questions de stratégie - Gauche Anticapitaliste
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Transformation révolutionnaire<br />
<strong>de</strong> la société,<br />
révolution(s) citoyenne(s) :<br />
<strong>questions</strong> <strong>de</strong> <strong>stratégie</strong>
Transformation révolutionnaire <strong>de</strong> la société,<br />
révolution(s) citoyenne(s) :<br />
<strong>questions</strong> <strong>de</strong> <strong>stratégie</strong><br />
Dans ce cahier sont publiés les textes <strong>de</strong>s<br />
exposés présentés lors <strong>de</strong>s Journées<br />
d’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la <strong>Gauche</strong> anticapitaliste, les<br />
12 et 13 janvier 2013.<br />
Venant après <strong>de</strong>ux années un peu difficiles faites<br />
<strong>de</strong> débats polémiques, <strong>de</strong> ruptures, <strong>de</strong> retours<br />
en arrière critiques, d’une succession <strong>de</strong> choix<br />
délicats, ces journées d’étu<strong>de</strong> visaient d’abord<br />
à s’extraire <strong>de</strong> la course aux décisions<br />
et aux échéances, à prendre un peu <strong>de</strong> recul,<br />
à se ménager le temps d’une réflexion sans enjeux<br />
immédiats. Il s’agissait aussi <strong>de</strong> reprendre une série<br />
<strong>de</strong> débats <strong>de</strong> fond que nous avions initié lors<br />
<strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières années d’existence <strong>de</strong> la LCR et<br />
surtout lors du débat <strong>de</strong> fondation du NPA. Débats<br />
qui s’étaient ensuite quelque peu « figés »<br />
après la création du NPA et n’avaient pas repris<br />
<strong>de</strong>puis. Enfin, il fallait faire cela en prenant en<br />
compte que nous, la <strong>Gauche</strong> anticapitaliste, étions<br />
aujourd’hui engagés <strong>de</strong> manière résolue dans le<br />
Front <strong>de</strong> gauche. D’où la nécessité <strong>de</strong> prendre en<br />
compte, <strong>de</strong> manière sérieuse et critique,<br />
dans notre élaboration ce qui se discute dans<br />
le Front <strong>de</strong> gauche et les différentes élaborations<br />
qui sont celles <strong>de</strong> ses diverses composantes.<br />
Ces premières Journées d’étu<strong>de</strong> s’inscrivent<br />
dans un plan <strong>de</strong> travail qui <strong>de</strong>vraient déboucher sur<br />
<strong>de</strong>ux autres week-end, consacrés respectivement<br />
au projet socialiste (propriété sociale, planification,<br />
autogestion, écosocialisme : en quoi l’urgence<br />
écologique redéfinit-elle notre conception<br />
du socialisme ?) et aux <strong>questions</strong> <strong>de</strong> programme<br />
et d’intervention (qu’est-ce qu’un programme <strong>de</strong><br />
revendications transitoires à l’heure <strong>de</strong> l’Union<br />
européenne ? Les défis actuels du féminisme.<br />
Anticapitalisme et syndicalisme )<br />
Ces premières Journées d’étu<strong>de</strong> ont permis<br />
<strong>de</strong> reprendre la discussion sur les <strong>questions</strong><br />
<strong>de</strong> <strong>stratégie</strong>, sur tout ce qui tourne<br />
autour du changement radical, <strong>de</strong> la transformation<br />
révolutionnaire <strong>de</strong> la société, <strong>de</strong> la révolution(s)<br />
citoyenne(s), <strong>de</strong> la révolution socialiste, etc.<br />
Pour avancer, à l’heure où la « révolution<br />
citoyenne » s’invite dans le débat stratégique,<br />
nous avons essayé <strong>de</strong> multiplier les approches<br />
et les angles d’analyse.<br />
D’abord, en revenant sur les rapports entre<br />
mouvement ouvrier et mouvement républicain<br />
en interrogeant les valeurs héritées <strong>de</strong> la Révolution<br />
française, leur actualité et leurs limites.<br />
Puis en revisitant quelques expériences historiques<br />
– le Front populaire, l’Union <strong>de</strong> la gauche,<br />
l’Unité populaire – parce qu’elles sont <strong>de</strong>s<br />
références emblématiques pour la gauche<br />
et qu’elles nous renseignent sur les rapports entre<br />
victoires électorales et mobilisations populaires.<br />
Ensuite en regardant ce que nous apprennent<br />
la révolution bolivarienne du Venezuela<br />
et les expériences proches qui se déroulent<br />
aujourd’hui en Bolivie et en Équateur. Nous avons<br />
repris la discussion sur les institutions : un piège ?<br />
Un instrument <strong>de</strong> lutte pour l’hégémonie ?<br />
Un levier pour la transformation sociale ?<br />
Que faire dans les institutions et que faire <strong>de</strong>s<br />
institutions, à l’heure <strong>de</strong> la mondialisation ?<br />
Enfin, lors d’une « séance débat », nous avons pu<br />
avoir une confrontation très enrichissante<br />
avec les réflexions stratégiques que mènent<br />
le Parti <strong>de</strong> <strong>Gauche</strong> et les Alternatifs : on trouvera<br />
leurs contributions dans ce cahier.<br />
Bonne lecture !<br />
Ces premières journées d’étu<strong>de</strong> ont fait l’objet d’une<br />
réplique dans à Montpellier en avril. L’introduction<br />
d’Emmanuel Arvois, La révolution française est-elle<br />
in objet mort» a été présentée à cette occasion.
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
Retour sur les « valeurs » issues<br />
<strong>de</strong> la Révolution française<br />
L e<br />
sujet proposé ce matin brasse beaucoup<br />
<strong>de</strong> thématiques : « valeurs » issues<br />
<strong>de</strong> la Révolution française, mouvement<br />
ouvrier/mouvement républicain, dans le cadre<br />
imparti il n’est pas envisageable d’être exhaustif,<br />
ni même <strong>de</strong> traiter à fond les aspects retenus.<br />
Mais peut-être faut-il commencer par une<br />
évi<strong>de</strong>nce, la Révolution française reste un sujet<br />
chaud dans ce pays. D’abord et c’est sans doute<br />
essentiel, les enquêtes menées au moment du<br />
bicentenaire ont montré que celle-ci n’avait<br />
pas perdu sa place centrale dans l’imaginaire<br />
social et politique. L’autre élément qu’il faut<br />
souligner, mais c’est peut-être un effet collatéral<br />
<strong>de</strong> ce que je viens <strong>de</strong> dire, c’est l’acharnement<br />
avec laquelle toute une partie <strong>de</strong> la gauche,<br />
tente <strong>de</strong> gommer toutes les aspérités <strong>de</strong> cette<br />
révolution. Au mieux, un événement qui ne<br />
sert à rien car <strong>de</strong> toutes façons inscrit dans la<br />
longue durée, au pire le début du totalitarisme.<br />
L’irruption du peuple étant <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue<br />
le début du dérapage.<br />
De son côté, la gauche révolutionnaire, <strong>de</strong>vant<br />
cette révolution bourgeoise a longtemps hésité<br />
à reconnaître dans la Révolution française son<br />
héritage. Dit autrement notre filiation relèvet-elle<br />
essentiellement <strong>de</strong> l’Octobre russe et<br />
dans une moindre mesure <strong>de</strong> la Commune ou<br />
doit-elle aussi beaucoup à 1789 ? Ou plutôt<br />
est-ce que la force <strong>de</strong> 1917 en France ne doit<br />
pas beaucoup à la Révolution française ?<br />
1. Nation, nationalisme,<br />
citoyenneté<br />
On ne peut pas dire que notre courant (la LCR)<br />
ne se soit pas intéressé à la question nationale :<br />
algérienne, vietnamienne, palestinienne, basque,<br />
catalane, corse... la liste est en fait assez longue.<br />
Mais disons que notre propre cas nous a peu<br />
occupé. En gros, ce qui a dominé c’est que le<br />
nationalisme crée les nations et nous, nous<br />
sommes internationalistes. Fermez le ban, il<br />
n’y a rien à ajouter.<br />
Je commencerai donc cette partie sur la nation,<br />
par cette phrase d’Engels : « Une classe ouvrière<br />
comme celle <strong>de</strong> France est liée à son histoire et<br />
par son histoire. » 1<br />
À propos <strong>de</strong> la nation<br />
Il n’est pas pensable <strong>de</strong> traiter sérieusement ici<br />
la question <strong>de</strong> savoir ce qu’est une nation. Il<br />
est même douteux qu’il existe une « définition<br />
scientifique » du concept. Tout le mon<strong>de</strong> ici est<br />
prêt à défendre la révolution, beaucoup avec<br />
plus ou moins d’enthousiasme accepteront la<br />
République, la question <strong>de</strong> la nation apparaîtra<br />
autrement plus problématique.<br />
Reste que le phénomène a existé et existe.<br />
Pour le marxisme, le nationalisme est souvent<br />
janvier 2013<br />
apparu comme une fâcheuse anomalie et<br />
pour cette raison, on a largement préféré<br />
se dérober à la question, plutôt que <strong>de</strong><br />
l’abor<strong>de</strong>r <strong>de</strong> front.<br />
Reprenant un questionnement <strong>de</strong> Benedict<br />
An<strong>de</strong>rson, il est sans doute fécond <strong>de</strong> s’interroger<br />
sur la portée d’une phrase comme<br />
celle-ci : « Naturellement, le prolétariat <strong>de</strong><br />
chaque pays doit en finir avant tout avec sa<br />
propre bourgeoisie » (Manifeste communiste).<br />
Quel est le sens <strong>de</strong> ce naturellement ? Ou<br />
pour prendre un autre exemple, l’usage<br />
jusqu’à nos jours du concept <strong>de</strong> « bourgeoisie<br />
nationale » n’est pas sans poser les<br />
mêmes problèmes. Qu’est-ce qui justifie<br />
théoriquement la persistance <strong>de</strong> l’adjectif<br />
? Pourquoi cette segmentation <strong>de</strong><br />
la bourgeoisie, classe universelle, pour<br />
autant qu’elle se définisse en termes <strong>de</strong><br />
rapports <strong>de</strong> production ?<br />
On pourrait donc retenir comme définition<br />
provisoire <strong>de</strong> la nation, celle-ci :<br />
« une communauté politique imaginaire,<br />
et imaginée comme intrinsèquement limitée<br />
et souveraine » 2 . Ou <strong>de</strong> manière plus<br />
abrupte, « une nation est un groupe <strong>de</strong><br />
personnes unies par une erreur commune<br />
<strong>de</strong> leurs ancêtres et une aversion commune<br />
envers leurs voisins » 3 .<br />
l’émergence du citoyen<br />
Avant l’apparition du cadre national, <strong>de</strong>ux<br />
systèmes culturels dominaient : la communauté<br />
religieuse et le royaume dynastique.<br />
Quand je dis royaume dynastique, je<br />
parle <strong>de</strong> monarchie « sérieuse » pas <strong>de</strong>s<br />
monarchies constitutionnelles qui peuvent<br />
subsister <strong>de</strong> nos jours. Un tel royaume est<br />
organisé autour d’un centre élevé, tient sa<br />
légitimité <strong>de</strong> Dieu et non <strong>de</strong>s populations<br />
qui sont faites <strong>de</strong> sujets, pas <strong>de</strong> citoyens.<br />
Les États se définissaient par leur centre et<br />
les frontières étaient largement poreuses et<br />
indistinctes. Et il faut bien se rappeler que<br />
ces États monarchiques s’étendirent tout<br />
autant par <strong>de</strong>s politiques matrimoniales<br />
que par <strong>de</strong>s conquêtes.<br />
Tout au long <strong>de</strong> l’époque mo<strong>de</strong>rne s’est<br />
progressivement imposée l’idée que c’est<br />
dans le cadre national que le pouvoir du<br />
peuple peut être mis en œuvre.<br />
Et pour l’essentiel, l’expression <strong>de</strong> la<br />
citoyenneté s’est exprimée dans cette<br />
construction là. Des réflexions intéressantes<br />
ont eu lieu, notamment chez les<br />
austro-marxistes pour découpler ces <strong>de</strong>ux<br />
<strong>questions</strong>, mais au vu <strong>de</strong> la réalité étatique<br />
<strong>de</strong> l’Europe du xxi e siècle, disons, qu’à<br />
cette étape, ce n’est pas l’approche qui l’a<br />
emporté. Dans le débat sur la construction<br />
Guillaume Liègard<br />
européenne, sur l’organisation nécessaire<br />
<strong>de</strong> ripostes à cette échelle, il me semble<br />
que c’est un problème sur lequel nous<br />
butons. Les nations sont une construction<br />
historique, elles ont eu un début,<br />
elles auront une fin, mais en attendant,<br />
il n’est pas sûr qu’on puisse contourner<br />
leur existence quoiqu’on en pense.<br />
citoyenneté, représentation<br />
« Les hommes naissent libres et égaux », la<br />
portée émancipatrice d’une telle formule<br />
est évi<strong>de</strong>nte quelles que soient les diverses<br />
limites ou freins qu’on y apporte à tel ou<br />
tel moment <strong>de</strong> l’histoire.<br />
Le suffrage censitaire ne tient pas, l’esclavage<br />
non plus. Face à l’intransigeance<br />
<strong>de</strong>s colons esclavagistes, l’insurrection<br />
<strong>de</strong>s esclaves à Saint-Domingue débute<br />
dès l’été 1791 et l’esclavage est aboli en<br />
1794 par la Convention. De ces luttes<br />
naît la République d’Haïti, « patrie <strong>de</strong>s<br />
Africains du Nouveau Mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> leurs<br />
<strong>de</strong>scendants ».<br />
Pour les femmes, la citoyenneté est <strong>de</strong><br />
toute évi<strong>de</strong>nce plus compliquée, ce sera<br />
d’ailleurs le <strong>de</strong>rnier verrou à tomber...<br />
en 1944.<br />
On connaît la limite évi<strong>de</strong>nte à la citoyenneté<br />
que représente le droit à la propriété<br />
inscrit dans le marbre, j’y reviendrai.<br />
Mais pour abor<strong>de</strong>r d’autres débats qui<br />
nous concernent au premier chef, il faut<br />
y ajouter une autre dimension : c’est que<br />
pour l’essentiel, l’exercice <strong>de</strong> la citoyenneté<br />
ne s’est pensé, réalisé et pratiqué que<br />
par le prisme <strong>de</strong> la représentation, <strong>de</strong> la<br />
délégation.<br />
Autre élément qui mérite d’être souligné<br />
dans les débats <strong>de</strong> la Révolution française,<br />
c’est par quel moyen représenter, faire<br />
entendre et exprimer l’intérêt général.<br />
L’articulation entre l’individu, les groupes<br />
et le tout est une question récurrente qui<br />
a traversé tout le moment révolutionnaire.<br />
Le vote majoritaire n’est en réalité<br />
<strong>de</strong>venu la norme qu’après Thermidor.<br />
Auparavant, il n’apparaît que comme<br />
une procédure parmi d’autres. Et par<br />
exemple, en situation oppressive, parce<br />
que le vote est manipulable, la voix <strong>de</strong><br />
la vérité en tant que voix du peuple peut<br />
être incarnée par une minorité résistante,<br />
émeutière ou insurrectionnelle. C’est la<br />
logique défendue par Robespierre quand<br />
il argumente contre l’appel au peuple au<br />
moment du procès du roi. Plus récemment,<br />
cela pourrait être l’abolition <strong>de</strong> la<br />
peine <strong>de</strong> mort en 1981 contre l’avis <strong>de</strong><br />
la majorité <strong>de</strong>s Français.<br />
3
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
Reste évi<strong>de</strong>mment qu’il ne faut pas en<br />
conclure qu’il suffit d’être minoritaire pour<br />
avoir raison... Toute la difficulté est cependant<br />
<strong>de</strong> distinguer entre la voix <strong>de</strong> la vérité,<br />
même minoritaire et la voix factieuse. Qui<br />
est le juge ?<br />
Comment produire dans tout le pays un<br />
vaste espace public délibératif. Synthétisant<br />
ce débat dans la Révolution Française,<br />
Sophie Wahnich écrit « L’individu, s’il veut<br />
être révolutionnaire, doit à la fois accepter<br />
la solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa raison sensible et penser en<br />
termes <strong>de</strong> bien commun dans un espace public<br />
délibératif » 4 .<br />
2. « L’exception<br />
française »<br />
Existe-t-il <strong>de</strong>s caractéristiques, à ce point<br />
spécifiques dans la Révolution française<br />
qu’elle justifient une exception française avec<br />
ou sans guillemets ? Il me semble que oui.<br />
1. une victoire <strong>de</strong> la paysannerie<br />
Lorsqu’on évoque la Révolution française,<br />
dans notre tradition, c’est peu dire que l’entrée<br />
ne se fait pas, traditionnellement, par la<br />
question <strong>de</strong> la paysannerie. Le mouvement<br />
sans culottes oui, l’affrontement entre la<br />
Giron<strong>de</strong> et la Montagne oui, Babeuf oui<br />
encore, mais le paysan et le mon<strong>de</strong> rural<br />
sont en général peu évoqués quand ils ne<br />
sont pas totalement ignorés. Pourtant, on<br />
estime, en général, que 23 <strong>de</strong>s 27 ou 28<br />
millions <strong>de</strong> sujets <strong>de</strong> ce brave Louis xvi<br />
vivaient dans les campagnes. Et c’est une<br />
paysannerie, certes très diverse, mais qui<br />
doit souvent trouver <strong>de</strong>s compléments <strong>de</strong><br />
revenus dans la petite industrie.<br />
Là encore la comparaison entre la révolution<br />
anglaise marque une rupture nette. Dans un<br />
cas après l’écrasement <strong>de</strong>s forces radicales et<br />
plus encore après le compromis <strong>de</strong> 1688,<br />
se noue une alliance entre la bourgeoisie<br />
et l’aristocratie foncière. La conséquence<br />
en est un processus net d’enclosure dès les<br />
années 1680, qui entraîne un exo<strong>de</strong> rural<br />
massif et dès 1850, une majorité d’Anglais<br />
vit en zone urbaine. Au contraire, la Révolution<br />
française aboutit au développement<br />
d’une petite paysannerie propriétaire, réalité<br />
qui est celle <strong>de</strong> la France jusque dans les<br />
années 1930.<br />
Mais parce que la France est tout au long<br />
du xix e siècle, une nation paysanne, la<br />
question d’une alliance entre la classe ouvrière<br />
et une partie <strong>de</strong> la paysannerie était<br />
vitale pour le mouvement révolutionnaire.<br />
Après les défaites <strong>de</strong> 1830 et <strong>de</strong> juin1848,<br />
il y a <strong>de</strong>s pages fortes chez Marx, sur cette<br />
question. C’est notamment le cas dans Le 18<br />
brumaire <strong>de</strong> Louis Bonaparte 5 avec la phrase<br />
célèbre qui indique que sans alliance avec la<br />
paysannerie, le chant <strong>de</strong> la classe ouvrière<br />
se transforme en solo funèbre.<br />
Après l’écrasement <strong>de</strong> la Commune, Engels<br />
dans une introduction <strong>de</strong> 1895 à Les luttes<br />
<strong>de</strong> classes en France écrit : « Même en France<br />
les socialistes comprennent <strong>de</strong> plus en plus<br />
qu’il n’y a pas pour eux <strong>de</strong> victoire durable<br />
possible, à moins <strong>de</strong> gagner auparavant la<br />
gran<strong>de</strong> masse du peuple, c’est-à-dire ici les<br />
paysans » 6 .<br />
Il n’est pas étonnant qu’un <strong>de</strong>s lecteurs les<br />
plus attentifs <strong>de</strong> ces remarques soit Lénine,<br />
notamment dans Deux Tactiques <strong>de</strong> la social-démocratie<br />
qui en tire la conclusion<br />
suivante : « aucun autre mot d’ordre pour une<br />
victoire décisive <strong>de</strong> la révolution que celui <strong>de</strong><br />
dictature démocratique révolutionnaire du<br />
prolétariat et <strong>de</strong> la paysannerie » 7 .<br />
Dans une France où la paysannerie reste<br />
majoritaire jusque dans les années 1940,<br />
il n’y a pas <strong>de</strong> politique émancipatrice<br />
majoritaire sans trouver un cadre d’alliance<br />
avec celle-ci ou certaines <strong>de</strong> ses fractions.<br />
Au regard <strong>de</strong> ce qu’est aujourd’hui la paysannerie,<br />
cette question pourrait apparaître<br />
comme purement académique, je ne le crois<br />
pas et pour <strong>de</strong>ux raisons :<br />
► C’est une leçon importante surtout dans<br />
un pays marqué par une forte tradition<br />
blanquiste qui a toujours pensé qu’un petit<br />
groupe d’hommes déterminés pouvait à lui<br />
seul faire basculer l’histoire. Et j’ajouterai,<br />
qu’il serait très impru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> penser que la<br />
tentation blanquiste est restée confinée au<br />
xix e siècle, elle a largement traversé le xx e<br />
siècle, elle est même peut-être parvenue<br />
jusqu’à nous...<br />
► On peut évi<strong>de</strong>mment s’affranchir <strong>de</strong> tout<br />
débat en posant qu’aujourd’hui le prolétariat<br />
au sens large est majoritaire et que donc<br />
le problème est réglé. Mais on peut aussi<br />
constater que son <strong>de</strong>gré d’hétérogénéité<br />
(conditions <strong>de</strong> travail, type d’emplois,<br />
statuts, salaires) est tel, que d’un certain<br />
point <strong>de</strong> vue les <strong>questions</strong> d’alliances en<br />
son sein se posent en <strong>de</strong>s termes similaires.<br />
En d’autres termes la question qui nous est<br />
posée c’est <strong>de</strong> savoir comment, avec quels<br />
mots d’ordre on peut unifier ce qu’on appelle<br />
le précariat d’une part, et une partie <strong>de</strong>s<br />
salariés plus protégés d’autre part.<br />
2. l’anticléricalisme<br />
La place <strong>de</strong> l’Église (ou <strong>de</strong>s Églises) était<br />
telle dans l’Ancien Régime que les révolutions<br />
bourgeoises <strong>de</strong>vaient forcément<br />
se confronter au problème <strong>de</strong> la religion.<br />
C’est vrai et connu pour la Révolution<br />
française mais c’est également le cas pour<br />
la révolution anglaise quoiqu’en <strong>de</strong>s termes<br />
très différents. D’un certain point <strong>de</strong> vue,<br />
la révolution anglaise <strong>de</strong> 1640/1660 fut la<br />
<strong>de</strong>rnière à le faire en <strong>de</strong>s termes eux-mêmes<br />
religieux : bon nombre <strong>de</strong> Niveleurs ou <strong>de</strong><br />
Creuseurs finiront d’ailleurs quakers. Et le<br />
livre <strong>de</strong> Thompson sur La formation <strong>de</strong> la<br />
classe ouvrière anglaise 8 montre à quel point<br />
le mouvement ouvrier à la fin du xviii e et<br />
au début du xix e naît <strong>de</strong> la radicalisation<br />
<strong>de</strong> diverses sectes protestantes, celles du<br />
mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Dissi<strong>de</strong>nce.<br />
En France, la situation est tout autre et ce<br />
qui va l’emporter très largement c’est un<br />
anticléricalisme puissant, voire une politique<br />
éradicatrice vis-à-vis <strong>de</strong> l’Église catholique.<br />
C’est peut-être une <strong>de</strong>s raisons aussi pour<br />
lesquelles Anglais et Français ont tant <strong>de</strong><br />
mal à se comprendre sur cette question. Il<br />
ne s’agit pas ici <strong>de</strong> retracer, même à grands<br />
traits, l’histoire <strong>de</strong> l’anticléricalisme en<br />
France. Mais celui-ci n’a pas, ou très peu,<br />
d’équivalent en Europe à l’exception sans<br />
doute <strong>de</strong> l’Espagne, notamment en Andalousie,<br />
ce qui a nourri dans ce pays une<br />
forte tradition anarchiste.<br />
La déchristianisation précè<strong>de</strong> largement<br />
1789, notamment dans le Bassin parisien<br />
et le Midi méditerranéen. Mais le déroulement<br />
même <strong>de</strong> la Révolution française<br />
a évi<strong>de</strong>mment radicalisé et exacerbé les<br />
positions en présence et donne à cette<br />
question une spécificité du cas français par<br />
son ampleur, par ses résonances politiques,<br />
par son actualité aussi.<br />
Le compromis entre l’Église et le nouveau<br />
pouvoir révolutionnaire s’avérant finalement<br />
impossible dans la pério<strong>de</strong> 1789/1792, on<br />
assiste à un durcissement progressif.<br />
Après le décret sur les prêtres réfractaires<br />
du 27 mai 1792, non seulement certains<br />
prêtres sont parfois assassinés, l’exécution<br />
<strong>de</strong> 300 d’entre eux dans les prisons <strong>de</strong><br />
Paris pendant les massacres <strong>de</strong> septembre<br />
est bien connu, mais au même moment<br />
ce sont aussi 26 000 prêtres déportés et<br />
dispersés dans toute l’Europe.<br />
Le culte <strong>de</strong> la Raison à partir <strong>de</strong> l’été 1793<br />
marque une nouvelle montée dans la politique<br />
anticléricale par le rejet violent<br />
<strong>de</strong>s religions révélées. Politique qui sera<br />
atténuée par le culte <strong>de</strong> l’Être suprême<br />
qui réintroduit l’immortalité <strong>de</strong> l’âme. Le<br />
4 Journées d’étu<strong>de</strong>
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
Comité <strong>de</strong> salut public, et Robespierre en<br />
particulier, ont beaucoup pesé sur les sociétés<br />
populaires pour limiter certains aspects <strong>de</strong><br />
la déchristianisation. Or dans la chute <strong>de</strong><br />
Robespierre, il y a d’abord la perte d’assise<br />
populaire liée à la répression <strong>de</strong> sections<br />
populaires au printemps mais également<br />
le refus d’une partie <strong>de</strong> la Montagne <strong>de</strong> ce<br />
retour en arrière sur la question religieuse.<br />
C’est vrai au sein du Comité <strong>de</strong> salut public<br />
mais plus encore au sein du Comité <strong>de</strong><br />
sûreté générale.<br />
S’il y a eu une politique <strong>de</strong> déchristianisation<br />
<strong>de</strong> la part du pouvoir révolutionnaire, il<br />
n’en reste pas moins que le succès tant du<br />
culte <strong>de</strong> la Raison que <strong>de</strong> la fête <strong>de</strong> l’Être<br />
suprême et l’adhésion populaire s’inscrivent<br />
tout à la fois dans l’histoire longue<br />
<strong>de</strong> la déchristianisation et dans l’histoire<br />
courte d’une certaine inventivité religieuse<br />
révolutionnaire.<br />
Devant la Révolution française, l’Église<br />
catholique a fait le choix durable <strong>de</strong> la<br />
contre-révolution et <strong>de</strong> l’hostilité farouche<br />
à la République. À partir <strong>de</strong> ce moment-là,<br />
entre guerre larvée et guerre ouverte, il y<br />
aura bien peu <strong>de</strong> répit entre l’Église et le<br />
camp républicain au sens large.<br />
Le décret <strong>de</strong> la Commune sur la séparation<br />
<strong>de</strong> l’Église et <strong>de</strong> l’État avec expropriation <strong>de</strong>s<br />
biens mobiliers et immobiliers est connu.<br />
Mais ce qui est éclairant, ce sont les attendus<br />
<strong>de</strong> ce décret : « Considérant, en fait,<br />
que le clergé a été le complice <strong>de</strong>s crimes <strong>de</strong><br />
la monarchie contre la liberté » 9 . Il ne s’agit<br />
donc pas simplement d’une question <strong>de</strong><br />
liberté religieuse mais bien d’une dimension<br />
punitive.<br />
La réponse <strong>de</strong> l’Église après l’écrasement<br />
<strong>de</strong> la Commune sera la construction du<br />
Sacré Cœur à Montmartre, sur lequel trône<br />
l’inscription suivante : Gallia poenitens c’està-dire<br />
« France repens-toi » 10 . Repens-toi<br />
<strong>de</strong> la Commune, repens-toi <strong>de</strong> 1789. La<br />
construction <strong>de</strong> la basilique est un abcès<br />
<strong>de</strong> fixation tout au long <strong>de</strong>s années 1880<br />
et 1890, la croix sur le dôme n’est bénie<br />
qu’en 1899.<br />
Cette réalité explique aussi la virulence <strong>de</strong><br />
l’anticléricalisme en 1905. Tout cela est frais,<br />
très frais. Et sur cette question, il y a une<br />
jonction entre socialistes et républicains<br />
bourgeois. L’opposition entre Gues<strong>de</strong> et<br />
Jaurès est connue, et il n’y a pas <strong>de</strong> doute<br />
que sur le fond c’est la position <strong>de</strong> Jaurès,<br />
unir le prolétariat par <strong>de</strong>ssus la question<br />
religieuse qui est juste, plutôt que celle<br />
<strong>de</strong> Gues<strong>de</strong> qui pense qu’il faut préalablement<br />
détruire l’Église quitte à faire cause<br />
commune avec <strong>de</strong>s républicains bourgeois.<br />
Mais il ressort <strong>de</strong> tout cela, que l’Église<br />
catholique n’accepte la République qu’au<br />
moment <strong>de</strong> la Libération, soit en 1944. Cette<br />
question a donné lieu à un affrontement<br />
<strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 150 ans, elle a donc largement<br />
janvier 2013<br />
façonné les mentalités.<br />
Cette déchristianisation <strong>de</strong><br />
masse et cette opposition à<br />
la religion ont eu d’autres<br />
conséquences dans le mouvement<br />
ouvrier. L’étu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>s vagues <strong>de</strong> xénophobie<br />
en France, toujours liées<br />
à une crise économique<br />
ou politique ont souvent<br />
pris un tour antireligieux.<br />
C’est vrai lors<br />
<strong>de</strong>s émeutes anti-Belges<br />
<strong>de</strong>s années 1880 dans le<br />
Nord-Pas-<strong>de</strong>-Calais, c’est<br />
vrai aussi pour les premiers<br />
arrivants italiens qui<br />
se voient reprocher leur<br />
comportement religieux<br />
ostentatoire. À Marseille<br />
les dockers italiens sont<br />
ainsi surnommés péjorativement<br />
les « christos ».<br />
Et il semble que ce soit<br />
vrai aussi pour les Polonais<br />
dans l’entre-<strong>de</strong>ux-guerres.<br />
Je suis tout à fait d’accord avec la thèse<br />
que développe Samy Johsua dans un texte<br />
récent qui, dans la filiation <strong>de</strong> Marx, Engels<br />
et Jaurès indique l’idée suivante : tout en<br />
maintenant sous forme d’éducation populaire<br />
la lutte contre l’obscurantisme, achever<br />
la séparation <strong>de</strong> l’État et <strong>de</strong>s Églises, mais<br />
ne pas faire <strong>de</strong> la religion une fracture au<br />
sein du prolétariat.<br />
Cela suppose le refus <strong>de</strong> toute politique<br />
éradicatrice (quoiqu’on en pense et même<br />
pour moi), mais parce que l’hostilité à la<br />
religion dans ce pays est extrêmement<br />
profon<strong>de</strong> pour <strong>de</strong> bonnes et sans doute <strong>de</strong><br />
moins bonnes raisons, cela suppose aussi<br />
<strong>de</strong> proscrire toute politique <strong>de</strong> conciliation<br />
vis-à-vis d’une religion même minoritaire.<br />
Samy rappelle dans ce texte que selon<br />
un sondage Ifop, si 65 % <strong>de</strong>s catholiques<br />
pratiquants répon<strong>de</strong>nt oui à la question :<br />
« À votre avis, l’Église doit-elle intervenir en<br />
politique ?», 83 % <strong>de</strong>s Français répon<strong>de</strong>nt<br />
non (88 % pour les électeurs <strong>de</strong> Mélenchon<br />
et 85 % pour les électeurs <strong>de</strong> Le Pen, ce<br />
<strong>de</strong>rnier chiffre expliquant peut-être aussi<br />
les hésitations <strong>de</strong> ce parti à la manifestation<br />
contre le mariage pour tous).<br />
3. l’émeute<br />
et l’insurrection sociale<br />
Mais le principal acquis <strong>de</strong> la Révolution<br />
française dans ce pays, est peut-être justement<br />
la familiarité avec l’idée <strong>de</strong> révolution<br />
non pas 1917 ou la Commune mais bien<br />
1789. Même peu ou mal enseignée, même<br />
floue, cette idée que la révolution est dans<br />
le paysage, qu’elle est aussi une solution<br />
possible existe à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés divers et variables<br />
dans l’imaginaire national. En d’autres<br />
termes, la révolution ça parle à toute une<br />
partie <strong>de</strong> ce pays.<br />
Par <strong>de</strong>s voies sans doute complexes, familiales,<br />
régionales, le souvenir <strong>de</strong> la Révolution<br />
française s’est largement transmis. Et il est<br />
toujours fascinant <strong>de</strong> croiser la carte <strong>de</strong> la<br />
radicalité en 1793 avec celle <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième<br />
partie du xx<br />
5<br />
e siècle. Alors que franchement,<br />
la réalité sociale et économique n’a absolument<br />
rien à voir et qu’il y a eu <strong>de</strong>s vagues<br />
d’immigrations tout au long du xxe siècle.<br />
Je ne sais pas si le communisme, l’anticapitalisme<br />
sont <strong>de</strong>s passions françaises, mais<br />
ce qui est sûr c’est l’ampleur du rejet du<br />
capitalisme qui ressort étu<strong>de</strong> après étu<strong>de</strong><br />
dans ce pays. À vous dégoûter un libéral et<br />
même un social-libéral, même si la traduction<br />
concrète n’est pas toujours évi<strong>de</strong>nte.<br />
Pour reprendre la thèse défendue par Roger<br />
Martelli dans le Rouge est le bleu11 , la force<br />
<strong>de</strong> la radicalité en France, c’est une forme<br />
<strong>de</strong> syncrétisme entre la tradition d’Octobre<br />
et la Révolution française. Pour le dire<br />
autrement, la greffe communiste (au sens<br />
large) a pris en France parce qu’il existait<br />
une tradition révolutionnaire <strong>de</strong>puis la<br />
Révolution Française.<br />
Emmanuel Kant à propos <strong>de</strong> la Révolution<br />
française écrit en 1798 : « cet événement est<br />
trop important, trop mêlé aux intérêts <strong>de</strong><br />
l’humanité, et d’une influence trop vaste sur<br />
toutes les parties du mon<strong>de</strong> pour ne pas <strong>de</strong>voir<br />
être remis en mémoire aux peuples à l’occasion<br />
<strong>de</strong> certaines circonstances favorables et rappelé<br />
lors <strong>de</strong> la reprise <strong>de</strong> nouvelles tentatives <strong>de</strong><br />
ce genre. » Il ajoute aussi : « Dès le début, la<br />
Révolution française ne fut pas l’affaire <strong>de</strong>s<br />
seuls Français » 12 . C’est exactement ce qui<br />
s’est passé. Et périodiquement, le pays, et<br />
en particulier Paris, a été secoué d’émeutes,<br />
d’insurrections, <strong>de</strong> grèves générales.
