n'avait<br />

été si provocante » (Guérin-Front populaire,<br />

révolution manquée ).<br />

Fin 1936, Blum déclare qu'il est temps <strong>de</strong><br />

faire une pause dans les réformes : « après<br />

les changements immenses que nous avons<br />

introduits dans la vie sociale et économique,<br />

la santé du pays exige impérativement une<br />

pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> stabilité et <strong>de</strong> normalité... Il n'est<br />

pas douteux que nous avons anticipé sur la<br />

reprise. Il n'est pas douteux que nous avons<br />

agi comme si la prospérité était certaine. » La<br />

pause est mise en œuvre dès janvier 1937.<br />

Début 1937, Pivert démissionne <strong>de</strong> ses<br />

fonctions au Conseil : « Le rassemblement<br />

populaire n'a pas été créé pour faire avaler<br />

au prolétariat la pilule <strong>de</strong>s crédits militaires<br />

et <strong>de</strong> l'union nationale. Non je ne serai pas<br />

complice silencieux et timoré. Non ! Je n'accepte<br />

pas <strong>de</strong> capituler <strong>de</strong>vant le militarisme et les


Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />

janvier 2013<br />

banques ! Non ! Je ne consens ni à la paix sociale ni<br />

à l'union sacrée ! »<br />

Le 16 mars 1937, le Parti social français, ex-Croix<br />

<strong>de</strong> feu, organise un meeting à Clichy. Le comité<br />

<strong>de</strong> Front populaire répond par une manifestation,<br />

10 000 personnes se battent avec la police, résultat,<br />

cinq morts et <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> blessés chez les<br />

antifascistes.<br />

Début juin, la situation économique est grave. L'or<br />

continue <strong>de</strong> quitter le pays, les banques retirent leurs<br />

dépôts du trésor public. Blum et Auriol réclament<br />

les pleins pouvoirs financiers. L'assemblée accepte,<br />

le Sénat refuse par <strong>de</strong>ux fois. 10 000 manifestants<br />

protestent <strong>de</strong>vant le Sénat. Blum démissionne et<br />

laisse la place <strong>de</strong> prési<strong>de</strong>nt du Conseil au radical<br />

Camille Chautemps.<br />

Le 22 juin le conseil national <strong>de</strong> la SFIO se réunit<br />

et accepte une participation ministérielle à la<br />

condition que Chautemps ne fasse pas appel à <strong>de</strong>s<br />

hommes qui ont combattu le Front populaire. Il<br />

le fera quand même. Blum est vice-prési<strong>de</strong>nt du<br />

Conseil et accepte <strong>de</strong>ux décrets du 21 décembre<br />

1937 qui reviennent sur les 40 heures.<br />

Mais les grèves reprennent. Le 23 décembre 1937,<br />

à Colombes l'usine Goodrich est occupée. Marx<br />

Dormoy, ministre <strong>de</strong> l'Intérieur fait encercler l'usine<br />

par 600 gar<strong>de</strong>s mobiles. Le soir-même 30 000 ouvriers<br />

viennent soutenir les grévistes et dans les jours<br />

qui suivent <strong>de</strong>s débrayages spontanés ont lieu un<br />

peu partout. Mais l'union syndicale <strong>de</strong> Paris exige<br />

le respect d'une sentence arbitrale <strong>de</strong> compromis<br />

et le travail reprend.<br />

Le 29 décembre, une grève éclate dans les services<br />

publics, laissant Paris sans transports, sans gaz ni<br />

d'électricité. Puis ce sont les travailleurs <strong>de</strong> l'alimentation<br />

qui entrent en grève pendant plusieurs mois.<br />

Le 24 mars, c’est la métallurgie, d'abord Citroën,<br />

puis Renault qui occupent leurs usines. Le 19 avril,<br />

ils reprennent le travail.<br />

En janvier 1938, nouvelle crise financière. Chautemps<br />

et Blum congédient les communistes <strong>de</strong> la<br />

majorité et les socialistes démissionnent. Alors que<br />

Blum propose un gouvernement d’union allant <strong>de</strong>s<br />

communistes à Paul Reynaud (droite modérée),<br />

Chautemps refuse et forme un gouvernement<br />

sans la SFIO.<br />

Le 8 mars 1938, Chautemps <strong>de</strong>man<strong>de</strong> les pleins<br />

pouvoirs pour un assainissement financier. La SFIO<br />

refuse et le gouvernement démissionne.<br />

Dans la nuit du 11 au 12 mars, l'Allemagne envahit<br />

l'Autriche. Blum s'adresse aux députés <strong>de</strong> droite<br />

pour former un gouvernement d'union nationale.<br />

Ils refusent, Blum refait un gouvernement <strong>de</strong> Front<br />

populaire à direction SFIO qui est renversé par<br />

le Sénat le 8 avril. Le pouvoir revient au ministre<br />

<strong>de</strong> la Défense, Daladier. Paul Reynaud, nommé<br />

ministre <strong>de</strong>s Finances en novembre 1938, prend<br />

<strong>de</strong>s mesures par décrets lois : dévaluation du franc,<br />

hausse <strong>de</strong>s impôts, réarmement, économies drastiques<br />

sur d'autres postes, majoration du plafond<br />

<strong>de</strong>s heures supplémentaires (+15 %). La durée<br />

du travail remonte à 41,5 heures par semaine. Il<br />

déclare alors : « Croyez-vous que la France puisse à la<br />

fois maintenir son train <strong>de</strong> vie, dépenser 25 milliards<br />

d'armement et se reposer <strong>de</strong>ux jours par semaine ? »<br />

Le 30 septembre, les Accords <strong>de</strong> Munich sont signés.<br />

5. L'abandon <strong>de</strong> la République<br />

espagnole<br />

Le 18 juillet 1936, c’est le coup d'État <strong>de</strong> Franco.<br />

Blum propose aux autres pays <strong>de</strong> signer un accord<br />

<strong>de</strong> non-intervention. La frontière est fermée et l'exportation<br />

<strong>de</strong> matériel militaire interdite. Un traité<br />

commercial <strong>de</strong> 1935 liait la France à l'Espagne.<br />

Lorsque la République espagnole est menacée par<br />

Franco, Blum, si légaliste, lorsqu'il s'agit d'exercer le<br />

pouvoir, refuse <strong>de</strong> l'honorer en vendant <strong>de</strong>s armes.<br />

Les radicaux sont contre et menacent <strong>de</strong> quitter la<br />

coalition, la Gran<strong>de</strong>-Bretagne par l'intermédiaire <strong>de</strong><br />

Baldwin, le Premier ministre conservateur, menace<br />

<strong>de</strong> rompre l'alliance avec la France. Blum sacrifie les<br />

Espagnols et en janvier 1937, il va jusqu'à interdire<br />

tout départ <strong>de</strong> volontaires français en Espagne. En<br />

avril 1942, il se justifie : « La guerre civile aurait<br />

<strong>de</strong>vancé en France la guerre étrangère... Dès que la<br />

situation se serait tendue un peu dangereusement,<br />

nous aurions eu en France le pendant du coup <strong>de</strong><br />

force <strong>de</strong> Franco... C'est-à-dire que l'Espagne n'aurait<br />

par été délivrée mais que la France aurait été fascisée<br />

probablement avant elle. »<br />

6. Conclusion<br />

Daniel Guérin parle <strong>de</strong> révolution manquée. Une<br />

révolution était-elle possible ?<br />

L’expérience du Front populaire est marquée par<br />

l’intervention spontanée <strong>de</strong>s « masses » en soutien<br />

au gouvernement. Mais la SFIO comme le PCF se<br />

sont efforcés <strong>de</strong> dissua<strong>de</strong>r les travailleurs.<br />

À plusieurs reprises, pour ne pas effrayer la bourgeoisie,<br />

Blum a préféré sacrifier la classe ouvrière<br />

pour finir par mener une politique d'union sacrée.<br />

Au procès <strong>de</strong> Riom, Blum déclare « à ce moment,<br />

dans la bourgeoisie, et en particulier dans le mon<strong>de</strong><br />

patronal, on me considérait comme un sauveur. Les<br />

circonstances étaient si angoissantes, on était si près<br />

<strong>de</strong> la guerre civile qu'on n'espérait plus que dans une<br />

sorte d'intervention provi<strong>de</strong>ntielle. Je veux dire l'arrivée<br />

au pouvoir d'un homme auquel on attribuait sur la<br />

classe ouvrière un pouvoir suffisant <strong>de</strong> persuasion pour<br />

qu'il lui fit entendre raison et qu'il la décidât à ne pas<br />

user, à ne pas abuser <strong>de</strong> sa force. »<br />

Quant au PCF, Thorez déclarait dès août 1936 : « Le<br />

Front populaire ce n'est pas la révolution... quand on<br />

nous proposait d'y introduire les socialisations et autres<br />

mesures <strong>de</strong> ce genre nous avons insisté sur la nécessité<br />

d'élaborer un programme actuellement réalisable...<br />

nous avons eu raison en ne nous laissant pas emporter<br />

par la démagogie. Nous avons expliqué à la classe<br />

ouvrière qu'elle ne <strong>de</strong>vait pas marcher plus vite que<br />

l'ensemble <strong>de</strong> notre peuple et ainsi risquer <strong>de</strong> se laisser<br />

isoler et provoquer par la réaction. »<br />

21


Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />

La gauche au pouvoir 1981 - 1983<br />

L’ère Mitterrand restera pour<br />

les travailleurs synonyme<br />

d’espoirs trahis et <strong>de</strong> début<br />

du grand retournement du<br />

Parti socialiste.<br />

1. De mai 1981 à juin<br />

1982<br />

Contrairement à 1936, où le programme<br />

du Front populaire est plutôt timi<strong>de</strong>, Mitterrand<br />

est élu en 1981 sur un programme<br />

<strong>de</strong> rupture qui reprend une partie du programme<br />

commun.<br />

L'élection du PS n'était pas assurée et c'est<br />

presque avec surprise que Mitterrand se voit<br />

élu, le 10 mai. Mais la situation à la fin du<br />

règne <strong>de</strong> Giscard était catastrophique : le<br />

chômage avait triplé <strong>de</strong>puis 1974, l’inflation<br />

atteignait 13 %.<br />

En juin, la vague rose <strong>de</strong>s législatives profite<br />

d’abord au Parti socialiste. Il a, à lui seul, la<br />

majorité <strong>de</strong>s nouveaux députés. Il pouvait<br />

gouverner sans le PCF, qui aurait pu, comme<br />

en 1936 soutenir le gouvernement sans y<br />

participer. Mais Mitterrand appelle tout<br />

<strong>de</strong> même quatre ministres communistes au<br />

gouvernement : Charles Fiterman, ministre<br />

d’État aux Transports, Marcel Rigout à la<br />

Formation professionnelle, Jack Ralite à<br />

la Santé, et Anicet Le Pors à la Fonction<br />

publique.<br />

Des mesures symboliques sont prises rapi<strong>de</strong>ment<br />

qui répon<strong>de</strong>nt aux mobilisations<br />

populaires <strong>de</strong>s années précé<strong>de</strong>ntes. Dès le<br />

28 mai, tout en confirmant son choix en<br />

faveur du nucléaire, Mitterrand annonce<br />

l’arrêt du chantier <strong>de</strong> Plogoff, objet <strong>de</strong> manifestations<br />

monstres en Bretagne. Le 3 juin,<br />

il déci<strong>de</strong> l’annulation du projet d’extension<br />

du camp militaire, contre lequel s’étaient<br />

mobilisés, <strong>de</strong>puis 1973, paysans du Larzac,<br />

pacifistes et antimilitaristes. En décembre<br />

1982 une loi permettant assez largement le<br />

remboursement <strong>de</strong> l’interruption volontaire<br />

<strong>de</strong> grossesse est votée…<br />

En juillet 1981, le gouvernement augmente<br />

le Smic <strong>de</strong> 10 %, l’allocation handicapés <strong>de</strong><br />

20 %, les allocations familiales et l’allocation<br />

logement <strong>de</strong> 25 %. En août, il supprime<br />

la Cour <strong>de</strong> sûreté <strong>de</strong> l’État, symbole d’une<br />

justice d’exception. Quelques mois plus<br />

tard, il abroge la loi « anticasseurs » instaurée<br />

par Giscard pour criminaliser les<br />

mobilisations sociales. Au <strong>de</strong>rnier trimestre<br />

1981, les radios libres (sans publicité) sont<br />

autorisées. Et les prix sont bloqués pour<br />

six mois. Dans la foulée, <strong>de</strong>ux mesures<br />

emblématiques sont prises : l’abolition <strong>de</strong><br />

la peine <strong>de</strong> mort et la création <strong>de</strong> l’impôt<br />

sur les gran<strong>de</strong>s fortunes (IGF).<br />

En janvier, la durée légale <strong>de</strong> la semaine <strong>de</strong><br />

travail est abaissée <strong>de</strong> 40 à 39 heures sans<br />

perte <strong>de</strong> salaire, même si cela a <strong>de</strong>mandé<br />

quelques mobilisations, et la cinquième<br />

semaine <strong>de</strong> congés payés est instaurée. En<br />

février, la loi sur les nationalisations est votée.<br />

En mars, l’âge légal <strong>de</strong> départ à la retraite<br />

passe <strong>de</strong> 65 à 60 ans. À l’époque, le nombre<br />

d’annuités requis pour une retraite pleine<br />

et entière était <strong>de</strong> 37,5 et l’on entrait plus<br />

tôt dans la vie active : donc, l’abaissement à<br />

60 ans <strong>de</strong> l’âge légal a effectivement permis<br />

à <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> salariés – qui<br />

avaient leurs annuités, mais pas 65 ans – <strong>de</strong><br />

Photothèque Rouge/MILO<br />

Dominique Angelini<br />

partir. Les nationalisations concernent<br />

39 établissements bancaires et au niveau<br />

industriel : Thomson, Saint-Gobain, Rhône-<br />

Poulenc, Pechiney-Ugine-Kuhlman, Usinor<br />

et Sacilor, Suez et la Compagnie générale<br />

d'lélectricité.<br />

Même si ces nationalisations sont loin<br />

<strong>de</strong> réquisitions (elles coûtent près <strong>de</strong> 40<br />

milliards <strong>de</strong> francs à l'État), elles sont réalisées<br />

pendant les années Reagan Thatcher,<br />

marquées par <strong>de</strong>s privatisations à travers le<br />

mon<strong>de</strong>. La France possè<strong>de</strong> donc un secteur<br />

public et nationalisé qui représente 23 %<br />

<strong>de</strong>s salariés français, 28 % <strong>de</strong> la valeur<br />

ajoutée, 30 % <strong>de</strong>s exportations et 49 %<br />

<strong>de</strong>s investissements. Le secteur bancaire<br />

nationalisé représente 91 % <strong>de</strong>s dépôts<br />

bancaires. Et pourtant : bien qu’en principe<br />

dirigées par l’État, ces entreprises fonctionnent<br />

exactement comme <strong>de</strong>s entreprises<br />

privées, appliquent les mêmes critères <strong>de</strong><br />

rentabilité et <strong>de</strong> profitabilité. Elles se font<br />

même concurrence entre elles !<br />

Ainsi, le ministre <strong>de</strong> l’Économie, Jacques<br />

Delors, dit vouloir « donner aux entreprises<br />

publiques les moyens d’être compétitives et<br />

puissantes sur le marché mondial, qui est<br />

leur marché naturel, face à leurs concurrents<br />

internationaux. Cela se traduira par un<br />

cahier <strong>de</strong>s charges au service d’objectifs dictés<br />

par le marché. »<br />

D'ailleurs, en octobre 1981, lors du congrès<br />

<strong>de</strong> Valence, le PS adopte une motion selon<br />

laquelle<br />

« [...] le pouvoir politique pour l’essentiel c’est<br />

nous. Le pouvoir économique pour l’essentiel<br />

ce sont les secteurs dominants du capitalisme<br />

bancaire et monopoliste industriel. Entre ces<br />

<strong>de</strong>ux pouvoirs y aura-t-il choc ou compromis<br />

? Puisque nous avons choisi <strong>de</strong> transformer<br />

graduellement le système économique, cela<br />

veut dire que nous avons cherché une situation<br />

<strong>de</strong> compromis qui consacrera cet important<br />

changement et qui, naturellement, sera plus<br />

favorable aux forces <strong>de</strong> transformation sociale,<br />

sera un progrès pour le mon<strong>de</strong> du travail. Ce<br />

compromis sera la traduction pratique du<br />

contrat que nous avons passé avec le peuple<br />

français, sur la base <strong>de</strong>s engagements pris<br />

par le candidat à la prési<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> la République,<br />

et par le Parti socialiste à l’occasion<br />

<strong>de</strong>s campagnes électorales <strong>de</strong> mai et juin 1981.<br />

Réussirons-nous ce compromis ? Réussirons-nous<br />

le changement par la révolution tranquille ? »<br />

2. Le tournant<br />

Mais comme en 1936, le PS a subi pendant<br />

les premières semaines du septennat, une<br />

fuite <strong>de</strong>s capitaux très importante, entre 5<br />

22 Journées d’étu<strong>de</strong>


Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />

et 6 milliards <strong>de</strong> francs entre le 11 et le 18 mai 1981. De plus, le<br />

franc n'a pas bougé par rapport au mark <strong>de</strong>puis 1978 alors que<br />

les prix ont évolué en sens contraire, les produits français ont<br />

perdu 20% en compétitivité en trois ans.<br />

Le taux directeur <strong>de</strong> la Banque <strong>de</strong> France atteint 22 % le 21 mai<br />

1981. Comme Blum, Mitterrand refuse une dévaluation qui aurait<br />

pu être mise au débit <strong>de</strong> la politique <strong>de</strong> Giscard, mais il sera<br />

obligé d'y procé<strong>de</strong>r par trois fois entre octobre 1981 et mars 1983.<br />

La politique <strong>de</strong> la relance qui était la clé du programme du PS<br />

ne fonctionne pas dans une économie qui se veut ouverte et la<br />

consommation profite principalement aux importations.<br />

La capacité industrielle du pays souffre (entre autres) du franc<br />

fort et du maintien dans le Système monétaire européen (SME).<br />

En juin 1982, un an à peine après l’élection <strong>de</strong> Mitterrand, le<br />

gouvernement déci<strong>de</strong> une pause (une parenthèse) dans les réformes<br />

c’est le « tournant » <strong>de</strong> la rigueur.<br />

Ainsi, face à l’inflation, la gauche déci<strong>de</strong> le blocage <strong>de</strong>s salaires<br />

pendant quatre mois, accompagnée d’un blocage <strong>de</strong>s prix mais le<br />

gouvernement augmente lui-même le prix <strong>de</strong> l’essence. De juillet<br />

à fin octobre, toutes les augmentations <strong>de</strong> salaire prévues dans<br />

les entreprises sont annulées. Et à la sortie du blocage, Mauroy<br />

décroche les salaires <strong>de</strong> la hausse <strong>de</strong>s prix, par la désin<strong>de</strong>xation,<br />

« obtenue sans une grève », comme le commenta avec satisfaction<br />

le socialiste Jacques Delors.<br />

Le résultat <strong>de</strong> cette politique est expliqué par le Centre d'étu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s revenus et <strong>de</strong>s coûts (Cerc) 1 Les Français et leurs revenus : le<br />

tournant <strong>de</strong>s années 80. 1989. « Depuis 1982, le revenu disponible<br />

<strong>de</strong>s ménages croît sensiblement moins vite que le revenu national<br />

(+8 % contre +15 % entre 1982 et 1988) […] <strong>de</strong>puis 1983, le<br />

partage <strong>de</strong>s fruits <strong>de</strong> la croissance s'opère majoritairement en faveur<br />

du capital dont le taux <strong>de</strong> rémunération remonte significativement<br />

[…] <strong>de</strong>puis 1982, la rémunération du capital s'améliore chaque<br />

année ; cette amélioration a absorbé en moyenne […] 60 % <strong>de</strong>s<br />

gains <strong>de</strong> productivité globale <strong>de</strong> l'économie. La rémunération du<br />

travail salarié ne progresse plus, en revanche, que très lentement […]<br />

Stabilisation voire déclin <strong>de</strong>s salaires, forte progression <strong>de</strong>s revenus <strong>de</strong><br />

la propriété, ralentissement <strong>de</strong> la croissance <strong>de</strong>s prestations sociales,<br />

mais aussi <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>s impôts directs ; telles sont les gran<strong>de</strong>s tendances<br />

qui ont déterminé l'évolution du revenu disponible <strong>de</strong>s ménages<br />

<strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong>s années 80 […] En francs constants, la masse <strong>de</strong>s<br />

rémunérations globales <strong>de</strong>s salariés a progressé <strong>de</strong> 5,8 % seulement<br />

entre 1982 et 1988 […] mais dans le même temps, la masse <strong>de</strong>s<br />

cotisations sociales assises sur les salaires a augmenté <strong>de</strong> 18,7 %. la<br />

masse <strong>de</strong>s salaires nets perçus par l'ensemble <strong>de</strong>s salariés a diminué<br />

<strong>de</strong> ce fait <strong>de</strong> 1,4 % en francs constants entre 1982 et 1988 ».<br />

Yvon Gattaz, prési<strong>de</strong>nt du CNPF à l'époque revient sur la pério<strong>de</strong><br />

« Par une décision <strong>de</strong> M. Mitterrand... j'ai obtenu l'arrêt <strong>de</strong><br />

l'augmentation <strong>de</strong>s charges sur l'entreprise. Elles n'ont plus augmenté<br />

<strong>de</strong>puis le 16 avril 1982. Ce fut la décision la plus historique du<br />

quinquennat (1981-1986). »<br />

Mais le gouvernement ne se contente pas d'arrêter les réformes,<br />

il s'en prend aussi aux salariés qui résistent comme à la fin <strong>de</strong><br />

1983 quand la direction <strong>de</strong> Peugeot impose 1 900 licenciements<br />

à son usine <strong>de</strong> Talbot-Poissy, le gouvernement envoie les CRS<br />

pour déloger les grévistes qui occupent l'usine.<br />

Il n'hésite pas non plus à procé<strong>de</strong>r lui-même à <strong>de</strong>s restructurations<br />

et en mars 1984, le gouvernement annonce un plan acier qui se<br />

traduit par 21 000 emplois supprimés alors que Mitterrand avait<br />

promis aux sidérurgistes qu’il ne permettrait plus aucune suppression<br />

d’emploi dans la sidérurgie. Une gran<strong>de</strong> manifestation <strong>de</strong><br />

plus d’un million <strong>de</strong> personnes à Paris, en juin 1984, prend un<br />

tour ouvertement politique, avec le grand retour <strong>de</strong>s politiciens<br />

<strong>de</strong> droite vaincus en 1981 et <strong>de</strong>s slogans contre Mitterrand.<br />

janvier 2013<br />

Comme le dit à l'époque Alain Juppé : « Les socialistes nous facilitent<br />

le travail, ils font le sale boulot que nous n'avons pas su faire. »<br />

De décembre 1983 à décembre 1984, le chômage progresse <strong>de</strong><br />

25 000 personnes par mois pour atteindre 292 000 chômeurs.<br />

La droite reprend <strong>de</strong>s forces et le gouvernement retire sa loi sur<br />

l’école après une manifestation <strong>de</strong> près d'un million <strong>de</strong> personnes<br />

en défense <strong>de</strong> l'école privée à l’été 1984.<br />

3. Conclusion<br />

À aucun moment, le PS <strong>de</strong> 1981 ne s'est appuyé sur <strong>de</strong>s mobilisations<br />

populaires. Que ce soit les réformes du début du septennat<br />

où les attaques, tout a été décidé par en haut. Du coup,<br />

contrairement à 1936, ni le PS ni les syndicats n'ont bénéficié<br />

<strong>de</strong> l'expérience gouvernementale.<br />

Avec 110 000 membres en avril 1981, le PS n'en a que 145 000<br />

un an plus tard et cela retombe à 115 000 en 1984. C'est un <strong>de</strong>s<br />

PS les plus faibles d'Europe occi<strong>de</strong>ntale. En 1990, il se compose<br />

<strong>de</strong> 9 % d'ouvriers, 10 % d'employés et 70 % <strong>de</strong> cadres moyens<br />

et supérieurs dont 25 à 30 % d'enseignants.<br />

La situation est similaire voire pire pour les syndicats. Le taux <strong>de</strong><br />

syndicalisation passe <strong>de</strong> 20 % à 11 % (25 à 12 pour les ouvriers,<br />

22 à 7 pour les employés et <strong>de</strong> 9 à 1% chez les jeunes).<br />

La CGT passe <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux millions d’adhérents avant 1981 à 600 000<br />

dix ans plus tard.<br />

Une autre <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong> la politique menée par le PS est<br />

le renforcement du FN.<br />

Jusqu’en 1981, le Front national était un groupuscule rassemblant<br />

<strong>de</strong>s nostalgiques <strong>de</strong> l’Algérie française, <strong>de</strong>s ex-pétainistes,<br />

<strong>de</strong>s partisans <strong>de</strong> Pouja<strong>de</strong> comme Le Pen lui-même. Le Pen avait<br />

obtenu 0,72 % <strong>de</strong>s voix à l’élection prési<strong>de</strong>ntielle <strong>de</strong> 1974, et<br />

n’avait pas réussi à se présenter en 1981.<br />

En septembre 1983, aux municipales partielles <strong>de</strong> Dreux, le FN<br />

obtient 16 % <strong>de</strong>s voix, et fusionne au <strong>de</strong>uxième tour avec la liste<br />

<strong>de</strong> droite.<br />

En juin 1984, le Front national atteignait 11 % aux élections<br />

européennes, autant que le Parti communiste.<br />

Ainsi, contrairement à ce qu'on entend souvent, ce n'est pas la<br />

proportionnelle qui fait monter le FN, c'est bien le fait que les<br />

salariés n''i<strong>de</strong>ntifient plus le PS à cette époque comme étant<br />

dans leur camp.<br />

Car 1981 signe la fin <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> réformer et le début du<br />

ralliement au libéralisme.<br />

Philippe Seguin, déclare en 1989 : « Il n'y a plus <strong>de</strong>ux projets <strong>de</strong><br />

société aussi irréductiblement contradictoires qu'ils l'étaient hier. Et<br />

nous <strong>de</strong>vons d'autant moins nous en lamenter que c'est notre projet<br />

<strong>de</strong> société qui l'a emporté ».<br />

C'est ce qu'explique plus tard, en 1990, Henri Emmanuelli :<br />

« Nous avons fait notre Bad God<strong>de</strong>sberg. Nous l'avons fait le 23<br />

mars 1983 à onze heures du matin. Le jour où nous avons décidé<br />

d'ouvrir les frontières et <strong>de</strong> ne pas sortir du SME, nous avons choisi<br />

une économie <strong>de</strong> marché ». (9/2/1990)<br />

Au final, en 1991 « le capitalisme borne notre horizon historique ».<br />

Le résultat <strong>de</strong>s élections européennes <strong>de</strong> juin 1984 illustrèrent le<br />

prix électoral payé par le PCF pour sa participation ministérielle.<br />

Son score <strong>de</strong> 11 % indiquait une perte <strong>de</strong> 2 millions <strong>de</strong> voix<br />

par rapport aux élections européennes <strong>de</strong> 1979. Ses ministres<br />

tombèrent en même temps que le gouvernement Mauroy et le<br />

PCF décida <strong>de</strong> ne pas accepter <strong>de</strong> nouveau portefeuille ministériel<br />

dans le gouvernement Fabius. Le gouvernement Fabius <strong>de</strong><br />

1984 à 1986 poursuit, sans les ministres communistes, la même<br />

politique que le gouvernement précé<strong>de</strong>nt, et le chômage monte<br />

inexorablement. En 1986, Il atteignait 10 % <strong>de</strong> la population<br />

active contre 6 % en 1981. 2,5 millions <strong>de</strong> travailleurs étaient<br />

au chômage : 1 million <strong>de</strong> plus qu’en 1981.<br />

23


Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />

L’expérience <strong>de</strong> l’Unité populaire :<br />

septembre 1970 - septembre 1973<br />

François Coustal<br />

Bien que concernant<br />

directement un pays étranger<br />

et éloigné, l’expérience<br />

<strong>de</strong> l’Unité populaire constitue<br />

une <strong>de</strong>s références<br />

emblématiques <strong>de</strong> la gauche,<br />

traditionnelle ou radicale,<br />

lorsqu’elle débat <strong>de</strong> <strong>stratégie</strong>.<br />

C’est une première raison pour<br />

revenir sur cette expérience,<br />

ces développements,<br />

ces limites et ces débats.<br />

La secon<strong>de</strong> raison est plus<br />

conjoncturelle : cette année<br />

2013 marque le quarantième<br />

anniversaire <strong>de</strong> l’écrasement<br />

<strong>de</strong> l’Unité populaire.<br />

Cet exposé inclut évi<strong>de</strong>mment<br />

<strong>de</strong>s appréciations critiques.<br />

Mais il est d’abord un effort<br />

mo<strong>de</strong>ste pour faire revivre<br />

cette épopée et un hommage<br />

aux combattants chiliens<br />

du socialisme, qu’ils se soient<br />

reconnus dans l’Unité<br />

populaire, dans la gauche<br />

<strong>de</strong> l’Unité populaire ou<br />

dans le Mouvement <strong>de</strong> la<br />

<strong>Gauche</strong> révolutionnaire<br />

(MIR-Movimiento <strong>de</strong><br />

Izquierda Revolucionaria).<br />

Une coalition <strong>de</strong> gauche<br />

au programme modéré<br />

L’Unité populaire (UP) s’est constituée en<br />

vue <strong>de</strong> soutenir la candidature <strong>de</strong> Salvador<br />

Allen<strong>de</strong> (membre du PS chilien) à l’élection<br />

prési<strong>de</strong>ntielle. C’était une coalition<br />

<strong>de</strong> gauche « classique » incluant <strong>de</strong> petits<br />

partis « bourgeois » (Parti radical, alliance<br />

populaire indépendante), <strong>de</strong>s partis issus<br />

<strong>de</strong> la mouvance chrétienne <strong>de</strong> gauche<br />

(Mouvement d’action populaire unitaire,<br />

<strong>Gauche</strong> chrétienne), l’essentiel étant l’alliance<br />

électorale du Parti socialiste et du<br />

Parti communiste.<br />

Le programme électoral <strong>de</strong> l’Unité populaire<br />

était extrêmement modéré et consistait principalement<br />

dans la promesse <strong>de</strong> poursuivre<br />

la politique du gouvernement précé<strong>de</strong>nt<br />

(démocrate-chrétien, centre droit) et <strong>de</strong><br />

faire vraiment les réformes promises par ce<br />

<strong>de</strong>rnier mais restées largement inabouties,<br />

notamment la réforme agraire et la récupération<br />

du contrôle <strong>de</strong>s ressources naturelles<br />

(mines <strong>de</strong> cuivre).<br />

Indépendamment du contenu timoré du<br />

programme, la perspective <strong>de</strong> l’élection<br />

d’Allen<strong>de</strong> a créé enthousiasme et mobilisation<br />

: pour discuter le programme électoral<br />

et surtout mener la campagne prési<strong>de</strong>ntielle,<br />

14 000 comités d’Unité populaire se créent<br />

à travers tout le Chili, regroupant 700 000<br />

personnes, membres ou non <strong>de</strong>s partis<br />

qui composent l’Unité populaire. C’est à<br />

cette force <strong>de</strong> frappe militante que l’Unité<br />

populaire doit sa victoire électorale. Après<br />

l’accession d’Allen<strong>de</strong> à la prési<strong>de</strong>nce, les<br />

comités d’Unité populaire seront dissouts.<br />

Mais, comme on va le voir, les aspirations<br />

du mouvement populaire à l’intervention<br />

directe et à l’auto-organisation prendront<br />

d’autres formes…<br />

L’élection<br />

<strong>de</strong> Salvador Allen<strong>de</strong><br />

Le 4 septembre 1970, Allen<strong>de</strong> arrive en tête<br />

avec 36,3 %. Soit seulement 39 000 voix<br />

d’avance sur le candidat démocrate-chrétien,<br />

Tomic, qui atteint 34,98 %. Alessandri, le<br />

candidat <strong>de</strong> droite, recueille 27,9 %.<br />

Le système chilien pour l’élection prési<strong>de</strong>ntielle<br />

est à un seul tour : Allen<strong>de</strong> n’ayant<br />

qu’une majorité relative, la décision est<br />

donc entre les mains du Parlement.<br />

La droite chilienne et le gouvernement<br />

américain vont, tout bonnement, essayer<br />

d’empêcher l’investiture d’Allen<strong>de</strong> grâce à<br />

<strong>de</strong>s manœuvres impliquant la CIA, l’entreprise<br />

multinationale ITT, la droite et<br />

l’extrême droite chilienne, <strong>de</strong>s secteurs <strong>de</strong><br />

l’armée chilienne, les milieux patronaux<br />

chiliens, les gran<strong>de</strong>s banques américaines et<br />

européennes. Ces manœuvres – qui se poursuivront<br />

d’ailleurs pendant toute la durée<br />

<strong>de</strong> l’Unité populaire – se développent selon<br />

trois axes. D’abord essayer <strong>de</strong> provoquer le<br />

chaos économique : blocage du crédit, arrêt<br />

<strong>de</strong>s importations <strong>de</strong> marchandises chilienne,<br />

en particulier le cuivre, etc. Ensuite pousser<br />

à l’intervention <strong>de</strong> l’armée : un coup d'État<br />

est déjà en préparation… Et enfin déploiement<br />

<strong>de</strong> manœuvre parlementaire : il s’agit<br />

<strong>de</strong> faire élire Alessandri qui démissionnera<br />

pour repasser le pouvoir à Frei (démocratechrétien,<br />

sortant). Le 22 octobre, c’est la<br />

manœuvre <strong>de</strong> trop avec l’enlèvement puis<br />

l’assassinat du général Schnei<strong>de</strong>r. Du coup,<br />

la Démocratie chrétienne va laisser l’Unité<br />

populaire arriver au pouvoir. Le 24 octobre,<br />

le Congrès investit Allen<strong>de</strong>. La passation<br />

<strong>de</strong> pouvoir a lieu le 4 novembre.<br />

Par ailleurs, il n’y a pas d’élections législatives.<br />

Le Parlement reste donc ce qu’il<br />

était avant l’élection d’Allen<strong>de</strong> et l’Unité<br />

populaire n’y a pas la majorité. Le gouvernement<br />

gouverne par décrets, ceux-ci<br />

se situant plus ou moins dans un cadre<br />

législatif inchangé, donc hérité du pouvoir<br />

précé<strong>de</strong>nt, démocrate-chrétien. Au sein du<br />

gouvernement d’Unité populaire, l’absence<br />

<strong>de</strong> majorité servira à justifier la modération<br />

<strong>de</strong>s mesures et la recherche d’alliances avec<br />

la Démocratie chrétienne.<br />

Les <strong>de</strong>ux lignes<br />

<strong>de</strong> l’unité populaire<br />

Tout au long <strong>de</strong> l’expérience chilienne, il y<br />

a eu confrontation entre <strong>de</strong>ux orientations,<br />

<strong>de</strong>ux lignes. D’abord au sein du mouvement<br />

populaire, entre l’Unité populaire et le<br />

Mouvement <strong>de</strong> la gauche révolutionnaire<br />

(MIR), qui ne participe pas à la coalition<br />

gouvernementale et parlementaire et qui, à<br />

chaque étape du processus, développe une<br />

critique <strong>de</strong> gauche <strong>de</strong> la politique menée<br />

par l’UP. Mais cette confrontation entre<br />

<strong>de</strong>ux orientations traverse l’UP elle-même<br />

et le gouvernement. Schématiquement, on<br />

peut distinguer :<br />

• une « ligne <strong>de</strong> droite », re présentée essentiellement<br />

par le PC chilien, Allen<strong>de</strong><br />

et le secteur (minoritaire) du PS qui le<br />

soutient. Son axe politique principal est la<br />

recherche d’un consensus avec la Démocratie<br />

chrétienne. Il s’illustrera par un slogan :<br />

« consoli<strong>de</strong>r pour avancer », version locale<br />

<strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> la pause : une fois les premières<br />