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
Dès la Déclaration <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> 1789, à côté du<br />
droit à la propriété figure celui <strong>de</strong> la résistance à l’oppression.<br />
Ce droit est amplifié par la déclaration <strong>de</strong> 1793, notamment<br />
avec l’article 35 sur le droit à l’insurrection : « Quand le gouvernement<br />
viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le<br />
peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré <strong>de</strong>s droits<br />
et le plus indispensable <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs. » 13<br />
Le moins qu’on puisse dire c’est que ce droit à l’insurrection<br />
a été abondamment utilisé et que l’affirmation <strong>de</strong> Kant pourtant<br />
écrite en pleine pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> réaction a été vérifiée. Dans<br />
le cours même <strong>de</strong> la Révolution d’abord, tout au long du xix e<br />
siècle ensuite, et enfin il y a quand même eu <strong>de</strong>ux grèves générales<br />
dans ce pays au xx e siècle. C’est peu à l’échelle <strong>de</strong> nos<br />
attentes, à la lumière <strong>de</strong>s autres pays d’Europe occi<strong>de</strong>ntale,<br />
c’est une toute autre affaire... De l’événement inaugural qu’est<br />
la Révolution française, et par l’accumulation <strong>de</strong>s luttes qui<br />
ont suivi dans toute l’histoire <strong>de</strong>puis, il est resté dans ce pays<br />
la mémoire d’un peuple acteur <strong>de</strong> son propre <strong>de</strong>stin. Jusqu’à<br />
quand ? C’est évi<strong>de</strong>mment plus difficile à dire.<br />
3. République, Révolution française :<br />
dépassement<br />
vers la République sociale<br />
ou refus <strong>de</strong> la République bourgeoise<br />
Ce qui peut-être cristallise les différentes approches au sein<br />
du mouvement ouvrier sur le rapport à la République, c’est le<br />
couple origine/nature : origine, c’est d’où vient la République et<br />
il n’y a pas <strong>de</strong> doute sur la réponse, c’est la Révolution. Nature,<br />
c’est quelle classe sert cette République et il n’y a pas <strong>de</strong> doute<br />
non plus sur la réponse, c’est la bourgeoisie. De cette double<br />
question, et en fonction du curseur principal choisi, vont naître<br />
<strong>de</strong>ux positions nettement distinctes au sein du mouvement<br />
ouvrier à partir <strong>de</strong>s années 1830 environ. Là encore le couple<br />
Jaurès/Gues<strong>de</strong> est une bonne indication <strong>de</strong>s positions en<br />
présence. Pour le premier, il s’agit <strong>de</strong> dépasser la Révolution<br />
française dans la République sociale, pour le second la Révolution<br />
française est l’affaire <strong>de</strong> la bourgeoisie et d’elle seule.<br />
1. la république sociale<br />
Dans l’ensemble et compte tenu <strong>de</strong> la composition et <strong>de</strong> l’expérience<br />
politique <strong>de</strong> la salle, je ne pense pas utile <strong>de</strong> s’appesantir<br />
outre mesure sur la nature <strong>de</strong> classe <strong>de</strong> l’État républicain. La<br />
République n’est pas une forme politique indifférenciée dont<br />
le contenu social, bourgeois ou prolétarien, pourrait varier au<br />
gré <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> forces entre les classes. Pour faire simple et<br />
classique, l’État est au service <strong>de</strong>s classes dominantes.<br />
Il faut, en revanche, éviter par trop les anachronismes. L’existence<br />
d’un mouvement ouvrier organisé et autonome n’est<br />
guère vrai avant les années 1830 en France. Cela ne veut pas<br />
dire qu’il n’y a pas eu <strong>de</strong> luttes, <strong>de</strong> grèves auparavant, mais il<br />
n’y a pas <strong>de</strong> caractère politique propre aux prolétaires (entendus<br />
comme les ouvriers et les chômeurs journaliers) dans l’ensemble<br />
plébéien qui constitue le peuple urbain. Et jusqu’en 1848,<br />
socialistes, communistes, républicains forment un magma<br />
largement indifférencié.<br />
Avec le développement <strong>de</strong> l’industrialisation et l’apparition <strong>de</strong><br />
la Première puis <strong>de</strong> la Deuxième Internationale, le contexte<br />
est profondément modifié. Quelles sont les tâches <strong>de</strong> la classe<br />
ouvrière dans ces conditions. Dit autrement, si on s’intéresse<br />
aux premières années <strong>de</strong> la iii e République, la question peut<br />
se résumer ainsi, vaut-il la peine pour la classe ouvrière <strong>de</strong> se<br />
battre pour la République bourgeoise ?<br />
Dans la pério<strong>de</strong> qui court <strong>de</strong> la Commune à la mort d’Engels<br />
la question se pose avec une certaine acuité à trois reprises : face<br />
aux tentatives <strong>de</strong> coup d’État monarchiste <strong>de</strong> Mac-Mahon en<br />
1877-1879, face au boulangisme dans les années 1886-1889<br />
et dans une moindre mesure au début <strong>de</strong>s années 1890 face à<br />
la campagne antiparlementariste <strong>de</strong> la droite autoritaire lors<br />
du scandale <strong>de</strong> Panama.<br />
À chaque fois la position <strong>de</strong> Marx, puis après sa mort, d’Engels,<br />
seront les mêmes. Ils combattront vigoureusement ceux qui<br />
conseillent aux travailleurs français <strong>de</strong> laisser, en restant les bras<br />
croisés, les bourgeois se battre entre eux. C’est notamment le<br />
cas en réponse à un article <strong>de</strong> l’organe central du socialisme<br />
allemand (Vorwärts) intitulé « À bas la République » 14 , mais<br />
aussi par rapport à certaines positions du Parti ouvrier français,<br />
le POF. Toutefois, ils ne se contentent pas <strong>de</strong> combattre<br />
un certain gauchisme, ils combattent aussi un opportunisme<br />
<strong>de</strong> droite qui au nom <strong>de</strong> la défense <strong>de</strong> la République met au<br />
second plan les revendications sociales et se place à la remorque<br />
<strong>de</strong>s libéraux. Au final, par exemple, le POF se battra sur la<br />
position <strong>de</strong> « Ni Boulanger ni Ferry », comme quoi le ni-ni n’est<br />
pas une invention récente.<br />
Alors bien sûr, les combats qui furent ceux du mouvement<br />
ouvrier à l’aube <strong>de</strong> la iii e République n’ont nécessairement<br />
plus la même teneur. À commencer par la guerre <strong>de</strong> 14-18.<br />
Peut-on dire que la République est en danger aujourd’hui ? Et<br />
d’ailleurs quand on parle <strong>de</strong> République <strong>de</strong> laquelle parle-t-on,<br />
la première, la secon<strong>de</strong> ou l’une <strong>de</strong>s trois suivantes ?<br />
On aurait tort <strong>de</strong> réduire l’idéal républicain à la réalité et aux<br />
actes <strong>de</strong> la iii e République pour ne pas parler <strong>de</strong> la quatrième<br />
ou <strong>de</strong> la cinquième. Et en même temps, l’appel aux mânes <strong>de</strong><br />
la République ne peut être compris autrement dans les larges<br />
masses que dans le cadre <strong>de</strong> sa réalité <strong>de</strong>s cent <strong>de</strong>rnières années.<br />
Les formulations <strong>de</strong> Jaurès sont intéressantes à une réserve<br />
près, <strong>de</strong> taille il est vrai. Je pense notamment à <strong>de</strong>ux textes,<br />
d’une part son Introduction à l’histoire socialiste <strong>de</strong> la Révolution<br />
française 15 et d’autre part à un texte intitulé Le socialisme<br />
et la vie 16 . On peut résumer ainsi la position <strong>de</strong> Jaurès : la<br />
Révolution française a ouvert la voie, posé les jalons mais le<br />
produit est une république inachevée qui doit être dépassée<br />
par la révolution sociale.<br />
Le souci n’est pas tant qu’au nom <strong>de</strong> la République on ait<br />
conduit les expéditions coloniales, <strong>de</strong>s politiques chauvines<br />
ou que la République ait été convoquée pour brouiller voire<br />
effacer les frontières <strong>de</strong> classes, si tout cela est absolument vrai<br />
l’argument est en réalité assez faible. Prenez ce qui a été dit et<br />
fait au nom du marxisme et du communisme au xx e siècle, et<br />
vous ne gar<strong>de</strong>rez pas grand chose.<br />
Le problème est donc ailleurs – et j’y reviendrai à la fin <strong>de</strong> cette<br />
intervention – il renvoie à la confusion entretenue entre les<br />
aspirations démocratiques <strong>de</strong> la République et les institutions <strong>de</strong><br />
6 Journées d’étu<strong>de</strong>
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
l’État. La référence <strong>de</strong> la République comme<br />
perspective stratégique fusionnant libertés<br />
démocratiques et institutions étatiques est<br />
une impasse pour l’émancipation sociale.<br />
Pour le dire franchement, il me semble que<br />
c’est là une limite <strong>de</strong> Jaurès, le socialisme<br />
ne résulte pas d’une radicalisation <strong>de</strong> la<br />
République. Le dépassement passe par<br />
<strong>de</strong>s cassures, <strong>de</strong>s discontinuités, le cœur <strong>de</strong><br />
tout cela étant la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> la vieille<br />
machine d’État<br />
2. l’universel masculin<br />
Je passerai vite sur la question <strong>de</strong> l’universel<br />
masculin qui sera repris dans l’intervention<br />
<strong>de</strong> Louis-Marie Barnier. Les<br />
hommes naissent libres et égaux... mais<br />
pas les femmes. Si la question du suffrage<br />
universel masculin ainsi que l’abolition <strong>de</strong><br />
l’esclavage sont obtenus dans le cours même<br />
du développement et <strong>de</strong> la radicalisation<br />
<strong>de</strong> la Révolution française, il en va tout<br />
autrement du droit <strong>de</strong> vote <strong>de</strong>s femmes<br />
même si la question a été posée par Olympe<br />
<strong>de</strong> Gouge ou Condorcet. Si la France est le<br />
pays <strong>de</strong> la Révolution française, il est aussi<br />
celui <strong>de</strong> la loi salique.<br />
Ce droit <strong>de</strong> vote n’interviendra qu’à la<br />
Libération en 1944. Certes il y a <strong>de</strong>s raisons<br />
institutionnelles à ce droit tardif avec<br />
l’opposition du Sénat sans qui le droit <strong>de</strong><br />
vote <strong>de</strong>s femmes aurait sans doute été acquis<br />
dans les années 1920.<br />
Mais, sur cette question en particulier, il<br />
n’est pas bien que le mouvement ouvrier<br />
ait été en avance sur le mouvement républicain.<br />
Les mots <strong>de</strong> Proudhon sur la femme<br />
« ménagère ou courtisane » 17 , c’est-à-dire la<br />
mère ou la putain viennent <strong>de</strong> loin.<br />
C’est sans doute que la question <strong>de</strong> l’émancipation<br />
ne se réduit pas à la question<br />
sociale. Sur ce sujet comme sur d’autres,<br />
le compte n’y est pas.<br />
3. état émancipateur/état<br />
léviathan<br />
Je terminerai par quelques réflexions sur<br />
la question <strong>de</strong> l’État dont la centralisation<br />
précè<strong>de</strong> <strong>de</strong> beaucoup l’invention <strong>de</strong> la<br />
France, disons en gros à partir <strong>de</strong> Louis<br />
xi et ensuite avec le développement <strong>de</strong><br />
l’absolutisme royal au xvii e siècle.<br />
Il y a un premier problème, celui <strong>de</strong> la nature<br />
<strong>de</strong> classe <strong>de</strong> cet État, qui République ou non<br />
est un État bourgeois. C’est un aspect que<br />
je considère acquis entre nous mais qui là<br />
encore n’est pas une coupure mouvement<br />
républicain/mouvement ouvrier mais une<br />
ligne <strong>de</strong> partage au sein même du mouvement<br />
ouvrier. C’est une différenciation<br />
entre l’adaptation et la rupture ou plus<br />
classiquement entre réforme et révolution.<br />
Deuxième élément qui à la lumière <strong>de</strong>s<br />
expériences du xx e siècle doit sans doute<br />
susciter une plus gran<strong>de</strong> attention <strong>de</strong> notre<br />
janvier 2013<br />
part, ce sont les phénomènes <strong>de</strong> bureaucratisation,<br />
<strong>de</strong> confiscation <strong>de</strong>s pouvoirs. Certes,<br />
il peut y avoir <strong>de</strong>s effets contradictoires<br />
dans certains contextes et la pression du<br />
mouvement <strong>de</strong> masse sur la longue durée<br />
à un effet sur l’État. Mais l’État parce qu’il<br />
sort <strong>de</strong> la société construit <strong>de</strong> l’ordre social.<br />
Et franchement, à l’aune <strong>de</strong> l’expérience<br />
soviétique l’approche étatique pour sortir<br />
du marché n’est guère probante. On peut<br />
certes résoudre la question en postulant<br />
que c’est un problème <strong>de</strong> personnes ou<br />
d’orientation, mais le développement <strong>de</strong><br />
couches bureaucratiques dans le cadre <strong>de</strong>s<br />
institutions étatiques (ou non d’ailleurs) et<br />
bien trop général pour ne pas interroger.<br />
Le socialisme n’est pas seulement l’égalité,<br />
c’est aussi l’émancipation, c’est-à-dire la<br />
liberté. La tentation autoritaire d’imposer<br />
l’égalité sans la société, voire contre la société,<br />
par la seule force <strong>de</strong> la loi a existé et existe<br />
dans le mouvement ouvrier. Elle repose<br />
quelque part sur l’idée que la conscience<br />
vient <strong>de</strong> l’extérieur. Idée bien pratique, car<br />
elle justifie les errements tant à l’intérieur<br />
qu’à l’extérieur. L’exportation <strong>de</strong> la mission<br />
civilisatrice <strong>de</strong> la France n’a pas commencé<br />
avec la colonisation et encore moins avec<br />
la iii e République mais dès 1794/1795. Et<br />
en 1811, la France <strong>de</strong>s 130 départements<br />
va <strong>de</strong> Hambourg à Rome...<br />
Une chose dans la situation actuelle, celle<br />
d’une résistance pied à pied face à l’offensive<br />
capitaliste, est d’essayer d’utiliser l’État et<br />
la législation pour maintenir un certain<br />
nombre <strong>de</strong> droits. Tout autre est l’idée<br />
que cet État pourrait être l’émancipateur<br />
<strong>de</strong> la société.<br />
Conclusion<br />
La Révolution française est un événement<br />
d’une telle ampleur qu’elle continue à avoir<br />
<strong>de</strong>s effets politiques en profon<strong>de</strong>ur connus<br />
ou masqués.<br />
À la fois singulière et universelle, elle a<br />
1. Engels, Les travailleurs européens en 1877 in Marx/<br />
Engels et la troisième république, p100, Éditions<br />
sociales.<br />
2. L’imaginaire national, Benedict An<strong>de</strong>rson, La<br />
découverte<br />
3. Karl Deutsch, cité in Comment le peuple juif fut<br />
inventé, Shlomo Sand, Champs essais<br />
4. La Révolution Française, Un événement <strong>de</strong> la raison<br />
sensible, Sophie Wahnich, Hachette<br />
5. http://www.marxists.org/francais/marx/<br />
works/1851/12/brum9.htm<br />
6. http://www.marxists.org/francais/engels/<br />
works/1895/03/fe18950306.htm<br />
7. http://www.marxists.org/francais/lenin/<br />
works/1905/08/vil19050800q.htm<br />
8. La formation <strong>de</strong> la classe ouvrière anglaise,<br />
Thompson, Points Histoire<br />
9. http://www.atheismeinternational.com/IMG/jpg/<br />
commune_<strong>de</strong>_paris-5.jpg<br />
10. Pour plus <strong>de</strong> détails, voir le <strong>de</strong>rnier chapitre sur<br />
par bien <strong>de</strong>s aspects façonné les enjeux,<br />
les débats et en réalité la texture même <strong>de</strong><br />
toute la gauche française dans sa diversité,<br />
y compris pour ceux qui la trouvent par<br />
trop encombrante.<br />
À bien <strong>de</strong>s égards, les débats, les <strong>questions</strong><br />
posées par la Révolution <strong>de</strong> 1789 continuent<br />
<strong>de</strong> nourrir l’imaginaire politique et social<br />
<strong>de</strong> ce pays. Reprendre l’analyse <strong>de</strong>s traits<br />
saillants, <strong>de</strong>s fulgurances mais aussi <strong>de</strong>s<br />
impasses sur plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux siècles est plus<br />
que jamais utile pour aller <strong>de</strong> l’avant, lié<br />
« à son histoire et par son histoire » disait le<br />
vieux Engels.<br />
La question <strong>de</strong> la République, par exemple,<br />
ne peut se poser aujourd’hui dans les mêmes<br />
termes que ceux <strong>de</strong> l’an ii, ou même <strong>de</strong> la<br />
fin du xix e siècle. Le bilan du xx e siècle,<br />
<strong>de</strong> la guerre <strong>de</strong> 1914, en passant par les<br />
guerres coloniales est passé par là. Il n’y a<br />
pas <strong>de</strong> retour possible aux sources, souvent<br />
mythifiées d’ailleurs, comme si tout cela<br />
n’était qu’une parenthèse et qu’il fallait<br />
juste retrouver le fil cassé. Il y a un passif<br />
et il est indélébile. C’est au <strong>de</strong>meurant la<br />
même chose pour le communisme même<br />
si c’est une autre histoire.<br />
Mais à l’inverse construire, reconstruire<br />
un projet émancipateur majoritaire, un<br />
grand discours unifiant, ne pourra se faire<br />
sur la base <strong>de</strong> l’ignorance d’un passé qui<br />
<strong>de</strong>meure si présent.<br />
Dépasser la République bourgeoise vers<br />
la République sociale ne se fera pas dans<br />
la continuité mais dans la rupture avec les<br />
institutions étatiques. Mais si le bilan du<br />
productivisme dans la gauche radicale est<br />
en cours, les sirènes <strong>de</strong> l’étatisation sont<br />
encore bien présentes. Et si la République<br />
doit être sociale, il reste aussi beaucoup à<br />
faire pour qu’elle soit autogestionnaire...<br />
la construction <strong>de</strong> la basilique du sacré-cœur dans<br />
Paris, capitale <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, David Harvey, Prairies<br />
Ordinaires<br />
11. Le Rouge et le bleu, Roger Martelli, L’Atelier<br />
12. http://www.gauchemip.org/spip.php?article13439<br />
13. http://www.conseil-constitutionnel.fr/<br />
conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/<br />
les-constitutions-<strong>de</strong>-la-france/constitution-du-24juin-1793.5084.html<br />
14. Marx Engels et la Troisième République<br />
1871/1895 p93<br />
15. http://www.matierevolution.org/spip.<br />
php?article188815<br />
16. http://fr.wikisource.org/<br />
wiki/%C3%89tu<strong>de</strong>s_socialistes/<br />
Le_Socialisme_et_la_vie16<br />
17. http://libertarian-labyrinth.org/archive/<br />
The_Proudhon-d%E2%80%99H%C3%A9ricourt_<br />
Debate<br />
7
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
République et oppressions,<br />
le « droit égal », c’est l’affaire <strong>de</strong> tous<br />
Louis-Marie Barnier<br />
Cet exposé s’inscrit<br />
dans <strong>de</strong>s journées d’étu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> la <strong>Gauche</strong> anticapitaliste.<br />
Il se permet donc <strong>de</strong> faire<br />
l’impasse sur un certain<br />
nombre d’éléments<br />
stratégiques qui viendront<br />
plus tard dans la journée<br />
enrichir ce propos,<br />
ce qui risque à défaut <strong>de</strong> le<br />
faire paraître déséquilibré<br />
sur un certain nombre<br />
<strong>de</strong> <strong>questions</strong>.<br />
De même, et parce qu’il<br />
se situe dans ce cadre,<br />
il risque d’être plus affirmatif<br />
que démonstratif<br />
sur un certain nombre<br />
d’éléments concernant<br />
les oppressions, afin <strong>de</strong> mettre<br />
l’accent sur les dimensions<br />
<strong>de</strong> débat.<br />
Nous nous permettrons<br />
donc <strong>de</strong> renvoyer à d’autres<br />
textes concernant<br />
l’approfondissement<br />
<strong>de</strong> certains points.<br />
L es<br />
sociétés, historiquement, sont le<br />
lieu d’oppressions spécifiques diverses,<br />
telles que l’oppression <strong>de</strong>s femmes, <strong>de</strong>s<br />
immigréEs, <strong>de</strong>s handicapéEs, <strong>de</strong>s homosexuelLEs…<br />
Le capitalisme les (re)configure<br />
dans un rapport global capital/travail qui leur<br />
donne leur forme sociale actuelle, même si<br />
ces oppressions font souvent appel à <strong>de</strong>s ressorts<br />
plus profonds. Les résistances contre les<br />
oppressions, et donc les mouvements sociaux<br />
qui structurent ces résistances, s’inscrivent<br />
donc « objectivement » dans une lutte globale<br />
contre le capitalisme. 1 Pour autant rien n'est<br />
si simple, et la compréhension <strong>de</strong> l'enjeu<br />
central <strong>de</strong> l'affrontement avec le capitalisme<br />
ne va pas <strong>de</strong> soi. Les mouvements sociaux<br />
contre les oppressions prennent souvent la<br />
forme d'une idée abstraite <strong>de</strong> l'égalité ou <strong>de</strong><br />
l'émancipation, n'inscrivant pas ces luttes<br />
dans la lecture <strong>de</strong>s rapports sociaux réels <strong>de</strong><br />
la société capitaliste.<br />
Mais réciproquement, les mouvements révolutionnaires<br />
ne donnent souvent qu’un statut<br />
annexe à ces luttes par rapport à la prise du<br />
pouvoir. Elles sont pourtant « le carburant<br />
<strong>de</strong> la révolution » suivant une expression<br />
<strong>de</strong> Daniel Bensaïd 2 . Mais ne sont-elles pas<br />
plus que ça ? La rencontre du mouvement<br />
ouvrier avec le mouvement républicain, qui<br />
ont grandi ensemble <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux siècles, a<br />
permis d'avancer quelques pistes. Une <strong>de</strong><br />
ces rencontres s'est faite autour du droit <strong>de</strong><br />
vote et <strong>de</strong> l'exigence du suffrage universel,<br />
tel que le mouvement <strong>de</strong>s Suffragettes en<br />
Gran<strong>de</strong>-Bretagne. Laissant la question (centrale)<br />
du suffrage universel, qui nécessiterait<br />
un développement en soi, nous proposons<br />
d'abor<strong>de</strong>r cette relation entre mouvements<br />
ouvrier et républicain à travers la notion <strong>de</strong><br />
citoyenneté.<br />
La révolution a porté (et a été portée par) la<br />
force <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> l’homme et du citoyen.<br />
Ils ont pu représenter, au nom <strong>de</strong> l’égalité <strong>de</strong>s<br />
droits entre tous citoyens, une réponse aux<br />
oppressions spécifiques que nous étudierons<br />
dans la première partie. Nous proposons<br />
d’abor<strong>de</strong>r dans la secon<strong>de</strong> partie les oppressions<br />
à travers la notion <strong>de</strong> rapport social,<br />
notion qui permet <strong>de</strong> donner toute leur<br />
dimension émancipatrice aux luttes contre<br />
les oppressions. Enfin, nous interrogerons<br />
le droit, l’appel au « droit égal », et ce que sa<br />
sollicitation nous apprend sur l'État.<br />
Juste une remarque avant <strong>de</strong> commencer,<br />
j’interviens <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années en formation<br />
syndicale et je fais souvent étudier l’actualité<br />
<strong>de</strong> la Charte d’Amiens. Pour les stagiaires,<br />
la définition du mot « oppression » n’est pas<br />
spontanée, quelquefois une femme annonce<br />
qu’elle la connait à cause <strong>de</strong> l’oppression <strong>de</strong>s<br />
femmes, mais souvent le stage entier se met<br />
d’accord pour définir l’oppression comme<br />
« pression » sur les salariés… Il reste donc<br />
beaucoup à reprendre dans ce domaine !<br />
1/ La réponse paradoxale<br />
<strong>de</strong> la citoyenneté<br />
La révolution française a nié les oppressions<br />
spécifiques. Mais elle leur a apporté une<br />
réponse particulière, qui, tout en les niant,<br />
propose une voie pour leur dépassement :<br />
la citoyenneté.<br />
le mythe <strong>de</strong> la citoyenneté<br />
républicaine<br />
Dans la représentation imaginaire proposée<br />
pour la société, les révolutionnaires <strong>de</strong> 1789<br />
refusent les corps intermédiaires. Plus le<br />
processus enclenché par 1789 va progresser,<br />
plus cette idée sera forte : seul l'État doit<br />
diriger la Nation.<br />
C’est donc la négation <strong>de</strong> la société civile<br />
comprise comme somme d’intérêts particuliers<br />
: « La société civile embrasse l'ensemble <strong>de</strong>s<br />
rapports matériels <strong>de</strong>s individus à l'intérieur<br />
d'un sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> développement déterminé <strong>de</strong>s<br />
forces productives. Elle embrasse l'ensemble <strong>de</strong><br />
la vie commerciale et industrielle d'une étape<br />
et débor<strong>de</strong> par là même l'État et la nation<br />
[…] L'organisation sociale issue directement<br />
<strong>de</strong> la production et du commerce […] forme<br />
en tout temps la base <strong>de</strong> l'État et du reste <strong>de</strong><br />
la superstructure idéaliste. 3 »<br />
La nuit du 4 aout 1789 abolit les privilège,<br />
elle déclare que chacun est « libre et égal », a<br />
<strong>de</strong>s droits égaux. Le point d’orgue <strong>de</strong> cette<br />
démonstration va se faire à travers la loi Le<br />
Chapelier (juin 1791), qui interdit tout<br />
droit <strong>de</strong> coalition (ce qui regroupe à la fois le<br />
droit <strong>de</strong> grève et d’association). Les maîtres<br />
et compagnons ne peuvent prendre d’arrêtés<br />
sur leurs « prétendus intérêts communs ». Ceci<br />
concerne aussi bien le mouvement syndical<br />
que patronal (après la reconnaissance du<br />
droit <strong>de</strong> grève en 1864, il faut attendre 1884<br />
pour l’autorisation du Comité <strong>de</strong>s forges).<br />
Fondamentalement, la loi Le Chapelier est<br />
un refus non pas <strong>de</strong> l’existence d’intérêts<br />
particuliers ou contradictoires, mais <strong>de</strong> leur<br />
résolution à travers <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> forces<br />
collectifs. L'État porte l’intérêt général : c’est<br />
donc lui qui tranche les différends entre<br />
particuliers. Toutes les <strong>questions</strong> particulières<br />
doivent trouver leur solution à travers la<br />
défense <strong>de</strong> l’intérêt général.<br />
mais la révolution avance aussi<br />
une dimension émancipatrice<br />
8 Journées d’étu<strong>de</strong>
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
fondamentale un homme = une<br />
femme = une immigrée = une jeune<br />
= une homosexuelle = une voix<br />
On ne dira jamais assez la force émancipatrice<br />
<strong>de</strong> cette idée <strong>de</strong> citoyenneté, qui donne<br />
autant <strong>de</strong> poids à chacun <strong>de</strong>s participants<br />
à la société. C’est en son nom que tant <strong>de</strong><br />
mouvements d’émancipation se sont faits.<br />
Elle structure notre projet d’émancipation.<br />
La révolution a construit un objet, c’est le<br />
« sujet <strong>de</strong> droit », toute personne pouvant<br />
conclure un contrat en son nom. Une date<br />
rappelée souvent, dans la longue marche<br />
du mouvement <strong>de</strong> libération <strong>de</strong>s femmes,<br />
c’est quand elles ont pu ouvrir un compte<br />
en banque à leur nom sans l’autorisation<br />
<strong>de</strong> leur mari, en 1965. Mais pour nous<br />
les rapports sociaux ne se réduisent pas à<br />
cette conception contractuelle <strong>de</strong> la société.<br />
L’évolution entre les trois Déclarations <strong>de</strong><br />
l’homme et du citoyen (1789, 1793, 1795)<br />
rappelle d’ailleurs combien la secon<strong>de</strong>,<br />
qui donne <strong>de</strong>s droits à tout « homme et<br />
citoyen », s’oppose à la troisième marquée<br />
par la contre-révolution thermidorienne<br />
associant « droits et <strong>de</strong>voirs ».<br />
Ce citoyen s’opposait au modèle du droit<br />
statutaire <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> féodale : chacun<br />
possédait un pouvoir défini par son statut.<br />
L’abolition <strong>de</strong>s privilèges du 4 aout<br />
correspond aussi à l’interdiction <strong>de</strong> toutes<br />
les hiérarchies qui structuraient la société<br />
(dont les corporations). En cela, l’idée qu’on<br />
aurait <strong>de</strong>s droits différents, suivant qu’on<br />
est un homme ou une femme, un immigré<br />
étranger ou un « Français » (les immigrés<br />
votent aux élections prudhomales <strong>de</strong>puis<br />
1982, mais ne sont toujours pas éligibles),<br />
relève bien <strong>de</strong> cette logique statutaire qu’il<br />
faut sans cesse dénoncer.<br />
Certes la réponse dans le cadre capitaliste<br />
reste celle d’une démocratie formelle. Des<br />
courants marxistes dénoncent d’ailleurs le<br />
masque <strong>de</strong> « l’égalité formelle » qui permet<br />
<strong>de</strong> mieux accepter <strong>de</strong> se faire exploiter.<br />
Mais c’est la force émancipatrice <strong>de</strong> la<br />
citoyenneté qui nous intéresse ici.<br />
Une certaine approche républicaine pourrait<br />
croire advenue la fin <strong>de</strong>s oppressions dès<br />
lors que l’égalité républicaine est obtenue<br />
et appliquée. Les luttes contre les discriminations<br />
mettent souvent l’accent sur<br />
l’égalité, comme un idéal abstrait, sans<br />
considérer comment ces rapports sociaux<br />
organisent la société.<br />
Nous avons <strong>de</strong>ux réponses à cette approche.<br />
Nous <strong>de</strong>vons à Balibar l’insistance sur<br />
l’idée que la citoyenneté porte aussi sa<br />
propre limite : elle ne s’applique qu’en<br />
co-construction avec la nation, laquelle<br />
implique l’exclusion <strong>de</strong> ceux qui n’y sont<br />
pas voire l’opposition aux autres. La nation<br />
se construit contre les autres nations.<br />
Mais surtout, c’est une incompréhension<br />
janvier 2013<br />
<strong>de</strong> la nature <strong>de</strong>s oppressions, qui trouvent<br />
leur sens dans les rapports sociaux.<br />
2/ L’homme est<br />
le produit <strong>de</strong> rapports<br />
sociaux<br />
Réfléchir en termes <strong>de</strong> rapports sociaux<br />
plutôt qu’en termes d’oppression ou <strong>de</strong><br />
domination, permet <strong>de</strong> mieux comprendre<br />
ce qui se joue dans la société capitaliste et<br />
d’associer ces luttes au combat anticapitaliste.<br />
1.qu’est-ce qu’un rapport social ?<br />
Marx nous dit : « L’essence humaine n’est pas<br />
une abstraction inhérente à l’individu singulier.<br />
Dans sa réalité, c’est l’ensemble <strong>de</strong>s rapports<br />
sociaux. » (6 e thèse sur Feuerbach). Mais<br />
qu’est-ce donc que ces rapports sociaux ?<br />
Voici quelques exemples <strong>de</strong> mouvements<br />
sociaux et <strong>de</strong> rapports sociaux : oppressions<br />
<strong>de</strong>s femmes ; rapport social <strong>de</strong> « race » ; oppression<br />
<strong>de</strong> la classe ouvrière ; rapport entre<br />
individus biens portants/handicapés. Il en<br />
est tant d’autres, le co<strong>de</strong> du travail prévoit<br />
quatorze cas <strong>de</strong> discrimination…<br />
Quelques idées brèves à ce sujet 4 :<br />
Les groupes sociaux se déterminent autour<br />
<strong>de</strong> rapports sociaux. Ils n’existent pas pour<br />
eux-mêmes, mais sont définis par ces oppositions<br />
(homme/femme, blanc/noir).<br />
Il existe donc une co-construction <strong>de</strong>s<br />
groupes sociaux antagoniques dans leur<br />
relation réciproque. Comme le dit Marx<br />
dans le Manifeste, l’histoire est l’histoire<br />
<strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong> classe, du rapport entre <strong>de</strong>ux<br />
groupes dominants et dominés, pas <strong>de</strong> la<br />
domination d’un groupe.<br />
Les groupes s’opposent autour d’un enjeu :<br />
ici, dans la société capitaliste, c’est fondamentalement<br />
la division sociale du travail,<br />
prise au sens le plus large. Les femmes dans<br />
la sphère <strong>de</strong> la reproduction du travail, les<br />
immigréEs dans les travaux sales… mais cet<br />
enjeu peut être reformulé par l’idéologie<br />
dominante (l’égalité <strong>de</strong>vient égalité <strong>de</strong>s<br />
chances). Le combat contre l’homophobie<br />
tourne autour <strong>de</strong> l’ordre moral, contrepoint<br />
<strong>de</strong> l’ordre social.<br />
Fondamentalement, l’oppression s’accompagne<br />
d’un double processus : la division<br />
sociale du travail et la valeur différente<br />
attribuée aux différentes tâches.<br />
La forme idéologique <strong>de</strong> la domination<br />
(racisme, sexisme, etc.) vient parachever<br />
le système, en offrant un cadre qui permet<br />
<strong>de</strong> penser l’autre comme inférieur, et donc<br />
« rendre naturelle » sa position sociale.<br />
Les rapports sociaux sont construits historiquement,<br />
ils ont une histoire, ils ne sont<br />
pas « naturels ».<br />
2.i<strong>de</strong>ntités multiples<br />
Chacun relève <strong>de</strong> différents rapports sociaux.<br />
On est à la fois homme ou femme, blanc<br />
ou noir, homosexuel ou hétérosexuel…<br />
Chacun <strong>de</strong>s combats spécifiques contre<br />
l’oppression nous implique à plus d’un titre.<br />
Les trois rapports sociaux <strong>de</strong> « race », <strong>de</strong><br />
classe et <strong>de</strong> genre sont les plus fortement<br />
imbriqués aux rapports d’exploitation, ils<br />
s’imbriquent, se combinent, il faut les penser<br />
comme consubstantiels et non comme<br />
existant chacun séparément, comme le<br />
souligne D. Kergoat. 5<br />
3.tous les rapports sociaux<br />
s’inscrivent dans les rapports<br />
capitalistes,<br />
mais ne s’y réduisent pas.<br />
Les rapports d’exploitation ten<strong>de</strong>nt à mo<strong>de</strong>ler<br />
l’ensemble <strong>de</strong>s rapports sociaux :<br />
« Le capitalisme ne se réduit pas aux rapports<br />
entre le patronat et les exploitéEs. Il est plus<br />
qu’un rapport économique. Il tend à mo<strong>de</strong>ler<br />
l’ensemble <strong>de</strong>s rapports sociaux. Le rapport<br />
d’exploitation s’efforce <strong>de</strong> se subordonner<br />
toute la société. Il pénètre progressivement<br />
tous les aspects <strong>de</strong> la vie, imposant en même<br />
temps la marchandisation <strong>de</strong> toutes les activités<br />
humaines. Ayant comme moteur la<br />
production sans fin du profit et la mise en<br />
valeur du capital, il englobe désormais dans<br />
sa phase globalisée la planète entière. C’est<br />
<strong>de</strong> son extension que procè<strong>de</strong> la nécessité et<br />
la possibilité d’unifier les divers combats <strong>de</strong>s<br />
exploitéEs et <strong>de</strong>s oppriméEs. » 6<br />
4.les luttes <strong>de</strong>s mouvements<br />
sociaux ont une dimension<br />
émancipatrice, qui<br />
ne résume pas À une question<br />
d’égalité.<br />
C’est à travers les luttes <strong>de</strong> ces mouvements<br />
sociaux que peuvent se définir <strong>de</strong> nouveaux<br />
rapports sociaux.<br />
Trois arguments sont traditionnellement<br />
mis en avant dans notre courant pour<br />
promouvoir l’autonomie <strong>de</strong> ces mouvements<br />
sociaux : ces mouvements posent<br />
<strong>de</strong>s <strong>questions</strong> politiques avec une perception<br />
propre que nous <strong>de</strong>vons intégrer ; la<br />
dimension émancipatrice <strong>de</strong> ces combats<br />
spécifiques ne peut être inféodée à la <strong>stratégie</strong><br />
<strong>de</strong> partis ; la révolution ne résoudra<br />
pas ces oppression spécifiques (même si les<br />
conditions matérielles permettent <strong>de</strong> les<br />
dépasser). Cette autonomie est essentielle<br />
pour notre projet révolutionnaire, parce<br />
que les schémas d’émancipation que nous<br />
défendons reposent sur la prise en charge<br />
par les opprimés eux-mêmes <strong>de</strong> la lutte<br />
contre leur oppression. C’est au sein <strong>de</strong>s<br />
rapports sociaux, et donc au sein même<br />
<strong>de</strong> leur refus collectif, que s’élaborent les<br />
outils/bases pour dépasser les oppressions. 7<br />
5.pourquoi bourdieu n’est pas<br />
marxiste<br />
En ce sens, mettre l’accent sur la seule<br />
9
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
Photothèque Rouge/nils<br />
domination, comme a pu le faire Bourdieu (par ailleurs<br />
passionnant à lire), ne permet pas <strong>de</strong> comprendre<br />
comment les groupes sociaux s’organisent autour <strong>de</strong><br />
leur affrontement. C’est ici accepter pour seule lecture<br />
<strong>de</strong> la société le paradigme dominant, sans y intégrer<br />
les résistances ou les contradictions <strong>de</strong> la situation.<br />
Son approche conduit à un pessimisme historique :<br />
pourquoi un groupe opprimé <strong>de</strong>viendrait-il tout d’un<br />
coup capable <strong>de</strong> se libérer, alors même qu’il est obligé<br />
<strong>de</strong> penser dans les cadres <strong>de</strong> la culture dominante, et<br />
que sa seule perspective est soit <strong>de</strong> se conformer par<br />
solidarité au groupe dominé, soit <strong>de</strong> « s’assimiler l’idéal<br />
dominant » 8 par la promotion individuelle 9 ? Lui répond<br />
d'ailleurs l'image <strong>de</strong> la grève générale insurrectionnelle,<br />
où, brusquement libéré <strong>de</strong> ses chaîne, le prolétariat<br />
<strong>de</strong>viendrait sujet révolutionnaire.<br />
Au contraire, le marxisme est une théorie <strong>de</strong> la<br />
contradiction.<br />
C‘est évi<strong>de</strong>mment la recherche <strong>de</strong> l’hégémonie par le<br />
prolétariat suivant le schéma gramscien qui contredit<br />
le mieux cette approche par la domination : préfigurer<br />
d’autres rapports sociaux déjà sous le régime capitaliste,<br />
convaincre qu’ils représentent un progrès pour toute<br />
la société, approche qui enrichit d’ailleurs certains<br />
modèles simplificateurs <strong>de</strong> la construction d’une<br />
contre-hégémonie du prolétariat.<br />
Le chemin <strong>de</strong> l'État, à travers l’exigence <strong>de</strong> droits,<br />
permet d’avancer quelques pistes dans le sens d’une<br />
centralisation du combat anticapitaliste.<br />
3/ L'État,<br />
source d’oppression, chemin<br />
<strong>de</strong> l’émancipation ?<br />
Les résistances à l’oppression trouvent une expression<br />
institutionnelle. On retrouvera cela lorsqu’on analysera<br />
plus tard les institutions. C’est même souvent la<br />
forme institutionnelle qui structure sous une certaine<br />
forme les groupes <strong>de</strong> résistance. Le groupe y gagne<br />
une reconnaissance institutionnelle, pour rendre<br />
légitime la constitution d’un groupe <strong>de</strong>s opprimés<br />
et organiser sa représentation, construire le rapport<br />
<strong>de</strong> forces. Le syndicalisme en est sans doute la forme<br />
la plus criante, mais les mouvements associatifs, ou<br />
la forme institutionnelle <strong>de</strong> la Gay Pri<strong>de</strong> montrent<br />
que pour exister, il faut s’inscrire dans les institutions<br />
(voire dans les rapports marchands !)…<br />
Cette forme institutionnelle prend la forme <strong>de</strong> luttes<br />
pour la reconnaissance <strong>de</strong> droits… Nous pouvons<br />
discerner trois étapes dans cette démarche.<br />
<strong>de</strong>s droits concrets, sociaux, d’accès à l’éducation,<br />
aux soins, etc. Mais leurs exigences ne<br />
s’arrêtent pas là. Elles ne sauraient non plus<br />
se limiter à une « exigence démocratique »<br />
d’expression politique. Les groupes en lutte<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt la reconnaissance du caractère<br />
inégal <strong>de</strong> la situation.<br />
Ces luttes participent <strong>de</strong> la mise en évi<strong>de</strong>nce<br />
que la politique doit diriger la société, imposer<br />
d’autres normes, politiques celles-ci, par<br />
rapport à un fonctionnement libéral <strong>de</strong> la société où<br />
l’individu agit en fonction <strong>de</strong> son intérêt. Elles valorisent<br />
l’action politique, et donc la possibilité d’un<br />
changement politique. Elles retrouvent les racines du<br />
mouvement républicain, en affirmant la possibilité <strong>de</strong><br />
changer la société.<br />
2. le droit construit le collectif<br />
Se battre pour <strong>de</strong>s droits égaux participe <strong>de</strong> la construction<br />
du collectif <strong>de</strong> lutte, comme représentant d’un<br />
groupe social en tant que tel, groupe reconnu par les<br />
autres. Des formes <strong>de</strong> représentation <strong>de</strong>s mouvements<br />
<strong>de</strong> lutte dans les institutions républicaines consacreraient<br />
cette reconnaissance (voir au Nicaragua, dans<br />
les années 1980, la représentation <strong>de</strong>s mouvements<br />
<strong>de</strong> femmes ou <strong>de</strong> jeunes à l’Assemblée nationale).<br />
C’est peut-être là que le débat avec une approche<br />
républicaine serait le plus fort, nous pensons que<br />
l’émancipation <strong>de</strong>s opprimés sera l’œuvre <strong>de</strong>s opprimés<br />
eux-mêmes. La construction <strong>de</strong> mouvements<br />
autonomes (vis-à-vis <strong>de</strong> l'État, <strong>de</strong>s partis politiques,<br />
<strong>de</strong>s forces religieuses, etc.) est une <strong>de</strong>s exigences pour<br />
pouvoir penser <strong>de</strong> nouveaux rapports sociaux.<br />
3. les droits égaux,<br />
c’est l’affaire <strong>de</strong> toutes<br />
La prise en charge par l'État amène toute la société à<br />
intégrer ces droits comme relevant d’un projet global,<br />
d’un « intérêt général ». L’exigence du droit égal<br />
<strong>de</strong>vient ainsi pour les groupes opprimés un vecteur<br />
pour s’adresser au reste <strong>de</strong> la société.<br />
Le droit n’est pas ici considéré comme une instance<br />
régulatrice <strong>de</strong>s conflits dans une société d’exploitation,<br />
il a une portée « universelle », pour parler comme<br />
Balibar. Il dépasse les situations privées à qui il dénie<br />
le « droit » <strong>de</strong> créer une zone hors loi, « le privé est<br />
politique » disait-on après Mai 68. De même, il a<br />
pour vocation <strong>de</strong> s’imposer dans l’espace privé <strong>de</strong><br />
l’entreprise, où règne l’exploitation. Certes, le droit<br />
républicain (encore lui) place au même niveau les différents<br />
droits, dont celui <strong>de</strong> la propriété privée. C’est<br />
en son nom que les magistrats refusent <strong>de</strong> s’immiscer<br />
dans les décisions <strong>de</strong> licenciement qui relèvent du<br />
pouvoir d’initiative <strong>de</strong> l’employeur 10 .<br />
Il s’agit donc <strong>de</strong> construire une citoyenneté concrète,<br />
basée sur <strong>de</strong>s droits sociaux, à partir <strong>de</strong> l’exigence <strong>de</strong><br />
rapports sociaux différents.<br />
Finalement, on peut distinguer trois approches :<br />
• une approche traditionnelle du mouvement ouvrier,<br />
liant lutte contre les oppressions et unification <strong>de</strong> la<br />
classe ouvrière<br />
• une approche « républicaine », basée sur l’égalité <strong>de</strong>s<br />
droits au sein d’une citoyenneté généralisée<br />
• une approche dynamique cherchant à relier ces<br />
<strong>de</strong>ux approches…<br />
1.les groupes sociaux opprimés se battent<br />
pour <strong>de</strong>s droits égaux<br />
Les luttes <strong>de</strong>s groupes opprimés n’appellent pas à<br />
une égalité formelle, mais réelle. Elles s’appuient<br />
sur la dynamique <strong>de</strong> l’égalité républicaine. Dans le<br />
champ économique, les groupes opprimés refusent la<br />
surexploitation dont ils sont victimes. Ce sont aussi<br />
10 Journées d’étu<strong>de</strong>
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
Prenons par exemple le droit <strong>de</strong> se syndiquer 11 . Une première lecture<br />
pourrait en faire un élément du rapport <strong>de</strong> forces dans l'échange<br />
économique autour du salaire, permettant <strong>de</strong> donner une force<br />
collective à un contrat qui sinon resterait individuel ; une secon<strong>de</strong><br />
approche lie cette exigence au droit fondamental d'expression et<br />
d'organisation (« constitutionnel ») ; une troisième approche met<br />
l'accent sur l'importance pour toute la société que le groupe <strong>de</strong><br />
salariés soit représenté, parce que son organisation structure le<br />
rapport social sur toute la société, il s'agit donc <strong>de</strong> l'intégration<br />
dans l'intérêt général d'un droit spécifique et la loi doit imposer<br />
sa norme <strong>de</strong> fonctionnement y compris dans l'entreprise.<br />
L’exigence du mariage pour toutes et tous relève aussi d’une<br />
première réaction viscérale : pourquoi écarter d’un droit général<br />
<strong>de</strong>s couples homosexuels ? Leur lutte est la nôtre, parce qu’elle<br />
s’oppose à l’homophobie. Elle relève aussi d’une compréhension<br />
plus vaste <strong>de</strong> l’inscription <strong>de</strong> cette lutte dans la remise en cause <strong>de</strong><br />
cette société, où ordre social et ordre moral sont indissociables.<br />
Là encore, la prise en compte d’un droit égal relève <strong>de</strong> la compréhension<br />
que « l’intérêt général » doit intégrer les luttes <strong>de</strong>s<br />
minorités dans un projet plus vaste.<br />
Notons aussi un débat ouvert <strong>de</strong>puis quelques années : la reconnaissance<br />
<strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong>s oppriméEs peut passer non seulement<br />
par le « droit égal » républicain, mais aussi par un droit inégal,<br />
répondant à la situation inégale. Ceci fait allusion à Marx parlant<br />
d’un droit inégal en déclarant « à chacun selon ses besoins ».<br />
Ces approches ne sont pas incompatibles, elles s’enrichissent<br />
mutuellement… Mais aucune ne peut faire l’impasse sur les<br />
autres. C’est une autre forme <strong>de</strong> rencontre entre mouvement<br />
républicain radical et mouvement ouvrier qui se profile alors,<br />
complétant une première rencontre déjà notée par Eric Hobsbawm<br />
: « Ce qu’il y avait <strong>de</strong> nouveau dans le mouvement ouvrier du<br />
début du xix e siècle, c’est une conscience <strong>de</strong> classe et une ambition <strong>de</strong><br />
classe. [...] La révolution française a donné à cette classe nouvelle la<br />
confiance en soi. La révolution industrielle l’a marquée du besoin<br />
d’une mobilisation permanente. » 12<br />
Remarque complémentaire<br />
Il faudrait sans doute approfondir notre approche<br />
marxiste du droit et <strong>de</strong> l'État. On<br />
ne peut résumer l'État à une superstructure,<br />
justifiant une société inégale et masquant<br />
les rapports <strong>de</strong> classe <strong>de</strong> cette société, où la<br />
justice, la police, l’armée, les trois piliers <strong>de</strong><br />
l'État « ban<strong>de</strong> armée », serait à supprimer. Les<br />
luttes pour les droits sociaux participent <strong>de</strong><br />
la construction <strong>de</strong> la classe ouvrière et <strong>de</strong>s<br />
groupes opprimés. Ces luttes marquent <strong>de</strong> leur<br />
empreinte la construction <strong>de</strong> l'État.<br />
Il existe certes différentes sources <strong>de</strong> droits.<br />
Le système républicain a accompagné, simultanément<br />
à la contractualisation <strong>de</strong>s relations<br />
entre <strong>de</strong>ux individus, le contrat passé entre <strong>de</strong>s<br />
groupes d’individus, par exemple les conventions<br />
collectives (à tous niveaux) dans le droit du<br />
travail. Ces droits conventionnels n’ont pas en<br />
France la même portée que dans d’autres pays,<br />
ils doivent être confortés par les arrêtés d’extension,<br />
pris par l'État, qui leur donnent toute<br />
leur portée dans une branche professionnelle.<br />
De même, les décisions <strong>de</strong> la Cour <strong>de</strong> Justice<br />
européenne ont une gran<strong>de</strong> importance, et<br />
l’Europe libérale en fait souvent un instrument<br />
<strong>de</strong> <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s lois votées dans les pays (les<br />
jurispru<strong>de</strong>nces contre tout obstacle à la concurrence<br />
le montrent bien). Pourtant, en France<br />
janvier 2013<br />
et ailleurs, l'État reste central dans la construction <strong>de</strong>s droits…<br />
Il existe <strong>de</strong>ux approches du droit. Pour l’une, l’approche libérale,<br />
le droit est le régulateur <strong>de</strong>s échanges économiques entre<br />
individus, il impose les normes <strong>de</strong> l’échange inégal. Le droit égal<br />
bourgeois est alors un masque <strong>de</strong> l’échange inégal <strong>de</strong> la force <strong>de</strong><br />
travail contre le salaire. L’autre approche insiste sur « la citoyenneté<br />
dans la constitution du lien social ». Balibar i<strong>de</strong>ntifie « les droits<br />
<strong>de</strong> l’homme à <strong>de</strong>s droits politiques » à propos <strong>de</strong> la déclaration <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>s Droits l’homme et du citoyen. Pour lui, il existe « un ensemble<br />
<strong>de</strong> droits qui ten<strong>de</strong>nt à être incorporés à la citoyenneté elle-même<br />
(même si cette incorporation ne cesse jamais <strong>de</strong> faire débat), et qui,<br />
bien loin <strong>de</strong> s’opposer aux droits politiques (comme le voudrait la<br />
tradition libérale) sont en un sens la partie la plus politique <strong>de</strong> la<br />
citoyenneté. » 13 On voit ici la force <strong>de</strong> l'exigence du respect <strong>de</strong>s droits<br />
fondamentaux, les « communs » anglo-saxons qui reconfigurent<br />
le mouvement altermondialiste actuellement, d'autant que « ce<br />
sont ces droits qui, en tant que nouveaux droits fondamentaux, en<br />
viennent à définir l'humain. » 14<br />
Cette secon<strong>de</strong> approche consacre aussi « l’autonomie <strong>de</strong> l’individu face<br />
à l'État » garantissant ainsi les droits <strong>de</strong> l’individu dans la société,<br />
y compris dans une société socialiste 15 . La force révolutionnaire<br />
<strong>de</strong> la citoyenneté prise dans le sens <strong>de</strong> « l'égaliberté » conduit à<br />
associer citoyenneté, classe ouvrière et sujet révolutionnaire.<br />
Il faudrait néanmoins poursuivre le débat avec Balibar. Nous<br />
ne pouvons notamment être d’accord avec lui, lorsqu’il pousse<br />
l’analyse jusqu’à refuser <strong>de</strong>s « statuts différents » que créerait la prise<br />
en compte <strong>de</strong>s oppressions spécifiques autant par les luttes que<br />
par l'État, jugeant que les « droits <strong>de</strong>s femmes » ou la « protection<br />
<strong>de</strong>s minorités » reviendraient à « une transformation <strong>de</strong>s différences<br />
éthiques ou anthropologiques (les genres sexuels, la santé et la maladie,<br />
les différences d’âges et d’éducation) en différences sociales quantitatives<br />
et essentialistes. » 16 Il appelle alors à « libérer la citoyenneté sociale<br />
<strong>de</strong> son propre sociologisme » (i<strong>de</strong>m). Cette approche, au nom d'un<br />
« postmo<strong>de</strong>rnisme » (p.160), revient à nier les luttes pour les droits<br />
<strong>de</strong>s femmes comme relevant <strong>de</strong> la mise en avant d'un particularisme<br />
ou d'un statut particulier. La « citoyenneté », sous couvert<br />
Photothèque Rouge/Alice.D<br />
11
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
d'une « subversion <strong>de</strong>s normes » (p.161) noie<br />
alors le féminisme...<br />
Pour cet auteur, les luttes spécifiques divisent<br />
la classe ouvrière, la citoyenneté la<br />
rassemble. C’est là une lecture extrême <strong>de</strong><br />
la citoyenneté que nous ne partageons pas.<br />
C’est surtout le refus <strong>de</strong> considérer que les<br />
rapports sociaux structurent non seulement<br />
la société vue comme assemblée d’individus,<br />
mais aussi <strong>de</strong>s groupes opprimés.<br />
Conclusion<br />
L’articulation entre luttes contre toutes<br />
les oppressions et refus <strong>de</strong> l’exploitation<br />
était déjà définie dans la Charte d’Amiens<br />
comme l’objectif central <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong> la<br />
classe ouvrière. « L’émancipation intégrale »<br />
est au centre <strong>de</strong> ce projet. Ces luttes sont<br />
indissociables du combat socialiste, on ne<br />
peut même concevoir une résolution <strong>de</strong><br />
différentes oppressions avant la « révolution »,<br />
tellement leur imbrication est structurelle<br />
au capitalisme. Dans les <strong>de</strong>ux domaines <strong>de</strong><br />
l’oppression et <strong>de</strong> l’exploitation, <strong>de</strong>s avancées<br />
(en termes <strong>de</strong> droits par exemple, ou <strong>de</strong><br />
construction <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> force), sont<br />
1. L-M Barnier, Dégager sept tâches pour une <strong>stratégie</strong> <strong>de</strong> transition :<br />