24 Journées d’étu<strong>de</strong>


Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />

réformes mises en œuvre, il faut les inscrire<br />

dans la durée, chercher <strong>de</strong>s alliés et, donc,<br />

ne pas cé<strong>de</strong>r à la « surenchère »… Pour<br />

Allen<strong>de</strong> se rajoute le choix doctrinal d’une<br />

révolution respectant strictement la légalité.<br />

Outre Allen<strong>de</strong>, les principaux porte-parole<br />

<strong>de</strong> cette orientation sont Luis Corvolan<br />

(secrétaire du PC Chilien) et Orlando<br />

Millas économiste communiste qui aura <strong>de</strong><br />

nombreuses responsabilités ministérielles<br />

(dont le ministère <strong>de</strong>s Finances).<br />

• une « ligne <strong>de</strong> gauche », représentée par la<br />

majorité du PS (dont son principal dirigeant,<br />

Carlos Altamirano) et le MAPU (plus la<br />

<strong>Gauche</strong> chrétienne, à partir <strong>de</strong> juillet 1971).<br />

À plusieurs reprises au cours du processus,<br />

cette sensibilité <strong>de</strong> l’Unité populaire défendra<br />

la nécessité d’approfondir les réformes, <strong>de</strong><br />

s’appuyer sur les mobilisations, parfois en<br />

convergence avec le MIR. Son slogan était<br />

« avancer pour consoli<strong>de</strong>r », autour <strong>de</strong> l’idée<br />

que la radicalisation (à gauche) <strong>de</strong> l’action<br />

gouvernementale et <strong>de</strong>s réformes était la<br />

seule voie, y compris pour pérenniser les<br />

réformes déjà faites. Outre les dirigeants<br />

<strong>de</strong>s partis (PS, MAPU), son représentant<br />

le plus emblématique était Pedro Vuskovic,<br />

responsable <strong>de</strong>s mesures <strong>de</strong> redistribution <strong>de</strong>s<br />

richesses en tant que ministre <strong>de</strong>s Affaires<br />

économiques jusqu’à ce qu’il soit écarté<br />

en juin 1972.<br />

À travers le respect strict <strong>de</strong> la légalité, la<br />

recherche permanente - et le plus souvent<br />

infructueuse - d’alliances avec la Démocratie<br />

chrétienne, et une attitu<strong>de</strong> conciliatrice visà-vis<br />

<strong>de</strong> l’armée, c’est la « ligne <strong>de</strong> droite »<br />

qui s’impose progressivement au niveau du<br />

gouvernement. Mais non sans mal, du fait<br />

<strong>de</strong>s mobilisations populaires…<br />

Dans un premier temps, trois <strong>questions</strong><br />

cristallisent la confrontation politique et<br />

sociale : le pouvoir d’achat et les <strong>questions</strong><br />

d’approvisionnement ; la réforme agraire ;<br />

l’extension du secteur nationalisé.<br />

pouvoir d’achat,<br />

approvisionnement,<br />

contrôle <strong>de</strong>s prix<br />

Immédiatement (début 1971), sous l’impulsion<br />

<strong>de</strong> Vuskovic, on procè<strong>de</strong> à un<br />

réajustement <strong>de</strong>s salaires. Face à une forte<br />

inflation (35 % pour l’année 1970), les<br />

réajustements sont compris entre 35 % pour<br />

les salaires les plus élevés et 66 % pour les<br />

plus bas. Le gouvernement tente également<br />

<strong>de</strong> contrôler l’inflation, notamment par le<br />

blocage <strong>de</strong>s prix (d’un certain nombre <strong>de</strong><br />

prix). Avec un relatif succès : pour les six<br />

premiers mois <strong>de</strong> 1971, l’inflation chute<br />

à 12 % (contre 29 % pour les six premiers<br />

mois <strong>de</strong> 1970)…<br />

Entre augmentation <strong>de</strong>s salaires et inflation<br />

persistante, on évalue autour <strong>de</strong> 20 % la<br />

janvier 2013<br />

hausse moyenne du pouvoir d’achat<br />

ouvrier. Cette politique fortement<br />

redistributive provoque une relance<br />

<strong>de</strong> la consommation et <strong>de</strong> l’activité<br />

économique, qui est amplifiée par<br />

une politique <strong>de</strong> crédit pas cher<br />

pour l’industrie moyenne. Cela se<br />

traduit aussi au niveau <strong>de</strong> l’emploi :<br />

diminution du chômage et création<br />

<strong>de</strong> 200 000 emplois<br />

Quelques problèmes « naturels »<br />

d’approvisionnement apparaissent.<br />

Mais ils vont être considérablement<br />

aggravés <strong>de</strong> façon tout<br />

à fait consciente par la bourgeoisie<br />

chilienne, (moyenne comme<br />

gran<strong>de</strong>) qui, à aucun moment,<br />

ne joue le jeu : malgré la relance<br />

économique, elle pratique la grève<br />

<strong>de</strong> l’investissement et la spéculation<br />

sur les <strong>de</strong>nrées et les produits<br />

courants, allant jusqu’à organiser la<br />

pénurie. La droite et l’extrême droite<br />

impulsent, à plusieurs reprises, <strong>de</strong>s<br />

manifestations <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> la<br />

bourgeoisie qui, accompagnées <strong>de</strong><br />

leurs employéEs <strong>de</strong> maison, organisent<br />

<strong>de</strong>s concerts <strong>de</strong> casseroles pour<br />

démontrer que le gouvernement d’Unité<br />

populaire conduit à la faillite et à la famine.<br />

La riposte <strong>de</strong> l’Unité populaire est l’organisation,<br />

en juillet 1971, d’une « rencontre<br />

nationale <strong>de</strong>s maîtresses <strong>de</strong> maison » en<br />

présence <strong>de</strong> P. Vuskovic. Celui-ci appelle<br />

les « maîtresses <strong>de</strong> maison » – c’est-à-dire les<br />

femmes <strong>de</strong> la classe ouvrière et <strong>de</strong>s couches<br />

populaires – à s’organiser pour contrôler<br />

le ravitaillement et les prix.<br />

Dans ce but, le gouvernement impulse la<br />

création <strong>de</strong>s JAP – Juntas <strong>de</strong> abastecimentios<br />

y precios – qui sont <strong>de</strong>s collectifs populaires<br />

<strong>de</strong> contrôle du ravitaillement et <strong>de</strong>s prix.<br />

C’est une initiative du gouvernement,<br />

mais qui sera investie par une dynamique<br />

populaire : les JAP se développent surtout au<br />

cours <strong>de</strong> l’année 1972, quand les problèmes<br />

<strong>de</strong> ravitaillement s’aggravent.<br />

la réforme agraire<br />

Le cadre législatif est inchangé : c’est celui<br />

du gouvernement précé<strong>de</strong>nt – démocratechrétien<br />

– qui avait amorcé une réforme<br />

agraire dès juillet 1967. Il ne s’agit pas en<br />

soi <strong>de</strong> mesures « socialistes » mais, plutôt<br />

<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rniser l’agriculture, d’en finir avec<br />

le système <strong>de</strong>s très gran<strong>de</strong>s propriétés – les<br />

latifundia – en vigueur au Chili comme<br />

dans une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> l’Amérique<br />

latine et <strong>de</strong> redistribuer les terres. Le cadre<br />

législatif fixe la surface <strong>de</strong> terres et <strong>de</strong> terres<br />

irriguées qui ne peuvent pas faire l’objet <strong>de</strong><br />

redistribution et que le propriétaire pourra<br />

conserver. Il stipule aussi que les outils et<br />

le bétail ne peuvent être expropriés.<br />

Ce cadre va être débordé par les mobilisations<br />

paysannes dans <strong>de</strong>ux directions :<br />

l’extension <strong>de</strong>s expropriations et le développement<br />

<strong>de</strong>s conseils paysans. Dans<br />

plusieurs localités et provinces, <strong>de</strong>s mobilisations<br />

se développent pour étendre les<br />

expropriations au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s limites fixées en<br />

ce qui concerne les terres et pour y inclure<br />

les outils et le bétail.<br />

Ce mouvement débouche sur <strong>de</strong>s occupations<br />

<strong>de</strong> terres, aux marges ou en <strong>de</strong>hors<br />

du cadre légal. Ce phénomène n’est pas<br />

complètement nouveau, mais antérieur à<br />

l’arrivée au pouvoir <strong>de</strong> l’Unité populaire.<br />

Mais il connaît alors une accélération considérable<br />

: 16 en 1968, 121 en 69, 368 en<br />

1970. Et 658 pour les seuls six premiers<br />

mois <strong>de</strong> 1971… Évi<strong>de</strong>mment, les gros<br />

propriétaires ne se laissent pas faire. Les<br />

occupations débouchent parfois sur <strong>de</strong>s<br />

affrontements armés. En octobre 1971,<br />

Moises Huentelaf, paysan mapuche et<br />

militant du MIR, est assassiné.<br />

L’autre axe <strong>de</strong> la mobilisation paysanne est<br />

le développement <strong>de</strong>s conseils paysans. À<br />

l’origine, ils ont été conçus par le gouvernement<br />

comme une structure para-étatique<br />

qui doit secon<strong>de</strong>r les fonctionnaires chargés<br />

d’organiser la réforme agraire et y associer<br />

la population paysanne. Officiellement,<br />

c’est un décret gouvernemental qui en<br />

janvier 1971 déci<strong>de</strong> la création d’un conseil<br />

national paysan et définit ses déclinaisons<br />

provinciales et communales. Cette décision<br />

relève d’une conception assez verticale : les<br />

attributions et la composition sont décidées<br />

par en haut. Les conseils paysans doivent<br />

25


Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />

représenter les organisations et associations<br />

existantes – syndicats, coopératives, associations<br />

<strong>de</strong> fermiers, etc. – qui y désignent<br />

leurs représentants…<br />

C’était sans compter avec les mouvements<br />

paysans radicaux notamment le (MCR), un<br />

« front <strong>de</strong> masse » du MIR. Dans la province<br />

<strong>de</strong> Cautin, sous l’influence MIR et du PS,<br />

un conseil se constitue à partir <strong>de</strong> paysans<br />

mapuches et <strong>de</strong> fermiers : ils élisent leurs<br />

représentants. Ce conseil paysan d’un type<br />

nouveau (élu, donc) entre en conflit avec le<br />

conseil provincial « officiel ». Un troisième<br />

conseil surgit, impulsé par la CUT (et le<br />

PC). Finalement, ce processus aboutit à un<br />

conseil <strong>de</strong> quinze représentants, élus par les<br />

paysans. L’exemple est suivi dans d’autres<br />

communes…<br />

La question posée est claire : les conseils<br />

doivent-ils être composés <strong>de</strong> délégués élus<br />

par la base ou désignés au titre <strong>de</strong> leur organisation<br />

? Finalement <strong>de</strong>s négociations<br />

s’ouvrent au ministère, avec une participation<br />

du MIR (pourtant non-membre <strong>de</strong> l’UP)<br />

et débouchent sur un compromis en <strong>de</strong>ux<br />

points. Les conseils paysans déjà constitués<br />

sont reconnus, quel qu’ait été leur mo<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> constitution. Et, pour les futurs conseils<br />

paysans, un nouveau système mixte (quinze<br />

membres élus + <strong>de</strong>ux désignés par organisation)<br />

est mis en place.<br />

En 1970, lorsque l’UP arrive au gouvernement,<br />

les expropriations (qui ont commencé<br />

en 1965) représentent 18 % <strong>de</strong>s terres cultivables<br />

et 12 % <strong>de</strong>s terres irriguées. En août<br />

1972 : 50 % <strong>de</strong>s terres cultivables et 48 %<br />

<strong>de</strong>s terres irriguées.<br />

la nationalisation du cuivre<br />

En fait, les premières nationalisations importantes<br />

sont celles <strong>de</strong>s banques, dès décembre<br />

1970. Seize banques commerciales privées,<br />

chiliennes et étrangères passent dans le secteur<br />

public. À la fin <strong>de</strong> l’année 1970, l'État<br />

contrôle 90 % du crédit. Parallèlement, 70<br />

entreprises industrielles sont expropriées,<br />

réquisitionnées ou placées sous le régime<br />

<strong>de</strong> « l’intervention » (l'État n’est pas propriétaire<br />

mais dispose d’un pouvoir <strong>de</strong> gestion<br />

prépondérant).<br />

Mais la nationalisation la plus emblématique<br />

est celle du cuivre car elle symbolise<br />

la récupération par le Chili <strong>de</strong> ses ressources<br />

naturelles une aspiration partagée bien au<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> la gauche, d’autant que les principales<br />

mines <strong>de</strong> cuivre sont alors aux mains <strong>de</strong><br />

multinationales américaines. Le processus<br />

se déroule en trois étapes.<br />

Première étape : le 6 juillet 1971, la commercialisation<br />

<strong>de</strong>s exportations <strong>de</strong> cuivre est<br />

nationalisée. Deuxième étape : le 11 juillet<br />

1971, un vote unanime du Parlement déci<strong>de</strong> la<br />

nationalisation <strong>de</strong>s (gran<strong>de</strong>s) mines <strong>de</strong> cuivre.<br />

Mais le plus spectaculaire est la troisième étape<br />

fixant le montant <strong>de</strong>s in<strong>de</strong>mnisations. L’Unité<br />

populaire ne prône pas les nationalisations<br />

26 Journées d’étu<strong>de</strong>


Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />

« sans in<strong>de</strong>mnité ni rachat ». Mais, dans ce<br />

cas, le gouvernement exhume d’anciennes<br />

dispositions légales permettant d’exiger<br />

<strong>de</strong>s multinationales le remboursement <strong>de</strong>s<br />

« bénéfices excessifs ». Une commission se<br />

réunit pour évaluer à la fois la valeur <strong>de</strong>s<br />

entreprises nationalisées donnant droit à<br />

in<strong>de</strong>mnisation et le montant <strong>de</strong>s « bénéfices<br />

excessifs » à prendre en compte. Pour faire<br />

bonne mesure, la commission remonte à<br />

l’année 1955 ! Le 28 septembre 1971, la<br />

commission rend son verdict : ce sont les<br />

multinationales étrangères (US, en fait)<br />

qui doivent 775 millions <strong>de</strong> dollars à l'État<br />

chilien. Cette décision sera évi<strong>de</strong>mment<br />

considérée comme un provocation insupportable<br />

pour les États-Unis.<br />

À ce sta<strong>de</strong>, l'État contrôle 85 % <strong>de</strong>s exportations<br />

et 45% <strong>de</strong>s importations. Pour<br />

le gouvernement (axe Allen<strong>de</strong> – PC), le<br />

programme <strong>de</strong> nationalisation est achevé et<br />

l’APS – Area <strong>de</strong> Propiedad Social, le secteur<br />

nationalisé – est défini et borné.<br />

Ce n’est pas l’avis, on le verra, <strong>de</strong> nombreux<br />

travailleurs <strong>de</strong>s entreprises privées. Ni du<br />

Parti socialiste qui se livre à une critique <strong>de</strong><br />

gauche du gouvernement. Au fur et à mesure<br />

<strong>de</strong> la confrontation sociale, notamment<br />

lorsque les patrons s’engageront activement<br />

dans le sabotage <strong>de</strong> l’économie, <strong>de</strong>s collectifs<br />

<strong>de</strong> travailleurs occuperont les entreprises et<br />

revendiqueront leur rattachement à l’APS<br />

Vers le pouvoir populaire<br />

Le contrôle <strong>de</strong>s prix et <strong>de</strong> l’approvisionnement,<br />

la réforme agraire et l’extension <strong>de</strong><br />

l’APS constituent <strong>de</strong>s réformes importantes<br />

mais, surtout, porteuses d’une forte dynamique<br />

<strong>de</strong> mobilisation populaire allant<br />

au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s projets gouvernementaux. Le<br />

processus est le suivant : le gouvernement<br />

prend <strong>de</strong>s décisions <strong>de</strong> mise en œuvre <strong>de</strong>s<br />

réformes entreprises. Il crée ou impulse la<br />

création <strong>de</strong> structures étatiques ou paraétatiques<br />

pour conduire les réformes. Il<br />

est confronté – et, avec lui, le mouvement<br />

populaire – à la résistances et au sabotage<br />

<strong>de</strong> la bourgeoisie et <strong>de</strong> la droite. On assiste<br />

alors à l’investissement par le mouvement<br />

populaire <strong>de</strong>s structures <strong>de</strong> pilotage <strong>de</strong> la<br />

réforme, ce qui en change la nature et la<br />

fonction.<br />

Octobre chilien<br />

La bourgeoisie se prépare systématiquement<br />

à l’affrontement : c’est elle qui est à<br />

l’offensive. Mais, en riposte, il y a mobilisations<br />

<strong>de</strong> masse et approfondissement<br />

du « pouvoir populaire », alors même que<br />

le gouvernement recherche la conciliation.<br />

En octobre 1972, c’est l’épreuve <strong>de</strong> force :<br />

elle prend d’abord la forme d’une grève<br />

patronale, d’une grève <strong>de</strong> la bourgeoisie. Il<br />

janvier 2013<br />

s’agit <strong>de</strong> paralyser l’économie et l’ensemble<br />

<strong>de</strong>s activités économiques et sociales, <strong>de</strong><br />

frapper les couches populaires en les privant,<br />

par exemple, <strong>de</strong> nourriture et <strong>de</strong> soins<br />

médicaux. La confrontation commence<br />

le 11 octobre avec le début <strong>de</strong> la grève<br />

illimitée <strong>de</strong>s transporteurs routiers. Cet<br />

appel est immédiatement relayé et suivi<br />

par les commerçants, les mé<strong>de</strong>cins, les<br />

architectes, les avocats, les employés <strong>de</strong><br />

banques, les propriétaires <strong>de</strong> transports en<br />

commun. Dans certaines entreprises, les<br />

patrons décrètent le lock-out et arrêtent<br />

la production.<br />

Cette offensive se heurte à une double<br />

riposte. Le gouvernement réquisitionne<br />

certaines activités en s’appuyant sur <strong>de</strong>s<br />

secteurs loyaux <strong>de</strong> l’appareil d’État. Mais,<br />

surtout, l’essentiel <strong>de</strong> la riposte vient <strong>de</strong> la<br />

mobilisation populaire dans les quartiers<br />

et les entreprises. Dès le 15 octobre, <strong>de</strong>s<br />

collectifs <strong>de</strong> travailleurs occupent certaines<br />

entreprises, reprennent la production et se<br />

dotent <strong>de</strong> nouvelles formes d’organisation :<br />

les cordons industriels (cordones industriales).<br />

Il s’agit d’assemblées regroupant<br />

les délégués <strong>de</strong>s entreprises d’une même<br />

zone industrielle. Puis ils s’élargissent à<br />

d’autres organisations <strong>de</strong> représentation<br />

populaire : juntes <strong>de</strong> voisins, JAP, Centres<br />

<strong>de</strong>s mères, Volontaires <strong>de</strong> santé etc. Pour<br />

assurer le maintien <strong>de</strong>s activités <strong>de</strong> production,<br />

le ravitaillement, le système <strong>de</strong> santé,<br />

les cordons industriels se coordonnent au<br />

niveau supérieur (localité ou regroupement<br />

<strong>de</strong> localités) : ces structures <strong>de</strong> coordination<br />

sont les commandos (comman<strong>de</strong>ments)<br />

communaux.<br />

Le secteur <strong>de</strong> la santé offre un exemple<br />

spectaculaire <strong>de</strong> riposte autogestionnaire.<br />

L’activité <strong>de</strong>vait être paralysée par la grève<br />

<strong>de</strong>s mé<strong>de</strong>cins et <strong>de</strong>s infirmières qualifiées.<br />

En fait, très rapi<strong>de</strong>ment, elle reprend à<br />

plein régime avec quelques mé<strong>de</strong>cins et<br />

infirmières non grévistes, les ai<strong>de</strong>s soignants<br />

et <strong>de</strong>s étudiants en mé<strong>de</strong>cine… Dans les<br />

entreprises occupées, le pouvoir populaire<br />

se développe... même dans celles qui n’ont<br />

pas vocation à faire partie <strong>de</strong> l’APS. Autant<br />

<strong>de</strong> problèmes à venir lors du retour du<br />

patron…<br />

La grève patronale s’achève le 6 novembre.<br />

Mais, le 30 octobre, Allen<strong>de</strong> a annoncé un<br />

nouveau gouvernement qui comprend plusieurs<br />

généraux et les principaux dirigeants<br />

<strong>de</strong> la CUT.<br />

Telle est la réponse du gouvernement<br />

à la mobilisation populaire qui a fait<br />

échouer la grève patronale… Au lieu <strong>de</strong><br />

s’appuyer sur cette mobilisation populaire,<br />

le gouvernement reste fidèle à la<br />

même ligne : négocier avec la démocratie<br />

chrétienne et essayer <strong>de</strong> se concilier les<br />

bonnes grâces <strong>de</strong> l’armée.<br />

Luis Corvalan, secrétaire général du Parti<br />

communiste chilien, déclare alors : « Il ne<br />

fait aucun doute que le cabinet au sein duquel<br />

sont représentées les trois branches <strong>de</strong>s forces<br />

armées constitue une digue contre la sédition. »<br />

La marche au coup d'État<br />

Malgré la défaite infligée au patronat et à<br />

la réaction, les mois qui suivent donnent<br />

l’impression d’une marche inéluctable vers<br />

le coup d'État et la défaite. Ou encore d'une<br />

succession d’occasions perdues…<br />

En mars 1973, les élections législatives<br />

donnent 44 % aux candidats <strong>de</strong> l’Unité<br />

populaire. De ce résultat, on peut tirer trois<br />

conclusions. D’abord, l’Unité populaire<br />

n’est pas majoritaire (au sens où elle n’a<br />

pas la majorité absolue). Ensuite, malgré<br />

la situation difficile créée par la droite,<br />

entre l’élection d’Allen<strong>de</strong> et les élections<br />

législatives, l’Unité populaire a progressé<br />

<strong>de</strong> 10 % et doublé son nombre d’élus au<br />

Parlement. Et, surtout, la droite n’a pas –<br />

loin <strong>de</strong> là – la majorité qualifiée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

tiers qu’elle espérait et qui lui permettrait <strong>de</strong><br />

modifier la Constitution (afin <strong>de</strong> revenir sur<br />

les nationalisations) et, aussi, <strong>de</strong> <strong>de</strong>stituer<br />

Allen<strong>de</strong>… Ce <strong>de</strong>rnier élément va, en fait,<br />

accélérer les manœuvres et les tentatives<br />

<strong>de</strong> renverser Allen<strong>de</strong>, puisque, pour la<br />

droite, il n’y a plus d’issue institutionnelle<br />

à court terme. Un nouveau gouvernement<br />

est constitué, sans militaires<br />

En juin 1973, une première tentative <strong>de</strong><br />

coup d'État – le « Tancazo », parce que déclenché<br />

par un régiment blindé – échoue,<br />

une partie <strong>de</strong> l’armée (dont son chef, le général<br />

Prats) se dressant contre les putschistes.<br />

La crise se dénoue avec la constitution d’un<br />

nouveau gouvernement. Les militaires sont<br />

présents mais, cette fois, une nouvelle étape<br />

est franchie : les chefs <strong>de</strong>s trois armes (armée<br />

<strong>de</strong> terre, aviation, marine) et le chef <strong>de</strong>s<br />

carabiniers (équivalent <strong>de</strong> la gendarmerie)<br />

sont ministres. Le prési<strong>de</strong>nt (communiste)<br />

<strong>de</strong> la CUT justifie cette décision : « Les Forces<br />

armées sont toujours, en fait, très proches <strong>de</strong>s<br />

travailleurs et je dirais qu’elles ont une gran<strong>de</strong><br />

estime pour les travailleurs, et apprécient notre<br />

fonction peut-être mieux que ne le fait aucun<br />

autre secteur, parce que leur fonction propre<br />

qui est <strong>de</strong> défendre le pays est inséparable <strong>de</strong><br />

ce que font les travailleurs pour l’économie<br />

[…] Une économie forte, une classe ouvrière<br />

capable d’impulser l’économie dans le sens<br />

ascendant, c’est là une sécurité et une garantie<br />

pour l’efficacité du rôle <strong>de</strong>s forces armées. Il<br />

y a une i<strong>de</strong>ntification d’intérêts patriotiques<br />

entre eux et nous. » Décision qui, néanmoins,<br />

provoque une gran<strong>de</strong> manifestation <strong>de</strong>vant<br />

le palais prési<strong>de</strong>ntiel (la Moneda), très hostile<br />

aux militaires. Mais, sans vraiment mettre<br />

en cause Allen<strong>de</strong>….<br />

27


Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />

Malgré l’échec du Tancazo, la droite et la hiérarchie militaire<br />

sont à l’offensive. Orchestrée par une partie <strong>de</strong> l’état-major, une<br />

vague <strong>de</strong> répression s’abat sur les soldats loyalistes, les travailleurs<br />

et les partis <strong>de</strong> gauche. Par centaines, les soldats qui avaient<br />

refusé <strong>de</strong> se joindre aux putschistes sont arrêtés et torturés, sans<br />

réaction du gouvernement. L’armée et la gendarmerie multiplie<br />

les perquisitions provocatrices dans les usines bastions du mouvement<br />

ouvrier, sous prétexte d’y « récupérer <strong>de</strong>s armes ». Encore<br />

plus incroyable : alors que Allen<strong>de</strong> est prési<strong>de</strong>nt et que l’Unité<br />

populaire est au gouvernement, il y a une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> levée <strong>de</strong><br />

l’immunité parlementaire du secrétaire général du MAPU et <strong>de</strong><br />

celle du secrétaire général du Parti socialiste… parce qu’au mois<br />

<strong>de</strong> juin ils ont appelé les soldats à respecter le pouvoir civil et à<br />

ne pas obéir aux putschistes. Pour le même motif, un mandat<br />

d’arrêt est lancé contre Miguel Enriquez, secrétaire général du<br />

MIR qui, lui, n’est pas élu et ne bénéficie donc pas <strong>de</strong> l’immunité<br />

parlementaire. Le 21 août, une assemblée <strong>de</strong>s généraux <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

la démission <strong>de</strong> Prats du gouvernement et <strong>de</strong> l’armée. Le 23 août,<br />

la Chambre <strong>de</strong>s députés déclare le gouvernement illégal. Le 24<br />

août, le général Prats démissionne <strong>de</strong> son poste <strong>de</strong> commandant<br />

en chef <strong>de</strong> l’armée <strong>de</strong> terre. Il est remplacé par Augusto Pinochet.<br />

Le 4 septembre, il y a encore – c’est l’une <strong>de</strong>s plus gran<strong>de</strong> manifestation<br />

<strong>de</strong> la gauche… – 800 000 manifestants en défense <strong>de</strong><br />

l’Unité populaire. Allen<strong>de</strong> indique qu’il ne se retirera que si le<br />

peuple le lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Les manifestants réclament <strong>de</strong>s armes.<br />

Le 11 septembre 1973, c’est le coup d'État <strong>de</strong> Pinochet, le<br />

bombar<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la Moneda, le suici<strong>de</strong> d’Allen<strong>de</strong>. La résistance<br />

populaire reste sporadique. La répression, elle, sera exemplaire, à<br />

commencer par celle qui s’exerce sur les militaires « loyalistes » :<br />

massacre <strong>de</strong>s ca<strong>de</strong>ts <strong>de</strong> l’école <strong>de</strong> sous-officiers à Concepcion ;<br />

3 000 carabiniers sont fusillés. C’est aussi, à gran<strong>de</strong> échelle, la<br />

chasse aux militants <strong>de</strong> gauche, arrêtés et internés dans les sta<strong>de</strong>s.<br />

Certaines estimations évoquent 50 000 morts dans les premiers<br />

mois <strong>de</strong> la dictature...<br />

En débat<br />

Ce caractère tragique <strong>de</strong> l’écrasement <strong>de</strong> l’Unité populaire justifie<br />

amplement <strong>de</strong> s’atteler à l’analyse et au bilan <strong>de</strong> cette expérience.<br />

Sans tabou, mais aussi avec respect et un peu <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>stie. Trois<br />

éléments lapidaires <strong>de</strong> réflexion, donc…<br />

D’abord, cette issue fatale le souligne : l’orientation défendue<br />

par Salvador Allen<strong>de</strong> et par le Parti communiste chilien a été<br />

démentie par les faits.<br />

La satisfaction <strong>de</strong>s exigences populaires n’était pas compatible<br />

avec la recherche d’alliances parlementaires avec la démocratie<br />

chrétienne. La tentative <strong>de</strong> se concilier la sympathie ou la<br />

neutralité <strong>de</strong> la hiérarchie militaire n’était pas compatible avec<br />

le développement <strong>de</strong>s mobilisations et du pouvoir populaire<br />

(po<strong>de</strong>r popular).<br />

Entre rechercher l’appui <strong>de</strong>s travailleurs mobilisés et donner <strong>de</strong>s<br />

gages (<strong>de</strong> limitation <strong>de</strong>s nationalisations) au patronat chilien, il<br />

fallait choisir. Et puis, surtout, la croyance que, à l’inverse <strong>de</strong>s<br />

autres armées d’Amérique latine, l’armée chilienne respecterait la<br />

légalité républicaine et les institutions issues du suffrage universel<br />

était une illusion tragique.<br />

Tous les partis <strong>de</strong> gauche n’ont pas partagé les illusions du bloc<br />

« Allen<strong>de</strong> – PC » quant au légalisme <strong>de</strong> l’armée. Au niveau théorique<br />

et d’analyse politique, la possibilité d’un coup d'État contre<br />

le gouvernement <strong>de</strong> l’Unité populaire fait partie <strong>de</strong>s perspectives<br />

admises par la gauche <strong>de</strong> l’Unité populaire (majorité du PS, MAPU).<br />

Pour le MIR, ce n’est pas seulement une hypothèse, mais une<br />

certitu<strong>de</strong> ! Une certitu<strong>de</strong> sur laquelle est bâtie une <strong>stratégie</strong>, celle<br />

<strong>de</strong> la préparation <strong>de</strong> la guerre révolutionnaire : « La classe ouvrière,<br />

les travailleurs, étudiants, paysans, officiers honnêtes, sous-officiers,<br />

soldats du contingent, marins, aviateurs, carabiniers, doivent créer<br />

leur armée : l’armée du Peuple et affronter l’armée professionnelle<br />

<strong>de</strong> la bourgeoisie commençant ainsi une guerre révolutionnaire ».<br />

Et pourtant, cette conscience luci<strong>de</strong> <strong>de</strong>s risques n’a pas plus permis<br />

d’éviter la défaite… Étudier en détail ce que fut l’orientation, la<br />

pratique et les limites <strong>de</strong> la gauche <strong>de</strong> l’Unité populaire et, plus<br />

encore, du MIR sortait du cadre <strong>de</strong> cet exposé. À suivre, donc…<br />

La <strong>de</strong>rnière remarque concerne l’impact, à l’époque, <strong>de</strong> l’expérience<br />