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22139<br />
2. D. Bensaïd, Stratégie et parti, cours <strong>de</strong> formation, 2007. http://www.europesolidaire.org/spip.php?article19770<br />
3. K. Marx, L’idéologie alleman<strong>de</strong>, Éd. sociales p 128.<br />
4. Pour approfondir : Josette Trat, Au centre <strong>de</strong>s enjeux <strong>de</strong> discriminations, la<br />
division sociale du travail, entretien, Critique communiste juin 2007, http://www.<br />
europe-solidaire.org/spip.php?article9210 Voir aussi : L-M. Barnier, Oppressions,<br />
discriminations, IEFES, formation, novembre 2009. Disponible sur http://<br />
lmbarnier.free.fr : texte en PDF:<br />
5. Voir à ce sujet D. Kergoat, Une sociologie à la croisée <strong>de</strong> trois rapports sociaux,<br />
L’homme et la société n° 177 2010, réédité dans D. Kergoat, Se battre disent-elles, la<br />
Dispute, 2012 : très bon ouvrage sur cette auteure essentielle.<br />
6. LCR, Le mon<strong>de</strong> doit changer <strong>de</strong> base, Manifeste <strong>de</strong> la LCR, 2006 : lcrangers.<br />
free.fr/spip/IMG/pdf/Manifeste_fevrier_2006.pdf, p 31.<br />
7. Pour un approfondissement, voir L-M. Barnier, Rapport social et autonomie,<br />
revue Que faire ?, janvier 2008.<br />
http://lmbarnier.free.fr/documents/BARNIER-rapport-social-et-autonomiejanvier08.pdf<br />
, Texte en pdf.<br />
8. P. Bourdieu, La distinction, Éd <strong>de</strong> Minuit, 2007 p 448.<br />
9. Bourdieu ouvre une faible perspective <strong>de</strong> pouvoir changer cet état <strong>de</strong>s choses, en<br />
expliquant (trois lignes sur un livre <strong>de</strong> 600 pages) que « il y aussi tout ce qui ressortit<br />
à la politique, à la tradition <strong>de</strong>s luttes syndicales, où pourrait rési<strong>de</strong>r le seul principe<br />
véritable d’une contre-culture mais où les effets <strong>de</strong> la domination culturelle ne cessent<br />
pas » (p 459).<br />
10. La Cour <strong>de</strong> Cassation sociale défend « la conciliation nécessaire […] entre la<br />
liberté d’entreprendre, dont découle la liberté <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong>s entreprises, et le droit à<br />
l’emploi » et rend donc légitime les réorganisations au nom <strong>de</strong> la « sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />
compétitivité ». Cour <strong>de</strong> Cassation, communiqué 973 à propos <strong>de</strong>s arrêts « Pages<br />
jaunes », 2006.<br />
11. L-M Barnier et alii, Répression et discrimination syndicales, Note <strong>de</strong> la<br />
Fondation Copernic, 2011.<br />
possibles, participant <strong>de</strong> la construction du<br />
sujet révolutionnaire, tout en restant fragiles<br />
du fait <strong>de</strong> l’offensive libérale permanente…<br />
Ce regroupement autour du refus <strong>de</strong>s oppressions<br />
et <strong>de</strong> l’exploitation capitaliste<br />
suffit-il à définir le sujet révolutionnaire ?<br />
Ce n’est pas si simple. 17<br />
Deux démarches complémentaires peuvent<br />
être repérées.<br />
Une lecture simple <strong>de</strong> la démarche d’hégémonie<br />
fixe comme objectif à la classe ouvrière<br />
<strong>de</strong> représenter l’intérêt général, ce qui lui<br />
donne légitimité pour prendre les rênes <strong>de</strong><br />
l'État au nom <strong>de</strong> tous les groupes sociaux.<br />
L’intégration <strong>de</strong>s luttes <strong>de</strong>s oppriméEs relève<br />
alors d’une démarche d’unification <strong>de</strong> la<br />
classe ouvrière comme sujet révolutionnaire,<br />
intégrant dans son combat toutes les<br />
luttes. Cette approche n’est pas exempte <strong>de</strong><br />
risque d’inféodation <strong>de</strong>s différentes luttes<br />
au combat principal <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong> classe<br />
contre l’exploitation.<br />
Nous préférons proposer la prise en compte<br />
<strong>de</strong> ces luttes pour l’émancipation en les<br />
dotant d’un véritable statut. Le « détour<br />
républicain » pour les droits égaux peut nous<br />
permettre <strong>de</strong> repenser notre démarche dans<br />
ce sens. Dans ce sens, Gramsci propose,<br />
après le premier « moment économico-corporatif<br />
», et le second moment parqué par la<br />
prise <strong>de</strong> conscience d’un intérêt commun<br />
(où se pose déjà la question <strong>de</strong> l'État, mais<br />
seulement pour « obtenir l’égalité politicojuridique<br />
avec les groupes dominants »), un<br />
troisième moment caractérisé par la prise<br />
<strong>de</strong> conscience que « les intérêts corporatifs<br />
propres, dans leur développement présent et<br />
futur, dépassent la sphère corporative, celle du<br />
groupe purement économique, et qu’ils peuvent<br />
et doivent <strong>de</strong>venir les intérêts d’autres groupes<br />
subordonnés en situant toutes les <strong>questions</strong><br />
autour <strong>de</strong>squelles la lutte fait rage non sur le<br />
plan corporatif, mais sur le plan ‘universel’ et<br />
en instaurant ainsi l’hégémonie d’un groupe<br />
social fondamental sur une série <strong>de</strong> groupes<br />
subordonnés. » 18 L’émancipation <strong>de</strong>s peuples<br />
sera l'œuvre <strong>de</strong>s peuples eux-mêmes... Et<br />
<strong>de</strong> toutes et tous ensemble.<br />
Émancipation et révolution sont bien <strong>de</strong>ux<br />
réflexions complémentaires du mouvement<br />
ouvrier.<br />
12. E. Hobsbawm, L’ère <strong>de</strong>s révolutions, Fayard 1998 p 268.<br />
13. E. Balibar, Communisme et citoyenneté : sur Nicos Poulantzas, 1999, repris in<br />
E. Balibar, La proposition <strong>de</strong> l’égaliberté, PUF, 2012, p 190. En voir la critique :<br />
Antoine Artous, Etienne Balibar et la citoyenneté, Contretemps N°15, 2012. Ou<br />
bien : entretien : citoyen Balibar, La vie <strong>de</strong>s idées : http://www.lavie<strong>de</strong>si<strong>de</strong>es.fr/<br />
Citoyen-Balibar.html<br />
14. E. Balibar, Nouvelles réflexions sur l’égaliberté, 2002, in E. Balibar op. cit. 2012,<br />
p 148.<br />
15. A. Artous, Marx et le droit égal, retour critique, in Droit et émancipation,<br />
Cahiers <strong>de</strong> Critique communiste p 72.<br />
16. E. Balibar, Communisme et citoyenneté : sur Nicos Poulantzas, 1999, repris in E.<br />
Balibar, La proposition <strong>de</strong> l’égaliberté, PUF, 2012, p 197.<br />
17 Le Manifeste <strong>de</strong> la LCR <strong>de</strong> 2006 abor<strong>de</strong> cette complexité dans un paragraphe<br />
ambigu, qui propose à la fois la construction subjective <strong>de</strong> la classe ouvrière<br />
autour <strong>de</strong>s luttes contre les oppressions et l’exploitation, mais en donne le rôle<br />
névralgique aux salariés (pour lequel les luttes contre les oppressions s’inscrivent<br />
alors dans sa lutte pour son unité) : « La gran<strong>de</strong> division entre capital et travail,<br />
par son ampleur et sa généralité, influence massivement et modèle en partie l’ensemble<br />
<strong>de</strong>s autres divisions, comme le fait aussi la division sexuelle. Cela ne garantit pas une<br />
i<strong>de</strong>ntité commune du prolétariat, mais en détermine la potentialité. Les classes sociales<br />
ne sont pas, au sens strict, « <strong>de</strong> nature économique ». Elles s’enracinent au niveau <strong>de</strong>s<br />
rapports <strong>de</strong> production et <strong>de</strong> reproduction dans leur ensemble, économiques, mais aussi<br />
sociaux, idéologiques, politiques. Plus généralement, c’est <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong>s classes que naît<br />
le sentiment d’appartenance commune et non <strong>de</strong> simples données sociologiques. Comme<br />
lors <strong>de</strong> toutes les formes <strong>de</strong> mobilisation, <strong>de</strong> lutte, d’organisation par le biais <strong>de</strong>squelles<br />
les salarié-es montrent leur capacité à lutter collectivement, à se dresser contre l’ordre<br />
établi, à jouer ainsi un rôle d’entraînement pour le reste <strong>de</strong> la société. Ce fut et ce sera<br />
encore le cas lors <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s confrontations sociales à venir : l’expérience historique<br />
montre qu’un grand mouvement prolétarien ouvre la voie à un soulèvement généralisé<br />
<strong>de</strong>s opprimés. »<br />
18 A. Gramsci, Cahiers <strong>de</strong> prison, N°13, NRF 1978 p 381.<br />
12 Journées d’étu<strong>de</strong>
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
La Révolution française est-elle<br />
un « objet mort » ?<br />
S'interroger sur la portée <strong>de</strong> la<br />
Révolution française, c'est<br />
classiquement se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />
en quoi elle <strong>de</strong>meure<br />
un événement structurant<br />
pour la mémoire collective :<br />
du clivage gauche/droite,<br />
du clivage révolution/<br />
réaction, et bien sûr réforme/<br />
révolution. Mais au-<strong>de</strong>là<br />
<strong>de</strong> ce questionnement sur les<br />
« stuctures <strong>de</strong> longue durée »<br />
dont elle est la matrice,<br />
quel est l'intérêt pour nous<br />
aujourd'hui <strong>de</strong> nous pencher<br />
encore sur la Révolution<br />
française ?<br />
Quelles sont les <strong>questions</strong><br />
qu'elle nous pose qui sont<br />
toujours d'actualité ?<br />
N'est-elle pas un objet mort ?<br />
Quelle filiation nous<br />
reconnaissons-nous avec elle ?<br />
Pour répondre à ces <strong>questions</strong><br />
je traiterai <strong>de</strong>ux aspects<br />
principaux :<br />
- D'abord la radicalité sociale<br />
et politique <strong>de</strong> la Révolution<br />
et en quoi elle est toujours<br />
porteuse d'enjeux contemporains.<br />
- Ensuite l'éclairage que la<br />
Révolution <strong>de</strong> Saint-Domingue<br />
donne aux <strong>questions</strong> posées.<br />
- Pour conclure par une<br />
critique <strong>de</strong> la « pétrification »<br />
<strong>de</strong> la Révolution<br />
et <strong>de</strong> son assimilation<br />
à la iii e République coloniale,<br />
afin d'ouvrir le débat sur les<br />
filiations possibles avec elle.<br />
janvier 2013<br />
1. Une matrice radicale<br />
Dans un premier temps je vais m'efforcer<br />
<strong>de</strong> mettre en perspective la radicalité démocratique<br />
<strong>de</strong> la Révolution et sa radicalité<br />
sociale : c'est-à-dire l'articulation entre la<br />
radicalité <strong>de</strong> la réforme agraire, la portée<br />
du bilan antiféodal et la fondation révolutionnaire<br />
<strong>de</strong> la République.<br />
1/ la république et le bilan<br />
agraire <strong>de</strong> la révolution<br />
française.<br />
C'est principalement dans le cadre <strong>de</strong> la<br />
comparaison avec la « voie anglaise » que<br />
l'analyse marxiste classique a très tôt distingué<br />
la Révolution française comme « la<br />
voie révolutionnaire par excellence », caractérisée<br />
par la <strong>de</strong>struction totale <strong>de</strong> l'Ancien<br />
Régime et <strong>de</strong> son système économique et<br />
social. Cette radicalité du processus <strong>de</strong><br />
liquidation du système féodal et le fait<br />
qu'il ait été imposé par en bas caractérise<br />
la « voie française ». Cette voie « réellement<br />
révolutionnaire » selon la formule <strong>de</strong> Marx,<br />
est donc par conséquent largement caractérisée<br />
par son bilan radical sur le terrain<br />
agraire. Néanmoins ce bilan est lui-même<br />
étroitement relié à son bilan sur le terrain<br />
politique dans la phase démocratique <strong>de</strong><br />
la Révolution.<br />
Alors qu'en Angleterre la révolution ouvre<br />
la voie à un processus rapi<strong>de</strong> et massif<br />
d'expropriation <strong>de</strong> la paysannerie au profit<br />
<strong>de</strong> l'aristocratie <strong>de</strong>s grands propriétaires<br />
fonciers, la Révolution française entraîne au<br />
contraire une réforme agraire assez radicale.<br />
Celle-ci autorise un transfert significatif <strong>de</strong><br />
la propriété foncière à la paysannerie et<br />
favorise la conservation <strong>de</strong> certains usages<br />
communautaires, à l'encontre du processus<br />
d'enclosure qui s'est produit en Angleterre.<br />
La paysannerie française a non seulement<br />
obtenu la <strong>de</strong>struction radicale <strong>de</strong>s structures<br />
féodales <strong>de</strong> la propriété mais elle a également<br />
réussi à conserver un bénéfice significatif<br />
<strong>de</strong> « sa » révolution dans une consolidation<br />
durable <strong>de</strong> la propriété paysanne <strong>de</strong> la<br />
terre et <strong>de</strong> certains usages communautaires<br />
paysans <strong>de</strong> celle-ci face à l'hégémonie <strong>de</strong><br />
la gran<strong>de</strong> propriété capitaliste.<br />
La portée <strong>de</strong>s acquis dans ce domaine est<br />
la conséquence d'une dynamique révolutionnaire<br />
qui <strong>de</strong> 1789 à 1793 intègre toutes<br />
les couches <strong>de</strong> la paysannerie dans un large<br />
front, jusqu'à l'obtention, au cours <strong>de</strong> l'été<br />
1793, <strong>de</strong> la liquidation totale <strong>de</strong>s privilèges<br />
féodaux. Mais ce bilan est également lié à<br />
l'articulation dans la même pério<strong>de</strong> entre<br />
la révolution paysanne et la dynamique<br />
Emmanuel Arvois<br />
<strong>de</strong>s conquêtes politiques du mouvement<br />
populaire qui s'exprime dans les gran<strong>de</strong>s<br />
journées révolutionnaires du 14 juillet<br />
1789, du 10 août 1792 et <strong>de</strong> mai-juin<br />
1793. Les acquis agraires <strong>de</strong> l'été 1793<br />
sont rendus possibles par la dynamique<br />
politique liée à l'insurrection <strong>de</strong> mai-juin<br />
1793 et à l'adoption <strong>de</strong> la Constitution<br />
démocratique <strong>de</strong> 1793. En définitive, la<br />
radicalité sociale <strong>de</strong> la Révolution française<br />
a largement dépendu aussi <strong>de</strong> sa radicalité<br />
politique, acquise avec l'instauration <strong>de</strong><br />
la République en 1792-93. Il faut donc<br />
se méfier <strong>de</strong>s erreurs <strong>de</strong> perspective au<br />
sujet <strong>de</strong> la République : elle ne constituait<br />
pas alors la pente politique naturelle <strong>de</strong> la<br />
bourgeoisie. Et il faut acter réciproquement<br />
le fait que le déracinement <strong>de</strong> la monarchie<br />
tient aussi à la matrice sociale complexe <strong>de</strong><br />
la Révolution, non réductible aux objectifs<br />
posés a priori d'une révolution bourgeoise.<br />
Bref, il faut tenir compte du processus réel,<br />
<strong>de</strong> sa dynamique et <strong>de</strong>s forces sociales qui le<br />
soutiennent. Il ne fait ainsi aucun doute que<br />
la portée radicale <strong>de</strong> la Révolution en matière<br />
agraire est largement due à l'existence et à<br />
la vitalité d'un courant paysan égalitaire,<br />
et à l'alliance politique et sociale qui s'est<br />
imposée avec lui face à la bourgeoisie modérée<br />
et à la noblesse libérale dans la phase<br />
radicale et démocratique <strong>de</strong> la Révolution,<br />
en 1792-1793. Comme il ne fait aucun<br />
doute non plus que sur ses revendications<br />
égalitaires propres, en particulier en ce qui<br />
concerne l'imposition d'un « maximum »<br />
<strong>de</strong>s exploitations, ce qui aurait conduit à<br />
un partage plus ou moins radical <strong>de</strong>s terres,<br />
ce courant a été en définitive vaincu.<br />
C'est ici qu'intervient la discussion sur<br />
la révolution permanente à propos <strong>de</strong> la<br />
Révolution française.<br />
2/ révolution française<br />
et révolution permanente :<br />
la révolution comme processus<br />
vivant.<br />
Le débat sur la révolution permanente à<br />
propos <strong>de</strong> la Révolution française est un<br />
débat ancien désormais et certainement<br />
dépassé dans beaucoup <strong>de</strong> ses aspects, mais<br />
il conserve un intérêt en ce qui concerne la<br />
considération qu'on doit avoir pour le processus<br />
révolutionnaire lui-même, ses effets,<br />
sa dynamique et ses virtualités. L'apport <strong>de</strong><br />
la théorie <strong>de</strong> la révolution permanente – en<br />
cela on n'entend pas seulement les thèses formulées<br />
par Trotsky, mais une série <strong>de</strong> thèses<br />
présentes dans le marxisme révolutionnaire<br />
<strong>de</strong>puis sa fondation et qui s'opposent à une<br />
13
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
certaine orthodoxie matérialiste historique<br />
– est toujours valable <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue et<br />
permet <strong>de</strong> se prémunir contre un certain<br />
« enfermement finaliste » <strong>de</strong> la révolution,<br />
pour rappeler que le déclenchement d'une<br />
révolution c'est aussi l'ouverture d'un espace<br />
<strong>de</strong> possibles politiques. Du coup,<br />
elle fournit également <strong>de</strong>s armes réflexives<br />
contre le retournement réactionnaire <strong>de</strong><br />
ce finalisme, tel qu'il s'est illustré chez F.<br />
Furet, le chef <strong>de</strong> file en France <strong>de</strong> l'histoire<br />
conservatrice <strong>de</strong> la Révolution française.<br />
Furet a décrit la Révolution comme une<br />
monstrueuse bifurcation hors du continuum<br />
historique « normal » (« tocquevillien ») qui<br />
tendait « naturellement » à l'avènement <strong>de</strong><br />
la démocratie libérale bourgeoise. Il a fait<br />
<strong>de</strong> la Terreur la matrice du totalitarisme<br />
mo<strong>de</strong>rne.<br />
À l'opposé, la théorie <strong>de</strong> la révolution permanente<br />
est liée à une vision <strong>de</strong> l'histoire<br />
qui s'oppose à la fois à l'évolutionnisme<br />
libéral et aux thèses d'une certaine orthodoxie<br />
marxiste sur les étapes historiques<br />
nécessaires. Elle place la révolution au<br />
centre <strong>de</strong> la transformation historique<br />
comme « moment critique » et « processus<br />
vivant » <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction-création <strong>de</strong> l'ordre<br />
social. C'est ce que Trotsky a souligné à<br />
sa manière quand il écrit au chapitre 6 <strong>de</strong><br />
son livre sur la Révolution permanente :<br />
« Il est absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> dire qu'on ne peut jamais<br />
sauter par-<strong>de</strong>ssus les étapes. Le cours vivant<br />
<strong>de</strong>s événements historiques saute toujours par<br />
<strong>de</strong>ssus les étapes, qui sont le résultat d'une<br />
division théorique <strong>de</strong> l'évolution prise dans<br />
sa totalité, […] et, aux moments critiques,<br />
il exige le même saut dans la politique révolutionnaire.<br />
» Et il ajoute : « On peut dire<br />
que la capacité <strong>de</strong> reconnaître et d'utiliser ces<br />
moments distingue avant tout le révolutionnaire<br />
<strong>de</strong> l'évolutionniste vulgaire. »<br />
La formule <strong>de</strong> Trotsky à propos <strong>de</strong> la distinction<br />
entre les révolutionnaires et les<br />
évolutionnistes vulgaires souligne également<br />
le fait que la théorie <strong>de</strong> la révolution permanente<br />
est liée à une expérience vivante<br />
<strong>de</strong> la révolution, à l'opposé d'une approche<br />
entomologique qui consisterait à l'épingler<br />
sur un tableau <strong>de</strong> classification <strong>de</strong>s espèces.<br />
Or précisément, c'est parce qu'elle est liée à<br />
cette approche vivante que la théorie <strong>de</strong> la<br />
révolution permanente fournit également<br />
à mon sens un cadre approprié pour interpréter<br />
la Révolution française. Cela découle<br />
notamment <strong>de</strong> l'attention au « mécanisme<br />
interne » <strong>de</strong>s révolutions plutôt qu'à leur<br />
caractérisation a priori : « Une définition<br />
sociologique générale, révolution bourgeoise, ne<br />
résout nullement les problèmes <strong>de</strong> politique et<br />
<strong>de</strong> tactique, les antagonismes et les difficultés<br />
que pose le mécanisme même <strong>de</strong> cette révolution<br />
bourgeoise », écrit encore Trotsky dans Bilan<br />
et perspectives. Plus largement, la considération<br />
pour le moment révolutionnaire et ses<br />
virtualités, l'attention au processus vivant<br />
et le lien avec une pratique <strong>de</strong> la politique<br />
révolutionnaire, ainsi que la critique <strong>de</strong><br />
l'évolutionnisme libéral et du marxisme<br />
vulgaire sont en définitive <strong>de</strong>s apports<br />
bien vivants pour la compréhension <strong>de</strong> la<br />
Révolution française et <strong>de</strong> sa portée historique.<br />
Des apports toujours utiles en tout<br />
cas dans la confrontation avec l'histoire<br />
conservatrice contemporaine.<br />
Bien entendu la théorie <strong>de</strong> la révolution<br />
permanente (chez Marx, chez Trotsky et<br />
également chez Lénine) fait débat : le récent<br />
livre d'Isaac Johsua en traite abondamment<br />
en mettant en évi<strong>de</strong>nce que ce thème est<br />
lié à celui <strong>de</strong> la transcroissance socialiste<br />
<strong>de</strong> la révolution et qu'en tant que tel il<br />
débouche (il a débouché en URSS !) sur une<br />
impasse en ce qui concerne le sort réservé<br />
à la propriété paysanne, à la paysannerie<br />
comme classe sociale et plus largement à<br />
la petite production (Voir IJ, chapitre 3,<br />
« La paysannerie ou la classe en trop »). Mais<br />
comme catégorie d'analyse du processus<br />
révolutionnaire, en dépit <strong>de</strong>s contradictions<br />
non surmontées dans le cadre <strong>de</strong> la<br />
révolution soviétique qu'elle a léguée aux<br />
générations suivantes, <strong>de</strong>meure une catégorie<br />
d'analyse très riche du processus révolutionnaire<br />
lui-même. Elle est liée au point <strong>de</strong><br />
vue vivant sur la révolution, attentif à son<br />
incan<strong>de</strong>scence, à son rôle <strong>de</strong> formidable<br />
accélérateur historique <strong>de</strong>s contradictions et<br />
<strong>de</strong> leur dépassement. Elle met en évi<strong>de</strong>nce<br />
qu'au cours <strong>de</strong>s processus révolutionnaires<br />
<strong>de</strong> gran<strong>de</strong> ampleur en même temps que les<br />
contradictions anciennes déclinent et sont<br />
réduites, puis vaincues, <strong>de</strong>s contradictions<br />
nouvelles, liées à l'ordre social à venir ou<br />
en train <strong>de</strong> naître, émergent et s'affirment.<br />
De ce point <strong>de</strong> vue, celui <strong>de</strong> la théorie<br />
révolutionnaire, elle est intimement liée<br />
au processus historique lui-même, et à<br />
« l'entrelacement <strong>de</strong>s temps historiques » que<br />
les révolutions amènent au premier plan.<br />
2. Portée <strong>de</strong> la<br />
Révolution française,<br />
portée <strong>de</strong>s Lumières :<br />
Saint-Domingue et<br />
l'abolition <strong>de</strong> l'esclavage<br />
Je vais maintenant essayer d'illustrer la<br />
portée <strong>de</strong> la Révolution française dans la<br />
Révolution <strong>de</strong> Saint-Domingue. C'est-àdire<br />
le développement, dans la plus gran<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>s possessions françaises <strong>de</strong>s Caraïbes et<br />
à partir <strong>de</strong>s événements métropolitains,<br />
d'une « révolution noire » conduisant à<br />
l'indépendance, première d'un long cycle<br />
<strong>de</strong> révolutions et d'indépendances dans<br />
l'aire caraïbe et latino-américaine. Dans<br />
ce cadre je vais essayer également d'illustrer<br />
le rôle joué par la fraction avancée<br />
du mouvement abolitionniste. Ce détour<br />
par Saint-Domingue peut en effet s'avérer<br />
fructueux, non seulement pour apprécier la<br />
portée singulière <strong>de</strong> la Révolution française,<br />
mais également dans le cadre d'un certain<br />
nombre <strong>de</strong> débats contemporains à propos<br />
<strong>de</strong> son legs universaliste.<br />
1. la révolution <strong>de</strong> saintdomingue<br />
: vers la révolution<br />
noire et l'indépendance<br />
À Saint-Domingue, la plus gran<strong>de</strong>, la plus<br />
peuplée et la plus riche <strong>de</strong>s possessions<br />
françaises aux Caraïbes les événements liés<br />
à la Révolution en métropole connaissent<br />
un développement spécifique liée à une<br />
situation spécifique.<br />
La particularité <strong>de</strong> Saint-Domingue à<br />
l'égard <strong>de</strong>s autres îles à sucre du domaine<br />
colonial français tient en gran<strong>de</strong> partie à<br />
l'importance sociale du groupe <strong>de</strong>s « gens <strong>de</strong><br />
14 Journées d’étu<strong>de</strong>
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
1. A contrario, en Martinique et en Gua<strong>de</strong>loupe,<br />
où le groupe « <strong>de</strong>s libres <strong>de</strong> couleur » est à la fois<br />
nettement moins nombreux et moins concurrentiel<br />
sur le terrain économique, le conflit avec les colons<br />
blancs est beaucoup moins aigu. Il n’y a pas dans<br />
ces îles d’insurrection blanche contre l’égalité <strong>de</strong>s<br />
libres <strong>de</strong> couleur comparable à celles que connaît<br />
Saint-Domingue. Une fois qu’elle est bien établie sur<br />
le plan légal (après le décret d’avril 1792) on assiste à<br />
une alliance <strong>de</strong>s blancs et <strong>de</strong>s libres <strong>de</strong> couleur contre<br />
l’abolition et contre la République (avec l’appel à<br />
l’Angleterre en 1794). Quant aux îles <strong>de</strong> l’océan<br />
Indien, un bloc <strong>de</strong>s blancs et <strong>de</strong>s libres <strong>de</strong> couleur se<br />
constitue dès le départ pour maintenir fermement<br />
l’esclavage. Seule donc l’île <strong>de</strong> Saint-Domingue fait<br />
exception à cette configuration du fait à la fois <strong>de</strong> la<br />
résistance blanche à l’égalité et <strong>de</strong> la pression exercée<br />
par les « libres <strong>de</strong> couleur ».<br />
janvier 2013<br />
couleur libres » qui est quasiment à parité<br />
démographique avec les colons blancs. Il<br />
est dans cette île en capacité d'exercer une<br />
concurrence directe sur le terrain économique<br />
face aux planteurs et aux autres colons<br />
blancs. Ce groupe, formé <strong>de</strong> métis et <strong>de</strong><br />