<strong>de</strong> l’Unité populaire et <strong>de</strong> sa défaite sur les débats <strong>de</strong> la gauche<br />

européenne en général et, plus précisément, <strong>de</strong> la gauche française.<br />

Au moment où, en France, se développent l’Union <strong>de</strong> la gauche<br />

et le programme commun (1972), les évènements chiliens sont<br />

suivis avec attention et alimentent débats et polémiques au sein <strong>de</strong><br />

la gauche et <strong>de</strong> l’extrême gauche. Là encore, un retour (critique ?)<br />

sur les analyses et les prises <strong>de</strong> position <strong>de</strong> la gauche traditionnelle<br />

et <strong>de</strong> la gauche révolutionnaire ne serait pas sans intérêt.<br />

On se contentera ici (en annexe) <strong>de</strong> trois coups <strong>de</strong> projecteurs sur<br />

les positions du PCF, <strong>de</strong> Lutte ouvrière et <strong>de</strong> la LCR.<br />

28 Journées d’étu<strong>de</strong>


Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />

Le point <strong>de</strong> vue du PCF<br />

Chili : trois ans d’Unité populaire Acquaviva, G. Fournial, P.<br />

Gilhodès, J. Marcelin Éditions sociales, 1974<br />

Dans ces conditions, et compte tenu surtout que <strong>de</strong>puis<br />

mars l’Unité populaire ne gagnait visiblement plus à son<br />

programme <strong>de</strong> gouvernement les alliés qui pourtant<br />

condamnaient à la fois tout retour à la domination impérialiste<br />

et à la réaction comme toute idée <strong>de</strong> déchaîner<br />

la guerre civile, le choix était clair. Pour les communistes<br />

chiliens, c’est sûr ; pour Salvador Allen<strong>de</strong>, ce ne l’est<br />

pas moins : <strong>de</strong>vant la dégradation <strong>de</strong>s institutions et le<br />

danger du « basculement » <strong>de</strong>s classes moyennes dans<br />

une aventure – bien que personne alors n’imaginât que<br />

celle-ci pût prendre un caractère si terriblement fasciste –<br />

et dans la guerre civile, l’alternative est « guerre civile ou<br />

démocratie ». Or, la masse <strong>de</strong>s Chiliens étant <strong>de</strong> toute<br />

évi<strong>de</strong>nce contre la guerre civile le seul moyen – pour tous<br />

ceux qui avaient conscience du choix impérieux à faire<br />

en fin <strong>de</strong> compte entre la menace fasciste et la survie<br />

du pouvoir <strong>de</strong> l’Unité populaire – était le dialogue avec<br />

le Parti démocrate-chrétien.<br />

Au prix <strong>de</strong> concessions sur le programme <strong>de</strong> l’Unité<br />

populaire, et spécialement sur les entreprises capitalistes<br />

qui <strong>de</strong>vaient faire partie <strong>de</strong> « l’aire sociale » <strong>de</strong><br />

l’économie ? Oui. Et alors ? Qui a décrété que, <strong>de</strong>vant la<br />

menace mortelle <strong>de</strong> la contre-révolution et du fascisme,<br />

les concessions et les compromis ne seraient pas révolutionnaires<br />

? Certainement pas Lénine…<br />

Miguel Enriquez, presente ! François Sabado<br />

Rouge n° 2088 (25/11/2004)<br />

janvier 2013<br />

ANNEXES<br />

Le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la LCR<br />

Le point <strong>de</strong> vue<br />

<strong>de</strong> Lutte ouvrière<br />

Chili-1973 : un massacre annoncé Dominique Chablis<br />

Lutte Ouvrière n°1645 du 21 janvier 2000<br />

Pourtant se battre n'aurait pas coûté plus cher aux travailleurs<br />

et aux militants que la victoire sans opposition<br />

réelle <strong>de</strong> Pinochet n'allait le faire. Mais après avoir refusé<br />

<strong>de</strong> croire ou <strong>de</strong> préparer le combat, les chefs <strong>de</strong> la gauche<br />

ne croyaient plus à la possibilité <strong>de</strong> le livrer quand il était<br />

engagé par l'ennemi.<br />

Ce qui a manqué aux travailleurs, ce n'est ni la volonté <strong>de</strong><br />

se battre ni le courage. Ni le nombre, car ils avaient été<br />

<strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> milliers à manifester à Santiago, alors<br />

que l'armée n'avait, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s carabiniers, que 50 000<br />

hommes en tout. Mais ce qui a manqué aux travailleurs, c'est<br />

une direction aussi déterminée qu'eux-mêmes, qui aurait<br />

pu, avec un plan d'ensemble, donner toute son efficacité à<br />

l'énergie combattante <strong>de</strong>s travailleurs. Celle qu'ils s'étaient<br />

donnée les avait honteusement abandonnés au massacre.<br />

Altamirano et la gauche du PS estimaient ne rien pouvoir<br />

faire sans le reste <strong>de</strong> l'Unité Populaire et sans Allen<strong>de</strong>. Quant<br />

au MIR, lui, il estimait ne rien pouvoir faire sans la gauche<br />

du PS. C'était <strong>de</strong> fil en aiguille faire dépendre le sort <strong>de</strong><br />

la classe ouvrière <strong>de</strong> la politique d'Allen<strong>de</strong>, qui remettait<br />

lui-même le sort <strong>de</strong>s travailleurs au bon vouloir <strong>de</strong> l'armée.<br />

Les affrontements <strong>de</strong> classes ont débouché sur un processus <strong>de</strong> dualité <strong>de</strong> pouvoir entre, d'un côté, les travailleurs et<br />

leurs organisations, et <strong>de</strong> l'autre, la droite et le patronat. Dans cette confrontation, la politique <strong>de</strong>s directions <strong>de</strong> l'Unité<br />

populaire, en particulier <strong>de</strong> celle du Parti communiste, a consisté à canaliser ce mouvement dans le cadre <strong>de</strong> la légalité<br />

dictée par les classes dominantes et par l'armée.<br />

[…]<br />

Le MIR, à sa manière, s'est opposé à cette orientation. Il a dénoncé toutes les politiques d'alliance avec la bourgeoisie<br />

et les militaires. Il a participé à tous les processus d'auto-organisation et a joué un rôle clé dans le développement <strong>de</strong>s<br />

commandos communaux. Il a eu une responsabilité décisive dans la naissance <strong>de</strong> l'assemblée populaire <strong>de</strong> Concepcion,<br />

en juillet 1972<br />

[…]<br />

La volonté et la sincérité révolutionnaires du MIR ne font pas <strong>de</strong> doute. Des milliers <strong>de</strong> militants dans le mon<strong>de</strong>, dont<br />

ceux <strong>de</strong> la LCR <strong>de</strong>s années 1970, se sont i<strong>de</strong>ntifiés à ses couleurs rouge et noir. Toutefois, coulée dans les conceptions<br />

stratégiques <strong>de</strong> « guerre prolongée », la direction du MIR est intervenue davantage pour accumuler <strong>de</strong>s forces, dans la<br />

perspective <strong>de</strong> la « guerre <strong>de</strong> <strong>de</strong>main ou d'après-<strong>de</strong>main », que pour dénouer positivement une crise révolutionnaire<br />

résultant <strong>de</strong> la dualité <strong>de</strong> pouvoir <strong>de</strong>s années 1972 et 1973.<br />

[…]<br />

Sur le plan militaire, si le MIR a pris <strong>de</strong> nombreuses initiatives, <strong>de</strong> la protection <strong>de</strong> mobilisations à celle <strong>de</strong> Salvador Allen<strong>de</strong>,<br />

son activité principale n'était pas dirigée vers l'autodéfense du mouvement <strong>de</strong>s masses, sur <strong>de</strong>s initiatives préparant<br />

une insurrection populaire ou sur un travail <strong>de</strong> droits démocratiques et <strong>de</strong> subversion dans l'institution militaire - le MIR<br />

commença un travail dans l'armée durant les <strong>de</strong>rnières semaines avant le coup d'État. Il privilégiait les activités militaires<br />

<strong>de</strong> parti, ses patrouilles, ses casernes, son armement...<br />

Si rien ne permet d'affirmer qu'une autre <strong>stratégie</strong> aurait évité la défaite, ces leçons doivent rester présentes dans notre<br />

mémoire et notre réflexion politique... pour construire l'avenir.<br />

29


Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />

En guise <strong>de</strong> conclusion<br />

Prétendre, après beaucoup<br />

d’autres, tirer <strong>de</strong>s leçons<br />

<strong>de</strong>s expériences que l’on vient<br />

d’évoquer et en déduire<br />

une <strong>stratégie</strong> serait<br />

présomptueux.<br />

On se contentera <strong>de</strong> souligner<br />

quelques constats et, surtout,<br />

<strong>de</strong> pointer quelques <strong>questions</strong><br />

en débat.<br />

Quatre constats<br />

d’abord, ces évènements<br />

nous interrogent sur le rôle<br />

et la place <strong>de</strong>s élections.<br />

Le Front populaire comme l’Unité populaire<br />

soulignent l’importance <strong>de</strong>s victoires<br />

électorales, au moins comme facteur déclencheur<br />

<strong>de</strong>s mobilisations populaires. Ce<br />

constat est vrai pour <strong>de</strong>s pays développés<br />

ayant une longue tradition <strong>de</strong> démocratie<br />

parlementaire, comme la France <strong>de</strong>s années<br />

1930 (ou <strong>de</strong>s années 1980). Mais aussi<br />

pour <strong>de</strong>s pays « dominés » où la tradition<br />

<strong>de</strong> démocratie parlementaire est… moins<br />

enracinée, comme le Chili <strong>de</strong>s années 1970.<br />

Mais ce n’est pas non plus une règle générale<br />

et cela d’un double point <strong>de</strong> vue. D’abord,<br />

il y a <strong>de</strong>s limites aux victoires électorales<br />

quand elles n’embrayent pas rapi<strong>de</strong>ment<br />

sur une mobilisation populaire. Ce qui<br />

arrive, comme le montre l’expérience <strong>de</strong><br />

l’Union <strong>de</strong> la gauche (1981-1983). Et, à<br />

l’inverse, il peut y avoir <strong>de</strong>s mobilisations<br />

sociales d’ampleur, voire <strong>de</strong>s confrontations<br />

révolutionnaires (ou prérévolutionaires)<br />

avec, à la clé, <strong>de</strong>s victoires revendicatives<br />

et démocratiques (partielles) importantes,<br />

indépendamment <strong>de</strong> victoires électorales,<br />

comme le montrent les <strong>de</strong>rniers évènements<br />

en date <strong>de</strong> cette nature en Europe<br />

occi<strong>de</strong>ntale : le « mouvement » et la grève<br />

générale <strong>de</strong> mai et juin 1968, ou encore la<br />

révolution portugaise…<br />

<strong>de</strong>uxième constat : les rapports<br />

entre programme politique<br />

et mobilisation populaire sont<br />

pour le moins complexes<br />

et n’ont rien d’automatique.<br />

Ainsi, le programme du Front populaire<br />

comme celui <strong>de</strong> l’Unité populaire étaient<br />

extrêmement modérés et, a priori, ne contenaient<br />

ni mesure sociale très avancée (même<br />

si <strong>de</strong>s mesures sociales avancées furent prises<br />

en réponse aux mobilisations populaires)<br />

ni <strong>de</strong> mesure à proprement parler « anticapitaliste<br />

» ou « socialiste ». À l’inverse, le<br />

Programme commun – ou même les 110<br />

propositions <strong>de</strong> F. Mitterrand – incluaient<br />

ce que nous appelons traditionnellement<br />

« <strong>de</strong>s incursions dans la propriété privée ». Et<br />

pourtant, c’est dans les <strong>de</strong>ux premiers cas<br />

(Front populaire, Unité populaire) que ce<br />

sont produites <strong>de</strong>s mobilisations populaires…<br />

Il ne faudrait naturellement pas en<br />

conclure que le contenu <strong>de</strong>s programmes<br />

politiques n’a rigoureusement aucune importance<br />

! Juste que leur radicalisme ou le<br />

radicalisme <strong>de</strong> leur expression ne constituent<br />

pas <strong>de</strong>s garanties <strong>de</strong> développement <strong>de</strong>s<br />

mobilisations.<br />

troisième constat : tout aussi<br />

complexes sont les rapports<br />

entre unité, mobilisation<br />

et « débor<strong>de</strong>ment ».<br />

Dans la plupart <strong>de</strong>s cas évoqués – et dans<br />

bien d’autres que l’on aurait pu évoquer…<br />

– on constate à la fois la présence systématique<br />

d’aspirations unitaires (impliquant<br />

donc forcément l’unité avec les/<strong>de</strong>s partis<br />

« réformistes ») et, souvent, la volonté du<br />

mouvement populaire – ou d’une partie <strong>de</strong><br />

celui-ci – d’aller « plus loin », <strong>de</strong> dépasser les<br />

objectifs timi<strong>de</strong>s assignés au mouvement<br />

par ses directions.<br />

Un constat que l’on peut faire sans trop <strong>de</strong><br />

risque est que, souvent, c’est l’action du camp<br />

d’en face (gran<strong>de</strong> bourgeoisie capitaliste,<br />

forces politiques <strong>de</strong> droite) – sous forme <strong>de</strong><br />

manœuvres, <strong>de</strong> sabotage économique, <strong>de</strong><br />

radicalisation, voire d’affrontements – qui,<br />

en réaction, suscite les mobilisations populaires,<br />

déclenche une dynamique qui dépasse<br />

rapi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s objectifs essentiellement<br />

défensifs <strong>de</strong> départ et, tendanciellement,<br />

pose la question du pouvoir.<br />

le quatrième constat –<br />

ou, si l’on veut, la quatrième<br />

interrogation – concerne<br />

le pouvoir populaire.<br />

Dans toutes les expériences <strong>de</strong> mobilisations<br />

<strong>de</strong> masse et <strong>de</strong> confrontation politique, la<br />

question est récurrente et incontournable :<br />

entre d’une part le gouvernement et les<br />

structures étatiques (ou para-étatiques)<br />

et, d’autre part, les organes <strong>de</strong> pouvoir<br />

populaire et/ou d’auto-organisation, y<br />

a-t-il complémentarité et articulation ?<br />

Ou opposition et concurrence entre <strong>de</strong>ux<br />

pouvoirs d’abord différents puis, tendanciellement,<br />

antagonistes ?<br />

Dans le cas <strong>de</strong> l’Union <strong>de</strong> la gauche (1981),<br />

le problème ne s’est pas posé : il n’y a pas eu<br />

<strong>de</strong> mobilisation populaire, et encore moins<br />

développement <strong>de</strong> structures alternatives.<br />

Lors du Front populaire (1936), il y a bien<br />

eu mobilisation et intervention <strong>de</strong> la classe<br />

ouvrière, à travers la grève générale et les<br />

occupations d’usines, mais pas développement<br />

<strong>de</strong> structures alternatives. Dans<br />

le cas <strong>de</strong> l’Unité populaire chilienne, dans<br />

un premier temps, <strong>de</strong> telles structures se<br />

sont créées souvent sous l’impulsion du<br />

gouvernement, dans le cadre <strong>de</strong>s mesures<br />

qu’il prenait, pour les mettre en œuvre,<br />

les défendre, les approfondir, les accélérer.<br />

L’investissement <strong>de</strong> ces structures par<br />

<strong>de</strong>s secteurs du mouvement populaire a<br />

contribué à en changer la dynamique et<br />

la nature. Et puis, ensuite, un saut qualitatif<br />

a été franchi lorsque les commandos<br />

communaux et les cordons industriels se<br />

sont créés pour contrer les mobilisations<br />

<strong>de</strong> la réaction.<br />

et quelques remarques…<br />

François Coustal<br />

D’autres <strong>questions</strong> mériteraient un plus<br />

long traitement. Juste quelques pistes<br />

<strong>de</strong> réflexion.<br />

Commençons par une mise en gar<strong>de</strong> :<br />

concernant le Parti socialiste, il faut éviter<br />

toute analogie avec aujourd’hui, surtout<br />

si l’on a en tête le rôle joué et la fonction<br />

remplie par le PS dans la situation<br />

politique, comme dans les débats. Le PS<br />

français actuel – celui <strong>de</strong> Hollan<strong>de</strong> et <strong>de</strong><br />

Valls – a bien peu à voir avec le Nouveau<br />

Parti socialiste, celui que Mitterrand avait<br />

reconstruit dans <strong>de</strong>s années 1970 sur le<br />

thème <strong>de</strong> la rupture avec le capitalisme et<br />

qui parvient au pouvoir en 1981. Il est fort<br />

éloigné <strong>de</strong> la SFIO <strong>de</strong>s années 1930, qui se<br />

référait explicitement à la révolution… et<br />

même à la dictature du prolétariat. Et il n’a,<br />

pour le coup, résolument rien à voir avec le<br />

PS chilien <strong>de</strong> l’époque <strong>de</strong> l’Unité populaire<br />

qui considérait « la violence révolutionnaire<br />

comme la seule voie conduisant à la prise du<br />

pouvoir politique et économique » et les formes<br />

d’action légales uniquement « comme <strong>de</strong>s<br />

instruments limités incorporés au processus<br />

menant à la lutte armée » ! Ces rappels ne<br />

doivent pas conduire à considérer toute<br />

30 Journées d’étu<strong>de</strong>


Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />

analyse du PS actuel comme inutile ou<br />

toute démarche en direction <strong>de</strong> ses militants<br />

ou <strong>de</strong> ses sphères d’influence comme sans<br />

objet. Simplement, le cadre a changé et<br />

le terme <strong>de</strong> réformisme paraît largement<br />

inadéquat pour le qualifier (réformisme<br />

sans réformes ?), si l’on a en mémoire son<br />

ancienne signification : un parti poursuivant<br />

par d’autres moyens (gradualistes,<br />

modérés, légalistes, etc.) le même but (le<br />

socialisme) que les révolutionnaires ou les<br />

anticapitalistes. On voit bien que ce n’est<br />

plus <strong>de</strong> cela qu’il s’agit !<br />

Autre question : l’orientation mais, surtout,<br />

la fonctionnalité <strong>de</strong> la gauche radicale et/<br />

ou révolutionnaire. L’analyse – débouchant<br />

probablement sur un retour critique – <strong>de</strong><br />

ce que fut l’intervention <strong>de</strong>s organisations<br />

d’extrême gauche dans les processus évoqués<br />

et leur orientation vis-à-vis <strong>de</strong>s réformistes<br />

au pouvoir, débordait largement du cadre<br />

<strong>de</strong> ces exposés. Cette question pourra<br />

faire l’objet d’autres discussions. On peut<br />

néanmoins souligner une constante : la<br />

mobilisation populaire, même lorsqu’elle<br />

est au ren<strong>de</strong>z-vous, ne règle pas par ellemême<br />

la question <strong>de</strong> la marginalité <strong>de</strong> la<br />

gauche révolutionnaire. Ou encore : en<br />

<strong>de</strong>çà d’un certain seuil, il est très difficile <strong>de</strong><br />

peser, même avec une « bonne orientation »<br />

et même en cas <strong>de</strong> mobilisations fortes.<br />

Redoutable réflexion…<br />

La remarque suivante touche à la fonction<br />

et à la nature <strong>de</strong> l'État, sur lesquelles il<br />

importe d’avoir une analyse qui évite les<br />

simplifications outrancières. Lors <strong>de</strong> ces<br />

même Journées d’étu<strong>de</strong>, d’autres séances<br />

discuteront la révolution bolivarienne, les<br />

révolutions par les urnes ou citoyennes en<br />

cours en Amérique latine. Ou encore ce<br />

que les anticapitalistes peuvent faire dans<br />

les institutions et dans quelle mesure ils<br />

peuvent les changer, les transformer. Ce<br />

qui légitime ces interrogations et ces recherches<br />

est la prise en compte d’une réalité<br />

complexe : dans les sociétés capitalistes<br />

mo<strong>de</strong>rnes, l'État a <strong>de</strong> nombreuses fonctions,<br />

y compris économiques et sociales,<br />

dont la réorientation peut constituer un<br />

enjeu <strong>de</strong> lutte.<br />

En même temps, le Chili <strong>de</strong> l’Unité populaire<br />

et, surtout, sa fin tragique nous<br />

rappellent l’actualité et la pertinence la<br />

vieille définition que donnait Engels <strong>de</strong><br />

l'État : « en <strong>de</strong>rnière instance, une ban<strong>de</strong><br />

d’hommes armés ». Comprenons-nous bien :<br />

il ne s’agit pas <strong>de</strong> bâtir une réflexion stratégique<br />

à partir du seul exemple du coup<br />

d’État <strong>de</strong> Pinochet et <strong>de</strong> la seule journée<br />

du 11 septembre 1973 à Santiago du Chili !<br />

Mais, à l’inverse, aucune <strong>stratégie</strong> globale<br />

<strong>de</strong> transformation radicale <strong>de</strong> la société ne<br />

janvier 2013<br />

peut faire comme si le 11 septembre chilien<br />

n’avait jamais eu lieu…<br />

Notre tradition politique accor<strong>de</strong> une<br />

gran<strong>de</strong> importance à l’auto-organisation,<br />

au double pouvoir, à l’émergence au cours<br />

du processus <strong>de</strong> mobilisation populaire <strong>de</strong><br />

structures nouvelles exprimant l’activité<br />

autonome <strong>de</strong>s masses et, potentiellement,<br />

leur capacité à diriger la société. En même<br />

temps, cette tradition est fréquemment interpellée,<br />

notamment sur le faible nombre<br />

d’exemples probants à son appui. De fait,<br />

sur ce plan, il y a bien une « exception française<br />

» qui, cette fois, joue négativement.<br />

Beaucoup plus fréquemment que bien <strong>de</strong>s<br />

pays comparables, la France est périodiquement<br />

secouée par <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s mobilisations<br />

sociales et/ou <strong>de</strong>s confrontations politiques<br />

qui alimentent l’imaginaire révolutionnaire<br />

<strong>de</strong> la société. Par contre, les expériences<br />

d’auto-organisation, <strong>de</strong> contrôle ouvrier<br />

ou populaire, <strong>de</strong> création <strong>de</strong> structures<br />

alternatives sont relativement rares, en<br />

tout cas en décalage avec la fréquence <strong>de</strong>s<br />

confrontations sociales…<br />

Mais si l’on élargit le champ <strong>de</strong> vision, ce<br />

qui frappe est au contraire plutôt le nombre<br />

d’inventions <strong>de</strong> structures alternatives <strong>de</strong><br />

pouvoir populaire (certes très différentes<br />

d’un pays à l’autre, d’une expérience à<br />

l’autre) qui ont accompagné les révolutions<br />

du xx e siècle : conseils d’usine et soviets pendant<br />

la Révolution russe ; conseils ouvriers<br />

pendant la révolution alleman<strong>de</strong> (1919-<br />

1924) et pendant la révolution italienne du<br />

Bienno Rosso (1919-1920) ; collectivités<br />

autogérées en Catalogne (1936-1937) ;<br />

comités <strong>de</strong> Libération (1944-1945) dans<br />

certaines régions françaises ; conseils ouvriers<br />

<strong>de</strong> Budapest (1956). Et plus près<br />

<strong>de</strong> nous (quoique pas très récemment !) :<br />

outre l’exemple chilien développé précé<strong>de</strong>mment,<br />

il y a la révolution portugaise<br />

(la Révolution <strong>de</strong>s œillets, 1974-1975)<br />

avec ses commissions <strong>de</strong> travailleurs et<br />

commissions <strong>de</strong> moradores (habitants).<br />

Liste non exhaustive…<br />

Une <strong>de</strong>rnière remarque : au cours <strong>de</strong> cette<br />

séance, nous avons évoqué le Front populaire<br />

français <strong>de</strong> 1936, le début <strong>de</strong> l’expérience<br />

gouvernementale <strong>de</strong> gauche (1981-1983)<br />

et l’Unité populaire chilienne. Et noté que<br />

l’analyse et la discussion gagneraient à revenir<br />

également sur d’autres expériences comme<br />

la Libération ou encore le mouvement <strong>de</strong><br />

mai et juin 1968.<br />

Il s’agissait <strong>de</strong> revisiter quelques références<br />

emblématiques à gauche. Certaines – en<br />

particulier le Front populaire et, à un<br />

moindre <strong>de</strong>gré, la Libération – ont laissé<br />

un souvenir extrêmement positif dans la<br />

mémoire collective du mon<strong>de</strong> du travail.<br />

Il s’agit là d’expériences dont on peut essayer<br />

<strong>de</strong> tirer <strong>de</strong>s leçons, essentiellement « en<br />

négatif » d’ailleurs. Mais ce ne sont pas <strong>de</strong>s<br />

« modèles » dont on pourrait induire une<br />

<strong>stratégie</strong> à reproduire. D’abord parce que<br />

ce sont autant d’échecs politiques, plus ou<br />

moins dramatiques. Si du moins le critère<br />

d’appréciation est la capacité à prendre et/<br />

ou changer le pouvoir et à passer au socialisme.<br />

Ces expériences nous apprennent<br />

donc moins ce qu’il faut faire pour réussir<br />

que ce qu’il ne faut pas faire sous peine<br />

d’échec assuré…<br />

31


Révolutions bolivarienne, indigène<br />

Révolutions bolivarienne,<br />

indigènes ou citoyennes<br />

Ce topo est largement inspiré<br />

<strong>de</strong> lectures d’articles<br />

d’Inprecor (Éric Toussaint,<br />

Franck Gaudichaud, Herve Do<br />

Alto), <strong>de</strong> Tout est à nous ! La<br />

Revue décembre 2012 et d’un<br />

numéro d’Alternatives Sud,<br />

Amérique latine, État <strong>de</strong>s<br />

résistances dans le Sud,<br />

éditions Syllepse, 2011. Je<br />

conseille vivement au passage<br />

le livre <strong>de</strong> Patrick Guillaudat<br />

et Pierre Mouter<strong>de</strong>, Hugo<br />

Chavez et la révolution<br />

bolivarienne, M éditeur, 2012<br />

D ans<br />

• dans son unicité (« une même lame <strong>de</strong><br />

fond »)<br />

• dans sa dualité (« <strong>de</strong>ux gauches distinctes »)<br />

• ou dans sa multiplicité (« la diversité <strong>de</strong>s<br />

situations »).<br />

Selon que l’accent est mis sur l’une <strong>de</strong> ces<br />

trois analyses, les orientations tactiques et<br />

stratégiques se formulent différemment.<br />

1. L’unicité <strong>de</strong> cette lame<br />

<strong>de</strong> fond est privilégiée<br />

dans l'orientation<br />

<strong>de</strong> plusieurs acteurs<br />

et courants en Amérique<br />

latine comme ici<br />

en France.<br />

Les chefs d'États du Venezuela, <strong>de</strong> Bolivie,<br />

d'Équateur mais aussi du Brésil, d’Uruguay<br />

et d’Argentine (et leurs partis politiques respectifs)<br />

ont cette grille <strong>de</strong> lecture pour mener<br />

la politique qu’ils préconisent d'intégration<br />

régionale. La tendance est d'augmenter<br />

le nombre et les attributions d'instances<br />

régionales censées accroitre la souveraineté<br />

<strong>de</strong> l'Amérique latine et <strong>de</strong>s Caraïbes face<br />

à l'oncle Sam. La <strong>de</strong>rnière déclaration du<br />

Forum <strong>de</strong> Sao Paulo (réunion <strong>de</strong>s partis et<br />

mouvements progressistes, socialistes ou<br />

anti-impérialistes d’Amérique latine qui<br />

rassemble à présent un nombre important<br />

<strong>de</strong> partis gouvernementaux d’Amérique<br />

latine ce qui n’était pas le cas à ses débuts<br />

en 1990) <strong>de</strong> juillet 2012 confirme cette<br />

orientation.<br />

Les analyses qui privilégient l'unicité du<br />

virage à gauche se retrouvent aussi ici en<br />

France, dans <strong>de</strong>ux orientations opposées :<br />

celle <strong>de</strong> certains camara<strong>de</strong>s du NPA et celle<br />

<strong>de</strong>s camara<strong>de</strong>s du Parti <strong>de</strong> <strong>Gauche</strong>. Les<br />

analyses sont divergentes mais l’accent est<br />

mis sur la similitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s processus en cours.<br />

Flavia Verri<br />

tout moment par une détérioration <strong>de</strong> la<br />

situation économique. Ces gouvernements<br />

ont pour objectif <strong>de</strong> contrôler le mouvement<br />

<strong>de</strong> masse, en l’empêchant <strong>de</strong> s’organiser<br />

<strong>de</strong> manière indépendante. La cooptation<br />

paternaliste <strong>de</strong>s syndicats ouvriers et paysans<br />

constitue le complément politique <strong>de</strong> ce<br />

schéma <strong>de</strong> capitalisme d'État.<br />

Cette lecture s'appuie sur <strong>de</strong>s arguments<br />

analogiques/historiques : l’actuelle étape, <strong>de</strong>s<br />

changements survenus en Bolivie, Équateur<br />

et Venezuela, est considérée comme<br />

cardéniste c'est-à-dire qui crée une couche<br />

<strong>de</strong> privilégiés née <strong>de</strong>s entrailles mêmes<br />

d’un processus libérateur. Une analogie<br />

est faite avec les gouvernements <strong>de</strong> Làzaro<br />

Càr<strong>de</strong>nas au Mexique mais aussi <strong>de</strong> Peron<br />

en Argentine ou encore <strong>de</strong> Getulio Vargas<br />

au Brésil caractérisés par leur politique <strong>de</strong><br />

redistribution mais qui n'a jamais remis<br />

en cause le système même <strong>de</strong> production.<br />

Cette analyse s'oppose donc à celles et ceux<br />

qui estiment que dans ces trois exemples,<br />

il s'agirait d'un processus révolutionnaire,<br />

elle s’oppose à celles et ceux qui ont pris<br />

pour argent comptant les déclarations sur le<br />

socialisme du xxi e siècle, et en particulier à<br />

celles et ceux qui veulent faire croire qu’il y<br />

a en Amérique latine une radicalisation telle<br />

que l’on pourrait conquérir le socialisme<br />

par les urnes.<br />

le mon<strong>de</strong> entier, les forces progressistes<br />

qui luttent sont largement<br />

sur la défensive, l’Amérique latine et<br />

caribéenne, elle, offre l’image d’un continent<br />

où les peuples sont parvenus à l’offensive<br />

en maintenant ou en réhabilitant au xxi<br />

1.la position <strong>de</strong> certains<br />

camara<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la commission<br />

amérique latine du npa<br />

Les gouvernements du Venezuela, <strong>de</strong> Bolivie,<br />

d'Équateur (mais aussi d’Argentine,<br />

du Brésil, d'Uruguay, du Nicaragua et du<br />

Salvador) se disent progressistes. Ils ont<br />

certes pallié la misère et ont procédé – à <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>grés divers selon les pays – à une certaine<br />

redistribution <strong>de</strong> la rente, auparavant exclusivement<br />

accaparée par l’impérialisme, les<br />

classes dirigeantes et quelques privilégiés.<br />

Mais ils veulent surtout éviter <strong>de</strong> nouvelles<br />

explosions populaires.<br />

Leur redistribution est une redistribution <strong>de</strong><br />

surface, qui permet juste à <strong>de</strong> larges secteurs<br />

<strong>de</strong> sortir la tête <strong>de</strong> l’eau. Elle est menacée à<br />

2.l’expression publique du pg :<br />

elle est symétriquement inverse<br />

mais met ce même accent sur<br />

l’unicité <strong>de</strong>s processus<br />

Le kit du PG sur le Venezuela est un livret<br />

<strong>de</strong> formation dont la démonstration peut<br />

se résumer ainsi :<br />

« Par rapport à toutes les expériences d’Amérique<br />

du Sud, nous considérons que ce qui se<br />

passe ici est une source d’inspiration. Ce n’est<br />

pas un modèle.<br />

Nous relevons les caractéristiques communes<br />

<strong>de</strong> ces processus. Premièrement, qu’il n’y a pas<br />

<strong>de</strong> changements sans participation populaire.<br />

Deuxièmement, la reconquête <strong>de</strong> la souveraineté<br />

nationale sur les ressources essentielles.<br />

Troisièmement, le changement institutionnel.<br />

D’une façon ou d’une autre, il s’est produit <strong>de</strong>s<br />

changements <strong>de</strong> Constitution dans plusieurs<br />

pays, comme en Bolivie, au Venezuela, en<br />

Équateur ; en Argentine également, il y a<br />

eu un changement du statut <strong>de</strong> la Banque<br />

centrale, le droit <strong>de</strong> vote à 16 ans et d’autres<br />

thèmes. Et la distribution <strong>de</strong> la richesse comme<br />

priorité ; c'est-à-dire que le développement<br />

économique provient du développement social<br />

et non le contraire. »<br />

32 Journées d’étu<strong>de</strong><br />

e<br />

siècle, l’idée même <strong>de</strong> socialisme et <strong>de</strong><br />

révolution.<br />

D’abord parce que Cuba est toujours là.<br />

Ensuite, parce que ces dix <strong>de</strong>rnières années<br />

sont sans conteste marquées par un « virage<br />

à gauche » <strong>de</strong> l’espace latino-américain.<br />

Cuba est une expérience d'une révolution<br />

socialiste à seulement quelques milliers <strong>de</strong><br />

kilomètres <strong>de</strong>s États-Unis. Par son existence<br />

même, cette révolution a prouvé qu’il est<br />

possible <strong>de</strong> faire vivre <strong>de</strong>s alternatives au<br />

système (même si les réformes engagées<br />

actuellement à Cuba vers le « socialisme<br />

<strong>de</strong> marché » impliquent l’abandon du modèle<br />

social et l'introduction <strong>de</strong> nouvelles<br />

formes <strong>de</strong> propriété non étatiques). Mais<br />

en même temps, le parti unique, l'absence<br />

<strong>de</strong> démocratie, la fragilité <strong>de</strong>s dissi<strong>de</strong>nces<br />

actuelles ont aussi marqué les organisations<br />

<strong>de</strong>s mouvements sociaux <strong>de</strong> la région qui<br />

mettent l'accent sur la place et le pouvoir<br />

<strong>de</strong>s peuples dans les processus d'émancipation<br />

actuels.<br />

Le virage à gauche récent <strong>de</strong> l'espace latinoaméricain<br />

est à géométrie variable, ou<br />

comme le dit Bernard Duterme (dans<br />

son éditorial <strong>de</strong> la revue Alternatives Sud<br />

sur l’Amérique latine), « partiel, atypique,<br />

multiple, conjoncturel, limité, réversible »,<br />

mais il est tout <strong>de</strong> même effectif et inédit<br />

car « jamais dans l’histoire, le continent n’aura<br />

connu autant <strong>de</strong> partis <strong>de</strong> gauche avec autant<br />

<strong>de</strong> pouvoir dans autant d’endroits ».<br />

Ce virage à gauche latino-américain peut<br />

être analysé :


ou citoyenne : mythes et réalités<br />

Ce document est une énumération <strong>de</strong>s bonnes décisions prises<br />

d’en haut pour le bien-être du peuple. Aucune question stratégique<br />

n’est abordée, comme la question du contrôle ouvrier et<br />

<strong>de</strong> l’autogestion pour approfondir la démocratie et la révolution,<br />

aucun défi pour l’après-élection n’est cité, comme celui <strong>de</strong> sortir<br />

du productivisme et <strong>de</strong> l'extractivisme…<br />

Sur le site du PG est postée la déclaration <strong>de</strong> Caracas issue du<br />

forum <strong>de</strong> Sao Paulo, elle n'est accompagnée d'aucun commentaire<br />

ni introduction, il faut la prendre pour argent comptant.<br />

Sur au moins un point, son contenu mérite qu’on s’y intéresse.<br />

Entre autre sujets abordés comme la démocratie et la construction<br />

<strong>de</strong> la paix, cette déclaration abor<strong>de</strong> la question <strong>de</strong> l’intégration<br />

latino-américaine. Elle se félicite d'une part <strong>de</strong> l’expulsion du<br />

représentant du Paraguay du Mercosur (suite au coup d'État<br />

parlementaire en juin 2012) et d'autre part <strong>de</strong> l’acceptation du<br />

Venezuela (ouverture du marché vers les Caraïbes) <strong>de</strong> l’intégrer,<br />

probablement suivi prochainement par l’Équateur (ouverture<br />

<strong>de</strong>s marchés vers le Pacifique). Le Mercosur est une instance<br />

d’intégration régionale qui prône les gran<strong>de</strong>s travaux d’infrastructure,<br />

qui accentue l'extractivisme et les économies tournées<br />

vers les marchés et l'exportation, qui se construit sur le modèle<br />

économique <strong>de</strong> l’Union européenne, cette instance <strong>de</strong>vrait être<br />

dénoncée notamment par celles et ceux qui se battent pour une<br />

autre Europe.<br />

Il faut savoir que Mélenchon fait actuellement le tour <strong>de</strong> l’Amérique<br />

latine pour populariser son projet <strong>de</strong> 1 er forum mondial<br />

<strong>de</strong> la Révolution citoyenne, partout où il est invité par les chefs<br />

d'État (comme en Argentine ou en Uruguay en octobre <strong>de</strong>rnier),<br />

il promeut ce forum dont l’objectif est d’élaborer <strong>de</strong>s campagnes<br />

internationales. C’est Rafael Correa, prési<strong>de</strong>nt d'Équateur, qui<br />

en suit la mise en place et qui accueillera cette initiative en avril<br />

2013 à Quito. Pour l’instant, ni la société civile ni les mouvements<br />

sociaux ne sont invités à ce forum construit plutôt par et<br />

pour les dirigeants.<br />

2. Il s’agit pour nous <strong>de</strong> centrer notre<br />

réflexion sur les trois expériences<br />

sud-américaines <strong>de</strong> « révolutions<br />

par les urnes » (Venezuela, Équateur<br />

et Bolivie) afin d’en déterminer<br />

les caractéristiques communes ainsi<br />

que les différences, les avancées<br />

et les défis qui se posent aujourd’hui<br />

à ces expériences, et enfin notre<br />

posture conjoncturelles et stratégique<br />

vis-à-vis <strong>de</strong> celles-ci.<br />

Notre analyse intègre bien évi<strong>de</strong>mment l'idée que l'Amérique<br />

latine connaît un virage à gauche d'ensemble sur le continent,<br />

virage qui est le résultat d'un très fort mécontentement et <strong>de</strong><br />

luttes contre les politiques néolibérales qui ont émergé dès la fin<br />

<strong>de</strong>s années 1990 (même avant avec les zapatistes, 1994). Mais<br />

nous mettons l'accent sur la multiplicité car malgré <strong>de</strong>s points<br />

communs, chaque expérience soulève <strong>de</strong>s questionnements<br />

stratégiques propres. Quand on est à ce niveau <strong>de</strong> polarisation<br />

<strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong>s classes, les typologies n'ai<strong>de</strong>nt pas à comprendre<br />

les enjeux concrets.<br />

Sébastien parlera donc plus précisément <strong>de</strong> l'expérience vénézuelienne<br />

: elle est plus radicale et plus longue que les <strong>de</strong>ux<br />

autres et mérite qu'on s'y intéresse <strong>de</strong> très près pour nos propres<br />

questionnements stratégiques. Je parlerai donc <strong>de</strong> la Bolivie et<br />

<strong>de</strong> l'Équateur.<br />

Notre préalable : les mouvements <strong>de</strong> gauche peuvent bien gouverner<br />

mais ne détiennent pas pour autant le pouvoir. La question<br />

se pose au Venezuela, en Bolivie et en Équateur, comme pour<br />

n'importe quel mouvement <strong>de</strong> gauche qui arrive au pouvoir<br />

janvier 2013<br />

dans une société capitaliste. Quand une coalition électorale ou<br />

un parti <strong>de</strong> gauche arrive au gouvernement, il ne détient pas le<br />

pouvoir réel qui est en possession <strong>de</strong> la classe capitaliste à travers<br />

le pouvoir économique (groupes financiers, industriels, bancaires,<br />

grands médias...). Cette classe contrôle <strong>de</strong> plus l'État et l'appareil<br />

judiciaire. En Amérique latine, un gouvernement élu démocratiquement<br />

peut être renversé par cette classe (exemple du Paraguay<br />

en juin 2012 avec le coup d'État contre le prési<strong>de</strong>nt Fernando<br />

Lugo <strong>de</strong>stitué par le Sénat qui lui était hostile)…<br />

« Dans ces trois pays, si le gouvernement veut réellement <strong>de</strong>s changements<br />

structurels, il doit entrer en conflit avec le pouvoir économique pour<br />

pouvoir mettre fin au contrôle <strong>de</strong> la classe capitaliste sur les moyens<br />

<strong>de</strong> production, <strong>de</strong> services, <strong>de</strong> communication et sur l'État. Dans ces<br />

pays, le gouvernement est en conflit avec la classe capitaliste mais les<br />

changements structurels sur le plan économique ont été réalisés <strong>de</strong><br />

manière inégale. Le Venezuela, qui est le pays où les changements ont<br />

le plus avancé, reste clairement un pays capitaliste. […]<br />

C'est pourquoi il est fondamental <strong>de</strong> mettre en place une relation<br />

interactive entre un gouvernement <strong>de</strong> gauche et le peuple qui ne se<br />

limite pas à <strong>de</strong>s référendums ou <strong>de</strong>s consultations électorales. Cette<br />

relation interactive, peut <strong>de</strong>venir conflictuelle si le gouvernement<br />

hésite à prendre les mesures que réclame « la base ». La pression<br />

<strong>de</strong> celle-ci est vitale pour garantir que le gouvernement <strong>de</strong> gauche<br />

approfondisse le processus <strong>de</strong> changements structurels qui implique<br />

une redistribution radicale <strong>de</strong> la richesse en faveur <strong>de</strong> celles et ceux<br />

qui la produisent. […]<br />

Mettre fin à la propriété capitaliste <strong>de</strong>s grands moyens <strong>de</strong> production,<br />

<strong>de</strong> services, <strong>de</strong> commerce et <strong>de</strong> communication, en transférant ceux-ci<br />

vers le public et en renforçant d'autres formes <strong>de</strong> propriété à fonction<br />

sociale : la petite propriété privée, la coopérative, la propriété collective<br />

et les formes <strong>de</strong> propriétés traditionnelles <strong>de</strong>s peuples originaires (à<br />

haut <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> propriété collective). » (Éric Toussaint)<br />

Il y a dans ces objectifs <strong>de</strong> mettre en place une relation interactive<br />

entre les gouvernements et les peuples et mettre fin à la propriété<br />

capitaliste, un obstacle <strong>de</strong> taille, les États-Unis.<br />

Le tournant <strong>de</strong> 2009 : la montée <strong>de</strong> l'agressivité <strong>de</strong>s États-Unis<br />

à l'égard <strong>de</strong>s gouvernements vénézuélien, bolivien et équatorien<br />

a augmenté dans la mesure où ils ont réagi à une réduction <strong>de</strong><br />

leur emprise sur l'ensemble <strong>de</strong> l'Amérique latine et <strong>de</strong> la Caraïbe<br />

avec <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> perte <strong>de</strong> contrôle :<br />

Réaction <strong>de</strong>s prési<strong>de</strong>nts latino-américains réunis sans leurs voisins<br />

du Nord, unanime pour condamner l'agression <strong>de</strong> l'Équateur par<br />

la Colombie le 1 er mars 2008.<br />

En 2008, le Honduras, traditionnellement et entièrement subordonné<br />

à la politique <strong>de</strong> Washington, rejoint Petrocaribe créé<br />

à l'initiative du Venezuela afin <strong>de</strong> fournir aux pays <strong>de</strong> la région<br />

non exportateurs d'hydrocarbures du pétrole à prix inférieur au<br />

prix du marché mondial. Le Honduras adhère à l'ALBA (autre<br />

initiative d'intégration régionale lancée par le Venezuela et Cuba)<br />

et en 2009, son prési<strong>de</strong>nt envisage sérieusement d'organiser <strong>de</strong>s<br />

élections au suffrage universel d'une Assemblée constituante.<br />

C'en est trop, un coup d'État militaire renverse ce prési<strong>de</strong>nt trop<br />

proche <strong>de</strong> Chavez.<br />

La réaction est donc :<br />

Politique. Un soutien aux putschistes au Honduras, l'accroissement<br />

du financement <strong>de</strong> toutes les oppositions locales en Bolivie,<br />

Équateur et Venezuela.<br />

Commerciale. La réactivation <strong>de</strong> la ive flotte qui contrôle, patrouille<br />

sur la mer <strong>de</strong>s Caraïbes (stopper le Venezuela et ses velléités<br />

d'échanges commerciaux avec la région).<br />

Militaire ? Une très forte augmentation <strong>de</strong> l'ai<strong>de</strong> militaire à leur<br />

allié colombien que les États-Unis utilisent comme tête <strong>de</strong> pont<br />

dans la région andine. Installation <strong>de</strong> sept nouvelles bases américaines<br />

sur le territoire colombien.<br />

33


Révolutions bolivarienne, indigène<br />

Économique. Pour surmonter l'échec <strong>de</strong> l'Alca,<br />

ils négocient et signent un maximum <strong>de</strong> traités<br />

<strong>de</strong> commerce bilatéraux (Chili, Uruguay,<br />

Pérou, Colombie, Nicaragua, République<br />

dominicaine, Salvador, Guatemala, Honduras,<br />

Costa-Rica). L’Union européenne aussi a une<br />

politique offensive dans la signature <strong>de</strong> TLC<br />

(traités <strong>de</strong> libre commerce).<br />

3. Où en sont les<br />

révolutions<br />

latino-américaines ?<br />

Le Venezuela, la Bolivie et l'Équateur et<br />

leurs révolutions qualifiées respectivement<br />

<strong>de</strong> bolivarienne, d’indigène ou <strong>de</strong> citoyenne,<br />

avancent ensemble même si les cheminements<br />

comme les inspirations sont très différents.<br />

Dans les trois cas, la logique <strong>de</strong>structrice<br />

du néolibéralisme y a été stoppée par <strong>de</strong><br />

très fortes mobilisations qui ont permis <strong>de</strong><br />

virer le personnel politique responsable <strong>de</strong>s<br />

désastres sociaux. À <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés variables (plus<br />

au Venezuela, la Bolivie au milieu, et moins<br />

en Équateur), certains secteurs considérés<br />

comme stratégiques ont été re-nationalisés ou<br />

régulés par l'État, et une partie <strong>de</strong>s ressources<br />

naturelles du pays a pu être reconquise.<br />

Confirmant que ces expériences revêtent<br />

davantage une dimension anti-impérialiste que<br />

anticapitaliste et visent à dégager <strong>de</strong>s marges<br />

<strong>de</strong> manœuvre <strong>de</strong> souveraineté nationale.<br />

la bolivie et la révolution indigène :<br />

un nouveau capitalisme d'état ?<br />

Exception en Amérique du sud, la Bolivie<br />

est d’abord et surtout indienne, son peuple<br />

est majoritairement composé d’originerios<br />

(natifs). Ce sont aujourd’hui près <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

tiers <strong>de</strong>s citoyens qui y revendiquent leur<br />

i<strong>de</strong>ntité indigène – principalement Quechua<br />

(30 %), Aymara (25 %) et Guarani (10 %).<br />

Photothèque Rouge/Fernando Esteban<br />

L’histoire <strong>de</strong> la Bolivie est marquée par une<br />

instabilité chronique, l’armée a souvent soutenu<br />

<strong>de</strong>s coups d'État et <strong>de</strong>s dictatures tandis<br />

que la combativité <strong>de</strong>s luttes caractérise un<br />

peuple très politisé.<br />

Les évènements s’accélèrent dans les années<br />

2000, dans un contexte <strong>de</strong> très profon<strong>de</strong>s<br />

mutations économiques mais aussi à la suite<br />

<strong>de</strong> découvertes <strong>de</strong> gisements d’hydrocarbures<br />

qui gonflèrent considérablement les<br />

réserves <strong>de</strong> gaz et <strong>de</strong> pétrole et attirèrent<br />

les investisseurs étrangers. La rébellion du<br />

peuple ouvrier et paysan a gagné l’ensemble<br />

du peuple bolivien : les mouvements sociaux<br />

ont placé le pays en toute première ligne <strong>de</strong><br />

la défense du contrôle public <strong>de</strong>s ressources<br />

naturelles en tant que biens communs relevant<br />

<strong>de</strong> la communauté toute entière. L’une <strong>de</strong>s<br />

principales revendications <strong>de</strong>s mouvements<br />

<strong>de</strong> masse est la nationalisation <strong>de</strong>s réserves<br />

<strong>de</strong> pétrole et <strong>de</strong> gaz exploitées par <strong>de</strong>s transnationales<br />

étrangères.<br />

Parallèlement, d’importantes mobilisations<br />

populaires manifestent leur résolution <strong>de</strong><br />

s’opposer à la privatisation <strong>de</strong> l’eau, gran<strong>de</strong>s<br />

manifestations à Cochabamba en 2000 ou<br />

à La Paz en 2005.<br />

L’accession d’Evo Morales Ayma à la prési<strong>de</strong>nce<br />

<strong>de</strong> la République en décembre 2005,<br />

puis la victoire <strong>de</strong> son parti, le MAS (Mouvement<br />

vers le socialisme) aux législatives<br />

qui suivirent ont eu dans ces conditions une<br />

portée vraiment historique. Il est arrivé au<br />

pouvoir muni d’un ambitieux agenda <strong>de</strong><br />

changement, que l’on pourrait résumer par<br />

la nationalisation <strong>de</strong>s hydrocarbures et la<br />

convocation d’une Assemblée constituante<br />

« refondatrice ».<br />

Non sans difficulté, les <strong>de</strong>ux objectifs furent<br />

honorés durant les quatre premières années<br />

<strong>de</strong> mandat. Les réformes mises en œuvre<br />

rencontrent les plus vives oppositions parmi<br />

l’élite <strong>de</strong>s régions <strong>de</strong> l’Est et du Sud, concentrant<br />

la plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s richesses du<br />

pays. Le gouvernement d’Evo Morales a dû<br />

affronter en 2008 une opposition très violente<br />

<strong>de</strong> la droite représentant les intérêts <strong>de</strong> la<br />

classe capitaliste locale. Le sentiment d’avoir<br />

affaire à une droite obnubilée par la volonté<br />

<strong>de</strong> renverser Evo a donné du réalisme à l’idée<br />

qu’une révolution était en marche, au-<strong>de</strong>là<br />

donc du débat sur les politiques publiques<br />

réellement menées et les problèmes <strong>de</strong> gestion.<br />

Les <strong>stratégie</strong>s déstabilisatrices <strong>de</strong> la droite,<br />

avec recours à la violence, ont donné un<br />

surcroît <strong>de</strong> souffle à Evo Morales qui a été<br />

réélu avec 64 % <strong>de</strong>s voix en décembre 2009.<br />

L’assise politique <strong>de</strong> cette « révolution » reste<br />

fragile. Il y a au sein même du gouvernement<br />

<strong>de</strong>s groupes qui freinent la dynamique <strong>de</strong><br />

transformation sociale.<br />

Le parti du prési<strong>de</strong>nt, le MAS, est confronté<br />

à la bureaucratisation mais aussi à <strong>de</strong>s divergences<br />

importantes en son sein entre<br />

d’une part les tenants d’une conception<br />

34 Journées d’étu<strong>de</strong>


ou citoyenne : mythes et réalités<br />

« <strong>de</strong>sarrollista » (développementaliste) et<br />

d’autre part les promoteurs du « vivir bien ».<br />

La première – hégémonique, soutenue<br />

par Evo Morales, et pour laquelle milite<br />

avec enthousiasme Alvaro Garcia Linera<br />

le vice-prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la Bolivie – promeut<br />

un État fort. Ce <strong>de</strong>rnier est partisan du<br />

développement d’un capitalisme andinamazonien<br />

dans lequel l'État jouerait un<br />

rôle clé en finançant et en investissant<br />

dans la construction <strong>de</strong> mégaprojets (pétrochimiques,<br />

hydroélectriques, miniers,<br />

routiers…). Il est favorable à une forme<br />

andine-amazonienne <strong>de</strong> capitalisme d'État.<br />

Sa perspective est clairement distincte ou<br />

opposée à un authentique socialisme du<br />

xxi e siècle. L’essentiel du programme économique<br />

gouvernemental porte ainsi sur<br />

la mo<strong>de</strong>rnisation/industrialisation d’une<br />

économie en retard, sous la direction d’un<br />

État fort.<br />

Une secon<strong>de</strong> tendance, moins en prise avec<br />

les politiques publiques, s’exprime davantage<br />

dans les sommets ou contre-sommets<br />

sur le climat, les réunions <strong>de</strong> mouvements<br />

sociaux… elle propose un « horizon communautaire<br />

» basé sur le pluralisme politique,<br />

économique et aussi judiciaire inscrit dans<br />

la nouvelle Constitution. Son principal<br />

représentant est le ministre <strong>de</strong>s Affaires<br />

étrangères, David Choquehuanca. Cette<br />

tendance est aussi portée <strong>de</strong>puis 2011 par<br />

un groupe hétérogène <strong>de</strong> dissi<strong>de</strong>nts <strong>de</strong><br />

l’appareil d'État et d’intellectuels qui ont<br />

plaidé pour un recentrage sur le processus du<br />

changement et qui questionnent le manque<br />

<strong>de</strong> volonté politique dans son application.<br />

S’ajoutent à ce contexte, <strong>de</strong>s organisations<br />

sociales soumises à <strong>de</strong> fortes tensions internes<br />

dues à leur poids croissant au sein <strong>de</strong> l'État,<br />

avec une croissante étatisation <strong>de</strong>s syndicats,<br />

<strong>de</strong>s conseils <strong>de</strong> quartiers, <strong>de</strong>s organisations<br />

paysannes. Leurs dirigeants paraissant davantage<br />

préoccupés par la négociation <strong>de</strong><br />

postes dans l'appareil d'État que par la<br />

discussion <strong>de</strong> projets <strong>de</strong> société, cela dans<br />

un contexte <strong>de</strong> fort repli corporatiste <strong>de</strong>s<br />

secteurs populaires.<br />

Evo Morales conserve toutefois aujourd’hui<br />

encore un grand capital politique. Le fait<br />

que la majorité <strong>de</strong> la population considère<br />

que le pays se porte « mieux qu’avant » joue<br />

bien sûr en sa faveur. L’opposition <strong>de</strong> droite<br />

est très affaiblie, aucune force consistante<br />

n’a émergé à gauche <strong>de</strong> l’« événisme ». Les<br />

contradictions relevées sont pourtant susceptibles<br />

<strong>de</strong> menacer la réalité même d’un<br />

processus <strong>de</strong> changement.<br />

l'équateur et une « révolution<br />

citoyenne » contestée<br />

Dix jours <strong>de</strong> manifestation ont précédé le<br />

renversement du colonel Lucio Gutierrez,<br />

en avril 2005. Éventail <strong>de</strong> nouveaux acteurs<br />

et d’initiatives collectives inédites, en <strong>de</strong>hors<br />

janvier 2013<br />

<strong>de</strong> tout réseau d’organisations préexistant,<br />

les mobilisations d’avril ont été menées<br />

sur le mot d’ordre « qu’ils s’en aillent tous ».<br />

C’est cette bannière que Rafael Correa et<br />

son mouvement Alianza Pais ont su s’approprier<br />

durant la campagne <strong>de</strong> 2006. Sa<br />

plateforme était composée du Parti socialiste,<br />

<strong>de</strong> plusieurs organisations paysannes. Il est<br />

élu au second tour en novembre 2006 avec<br />

54 % <strong>de</strong>s voix. Les <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s promesses<br />

<strong>de</strong> sa campagne étaient <strong>de</strong> tourner la page<br />

<strong>de</strong> la « longue et triste nuit néolibérale » et <strong>de</strong><br />

démanteler le pouvoir <strong>de</strong> la « particratie ». À<br />

peine élu, il organise un référendum visant<br />

à installer une Assemblée nationale constituante.<br />

82 % <strong>de</strong> la population vote positivement.<br />

En 2007, l’élection <strong>de</strong>s constituants<br />

sonne la déroute <strong>de</strong>s forces ayant appliqué<br />

les politiques néolibérales <strong>de</strong>puis les années<br />

1980. Le parti <strong>de</strong> Correa a le profil d’une<br />

coalition <strong>de</strong> forces hétéroclites, au sein <strong>de</strong><br />

laquelle se côtoient <strong>de</strong>s secteurs du centre,<br />

la mouvance <strong>de</strong> gauche, <strong>de</strong>s segments <strong>de</strong>s<br />

nouveaux mouvements sociaux (écologistes,<br />

femmes, jeunes…).<br />

Cette nouvelle Constitution élargit le spectre<br />

<strong>de</strong>s droits citoyens, renforce les espaces <strong>de</strong><br />

participation populaire, consacre la plurinationalité<br />

<strong>de</strong> l'État, interdit la privatisation<br />

<strong>de</strong>s ressources stratégiques, annonce le retour<br />

du rôle <strong>de</strong> l'État dans la planification du<br />

développement, la régulation <strong>de</strong>s marchés<br />

et la redistribution <strong>de</strong>s richesses sociales.<br />

Phénomène inédit dans l’histoire constitutionnelle<br />

mondiale, cette constitution<br />

reconnait <strong>de</strong>s droits à la Nature, ce qui<br />

prend en compte un apport <strong>de</strong>s peuples<br />

indigènes et <strong>de</strong> leur cosmovision. Elle instaure<br />

<strong>de</strong>s mécanismes démocratiques <strong>de</strong><br />

révocations d’élus à mi-mandat. En matière<br />

d’en<strong>de</strong>ttement, la Constitution représente<br />

une gran<strong>de</strong> avancée avec les articles 290 et<br />

291 qui déterminent et limitent strictement<br />

les conditions dans lesquelles les autorités<br />

du pays peuvent contracter <strong>de</strong>s emprunts,<br />

elle prescrit la mise en place d’un mécanisme<br />

d’audit intégral et permanent <strong>de</strong><br />

l’en<strong>de</strong>ttement public interne et externe…<br />

Fragmentation du camp progressiste<br />

Le prési<strong>de</strong>nt privilégie peu à peu une forme<br />

<strong>de</strong> lea<strong>de</strong>rship centralisé, qui sous-estime la<br />

contribution <strong>de</strong> l’action collective autonome<br />

au processus <strong>de</strong> changement. Les revendications<br />

pour une plus gran<strong>de</strong> participation<br />

et les espaces <strong>de</strong> dialogue entre les organisations<br />

sociales et le gouvernement occupent<br />

une place secondaire. À partir <strong>de</strong> 2009, la<br />

« révolution citoyenne » est attaquée par la<br />

droite mais aussi un bloc d’organisations et<br />

<strong>de</strong> partis <strong>de</strong> gauche précé<strong>de</strong>mment alliés.<br />

Depuis 1990, le mouvement indigène qui<br />

a connu un fort mouvement <strong>de</strong> masse était<br />

entendu et s’asseyait à la table <strong>de</strong> négociation<br />

gouvernementale. Avec « la révolution<br />

citoyenne » cette phase <strong>de</strong> négociation ne<br />

débute qu’à la fin 2009, lorsque les manifestations<br />

contre la loi <strong>de</strong>s eaux et la loi<br />

<strong>de</strong>s mines atteignent un <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> violences<br />

élevé, forçant Correa à ouvrir la négociation<br />

politique. Une <strong>de</strong>s principales critiques du<br />

mouvement dans le dialogue est le manque<br />

<strong>de</strong> respect du prési<strong>de</strong>nt pour les organisations<br />

indigènes, notamment la CONAIE<br />

(organisation générale qui regroupe <strong>de</strong>s<br />

communautés ou <strong>de</strong>s associations locales<br />

ou régionales <strong>de</strong> peuples indigènes). Les<br />

pourparlers sont interrompus à la mi-2010,<br />

le gouvernement commence à judiciariser<br />

les manifestations tandis que la CONAIE<br />

accuse le prési<strong>de</strong>nt d’avoir donné son aval à<br />

l’exploitation pétrolière en territoire indigène<br />

avec comme modèle <strong>de</strong>s formes conventionnelles<br />

d’exploitation <strong>de</strong>s ressources<br />

naturelles. Dans le Plan national du « bien<br />

vivre 2009-2013 », le gouvernement prévoit<br />

que le pays <strong>de</strong>vra transformer son modèle<br />

productif en <strong>de</strong>ux décennies. Le débat<br />

porte sur le type <strong>de</strong> voie à privilégier dans le<br />

présent pour financer cette transformation.<br />

Correa estime qu’il n’y a pas, à court terme,<br />

d’alternative sérieuse à l’exploitation <strong>de</strong>s<br />

hydrocarbures et <strong>de</strong>s ressources minières.<br />

La négociation avec les compagnies pétrolières<br />

privées a permis à l'État <strong>de</strong> récupérer<br />

la souveraineté sur les ressources <strong>de</strong> son<br />

sous-sol et d’augmenter sa part dans les<br />

bénéfices. Mais cette orientation a entraîné<br />

<strong>de</strong> nombreuses manifestations d’opposition<br />

parmi les communautés paysannes et indigènes.<br />

Le « néodéveloppementalisme » du<br />

gouvernement rencontre <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong><br />

résistances et la décision gouvernementale<br />

<strong>de</strong> réactiver la construction <strong>de</strong> barrages<br />

hydroélectriques provoque elle aussi <strong>de</strong><br />

nombreuses protestations.<br />

L'Équateur présente une économie basée<br />

principalement sur la rente du pétrole<br />

22,2 % du PIB, 63 % <strong>de</strong>s exportations et<br />

46,6 % du budget général <strong>de</strong> l'État.<br />

Le projet ITT <strong>de</strong> laisser le pétrole en terre<br />

avec une compensation financière a provoqué<br />

un affrontement à l’intérieur du<br />

gouvernement, c’est le ministre <strong>de</strong> l’Énergie<br />

et <strong>de</strong>s Mines, Alberto Acosta, qui a réussi<br />

à persua<strong>de</strong>r un gouvernement loin d’être<br />

convaincu.<br />

La Loi organique du service public introduite<br />

par Correa a permis d’éliminer une<br />

série <strong>de</strong> zones d’exception institutionnelle<br />

illégitimes. C’est pour contester certains<br />

aspects <strong>de</strong> cette loi (abolition <strong>de</strong> certains<br />

privilèges) que la police s’est soulevée en<br />

septembre 2010.<br />

Lors <strong>de</strong>s élections générales du 26 avril<br />

2009, les Équatoriens ont donné un nouveau<br />

mandat prési<strong>de</strong>ntiel <strong>de</strong> quatre ans à<br />

Rafael Correa qui a obtenu 55 % <strong>de</strong>s voix<br />

et <strong>de</strong>vancé <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 20 points Lucio<br />

Gutierrez, son principal adversaire, l’ancien<br />

35


prési<strong>de</strong>nt renversé par la mobilisation populaire en 2005.<br />

Mettre au crédit du gouvernement une politique internationale<br />

progressiste : l'Équateur a expulsé le représentant permanent<br />

<strong>de</strong> la Banque mondiale en avril 2007, fait <strong>de</strong>s propositions très<br />

avancées en terme <strong>de</strong> la construction <strong>de</strong> la banque du Sud, mis<br />

fin à la présence militaire <strong>de</strong>s États-Unis sur son territoire (non<br />

renouvellement <strong>de</strong> l’accord concernant la base <strong>de</strong> Manta).<br />

Conclusion<br />

Les défis posés aux gouvernements du Venezuela, <strong>de</strong> l'Équateur<br />

et <strong>de</strong> la Bolivie sont vastes et concernent toutes les organisations<br />

qui veulent transformer la société et se débarrasser du capitalisme.<br />

C’est pour cela qu’il faut être en solidarité avec ces révolutions,<br />

mais parce que ces processus interrogent, progressent à tâtons,<br />

avec <strong>de</strong>s avancées et <strong>de</strong>s reculs, cette solidarité ne saurait être un<br />

soutien acritique méséducatif.<br />

Mais la solidarité c’est aussi lutter pied à pied contre les puissances<br />

impérialistes et la bourgeoisie qui veulent renverser le cours <strong>de</strong>s<br />

Révolutions bolivarienne, indigène<br />

choses et virer Chavez, ou Correa ou Morales. Nous ne sommes<br />

pas dans un camp intermédiaire, celui du « ni-ni ». Quoi qu’on<br />

pense <strong>de</strong>s imperfections <strong>de</strong> ces régimes, <strong>de</strong>s dérives, les peuples<br />

ont compris que leurs acquis ne sauraient être conservés par un<br />

retour <strong>de</strong> la droite aux affaires.<br />

Dans ce combat, nous soutenons les organisations ou mouvements<br />

qui accompagnent le processus <strong>de</strong> transformation et qui<br />

essaient <strong>de</strong> construire une mobilisation autonome, non inféodée<br />

aux structures d'État et dénonçant la bureaucratie (la boli-cratie<br />

ou boli-bourgeoisie), la corruption et toute conception <strong>de</strong> la<br />

construction du socialisme par décret.<br />

Approfondir la révolution c’est sur le modèle <strong>de</strong> développement et<br />

d’élargissement <strong>de</strong> la démocratie. C’est en accélérant le processus<br />

d’intégration régionale, en travaillant sur les complémentarités.<br />

Sinon, la dimension populaire émancipatrice risque <strong>de</strong> subir un<br />

coup fatal, et montrer qu'un processus qui ne se radicalise pas,<br />

peut finir par éliminer ses aspects progressistes.<br />

Photothèque Rouge/Torres<br />

36 Journées d’étu<strong>de</strong>


1. Que disent les « grands ancêtres »<br />

et « le meilleur <strong>de</strong>s traditions<br />

du mouvement ouvrier » ? Des réponses<br />

différenciées et qui laissent ouvertes<br />

plusieurs options. S’emparer<br />

<strong>de</strong>s institutions pour les gérer<br />

(au risque réformiste <strong>de</strong> ne rien<br />

changer) les contourner ou s’en passer<br />

(au risque libertaire <strong>de</strong> les laisser<br />

agir), les détruire pour les remplacer<br />

(au risque révolutionnaire d’en créer<br />

<strong>de</strong>s pires), les transformer (au risque<br />

gradualiste <strong>de</strong> retomber<br />

dans les ornières du réformisme).<br />

La question <strong>de</strong>s institutions est-elle éclairée par ce qu’écrivent<br />

et disent « les grands ancêtres » et « le meilleur du mouvement<br />

ouvrier » ? Le problème, pour ne citer que Marx est qu’il n’y a pas<br />

<strong>de</strong> réponse unique et unifiée. Dans le Manifeste ou l’Anti-Dühring,<br />

le point <strong>de</strong> vue est « saint-simonien » : passer du gouvernement<br />

<strong>de</strong>s hommes à l’administration <strong>de</strong>s choses. Dans le Programme <strong>de</strong><br />