noirs, intègre <strong>de</strong>s propriétaires d'esclaves<br />
et concerne bien entendu également tout<br />
l'encadrement <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s plantations :<br />
régisseurs, économes, surveillants, etc.<br />
Enfin ce sont aussi <strong>de</strong>s commerçants et<br />
<strong>de</strong>s membres <strong>de</strong>s professions libérales,<br />
<strong>de</strong>s soldats... C'est un groupe émergent<br />
largement impliqué dans le système esclavagiste<br />
colonial.<br />
Dans les années qui précè<strong>de</strong>nt la révolution,<br />
le conflit s'exacerbe entre les blancs et les<br />
« libres <strong>de</strong> couleur ». Quand elle débute, il y<br />
a donc dans la situation <strong>de</strong> Saint-Domingue<br />
<strong>de</strong>s contradictions sociales spécifiques qui<br />
tiennent à l'émergence <strong>de</strong> cette « bourgeoisie<br />
<strong>de</strong> couleur » et à l'effort <strong>de</strong> ses rivaux blancs<br />
pour la maintenir dans un état d'infériorité<br />
civile et politique. Ces contradictions vont<br />
se développer et s'accentuer au cours <strong>de</strong>s<br />
événements et leur donner un caractère<br />
révolutionnaire autonome.<br />
Mais il faut insister sur le fait que l'entrée<br />
en action <strong>de</strong>s « libres <strong>de</strong> couleur » est liée<br />
exclusivement à l'exigence <strong>de</strong> voir reconnus<br />
leurs droits civils politiques et pas à la<br />
question <strong>de</strong> l'esclavage et <strong>de</strong> son abolition 1 .<br />
C'est dans ce cadre général qu'il faut comprendre<br />
le développement autonome à partir<br />
<strong>de</strong> l'insurrection générale <strong>de</strong>s esclaves du<br />
nord <strong>de</strong> l'île au cours <strong>de</strong> l'été 1791, <strong>de</strong> la<br />
Révolution <strong>de</strong> Saint-Domingue en une<br />
révolution noire conduisant en définitive<br />
à l'indépendance en 1804. Contrairement<br />
à ce qui se passe dans les autres îles <strong>de</strong>s<br />
Antilles et également aux Mascareignes<br />
(La Réunion et Maurice), le blocage par<br />
les blancs <strong>de</strong> toute avancée concernant<br />
l'égalité <strong>de</strong>s « gens <strong>de</strong> couleur libres » empêche<br />
la constitution à Saint-Domingue<br />
d'un « bloc <strong>de</strong> classe » pour le maintien <strong>de</strong><br />
l'esclavage. Le conflit, y compris armé,<br />
entre ces <strong>de</strong>ux fractions <strong>de</strong> classe crée une<br />
instabilité telle qu'elle a favorisé le succès<br />
initial et le développement <strong>de</strong> l'insurrection<br />
<strong>de</strong>s esclaves en insurrection générale. Il<br />
permet que se constitue en définitive un<br />
front « <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> couleur » libres et<br />
non libres, contre les colons.<br />
2. le rôle <strong>de</strong> la fraction avancée<br />
du mouvement abolitionniste<br />
C'est à partir du développement du processus<br />
révolutionnaire <strong>de</strong> Saint-Domingue qu'il<br />
faut comprendre le processus conduisant<br />
en France à l'adoption du décret d'abolition<br />
<strong>de</strong> l'esclavage en février 1794. C'est<br />
à l'intérieur <strong>de</strong> ce cadre également qu'il<br />
faut saisir l'intervention <strong>de</strong>s abolitionnistes<br />
conséquents dans la défense et la mise en<br />
œuvre d'un programme antiesclavagiste et<br />
dans une certaine mesure aussi anticolonial.<br />
Au cours <strong>de</strong> l'été 1789 le contexte « idéologique<br />
» est plutôt favorable en France à<br />
l'abolition, mais il ne dure pas : il se retourne<br />
rapi<strong>de</strong>ment sous l'action conjuguée <strong>de</strong>s<br />
villes portuaires et du lobby <strong>de</strong>s colons.<br />
Plus largement la « réaction coloniale »<br />
jusqu'en 1792, doit être comprise dans<br />
le contexte d'un reflux plus général <strong>de</strong> la<br />
Révolution après le pic démocratique <strong>de</strong><br />
l'été 1789 (la « Gran<strong>de</strong> Peur » et le vote<br />
sur l'abolition <strong>de</strong>s privilèges le 4 août), et<br />
avant les nouvelles poussées révolutionnaires<br />
<strong>de</strong> 1792, puis 1793. Aussi le débat <strong>de</strong>s<br />
Asemblées (constituante, puis législative)<br />
se cantonne rapi<strong>de</strong>ment à la question <strong>de</strong><br />
l'admission ou non <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> couleurs<br />
libres aux droits <strong>de</strong> citoyens. Un premier<br />
décret dans ce sens, adopté seulement le<br />
15 mai 1791 est révoqué dès le mois <strong>de</strong><br />
septembre <strong>de</strong> la même année.<br />
Pourtant, il est important <strong>de</strong> noter qu'un<br />
courant abolitionniste radical, lié pour ses<br />
cadres à la fraction avancée du mouvement<br />
démocratique, s'est maintenu et qu'il s'exprime<br />
à plusieurs reprises et notamment<br />
en 1791 dans la presse révolutionnaire à<br />
propos <strong>de</strong> l'insurrection <strong>de</strong>s esclaves <strong>de</strong><br />
Saint-Domingue. Quand elle est connue<br />
en métropole, ce courant (qui s'exprime<br />
notamment dans Les Révolutions <strong>de</strong> Paris<br />
et dans Le Créole patriote) prend, au nom<br />
du parallèle avec le 14 juillet, la défense <strong>de</strong>s<br />
insurgés et <strong>de</strong> leur droit à l'insurrection.<br />
Cette défense est d'autant plus remarquable<br />
qu'elle intervient dans un contexte où les<br />
colons conduisent une campagne <strong>de</strong> presse<br />
odieuse accusant les esclaves d'atrocités<br />
et <strong>de</strong> massacres <strong>de</strong> masse. Ce parti <strong>de</strong> la<br />
« Révolution continuée » à Saint-Domingue<br />
reprend alors un combat inauguré pendant<br />
l'été 1789 en faveur <strong>de</strong> l'abolition. Il le fait<br />
dans un contexte radicalement changé en<br />
raison <strong>de</strong> l'insurrection <strong>de</strong>s esclaves <strong>de</strong><br />
Saint-Domingue pour laquelle il prend<br />
clairement fait et cause.<br />
En juin 1793, au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong><br />
l'insurrection parisienne qui a renversé<br />
les Girondins et porté les Montagnards<br />
au pouvoir, une importante délégation<br />
<strong>de</strong> noirs et <strong>de</strong> blancs vient déposer à la<br />
Convention une pétition réclamant l'abolition<br />
<strong>de</strong> l'esclavage. L'organisateur en est<br />
Chaumette, l'un <strong>de</strong>s auteurs <strong>de</strong>s articles <strong>de</strong><br />
1791 défendant l'insurrection <strong>de</strong>s esclaves<br />
et également membre <strong>de</strong> la commune révolutionnaire<br />
<strong>de</strong> Paris, démocrate avancé très<br />
lié au mouvement sans culotte. La pétition<br />
est soutenue entre autre par l'Abbé Grégoire,<br />
évêque constitutionnel, conventionnel<br />
et membre historique <strong>de</strong> la Société <strong>de</strong>s<br />
Amis <strong>de</strong>s Noirs. Elle est vigoureusement<br />
applaudie, mais renvoyée au Comité, qui<br />
l'enterre.<br />
15
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
De fait la <strong>de</strong>rnière phase du combat pour<br />
l'abolition, sous la Convention « montagnar<strong>de</strong><br />
» et la Terreur, est marquée par la<br />
résistance importante du parti colonial dont<br />
l'influence continue <strong>de</strong> s'exercer y compris<br />
à l'intérieur du Comité <strong>de</strong> salut public. Il<br />
convient en général, et également sur les<br />
<strong>questions</strong> coloniales, <strong>de</strong> se gar<strong>de</strong>r d'une<br />
représentation <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong> dans son<br />
ensemble comme apogée démocratique<br />
<strong>de</strong> la Révolution. La poussée populaire <strong>de</strong><br />
l'été 1793, renverse les Girondins, porte les<br />
Montagnards au pouvoir et amène l'adoption<br />
<strong>de</strong> la Constitution « démocratique » <strong>de</strong><br />
1793, immédiatement suspendue après son<br />
adoption « jusqu'à la paix ». Cette poussée<br />
ouvre la voie à la Terreur, mais elle ne détermine<br />
pas à elle seule le contenu social<br />
et politique et la physionomie compliquée<br />
<strong>de</strong> cette phase <strong>de</strong> la Révolution.<br />
La question coloniale en tout cas illustre<br />
ses contradictions et ses ambivalences et<br />
également celles du groupe dirigeant constitué<br />
autour <strong>de</strong> Robespierre qu'elle porte au<br />
pouvoir. Y. Bénot (La Révolution française<br />
et les colonies, 1987) insistait ainsi sur la<br />
persistance du dérapage nationaliste engagé<br />
sous la Convention girondine. En tout cas,<br />
la question <strong>de</strong> la guerre et <strong>de</strong> la défense nationale<br />
comman<strong>de</strong>nt largement les positions<br />
et favorisent le soutien, au moins tacite, <strong>de</strong>s<br />
comités <strong>de</strong> gouvernement à une réalpolitique<br />
coloniale hostile à l'abolition. Abolition<br />
dont on voit bien qu'elle conduit désormais<br />
Saint-Domingue vers l'indépendance. Le<br />
18 novembre 1793 Robespierre prononce<br />
un discours dans lequel il dénonce « […] la<br />
faction qui voulait en un instant affranchir et<br />
armer tous les nègres pour détruire nos colonies<br />
[…] ». Sans entrer dans le détail par ailleurs<br />
très compliqué du débat qui a lieu à ce<br />
moment dans les milieux dirigeants <strong>de</strong> la<br />
Révolution sur le sort <strong>de</strong> Saint-Domingue<br />
et <strong>de</strong>s colonies, il est incontestable en tout<br />
cas que les abolitionnistes radicaux militent<br />
à contre-courant face au gouvernement<br />
révolutionnaire.<br />
C'est donc <strong>de</strong> la Convention elle-même que<br />
vient la décision <strong>de</strong> l'abolition. La Convention<br />
montagnar<strong>de</strong>, où siègent encore <strong>de</strong>s<br />
abolitionnistes déterminés, se révélant ainsi<br />
plus avancée comme direction révolutionnaire<br />
que le gouvernement <strong>de</strong>s comités. En<br />
tout cas, le courant abolitionniste radical<br />
conserve sur elle une influence qu'il n'a pas<br />
sur eux. Mais ce sont avant tout les événements<br />
révolutionnaires <strong>de</strong> Saint-Domingue<br />
et l'action <strong>de</strong> Sonthonax et <strong>de</strong> son collègue<br />
Polverel, les commissaires civils envoyés au<br />
printemps 1792, qui créent les conditions<br />
concrètes <strong>de</strong> cette avancée légale. Sonthonax<br />
est lui-même un abolitionniste militant lié à<br />
l'aile gauche <strong>de</strong> la Révolution (et significativement<br />
ancien collaborateur <strong>de</strong>s Révolutions<br />
<strong>de</strong> Paris). Pendant<br />
tout le Directoire,<br />
avec d'autres survivants<br />
<strong>de</strong> cette dure<br />
pério<strong>de</strong> : Polverel,<br />
Laveaux, Garran-<br />
Coulon, il défendra<br />
avec détermination<br />
le décret d'abolition<br />
<strong>de</strong> février 1794.<br />
Entre-temps Milscent<br />
(journaliste<br />
abolitionniste : Le<br />
Créole patriote) et<br />
Chaumette (voir<br />
plus haut) ont été<br />
liquidés par le tribunal<br />
révolutionnaire :<br />
l'un comme « brissotin<br />
», l'autre comme<br />
« hébertiste »... La révolution<br />
dévore ses<br />
enfants.<br />
Donc, au cours <strong>de</strong><br />
l'été 1793, un an<br />
après leur arrivée<br />
à Saint-Domingue<br />
comme porteurs du<br />
décret d'égalité <strong>de</strong>s<br />
« libres <strong>de</strong> couleur »<br />
et alors qu'ils sont<br />
restés sous la pression<br />
<strong>de</strong>s événements,<br />
les commissaires civils nouent enfin une<br />
alliance avec les insurgés noirs contre le<br />
bloc colonial contre-révolutionnaire. Le<br />
29 août 1793 Sonthonax proclame l'affranchissement<br />
général pour tout le nord<br />
<strong>de</strong> l'île et l'abolition du Co<strong>de</strong> Noir par la<br />
même occasion. Polverel le suit pour l'ouest<br />
et le sud <strong>de</strong> l'île en septembre. Enfin, en<br />
septembre également les commissaires<br />
font procé<strong>de</strong>r à l'élection <strong>de</strong> trois députés<br />
à la Convention pour Saint-Domingue.<br />
Ceux-ci (Bellay ancien esclave, Mills « libre<br />
<strong>de</strong> couleur » et Dufay ancien colon) sont<br />
envoyés à Paris porteurs d'un rapport sur les<br />
événements <strong>de</strong> Saint-Domingue. Arrivés en<br />
janvier 1794, ils sont arrêtés par le Comité<br />
<strong>de</strong> salut public quelques jours après qu'il<br />
les ait entendus. Ils sont remis en liberté<br />
par la Convention et sont enfin accueillis<br />
en son sein le 6 février. C'est l'audition <strong>de</strong><br />
leur rapport présenté par Dufay le 7 février<br />
qui va déterminer l'assemblée à adopter le<br />
décret d'abolition. Le rapport explique et<br />
justifie la politique suivie par les commissaires<br />
contre le bloc contre-révolutionnaire<br />
et pour la défense <strong>de</strong> l'île contre l'Angleterre.<br />
L'abolition est présentée dans ce cadre<br />
à la fois comme une mesure <strong>de</strong> défense<br />
<strong>de</strong> la Révolution et <strong>de</strong> défense nationale.<br />
Quelques jours plus tard, Chaumette organise<br />
une réception solennelle <strong>de</strong>s trois<br />
députés par la Commune. Puis il organise<br />
une célébration <strong>de</strong> l'abolition au « Temple<br />
<strong>de</strong> la Raison », c'est-à-dire à Notre-Dame.<br />
C'est une cérémonie à laquelle assiste une<br />
délégation <strong>de</strong> la Convention.<br />
Sous le Directoire, le parti colonial fait <strong>de</strong>s<br />
tentatives pour remettre en cause le décret.<br />
Mais c'est seulement après le 18 brumaire,<br />
avec la dictature <strong>de</strong> Bonaparte, que la restauration<br />
<strong>de</strong> l'esclavage est prononcée,<br />
avec les conséquences que l'on sait pour<br />
Saint-Domingue : la victoire <strong>de</strong> l'armée<br />
noire <strong>de</strong> Dessalines, général successeur <strong>de</strong><br />
Toussaint, contre les troupes françaises, et<br />
l'indépendance totale d'Haïti prononcée le<br />
1 janvier 1804.<br />
Sans avoir <strong>de</strong> valeur démonstrative absolue,<br />
l'histoire <strong>de</strong> la Révolution <strong>de</strong> Saint-Domingue<br />
permet donc d'éclairer <strong>de</strong> manière<br />
nuancée le débat sur les Lumières, et la<br />
portée concrète <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong>s Droits<br />
<strong>de</strong> l'homme. En tout cas, elle illustre la<br />
portée qu'entendait leur donner une minorité<br />
avancée <strong>de</strong> militants et <strong>de</strong> cadres<br />
révolutionnaires, et leur contribution à la<br />
construction d'une majorité abolitionniste<br />
<strong>de</strong>s assemblées, défendue ensuite jusqu'au<br />
coup d'État bonapartiste. Par conséquent,<br />
il convient également <strong>de</strong> ne pas plaquer<br />
sur la Révolution française prise dans son<br />
ensemble, et <strong>de</strong> manière rétrospective,<br />
l'héritage colonial <strong>de</strong> la iii e République.<br />
Plus largement, il faut convenir encore une<br />
fois que la Révolution n'est pas le simple<br />
16 Journées d’étu<strong>de</strong>
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
janvier 2013<br />
accomplissement d'un processus historique<br />
nécessaire et en quelque sorte inéluctable. C'est<br />
l'ouverture d'une crise profon<strong>de</strong> au cours <strong>de</strong><br />
laquelle on assiste à une formidable accélération,<br />
un processus vivant dont le développement<br />
n'est pas écrit a priori.<br />
3. La Révolution française<br />
n'est pas « un bloc »<br />
1. critique <strong>de</strong> la lecture<br />
républicaine conservatrice : contre<br />
la révolution pétrifiée<br />
À l'exception notable <strong>de</strong> Jaurès, l'historiographie<br />
<strong>de</strong> la iii e République poursuivait la construction<br />
d'un consensus à la fois libéral et national sur la<br />
Révolution. La double restauration républicaine,<br />
contre le monarchisme et le bonapartisme et<br />
contre la Commune avait besoin <strong>de</strong> masquer<br />
la lutte <strong>de</strong>s classes qui traverse l'événement <strong>de</strong><br />
part en part et d'arrêter l'histoire : la Gran<strong>de</strong><br />
Révolution formait désormais un tout achevé.<br />
Malgré ses errements et les aléas historiques<br />
(largement imputables à ses excès) elle avait<br />
réintégré son cours normal avec l'établissement<br />
<strong>de</strong> la démocratie libérale et elle portait enfin<br />
dans le cadre <strong>de</strong> ce régime ses véritables fruits.<br />
Compte tenu <strong>de</strong> ses origines, la République<br />
restaurée avait intérêt en effet à célébrer plutôt<br />
la geste parlementaire que les conquêtes du<br />
mouvement populaire. Il fallait donc également<br />
en gommer les contradictions et l'inachèvement<br />
pour ne pas rouvrir le débat : le chapitre était<br />
clos. De là peut-être l'une <strong>de</strong>s clés <strong>de</strong> la formule<br />
<strong>de</strong> Clémenceau (un radical, pas un socialiste...) :<br />
la Révolution « c'est un bloc ». On prend tout,<br />
mais elle est terminée : pétrifiée.<br />
Il faut également évoquer ici la responsabilité<br />
d'une certaine historiographie <strong>de</strong> gauche liée<br />
au communisme français. Même si celle-ci est<br />
différente. Responsabilité qui ne tient pas tant<br />
au fait <strong>de</strong> rendre invisibles les contradictions<br />
sociales, les contradictions <strong>de</strong> classes internes<br />
à la Révolution, que <strong>de</strong> les interpréter négativement<br />
ou d'en sous-estimer la portée et <strong>de</strong><br />
les refermer. En cela aussi il y a eu <strong>de</strong> sa part<br />
dans une certaine mesure une clôture <strong>de</strong> la<br />
Révolution française qui portait atteinte à son<br />
caractère vivant, à son caractère révolutionnaire<br />
si j'ose dire.<br />
Par ailleurs, avec la restauration <strong>de</strong> 1870-1880<br />
la République a enfin épousé définitivement<br />
la nation et l'État.<br />
Une nation dont le contenu et le visage ont<br />
considérablement changé <strong>de</strong>puis 1789-1793<br />
où elle incarnait encore largement le peuple<br />
(ou du moins sa fiction unitaire). Une nation<br />
<strong>de</strong>venue à la fois territoire dans ses frontières (à<br />
reconquérir !) et entité politique et historique<br />
transcendant les divisions <strong>de</strong> classe. Le consensus<br />
national après 1880 a donc été construit largement<br />
en appui sur une paysannerie propriétaire,<br />
épurée par l'action <strong>de</strong> la différenciation et <strong>de</strong> la<br />
concentration capitaliste, et dont les tendances<br />
conservatrices socialement et politiquement se<br />
sont largement affirmées face au mouvement<br />
ouvrier. De ce point <strong>de</strong> vue, la portée politique<br />
<strong>de</strong> la participation <strong>de</strong>s conscrits paysans à la<br />
répression <strong>de</strong> la commune <strong>de</strong> Paris lors <strong>de</strong> la<br />
Semaine sanglante, ne saurait être occultée.<br />
La réaction anti-communar<strong>de</strong> représente un<br />
contrepoint tragique <strong>de</strong>s avancées réalisées<br />
grâce à l'alliance du mouvement paysan et<br />
du mouvement populaire parisien dans la<br />
phase aigüe et démocratique <strong>de</strong> la Révolution<br />
française en 1792-1793. En 1885, dans un<br />
discours célèbre, Ferry déclare : « Les populations<br />
<strong>de</strong>s campagnes sont le fond même <strong>de</strong> la société<br />
française […] C'est pour notre société une base<br />
soli<strong>de</strong>, et, pour la République, une assise <strong>de</strong> granit<br />
que ce suffrage universel <strong>de</strong>s paysans ! » La iii e<br />
République a ainsi tendu avec succès ses efforts<br />
vers l'achèvement <strong>de</strong> la « nationalisation » <strong>de</strong><br />
cette couche essentielle pour garantir la stabilité<br />
<strong>de</strong> l'ordre social et <strong>de</strong> l'État.<br />
Un État que la bourgeoisie a mis près d'un siècle<br />
à conquérir, définir, stabiliser et ancrer dans<br />
sa forme « républicaine ». Il s'enracine dans les<br />
années 1880 grâce à <strong>de</strong>s institutions progressistes<br />
telles que l'école ou la démocratie municipale,<br />
mais il s'appuie également sur le puissant appareil<br />
préfectoral, héritage politico-administratif<br />
du Bonapartisme. L'État <strong>de</strong> la iii e République<br />
est donc la forme enfin trouvée et stabilisée <strong>de</strong><br />
l'État <strong>de</strong> la bourgeoisie triomphante <strong>de</strong>s années<br />
1880. De ce point <strong>de</strong> vue non plus la iii e République<br />
ne saurait être assimilée à sa <strong>de</strong>vancière<br />
<strong>de</strong> 1793-1794 ni même à celle <strong>de</strong> 1848. Mais<br />
cela est également vrai par conséquent <strong>de</strong> la<br />
nature <strong>de</strong> l'État républicain acquise avec la<br />
iii e République. Parce que la République comme<br />
forme démocratique ne lui est pas entièrement<br />
réductible, il n'épuise ni la question <strong>de</strong> la République,<br />
ni celle <strong>de</strong> l'État comme <strong>questions</strong><br />
politiques léguées par la Révolution française.<br />
2. face À la république coloniale,<br />
l'autre héritage : l'humanisme<br />
radical du mouvement démocratique<br />
<strong>de</strong> la révolution française<br />
Sur le terrain colonial également, il faut se<br />
gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s contractions historiques assimilant<br />
la iii e République, coloniale et chauvine et la<br />
Révolution. La réalpolitique coloniale <strong>de</strong> la<br />
Révolution, durable et résistante, jusqu'au<br />
rétablissement <strong>de</strong> l'esclavage par Bonaparte,<br />
ne doit pas masquer, sauf à nier également la<br />
portée <strong>de</strong>s reculs, les avancées qui ont été réalisées,<br />
non plus que la portée concrète donnée<br />
à l'humanisme radical <strong>de</strong>s Lumières par l'engagement<br />
<strong>de</strong> quelques militants conséquents,<br />
situés à gauche et même liés pour certains à<br />
la démocratie sans-culotte. Ni même au-<strong>de</strong>là<br />
<strong>de</strong> l'engagement <strong>de</strong> cette fraction avancée du<br />
mouvement démocratique, masquer la portée<br />
<strong>de</strong>s débats menés pendant la Révolution dans<br />
la filiation du courant philanthropique <strong>de</strong>s Lumières.<br />
Pour bien juger <strong>de</strong> cette portée, il faut<br />
être attentif au fait que le combat s'est mené<br />
dans <strong>de</strong>s circonstances largement contraires, à<br />
17
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
la fois dans l'opinion <strong>de</strong>s classes dirigeantes et du fait <strong>de</strong>s enjeux<br />
concrets <strong>de</strong> court et <strong>de</strong> long terme : la réalpolitique coloniale était<br />
efficace parce que les problèmes qu'impliquaient l'abolition étaient<br />
d'une extrême gravité et d'une très gran<strong>de</strong> portée. Qu'on compare<br />
seulement : la Révolution américaine accomplie quelques années<br />
seulement auparavant à travers la Guerre d'Indépendance, n'a pas<br />
abouti à ce que soit posée la question <strong>de</strong> l'esclavage. L'abolition<br />
est survenue aux États-Unis 70 ans plus tard dans le contexte<br />
<strong>de</strong> la guerre civile entre le Nord et le Sud. Et il a fallu encore<br />
un siècle pour que les législations Jim Crow (l'apartheid) soient<br />
abolies dans le Sud, pour que la violence systématique contre les<br />
noirs cesse et pour qu'ils puissent voter.<br />
Bien sûr la dynamique <strong>de</strong>s événements révolutionnaires et l'insurrection<br />
générale <strong>de</strong>s esclaves <strong>de</strong> Saint-Domingue sont la cause<br />
essentielle <strong>de</strong> leur émancipation : cela n'entre même pas en ligne<br />
<strong>de</strong> compte. Et bien sûr l'esclavage a été rétabli par Bonaparte<br />
(sauf à Saint-Domingue...), puis la France a connu sous la Restauration,<br />
le Second Empire et la iii e République, le déploiement<br />
<strong>de</strong> la violence et du racisme colonial lié à la conquête <strong>de</strong> son<br />
second empire colonial. Mais pour autant il faut reconnaître les<br />
avancées réalisées sous la Révolution et dans le débat sur la portée<br />
idéologique <strong>de</strong>s Lumières, il faut être attentif à l'action <strong>de</strong> la<br />
minorité militante qui a chevauché le tigre et qui essentiellement<br />
armée <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong> l'humanisme radical ou si l'on préfère <strong>de</strong><br />
l'universalisme démocratique, a cherché à leur donner corps dans<br />
les circonstances <strong>de</strong> l'action.<br />
Pour conclure il convient <strong>de</strong> souligner que cet universalisme<br />
démocratique est indissociable <strong>de</strong> l'élan démocratique <strong>de</strong> la<br />
Révolution. Qu'il a avec lui une parenté <strong>de</strong> structure, qui va<br />
bien au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la fondation d'une citoyenneté « bourgeoise ». À<br />
condition aussi d'en souligner ce qui <strong>de</strong>meure sa limite fondamentale<br />
(exception faite <strong>de</strong> quelques expressions minoritaires,<br />
dont celle <strong>de</strong> Robespierre) : une démocratie masculine dont les<br />
femmes sont totalement exclues.<br />
Conclusion : quelle critique <strong>de</strong>s Droits<br />
<strong>de</strong> l'homme, quelle filiation avec<br />
l'universalisme démocratique <strong>de</strong>s<br />
Lumières ?<br />
La critique marxiste a dévoilé à la fois l'idéalisme et les artifices <strong>de</strong>s<br />
Droits <strong>de</strong> l'homme et du citoyen comme conquête <strong>de</strong> la Révolution<br />
: mettant en évi<strong>de</strong>nce que ce qui est visé en définitive par ces<br />
droits c'est l'individu aliéné, artificiellement séparé <strong>de</strong>s moyens<br />