Gotha, il s’agit <strong>de</strong> transformer et démocratiser l’État, le supprimer<br />

en tant qu’instrument <strong>de</strong> domination mais le maintenir comme<br />

pouvoir public. Et comme chacun sait la Guerre civile en France<br />

après la Commune conclut à la dictature du prolétariat pour<br />

briser la machine d’État bureaucratique et militaire et permettre<br />

l’extinction <strong>de</strong> l’État. La perspective sera reprise sans nuance par<br />

Lénine dans l’État et la révolution.<br />

Le problème plus général est le sentiment donné que le politique et<br />

les institutions politiques sont solubles dans la révolution sociale.<br />

Une fois la machine d’État brisée, les obstacles à une réorganisation<br />

et à un fonctionnement démocratique <strong>de</strong> la société sont levés,<br />

on peut se passer d’institutions politiques. Il y a dépérissement<br />

<strong>de</strong> l’État par obsolescence <strong>de</strong> ses fonctions.<br />

Or aucune expérience historique ne vali<strong>de</strong> cela. Une fois les<br />

institutions politiques anciennes détruites, il n’y a aucune dynamique<br />

spontanée et durable d’auto-organisation <strong>de</strong> la société et<br />

le refoulé du politique revient <strong>de</strong> la pire <strong>de</strong>s façon sous la forme<br />

<strong>de</strong> la dictature d’un parti ou d’un groupe dirigeant et <strong>de</strong> la police<br />

politique. Et la reproduction du phénomène dans un ensemble<br />

<strong>de</strong> révolutions aux quatre coins du mon<strong>de</strong> et dans <strong>de</strong>s contextes<br />

variable atteste que le problème dépasse la question <strong>de</strong> la nature<br />

<strong>de</strong> classe <strong>de</strong> l’État. Le talisman <strong>de</strong> l’État 100% ouvrier ne fonctionne<br />

pas vraiment.<br />

janvier 2013<br />

Les institutions, piège ou levier<br />

Que faire <strong>de</strong>s institutions<br />

et dans les institutions ?<br />

(et à partir <strong>de</strong> quels repères et dans quels cadres<br />

théoriques réfléchir ?)<br />

Francis Vergne<br />

Dans cette introduction au débat, il sera proposé d'en rester à <strong>de</strong>s considérations générales<br />

sur les institutions politiques qui concerneront à la fois l'histoire, le champ politique actuel<br />

et – soyons fous... – la société écosocialiste à venir. Nous avons essayé <strong>de</strong> prendre au sérieux<br />

le terme et l'idée d'institution dans ce qu'ils ont <strong>de</strong> spécifique et veillé à ne pas noyer ou renvoyer<br />

cette question particulière au seul problème du rapport à l'État et à la nécessité bien connue<br />

<strong>de</strong> briser la machine bureaucratique et militaire. Non que cet impératif soit caduc,<br />

mais justement parce qu'il débouche sur quelques autres <strong>questions</strong> nullement secondaires<br />

dont celles-ci : comment y parvenir et part quoi le remplacer ? Parce qu'aussi tout<br />

fonctionnement social requiert <strong>de</strong>s institutions qui peuvent être étatiques ou non étatiques<br />

et qu'il en va <strong>de</strong> même <strong>de</strong> la vie politique.<br />

les institutions <strong>de</strong> type soviétiques constituentelles<br />

la solution enfin trouvée ? oui comme<br />

organe <strong>de</strong> lutte, non comme organe durable <strong>de</strong><br />

gouvernement. oui pour dépasser l’abstraction<br />

citoyenne bourgeoise qui laisse le social<br />

hors du champ politique, non pour faire s’exprimer<br />

<strong>de</strong> façon démocratique l’ensemble <strong>de</strong> la population<br />

et déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s choix globaux.<br />

Nous sommes les héritiers d’une tradition politique qui considère<br />

que les formes d’organisation nées <strong>de</strong> la mobilisation sociale<br />

et <strong>de</strong>s luttes (comité <strong>de</strong> quartiers, comités d’action, comité <strong>de</strong><br />

grèves, cordons industriels, etc.) contiennent <strong>de</strong>s embryons <strong>de</strong><br />

pouvoir alternatif aux institutions dominantes qui ont vocation,<br />

au terme <strong>de</strong> situations <strong>de</strong> double pouvoir plus ou moins longues<br />

qui accompagnent la crise révolutionnaire, à se consoli<strong>de</strong>r, à<br />

s’étendre voire à se généraliser pour construire l’édifice politique<br />

institutionnel principal dans la transition vers la société qui se<br />

substituera au capitalisme.<br />

Le noyau rationnel <strong>de</strong> ce modèle est que cette dynamique se<br />

retrouve bien dans la plupart <strong>de</strong>s processus révolutionnaires et<br />

qu’elle bouleverse le jeu politique et place la population en situation<br />

<strong>de</strong> s’occuper <strong>de</strong> façon directe <strong>de</strong> ses intérêts (on pense à<br />

la formule <strong>de</strong> Trotsky sur « l’irruption <strong>de</strong>s masses dans les domaines<br />

où se règlent leur propre <strong>de</strong>stinée »)<br />

Ce qui ne s’est par contre jamais vérifié et qui relève <strong>de</strong> la mythologie<br />

concerne la capacité <strong>de</strong> ces structures <strong>de</strong> lutte à se transformer<br />

en institutions durables et démocratiques. Sensibles aux fluctuations<br />

et aux rythmes <strong>de</strong> la lutte, elles per<strong>de</strong>nt rapi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> leur<br />

vitalité et ne perdurent que comme structures bureaucratiques<br />

instrumentalisées par un parti ou un groupe dirigeant. Mais plus<br />

fondamental encore, on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si <strong>de</strong> telles structures<br />

ont vocation à faire s’exprimer et à traduire les choix politiques<br />

fondamentaux et à être un cadre adéquat pour la représentation<br />

politique. En quoi la « pyrami<strong>de</strong> <strong>de</strong>s conseils ouvriers » serait-elle<br />

représentative <strong>de</strong>s débats menés par la société toute entière ?<br />

pourquoi l’autogestion requière-t-elle <strong>de</strong>s<br />

institutions politiques ? le champ politique<br />

ne relève pas <strong>de</strong> la gestion <strong>de</strong>s choses mais du<br />

gouvernement <strong>de</strong>s hommes. ce qui implique :<br />

la confrontation publique <strong>de</strong>s propositions,<br />

le respect du suffrage universel comme acquis<br />

démocratique, la pluralité <strong>de</strong>s formes<br />

<strong>de</strong> représentation, (double chambre) garantis<br />

37


par <strong>de</strong>s institutions et le droit.<br />

L’espace politique public a besoin d’institutions politiques<br />

spécifiques. Si l’on admet qu’il n’y a pas d’autodépassement<br />

spontané possible ni souhaitable <strong>de</strong>s institutions<br />

politiques dans les processus révolutionnaires, il faut donc<br />

se poser la question <strong>de</strong>s bases et <strong>de</strong>s principes sur lesquels<br />

on s’engage pour construire <strong>de</strong>s institutions politiques<br />

efficaces et démocratiques. J’en indiquerai trois :<br />

• le pluralisme et la libre expression et confrontation<br />

<strong>de</strong>s programme et propositions <strong>de</strong>s partis, réseaux,<br />

groupements, etc.<br />

le respect du suffrage universel (y compris s’il nous est<br />

défavorable... dans ce cas-là on ne dissout pas ou on ne<br />

supprime pas l’Assemblée..) et <strong>de</strong> la proportionnelle<br />

comme base <strong>de</strong> choix <strong>de</strong> la représentation politique.<br />

L’institution <strong>de</strong> cette représentation en Assemblée constituante<br />

qui définit à la fois les règles générales du jeu<br />

politique et qui agit, délibère, légifère et exécute en<br />

réduisant donc la distance et l’autonomie du pouvoir<br />

exécutif et en corrigeant ainsi les dérives antidémocratiques<br />

et « bonapartistes » <strong>de</strong>s institutions bourgeoises actuelles.<br />

Cette représentation politique nationale ne s’oppose pas<br />

à d’autres types <strong>de</strong> représentation issus <strong>de</strong>s mobilisation,<br />

mais on peut imaginer un système comme par exemple<br />

celui d’une double chambre permettant <strong>de</strong> les articuler.<br />

Cette articulation, même conflictuelle, est alors une<br />

double réponse à l’impasse <strong>de</strong> la voie « soviétique », rappelée<br />

plus haut, et d’une conception purement formelle<br />

et abstraite <strong>de</strong> la politique, telle que la vie politique sous<br />

domination <strong>de</strong> la bourgeoisie qui scin<strong>de</strong> le politique et<br />

le social et qui met <strong>de</strong>s barrières <strong>de</strong>vant toute incursion<br />

du politique dans le social dés lors que cela pourrait<br />

toucher à la propriété privée. Notez que cette restriction<br />

du champ politique s’est encore accentuée avec la<br />

« gouvernance » néolibérale et <strong>de</strong>s institutions non élus<br />

du type Banque mondiale, FMI, etc.<br />

Avec ainsi une citoyenneté qui ne s’arrête point où<br />

commencent les droits sociaux et économiques, <strong>de</strong> tels<br />

principes généraux ne résolvent pas tout. Par exemple, quel<br />

pourrait être la base <strong>de</strong> pouvoir à l’échelle européenne ?<br />

Qui déci<strong>de</strong>, <strong>de</strong> quoi et à quel échelon...? Mais si marque<br />

<strong>de</strong> fabrique il doit y avoir dans notre réflexion, le creuset<br />

est plutôt dans cet héritage critique du meilleur ou du<br />

moins pire au choix du « marxisme révolutionnaire » ou<br />

du « trotskisme ouvert ». La bibliographie rappelle que<br />

<strong>de</strong> bonnes choses ont été écrites dans <strong>de</strong> bonnes revues<br />

par <strong>de</strong> bons camara<strong>de</strong>s qu’il s’agisse d’Artous, <strong>de</strong> Samary<br />

voire <strong>de</strong> Salesse ou <strong>de</strong> Coutrot.<br />

les institutions dans la transition.<br />

la combinaison <strong>de</strong> mobilisations sociales<br />

et <strong>de</strong> processus électoraux comme fil<br />

conducteur. démocratiser quoi et jusqu’où ?<br />

une assemblée constituante comme<br />

alternative au « bonapartisme structurel »,<br />

qu’est-ce À dire ?<br />

<strong>de</strong>s formules <strong>de</strong> gouvernement...<br />

aux conditions <strong>de</strong> participation<br />

À <strong>de</strong>s institutions gouvernementales.<br />

<strong>questions</strong> À la révolution citoyenne.<br />

Un autre problème <strong>de</strong>meure toutefois : entre ce modèle<br />

et la situation présente, que faire avec les institutions<br />

existantes ? Et comment penser et agir dans la transition ?<br />

Nous sommes un certain nombre à avoir été formés à un<br />

certain type <strong>de</strong> réponses : au travers <strong>de</strong> la mobilisation<br />

Les institutions, piège ou levier<br />

sur un programme <strong>de</strong> revendications qui fait système<br />

(un programme <strong>de</strong> transition) et qui va <strong>de</strong> l’autodéfense<br />

et <strong>de</strong> la satisfaction <strong>de</strong>s revendications jusqu’à la mise<br />

en place d’un gouvernement. Mais comment passer <strong>de</strong><br />

l’un à l’autre ? Révélatrice <strong>de</strong> ces difficultés, la question<br />

qui a pu faire le charme indéfinissable <strong>de</strong> débats sans<br />

fins <strong>de</strong> congrès sur la bonne formule <strong>de</strong> gouvernement,<br />

algébrique ou arithmétique, avec <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> précision<br />

et <strong>de</strong>s marges d’interprétation variables, avec <strong>de</strong>s intentions<br />

<strong>de</strong> pédagogie politique pas forcement évi<strong>de</strong>ntes à<br />

comprendre à large échelle. Nous avons <strong>de</strong> fait oscillé<br />

entre formule générale pas forcement très fonctionnelle<br />

ici et maintenant (gouvernement <strong>de</strong>s travailleurs, soit<br />

mais comment ça marche ou au service <strong>de</strong>s travailleurs<br />

ce qui ne nous avance pas beaucoup plus) et formules<br />

relevant d’une pédagogie politique sophistiquée (gouvernement<br />

PS PC sans ministre bourgeois)<br />

Si on regar<strong>de</strong> au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> cette noble tradition trotskiste,<br />

avons-nous <strong>de</strong>s réponses institutionnelles plus satisfaisantes<br />

avec, par exemple, la révolution citoyenne dont<br />

on a déjà débattu ? L’un <strong>de</strong>s intérêts rési<strong>de</strong> peut-être dans<br />

une plus gran<strong>de</strong> lisibilité dans un horizon spatiotemporel<br />

prévisible avec un calendrier et <strong>de</strong>s étapes définies.<br />

Le schéma est connu : victoire électorale sur la base<br />

d’une majorité politique contre la droite et alternative<br />

au social-libéralisme avec le Front <strong>de</strong> gauche comme<br />

force politique centrale, alliée à une partie <strong>de</strong>s Verts et<br />

minorité du PS. Il n’y a a priori rien d’absur<strong>de</strong>, au vu<br />

<strong>de</strong> la profon<strong>de</strong>ur et <strong>de</strong> la gravité <strong>de</strong> la crise (cf situation<br />

grecque et Syriza) mais cela laisse place à <strong>de</strong>s <strong>questions</strong><br />

lour<strong>de</strong>s : quelles transformations institutionnelles, quel<br />

gouvernement, quelle participation gouvernementale<br />

<strong>de</strong> notre courant ?<br />

On pressent les limites et faiblesse <strong>de</strong> ce schéma qui ne<br />

relève guère d’un socialisme par en bas mais <strong>de</strong> conquêtes<br />

d’institutions parlementaires et municipales éventuellement<br />

appuyées par <strong>de</strong>s mobilisations. Ce qui laisse peu<br />

<strong>de</strong> place pour une dynamique d’auto-organisation avec<br />

le risque <strong>de</strong> relation « instrumentale » à la mobilisation<br />

populaire qui appuie une révolution par en haut mais qui<br />

n’est pas l’acteur central. Une autre question concerne<br />

l’esprit <strong>de</strong>s institutions : s’agit-il <strong>de</strong> l’achèvement et <strong>de</strong> la<br />

démocratisation d’un État républicain dans l’héritage <strong>de</strong><br />

Jaurès... mais Jaurès seulement, ou aussi feue l’Union <strong>de</strong><br />

la gauche et Mitterrand ? Ou faut-il inventer <strong>de</strong> nouvelles<br />

institutions et <strong>de</strong> nouvelles façons <strong>de</strong> les faire vivre ?<br />

2. Que faire dans les<br />

institutions ?<br />

Ces <strong>de</strong>rnières considérations invitent à passer à <strong>de</strong>s<br />

<strong>questions</strong> plus pratiques : que faire dans les institutions ?<br />

Précisons toutefois que nous nous limiterons ici aux institutions<br />

électives en privilégiant celles au sein <strong>de</strong>squelles<br />

nous avons quelque expérience soit dans la situation<br />

française quelques municipalités et conseils régionaux.<br />

du crétinisme parlementaire<br />

au crétinisme anti-institutionnel<br />

Ces adjectifs qualifient <strong>de</strong>ux façons <strong>de</strong> ne pas se poser<br />

la question pour ne pas faire <strong>de</strong> politique. Quelles<br />

réponses apportent en effet à cette question « le meilleur<br />

<strong>de</strong>s traditions du mouvement ouvrier », qui en déci<strong>de</strong><br />

et comment les interpréter ? Les réponses comme<br />

précé<strong>de</strong>mment sont largement déterminées par les grilles <strong>de</strong><br />

38 Journées d’étu<strong>de</strong>


pour la transformation sociale<br />

lecture <strong>de</strong> l’État – garant <strong>de</strong> l’intérêt général<br />

versus instrument <strong>de</strong> domination – et <strong>de</strong>s<br />

mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> domination et <strong>de</strong> légitimation<br />

<strong>de</strong> la bourgeoisie. Cela recoupe donc les<br />

débats sur la conquête du pouvoir politique.<br />

Mais nous disposons <strong>de</strong> plus d’indications<br />

en négatif sur les écueils les impasses et les<br />

dérives qu’en positif sur ce que l’on peut<br />

faire. Soit schématiquement :<br />

• conquérir à travers elles le pouvoir politique<br />

en gagnant la majorité, ce qui est illusoire et<br />

irréaliste : le « crétinisme parlementaire » va<br />

<strong>de</strong> pair avec l’intégration et la collaboration<br />

<strong>de</strong> classes comme débouchés réellement<br />

existants. Cf. la figure du « gérant loyal »<br />

<strong>de</strong> Blum.<br />

• mais contourner les institutions électives<br />

n’offre pas plus <strong>de</strong> perspectives (versus<br />

historique syndicalisme révolutionnaire,<br />

courants libertaires ou sous-culture libertaire<br />

type « élections pièges à con » ou<br />

« on a voté et puis après »). Le crétinisme<br />

du gauchisme sénile et bureaucratique est<br />

l’envers du précé<strong>de</strong>nt.<br />

Je crois que nous <strong>de</strong>vons partir du postulat<br />

d’une nécessaire confrontation au réel <strong>de</strong>s<br />

institutions pour expérimenter, vérifier,<br />

rectifier, ré-élaborer une pensée politique<br />

et une pratique émancipatrices et vivantes<br />

qui nous fasse sortir <strong>de</strong> la marginalité, sans<br />

pour quoi faire ?<br />

Quelles visées politiques pour agir dans les<br />

institutions et avec quels objectifs ? Une<br />

boussole peut être la suivante : faire avancer<br />

<strong>de</strong>s projets <strong>de</strong> transformation sociale et <strong>de</strong>s<br />

éléments <strong>de</strong> programme co-élaborés avec la<br />

population, soit à la fois un programme d’urgence<br />

sociale, écologique et démocratique<br />

(satisfaire <strong>de</strong>s revendications. Ex : allocation<br />

jeune, gratuité <strong>de</strong>s transports dans une<br />

ville) et un programme <strong>de</strong> transformation<br />

<strong>de</strong>s structures et <strong>de</strong> l’espace public dans<br />

lequel se trouvent ces institutions : commune,<br />

région, pays, Europe (ex. quelles<br />

infrastructures dans les quartiers ?). Cela<br />

renvoie au principe <strong>de</strong> subsidiarité bien<br />

compris : ne pas déléguer à un échelon<br />

supérieur ce qui peut se régler par en bas,<br />

là où ça se passe et en même temps ne pas<br />

pratiquer l’autolimitation et s’incliner sur<br />

ce qui est présenté comme impossible car<br />

portant atteinte à l’ordre capitaliste, à ses<br />

règles et ses institutions.<br />

Il s’agit ainsi <strong>de</strong> mener <strong>de</strong>s batailles politiques<br />

et juridiques (ex. en région la formation<br />

professionnelle relève-t-elle obligatoirement<br />

d’un appel d’offre ?). D’une façon<br />

plus générale, il s’agit <strong>de</strong> faire avancer <strong>de</strong>s<br />

revendications, <strong>de</strong>s dossiers importants, <strong>de</strong>s<br />

accords avantageux, <strong>de</strong>s lois (ex 40 heures<br />

et congés payés en 1936) en lien avec <strong>de</strong>s<br />

mobilisations. Il n’y a pas <strong>de</strong> raison <strong>de</strong> récuser<br />

le travail législatif (propositions <strong>de</strong> loi),<br />

janvier 2013<br />

mais il s’agit <strong>de</strong> l’articuler avec un projet<br />

politique plus global, l’auto-organisation<br />

et l’auto-émancipation.<br />

avec qui et comment ?<br />

Les <strong>questions</strong> stratégiques dans l’institution<br />

se posent pour toute pratique qui dépasse le<br />

propagandisme. Les risques sont multiples :<br />

intégration, compromission, autonomisation<br />

<strong>de</strong>s élus. Mais la peur n’évite pas le danger<br />

occulter pour autant les problèmes <strong>de</strong> fond. et l’extériorité institutionnelle présente <strong>de</strong>s<br />

dangers symétriques : marginalisation, sectarisme,<br />

impuissance, posture <strong>de</strong> « professeur<br />

rouge », super syndicalisme. Les frontières<br />

entre « intérêt général » paravent <strong>de</strong> l’ordre<br />

bourgeois et « politique au service <strong>de</strong>s travailleurs<br />

» ne peuvent être tracées <strong>de</strong> façon<br />

abstraite et a priori. (C’est particulièrement<br />

vrai en matière d’écologie. Ex. santé publique<br />

et traitement <strong>de</strong>s déchets ménagers).<br />

La vigilance en matière d’indépendance et<br />

d’autonomie passe plutôt par :<br />

• l’exigence démocratique contre la bureaucratisation<br />

et la professionnalisation<br />

<strong>de</strong> la représentation politique (limitation<br />

et rotation <strong>de</strong>s mandats)<br />

• l’importance décisive d’une confrontation<br />

stratégique avec tous les courants à la<br />

gauche du social-libéralisme et <strong>de</strong> replacer<br />

les <strong>questions</strong> tactiques et d’alliances dans<br />

le cadre <strong>de</strong> nos objectifs généraux. (Ex. :<br />

participation aux exécutifs)<br />

• articuler travail <strong>de</strong>s élus, comptes-rendus<br />

réguliers à leurs mandants, dialogue avec<br />

les associations porteuses <strong>de</strong> projets et <strong>de</strong><br />

points <strong>de</strong> vue possiblement différents<br />

notre bilan...<br />

et celui <strong>de</strong> nos alliés potentiels<br />

du front <strong>de</strong> gauche<br />

Il faudrait bien sûr distinguer les situations<br />

où nous sommes minoritaires (les plus<br />

fréquentes) et celles où nous sommes en<br />

situations <strong>de</strong> gérer, car élus majoritairement<br />

sur notre programme.<br />

Il y a bien un bilan critique à faire <strong>de</strong>s<br />

Photothèque Rouge/Babar<br />

positions du PC marquées à la fois par une<br />

cogestion avec le PS et, quand il est majoritaire,<br />

<strong>de</strong>s pratiques parfois peu dégagées<br />

<strong>de</strong> tentations d’instrumentalisation. Du<br />

point <strong>de</strong> vue démocratique, politique et<br />

écologique, l’écart est parfois grand entre<br />

déclarations générales et réalité. Historiquement,<br />

le bilan du « communisme<br />

municipal », <strong>de</strong> son naufrage et <strong>de</strong> certaines<br />

<strong>de</strong> ses survivances n’a rien d’évi<strong>de</strong>nt. Côté<br />

PG, il y a difficulté à juger du <strong>de</strong>gré exact<br />

<strong>de</strong> rupture avec le PS, mais aujourd’hui les<br />

indicateurs seraient plutôt positifs. Il y a<br />

également difficulté à juger la fonctionnalité<br />

<strong>de</strong> pratiques institutionnelles portées par<br />

la Fase ou les Alternatifs. Côté positif : la<br />

sensibilité aux structures impliquant la<br />

population. On interrogera davantage la<br />

tentation parfois d’un localisme alternatif<br />

qui écarte les <strong>questions</strong> <strong>de</strong> politique générale.<br />

Et nous ? Si l’on considère une possible continuité<br />

avec feu la LCR, quelle évolution ? Aux<br />

municipales <strong>de</strong> 1977, l’accent était mis sur<br />

« le pouvoir aux travailleurs » avec une analyse<br />

<strong>de</strong> l’institution municipale comme simple<br />

extension <strong>de</strong> l’appareil d’État. En 2001, le<br />

titre <strong>de</strong> la brochure municipale était : Imposer<br />

une autre répartition <strong>de</strong>s richesses, un contrôle<br />

démocratique <strong>de</strong>s populations. Soit l’indice<br />

d’une rupture au moins partielle avec les<br />

postures tribunitiennes. Mais au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />

« phrases », outre la timidité <strong>de</strong>s évolutions<br />

(avec les rechutes gauchistes que l’on sait)<br />

le principal problème est l’absence d’un<br />

nombre d’élus suffisant pour être un levier<br />

<strong>de</strong> changement dans la façon <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> la<br />

politique. Nous restons dés lors en <strong>de</strong>çà du<br />

seuil critique qui permettrait au moins <strong>de</strong><br />

confronter les expériences et d’en tirer <strong>de</strong>s<br />

enseignements vali<strong>de</strong>s pour tous.<br />

Avec ces limites et sur la base <strong>de</strong> ce que<br />

j’ai pu suivre (Clermont-Ferrand ville <strong>de</strong><br />

150 000 habitants, 13 % et quatre élus), on<br />

peut pourtant parler là où nous sommes en<br />

position d’intervenir d’une relative réussite<br />

en termes <strong>de</strong> capacité à informer, mobiliser et<br />

39


Les institutions, piège ou levier<br />

faire intervenir la population, voire rempor- c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête<br />

ter <strong>de</strong>s victoires partielles (taxe additionnelle, avant <strong>de</strong> la construire dans la ruche. »<br />

« déménagement <strong>de</strong> quartiers populaires », Karl Marx. Le Capital.<br />

cantines pour tous, etc.). On pressent bien À ce sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> la réflexion, nous avons<br />

la possibilité <strong>de</strong> gagner en crédibilité et en conscience d’avoir sans doute plus ajouté<br />

légitimité. Le bilan sera plus contrasté voire <strong>de</strong> <strong>questions</strong> qu’apporté <strong>de</strong> réponses. Plus<br />

négatif pour associer <strong>de</strong> façon durable une globalement, en matière <strong>de</strong> <strong>stratégie</strong>, la<br />

frange significative <strong>de</strong> citoyens politisés. question <strong>de</strong> la pertinence <strong>de</strong> notre « logi-<br />

Et surtout, rien ne semble définitivement ciel » est interrogée : hérité d’expériences<br />

gagné pour la suite, faute en particulier et d’une histoire marquée par le poids <strong>de</strong>s<br />

d’effet significatif d’entraînement. défaites et <strong>de</strong>s impasses, nous <strong>de</strong>vons en<br />

Sans comparaison, il est utile <strong>de</strong> faire une- percevoir <strong>de</strong> façon luci<strong>de</strong> les limites sans<br />

retour sur l’expérience brésilienne sur la pouvoir véritablement prendre appui sur <strong>de</strong>s<br />

base <strong>de</strong> la montée en puissance du Parti expériences sociales et politiques nouvelles à<br />

<strong>de</strong>s travaillerus et <strong>de</strong> la conquête <strong>de</strong> villes partir <strong>de</strong>squelles une autre pensée politique<br />

(Porto Alegre) voire d’État. Il y a eu là une pourrait s’élaborer et s’inventer sans cé<strong>de</strong>r<br />

réelle transformation du rapport aux institu- aux séductions <strong>de</strong> l’air du temps.<br />

tions au travers <strong>de</strong> budgets participatifs qui<br />

relaient l’auto-organisation par quartiers,<br />

prise <strong>de</strong> décisions et <strong>de</strong> conseils <strong>de</strong> citoyens<br />

qui <strong>de</strong>viennent, selon l’expression <strong>de</strong> Raul<br />

Pont, <strong>de</strong>s « instruments importants <strong>de</strong> définition<br />

<strong>de</strong>s politiques publiques ». Pour autant,<br />

il n’y a eu aucun localisme. Porto Alegre a<br />

été un point d’appui pour l’organisation<br />

<strong>de</strong> Forum social mondial et <strong>de</strong> relais <strong>de</strong><br />

l’altermondialisme. Sur la question posée<br />

parfois <strong>de</strong> savoir si ces expériences n’ont pas<br />

anticipé sur la social-démocratisation du<br />

PT et la conversion prési<strong>de</strong>ntielle <strong>de</strong> Lula,<br />

l’accent doit être mis beaucoup plus sur la<br />

rupture que sur la continuité.<br />

3.De notre outillage<br />

conceptuel. L’ancien<br />

et/ou le nouveau<br />

« Mais ce qui distingue dès l’abord le plus<br />

mauvais architecte <strong>de</strong> l’abeille la plus experte,<br />

40 Journées d’étu<strong>de</strong><br />

1<br />

Dans une crise <strong>de</strong> longue durée, on est<br />

amené à la fois à maintenir <strong>de</strong>s positions et<br />

<strong>de</strong>s digues institutionnelles (<strong>de</strong> ce point <strong>de</strong><br />

vue, on ne considérera pas les institutions<br />

étatiques comme un bloc indifférencié réductible<br />

à une « ban<strong>de</strong> d’hommes armés »,<br />

on prendra en compte ce que Bourdieu<br />

désignait comme la « main gauche <strong>de</strong> l’État »)<br />

qui jusqu’à un certain point nous protègent.<br />

Et en même temps nous cherchons à saper<br />

l’hégémonie <strong>de</strong>s institutions dominantes<br />

et à ébaucher les contours d’une contrehégémonie<br />

qui s’appuie à la fois sur <strong>de</strong>s<br />

institutions <strong>de</strong> type nouveau (chez Gramsci<br />

conseils d’usine <strong>de</strong> Turin) et les positions<br />

institutionnelles conquises.<br />

On a donc là <strong>de</strong>s réponses en termes <strong>de</strong><br />

recherche <strong>de</strong> crédibilité et <strong>de</strong> légitimité<br />

<strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité et du bon usage ou si l’on préfère <strong>de</strong> conquête culturelle<br />

possible <strong>de</strong> gramsci<br />

<strong>de</strong>s esprits, comme préalable à toute prise<br />

Conquérir <strong>de</strong>s positions institutionnelles démocratique du pouvoir. C’est également<br />

pour gagner en légitimité et construire une façon <strong>de</strong> répondre au type <strong>de</strong> domina-<br />

l’hégémonie sur les classes exploitées avant tion qui est une combinaison <strong>de</strong> coercition/<br />

<strong>de</strong> conquérir le pouvoir. Postérité et pro- répression et <strong>de</strong> fabrique du consentement<br />

longements : dialectique <strong>de</strong>s conquêtes et <strong>de</strong> la subordination (cf. considérations<br />

partielles, contrôle ouvrier et contrôle social, <strong>de</strong> Gramsci sur la révolution passive). Avec<br />

répondre à la domination par fabrique du d’autres mots et d’autres concepts qui<br />

consentement par <strong>de</strong>s expériences sociales renverraient à Max Weber ou à Bourdieu,<br />

et <strong>de</strong>s fonctionnements institutionnels on pourrait dire que la domination ne se<br />

alternatifs ici et maintenant.<br />

limite pas à l’organisation étatique <strong>de</strong> la<br />

Les lectures et les usages <strong>de</strong> Gramsci sont violence physique mais concerne la violence<br />

multiples et politiquement intéressés jusqu’à symbolique qui installe l’ordre capitaliste<br />

couvrir les compromis historiques <strong>de</strong> feu<br />

le PCI. Mais dans l’optique stratégique<br />

qui est la nôtre, les principaux concepts<br />

<strong>de</strong>s Gramsci et leur articulation peuvent<br />

et la justification <strong>de</strong> sa reproduction sociale<br />

dans les têtes.<br />

Il y a donc une gran<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> Gramsci<br />

pour la compréhension <strong>de</strong> ce qu’est au-<br />

fournir un cadre privilégié qui permet <strong>de</strong> jourd’hui l’État néolibéral et sans doute<br />

gar<strong>de</strong>r une boussole dans les situations également <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong> prolonger<br />

<strong>de</strong> « guerre <strong>de</strong> position » où l’assaut Gramsci dans plusieurs directions. On<br />

propre à la « guerre <strong>de</strong> mouvement » peut penser en particulier :<br />

n’est pas d’une actualité immédiate et • à une problématique élargie et renouvelée<br />

où dans <strong>de</strong>s phases tiè<strong>de</strong>s ou froi<strong>de</strong>s du contrôle ouvrier dans le sens du contrôle<br />

<strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong>s classes, notre camp social sur les condition d’existence et les<br />

social est rejeté sur la défensive. institutions.<br />

D’une façon plus générale dans <strong>de</strong>s • à la dialectique <strong>de</strong> conquêtes partielles<br />

formations sociales comparables à qui pourraient concerner une certains<br />

la nôtre, la complexité <strong>de</strong>s rapports nombre <strong>de</strong> droits sociaux fondamentaux<br />

entre société civile, institutions – y avec les garanties institutionnelles qui les<br />

compris électives – et État, oblige accompagnent et qui à leur tour servent<br />

pour « gagner les masses » à défendre <strong>de</strong> point d’appui pour conquérir <strong>de</strong> nou-<br />

ou à conquérir <strong>de</strong>s positions instituveaux droits.<br />

tionnelles qui légitiment la construc- • enfin à s’attacher à occuper <strong>de</strong>s espaces<br />

tion d’un bloc historique <strong>de</strong>s classes qui s’extraient <strong>de</strong> la tutelle du capital et où<br />

exploitées sur lequel notre camp l’on puisse vivre <strong>de</strong>s expériences sociales<br />

social (pour Gramsci, le prolétariat) partielles d’autogestion et <strong>de</strong> fonctionne-<br />

puisse établir son hégémonie avant ment institutionnel plus démocratique, plus<br />

le prise du pouvoir : « la suprématie coopératif et moins hiérarchique.<br />

d’un groupe social se manifeste <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> l’ancien au nouveau<br />

façons, comme domination et comme Trois pistes pour changer (ou améliorer ?)<br />

direction intellectuelle et morale. Un le logiciel et repenser l’auto-institution<br />

groupe social peut et doit même être démocratique <strong>de</strong> la société. La dialectique<br />

dominant avant <strong>de</strong> conquérir le pou- instituant/ institué chez Castoriadis. Les<br />

voir gouvernemental, c’est une <strong>de</strong>s dynamiques du biopouvoir chez Foucault<br />

conditions principales pour la conquête et chez Negri. Une politique d’institution<br />