d'assurer son existence et sa liberté. Elle a souligné également<br />
que la civilisation bourgeoise née <strong>de</strong> la Révolution avait basculé<br />
dans l'impérialisme, la folie et la violence coloniale généralisée.<br />
À cela s'ajoute la critique féministe <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l'homme, en<br />
réalité la première généalogiquement, comme droits amputés<br />
d'emblée <strong>de</strong> la moitié <strong>de</strong> l'humanité. Hannah Arendt dans le<br />
premier tome <strong>de</strong> sa trilogie sur le totalitarisme, a attiré quant à<br />
elle, à juste titre, l'attention sur l'impérialisme comme matrice<br />
et expérience fondatrice du racisme mo<strong>de</strong>rne et du nationalisme<br />
radical. La construction génocidaire <strong>de</strong>s empires coloniaux mo<strong>de</strong>rnes<br />
au cours du xix e siècle représente selon elle à coup sûr l'une<br />
<strong>de</strong>s expériences fondatrices <strong>de</strong>s cataclysmes historiques et <strong>de</strong> la<br />
violence extrême du xx e siècle. Cependant, et c'est important,<br />
elle remonte dans sa généalogie <strong>de</strong> l'impérialisme à ses sources<br />
contre-révolutionnaires, anti-humanistes et <strong>de</strong> réaction aux Lumières.<br />
Pour elle, si la civilisation <strong>de</strong>s Lumières a échoué, et si<br />
elle a mis en évi<strong>de</strong>nce la contradiction majeure que représentait<br />
la fondation <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l'homme sur le socle <strong>de</strong> la Nation, il<br />
n'y a pas pour autant <strong>de</strong> solution <strong>de</strong> continuité entre l'idéalisme<br />
<strong>de</strong>s Lumières et l'impérialisme, le nationalisme et le racisme.<br />
Beaucoup <strong>de</strong> <strong>questions</strong> et <strong>de</strong> problèmes surgissent par conséquent<br />
au sujet <strong>de</strong> la filiation que nous nous reconnaissons ou non avec<br />
l'humanisme radical et démocratique qui a en partie inspiré la<br />
Révolution française, et également au sujet <strong>de</strong> notre rapport à<br />
l'effort qu'il a fait pour viser la construction <strong>de</strong> droits universels.<br />
Dans le débat qui inévitablement surgit quand on cherche à imaginer<br />
un avenir à la Révolution en France, il faut en tout cas se<br />
gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> considérer que ces <strong>questions</strong> sont subalternes. Se méfier<br />
également d'une tendance à considérer que la question <strong>de</strong> l'existence<br />
<strong>de</strong>s droits <strong>de</strong>s individus et <strong>de</strong>s groupes et <strong>de</strong> leur protection<br />
pourrait être réglée facilement, presque naturellement, une fois<br />
qu'on aurait résolu la question <strong>de</strong> la nature sociale du régime à<br />
construire. Se méfier encore d'une forme <strong>de</strong> mépris classique chez<br />
les marxistes révolutionnaires pour les <strong>questions</strong> liées au droit<br />
(droits démocratiques et droits humains) et à son institution. C'est<br />
pourquoi l'inspiration <strong>de</strong> l'universalisme démocratique (ou si l'on<br />
préfère <strong>de</strong> l'humanisme-radical), son effort pour penser les droits<br />
et imaginer <strong>de</strong>s institutions politiques, <strong>de</strong>s instances et <strong>de</strong>s contrepouvoirs<br />
civils, propres sinon à les garantir entièrement du moins<br />
à les protéger, <strong>de</strong>meurent <strong>de</strong>s axes <strong>de</strong> réflexion incontournables<br />
<strong>de</strong> tout projet d'émancipation. Poser la question <strong>de</strong>s instances<br />
appropriées à la protection <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong>s individus et <strong>de</strong>s groupes<br />
c'est poser non seulement la question <strong>de</strong> la formulation <strong>de</strong> ces<br />
droits (constitution/déclaration <strong>de</strong>s droits) mais aussi celles <strong>de</strong>s<br />
instances propres à les protéger : une autre manière d'abor<strong>de</strong>r la<br />
question <strong>de</strong>s institutions politiques et <strong>de</strong> l'État.<br />
Éléments <strong>de</strong> bibliographie :<br />
Anatoli Ado, Paysans en Révolution – Terre, Pouvoir, Jacquerie –<br />
1789 -1794, publication <strong>de</strong> la Société <strong>de</strong>s Étu<strong>de</strong>s Robespierristes,<br />
Paris 1996.<br />
Yves Bénot, La Révolution française et la fin <strong>de</strong>s colonies, La Découverte,<br />
1987.<br />
Daniel Bensaïd, Moi, la Révolution, 1989.<br />
Daniel Guérin, Bourgeois et bras nus - La lutte <strong>de</strong>s Classes sous la<br />
i re République, Gallimard.<br />
CLR James, Les Jacobins noirs.<br />
Georges Lefebvre, Questions agraires au temps <strong>de</strong> la Terreur, Édition<br />
du CTHS et<strong>de</strong> l'INRA, 1989.<br />
Albert Soboul, Mouvement populaire et Gouvernement Révolutionnaire<br />
en l'An ii– 1793 – 1794, Flammarion.<br />
Léon Trotsky, La Révolution permanente, Les éditions <strong>de</strong> Minuit.<br />
18 Journées d’étu<strong>de</strong>
Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />
Mai-juin 1936, le Front populaire<br />
Mai-juin 1936 reste<br />
dans les mémoires<br />
pour les congés payés,<br />
la semaine <strong>de</strong> 40 heures,<br />
les grèves avec occupation,<br />
le tout sous le régime<br />
du Front populaire.<br />
Dirigé par Léon Blum,<br />
soutenu par le PCF<br />
<strong>de</strong> Maurice Thorez,<br />
le Front populaire prit<br />
la plupart <strong>de</strong>s mesures<br />
<strong>de</strong> progrès social<br />
– sous la pression<br />
<strong>de</strong>s grèves – dans<br />
les premières semaines<br />
du pouvoir.<br />
Mais la volonté <strong>de</strong> Blum<br />
comme celle <strong>de</strong> Thorez<br />
<strong>de</strong> ne pas effrayer les<br />
classes moyennes a<br />
rapi<strong>de</strong>ment abouti à faire<br />
une « pause » dans les<br />
réformes et au final<br />
à accepter qu’elles soient<br />
remises en cause.<br />
janvier 2013<br />
1. Du 6 février 1934<br />
au Rassemblement<br />
populaire<br />
En 1934, le climat politique et social est<br />
marqué par l’extension <strong>de</strong> la crise économique<br />
et du chômage <strong>de</strong> masse, ainsi que<br />
par la division violente entre la SFIO (Section<br />
française <strong>de</strong> l’Internationale ouvrière,<br />
socialiste) et le PCF (Parti communiste<br />
français) qui, <strong>de</strong>puis une décennie, poursuit<br />
une politique <strong>de</strong> dénonciation virulente <strong>de</strong>s<br />
socialistes. Le 6 février, les ligues fascistes<br />
manifestent <strong>de</strong>vant l'Assemblée nationale.<br />
Le bilan <strong>de</strong>s affrontements qui s’ensuivent<br />
est <strong>de</strong> dix-sept morts et plus <strong>de</strong> 1 500 blessés.<br />
Le PC déci<strong>de</strong> une manifestation le 9 février<br />
alors que la SFIO appelle le 12 février. Le<br />
10 février, <strong>de</strong>s intellectuels lancent un appel<br />
contre le fascisme. Mais la menace fasciste<br />
– ainsi que l’exemple <strong>de</strong> l’Allemagne où la<br />
même division du mouvement ouvrier a<br />
gran<strong>de</strong>ment facilité la prise du pouvoir par<br />
les nazis – entraîne une puissante réaction<br />
unitaire, et finalement, le 12 février les<br />
cortèges se rassemblent sous la pression<br />
populaire qui veut l'unité.<br />
Au plan syndical, la dynamique unitaire<br />
est encore plus spectaculaire. La CGT<br />
compte alors près <strong>de</strong> 500 000 adhérents et<br />
la CGTU 260 000. En mars 1936, la CGT<br />
et la CGTU fusionnent et quelques mois<br />
plus tard, la nouvelle organisation atteint<br />
les 4 millions d'adhérents.<br />
Le 27 juillet 1934, le comité central du PC<br />
et la commission administrative permanente<br />
<strong>de</strong> la SFIO signent un pacte d'unité d'action.<br />
Les <strong>de</strong>ux partis pensent qu'ils ont besoin<br />
<strong>de</strong> s'adjoindre les radicaux pour empêcher<br />
les classes moyennes <strong>de</strong> se tourner vers le<br />
fascisme.<br />
Or le parti radical, à l’époque, est en réalité<br />
le principal parti <strong>de</strong> la bourgeoisie française,<br />
celui qui est au cœur du système politique<br />
<strong>de</strong> la iii e République dont il a fourni l’essentiel<br />
<strong>de</strong>s gouvernements… Ce tournant<br />
du PCF en ce qui concerne les alliances se<br />
double d’un tournant en termes d’orientation<br />
politique. En 1935, le PCF rompt<br />
avec la politique antimilitariste qui était<br />
la sienne <strong>de</strong>puis sa création en 1920. Il<br />
soutient désormais la politique <strong>de</strong> défense et<br />
vote les crédits militaires. Ces ruptures<br />
s'accompagnent d'un nouveau discours<br />
extrêmement patriotique . Désormais, les<br />
communistes assument tous les symboles<br />
français, Jeanne d'Arc, le Soldat inconnu,<br />
la Marseillaise, le drapeau tricolore...<br />
Maurice Thorez amplifie encore le tournant<br />
en s’adressant aux catholiques et même<br />
aux Croix-<strong>de</strong>-Feu : « Nous te tendons la<br />
Dominique Angelini<br />
main, catholique, ouvrier, employé, artisan,<br />
paysan, nous qui sommes <strong>de</strong>s laïques, parce<br />
que tu es notre frère. [...] Nous te tendons la<br />
main, volontaire national, ancien combattant<br />
<strong>de</strong>venu Croix-<strong>de</strong>-Feu, parce que tu es un fils<br />
<strong>de</strong> notre peuple.<br />
Le 14 juillet 1935, une manifestation unitaire,<br />
sur le même parcours que celle du<br />
12 février 1934 rassemble 500 000 personnes.<br />
Les partenaires du Rassemblement<br />
populaire font le serment <strong>de</strong> « Défendre les<br />
libertés démocratiques, donner du pain aux<br />
travailleurs du travail à la jeunesse et au<br />
mon<strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> paix humaine. »<br />
Ce sera la base du programme très timi<strong>de</strong>.<br />
Mais cette orientation – pleine <strong>de</strong> concessions<br />
au système – était présente aussi bien<br />
à la SFIO qu’au PCF. Ainsi, lors du congrés<br />
<strong>de</strong> 1926, Blum déclarait : « Bien qu'en ce qui<br />
concerne la conquête du pouvoir je ne sois pas<br />
légaliste, je le suis en ce qui concerne l'exercice<br />
du pouvoir. J'estime que si le déroulement <strong>de</strong>s<br />
pratiques parlementaires nous appelle à exercer<br />
le pouvoir dans le cadre <strong>de</strong>s institutions actuelles<br />
nous <strong>de</strong>vrons le faire légalement, loyalement,<br />
sans commettre cette espèce d'escroquerie qui<br />
consisterait à profiter <strong>de</strong> notre présence au<br />
gouvernement pour transformer l'exercice du<br />
pouvoir en conquête du pouvoir ».<br />
Quant au PCF, son dirigeant, Maurice Thorez<br />
déclarait en novembre 1934, à propos du<br />
programme pour 1936 : « socialiser les moyens<br />
<strong>de</strong> production, exproprier sans in<strong>de</strong>mnités les<br />
capitalistes, supprimer le chômage et installer<br />
les travailleurs et la population pauvre <strong>de</strong>s<br />
villes dans les logements <strong>de</strong>s riches, tout cela<br />
sera l'œuvre <strong>de</strong> la prochaine révolution qui<br />
enterrera la servitu<strong>de</strong> capitaliste. Mais il est<br />
possible en attendant et comme préparation à<br />
la libération définitive <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s mesures<br />
<strong>de</strong> salut public compatibles avec le présent<br />
ordre <strong>de</strong>s choses. »<br />
2. Les élections d'avril<br />
et mai 1936<br />
Sous prétexte <strong>de</strong> mettre d’accord les trois<br />
partis, le programme du Front populaire<br />
est taillé sur mesure pour les radicaux,<br />
dont le PC et la SFIO craignent qu’ils se<br />
se tournent vers la droite.<br />
Le programme défend le désarmement et<br />
la dissolution <strong>de</strong>s ligues. Sur le plan économique,<br />
il s'agit <strong>de</strong> réformer la Banque <strong>de</strong><br />
France aux mains <strong>de</strong>s « 200 familles », créer<br />
un office <strong>de</strong>s céréales, réduire la semaine<br />
<strong>de</strong> travail, mais sans précision <strong>de</strong> durée...<br />
Le 3 mai 1936, le résultat <strong>de</strong>s élections<br />
législatives donnent une majorité au Front<br />
populaire, mais les radicaux qui étaient<br />
19
Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />
jusque-là les plus nombreux, per<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s<br />
voix (14 %), alors que la SFIO en gagne<br />
très légèrement (19 %) et que le PC double<br />
sont score avec 15 % <strong>de</strong>s voix.<br />
Ayant la majorité, il revient à la SFIO <strong>de</strong><br />
nommer le prési<strong>de</strong>nt du Conseil et Blum<br />
est désigné. Malgré cette vicoire, il forme<br />
son gouvernement avec les radicaux, en<br />
justifiant : « Il n'y a pas <strong>de</strong> majorité socialiste.<br />
Il n'y a pas <strong>de</strong> majorité prolétarienne.<br />
Il y a la majorité <strong>de</strong> Front populaire dont<br />
le programme du Front populaire est le lieu<br />
géométrique. Notre objet, notre mandat,<br />
notre <strong>de</strong>voir, c'est d'accomplir et d'exécuter<br />
ce programme. Il s'ensuit que nous agirons<br />
à l'intérieur du système social actuel, <strong>de</strong> ce<br />
même régime dont nous avons démontré les<br />
contradictions et l'iniquité. »<br />
Le PCF ne rejoint pas le gouvernement, il<br />
préfère rester à l'extérieur, toujours pour<br />
ne pas effrayer « les classes moyennes » :<br />
« Nous sommes convaincus que les communistes<br />
serviront mieux la cause du peuple en<br />
soutenant loyalement sans réserves et sans<br />
éclipses le gouvernement à direction socialiste,<br />
plutôt qu'en offrant par leur présence<br />
dans le cabinet, le prétexte aux campagnes<br />
<strong>de</strong> panique et d'affolement <strong>de</strong>s ennemis du<br />
peuple. » (Thorez)<br />
Le 24 mai, le traditionnel défilé au mur <strong>de</strong>s<br />
Confédérés, en hommage à la Commune<br />
rassemble 600 000 manifestants.<br />
Devant cette grève générale, spontanée et,<br />
fait nouveau, avec occupation, Marceau<br />
Pivert, animateur <strong>de</strong> la <strong>Gauche</strong> révolutionnaire<br />
dans la SFIO est enthousiaste, et le<br />
27 mai, il écrit un article dans le Populaire :<br />
Tout est possible !<br />
« Dans l'atmosphère <strong>de</strong> victoire <strong>de</strong> confiance et<br />
<strong>de</strong> discipline qui s'étend sur le pays, oui tout<br />
est possible aux audacieux. On ne pourrait<br />
pas impunément remettre à plus tard sous<br />
prétexte que le programme du Rassemblement<br />
populaire ne l'a pas explicitement définie<br />
l'offensive anticapitaliste la plus vigoureuse.<br />
Les masses sont beaucoup plus avancées qu'on<br />
ne l'imagine. Elle atten<strong>de</strong>nt beaucoup. Elles<br />
ne se contenteront pas d'une mo<strong>de</strong>ste tisane.<br />
Tout est possible, maintenant, à toute vitesse.<br />
Nous sommes à une heure qui ne repassera<br />
sans doute pas <strong>de</strong> sitôt au cadran <strong>de</strong> notre<br />
histoire. Alors, puisque tout est possible, droit<br />
<strong>de</strong>vant nous, en avant camara<strong>de</strong>s ! »<br />
Début juin, 12 000 entreprises sont concernées<br />
et on compte 2 millions <strong>de</strong> grévistes.<br />
Cela ne suffit pas pour Thorez qui répond<br />
à Pivert dans l'Humanité du 13 juin : « Nous<br />
n'avons pas encore avec nous, <strong>de</strong>rrière nous,<br />
décidée comme nous jusqu'au bout, toute la<br />
population <strong>de</strong>s campagnes. Nous risquerions<br />
même en certains cas <strong>de</strong> nous aliéner quelques<br />
sympathies <strong>de</strong>s couches <strong>de</strong> la bourgeoisie et <strong>de</strong>s<br />
paysans <strong>de</strong> France. Alors, Alors il faut savoir<br />
arrêter une grève dès que satisfaction a été<br />
obtenue, il faut même savoir parfois consentir<br />
au compromis si toutes les revendications n'ont<br />
pas encore été acceptées, mais si l'on a obtenu<br />
la victoire sur les plus essentielles. Tous n'est<br />
pas possible. »<br />
Blum envoie 250 gardiens <strong>de</strong> la paix forcer<br />
la porte <strong>de</strong> la chocolaterie <strong>de</strong>s Gourmet et,<br />
après bagarre, en expulse les occupants.<br />
La victoire du Front populaire fait peur à<br />
la bourgeoisie et entre le 3 mai et le 2 juin<br />
(date à laquelle la nouvelle Assemblée prend<br />
ses fonctions), 6 à 7 milliards <strong>de</strong> francs<br />
quittent le pays. Blum déclare : « Pour le<br />
moment je me borne à affirmer que les sorties<br />
d'or ne m'impressionnent pas ; l'or reviendra. »<br />
Il aurait pourtant pu prendre <strong>de</strong>s mesures<br />
puisque le programme du Front populaire<br />
contenait un article prévoyant : « le contrôle<br />
<strong>de</strong>s sorties <strong>de</strong> capitaux et répression <strong>de</strong> leur<br />
évasion par les mesures les plus sévères allant<br />
jusqu'à la confiscation <strong>de</strong>s biens dissimulés à<br />
l'étranger ou <strong>de</strong> leur contre-valeur en France. »<br />
Ce ne sera jamais mis en application.<br />
3. Les grèves <strong>de</strong> mai<br />
et juin et les accords<br />
<strong>de</strong> Matignon<br />
Alors que Blum attend le délai légal, les<br />
travailleurs s’impatientent et <strong>de</strong>s grève<br />
éclatent. C’est le licenciement <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />
ouvriers qui avaient fait grève le 1<br />
20 Journées d’étu<strong>de</strong><br />
er Mai,<br />
qui déclenche le mouvement aux usines<br />
Breguet (aviation) du Havre le 11 mai, avec<br />
le soutien <strong>de</strong>s dockers. Les <strong>de</strong>ux ouvriers<br />
sont réintégrés, mais au lieu <strong>de</strong> calmer les<br />
esprits, cela donne confiance à d’autres<br />
et la grève s’étend. Ainsi, le 13 mai, la<br />
grève commence dans une autre entreprise<br />
d’aviation, Latécoère, à Toulouse puis à<br />
l’usine Bloch <strong>de</strong> Courbevoie. À partir <strong>de</strong> ce<br />
moment, le mouvement s’étend rapi<strong>de</strong>ment<br />
d’abord à la métallurgie, puis aux autres<br />
secteurs d’activité.<br />
Le gouvernement organise les accords <strong>de</strong><br />
Matignon avec syndicats et patronat. Le<br />
patronat accepte une augmentation <strong>de</strong>s<br />
salaires <strong>de</strong> 7 à 15 %, le droit <strong>de</strong> se syndiquer,<br />
les représentants ouvriers et les conventions<br />
collectives. Le Parlement entérine et ajoute<br />
les 40 heures et les congés payés.<br />
Pourtant les grèves sur la tas continuent<br />
pendant juin et tout le mois <strong>de</strong> juillet et<br />
reprennent même en septembre après les<br />
quinze jours <strong>de</strong> congés payés. La plupart<br />
du temps, la raison en était que les patrons<br />
n'appliquaient pas les nouvelles lois. Le 7<br />
juillet au Sénat, un radical avait sommé le<br />
gouvernement <strong>de</strong> mettre fin aux grèves, ce<br />
qu'avait promis le ministre <strong>de</strong> l'Intérieur<br />
Roger Salengro « par tous les moyens appropriés<br />
» avant <strong>de</strong> rajouter « après épuisement<br />
<strong>de</strong>s efforts <strong>de</strong> conciliation et <strong>de</strong> persuasion, on<br />
enverrait contre les grévistes <strong>de</strong>s gendarmes,<br />
non sans les avoir préalablement désarmés ».<br />
Les grèves <strong>de</strong>viennent rapi<strong>de</strong>ment un obstacle<br />
pour le gouvernement et le 7 octobre,<br />
4. Le reflux<br />
La situation économique ne s’améliore pas.<br />
Le 1er octobre, Vincent Auriol, le ministre<br />
<strong>de</strong>s Finances, procè<strong>de</strong> à une dévaluation<br />
<strong>de</strong> 37 % du franc qui se traduit par une<br />
augmentation <strong>de</strong>s prix <strong>de</strong> détail <strong>de</strong> 53,6 %<br />
pour les <strong>de</strong>nrées alimentaires et 73,3 %<br />
pour l'habillement, entre avril 1936 et avril<br />
1938. Les augmentations accordées en juin<br />
1936 sont absorbées par la hausse <strong>de</strong>s prix.<br />
Marceau Pivert explique : « un moment<br />
désarçonné par ce choc imprévu, le capitalisme<br />
reprend vite conscience, d'autant qu'il<br />
s'aperçoit qu'il a <strong>de</strong>vant lui <strong>de</strong>s adversaires<br />
peu disposés au combat. »<br />
Le 11 novembre, une cérémonie dite <strong>de</strong><br />
la victoire du souvenir et <strong>de</strong> la paix est<br />
organisée. Sur les Champs Élysée, défilent<br />
« les fascistes et les staliniens, les enfants<br />
<strong>de</strong>s écoles publiques et les enfants <strong>de</strong> chœur,<br />
jamais l'atmosphère d'union sacrée n'avait<br />
été si provocante » (Guérin-Front populaire,<br />
révolution manquée ).<br />
Fin 1936, Blum déclare qu'il est temps <strong>de</strong><br />
faire une pause dans les réformes : « après<br />
les changements immenses que nous avons<br />
introduits dans la vie sociale et économique,<br />
la santé du pays exige impérativement une<br />
pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> stabilité et <strong>de</strong> normalité... Il n'est<br />
pas douteux que nous avons anticipé sur la<br />
reprise. Il n'est pas douteux que nous avons<br />
agi comme si la prospérité était certaine. » La<br />
pause est mise en œuvre dès janvier 1937.<br />
Début 1937, Pivert démissionne <strong>de</strong> ses<br />
fonctions au Conseil : « Le rassemblement<br />
populaire n'a pas été créé pour faire avaler<br />
au prolétariat la pilule <strong>de</strong>s crédits militaires<br />
et <strong>de</strong> l'union nationale. Non je ne serai pas<br />
complice silencieux et timoré. Non ! Je n'accepte<br />
pas <strong>de</strong> capituler <strong>de</strong>vant le militarisme et les
Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />
janvier 2013<br />
banques ! Non ! Je ne consens ni à la paix sociale ni<br />
à l'union sacrée ! »<br />
Le 16 mars 1937, le Parti social français, ex-Croix<br />
<strong>de</strong> feu, organise un meeting à Clichy. Le comité<br />
<strong>de</strong> Front populaire répond par une manifestation,<br />
10 000 personnes se battent avec la police, résultat,<br />
cinq morts et <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> blessés chez les<br />
antifascistes.<br />
Début juin, la situation économique est grave. L'or<br />
continue <strong>de</strong> quitter le pays, les banques retirent leurs<br />
dépôts du trésor public. Blum et Auriol réclament<br />
les pleins pouvoirs financiers. L'assemblée accepte,<br />
le Sénat refuse par <strong>de</strong>ux fois. 10 000 manifestants<br />
protestent <strong>de</strong>vant le Sénat. Blum démissionne et<br />
laisse la place <strong>de</strong> prési<strong>de</strong>nt du Conseil au radical<br />
Camille Chautemps.<br />
Le 22 juin le conseil national <strong>de</strong> la SFIO se réunit<br />
et accepte une participation ministérielle à la<br />
condition que Chautemps ne fasse pas appel à <strong>de</strong>s<br />
hommes qui ont combattu le Front populaire. Il<br />
le fera quand même. Blum est vice-prési<strong>de</strong>nt du<br />
Conseil et accepte <strong>de</strong>ux décrets du 21 décembre<br />
1937 qui reviennent sur les 40 heures.<br />
Mais les grèves reprennent. Le 23 décembre 1937,<br />
à Colombes l'usine Goodrich est occupée. Marx<br />
Dormoy, ministre <strong>de</strong> l'Intérieur fait encercler l'usine<br />
par 600 gar<strong>de</strong>s mobiles. Le soir-même 30 000 ouvriers<br />
viennent soutenir les grévistes et dans les jours<br />
qui suivent <strong>de</strong>s débrayages spontanés ont lieu un<br />
peu partout. Mais l'union syndicale <strong>de</strong> Paris exige<br />
le respect d'une sentence arbitrale <strong>de</strong> compromis<br />
et le travail reprend.<br />
Le 29 décembre, une grève éclate dans les services<br />
publics, laissant Paris sans transports, sans gaz ni<br />
d'électricité. Puis ce sont les travailleurs <strong>de</strong> l'alimentation<br />
qui entrent en grève pendant plusieurs mois.<br />
Le 24 mars, c’est la métallurgie, d'abord Citroën,<br />
puis Renault qui occupent leurs usines. Le 19 avril,<br />
ils reprennent le travail.<br />
En janvier 1938, nouvelle crise financière. Chautemps<br />
et Blum congédient les communistes <strong>de</strong> la<br />
majorité et les socialistes démissionnent. Alors que<br />
Blum propose un gouvernement d’union allant <strong>de</strong>s<br />
communistes à Paul Reynaud (droite modérée),<br />
Chautemps refuse et forme un gouvernement<br />
sans la SFIO.<br />
Le 8 mars 1938, Chautemps <strong>de</strong>man<strong>de</strong> les pleins<br />
pouvoirs pour un assainissement financier. La SFIO<br />
refuse et le gouvernement démissionne.<br />
Dans la nuit du 11 au 12 mars, l'Allemagne envahit<br />
l'Autriche. Blum s'adresse aux députés <strong>de</strong> droite<br />
pour former un gouvernement d'union nationale.<br />
Ils refusent, Blum refait un gouvernement <strong>de</strong> Front<br />
populaire à direction SFIO qui est renversé par<br />
le Sénat le 8 avril. Le pouvoir revient au ministre<br />
<strong>de</strong> la Défense, Daladier. Paul Reynaud, nommé<br />
ministre <strong>de</strong>s Finances en novembre 1938, prend<br />
<strong>de</strong>s mesures par décrets lois : dévaluation du franc,<br />
hausse <strong>de</strong>s impôts, réarmement, économies drastiques<br />
sur d'autres postes, majoration du plafond<br />
<strong>de</strong>s heures supplémentaires (+15 %). La durée<br />
du travail remonte à 41,5 heures par semaine. Il<br />
déclare alors : « Croyez-vous que la France puisse à la<br />
fois maintenir son train <strong>de</strong> vie, dépenser 25 milliards<br />
d'armement et se reposer <strong>de</strong>ux jours par semaine ? »<br />
Le 30 septembre, les Accords <strong>de</strong> Munich sont signés.<br />
5. L'abandon <strong>de</strong> la République<br />
espagnole<br />
Le 18 juillet 1936, c’est le coup d'État <strong>de</strong> Franco.<br />
Blum propose aux autres pays <strong>de</strong> signer un accord<br />
<strong>de</strong> non-intervention. La frontière est fermée et l'exportation<br />
<strong>de</strong> matériel militaire interdite. Un traité<br />
commercial <strong>de</strong> 1935 liait la France à l'Espagne.<br />
Lorsque la République espagnole est menacée par<br />
Franco, Blum, si légaliste, lorsqu'il s'agit d'exercer le<br />
pouvoir, refuse <strong>de</strong> l'honorer en vendant <strong>de</strong>s armes.<br />
Les radicaux sont contre et menacent <strong>de</strong> quitter la<br />
coalition, la Gran<strong>de</strong>-Bretagne par l'intermédiaire <strong>de</strong><br />
Baldwin, le Premier ministre conservateur, menace<br />
<strong>de</strong> rompre l'alliance avec la France. Blum sacrifie les<br />
Espagnols et en janvier 1937, il va jusqu'à interdire<br />
tout départ <strong>de</strong> volontaires français en Espagne. En<br />
avril 1942, il se justifie : « La guerre civile aurait<br />
<strong>de</strong>vancé en France la guerre étrangère... Dès que la<br />
situation se serait tendue un peu dangereusement,<br />
nous aurions eu en France le pendant du coup <strong>de</strong><br />
force <strong>de</strong> Franco... C'est-à-dire que l'Espagne n'aurait<br />
par été délivrée mais que la France aurait été fascisée<br />
probablement avant elle. »<br />
6. Conclusion<br />
Daniel Guérin parle <strong>de</strong> révolution manquée. Une<br />
révolution était-elle possible ?<br />
L’expérience du Front populaire est marquée par<br />
l’intervention spontanée <strong>de</strong>s « masses » en soutien<br />
au gouvernement. Mais la SFIO comme le PCF se<br />
sont efforcés <strong>de</strong> dissua<strong>de</strong>r les travailleurs.<br />
À plusieurs reprises, pour ne pas effrayer la bourgeoisie,<br />
Blum a préféré sacrifier la classe ouvrière<br />
pour finir par mener une politique d'union sacrée.<br />
Au procès <strong>de</strong> Riom, Blum déclare « à ce moment,<br />
dans la bourgeoisie, et en particulier dans le mon<strong>de</strong><br />
patronal, on me considérait comme un sauveur. Les<br />
circonstances étaient si angoissantes, on était si près<br />
<strong>de</strong> la guerre civile qu'on n'espérait plus que dans une<br />
sorte d'intervention provi<strong>de</strong>ntielle. Je veux dire l'arrivée<br />
au pouvoir d'un homme auquel on attribuait sur la<br />
classe ouvrière un pouvoir suffisant <strong>de</strong> persuasion pour<br />
qu'il lui fit entendre raison et qu'il la décidât à ne pas<br />
user, à ne pas abuser <strong>de</strong> sa force. »<br />
Quant au PCF, Thorez déclarait dès août 1936 : « Le<br />
Front populaire ce n'est pas la révolution... quand on<br />
nous proposait d'y introduire les socialisations et autres<br />
mesures <strong>de</strong> ce genre nous avons insisté sur la nécessité<br />
d'élaborer un programme actuellement réalisable...<br />
nous avons eu raison en ne nous laissant pas emporter<br />
par la démagogie. Nous avons expliqué à la classe<br />
ouvrière qu'elle ne <strong>de</strong>vait pas marcher plus vite que<br />
l'ensemble <strong>de</strong> notre peuple et ainsi risquer <strong>de</strong> se laisser<br />
isoler et provoquer par la réaction. »<br />
21
Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />
La gauche au pouvoir 1981 - 1983<br />
L’ère Mitterrand restera pour<br />
les travailleurs synonyme<br />
d’espoirs trahis et <strong>de</strong> début<br />
du grand retournement du<br />
Parti socialiste.<br />
1. De mai 1981 à juin<br />
1982<br />
Contrairement à 1936, où le programme<br />
du Front populaire est plutôt timi<strong>de</strong>, Mitterrand<br />
est élu en 1981 sur un programme<br />
<strong>de</strong> rupture qui reprend une partie du programme<br />
commun.<br />
L'élection du PS n'était pas assurée et c'est<br />
presque avec surprise que Mitterrand se voit<br />
élu, le 10 mai. Mais la situation à la fin du<br />
règne <strong>de</strong> Giscard était catastrophique : le<br />
chômage avait triplé <strong>de</strong>puis 1974, l’inflation<br />
atteignait 13 %.<br />
En juin, la vague rose <strong>de</strong>s législatives profite<br />
d’abord au Parti socialiste. Il a, à lui seul, la<br />
majorité <strong>de</strong>s nouveaux députés. Il pouvait<br />
gouverner sans le PCF, qui aurait pu, comme<br />
en 1936 soutenir le gouvernement sans y<br />
participer. Mais Mitterrand appelle tout<br />
<strong>de</strong> même quatre ministres communistes au<br />
gouvernement : Charles Fiterman, ministre<br />
d’État aux Transports, Marcel Rigout à la<br />
Formation professionnelle, Jack Ralite à<br />
la Santé, et Anicet Le Pors à la Fonction<br />
publique.<br />
Des mesures symboliques sont prises rapi<strong>de</strong>ment<br />
qui répon<strong>de</strong>nt aux mobilisations<br />
populaires <strong>de</strong>s années précé<strong>de</strong>ntes. Dès le<br />
28 mai, tout en confirmant son choix en<br />
faveur du nucléaire, Mitterrand annonce<br />
l’arrêt du chantier <strong>de</strong> Plogoff, objet <strong>de</strong> manifestations<br />
monstres en Bretagne. Le 3 juin,<br />
il déci<strong>de</strong> l’annulation du projet d’extension<br />
du camp militaire, contre lequel s’étaient<br />
mobilisés, <strong>de</strong>puis 1973, paysans du Larzac,<br />
pacifistes et antimilitaristes. En décembre<br />
1982 une loi permettant assez largement le<br />
remboursement <strong>de</strong> l’interruption volontaire<br />
<strong>de</strong> grossesse est votée…<br />
En juillet 1981, le gouvernement augmente<br />
le Smic <strong>de</strong> 10 %, l’allocation handicapés <strong>de</strong><br />
20 %, les allocations familiales et l’allocation<br />
logement <strong>de</strong> 25 %. En août, il supprime<br />
la Cour <strong>de</strong> sûreté <strong>de</strong> l’État, symbole d’une<br />
justice d’exception. Quelques mois plus<br />
tard, il abroge la loi « anticasseurs » instaurée<br />
par Giscard pour criminaliser les<br />
mobilisations sociales. Au <strong>de</strong>rnier trimestre<br />
1981, les radios libres (sans publicité) sont<br />
autorisées. Et les prix sont bloqués pour<br />
six mois. Dans la foulée, <strong>de</strong>ux mesures<br />
emblématiques sont prises : l’abolition <strong>de</strong><br />
la peine <strong>de</strong> mort et la création <strong>de</strong> l’impôt<br />
sur les gran<strong>de</strong>s fortunes (IGF).<br />
En janvier, la durée légale <strong>de</strong> la semaine <strong>de</strong><br />
travail est abaissée <strong>de</strong> 40 à 39 heures sans<br />
perte <strong>de</strong> salaire, même si cela a <strong>de</strong>mandé<br />
quelques mobilisations, et la cinquième<br />
semaine <strong>de</strong> congés payés est instaurée. En<br />
février, la loi sur les nationalisations est votée.<br />
En mars, l’âge légal <strong>de</strong> départ à la retraite<br />
passe <strong>de</strong> 65 à 60 ans. À l’époque, le nombre<br />
d’annuités requis pour une retraite pleine<br />
et entière était <strong>de</strong> 37,5 et l’on entrait plus<br />
tôt dans la vie active : donc, l’abaissement à<br />
60 ans <strong>de</strong> l’âge légal a effectivement permis<br />
à <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> salariés – qui<br />
avaient leurs annuités, mais pas 65 ans – <strong>de</strong><br />
Photothèque Rouge/MILO<br />
Dominique Angelini<br />
partir. Les nationalisations concernent<br />
39 établissements bancaires et au niveau<br />
industriel : Thomson, Saint-Gobain, Rhône-<br />
Poulenc, Pechiney-Ugine-Kuhlman, Usinor<br />
et Sacilor, Suez et la Compagnie générale<br />
d'lélectricité.<br />
Même si ces nationalisations sont loin<br />
<strong>de</strong> réquisitions (elles coûtent près <strong>de</strong> 40<br />
milliards <strong>de</strong> francs à l'État), elles sont réalisées<br />
pendant les années Reagan Thatcher,<br />
marquées par <strong>de</strong>s privatisations à travers le<br />
mon<strong>de</strong>. La France possè<strong>de</strong> donc un secteur<br />
public et nationalisé qui représente 23 %<br />
<strong>de</strong>s salariés français, 28 % <strong>de</strong> la valeur<br />
ajoutée, 30 % <strong>de</strong>s exportations et 49 %<br />
<strong>de</strong>s investissements. Le secteur bancaire<br />
nationalisé représente 91 % <strong>de</strong>s dépôts<br />
bancaires. Et pourtant : bien qu’en principe<br />
dirigées par l’État, ces entreprises fonctionnent<br />
exactement comme <strong>de</strong>s entreprises<br />
privées, appliquent les mêmes critères <strong>de</strong><br />
rentabilité et <strong>de</strong> profitabilité. Elles se font<br />
même concurrence entre elles !<br />
Ainsi, le ministre <strong>de</strong> l’Économie, Jacques<br />
Delors, dit vouloir « donner aux entreprises<br />
publiques les moyens d’être compétitives et<br />
puissantes sur le marché mondial, qui est<br />
leur marché naturel, face à leurs concurrents<br />
internationaux. Cela se traduira par un<br />
cahier <strong>de</strong>s charges au service d’objectifs dictés<br />
par le marché. »<br />
D'ailleurs, en octobre 1981, lors du congrès<br />
<strong>de</strong> Valence, le PS adopte une motion selon<br />
laquelle<br />
« [...] le pouvoir politique pour l’essentiel c’est<br />
nous. Le pouvoir économique pour l’essentiel<br />
ce sont les secteurs dominants du capitalisme<br />
bancaire et monopoliste industriel. Entre ces<br />
<strong>de</strong>ux pouvoirs y aura-t-il choc ou compromis<br />
? Puisque nous avons choisi <strong>de</strong> transformer<br />
graduellement le système économique, cela<br />
veut dire que nous avons cherché une situation<br />
<strong>de</strong> compromis qui consacrera cet important<br />
changement et qui, naturellement, sera plus<br />
favorable aux forces <strong>de</strong> transformation sociale,<br />
sera un progrès pour le mon<strong>de</strong> du travail. Ce<br />
compromis sera la traduction pratique du<br />
contrat que nous avons passé avec le peuple<br />
français, sur la base <strong>de</strong>s engagements pris<br />
par le candidat à la prési<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> la République,<br />
et par le Parti socialiste à l’occasion<br />
<strong>de</strong>s campagnes électorales <strong>de</strong> mai et juin 1981.<br />
Réussirons-nous ce compromis ? Réussirons-nous<br />
le changement par la révolution tranquille ? »<br />
2. Le tournant<br />
Mais comme en 1936, le PS a subi pendant<br />
les premières semaines du septennat, une<br />
fuite <strong>de</strong>s capitaux très importante, entre 5<br />
22 Journées d’étu<strong>de</strong>
Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />
et 6 milliards <strong>de</strong> francs entre le 11 et le 18 mai 1981. De plus, le<br />
franc n'a pas bougé par rapport au mark <strong>de</strong>puis 1978 alors que<br />
les prix ont évolué en sens contraire, les produits français ont<br />
perdu 20% en compétitivité en trois ans.<br />
Le taux directeur <strong>de</strong> la Banque <strong>de</strong> France atteint 22 % le 21 mai<br />
1981. Comme Blum, Mitterrand refuse une dévaluation qui aurait<br />
pu être mise au débit <strong>de</strong> la politique <strong>de</strong> Giscard, mais il sera<br />
obligé d'y procé<strong>de</strong>r par trois fois entre octobre 1981 et mars 1983.<br />
La politique <strong>de</strong> la relance qui était la clé du programme du PS<br />
ne fonctionne pas dans une économie qui se veut ouverte et la<br />
consommation profite principalement aux importations.<br />
La capacité industrielle du pays souffre (entre autres) du franc<br />
fort et du maintien dans le Système monétaire européen (SME).<br />
En juin 1982, un an à peine après l’élection <strong>de</strong> Mitterrand, le<br />
gouvernement déci<strong>de</strong> une pause (une parenthèse) dans les réformes<br />
c’est le « tournant » <strong>de</strong> la rigueur.<br />
Ainsi, face à l’inflation, la gauche déci<strong>de</strong> le blocage <strong>de</strong>s salaires<br />
pendant quatre mois, accompagnée d’un blocage <strong>de</strong>s prix mais le<br />
gouvernement augmente lui-même le prix <strong>de</strong> l’essence. De juillet<br />
à fin octobre, toutes les augmentations <strong>de</strong> salaire prévues dans<br />
les entreprises sont annulées. Et à la sortie du blocage, Mauroy<br />
décroche les salaires <strong>de</strong> la hausse <strong>de</strong>s prix, par la désin<strong>de</strong>xation,<br />
« obtenue sans une grève », comme le commenta avec satisfaction<br />
le socialiste Jacques Delors.<br />
Le résultat <strong>de</strong> cette politique est expliqué par le Centre d'étu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>s revenus et <strong>de</strong>s coûts (Cerc) 1 Les Français et leurs revenus : le<br />
tournant <strong>de</strong>s années 80. 1989. « Depuis 1982, le revenu disponible<br />
<strong>de</strong>s ménages croît sensiblement moins vite que le revenu national<br />
(+8 % contre +15 % entre 1982 et 1988) […] <strong>de</strong>puis 1983, le<br />
partage <strong>de</strong>s fruits <strong>de</strong> la croissance s'opère majoritairement en faveur<br />
du capital dont le taux <strong>de</strong> rémunération remonte significativement<br />
[…] <strong>de</strong>puis 1982, la rémunération du capital s'améliore chaque<br />
année ; cette amélioration a absorbé en moyenne […] 60 % <strong>de</strong>s<br />
gains <strong>de</strong> productivité globale <strong>de</strong> l'économie. La rémunération du<br />
travail salarié ne progresse plus, en revanche, que très lentement […]<br />
Stabilisation voire déclin <strong>de</strong>s salaires, forte progression <strong>de</strong>s revenus <strong>de</strong><br />
la propriété, ralentissement <strong>de</strong> la croissance <strong>de</strong>s prestations sociales,<br />
mais aussi <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>s impôts directs ; telles sont les gran<strong>de</strong>s tendances<br />
qui ont déterminé l'évolution du revenu disponible <strong>de</strong>s ménages<br />
<strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong>s années 80 […] En francs constants, la masse <strong>de</strong>s<br />
rémunérations globales <strong>de</strong>s salariés a progressé <strong>de</strong> 5,8 % seulement<br />
entre 1982 et 1988 […] mais dans le même temps, la masse <strong>de</strong>s<br />
cotisations sociales assises sur les salaires a augmenté <strong>de</strong> 18,7 %. la<br />
masse <strong>de</strong>s salaires nets perçus par l'ensemble <strong>de</strong>s salariés a diminué<br />
<strong>de</strong> ce fait <strong>de</strong> 1,4 % en francs constants entre 1982 et 1988 ».<br />
Yvon Gattaz, prési<strong>de</strong>nt du CNPF à l'époque revient sur la pério<strong>de</strong><br />
« Par une décision <strong>de</strong> M. Mitterrand... j'ai obtenu l'arrêt <strong>de</strong><br />
l'augmentation <strong>de</strong>s charges sur l'entreprise. Elles n'ont plus augmenté<br />
<strong>de</strong>puis le 16 avril 1982. Ce fut la décision la plus historique du<br />
quinquennat (1981-1986). »<br />
Mais le gouvernement ne se contente pas d'arrêter les réformes,<br />
il s'en prend aussi aux salariés qui résistent comme à la fin <strong>de</strong><br />
1983 quand la direction <strong>de</strong> Peugeot impose 1 900 licenciements<br />
à son usine <strong>de</strong> Talbot-Poissy, le gouvernement envoie les CRS<br />
pour déloger les grévistes qui occupent l'usine.<br />
Il n'hésite pas non plus à procé<strong>de</strong>r lui-même à <strong>de</strong>s restructurations<br />
et en mars 1984, le gouvernement annonce un plan acier qui se<br />
traduit par 21 000 emplois supprimés alors que Mitterrand avait<br />
promis aux sidérurgistes qu’il ne permettrait plus aucune suppression<br />
d’emploi dans la sidérurgie. Une gran<strong>de</strong> manifestation <strong>de</strong><br />
plus d’un million <strong>de</strong> personnes à Paris, en juin 1984, prend un<br />
tour ouvertement politique, avec le grand retour <strong>de</strong>s politiciens<br />
<strong>de</strong> droite vaincus en 1981 et <strong>de</strong>s slogans contre Mitterrand.<br />
janvier 2013<br />
Comme le dit à l'époque Alain Juppé : « Les socialistes nous facilitent<br />
le travail, ils font le sale boulot que nous n'avons pas su faire. »<br />
De décembre 1983 à décembre 1984, le chômage progresse <strong>de</strong><br />
25 000 personnes par mois pour atteindre 292 000 chômeurs.<br />
La droite reprend <strong>de</strong>s forces et le gouvernement retire sa loi sur<br />
l’école après une manifestation <strong>de</strong> près d'un million <strong>de</strong> personnes<br />
en défense <strong>de</strong> l'école privée à l’été 1984.<br />
3. Conclusion<br />
À aucun moment, le PS <strong>de</strong> 1981 ne s'est appuyé sur <strong>de</strong>s mobilisations<br />
populaires. Que ce soit les réformes du début du septennat<br />
où les attaques, tout a été décidé par en haut. Du coup,<br />
contrairement à 1936, ni le PS ni les syndicats n'ont bénéficié<br />
<strong>de</strong> l'expérience gouvernementale.<br />
Avec 110 000 membres en avril 1981, le PS n'en a que 145 000<br />
un an plus tard et cela retombe à 115 000 en 1984. C'est un <strong>de</strong>s<br />
PS les plus faibles d'Europe occi<strong>de</strong>ntale. En 1990, il se compose<br />
<strong>de</strong> 9 % d'ouvriers, 10 % d'employés et 70 % <strong>de</strong> cadres moyens<br />
et supérieurs dont 25 à 30 % d'enseignants.<br />
La situation est similaire voire pire pour les syndicats. Le taux <strong>de</strong><br />
syndicalisation passe <strong>de</strong> 20 % à 11 % (25 à 12 pour les ouvriers,<br />
22 à 7 pour les employés et <strong>de</strong> 9 à 1% chez les jeunes).<br />
La CGT passe <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux millions d’adhérents avant 1981 à 600 000<br />
dix ans plus tard.<br />
Une autre <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong> la politique menée par le PS est<br />
le renforcement du FN.<br />
Jusqu’en 1981, le Front national était un groupuscule rassemblant<br />
<strong>de</strong>s nostalgiques <strong>de</strong> l’Algérie française, <strong>de</strong>s ex-pétainistes,<br />
<strong>de</strong>s partisans <strong>de</strong> Pouja<strong>de</strong> comme Le Pen lui-même. Le Pen avait<br />
obtenu 0,72 % <strong>de</strong>s voix à l’élection prési<strong>de</strong>ntielle <strong>de</strong> 1974, et<br />
n’avait pas réussi à se présenter en 1981.<br />
En septembre 1983, aux municipales partielles <strong>de</strong> Dreux, le FN<br />
obtient 16 % <strong>de</strong>s voix, et fusionne au <strong>de</strong>uxième tour avec la liste<br />
<strong>de</strong> droite.<br />
En juin 1984, le Front national atteignait 11 % aux élections<br />
européennes, autant que le Parti communiste.<br />
Ainsi, contrairement à ce qu'on entend souvent, ce n'est pas la<br />
proportionnelle qui fait monter le FN, c'est bien le fait que les<br />
salariés n''i<strong>de</strong>ntifient plus le PS à cette époque comme étant<br />
dans leur camp.<br />
Car 1981 signe la fin <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> réformer et le début du<br />
ralliement au libéralisme.<br />
Philippe Seguin, déclare en 1989 : « Il n'y a plus <strong>de</strong>ux projets <strong>de</strong><br />
société aussi irréductiblement contradictoires qu'ils l'étaient hier. Et<br />
nous <strong>de</strong>vons d'autant moins nous en lamenter que c'est notre projet<br />
<strong>de</strong> société qui l'a emporté ».<br />
C'est ce qu'explique plus tard, en 1990, Henri Emmanuelli :<br />
« Nous avons fait notre Bad God<strong>de</strong>sberg. Nous l'avons fait le 23<br />
mars 1983 à onze heures du matin. Le jour où nous avons décidé<br />
d'ouvrir les frontières et <strong>de</strong> ne pas sortir du SME, nous avons choisi<br />
une économie <strong>de</strong> marché ». (9/2/1990)<br />
Au final, en 1991 « le capitalisme borne notre horizon historique ».<br />
Le résultat <strong>de</strong>s élections européennes <strong>de</strong> juin 1984 illustrèrent le<br />
prix électoral payé par le PCF pour sa participation ministérielle.<br />
Son score <strong>de</strong> 11 % indiquait une perte <strong>de</strong> 2 millions <strong>de</strong> voix<br />
par rapport aux élections européennes <strong>de</strong> 1979. Ses ministres<br />
tombèrent en même temps que le gouvernement Mauroy et le<br />
PCF décida <strong>de</strong> ne pas accepter <strong>de</strong> nouveau portefeuille ministériel<br />
dans le gouvernement Fabius. Le gouvernement Fabius <strong>de</strong><br />
1984 à 1986 poursuit, sans les ministres communistes, la même<br />
politique que le gouvernement précé<strong>de</strong>nt, et le chômage monte<br />
inexorablement. En 1986, Il atteignait 10 % <strong>de</strong> la population<br />
active contre 6 % en 1981. 2,5 millions <strong>de</strong> travailleurs étaient<br />
au chômage : 1 million <strong>de</strong> plus qu’en 1981.<br />
23
Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />
L’expérience <strong>de</strong> l’Unité populaire :<br />
septembre 1970 - septembre 1973<br />
François Coustal<br />
Bien que concernant<br />
directement un pays étranger<br />
et éloigné, l’expérience<br />
<strong>de</strong> l’Unité populaire constitue<br />
une <strong>de</strong>s références<br />
emblématiques <strong>de</strong> la gauche,<br />
traditionnelle ou radicale,<br />
lorsqu’elle débat <strong>de</strong> <strong>stratégie</strong>.<br />
C’est une première raison pour<br />
revenir sur cette expérience,<br />
ces développements,<br />
ces limites et ces débats.<br />
La secon<strong>de</strong> raison est plus<br />
conjoncturelle : cette année<br />
2013 marque le quarantième<br />
anniversaire <strong>de</strong> l’écrasement<br />
<strong>de</strong> l’Unité populaire.<br />
Cet exposé inclut évi<strong>de</strong>mment<br />
<strong>de</strong>s appréciations critiques.<br />
Mais il est d’abord un effort<br />
mo<strong>de</strong>ste pour faire revivre<br />
cette épopée et un hommage<br />
aux combattants chiliens<br />
du socialisme, qu’ils se soient<br />
reconnus dans l’Unité<br />
populaire, dans la gauche<br />
<strong>de</strong> l’Unité populaire ou<br />
dans le Mouvement <strong>de</strong> la<br />
<strong>Gauche</strong> révolutionnaire<br />
(MIR-Movimiento <strong>de</strong><br />
Izquierda Revolucionaria).<br />
Une coalition <strong>de</strong> gauche<br />
au programme modéré<br />
L’Unité populaire (UP) s’est constituée en<br />
vue <strong>de</strong> soutenir la candidature <strong>de</strong> Salvador<br />
Allen<strong>de</strong> (membre du PS chilien) à l’élection<br />
prési<strong>de</strong>ntielle. C’était une coalition<br />
<strong>de</strong> gauche « classique » incluant <strong>de</strong> petits<br />
partis « bourgeois » (Parti radical, alliance<br />
populaire indépendante), <strong>de</strong>s partis issus<br />
<strong>de</strong> la mouvance chrétienne <strong>de</strong> gauche<br />
(Mouvement d’action populaire unitaire,<br />
<strong>Gauche</strong> chrétienne), l’essentiel étant l’alliance<br />
électorale du Parti socialiste et du<br />
Parti communiste.<br />
Le programme électoral <strong>de</strong> l’Unité populaire<br />
était extrêmement modéré et consistait principalement<br />
dans la promesse <strong>de</strong> poursuivre<br />
la politique du gouvernement précé<strong>de</strong>nt<br />
(démocrate-chrétien, centre droit) et <strong>de</strong><br />
faire vraiment les réformes promises par ce<br />
<strong>de</strong>rnier mais restées largement inabouties,<br />
notamment la réforme agraire et la récupération<br />
du contrôle <strong>de</strong>s ressources naturelles<br />
(mines <strong>de</strong> cuivre).<br />
Indépendamment du contenu timoré du<br />
programme, la perspective <strong>de</strong> l’élection<br />
d’Allen<strong>de</strong> a créé enthousiasme et mobilisation<br />
: pour discuter le programme électoral<br />
et surtout mener la campagne prési<strong>de</strong>ntielle,<br />
14 000 comités d’Unité populaire se créent<br />
à travers tout le Chili, regroupant 700 000<br />
personnes, membres ou non <strong>de</strong>s partis<br />
qui composent l’Unité populaire. C’est à<br />
cette force <strong>de</strong> frappe militante que l’Unité<br />
populaire doit sa victoire électorale. Après<br />
l’accession d’Allen<strong>de</strong> à la prési<strong>de</strong>nce, les<br />
comités d’Unité populaire seront dissouts.<br />
Mais, comme on va le voir, les aspirations<br />
du mouvement populaire à l’intervention<br />
directe et à l’auto-organisation prendront<br />
d’autres formes…<br />
L’élection<br />
<strong>de</strong> Salvador Allen<strong>de</strong><br />
Le 4 septembre 1970, Allen<strong>de</strong> arrive en tête<br />
avec 36,3 %. Soit seulement 39 000 voix<br />
d’avance sur le candidat démocrate-chrétien,<br />
Tomic, qui atteint 34,98 %. Alessandri, le<br />
candidat <strong>de</strong> droite, recueille 27,9 %.<br />
Le système chilien pour l’élection prési<strong>de</strong>ntielle<br />
est à un seul tour : Allen<strong>de</strong> n’ayant<br />
qu’une majorité relative, la décision est<br />
donc entre les mains du Parlement.<br />
La droite chilienne et le gouvernement<br />
américain vont, tout bonnement, essayer<br />
d’empêcher l’investiture d’Allen<strong>de</strong> grâce à<br />
<strong>de</strong>s manœuvres impliquant la CIA, l’entreprise<br />
multinationale ITT, la droite et<br />
l’extrême droite chilienne, <strong>de</strong>s secteurs <strong>de</strong><br />
l’armée chilienne, les milieux patronaux<br />
chiliens, les gran<strong>de</strong>s banques américaines et<br />
européennes. Ces manœuvres – qui se poursuivront<br />
d’ailleurs pendant toute la durée<br />
<strong>de</strong> l’Unité populaire – se développent selon<br />
trois axes. D’abord essayer <strong>de</strong> provoquer le<br />
chaos économique : blocage du crédit, arrêt<br />
<strong>de</strong>s importations <strong>de</strong> marchandises chilienne,<br />
en particulier le cuivre, etc. Ensuite pousser<br />
à l’intervention <strong>de</strong> l’armée : un coup d'État<br />
est déjà en préparation… Et enfin déploiement<br />
<strong>de</strong> manœuvre parlementaire : il s’agit<br />
<strong>de</strong> faire élire Alessandri qui démissionnera<br />
pour repasser le pouvoir à Frei (démocratechrétien,<br />
sortant). Le 22 octobre, c’est la<br />
manœuvre <strong>de</strong> trop avec l’enlèvement puis<br />
l’assassinat du général Schnei<strong>de</strong>r. Du coup,<br />
la Démocratie chrétienne va laisser l’Unité<br />
populaire arriver au pouvoir. Le 24 octobre,<br />
le Congrès investit Allen<strong>de</strong>. La passation<br />
<strong>de</strong> pouvoir a lieu le 4 novembre.<br />
Par ailleurs, il n’y a pas d’élections législatives.<br />
Le Parlement reste donc ce qu’il<br />
était avant l’élection d’Allen<strong>de</strong> et l’Unité<br />
populaire n’y a pas la majorité. Le gouvernement<br />
gouverne par décrets, ceux-ci<br />
se situant plus ou moins dans un cadre<br />