Photothèque Rouge/DR/tn<br />

du pouvoir. »<br />

<strong>de</strong>s communs.


pour la transformation sociale<br />

Les considérations qui suivent,<br />

dans ce que l’on pourra considérer<br />

comme du « hors-cadre » mais<br />

pas nécessairement du « horssujet<br />

», relèvent sans doute plus<br />

<strong>de</strong> la philosophie politique que<br />

<strong>de</strong> la stricte politique. Cela ne<br />

les invali<strong>de</strong> pas forcement par<br />

avance. Leur visée en effet n’est<br />

pas spéculative mais une invitation<br />

à enrichir ou à renouveler <strong>de</strong>s<br />

façons <strong>de</strong> voir, ce qui a peut-être<br />

quelque rapport avec cet « art<br />

stratégique » qu’est la politique.<br />

Si art il y a... une part même<br />

limitée et contextualisée d’activité<br />

créatrice, il <strong>de</strong>vrait y avoir.<br />

La dialectique instituant/<br />

institué chez Castoriadis et<br />

<strong>de</strong> possibles continuités<br />

Il s’agit d’une orientation politique fondée sur une autre vision<br />

et un autres sens <strong>de</strong> l’institution. Le renversement proposé par<br />

Castoriadis est <strong>de</strong> dire que l’institution, ce doit être avant tout<br />

l’acte d’instituer, c’est-à-dire l’instutionalisation comme activité<br />

créatrice. Castoriadis revient en effet sur les différents sens possibles<br />

<strong>de</strong> l’institution qui peut renvoyer soit à ce qui est institué<br />

qui préexiste aux individus, c’est-à-dire un ensemble <strong>de</strong> règles et<br />

<strong>de</strong> normes, soit à un processus dynamique qui institue ces règles,<br />

qui les fait vivre, les crée, les modifie, les conteste etc. L’instituant,<br />

terme qu’il élabore dans la revue Socialisme ou barbarie et qu’il<br />

reprendra dans son livre L’institution imaginaire <strong>de</strong> la société, en<br />

1975, apparaît comme négation <strong>de</strong> l’institué, comme contestation<br />

<strong>de</strong> ce qui est donné.<br />

Cela vaut à la fois pour <strong>de</strong>s moments chauds et exceptionnels<br />

<strong>de</strong> l’histoire mais aussi pour les pratiques sociales courantes.<br />

Dés lors qu’il y a un cadre, <strong>de</strong>s normes, <strong>de</strong>s règles, il y a <strong>de</strong> la<br />

transgression, <strong>de</strong> l’opposition, <strong>de</strong>s <strong>stratégie</strong>s <strong>de</strong> contournement<br />

ou <strong>de</strong> résistance et la possibilité <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> cadre et <strong>de</strong> règles.<br />

En ce sens l’activité sociale est créatrice d’inédit, pour le pire et le<br />

meilleur. C’est l’action concrète <strong>de</strong>s êtres humains, leurs conflits<br />

à tous les niveaux qui font que telle société existe plutôt que telle<br />

autre. L’histoire humaine est donc un processus <strong>de</strong> création, un<br />

processus d’auto-institution <strong>de</strong> la société par elle-même, par les<br />

êtres humains, la « capacité <strong>de</strong> faire émerger ce qui n’est pas donné<br />

ni dérivable, combinatoirement ou autrement, à partir du donné »<br />

(Castoriadis 1975).<br />

Il y a bien une inflexion par rapport à Marx et un certain marxisme<br />

qui ont fait <strong>de</strong> la perspective <strong>de</strong> l’émancipation <strong>de</strong> l’humanité<br />

le produit <strong>de</strong> la nécessité historique. On connaît le schéma : le<br />

développement historique aboutit au capitalisme qui engendre sa<br />

négation au travers du prolétariat, classe révolutionnaire jusqu’au<br />

bout qui, par son action propre, supprime toutes les classes et achève<br />

ainsi « la préhistoire <strong>de</strong> l’humanité » en parvenant au communisme.<br />

Dans cette perspective, le sens <strong>de</strong> l’action politique est donné en<br />

quelque sorte par avance. Rosa Luxemburg résume ainsi cette<br />

conception : « Le socialisme, programme commun d’action politique<br />

du prolétariat international, est une nécessité historique, parce qu’il<br />

est le fruit <strong>de</strong>s tendances évolutives <strong>de</strong> l’économie capitaliste ».<br />

En rupture avec cette vision déterministe et fléchée <strong>de</strong> l’histoire<br />

Castoriadis 2 pense la politique dans une conflictualité ouverte<br />

comme « le projet d’une société où tous les citoyens ont une égale<br />

possibilité effective <strong>de</strong> participer à la législation, au gouvernement,<br />

à la juridiction et finalement à l’institution <strong>de</strong> la société [...] C’est<br />

en cela qu’on peut l’appeler projet révolutionnaire... » La perspective<br />

janvier 2013<br />

Photothèque Rouge/Romain Hingant<br />

<strong>de</strong> l’autonomie institutionnelle <strong>de</strong>vient un gui<strong>de</strong> pour l’action<br />

politique dont l’objectif est <strong>de</strong> « créer les institutions qui, intériorisées<br />

par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur<br />

autonomie individuelle et leur possibilité <strong>de</strong> participation effective<br />

à tout pouvoir explicite existant dans la société ».<br />

Les dynamiques du biopouvoir chez Foucault et Negri<br />

La secon<strong>de</strong> piste reprend et prolonge l’hypothèse d’un biopouvoir,<br />

c’est-à-dire d’un certain rapport entre le pouvoir et la vie,<br />

initialement formulée par Foucault dans La volonté <strong>de</strong> savoir et<br />

dans les cours contemporains donnés au Collège <strong>de</strong> France (Il<br />

faut défendre la société). Il étudie les technologies <strong>de</strong> pouvoir qui,<br />

à partir du xviii e siècle, investissent spécifiquement la vie, objets<br />

d’une « anatomo-politique ».<br />

Le biopouvoir est un type <strong>de</strong> pouvoir qui contrôle la vie <strong>de</strong>s<br />

corps et celle <strong>de</strong> la population. L’exercice <strong>de</strong> ce pouvoir constitue<br />

un gouvernement <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s conduites essentiellement<br />

au travers <strong>de</strong> normes qui orientent l’ensemble <strong>de</strong> la vie sociale<br />

mais aussi la subjectivité <strong>de</strong>s individus. Il s’exerce dans tous les<br />

domaines à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s techniques <strong>de</strong> pouvoir et <strong>de</strong> mécanismes<br />

qui encadrent les processus biologiques affectant les populations.<br />

C’est ce que Foucault nomme la « biopolitique » dans le <strong>de</strong>rnier<br />

chapitre <strong>de</strong> La Volonté <strong>de</strong> savoir.<br />

Ce biopouvoir s’exerce à partir <strong>de</strong> dispositifs institutionnels qui<br />

ont toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrivent<br />

toujours dans une relation <strong>de</strong> pouvoir. « J’appelle dispositif, dit en<br />

ce sens Giorgio Agamben, tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre,<br />

la capacité <strong>de</strong> capturer, d’orienter, <strong>de</strong> déterminer, d’intercepter, <strong>de</strong><br />

mo<strong>de</strong>ler, <strong>de</strong> contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions<br />

et les discours <strong>de</strong>s êtres vivants. »<br />

La compatibilité et la complémentarité <strong>de</strong> cette façon <strong>de</strong> lire la<br />

domination et la capture <strong>de</strong>s existences par le capital et par l’État<br />

par rapport au marxisme mérite probablement d’être discutée. Il<br />

est intéressant <strong>de</strong> noter qu’elle est assumée par Negri, mais dans<br />

une perspective qui inverse la donne.<br />

La biopolitique <strong>de</strong>vient le pouvoir <strong>de</strong> la vie qui submerge le<br />

pouvoir sur la vie. Le biopouvoir mondialisé <strong>de</strong>vient à ce point<br />

étendu qu’il n’est plus contrôlable par le capital. (ex. : le travail<br />

immatériel, <strong>de</strong>s pratiques sociales <strong>de</strong> coopération, <strong>de</strong>s expressions<br />

individuelles et collective solidaires, etc.) Dés lors la biopolitique<br />

est moins un ensemble <strong>de</strong> biopouvoirs qui dérivent <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong><br />

gouvernement que l’expression <strong>de</strong> la vie dans et sur le pouvoir qui<br />

a investi la vie. La vie aussi <strong>de</strong>vient un pouvoir. Et la biopolitique<br />

n’est plus <strong>de</strong>stinée à fonctionner au profit d’un pouvoir extérieur à<br />

la vie mais à produire « le complexe <strong>de</strong>s résistances » et <strong>de</strong>s « expériences<br />

41


<strong>de</strong> subjectivation et <strong>de</strong> liberté ». En définitive la biopolitique doit<br />

être entendue comme « une extension <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong> classe ». Par ce<br />

discours Negri soutient que désormais la biopolitique constitue<br />

la condition <strong>de</strong> possibilité « d’un contre-pouvoir, d’une puissance,<br />

d’une production <strong>de</strong> subjectivité » qui peut se libérer, en jaillissant<br />

<strong>de</strong> la vie même, non seulement du travail et du langage, mais<br />

aussi <strong>de</strong>s corps, <strong>de</strong>s affects, <strong>de</strong>s désirs, <strong>de</strong> la sexualité<br />

La thèse complémentaire <strong>de</strong> Negri est que la biopolitique débor<strong>de</strong><br />

le capital mais aussi qu’elle produit du commun et génère <strong>de</strong><br />

façon quasi spontanée <strong>de</strong>s institutions du commun 3 qui prolongent<br />

l’activité biopolitique. Le tout est en phase avec un certain<br />

nombre <strong>de</strong> thèmes <strong>de</strong> l’altermondialisme : un autre mon<strong>de</strong> est<br />

possible et il est déjà en germe dans celui-ci. Le problème <strong>de</strong>meure<br />

cependant <strong>de</strong> savoir là encore comment on passe <strong>de</strong> l’un à l’autre.<br />

Une politique d’institution <strong>de</strong>s communs<br />

La perspective d’émancipation développée par Pierre Dardot<br />

et Christian Laval 4 qui souscrivent à l’idée <strong>de</strong> production du<br />

commun et d’une réorganisation sociale et politique pense ce<br />

processus non comme un développement spontané mais comme<br />

une construction politique collective. « Seul l’acte d’instituer les<br />

communs fait exister les communs, à rebours d’une ligne <strong>de</strong> pensée qui<br />

fait <strong>de</strong>s communs un donné préexistant qu’il s’agirait <strong>de</strong> reconnaître<br />

et <strong>de</strong> protéger, ou encore un processus spontané et en expansion qu’il<br />

s’agirait <strong>de</strong> stimuler et <strong>de</strong> généraliser. »<br />

Les communs sont affaire <strong>de</strong> normes, mais ces normes doivent<br />

procé<strong>de</strong>r d’un acte collectif d’institution. L’accent doit donc<br />

être mis sur « l’acte <strong>de</strong> fixer les règles »/« La gestion <strong>de</strong>s communs ne<br />

peut être que le fait <strong>de</strong>s praticiens, producteurs et usagers, qui ont<br />

l’intelligence collective <strong>de</strong>s pratiques. D’où la nécessité d’institutions<br />

démocratiques directes vouées à la gestion <strong>de</strong>s communs. Mais chaque<br />

1. Qu’apportent par exemple aujourd’hui les<br />

Indignés ? Une exigence démocratique radicale soit,<br />

une dénonciation <strong>de</strong> la représentation politique<br />

traditionnelle soit, mais qu’en est-il en matière <strong>de</strong><br />

<strong>stratégie</strong>, sinon en filigrane la <strong>stratégie</strong> implicite<br />

<strong>de</strong> « l’exo<strong>de</strong> » et du « contournement » qui n’est pas<br />

vraiment convaincante.<br />

2. Ici la parenté avec l’héritage <strong>de</strong> Daniel Bensaid<br />

peut certainement être soulignée.<br />

3. Le <strong>de</strong>rnier ouvrage, Commonwealth, coécrit<br />

avec Michaël Hart donne un bon aperçu <strong>de</strong> cette<br />

prolifération virtuelle <strong>de</strong>s communs et <strong>de</strong>s <strong>stratégie</strong>s<br />

qui sont selon lui rendues possibles par là.<br />

4. On se reportera à cet ouvrage majeur pour la<br />

compréhension du néolibéralisme et d’inspiration<br />

plutôt « foucaldienne » qu’est la Nouvelle Raison du<br />

mon<strong>de</strong> mais aussi à leur confrontation serrée avec<br />

les thèses <strong>de</strong> Negri dans Sauver Marx ? La question<br />

<strong>de</strong> l’institution politique <strong>de</strong>s communs traverse<br />

Les institutions, piège ou levier<br />

l’ensemble du séminaire (Savoirs Communs) qu’ils<br />

animent avec Negri. Elle se trouve déjà ébauchée dans<br />

l’article <strong>de</strong> la Revue Numéro 35 du Mauss indiqué<br />

en bibliographie. Enfin le plus récent ouvrage sur<br />

Marx – Marx, prénom Karl – ouvre ou renouvelle un<br />

champ <strong>de</strong> problématiques théoriques et politiques<br />

auquel une revue aussi estimable que Contretemps<br />

semble malheureusement (si l’on en juge du moins<br />

une critique que n’aurait pas reniée un Jean Kanapa<br />

au temps <strong>de</strong> sa splen<strong>de</strong>ur stalinienne) hermétique.<br />

5. Communication à la séance du 19 janvier 2012<br />

du Séminaire Savoirs Communs. Communauté et<br />

association<br />

6. Ibid<br />

7. Cf. l’excellent live <strong>de</strong> notre ami Razmig Keucheyan<br />

Hémisphère gauche. Dans d’autres registres qui me<br />

sont moins familiers, on pourrait s’interroger sur<br />

la reprise <strong>de</strong> thèmes du municipalisme libertaire<br />

du théoricien écologiste et libertaire Murray<br />

communauté locale ou productive ne peut définir ses propres règles<br />

<strong>de</strong> production et d’usage sans tenir compte du bien commun qui<br />

intéresse les citoyens bien au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s praticiens directs. La gestion<br />

<strong>de</strong>s communs pose donc la question <strong>de</strong> la démocratie. » 5<br />

Rompant avec la double domination du marché et <strong>de</strong> l’État (que<br />

la rationalité néolibérale fait d’ailleurs se rejoindre) la nouvelle<br />

économie <strong>de</strong>s communs pose la question politique <strong>de</strong> leur institution.<br />

« Est-ce que les communs autogouvernés dont nous parle<br />

cette économie politique sont voués à rester <strong>de</strong>s enclaves à l’intérieur<br />

d’un vaste ensemble hybri<strong>de</strong> <strong>de</strong> productions <strong>de</strong> biens marchands et<br />

<strong>de</strong> biens publics administrativement produits, un peu à la manière<br />

dont les socialistes dits utopiques avaient envisagé leurs créations<br />

locales et isolées, ou bien ces « communs » <strong>de</strong>ssinent-ils un tout autre<br />

horizon, celui du commun au singulier comme principe dominant<br />

d’organisation sociale fondée sur la coproduction <strong>de</strong> biens et <strong>de</strong> services<br />

dans <strong>de</strong>s unités obéissant à <strong>de</strong>s règles et à <strong>de</strong>s normes définies<br />

démocratiquement ? » 6<br />

Il serait hasar<strong>de</strong>ux et prématuré <strong>de</strong> considérer que ces nouvelles<br />

grilles <strong>de</strong> lecture et d’action apportent sous forme <strong>de</strong> prêt-à-penser<br />

<strong>de</strong>s solutions toutes faites à nos difficultés stratégiques. Mais les<br />

ignorer et les évacuer sans s’y confronter sur le plan théorique et<br />

politique serait pire. Un tel refus et une telle fermeture (et cela<br />

vaut également pour bien d’autres pensées critiques 7 ) ne serait pas<br />

seulement le signe d’un manque <strong>de</strong> curiosité intellectuelle mais<br />

d’une attitu<strong>de</strong> qui cumulerait les inconvénients <strong>de</strong> l’attentisme<br />

passif et du scepticisme con<strong>de</strong>scendant. L’art stratégique, c’est<br />

du moins ma conviction, est intellectuellement et politiquement<br />

incompatible avec la fermeture dogmatique comme avec<br />

l’éclectisme relativiste.<br />

Bookchin - qui utilise cette notion pour décrire<br />

un système politique dans lequel <strong>de</strong>s institutions<br />

composées d’assemblées <strong>de</strong> citoyens, dans un esprit<br />

<strong>de</strong> démocratie directe, remplaceraient l’État-nation<br />

par une confédération <strong>de</strong> municipalités (communes)<br />

libres. Ainsi le mouvement <strong>de</strong>s Villes en transition<br />

développe non sans cohérence une vision qui permet<br />

<strong>de</strong> fédérer dans les pratiques sociales (et pas seulement<br />

dans le programme d’un parti ou d’une association)<br />

<strong>de</strong>s préoccupations qui à première vue peuvent<br />

sembler disparates pour leur donner une lisibilité<br />

d’ensemble autour <strong>de</strong>s thèmes <strong>de</strong> la relocalisation, <strong>de</strong><br />

la requalification du travail, <strong>de</strong> la démocratie locale,<br />

etc., qui <strong>de</strong>ssinent « un autre mon<strong>de</strong> possible ».<br />

Il est permis d’être plus perplexe à l’égard<br />

d’une philosophie écosystémique, inspirée <strong>de</strong> la<br />

permaculture faisant la part belle à la croyance en une<br />

résilience qui permettrait, comme en psychiatrie, aux<br />

écosystèmes humains <strong>de</strong> se reconstruire par-<strong>de</strong>là les<br />

traumatismes subis et les catastrophes non conjurées.<br />

Derrière un systémisme <strong>de</strong> bon aloi, s’agit-il d’autre<br />

chose que <strong>de</strong> l’art renouvelé <strong>de</strong> cultiver son jardin ?<br />

42 Journées d’étu<strong>de</strong>


pour la transformation sociale<br />

De la fin <strong>de</strong> la règle <strong>de</strong>s trois unités<br />

P ourquoi<br />

exactement disons-nous que la révolution nécessite<br />

<strong>de</strong> casser la vieille machine d’État ? Il y a à ce sujet <strong>de</strong>s<br />

confusions <strong>de</strong> niveaux. La démocratie socialiste ne peut pas<br />

fonctionner sur le mo<strong>de</strong> étriqué <strong>de</strong> la démocratie bourgeoise, que<br />

ce soit au niveau <strong>de</strong>s institutions élues ou à celui <strong>de</strong> la machine<br />

d’État elle-même (administration, forces <strong>de</strong> sécurité, justice et<br />

même économie). Mais on ne peut pas inférer d’une société future<br />

à bâtir pour en déduire que la rupture révolutionnaire, celle où le<br />

pouvoir politique bascule, nécessite obligatoirement l’appui sur<br />

un autre appareil que l’actuel. Ce sont <strong>de</strong>s <strong>questions</strong> peut-être<br />

liées, mais distinctes dans leur portée. Si une majorité électorale<br />

ne suffit pas à imposer une nouvelle société (et, par hypothèse,<br />

justement un autre type d’État), c’est parce que l’appareil actuel<br />

non seulement est adéquat avec la gestion du mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> production<br />

capitaliste (et pas avec le socialisme), mais aussi parce que<br />

les êtres humains bien concrets qui y rési<strong>de</strong>nt y voient (à juste<br />

titre) la seule possibilité <strong>de</strong> persévérer dans leur être. Aussi, si un<br />

gouvernement issu d’un vote <strong>de</strong> rupture s’attaquait au cœur <strong>de</strong><br />

la puissance capitaliste par <strong>de</strong>s incursions sévères dans le droit <strong>de</strong><br />

propriété, non seulement les courroies <strong>de</strong> transmission habituelles<br />

feraient défaut, mais elles agiraient au contraire pour renverser<br />

le verdict <strong>de</strong>s urnes. Jusqu’au coup d’État militaire, comme au<br />

Chili en 1973. L’appel au pouvoir populaire, au « double pouvoir<br />

», n’est alors pas une question idéologique, programmatique,<br />

mais pragmatique : on ne peut pas gagner autrement. Et « ne pas<br />

gagner » dans une situation <strong>de</strong> confrontation majeure, c’est tout<br />

perdre. Selon la formule <strong>de</strong> Trotsky, la révolution avance en se<br />

défendant. C’est vrai <strong>de</strong> toute révolution, même bourgeoise : la<br />

prise <strong>de</strong>s Tuileries suit la fuite du roi à Varennes et le Manifeste<br />

menaçant <strong>de</strong> Brunswick.<br />

Mais comme la question est pragmatique, elle permet <strong>de</strong>s issues<br />

parfois inattendues. Une partie majoritaire <strong>de</strong> l’armée fut ainsi,<br />

longtemps, du côté <strong>de</strong> la révolution dans le Portugal <strong>de</strong>s années<br />

1975. Elle le fut encore dans le Venezuela <strong>de</strong> Chavez en 2002. Il<br />

y faut, c’est sûr, <strong>de</strong>s conditions spéciales. Mais justement, toute<br />

révolution est le produit <strong>de</strong> conditions « spéciales », hors <strong>de</strong>squelles<br />

le régime en place trouve le moyen <strong>de</strong> perdurer, que ce soit par la<br />

répression ou par <strong>de</strong>s accommo<strong>de</strong>ments. C’est aussi la raison pour<br />

laquelle jamais l’Internationale Communiste n’a exclu la possibilité<br />

qu’une révolution s’initie par <strong>de</strong>s processus électoraux. En plus<br />

du fait, évi<strong>de</strong>nt pour elle, que <strong>de</strong> toutes manières la révolution se<br />

caractérise par une combinaison <strong>de</strong> processus <strong>de</strong> tous types (en<br />

particulier, dans les pays <strong>de</strong> vieille démocratie bourgeoise, <strong>de</strong>s<br />

processus parlementaires et extraparlementaires). La question n’a<br />

donc jamais été celle-là, mais celle <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong>s processus à<br />

engager (le type et le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> rupture). Lesquels comportent au<br />

moins <strong>de</strong>s mesures « économiques » (incursion dans le droit <strong>de</strong><br />

propriété) et « démocratiques » (en particulier convocation d’une<br />

Constituante. Même pour la Russie <strong>de</strong> 1917. Sauf qu’ensuite les<br />

bolcheviks l’ont dissoute puis, surtout, mise au rencart, autre<br />

question…). Et comporte aussi la conscience que faire tourner<br />

la vieille machine d’État pour cette politique précise <strong>de</strong> rupture<br />

peut s’avérer non seulement impossible, mais que cette machine<br />

peut se lever violemment contre celle-ci.<br />

On l’aura compris, rien là qui aille en tant que tel contre le principe<br />

d’une « révolution citoyenne », même initiée par les urnes. La<br />

« révolution par les urnes », elle en revanche est trop limitative, et<br />

pour tout dire, impossible. Cela dit, toute cette réflexion porte la<br />

marque <strong>de</strong>s cadres où elle s’est élaborée, en particulier celle <strong>de</strong>s<br />

États-nations. Alors, il y avait, comme au théâtre, la règle <strong>de</strong>s<br />

trois unités, <strong>de</strong> temps, <strong>de</strong> lieu et d’action. Le lieu est celui qui est<br />

défini par les frontières étatiques ; l’action concerne l’affrontement<br />

janvier 2013<br />

Samy Johsua<br />

dans ce même lieu d’adversaires physiquement face à face (pour<br />

aller vite, le prolétariat et la bourgeoisie) ; le temps est celui <strong>de</strong><br />

la lutte politique, concentrée justement sur les institutions du<br />

pays. La nouveauté est que cette unité ne tient plus. L’ennemi à<br />

abattre est <strong>de</strong> plus en plus absent <strong>de</strong> la scène nationale. Parce que<br />

celle-ci est désormais en partie globalisée. Et, en conséquence,<br />

la lutte politique s’étend dans une multiplicité <strong>de</strong> temporalités<br />

(locales, nationales, internationales). On pourra, avec raison,<br />

faire la remarque que ceci n’est pas entièrement nouveau. Mais<br />

c’est une question d’équilibre, <strong>de</strong> proportions. Dans une formule<br />

saisissante, Trotsky disait : « La révolution socialiste commence sur<br />

le terrain national, se développe sur l'arène internationale et s'achève<br />

sur l'arène mondiale ». Ceci reste vrai, à la différence près que les<br />

<strong>de</strong>ux premiers moments s’interpénètrent <strong>de</strong> plus en plus.<br />

Toni Negri (il n’est pas le seul) démontre d’une manière très<br />

convaincante comment l’ennemi, « l’Empire », s’est rendu insaisissable.<br />

Sauf que lui prend pour argent comptant que les États<br />

ont disparu, ou quasiment, ce qui ne tient pas la route. Et <strong>de</strong><br />

plus, que « la multitu<strong>de</strong> » fait la balance à l’Empire à partir <strong>de</strong><br />

« ses réseaux ». Alors que le seul espace pour organiser une lutte<br />

populaire <strong>de</strong> masse qui vise le pouvoir <strong>de</strong>meure l’espace national.<br />

Les enjeux sont internationaux, oui. Ils l’ont toujours été, et ils le<br />

sont <strong>de</strong> plus en plus, si l’on tient compte par exemple <strong>de</strong>s <strong>questions</strong><br />

écologiques. Mais les outils principaux à disposition sont<br />

nationaux. En particulier parce que la coordination <strong>de</strong>s mobilisations<br />

dans <strong>de</strong>s situations <strong>de</strong> rapports <strong>de</strong> forces très inégales est<br />

difficile. Et encore plus dans une situation générale <strong>de</strong> défensive<br />

où la projection à cette échelle aurait forcément tendance à en<br />

rabattre pour les mobilisations les plus avancées pour tenir compte<br />

<strong>de</strong>s plus retardataires.<br />

Cela dit la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> la règle <strong>de</strong>s trois unités est indubitablement<br />

une tendance forte, sinon déjà une réalité définitive.<br />

Jamais le mouvement anticapitaliste n’a été confronté à une telle<br />

situation. Si l’on s’en tient à la question qui nous occupe ici en<br />

premier, celle <strong>de</strong>s institutions, c’est encore plus crucial. Comme<br />

dans un film qui tourne à l’envers, celles-ci échappent <strong>de</strong> plus<br />

en plus à l’éventuelle pression du vote : comment atteindre ainsi<br />

l’OMC, le FMI, la Banque mondiale, l’ONU elle-même sans<br />

parler bien sûr du « centre » principal du pouvoir réel, aux mains<br />

<strong>de</strong>s multinationales, sans « centre » bien défini justement ? La domination<br />

universelle du néolibéralisme va avec un affaiblissement<br />

volontaire concomitant <strong>de</strong>s États (en <strong>de</strong>hors du versant pénal,<br />

répressif, militaire). Ceci étant à moduler, puisque c’est surtout<br />

vrai pour les grands et petits pays occi<strong>de</strong>ntaux, mais pas pour la<br />

Chine qui a trouvé une solution miracle (pour l’instant) par la<br />

combinaison du marché et <strong>de</strong> la dictature. Peu <strong>de</strong> démocratie<br />

tout <strong>de</strong> même… A contrario, il existe un problème spécifique et<br />

accentué en Europe (et dans la zone euro en particulier) où l’inexistence<br />

d’un État pleinement développé marque une impossibilité<br />

supplémentaire pour les peuples <strong>de</strong> peser électoralement sur <strong>de</strong>s<br />

décisions opaques. Le génie maléfique <strong>de</strong> la classe dominante a<br />

inventé la lente <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> la démocratie représentative dans<br />

l’opacité <strong>de</strong> la « gouvernance », en particulier donc dans l’UE. Le<br />

problème est que ça s’étend à tous les échelons avec la réforme<br />

<strong>de</strong> l’État et qu’aux autres niveaux (régions, départements), ce<br />

n’est guère différent. Ceci est déjà vrai <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s villes et ça<br />

<strong>de</strong>viendra général quand la métropolisation aura gagné. Dans<br />

une telle situation, même une politique comparable à celle <strong>de</strong><br />

Mitterrand/Mauroy en 1981-1982 serait très difficile à imaginer.<br />

Ajoutons-y l’approfondissement <strong>de</strong> la crise qui a surgi en 2008,<br />

et on a les Indignés, lesquels, à l’évi<strong>de</strong>nce, pointent cette question<br />

particulière <strong>de</strong> l’affaissement <strong>de</strong>s espaces démocratiques (avec<br />

nombre d’autres). Ce n’est jamais que la pointe avancée d’un<br />

43


phénomène <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> distance avec <strong>de</strong>s<br />

institutions <strong>de</strong> plus en plus privées <strong>de</strong><br />

pouvoir. En France, prési<strong>de</strong>ntielle mise à<br />

part où se joue encore l’image <strong>de</strong> soi du<br />

pays, les autres scrutins marquent une<br />

tendance rarement inversée à la baisse <strong>de</strong><br />

participation (sans compter l’extension, dans<br />

certaines zones, <strong>de</strong> la non-inscription sur<br />

les listes). On pourrait y voir une marque<br />

positive <strong>de</strong> rejet du parlementarisme au<br />

profit <strong>de</strong> la mobilisation directe. Mais ce<br />

n’est le cas que d’une toute petite partie<br />

du phénomène. Comme aux États-Unis<br />

où la chose est plus ancienne, la baisse du<br />

vote (Obama 2008 étant vraiment une<br />

exception) ne s’accompagne certainement<br />

pas d’une autre forme d’investissement<br />

purement politique. Pour les Indignés, on<br />

ne peut en aucun cas dire si cela c’est vrai.<br />

Il <strong>de</strong>meure que ces mouvements n’ont en<br />

rien clarifié les voies et médiations pour<br />

passer <strong>de</strong> la mobilisation et du rejet <strong>de</strong>s<br />

institutions (« ils ne nous représentent pas »)<br />

à la question du pouvoir alternatif. Sauf à<br />

décréter qu’elle ne doit définitivement pas<br />

être posée, comme si en l’ignorant on la<br />

faisait disparaître.<br />

En résumant mes arguments pour le<br />

présent propos on peut dire que :<br />

a)Les classes dominantes ont réussi à installer<br />

un « cercle <strong>de</strong> fer » à l’échelle mondiale,<br />

imposant la globalisation capitaliste et<br />

empêchant jusqu’à maintenant toute tentative<br />

d’en sortir, sauf d’une manière limitée<br />

dans quelques pays d’Amérique latine. Le<br />

secours et le soutien apportés à ce modèle<br />

par <strong>de</strong> puissants pays émergents n’est pas<br />

pour rien dans sa solidité.<br />

Ceci va <strong>de</strong> pair, partout, avec un rétrécissement<br />

drastique <strong>de</strong>s marges laissées par les<br />

processus démocratiques bourgeois. Les<br />

États, en accompagnant la dépossession<br />

<strong>de</strong> leurs fonctions sociales et économiques,<br />

voire en les impulsant, se sont mis par là<br />

même largement à l’abri <strong>de</strong>s turbulences<br />

politico-sociales. C’est une part <strong>de</strong> ce qu’on<br />

appelle la crise <strong>de</strong>s États westphaliens, en<br />

Europe en particulier, telle qu’ils furent<br />

définis lors du Traité <strong>de</strong> Westphalie. Par<br />

conséquence immédiate, cela élargit les effets<br />

<strong>de</strong> crises économiques majeures, puisque la<br />

fonction <strong>de</strong> construction <strong>de</strong>s compromis<br />

<strong>de</strong> classes qu’avaient ces États est affaiblie.<br />

Et les met à la merci « <strong>de</strong>s marchés » mais<br />

aussi tendanciellement en face directe <strong>de</strong><br />

mobilisations extraparlementaires. Mais cela<br />

réduit en même temps considérablement<br />

l’impact <strong>de</strong>s aléas électoraux.<br />

b)Ceci conduit à la confirmation <strong>de</strong> la<br />

mutation en nature <strong>de</strong> la social-démocratie<br />

laquelle vivait <strong>de</strong> ces marges. Si on tient<br />

compte en plus <strong>de</strong> l’affaiblissement du poids<br />

politique <strong>de</strong>s représentations parlementaires<br />

Les institutions, piège ou levier<br />

(avec la « gouvernance » généralisée, dont<br />

l’UE donne un exemple caricatural) ; <strong>de</strong><br />

la restriction <strong>de</strong>s marges d’autonomie <strong>de</strong>s<br />

institutions plus locales 1 , cela nécessite la<br />

reprise à nouveaux frais <strong>de</strong> la relation à<br />

cette question spécifique <strong>de</strong>s institutions<br />

démocratiques bourgeoises.<br />

c) Dans <strong>de</strong>s pays <strong>de</strong> vieille tradition parlementaire,<br />

cela bouleverse les relations au<br />

combat politique. Les aspirations populaires<br />

ont <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> mal à se projeter<br />

dans ce cadre. C’est le sens essentiel <strong>de</strong>s<br />

mouvements répétés du type <strong>de</strong>s Indignés.<br />

Mais même progressistes, et renouvelant<br />

profondément la nature <strong>de</strong>s mobilisations<br />

populaires, ces mouvements n’ont pas<br />

réussi à créer une issue politique. Sans<br />

doute parce que le sentiment diffus mais<br />

profond existe qu’il faudrait, pour réellement<br />

changer les choses, <strong>de</strong>s confrontations bien<br />

plus radicales, qui mèneraient très loin<br />

dans l’affrontement. Or la confiance en<br />

la possibilité que celles-ci soient menées<br />

victorieusement est trop faible.<br />

C’est que s’écarter tendanciellement du<br />

système représentatif traditionnel ne conduit<br />

nullement et automatiquement à une prise<br />

en charge d’un changement révolutionnaire<br />

<strong>de</strong> la société. Le problème est alors<br />

d’arriver à bâtir <strong>de</strong>s mouvements qui évitent<br />

la marginalisation et dont la fonction<br />

d’ai<strong>de</strong> au mûrissement <strong>de</strong>s confrontations<br />

fondamentales soit attestée. Ceci ne peut<br />

se faire qu’à la frontière entre le social et<br />

le politique, <strong>de</strong> la traduction politique<br />

du social et en retour <strong>de</strong> la fécondation<br />

politique <strong>de</strong> celui-ci.<br />

Les institutions décisives (celles <strong>de</strong> l’UE<br />

voire au-<strong>de</strong>là les institutions internationales)<br />

se sont donc données une forme<br />

qui les protègent largement <strong>de</strong>s montées<br />

populaires, que ce soit par la mobilisation<br />

directe ou par la voie électorale. Ce qui<br />

ouvre <strong>de</strong>ux <strong>questions</strong>. La première tient en<br />

la réactivation <strong>de</strong> la question « nationale »,<br />

même dans un pays puissant comme la<br />

France. Qui pendrait alors la forme du<br />

rejet <strong>de</strong> la domination sinon « étrangère »<br />

Photothèque Rouge/Franck Houlgatte<br />

du moins « mondialisée » : multinationales,<br />

marchés, technocratie. On le voit dans<br />

le cas particulier <strong>de</strong> la Grèce qui s’élève<br />

(légitimement !) contre la dépossession <strong>de</strong><br />

son peuple <strong>de</strong> tous les choix majeurs. On<br />

l’a peu vu en Italie en réaction à la mise à<br />

l’écart <strong>de</strong> Berlusconi non par les Italiens euxmêmes<br />

mais par la Troïka (réaction faible<br />

sans doute à cause du fort rejet préalable<br />

du chef <strong>de</strong> la droite). Sous une autre forme<br />

encore on le voit avec la montée <strong>de</strong> la remise<br />

en cause <strong>de</strong>s États nationaux comme dans<br />

l’Italie du Nord, en Flandre, en Écosse et<br />

dans l'État espagnol – au moins – dont<br />

les dynamiques sont toujours spécifiques,<br />

couvrant le spectre <strong>de</strong> la droite extrême à<br />

la gauche radicale.<br />

La secon<strong>de</strong> question ouvre sur un choix<br />

stratégique qu’on ne peut plus guère différer.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> à gauche (ou à peu près) est<br />

favorable à la construction <strong>de</strong> rapports <strong>de</strong><br />

forces à l’échelle où ils seraient directement<br />

efficaces, soit à l’échelle européenne. Mais<br />

les exemples que nous avons sous les yeux<br />

(Grèce, Portugal, État espagnol, certains<br />

États <strong>de</strong> l’est <strong>de</strong> l’Europe…) montre que<br />

la nécessité <strong>de</strong> combattre les effondrements<br />

sociaux et politiques ne se manifeste pas à<br />

partir <strong>de</strong> cette temporalité là, trop longue.<br />

Il faut donc miser sur <strong>de</strong>s choix prioritairement<br />

ancrés dans le cadre national pour<br />

entamer les ruptures. En sachant que les<br />

marges <strong>de</strong> manœuvres sont négligeables<br />

pour une telle rupture avant que d’affronter<br />

la technostructure européenne. Si cela<br />

réduit considérablement les marges d’une<br />

politique authentiquement réformiste, elle<br />

peut aussi produire un effet <strong>de</strong> sidération<br />

du côté <strong>de</strong>s classes populaires <strong>de</strong>vant la<br />

hauteur <strong>de</strong> cet obstacle dont tout le mon<strong>de</strong><br />

sent la présence.<br />

1. Chez nous, conseils généraux, départementaux,<br />

gran<strong>de</strong>s municipalités. De par la loi, la plus gran<strong>de</strong><br />

partie <strong>de</strong> leur budget est préformatée d’en haut. Il<br />

n’y a sérieusement et sur l’essentiel aucune différence<br />

profon<strong>de</strong> entre gestions <strong>de</strong> droite et <strong>de</strong> gauche. Mais<br />

il y a toujours <strong>de</strong>s marges possibles, c’est ce qu’il faut<br />

discuter. Le débat est plus ouvert quant à la gestion<br />

<strong>de</strong> municipalités <strong>de</strong> taille moyenne.<br />

44 Journées d’étu<strong>de</strong>


T ransformer<br />

janvier 2013<br />

« Révolution citoyenne,<br />

mobilisations populaires,<br />

mouvement d’en bas,<br />

quelle <strong>stratégie</strong> pour<br />

la transformation sociale ? »<br />

Guillaume Floris (<strong>Gauche</strong> anticapitaliste)<br />

la société, combiner la libération sociale et le<br />

respect <strong>de</strong>s contraintes écologiques passe par la rupture<br />

avec l’ordre existant c’est-à-dire la réorganisation <strong>de</strong> fond<br />

en comble <strong>de</strong>s structures politiques, économiques et sociales.<br />

La <strong>Gauche</strong> anticapitaliste milite donc pour un changement <strong>de</strong><br />

civilisation, une démocratie écosocialiste fondée sur l’appropriation<br />

publique et sociale <strong>de</strong>s grands moyens <strong>de</strong> production<br />

et d’échange par la population, la planification démocratique<br />

articulant pluralisme politique, suffrage universel et nouvelles<br />

formes <strong>de</strong> représentation, <strong>de</strong> participation et d’auto-organisation<br />

<strong>de</strong> la population.<br />

Une société écosocialiste basée sur un autre mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> production<br />

et <strong>de</strong> consommation et l’extension sans précé<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la démocratie<br />

à toutes les sphères <strong>de</strong> la vie sociale,<br />

Une société où l’utilité sociale et écologique <strong>de</strong>s biens et services<br />

fait l’objet d’une définition et d’une reconnaissance collectives.<br />

Une planification démocratique <strong>de</strong> la production et <strong>de</strong>s étapes <strong>de</strong><br />

la reconfiguration <strong>de</strong> celle-ci, le marché n’étant plus utilisé que<br />

comme un instrument second et subordonné.<br />

La combinaison d’une autogestion généralisée <strong>de</strong>s unités <strong>de</strong> travail<br />

et <strong>de</strong>s institutions politiques locales, la mise en place d’assemblées<br />

régionales et nationales et le recours à la consultation directe<br />

décisoire chaque fois que nécessaire.<br />

La réduction radicale du temps <strong>de</strong> travail et <strong>de</strong>s inégalités <strong>de</strong><br />

revenu et <strong>de</strong> patrimoine, une nouvelle constitution associée à la<br />

construction d’un droit nouveau garantissant la séparation <strong>de</strong>s<br />

pouvoirs publics, par ailleurs radicalement remo<strong>de</strong>lés.<br />

La remise en cause radicale <strong>de</strong>s oppressions et discriminations,<br />

l’éradication <strong>de</strong>s normes et canons imposés par la publicité et<br />

l’injonction <strong>de</strong> consommer.<br />

Les expériences historiques, montrent que tout commencement<br />

<strong>de</strong> changement sérieux se heurte à la coalition déterminée, puissante,<br />

riche et armée <strong>de</strong>s classes dominantes, menacées <strong>de</strong> perdre<br />

leur pouvoir et leurs privilèges. Toute volonté <strong>de</strong> changement<br />

sérieux peut aussi s’enliser dans les arcanes bureaucratiques <strong>de</strong>s<br />

vielles formes étatiques.<br />

Expérience <strong>de</strong> l’Unité populaire au Chili en 1973 et le choix mortel<br />

par Allen<strong>de</strong> <strong>de</strong> respecter jusqu’au bout la légalité/les institutions<br />

anciennes, ou dans un contexte totalement différent les limites<br />

du Venezuela bolivarien <strong>de</strong> Chavez et le développement d’une<br />

bureaucratie sur la base d’un appareil d'État laissé inchangé.<br />

L'État n’est pas une forme neutre au service d’un intérêt général<br />

abstrait. Le caractère <strong>de</strong> classe d’un État, au service du capital en<br />

fait aussi un obstacle au changement social et oblige à la construction<br />

d’un bloc social majoritaire innervé par une ou <strong>de</strong>s forces<br />

politiques porteuses d’un projet <strong>de</strong> rupture passant notamment<br />

un changement <strong>de</strong> fond en comble <strong>de</strong> l'État actuel.<br />

Aucun changement profond et durable ne saurait résulter d’une<br />

simple victoire électorale par obtention d’une majorité parlementaire.<br />

Le facteur déterminant sera en effet la mobilisation et<br />

l’auto-organisation populaires. La <strong>Gauche</strong> anticapitaliste se situe<br />

dans une <strong>stratégie</strong> <strong>de</strong> rupture fondée sur les mobilisations, l’autoorganisation,<br />

et les expériences alternatives ici et maintenant et<br />

tout ce qui facilite l’émergence <strong>de</strong> nouvelles formes <strong>de</strong> pouvoir<br />

capables <strong>de</strong> subvertir les structures anciennes, étatiques ou autres<br />

<strong>de</strong> l’ordre existant.<br />

Au risque réformiste <strong>de</strong> ne rien changer (par intégration ou refus<br />

<strong>de</strong> subvertir les institutions existantes) ou au risque libertaire <strong>de</strong><br />

laisser le pouvoir à d’autres (par contournement <strong>de</strong> la question du<br />

pouvoir), la <strong>Gauche</strong> anticapitaliste répond par la nécessité d’une<br />

<strong>stratégie</strong> <strong>de</strong> rupture combinant/articulant processus électoraux,<br />

gains <strong>de</strong> positions institutionnelles et mobilisations sociales extraparlementaires<br />

et même au-<strong>de</strong>là d’expériences sociales alternatives<br />

laissant à voir ici et maintenant d’autres manières <strong>de</strong> produire,<br />

d’échanger, <strong>de</strong> communiquer, d’autres types <strong>de</strong> relations sociales.<br />

Si construire une force politique soli<strong>de</strong> qui parvienne à détenir<br />

<strong>de</strong>s positions institutionnelles nombreuses dans les collectivités<br />

locales et au Parlement, conquises sur une ligne indépendante<br />

du social-libéralisme, serait évi<strong>de</strong>mment un puissant encouragement<br />

à la lutte, combiner processus électoraux et mobilisations<br />

sociales, combiner le social et le politique dans une <strong>stratégie</strong> <strong>de</strong><br />

transformation sociale radicale c’est considérer que sur le terrain<br />

<strong>de</strong>s mobilisations peuvent aussi se jouer <strong>de</strong>s <strong>questions</strong> <strong>de</strong> pouvoir<br />

et <strong>de</strong> transformation sociale, que celles-ci ont à voir avec la nature,<br />

la pérennité et la qualité <strong>de</strong> la rupture à engager avec l’ordre<br />

existant. Les mobilisations ne sont pas un supplément d’âme à<br />

une <strong>stratégie</strong> électorale.<br />

De ce point <strong>de</strong> vue, le respect <strong>de</strong> l’indépendance <strong>de</strong>s syndicats<br />

et <strong>de</strong> l’autonomie <strong>de</strong>s mouvements sociaux est essentiel mais ne<br />

saurait s’apparenter à un partage figé <strong>de</strong>s rôles entre social et politique<br />

et une vision délégataire et verticale <strong>de</strong> la transformation<br />

sociale. La GA ne partage pas une vision qui pourrait se résumer<br />

ainsi : aux organisations sociales la défense matérielle et morale<br />

<strong>de</strong>s salariés et <strong>de</strong> la population, aux partis l’horizon alternatif, le<br />

pouvoir, le gouvernement <strong>de</strong>s humains et donc la transformation<br />

sociale effective….<br />

Il est ainsi essentiel que le mouvement syndical s’empare <strong>de</strong>s<br />

<strong>questions</strong> <strong>de</strong> ce qui est produit et donc <strong>de</strong> ce qui est consommé et<br />

éten<strong>de</strong> son action non seulement au partage <strong>de</strong>s richesses produites<br />

mais aussi aux choix <strong>de</strong> production : que produit-on, comment,<br />

où et pour qui ? Question au fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’alliance qu’il pourrait<br />

constituer avec le mouvement écologiste. Au-<strong>de</strong>là, <strong>de</strong>s syndicats,<br />

<strong>de</strong>s organisations du mouvement social, les organisations dont se<br />

45


dotent les salariés peuvent assumer <strong>de</strong>s fonctions <strong>de</strong> contrôle <strong>de</strong><br />

secteurs échappant au marché mais aussi à une logique étatique<br />

comme pour la protection sociale (un <strong>de</strong>s enjeux <strong>de</strong> la mobilisation<br />

<strong>de</strong> 1995 contre la réforme <strong>de</strong> la Sécurité sociale par Juppé).<br />

Dans le respect strict <strong>de</strong> l’indépendance syndicale et <strong>de</strong> l’autonomie<br />

du mouvement social, pour la <strong>Gauche</strong> anticapitaliste, il s’agit<br />

<strong>de</strong> construire un front social et politique, afin <strong>de</strong> regrouper sur<br />

toutes les <strong>questions</strong> essentielles la plus gran<strong>de</strong> diversité <strong>de</strong> forces<br />

sur une plateforme porteuse d’alternative réelle à l’ordre existant.<br />

Il convient <strong>de</strong> garantir les conditions d’une démocratie interne<br />

pour le fonctionnement <strong>de</strong>s forces politiques alternatives comme<br />

d’appuyer la construction d’un syndicalisme <strong>de</strong> masse, lutte <strong>de</strong><br />

classe, unitaire et démocratique et co-acteur <strong>de</strong> la transformation<br />

sociale.<br />

Il s’agit <strong>de</strong> développer les structures et organisations favorisant<br />

le travail et l’élaboration communes entre militants politiques,<br />

syndicaux, associatifs, chercheurEs/, expertEs, citoyenNEes engagéEs.<br />

œuvrer à ce que les grands axes <strong>de</strong>s réformes <strong>de</strong> rupture<br />

soient communs aux forces politiques anticapitalistes/antilibérales,<br />

au mouvement syndical et au mouvement social et écologique.<br />

Il faut agir résolument en faveur <strong>de</strong> l’unité la plus large dans la<br />

lutte autour <strong>de</strong>s objectifs définis en commun pour construire un<br />

rapport <strong>de</strong> forces ouvrant un horizon aux résistances, ouvrant le<br />

champ <strong>de</strong>s possibles. De construire la convergence <strong>de</strong>s luttes, et<br />

défendre l’auto-organisation <strong>de</strong>s oppriméEs. Pour l’unification<br />

<strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s travailleurEs et oppriméEs, ce qui suppose <strong>de</strong><br />

faire <strong>de</strong> la bataille contre les discriminations et oppressions une<br />

question centrale et non annexe.<br />

Tout ceci pose <strong>de</strong>s <strong>questions</strong> concrètes et quotidiennes <strong>de</strong> relation<br />

<strong>de</strong>s forces politiques aux mouvements sociaux qui ne saurait être<br />

ni substitutiste ni suiviste et acritique.<br />

Dans un mouvement social comme celui sur les retraites, le<br />

politique peut émettre un avis sur la mobilisation, proposer <strong>de</strong>s<br />

perspectives sur ce terrain appuyant les équipes combatives et<br />

pas que sur celui d’une mobilisation référendaire dans les urnes.<br />

En réponse à une mobilisation <strong>de</strong>s salariés comme celle <strong>de</strong> Florange,<br />

le politique doit formuler <strong>de</strong>s propositions alternatives<br />

(projet <strong>de</strong> loi sur l'interdiction <strong>de</strong>s licenciements boursiers et <strong>de</strong><br />

réappropriation publique sous contrôle <strong>de</strong>s salariés), mais il peut<br />

et doit aussi prendre l’initiative pour favoriser l’unité la plus large<br />

<strong>de</strong> la gauche sociale et politique autour d’objectifs communs (nationalisation),<br />

être facilitateur <strong>de</strong>s avancées du mouvement social.<br />

À partir <strong>de</strong>s mobilisations et/ou <strong>de</strong> positions institutionnelles, il<br />

est tout aussi déterminant <strong>de</strong> contribuer à construire l’alternative<br />

ici et maintenant, et d’œuvrer à donner du pouvoir et <strong>de</strong>s moyens<br />

d’organisation aux salariéEs et à la population. Se faire le soutien<br />

et l’ai<strong>de</strong> d’expériences d’auto-organisation et d’autogestion<br />

(quartier, entreprise, réseau <strong>de</strong> distribution…) même si l’on sait<br />

que celles-ci sont menacées <strong>de</strong> récupération et ne peuvent à elles<br />

seules suffire à enclencher la transformation sociale.<br />

Il s’agit <strong>de</strong> favoriser en particulier lorsque l’on détient le pouvoir<br />

municipal, la mise en place <strong>de</strong> structures et d’organisations permettant<br />

<strong>de</strong> subvenir à certains besoins populaires. De chercher<br />

à développer les liens entre formes alternatives <strong>de</strong> production<br />

alimentaire, à commencer par l’agriculture biologique paysanne,<br />

mais aussi les formes alternatives d'occupation <strong>de</strong> l'espace et <strong>de</strong><br />

l'habitat y compris dans les quartiers touchés par les phénomènes<br />

<strong>de</strong> relégation.<br />

Au niveau municipal, être le défenseur et le constructeur <strong>de</strong><br />

services publics sous le contrôle <strong>de</strong>s usagers, et défendre leur<br />

gratuité : l’eau, la restauration scolaire, le ramassage <strong>de</strong>s déchets<br />

et le nettoyage <strong>de</strong>s voies publiques, travailler avec les mouvements<br />

sociaux et essayer <strong>de</strong> transformer le rapport aux institutions au<br />

travers <strong>de</strong> fonctionnements institutionnels alternatifs comme<br />

celle du budget participatif.<br />

Au-<strong>de</strong>là, combiner processus électoraux et mobilisations sociales, le<br />

social et le politique dans une <strong>stratégie</strong> <strong>de</strong> transformation sociale,<br />

c’est aussi définir ce que doivent être les contours et les tâches<br />

d’un gouvernement <strong>de</strong> rupture, mettant en œuvre <strong>de</strong>s mesures<br />

d’urgence mais aussi une transformation plus substantielle <strong>de</strong> la<br />

société y compris dans les formes <strong>de</strong> représentation et <strong>de</strong> pouvoir.<br />

Nécessité <strong>de</strong> préciser la perspective à porter dans le cadre d’un<br />

processus constituant : gouvernement et élus sous contrôle (rotation<br />

et limitation stricte <strong>de</strong>s mandats <strong>de</strong>s élus, <strong>de</strong> leur revenu,<br />

révocabilité…), représentation <strong>de</strong>s mouvements sociaux, pouvoir<br />

<strong>de</strong>s organisations syndicales et sociales dans les entreprises, les<br />

services publics et les administrations,…<br />

Pour résumer, une <strong>stratégie</strong> pour une révolution écosocialiste<br />

suppose l’articulation entre élections, mobilisations, expériences<br />

sociales alternatives.<br />

L’élaboration et la promotion d’un projet <strong>de</strong> société écosocialiste<br />

fondée sur l’extension sans précé<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la démocratie et la rupture<br />

avec les institutions existantes.<br />

La volonté <strong>de</strong> poser en permanence la question du pouvoir à<br />

commencer par l’exigence <strong>de</strong> la constitution d’un gouvernement<br />

qui engage une politique <strong>de</strong> rupture, favorable à la majorité <strong>de</strong><br />

la population et sous son contrôle.<br />

Une présence sur le terrain électoral et institutionnel, par la défense<br />

intransigeante <strong>de</strong>s intérêts <strong>de</strong> la population, la rotation et<br />

la limitation <strong>de</strong>s mandats et du revenu <strong>de</strong>s élus, le compte-rendu<br />

<strong>de</strong> leur mandat à la population, le travail avec les mouvements<br />

sociaux et à l’échelle locale la volonté d’engager <strong>de</strong>s fonctionnements<br />

institutionnels alternatifs.<br />

La volonté <strong>de</strong> favoriser l’unité, les mobilisations les plus larges<br />

et leurs convergences pour modifier le rapport <strong>de</strong> forces et les<br />

consciences et construire <strong>de</strong>s majorités d’idées.<br />

La volonté <strong>de</strong> décloisonner les champs du social et du politique,<br />

par l’élaboration commune <strong>de</strong> réponses alternatives et le soutien à<br />

<strong>de</strong>s expériences sociales alternatives, la construction au quotidien<br />

d’un front social et politique.<br />

Remarque 1 : le film n’est pas terminé mais le processus bolivarien<br />

au Venezuela et ses limites ont posé ces <strong>questions</strong>.<br />

Effondrement <strong>de</strong>s partis institutionnels, victoire électorale,<br />

processus constituant… Mais après <strong>de</strong>s années <strong>de</strong> régression <strong>de</strong>s<br />

mouvements sociaux et en l’absence <strong>de</strong> bloc social innervé par<br />

<strong>de</strong>s forces politiques <strong>de</strong> masse (et portant un projet <strong>de</strong> rupture !),<br />

les avancées sociales démocratiques se sont vite confrontées à la<br />

bourgeoisie et l’appareil d'État : il y a eu <strong>de</strong>s réactions populaires<br />

victorieuses aux coups d'État mais une vraie difficulté à répondre<br />

aux logiques bureaucratiques, clientélistes, délégataires <strong>de</strong> l’appareil<br />

d'État. Chavez a essayé d’y répondre <strong>de</strong> manière pragmatique :<br />

révocabilité <strong>de</strong>s élus, missions thématiques contournant l'État…<br />

Remarque 2 : le changement social radical dépend aussi <strong>de</strong> son<br />

extension relativement rapi<strong>de</strong> à d’autres pays, puis à un ensemble<br />

continental, puis..<br />

Nécessité d’une <strong>stratégie</strong> internationale/internationaliste,<br />

anti-impérialiste/anticolonialiste.<br />

En Europe, il faut concevoir une alternative politique à la fois<br />

dans un cadre national et dans le cadre continental pour faire<br />

pièce <strong>de</strong> manière internationaliste à l’Union européenne.<br />

46 Journées d’étu<strong>de</strong>


À<br />

quelques milliers <strong>de</strong> kilomètres <strong>de</strong> nous plus au sud, on a<br />

commencé en Tunisie, et ce sera bientôt le cas en Égypte,<br />

à fêter le second anniversaire <strong>de</strong> la révolution et pour<br />

beaucoup <strong>de</strong> celles et ceux qui ont fait cette révolution, le choix<br />

<strong>de</strong>s dates, qui n'a rien d'anodin, s'est porté sur le déclenchement<br />

plutôt que sur la chute <strong>de</strong> Ben Ali ou <strong>de</strong> Moubarak : ainsi, c'est<br />

bien la révolution en tant que processus qui est célébrée.<br />

De manière plus générale, nous subissons <strong>de</strong> plein fouet une<br />

crise globale, une crise <strong>de</strong> civilisation aux multiples dimensions<br />

Les révolutions arabes sont, au fond, une illustration <strong>de</strong> l'une <strong>de</strong>s<br />

dimensions <strong>de</strong> cette crise globale, dimension souvent oubliée : sa<br />

dimension géostratégique<br />

Une illustration en ce sens que les révolutions arabes se situent<br />

dans le prolongement <strong>de</strong>s révolutions anticoloniales du xx e siècle,<br />

dans le contexte d'un mon<strong>de</strong> aujourd'hui multipolaire, et cette<br />

dimension géostratégique <strong>de</strong> la crise, ce n'est rien <strong>de</strong> moins, au<br />

Nord, que le début <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong> son hégémonie <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> cinq<br />

siècles sur le mon<strong>de</strong><br />

Cette crise globale et multiforme ne laisse pas <strong>de</strong> marge aux<br />

capitalistes pour concé<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s réformes substantielles ou un réel<br />

aménagement, digne <strong>de</strong> ce nom, du système : il n'y a pas <strong>de</strong> place<br />

aujourd'hui pour ce qu'on a longtemps appelé le réformisme et<br />

qui a pu, par exemple au moment du New Deal keynésien puis<br />

durant les Trente Glorieuses en Europe occi<strong>de</strong>ntale, représenter<br />

une perspective crédible, même si cette perspective n'était pas la<br />

nôtre, pour une partie <strong>de</strong> la gauche et plus précisément pour la<br />

social-démocratie<br />

Ce qui s'est produit ensuite, une fois terminée la phase <strong>de</strong>s Trente<br />

Glorieuses, annonçait déjà ce que nous vivons aujourd'hui :<br />

l'espace du réformisme s'est restreint au point <strong>de</strong> disparaître du<br />

paysage politique.<br />

Et le bilan est accablant : partout en Europe où les forces incarnant<br />

ce réformisme ont été pouvoir <strong>de</strong>puis 30 ans, hormis quelques très<br />

brèves et très rares exceptions comme en France en 1981/1982,<br />

ou en Allemagne au début <strong>de</strong>s années 2000 sur <strong>de</strong>s terrains non<br />

négligeables tels que la citoyenneté raccordée au droit du sol ou<br />

la question énergétique et nucléaire, le bilan est quasi nul en<br />

termes <strong>de</strong> réformes au sens premier et fort du terme : <strong>de</strong>s mesures<br />

<strong>de</strong> vrai changement permettant d'améliorer les conditions <strong>de</strong> vie<br />

du plus grand nombre.<br />

Cela concerne surtout la social-démocratie et accessoirement les<br />

partis verts : au mieux leur présence au pouvoir et au sommet <strong>de</strong><br />

l'État n'a rien apporté <strong>de</strong> positif à une échelle significative, au<br />

pire elle a accompagné voire accentué la dérive néolibérale, dans<br />

une optique <strong>de</strong> gestion du capitaliste<br />

Du coup, pour la transformation <strong>de</strong> la société, sauf à renoncer,<br />

c'est bien la révolution qui est <strong>de</strong> retour, après avoir été l'objet<br />

d'un rejet massif y compris dans les milieux populaires hostiles<br />

au capitalisme, dans les <strong>de</strong>rnières décennies du xx e siècle<br />

trois remarques À présent pour compléter<br />

cette introduction :<br />

La révolution, oui... mais une révolution à réinventer<br />

Parce que l'échec du réformisme post-Trente Glorieuses a été<br />

précédé par un autre échec : celui <strong>de</strong>s révolutions anticapitalistes<br />

du xx e siècle, échec plus grave encore, même si <strong>de</strong>s avancées importantes<br />

ont été obtenues en termes d'égalité d'accès à la santé,<br />

l'éducation ou la culture, car la confiscation <strong>de</strong>s révolutions par<br />

un parti unique s'est accompagnée <strong>de</strong> régressions démocratiques<br />

et d'horreurs sur le plan <strong>de</strong>s libertés et <strong>de</strong> l'émancipation humaine<br />

avec le goulag, et tout cela a longtemps discrédité l'idée même<br />

<strong>de</strong> révolution.<br />

Celle-ci doit donc impérativement être repensée, réinventée.<br />

Parce qu'aussi la révolution est <strong>de</strong> manière générale – et nous le<br />

janvier 2013<br />

Bruno Della Sudda (Les Alternatifs)<br />

voyons sous nos yeux avec les révolutions arabes, l'Octobre russe<br />

<strong>de</strong> 1917 était <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue une sorte d'exception – non pas<br />

un moment bref mais bien un processus, comme d'ailleurs le plus<br />

souvent dans l'histoire, d'où la terminologie <strong>de</strong> révolution longue<br />

que nous employons <strong>de</strong>puis le congrès <strong>de</strong>s Alternatifs <strong>de</strong> 2000,<br />

Un processus qui n'a rien <strong>de</strong> linéaire, complexe et fait d'une<br />

accumulation <strong>de</strong> conquêtes, <strong>de</strong> ruptures, <strong>de</strong> seuils ou <strong>de</strong> paliers,<br />

en émettant l'hypothèse que ces ruptures ne sont pas toutes<br />

équivalentes les unes les autres et que l'une d'entre elles correspondra<br />

à un moment décisif d'expropriation <strong>de</strong>s capitalistes et<br />

d'affrontement avec l'État... et à l'amorce <strong>de</strong> la transition vers la<br />

société alternative, ce qu'autrefois on appelait le socialisme, un<br />

terme qui pose question aujourd'hui – comme le terme communisme<br />

d'ailleurs<br />

Partant <strong>de</strong> cette hypothèse, le vieux clivage réforme/révolution,<br />

cher aux débats du mouvement ouvrier, particulièrement du<br />

premier xx e siècle, est-il aujourd'hui caduc ?<br />

On peut répondre oui et non à un tel questionnement<br />

Oui, dans un sens : si l'on considère que d'une part, il n'y a plus<br />

<strong>de</strong> réformisme, son espace ayant disparu dans la crise – ce qui<br />

ne veut pas dire qu'il n'existe plus <strong>de</strong> force politique réformiste,<br />

mais s'il en reste ce n'est pas la social-démocratie qui exprime<br />

aujourd'hui ce réformisme –, et que d'autre part, la révolution<br />

ne prendra probablement plus les formes d'un moment fulgurant<br />

<strong>de</strong> type prise du Palais d'Hiver en 1917<br />

Mais dans un autre sens, la réponse est non : si l'on soumet la<br />

transformation <strong>de</strong> la société aux échéances électorales et aux institutions<br />

– ce qui est différent du fait d'avoir recours au suffrage<br />

universel pour vali<strong>de</strong>r un processus révolutionnaire en cours par<br />

exemple, ou d'avoir en tant que révolutionnaires une présence<br />

dans les institutions –, si on esquive la question du pouvoir populaire<br />

ou qu'on le relègue au second plan, il y a là une optique<br />

réformiste à laquelle on peut opposer une logique exactement<br />

inverse, celle <strong>de</strong> la révolution longue, <strong>de</strong> la priorité au pouvoir<br />

populaire et à la <strong>stratégie</strong> autogestionnaire<br />

Quel lien entre crise <strong>de</strong> civilisation, révolution longue et<br />

<strong>stratégie</strong> autogestionnaire ?<br />

La crise est donc globale et multidimensionnelle : économique<br />

et financière, avec les conséquences sociales dramatiques pour<br />

les milieux populaires, une partie <strong>de</strong>s couches moyennes et <strong>de</strong><br />

la jeunesse – et cela <strong>de</strong>ssine en retour le bloc politico-social à<br />

construire pour la transformation <strong>de</strong> la société –, mais elle est aussi<br />

démocratique – la démocratie représentative et la représentation<br />

politique, au Nord comme au Sud, sont complètement discréditées<br />

et c'est hélas à juste titre –, écologique – avec une crise comme<br />

l'humanité n'en a jamais connu, qu'on ne saurait limiter à sa<br />

dimension climatique et qui exige une reconversion d'ensemble<br />

<strong>de</strong> l'économie, géostratégique enfin, comme dit précé<strong>de</strong>mment.<br />

Cette crise globale et multiforme produit <strong>de</strong>s effets contradictoires :<br />

elle détruit, elle écrase, elle raréfie les victoires partielles dont on a<br />

pourtant tant besoin dans le rapport <strong>de</strong> forces, elle démoralise...<br />

mais son caractère multidimensionnel alimente en retour <strong>de</strong>s<br />

contestations multiformes, <strong>de</strong>s luttes et <strong>de</strong>s résistances sur <strong>de</strong>s<br />

terrains très divers au travers <strong>de</strong>squels s'articulent contestation<br />

radicale et antisystémique et propositions alternatives – et c'est<br />

l'un <strong>de</strong>s éléments qui expliquent l'émergence <strong>de</strong> l'antimondialisation<br />

mutée très rapi<strong>de</strong>ment en altermondialisme, en tant que<br />

nouveau mouvement d'émancipation <strong>de</strong> notre temps.<br />

Et en réponse à cette crise d'ensemble, il faut répondre par un<br />

projet global, un véritable projet alternatif <strong>de</strong> société.<br />

Voilà pourquoi c'est dès aujourd'hui, et nous le voyons sous nos<br />

yeux, que ces résistances sont indissociables <strong>de</strong> ce que nous appelons<br />

pratiques alternatives et <strong>de</strong>s expériences autogestionnaires,<br />

à travers lesquelles on donne à voir ce que sera <strong>de</strong>main la société<br />

47


alternative, sur les terrains <strong>de</strong> la production, <strong>de</strong> la consommation,<br />

<strong>de</strong> la culture, <strong>de</strong> la vie locale.<br />

Ainsi, en accumulant <strong>de</strong>s forces et en démontrant qu'on peut faire<br />

autrement, qu'on n'a besoin par exemple ni d'une hiérarchie ni<br />

d'un patron ou d'un chef qu'on peut remplacer par un travail<br />

d'équipe et en réseau, par <strong>de</strong>s assemblées et <strong>de</strong>s conseils, on<br />

réactualise le concept d'hégémonie gramscienne, on contribue à<br />

délégitimer le capitalisme et l'ordre existant, on prépare dans les<br />

mobilisations citoyennes et les mouvements sociaux d'aujourd'hui<br />

les ruptures nécessaires.<br />

La <strong>stratégie</strong> autogestionnaire part <strong>de</strong> cette hypothèse : l'autogestion<br />

est à la fois un chemin, un moyen et un but.<br />

Mais alors comment la relier à la question <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> pouvoir et<br />

en quoi doit-elle être au cœur d'un projet alternatif au capitalisme ?<br />

Nous partons d'une secon<strong>de</strong> hypothèse : ni consécutive au<br />

« grand soir » ni consécutive à une « révolution par les urnes »,<br />

l'autogestion précè<strong>de</strong> et prépare les ruptures ; l'autogestion n'est<br />

cependant généralisable que combinée au terme d'un processus,<br />

celui d'une révolution longue.<br />

Dans cette optique, que penser du double pouvoir théorisé par les<br />

classiques du marxisme révolutionnaire et du pouvoir populaire,<br />

le « po<strong>de</strong>r popular » qu'on avait vu se déployer, sur fond d'auto-organisation<br />

et même <strong>de</strong> manière parfois embryonnaire au moment<br />

<strong>de</strong> l'Unité populaire au Chili en 1973 ou <strong>de</strong> la Révolution <strong>de</strong>s<br />

Œillets au Portugal en 1974/1975 ?<br />

On peut émettre l'hypothèse que les conseils ouvriers et paysans<br />

sous leur forme russe ne sont plus <strong>de</strong> ce temps, mais cela n'épuise<br />

en rien la question toujours fondamentale du pouvoir populaire<br />

qu'on peut appeler aujourd'hui pouvoir citoyen, sur les lieux <strong>de</strong><br />

travail comme dans les territoires et qui s'exprime sous <strong>de</strong>s formes<br />

très diverses <strong>de</strong> nos jours, comme on le voit dans le processus<br />

bolivarien au Venezuela par exemple ou ailleurs en Amérique latine<br />

Car ce pouvoir populaire, ce pouvoir citoyen dirions-nous<br />

aujourd'hui, reste pour nous la clé <strong>de</strong> la transformation <strong>de</strong> la<br />

société, aujourd'hui comme <strong>de</strong>main, malgré toutes leurs limites,<br />

les forums citoyens ou assemblées citoyennes etc. préfigurent et<br />

annoncent les formes qu'il prendra à l'avenir.<br />

Pour nous, ce n'est pas l'État qui transforme la société mais<br />

celle-ci qui s'émancipe elle-même, l'État dans l'histoire renforce<br />

et reproduit l'ordre existant.<br />

Disant cela, nous ne confondons pas l'État d'une part et d'autre<br />

part, sphère publique, appropriation sociale, propriété publique<br />

ou services publics.<br />

S'agit-il <strong>de</strong> la révolution citoyenne ? C'est à qui la propose qu'il<br />

faut poser la question mais on peut observer <strong>de</strong>ux éléments<br />

contradictoires à propos <strong>de</strong> cette terminologie : en positif, est<br />

associée à cette expression toute la dynamique politico-sociale,<br />

très riche, du processus commencé et en cours, qui a déjà conduit<br />

à <strong>de</strong>s avancées majeures et <strong>de</strong> vraies réformes et ruptures sur<br />

le plan social comme sur le plan démocratique en Amérique<br />

latine ; en moins positif, le fait que cette expression ne rend pas<br />

compte d'une nécessaire rupture particulière, ce moment décisif<br />

d'expropriation capitaliste évoqué plus haut, et qui à ce jour n'est<br />

intervenu nulle part dans l'Amérique latine <strong>de</strong> ce xxi e siècle...<br />

Stratégie autogestionnaire, projet alternatif, parti-mouvement<br />

La <strong>stratégie</strong> autogestionnaire et l'élaboration d'un projet alternatif<br />

sont liés dans une dialectique ; l'autogestion est aussi une culture,<br />

cette culture est une condition <strong>de</strong> la révolution et elle exige tout<br />

à la fois une démocratisation <strong>de</strong> la production et d'autres rapports<br />

<strong>de</strong> propriété, <strong>de</strong> même qu'elle nous impose l'invention <strong>de</strong><br />

nouvelles institutions politiques à toutes les échelles, du local au<br />

mondial, et d'une articulation à inventer entre démocratie directe<br />

et démocratie représentative<br />

Cette articulation est-elle vouée à être harmonieuse ?<br />

On peut émettre l'hypothèse que non.<br />

Et en cas d'articulation conflictuelle, nous choisissons ce qui vient<br />

d'en bas et du pouvoir populaire, c'est peut-être un élément et<br />

un exemple <strong>de</strong> pertinence du clivage réforme/révolution et <strong>de</strong><br />

son caractère toujours d'actualité !<br />

Le projet alternatif sera autogestionnaire et sera aussi le projet <strong>de</strong><br />

l'émancipation humaine et <strong>de</strong> l'égalité <strong>de</strong>s droits, contre toutes les<br />

oppressions et discriminations ; il sera encore et tout autant celui<br />

du féminisme en tant qu'égalité <strong>de</strong>s droits et droits spécifiques<br />

<strong>de</strong>s femmes, <strong>de</strong> l'écologie en tant qu'objection <strong>de</strong> croissance et<br />

alterdéveloppement, du partage <strong>de</strong>s richesses enfin, reprenant et<br />

prolongeant les aspirations qui se sont exprimées au travers <strong>de</strong>s<br />

références socialistes et communistes.<br />

Toutes ces dimensions du projet alternatif sont liées les unes<br />

aux autres, sans hiérarchie, ce qui différencie ce projet, à la fois :<br />

- du « vieux paradigme rouge » cher à la tradition communiste et à<br />

l'extrême gauche qui a prétendu tout au long du xx e siècle réduire<br />

tous les problèmes <strong>de</strong> société à la seule contradiction capital-travail<br />

puis les résoudre mécaniquement par la révolution socialiste ;<br />

- du « nouveau paradigme vert » cher à une partie <strong>de</strong>s écologistes<br />

<strong>de</strong> la fin du xx e siècle qui prétend les expliquer et les résoudre,<br />

lui, par la seule référence à l'écologie<br />

Enfin, nous <strong>de</strong>vons repenser le rôle et la fonction <strong>de</strong>s forces politiques,<br />

tellement discréditées aujourd'hui – et c'est un élément<br />

<strong>de</strong> la dimension démocratique <strong>de</strong> la crise globale.<br />

Malgré ce discrédit, les forces politiques sont pourtant indispensables<br />

à l'élaboration d'un projet, d'une nouvelle synthèse.<br />

Une synthèse à laquelle peuvent, certes, fortement contribuer les<br />

forces associatives ou syndicales sur telle ou telle question liée à ce<br />

qui les constitue <strong>de</strong> manière spécifique, mais ces forces ne peuvent<br />

elles-mêmes produire une telle synthèse, généraliste... même si<br />

parfois elles produisent plus <strong>de</strong> politique, dans leur domaine, que<br />

les partis politiques traditionnels eux-mêmes.<br />

Généralistes, les forces politiques ont donc une fonction<br />

irremplaçable.<br />

Ce projet, ce n'est pas un projet clé en mains, c'est une orientation<br />

générale et cohérente, ce sont <strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> force et il ne pourra<br />

s'élaborer que dans un lien étroit avec les luttes, les expériences,<br />

les pratiques qui déjà donnent à voir la société <strong>de</strong> <strong>de</strong>main.<br />

Oui, nous avons besoin d'une force politique alternative dans<br />

cette optique, c'est ce que nous appelons pour notre part le<br />

parti-mouvement.<br />

Pas pour diriger, confisquer, manipuler ou même prétendre au<br />

« débouché politique », formule malheureuse qui reproduit un<br />

rapport <strong>de</strong> subordination et <strong>de</strong> hiérarchie.<br />

Mais bien pour animer, pour ai<strong>de</strong>r à l'auto-organisation, à la<br />

réflexion, et pour traduire dans les mobilisations comme dans<br />

les institutions les aspirations à une alternative qui s'expriment<br />

dans la société, ce qui est différent du « débouché politique ».<br />

Bref, un parti mouvement qui reprend à son compte le meilleur<br />

<strong>de</strong> l'héritage <strong>de</strong>s partis du mouvement ouvrier d'autrefois – la<br />

mémoire, l'ancrage populaire, la synthèse, les fonctions <strong>de</strong> socialisation<br />

– mais qui s'en sépare en termes <strong>de</strong> fonctionnement pour<br />

inventer <strong>de</strong>s formes nouvelles faites <strong>de</strong> souplesse, d'horizontalité,<br />

<strong>de</strong> pluralisme, <strong>de</strong> droit à l'expérimentation, <strong>de</strong>s formes démocratiques<br />

et autogestionnaires dès maintenant... et <strong>de</strong>s relations<br />

égalitaires avec les associations et les forces syndicales.<br />

48 Journées d’étu<strong>de</strong>


J e<br />

vous remercie <strong>de</strong> l’excellent accueil qui nous est fait. Il<br />

illustre bien les excellentes relations que nous entretenons.<br />

Répondre à la question « quelle <strong>stratégie</strong> pour la transformation<br />

sociale ? » implique évi<strong>de</strong>mment <strong>de</strong> cerner la pério<strong>de</strong> et le contexte<br />

dans lesquels nous nous la posons.<br />

Il convient donc <strong>de</strong> commencer par rappeler les <strong>de</strong>ux grands traits<br />

que nous a légués le xx e siècle :<br />

1. Le premier c’est l’échec <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux grands courants qui ont<br />

structuré le mouvement ouvrier : le communisme bureaucratisé<br />

et la social-démocratie.<br />

Le communisme bureaucratique a buté sur les <strong>questions</strong> <strong>de</strong><br />

l’émancipation, <strong>de</strong> la liberté, <strong>de</strong> la démocratie et en définitive sur<br />

la souveraineté populaire. L’hégémonie quasi complète exercée par<br />

ce modèle sur les expériences socialises révolutionnaires au pouvoir<br />

au xx e siècle a du coup entaché toute la gauche <strong>de</strong> transformation<br />

radicale et pénalisé la crédibilité même <strong>de</strong> l’anticapitalisme.<br />

La social-démocratie a <strong>de</strong> son côté échoué à rompre avec le<br />

système capitaliste, ou même le transformer en profon<strong>de</strong>ur, par<br />

la réforme. Elle s’est même bornée à l’accompagner, réfutant<br />

désormais toute remise en question radicale <strong>de</strong> son mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> production<br />

et d’exploitation, dès lors que le capitalisme a emprunté<br />

la voie néolibérale <strong>de</strong>s années 1980. C’est ce que nous appelons<br />

le social-libéralisme.<br />

2. Le <strong>de</strong>uxième legs du siècle <strong>de</strong>rnier c’est justement cette offensive<br />

ultralibérale débutée dans les années 1980. Au passage,<br />

notons qu’elle ne démarre pas à la chute du Mur <strong>de</strong> Berlin mais<br />

la provoque. Car cette offensive ne se fait pas dans la douceur. Il<br />

y a d’abord la course aux armements imposée par les États-Unis<br />

<strong>de</strong> Reagan (implantation <strong>de</strong>s fusées, projet <strong>de</strong> guerre <strong>de</strong>s étoiles)<br />

à l’URSS. L’économie <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier ne peut pas suivre et révèle<br />

au final la fragilité surprenante du régime.<br />

L’offensive est évi<strong>de</strong>mment aussi sociale. Elle est enclenchée contre<br />

les bastions ouvriers et les acquis issus du compromis historique<br />

<strong>de</strong> l’après-guerre. Cela prend les allures <strong>de</strong> guerre sociale dans la 2 e<br />

pointe avancée <strong>de</strong> la contre-révolution libérale qu’est l’Angleterre<br />

<strong>de</strong> Thatcher. La manière dont s’est déroulé le conflit <strong>de</strong>s mineurs<br />

<strong>de</strong> 1984 a en effet tout d’une guerre sociale. Il a préfiguré les batailles<br />

livrées partout contre le compromis social qu’a dû concé<strong>de</strong>r<br />

la bourgeoisie au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la Deuxième Guerre mondiale.<br />

Cette offensive sociale et politique s’appuie sur un fond idéologique<br />

: l’historien Fukuyama proclame que le libéralisme est la<br />

fin <strong>de</strong> l’histoire. Rien <strong>de</strong> nouveau <strong>de</strong>puis Adam Smith en réalité :<br />

la main invisible du marché suppose que l’addition <strong>de</strong>s intérêts<br />

particuliers soumis au libre jeu <strong>de</strong> la concurrence est capable<br />

d’apporter le progrès humain pour tous.<br />

Vingt-cinq ans après cette vision idéologique est à son tour<br />

minée par la réalité d’un capitalisme financiarisé entré en crise<br />

structurelle et systémique.<br />

Par son intensité, cette crise est comparable à celle <strong>de</strong>s années<br />

1930. Elle est porteuse <strong>de</strong> régression civilisationnelle. Elle est<br />

multidimensionnelle : sociale, démocratique, environnementale.<br />

Parmi ces périls, le <strong>de</strong>rnier est sans doute le plus important. Car<br />

il pose le plus clairement la contradiction entre l’intérêt général<br />

et le capitalisme. Aucun progrès humain n’est en effet possible<br />

si les enfants pâtissent d’un air moins respirable que celui <strong>de</strong><br />

leurs parents.<br />

Cette crise ne nous laisse pas le temps. Elle impose l’urgence.<br />

Nous n’avons pas la possibilité <strong>de</strong> prendre tout notre temps pour<br />

construire une <strong>stratégie</strong> <strong>de</strong> prise du pouvoir et le programme<br />

que nous entendons appliquer. Nous sommes dans une pério<strong>de</strong><br />

génératrice <strong>de</strong> bouleversement qu’on le veuille ou pas. Quand<br />

janvier 2013<br />

Éric Coquerel (Parti <strong>de</strong> <strong>Gauche</strong>)<br />

le système capitaliste affronte une crise structurelle, l’issue ne se<br />

fait pas tranquillement. Les années 1930 sont là pour le rappeler.<br />

Il n’y a que François Hollan<strong>de</strong> pour croire, ou faire croire, que<br />

nous sommes à la sortie <strong>de</strong> la crise. La chaîne va craquer quelque<br />

part mais nous ne savons pas dans quel sens. Une course <strong>de</strong><br />

vitesse est engagée entre la menace <strong>de</strong> régression vers laquelle<br />

nous entraîne le capitalisme, y compris totalitaire, et la rupture<br />

que nous proposons.<br />

La solution ne viendra pas du social-libéralisme. On a beaucoup<br />

glosé quand Jean-Luc Mélenchon a dit que le PS était un astre<br />

mort. Comment ça un astre mort avec tant d’électeurs, tant d’élus,<br />

un poids institutionnel inégalé dans l’histoire <strong>de</strong> notre pays ? Ce<br />

que nous voulions dire c’est que rapporté aux objectifs historiques<br />

<strong>de</strong> la gauche, il ne servait à rien. En quoi se donne-t-il aujourd’hui<br />

pour objectif <strong>de</strong> transformer, même à la marge, le système dominant<br />

? Il n’assume même plus une quelconque ambition réformiste.<br />

Du coup ce sont eux qui creusent aujourd’hui le fossé à gauche,<br />

qui la divisent. Car dès lors qu’ils n’engagent plus <strong>de</strong> réformes,<br />

mêmes minimes, on voit bien que la <strong>stratégie</strong> qui consistait à<br />

s’appuyer sur <strong>de</strong>s mobilisations populaires pour « pousser » voire<br />

« débor<strong>de</strong>r » un gouvernement social-démocrate, n’est plus <strong>de</strong><br />

mise. Comment pousser le gouvernement dans le bon sens dans le<br />

cadre du pacte <strong>de</strong> compétitivité, du budget d’austérité, <strong>de</strong> l’accord<br />

Me<strong>de</strong>f ? Pour la première fois nous avons en France un gouvernement<br />

qui applique une politique sociale-libérale chimiquement<br />

pure au point <strong>de</strong> se revendiquer, c’est une première en France<br />

pour un gouvernement <strong>de</strong> gauche, <strong>de</strong> la politique <strong>de</strong> l’offre. Or<br />

qu’est-ce que la politique <strong>de</strong> l’offre si ce n’est celle qui fait peser<br />

les responsabilités <strong>de</strong> la crise sur le mon<strong>de</strong> du travail et non celui<br />

du capital ? On comprend que Cahuzac ne se reconnaisse plus<br />

dans la lutte <strong>de</strong>s classes ce qui a toujours été l’explication avancée<br />

par ceux qui défen<strong>de</strong>nt les intérêts du capital. Cette évolution a<br />

évi<strong>de</strong>mment une conséquence pour notre <strong>stratégie</strong> : elle doit se<br />

définir plus que jamais comme autonome et indépendante du<br />

gouvernement, opposée à sa politique d’austérité et avec l’objectif<br />

<strong>de</strong> construire une majorité alternative. C’est le premier élément,<br />

<strong>de</strong> base, <strong>de</strong> notre <strong>stratégie</strong> dans les années à venir.<br />

Vous le savez, nous appelons révolution citoyenne le processus<br />

<strong>de</strong> transformation et <strong>de</strong> rupture avec les politiques néolibérales<br />

en cours dans le mon<strong>de</strong>.<br />

Je crois que tout le mon<strong>de</strong> aura compris pourquoi nous utilisons<br />

le terme révolution. Dans une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> bouleversements inévitables,<br />

il n'y a plus <strong>de</strong> place pour l’entre-<strong>de</strong>ux, l’eau tiè<strong>de</strong>, la<br />

modération <strong>de</strong>s méfaits du libéralisme. Le moment impose une<br />

transformation radicale avec le modèle dominant du capitalisme<br />

qui s’est d’ailleurs, on l’a vu, développé en déconstruisant le<br />

compromis social d’après-guerre. Nous sommes dans une pério<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> « bifurcation » pour reprendre le terme qu’affectionnait Daniel<br />

Bensaïd, disparu il y a <strong>de</strong>ux ans. Nous sommes dans l’obligation<br />

<strong>de</strong> ruptures.<br />

Pourquoi citoyenne ? À la création du PG nous avons utilisé l’expression<br />

« par les urnes ». Elle ne nous satisfaisait pas car on voit<br />

bien que cela ne prend en compte qu’une partie <strong>de</strong> sa réalité : elle<br />

passe par les urnes mais pas seulement, elle passe par les mobilisations<br />

sociales mais pas seulement. Le terme citoyen embrassait<br />

mieux les <strong>de</strong>ux. En outre, l’expression renvoyait à l’Amérique<br />

latine d’où nous estimons qu’est parti ce vaste mouvement <strong>de</strong><br />

remise en question radicale, et effectif, du néolibéralisme. En<br />

2008, l'Équatorien Rafael Correa vient <strong>de</strong> gagner le référendum<br />

qui vali<strong>de</strong> la constitution adoptée par l’Assemblée constituante<br />

et dit « c’est le début <strong>de</strong> la révolution citoyenne, la fin <strong>de</strong> la nuit<br />

néolibérale ».<br />

49


Il y a quatre caractéristiques qui donnent pour moi sa particularité<br />

à la « révolution citoyenne » :<br />

1. Elle est permanente. Elle tranche avec toute vision mécanique<br />

<strong>de</strong> fin <strong>de</strong> l’histoire : il n’y a pas <strong>de</strong> révolution achevée, définitive.<br />

Elle peut être remise en question par le suffrage universel et doit<br />

sans arrêt se remettre en question et donc donner les preuves <strong>de</strong><br />

son utilité et du progrès humain qu’elle permet.<br />

2. Elle doit reposer sur un fait majoritaire. Cette question<br />

renvoie bien sûr à notre échec du xx e siècle : les urnes, le suffrage<br />

universel ne sont pas une concession. Ils font partie intégrante<br />

<strong>de</strong> notre projet. Très longtemps dans le mouvement ouvrier,<br />

la démocratie représentative a été synonyme <strong>de</strong> démocratie<br />

bourgeoise. C’est une erreur d’analyse : c’est le cas tant que le<br />

capitalisme y voit son intérêt et aujourd’hui qui ne voit pas qu’il<br />

s’exonère <strong>de</strong> la souveraineté du peuple, nommant là un gouvernement<br />

<strong>de</strong> « techniciens », décidant <strong>de</strong> traités qui soustraient<br />

les politiques économique du vote <strong>de</strong>s parlements, reculant les<br />

élections ailleurs, contournant les résultats <strong>de</strong>s référendums etc.<br />

Il y a dans l’ultralibéralisme une vision totalitaire en <strong>de</strong>venir au<br />

nom <strong>de</strong> la souveraineté absolue du marché. C’est donc nous qui<br />

<strong>de</strong>vons revendiquer le suffrage universel comme au centre <strong>de</strong><br />

notre projet émancipateur.<br />

3. Le mot citoyen renoue avec la gran<strong>de</strong> Révolution française,<br />

ce moment ou le peuple <strong>de</strong>vient acteur, une nation <strong>de</strong> citoyens<br />

libres et émancipés capables <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> leur <strong>de</strong>stin collectif.<br />

Nous renouons ainsi avec Jaurès qui, mieux que Marx sur ce<br />

point, unifie les conquêtes démocratiques et les conquêtes sociales.<br />

Citoyen et prolétaire ne font qu’un. Et d’ailleurs si une classe est<br />

étrangère pour Jaurès à ce qu’il nomme la patrie républicaine ce<br />

n’est pas le prolétariat mais la bourgeoisie.<br />

4. Enfin elle ne s’imagine pas sans une forte implication<br />

citoyenne, avant, pendant et après le processus <strong>de</strong> prise <strong>de</strong><br />

pouvoir. Voilà pourquoi il est si important que le Front <strong>de</strong> gauche<br />

se donne pour objectif d’initier un front du peuple. Ce n’est pas<br />

seulement parce que le terme nous convient mieux que Front<br />

populaire qui renvoie à une construction politique dominée par<br />

un Parti socialiste que l’on ne peut en outre comparer à l’actuel<br />

PS, c’est aussi par la réalité <strong>de</strong> ce qu’il entend rassembler au nom<br />

<strong>de</strong> l’intérêt général. Voilà pourquoi nous <strong>de</strong>vons développer les<br />

assemblées citoyennes et les fronts thématiques, véritables comités<br />

<strong>de</strong> base pour nous d’un processus <strong>de</strong> révolution citoyenne.<br />

C’est tout cela que nous avons voulu con<strong>de</strong>nser pendant la campagne<br />

prési<strong>de</strong>ntielle avec la vi e République. Elle est la synthèse<br />

absolue <strong>de</strong> la révolution citoyenne Il ne s’agissait pas seulement<br />

d’un changement d’institutions même si <strong>de</strong> ce strict point <strong>de</strong> vue<br />

il y a déjà matière à bouleversement vis-à-vis <strong>de</strong> la monarchie<br />

républicaine que constitue la v e . La vie va plus loin dès son mo<strong>de</strong><br />

d’élaboration retenue qu’est l’Assemblée constituante. Elle donne<br />

les pleins pouvoirs aux citoyens, elle casse la frontière entre les<br />

« politiques » et le peuple, elle affirme qu’il n’y pas <strong>de</strong> démocratie<br />

si elle n’est pas aussi sociale, ce qui remet en question au final<br />

l’appropriation sociale <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> production.<br />

Pour conclure : concrètement cette <strong>stratégie</strong> nous donne notre<br />

feuille <strong>de</strong> route pour les <strong>de</strong>ux ans à venir qui seront faits <strong>de</strong><br />

mobilisations sociales et d’élections. Nous <strong>de</strong>vons être du côté<br />

<strong>de</strong>s salariés en lutte, nous <strong>de</strong>vons essayer d’obtenir <strong>de</strong>s victoires<br />

partielles en faisant pression sur le Parlement nous <strong>de</strong>vons préparer<br />

les conditions pour passer <strong>de</strong>vant le PS aux élections européennes<br />

dont la forme <strong>de</strong> scrutin le permet. Ce peut même être le cas pour<br />

d’autres forces <strong>de</strong> l’autre gauche en Europe. Ce serait incontestablement<br />

un accélérateur dans la situation et la preuve aux yeux<br />

<strong>de</strong> notre peuple qu’une alternative existe à gauche.<br />

Photothèque Rouge/JMB<br />

50 Journées d’étu<strong>de</strong>


I l<br />

Myriam Martin (<strong>Gauche</strong> anticapitaliste)<br />

est essentiel que nous avancions à l'intérieur du Front <strong>de</strong><br />

gauche sur les débats stratégiques.<br />

Il est donc très satisfaisant que, aujourd’hui, nous puissions<br />

approfondir ces <strong>questions</strong> avec les Alternatifs et le Parti <strong>de</strong> <strong>Gauche</strong>.<br />

Comme remarque préalable, je voudrais souligner que nous<br />

partageons l'idée que les <strong>questions</strong> stratégiques ne sont pas à<br />

dissocier du projet <strong>de</strong> société.<br />

Nous partageons également un certain bilan : celui <strong>de</strong>s expériences<br />

du xx e siècle, celui dramatique du stalinisme comme exemple <strong>de</strong> ce<br />

que nous ne voulons pas pour la société <strong>de</strong> <strong>de</strong>main, celui <strong>de</strong> l'échec<br />

<strong>de</strong> la social-démocratie qui s'est adaptée au système capitaliste.<br />

Nous partageons également l'analyse <strong>de</strong> la crise actuelle comme<br />

une crise systémique du capitalisme avec plusieurs facettes : une<br />

crise économique, sociale, démocratique et écologique.<br />

Nous partageons enfin l'idée que le socialisme du xxi e siècle sera<br />

écosocialiste ou ne sera pas tant la crise écologique profon<strong>de</strong> que<br />

nous connaissons nous oblige à repenser tout projet à travers cette<br />

dimension écologique incontournable.<br />

ConCernant les <strong>questions</strong> stratégiques,<br />

il y a quelques points essentiels en débat Ce soir :<br />

Le suffrage universel<br />

Tordons le cou à l'idée, au sein <strong>de</strong> notre courant, que nous retirerions<br />

au suffrage universel son caractère fondamental. Soyons<br />

clairs, pour nous : un homme = une femme = une voix. Nous<br />

savons combien le droit <strong>de</strong> vote a été un <strong>de</strong>s combats essentiels<br />

du mouvement ouvrier. Nous ne sommes pas contre le suffrage<br />

universel ! Il y a différence entre suffrage universel et élections.<br />

Cependant ces <strong>de</strong>rnières sont importantes également pour vertébrer<br />

la démocratie. Mais nous ne confondons pas là non plus<br />

les élections – le principe <strong>de</strong>s élections – et le système dans lequel<br />

elles sont organisées.<br />

Mais la démocratie représentative n'est pas tout<br />

Il n'est pas possible <strong>de</strong> considérer que la démocratie ne serait<br />

que représentative et ne s'exercerait qu'à travers <strong>de</strong>s élections,<br />

tous les cinq ans en moyenne comme c'est le cas dans le cadre<br />

antidémocratique <strong>de</strong> la v e République. Elle n’est pas suffisante<br />

pour la conquête du pouvoir. Il nous faut réinventer – voire inventer…<br />

– une démocratie directe et participative qui permette aux<br />

hommes et aux femmes <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r sur les gran<strong>de</strong>s <strong>questions</strong> qui<br />

les touchent au quotidien, sur les gran<strong>de</strong>s <strong>questions</strong> sociales etc.<br />

Mais attention : il ne s'agit pas d'opposer démocratie représentative<br />

et démocratie directe, même s'il peut exister (et existera) <strong>de</strong>s<br />

tensions entre les <strong>de</strong>ux. C'est l'articulation entre les <strong>de</strong>ux qui doit<br />

être inventée. Et inversement, dire que la démocratie représentative<br />

doit disparaître <strong>de</strong>vant une démocratie directe – avec une vision<br />

simpliste <strong>de</strong>s comités d'usine et <strong>de</strong>s assemblées générales d'ouvriers<br />

qui déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> tout à main levée – est une erreur. Dans la<br />

société socialiste et démocratique à inventer, il y aura délégation<br />

et représentation, articulée donc à une démocratie directe.<br />

Le pouvoir<br />

Tordons le cou aussi à une autre idée reçue attribuée à notre courant<br />

: nous voulons le pouvoir, le pouvoir par et pour le peuple<br />

selon la formule consacrée, pas pour nous. Et pas dans le cadre <strong>de</strong>s<br />

institutions actuelles. Ce pouvoir ne sera pas le fruit uniquement<br />

<strong>de</strong> la grève générale avec le grand soir en trame <strong>de</strong> fond… pas<br />

plus qu’il ne sera le fruit <strong>de</strong> victoires électorales.<br />

La question du pouvoir est beaucoup plus complexe et ce pouvoir<br />

sera davantage le fruit <strong>de</strong> la conjugaison <strong>de</strong> conquêtes électorales,<br />

<strong>de</strong> résistances et <strong>de</strong> mobilisations <strong>de</strong> masse, avec une progression<br />

<strong>de</strong> nos idées dans notre camp social – l'hégémonie sur le terrain <strong>de</strong>s<br />

idées est un facteur essentiel – que <strong>de</strong> la grève générale mythifiée.<br />

Un temps plus ou moins long donc… mais pas sans rupture,<br />

une ou plusieurs. C’est-à-dire <strong>de</strong>s moments où les événements<br />

s'accélèrent, où une démarche prérévolutionnaire peut s'engager.<br />

Comment imaginer une transformation sociale <strong>de</strong> la société dans<br />

le cadre d'un processus long sans rupture (« révolution longue<br />

articulée à <strong>de</strong>s processus autogestionnaires » comme le disent<br />

nos camara<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s Alternatifs). On ne peut imaginer contourner<br />

les forces qui s'opposeront inévitablement à ceux et celles qui<br />

voudront imposer le changement.<br />

Les institutions<br />

Mais dans quel cadre s'exercera – ou s'exercerait – ce pouvoir ?<br />

Dans le cadre <strong>de</strong>s institutions actuelles ? Non ! Nous partageons<br />

l'idée qu'il nous faut une démarche pour une Constituante. Dans<br />

le cadre <strong>de</strong> l'État tel qu'il est ? Non plus : l'État n'est pas neutre,<br />

il est au service d'une oligarchie économique. Que dire <strong>de</strong> l'État<br />

répressif avec son armée et sa police ?<br />

Bien sûr on ne parle pas <strong>de</strong> l'État social, <strong>de</strong>s services publics<br />

auxquels tiennent une très gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> la population, mais<br />

bien <strong>de</strong> cet État au service d'une minorité.<br />

Derrière les mots<br />

Quels que soient les mots que nous utilisons, il y a bien souvent<br />

convergence <strong>de</strong>s idées mais encore faut-il expliquer les mots et<br />

voir ce qu'il y a <strong>de</strong>rrière. La « révolution citoyenne » conjugue<br />

conquêtes électorales et mobilisations, comme l'expliquent nos<br />

camara<strong>de</strong>s du Parti <strong>de</strong> <strong>Gauche</strong>. Le peuple en est l'acteur. Que<br />

met-on <strong>de</strong>rrière le peuple ? Qu'est-ce que cela recoupe ? Les classes<br />

opprimées ? Le mon<strong>de</strong> du travail ? Les classes populaires ? etc.<br />

Quel parti ?<br />

Vers cette conquête du pouvoir, quel rôle joue le parti ? Et surtout<br />

quel parti ?<br />

S'il nous faut repenser cet outil, c’est évi<strong>de</strong>mment parce que les<br />

partis tels qu’ils existent sont bien souvent discrédités aux yeux<br />

d’une gran<strong>de</strong> majorité. Pour autant, il ne s’agit pas d’expliquer<br />

qu’on doit se passer d’organisations politiques…<br />

À l’heure actuelle, si le Front <strong>de</strong> gauche est davantage qu’un front<br />

électoral, il n’est pas un front social et politique ou un « front du<br />

peuple ».<br />

Cependant il est le creuset d’un rassemblement plus large, capable<br />

<strong>de</strong> favoriser résistances et <strong>de</strong> porter un projet alternatif <strong>de</strong> société.<br />

Cela signifie que nos organisations ont <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s responsabilités<br />

pour œuvrer dans ce sens.


Sommaire<br />

Présentation<br />

François Coustal - p. 2<br />

Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />

Retour sur les valeurs issues <strong>de</strong> la Révolution française<br />

Guillaume Liégard - p. 3<br />

République et oppression, le droit égal c’est l’affaire <strong>de</strong> tous<br />

Louis-Marie Barnier - p. 8<br />

La révolution française est-elle un « objet mort » ?<br />

Emmanuel Arvois - p. 13<br />

Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />

(retour sur quelques expériences historiques)<br />

1936, le Front populaire<br />

Dominique Angelini - p. 19<br />

La gauche au pouvoir, 1981 – 1983<br />

Dominique Angelini - p. 22<br />

L’Unité populaire (1970 -1973)<br />

François Coustal - p. 24<br />

Révolution par les urnes, mouvement social : quelques conclusions<br />

François Coustal - p. 30<br />

Révolution bolivarienne, révolution citoyenne :<br />

mythe(s) et réalité(s) ?<br />

Révolutions bolivarienne, indigènes ou citoyennes<br />

Flavia Verri - p. 32<br />

Les institutions, piège ou levier pour la transformation sociale<br />

Que faire <strong>de</strong>s institutions et que faire dans les institutions ?<br />

Francis Vergne - p. 37<br />

De la fin <strong>de</strong> la règle <strong>de</strong>s trois unités<br />

Samy Johsua - p. 43<br />

Le débat : quelle <strong>stratégie</strong> pour la transformation sociale ?<br />

Guillaume Floris (<strong>Gauche</strong> anticapitaliste) - p. 45<br />

Bruno Della Sudda (Les Alternatifs) - p. 47<br />

Eric Coquerel (Parti <strong>de</strong> <strong>Gauche</strong>) - p. 49<br />

Myriam Martin (<strong>Gauche</strong> anticapitaliste)- p. 51

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