législatif inchangé, donc hérité du pouvoir<br />
précé<strong>de</strong>nt, démocrate-chrétien. Au sein du<br />
gouvernement d’Unité populaire, l’absence<br />
<strong>de</strong> majorité servira à justifier la modération<br />
<strong>de</strong>s mesures et la recherche d’alliances avec<br />
la Démocratie chrétienne.<br />
Les <strong>de</strong>ux lignes<br />
<strong>de</strong> l’unité populaire<br />
Tout au long <strong>de</strong> l’expérience chilienne, il y<br />
a eu confrontation entre <strong>de</strong>ux orientations,<br />
<strong>de</strong>ux lignes. D’abord au sein du mouvement<br />
populaire, entre l’Unité populaire et le<br />
Mouvement <strong>de</strong> la gauche révolutionnaire<br />
(MIR), qui ne participe pas à la coalition<br />
gouvernementale et parlementaire et qui, à<br />
chaque étape du processus, développe une<br />
critique <strong>de</strong> gauche <strong>de</strong> la politique menée<br />
par l’UP. Mais cette confrontation entre<br />
<strong>de</strong>ux orientations traverse l’UP elle-même<br />
et le gouvernement. Schématiquement, on<br />
peut distinguer :<br />
• une « ligne <strong>de</strong> droite », re présentée essentiellement<br />
par le PC chilien, Allen<strong>de</strong><br />
et le secteur (minoritaire) du PS qui le<br />
soutient. Son axe politique principal est la<br />
recherche d’un consensus avec la Démocratie<br />
chrétienne. Il s’illustrera par un slogan :<br />
« consoli<strong>de</strong>r pour avancer », version locale<br />
<strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> la pause : une fois les premières<br />
24 Journées d’étu<strong>de</strong>
Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />
réformes mises en œuvre, il faut les inscrire<br />
dans la durée, chercher <strong>de</strong>s alliés et, donc,<br />
ne pas cé<strong>de</strong>r à la « surenchère »… Pour<br />
Allen<strong>de</strong> se rajoute le choix doctrinal d’une<br />
révolution respectant strictement la légalité.<br />
Outre Allen<strong>de</strong>, les principaux porte-parole<br />
<strong>de</strong> cette orientation sont Luis Corvolan<br />
(secrétaire du PC Chilien) et Orlando<br />
Millas économiste communiste qui aura <strong>de</strong><br />
nombreuses responsabilités ministérielles<br />
(dont le ministère <strong>de</strong>s Finances).<br />
• une « ligne <strong>de</strong> gauche », représentée par la<br />
majorité du PS (dont son principal dirigeant,<br />
Carlos Altamirano) et le MAPU (plus la<br />
<strong>Gauche</strong> chrétienne, à partir <strong>de</strong> juillet 1971).<br />
À plusieurs reprises au cours du processus,<br />
cette sensibilité <strong>de</strong> l’Unité populaire défendra<br />
la nécessité d’approfondir les réformes, <strong>de</strong><br />
s’appuyer sur les mobilisations, parfois en<br />
convergence avec le MIR. Son slogan était<br />
« avancer pour consoli<strong>de</strong>r », autour <strong>de</strong> l’idée<br />
que la radicalisation (à gauche) <strong>de</strong> l’action<br />
gouvernementale et <strong>de</strong>s réformes était la<br />
seule voie, y compris pour pérenniser les<br />
réformes déjà faites. Outre les dirigeants<br />
<strong>de</strong>s partis (PS, MAPU), son représentant<br />
le plus emblématique était Pedro Vuskovic,<br />
responsable <strong>de</strong>s mesures <strong>de</strong> redistribution <strong>de</strong>s<br />
richesses en tant que ministre <strong>de</strong>s Affaires<br />
économiques jusqu’à ce qu’il soit écarté<br />
en juin 1972.<br />
À travers le respect strict <strong>de</strong> la légalité, la<br />
recherche permanente - et le plus souvent<br />
infructueuse - d’alliances avec la Démocratie<br />
chrétienne, et une attitu<strong>de</strong> conciliatrice visà-vis<br />
<strong>de</strong> l’armée, c’est la « ligne <strong>de</strong> droite »<br />
qui s’impose progressivement au niveau du<br />
gouvernement. Mais non sans mal, du fait<br />
<strong>de</strong>s mobilisations populaires…<br />
Dans un premier temps, trois <strong>questions</strong><br />
cristallisent la confrontation politique et<br />
sociale : le pouvoir d’achat et les <strong>questions</strong><br />
d’approvisionnement ; la réforme agraire ;<br />
l’extension du secteur nationalisé.<br />
pouvoir d’achat,<br />
approvisionnement,<br />
contrôle <strong>de</strong>s prix<br />
Immédiatement (début 1971), sous l’impulsion<br />
<strong>de</strong> Vuskovic, on procè<strong>de</strong> à un<br />
réajustement <strong>de</strong>s salaires. Face à une forte<br />
inflation (35 % pour l’année 1970), les<br />
réajustements sont compris entre 35 % pour<br />
les salaires les plus élevés et 66 % pour les<br />
plus bas. Le gouvernement tente également<br />
<strong>de</strong> contrôler l’inflation, notamment par le<br />
blocage <strong>de</strong>s prix (d’un certain nombre <strong>de</strong><br />
prix). Avec un relatif succès : pour les six<br />
premiers mois <strong>de</strong> 1971, l’inflation chute<br />
à 12 % (contre 29 % pour les six premiers<br />
mois <strong>de</strong> 1970)…<br />
Entre augmentation <strong>de</strong>s salaires et inflation<br />
persistante, on évalue autour <strong>de</strong> 20 % la<br />
janvier 2013<br />
hausse moyenne du pouvoir d’achat<br />
ouvrier. Cette politique fortement<br />
redistributive provoque une relance<br />
<strong>de</strong> la consommation et <strong>de</strong> l’activité<br />
économique, qui est amplifiée par<br />
une politique <strong>de</strong> crédit pas cher<br />
pour l’industrie moyenne. Cela se<br />
traduit aussi au niveau <strong>de</strong> l’emploi :<br />
diminution du chômage et création<br />
<strong>de</strong> 200 000 emplois<br />
Quelques problèmes « naturels »<br />
d’approvisionnement apparaissent.<br />
Mais ils vont être considérablement<br />
aggravés <strong>de</strong> façon tout<br />
à fait consciente par la bourgeoisie<br />
chilienne, (moyenne comme<br />
gran<strong>de</strong>) qui, à aucun moment,<br />
ne joue le jeu : malgré la relance<br />
économique, elle pratique la grève<br />
<strong>de</strong> l’investissement et la spéculation<br />
sur les <strong>de</strong>nrées et les produits<br />
courants, allant jusqu’à organiser la<br />
pénurie. La droite et l’extrême droite<br />
impulsent, à plusieurs reprises, <strong>de</strong>s<br />
manifestations <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> la<br />
bourgeoisie qui, accompagnées <strong>de</strong><br />
leurs employéEs <strong>de</strong> maison, organisent<br />
<strong>de</strong>s concerts <strong>de</strong> casseroles pour<br />
démontrer que le gouvernement d’Unité<br />
populaire conduit à la faillite et à la famine.<br />
La riposte <strong>de</strong> l’Unité populaire est l’organisation,<br />
en juillet 1971, d’une « rencontre<br />
nationale <strong>de</strong>s maîtresses <strong>de</strong> maison » en<br />
présence <strong>de</strong> P. Vuskovic. Celui-ci appelle<br />
les « maîtresses <strong>de</strong> maison » – c’est-à-dire les<br />
femmes <strong>de</strong> la classe ouvrière et <strong>de</strong>s couches<br />
populaires – à s’organiser pour contrôler<br />
le ravitaillement et les prix.<br />
Dans ce but, le gouvernement impulse la<br />
création <strong>de</strong>s JAP – Juntas <strong>de</strong> abastecimentios<br />
y precios – qui sont <strong>de</strong>s collectifs populaires<br />
<strong>de</strong> contrôle du ravitaillement et <strong>de</strong>s prix.<br />
C’est une initiative du gouvernement,<br />
mais qui sera investie par une dynamique<br />
populaire : les JAP se développent surtout au<br />
cours <strong>de</strong> l’année 1972, quand les problèmes<br />
<strong>de</strong> ravitaillement s’aggravent.<br />
la réforme agraire<br />
Le cadre législatif est inchangé : c’est celui<br />
du gouvernement précé<strong>de</strong>nt – démocratechrétien<br />
– qui avait amorcé une réforme<br />
agraire dès juillet 1967. Il ne s’agit pas en<br />
soi <strong>de</strong> mesures « socialistes » mais, plutôt<br />
<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rniser l’agriculture, d’en finir avec<br />
le système <strong>de</strong>s très gran<strong>de</strong>s propriétés – les<br />
latifundia – en vigueur au Chili comme<br />
dans une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> l’Amérique<br />
latine et <strong>de</strong> redistribuer les terres. Le cadre<br />
législatif fixe la surface <strong>de</strong> terres et <strong>de</strong> terres<br />
irriguées qui ne peuvent pas faire l’objet <strong>de</strong><br />
redistribution et que le propriétaire pourra<br />
conserver. Il stipule aussi que les outils et<br />
le bétail ne peuvent être expropriés.<br />
Ce cadre va être débordé par les mobilisations<br />
paysannes dans <strong>de</strong>ux directions :<br />
l’extension <strong>de</strong>s expropriations et le développement<br />
<strong>de</strong>s conseils paysans. Dans<br />
plusieurs localités et provinces, <strong>de</strong>s mobilisations<br />
se développent pour étendre les<br />
expropriations au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s limites fixées en<br />
ce qui concerne les terres et pour y inclure<br />
les outils et le bétail.<br />
Ce mouvement débouche sur <strong>de</strong>s occupations<br />
<strong>de</strong> terres, aux marges ou en <strong>de</strong>hors<br />
du cadre légal. Ce phénomène n’est pas<br />
complètement nouveau, mais antérieur à<br />
l’arrivée au pouvoir <strong>de</strong> l’Unité populaire.<br />
Mais il connaît alors une accélération considérable<br />
: 16 en 1968, 121 en 69, 368 en<br />
1970. Et 658 pour les seuls six premiers<br />
mois <strong>de</strong> 1971… Évi<strong>de</strong>mment, les gros<br />
propriétaires ne se laissent pas faire. Les<br />
occupations débouchent parfois sur <strong>de</strong>s<br />
affrontements armés. En octobre 1971,<br />
Moises Huentelaf, paysan mapuche et<br />
militant du MIR, est assassiné.<br />
L’autre axe <strong>de</strong> la mobilisation paysanne est<br />
le développement <strong>de</strong>s conseils paysans. À<br />
l’origine, ils ont été conçus par le gouvernement<br />
comme une structure para-étatique<br />
qui doit secon<strong>de</strong>r les fonctionnaires chargés<br />
d’organiser la réforme agraire et y associer<br />
la population paysanne. Officiellement,<br />
c’est un décret gouvernemental qui en<br />
janvier 1971 déci<strong>de</strong> la création d’un conseil<br />
national paysan et définit ses déclinaisons<br />
provinciales et communales. Cette décision<br />
relève d’une conception assez verticale : les<br />
attributions et la composition sont décidées<br />
par en haut. Les conseils paysans doivent<br />
25
Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />
représenter les organisations et associations<br />
existantes – syndicats, coopératives, associations<br />
<strong>de</strong> fermiers, etc. – qui y désignent<br />
leurs représentants…<br />
C’était sans compter avec les mouvements<br />
paysans radicaux notamment le (MCR), un<br />
« front <strong>de</strong> masse » du MIR. Dans la province<br />
<strong>de</strong> Cautin, sous l’influence MIR et du PS,<br />
un conseil se constitue à partir <strong>de</strong> paysans<br />
mapuches et <strong>de</strong> fermiers : ils élisent leurs<br />
représentants. Ce conseil paysan d’un type<br />
nouveau (élu, donc) entre en conflit avec le<br />
conseil provincial « officiel ». Un troisième<br />
conseil surgit, impulsé par la CUT (et le<br />
PC). Finalement, ce processus aboutit à un<br />
conseil <strong>de</strong> quinze représentants, élus par les<br />
paysans. L’exemple est suivi dans d’autres<br />
communes…<br />
La question posée est claire : les conseils<br />
doivent-ils être composés <strong>de</strong> délégués élus<br />
par la base ou désignés au titre <strong>de</strong> leur organisation<br />
? Finalement <strong>de</strong>s négociations<br />
s’ouvrent au ministère, avec une participation<br />
du MIR (pourtant non-membre <strong>de</strong> l’UP)<br />
et débouchent sur un compromis en <strong>de</strong>ux<br />
points. Les conseils paysans déjà constitués<br />
sont reconnus, quel qu’ait été leur mo<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> constitution. Et, pour les futurs conseils<br />
paysans, un nouveau système mixte (quinze<br />
membres élus + <strong>de</strong>ux désignés par organisation)<br />
est mis en place.<br />
En 1970, lorsque l’UP arrive au gouvernement,<br />
les expropriations (qui ont commencé<br />
en 1965) représentent 18 % <strong>de</strong>s terres cultivables<br />
et 12 % <strong>de</strong>s terres irriguées. En août<br />
1972 : 50 % <strong>de</strong>s terres cultivables et 48 %<br />
<strong>de</strong>s terres irriguées.<br />
la nationalisation du cuivre<br />
En fait, les premières nationalisations importantes<br />
sont celles <strong>de</strong>s banques, dès décembre<br />
1970. Seize banques commerciales privées,<br />
chiliennes et étrangères passent dans le secteur<br />
public. À la fin <strong>de</strong> l’année 1970, l'État<br />
contrôle 90 % du crédit. Parallèlement, 70<br />
entreprises industrielles sont expropriées,<br />
réquisitionnées ou placées sous le régime<br />
<strong>de</strong> « l’intervention » (l'État n’est pas propriétaire<br />
mais dispose d’un pouvoir <strong>de</strong> gestion<br />
prépondérant).<br />
Mais la nationalisation la plus emblématique<br />
est celle du cuivre car elle symbolise<br />
la récupération par le Chili <strong>de</strong> ses ressources<br />
naturelles une aspiration partagée bien au<strong>de</strong>là<br />
<strong>de</strong> la gauche, d’autant que les principales<br />
mines <strong>de</strong> cuivre sont alors aux mains <strong>de</strong><br />
multinationales américaines. Le processus<br />
se déroule en trois étapes.<br />
Première étape : le 6 juillet 1971, la commercialisation<br />
<strong>de</strong>s exportations <strong>de</strong> cuivre est<br />
nationalisée. Deuxième étape : le 11 juillet<br />
1971, un vote unanime du Parlement déci<strong>de</strong> la<br />
nationalisation <strong>de</strong>s (gran<strong>de</strong>s) mines <strong>de</strong> cuivre.<br />
Mais le plus spectaculaire est la troisième étape<br />
fixant le montant <strong>de</strong>s in<strong>de</strong>mnisations. L’Unité<br />
populaire ne prône pas les nationalisations<br />
26 Journées d’étu<strong>de</strong>
Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />
« sans in<strong>de</strong>mnité ni rachat ». Mais, dans ce<br />
cas, le gouvernement exhume d’anciennes<br />
dispositions légales permettant d’exiger<br />
<strong>de</strong>s multinationales le remboursement <strong>de</strong>s<br />
« bénéfices excessifs ». Une commission se<br />
réunit pour évaluer à la fois la valeur <strong>de</strong>s<br />
entreprises nationalisées donnant droit à<br />
in<strong>de</strong>mnisation et le montant <strong>de</strong>s « bénéfices<br />
excessifs » à prendre en compte. Pour faire<br />
bonne mesure, la commission remonte à<br />
l’année 1955 ! Le 28 septembre 1971, la<br />
commission rend son verdict : ce sont les<br />
multinationales étrangères (US, en fait)<br />
qui doivent 775 millions <strong>de</strong> dollars à l'État<br />
chilien. Cette décision sera évi<strong>de</strong>mment<br />
considérée comme un provocation insupportable<br />
pour les États-Unis.<br />
À ce sta<strong>de</strong>, l'État contrôle 85 % <strong>de</strong>s exportations<br />
et 45% <strong>de</strong>s importations. Pour<br />
le gouvernement (axe Allen<strong>de</strong> – PC), le<br />
programme <strong>de</strong> nationalisation est achevé et<br />
l’APS – Area <strong>de</strong> Propiedad Social, le secteur<br />
nationalisé – est défini et borné.<br />
Ce n’est pas l’avis, on le verra, <strong>de</strong> nombreux<br />
travailleurs <strong>de</strong>s entreprises privées. Ni du<br />
Parti socialiste qui se livre à une critique <strong>de</strong><br />
gauche du gouvernement. Au fur et à mesure<br />
<strong>de</strong> la confrontation sociale, notamment<br />
lorsque les patrons s’engageront activement<br />
dans le sabotage <strong>de</strong> l’économie, <strong>de</strong>s collectifs<br />
<strong>de</strong> travailleurs occuperont les entreprises et<br />
revendiqueront leur rattachement à l’APS<br />
Vers le pouvoir populaire<br />
Le contrôle <strong>de</strong>s prix et <strong>de</strong> l’approvisionnement,<br />
la réforme agraire et l’extension <strong>de</strong><br />
l’APS constituent <strong>de</strong>s réformes importantes<br />
mais, surtout, porteuses d’une forte dynamique<br />
<strong>de</strong> mobilisation populaire allant<br />
au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s projets gouvernementaux. Le<br />
processus est le suivant : le gouvernement<br />
prend <strong>de</strong>s décisions <strong>de</strong> mise en œuvre <strong>de</strong>s<br />
réformes entreprises. Il crée ou impulse la<br />
création <strong>de</strong> structures étatiques ou paraétatiques<br />
pour conduire les réformes. Il<br />
est confronté – et, avec lui, le mouvement<br />
populaire – à la résistances et au sabotage<br />
<strong>de</strong> la bourgeoisie et <strong>de</strong> la droite. On assiste<br />
alors à l’investissement par le mouvement<br />
populaire <strong>de</strong>s structures <strong>de</strong> pilotage <strong>de</strong> la<br />
réforme, ce qui en change la nature et la<br />
fonction.<br />
Octobre chilien<br />
La bourgeoisie se prépare systématiquement<br />
à l’affrontement : c’est elle qui est à<br />
l’offensive. Mais, en riposte, il y a mobilisations<br />
<strong>de</strong> masse et approfondissement<br />
du « pouvoir populaire », alors même que<br />
le gouvernement recherche la conciliation.<br />
En octobre 1972, c’est l’épreuve <strong>de</strong> force :<br />
elle prend d’abord la forme d’une grève<br />
patronale, d’une grève <strong>de</strong> la bourgeoisie. Il<br />
janvier 2013<br />
s’agit <strong>de</strong> paralyser l’économie et l’ensemble<br />
<strong>de</strong>s activités économiques et sociales, <strong>de</strong><br />
frapper les couches populaires en les privant,<br />
par exemple, <strong>de</strong> nourriture et <strong>de</strong> soins<br />
médicaux. La confrontation commence<br />
le 11 octobre avec le début <strong>de</strong> la grève<br />
illimitée <strong>de</strong>s transporteurs routiers. Cet<br />
appel est immédiatement relayé et suivi<br />
par les commerçants, les mé<strong>de</strong>cins, les<br />
architectes, les avocats, les employés <strong>de</strong><br />
banques, les propriétaires <strong>de</strong> transports en<br />
commun. Dans certaines entreprises, les<br />
patrons décrètent le lock-out et arrêtent<br />
la production.<br />
Cette offensive se heurte à une double<br />
riposte. Le gouvernement réquisitionne<br />
certaines activités en s’appuyant sur <strong>de</strong>s<br />
secteurs loyaux <strong>de</strong> l’appareil d’État. Mais,<br />
surtout, l’essentiel <strong>de</strong> la riposte vient <strong>de</strong> la<br />
mobilisation populaire dans les quartiers<br />
et les entreprises. Dès le 15 octobre, <strong>de</strong>s<br />
collectifs <strong>de</strong> travailleurs occupent certaines<br />
entreprises, reprennent la production et se<br />
dotent <strong>de</strong> nouvelles formes d’organisation :<br />
les cordons industriels (cordones industriales).<br />
Il s’agit d’assemblées regroupant<br />
les délégués <strong>de</strong>s entreprises d’une même<br />
zone industrielle. Puis ils s’élargissent à<br />
d’autres organisations <strong>de</strong> représentation<br />
populaire : juntes <strong>de</strong> voisins, JAP, Centres<br />
<strong>de</strong>s mères, Volontaires <strong>de</strong> santé etc. Pour<br />
assurer le maintien <strong>de</strong>s activités <strong>de</strong> production,<br />
le ravitaillement, le système <strong>de</strong> santé,<br />
les cordons industriels se coordonnent au<br />
niveau supérieur (localité ou regroupement<br />
<strong>de</strong> localités) : ces structures <strong>de</strong> coordination<br />
sont les commandos (comman<strong>de</strong>ments)<br />
communaux.<br />
Le secteur <strong>de</strong> la santé offre un exemple<br />
spectaculaire <strong>de</strong> riposte autogestionnaire.<br />
L’activité <strong>de</strong>vait être paralysée par la grève<br />
<strong>de</strong>s mé<strong>de</strong>cins et <strong>de</strong>s infirmières qualifiées.<br />
En fait, très rapi<strong>de</strong>ment, elle reprend à<br />
plein régime avec quelques mé<strong>de</strong>cins et<br />
infirmières non grévistes, les ai<strong>de</strong>s soignants<br />
et <strong>de</strong>s étudiants en mé<strong>de</strong>cine… Dans les<br />
entreprises occupées, le pouvoir populaire<br />
se développe... même dans celles qui n’ont<br />
pas vocation à faire partie <strong>de</strong> l’APS. Autant<br />
<strong>de</strong> problèmes à venir lors du retour du<br />
patron…<br />
La grève patronale s’achève le 6 novembre.<br />
Mais, le 30 octobre, Allen<strong>de</strong> a annoncé un<br />
nouveau gouvernement qui comprend plusieurs<br />
généraux et les principaux dirigeants<br />
<strong>de</strong> la CUT.<br />
Telle est la réponse du gouvernement<br />
à la mobilisation populaire qui a fait<br />
échouer la grève patronale… Au lieu <strong>de</strong><br />
s’appuyer sur cette mobilisation populaire,<br />
le gouvernement reste fidèle à la<br />
même ligne : négocier avec la démocratie<br />
chrétienne et essayer <strong>de</strong> se concilier les<br />
bonnes grâces <strong>de</strong> l’armée.<br />
Luis Corvalan, secrétaire général du Parti<br />
communiste chilien, déclare alors : « Il ne<br />
fait aucun doute que le cabinet au sein duquel<br />
sont représentées les trois branches <strong>de</strong>s forces<br />
armées constitue une digue contre la sédition. »<br />
La marche au coup d'État<br />
Malgré la défaite infligée au patronat et à<br />
la réaction, les mois qui suivent donnent<br />
l’impression d’une marche inéluctable vers<br />
le coup d'État et la défaite. Ou encore d'une<br />
succession d’occasions perdues…<br />
En mars 1973, les élections législatives<br />
donnent 44 % aux candidats <strong>de</strong> l’Unité<br />
populaire. De ce résultat, on peut tirer trois<br />
conclusions. D’abord, l’Unité populaire<br />
n’est pas majoritaire (au sens où elle n’a<br />
pas la majorité absolue). Ensuite, malgré<br />
la situation difficile créée par la droite,<br />
entre l’élection d’Allen<strong>de</strong> et les élections<br />
législatives, l’Unité populaire a progressé<br />
<strong>de</strong> 10 % et doublé son nombre d’élus au<br />
Parlement. Et, surtout, la droite n’a pas –<br />
loin <strong>de</strong> là – la majorité qualifiée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
tiers qu’elle espérait et qui lui permettrait <strong>de</strong><br />
modifier la Constitution (afin <strong>de</strong> revenir sur<br />
les nationalisations) et, aussi, <strong>de</strong> <strong>de</strong>stituer<br />
Allen<strong>de</strong>… Ce <strong>de</strong>rnier élément va, en fait,<br />
accélérer les manœuvres et les tentatives<br />
<strong>de</strong> renverser Allen<strong>de</strong>, puisque, pour la<br />
droite, il n’y a plus d’issue institutionnelle<br />
à court terme. Un nouveau gouvernement<br />
est constitué, sans militaires<br />
En juin 1973, une première tentative <strong>de</strong><br />
coup d'État – le « Tancazo », parce que déclenché<br />
par un régiment blindé – échoue,<br />
une partie <strong>de</strong> l’armée (dont son chef, le général<br />
Prats) se dressant contre les putschistes.<br />
La crise se dénoue avec la constitution d’un<br />
nouveau gouvernement. Les militaires sont<br />
présents mais, cette fois, une nouvelle étape<br />
est franchie : les chefs <strong>de</strong>s trois armes (armée<br />
<strong>de</strong> terre, aviation, marine) et le chef <strong>de</strong>s<br />
carabiniers (équivalent <strong>de</strong> la gendarmerie)<br />
sont ministres. Le prési<strong>de</strong>nt (communiste)<br />
<strong>de</strong> la CUT justifie cette décision : « Les Forces<br />
armées sont toujours, en fait, très proches <strong>de</strong>s<br />
travailleurs et je dirais qu’elles ont une gran<strong>de</strong><br />
estime pour les travailleurs, et apprécient notre<br />
fonction peut-être mieux que ne le fait aucun<br />
autre secteur, parce que leur fonction propre<br />
qui est <strong>de</strong> défendre le pays est inséparable <strong>de</strong><br />
ce que font les travailleurs pour l’économie<br />
[…] Une économie forte, une classe ouvrière<br />
capable d’impulser l’économie dans le sens<br />
ascendant, c’est là une sécurité et une garantie<br />
pour l’efficacité du rôle <strong>de</strong>s forces armées. Il<br />
y a une i<strong>de</strong>ntification d’intérêts patriotiques<br />
entre eux et nous. » Décision qui, néanmoins,<br />
provoque une gran<strong>de</strong> manifestation <strong>de</strong>vant<br />
le palais prési<strong>de</strong>ntiel (la Moneda), très hostile<br />
aux militaires. Mais, sans vraiment mettre<br />
en cause Allen<strong>de</strong>….<br />
27
Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />
Malgré l’échec du Tancazo, la droite et la hiérarchie militaire<br />
sont à l’offensive. Orchestrée par une partie <strong>de</strong> l’état-major, une<br />
vague <strong>de</strong> répression s’abat sur les soldats loyalistes, les travailleurs<br />
et les partis <strong>de</strong> gauche. Par centaines, les soldats qui avaient<br />
refusé <strong>de</strong> se joindre aux putschistes sont arrêtés et torturés, sans<br />
réaction du gouvernement. L’armée et la gendarmerie multiplie<br />
les perquisitions provocatrices dans les usines bastions du mouvement<br />
ouvrier, sous prétexte d’y « récupérer <strong>de</strong>s armes ». Encore<br />
plus incroyable : alors que Allen<strong>de</strong> est prési<strong>de</strong>nt et que l’Unité<br />
populaire est au gouvernement, il y a une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> levée <strong>de</strong><br />
l’immunité parlementaire du secrétaire général du MAPU et <strong>de</strong><br />
celle du secrétaire général du Parti socialiste… parce qu’au mois<br />
<strong>de</strong> juin ils ont appelé les soldats à respecter le pouvoir civil et à<br />
ne pas obéir aux putschistes. Pour le même motif, un mandat<br />
d’arrêt est lancé contre Miguel Enriquez, secrétaire général du<br />
MIR qui, lui, n’est pas élu et ne bénéficie donc pas <strong>de</strong> l’immunité<br />
parlementaire. Le 21 août, une assemblée <strong>de</strong>s généraux <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
la démission <strong>de</strong> Prats du gouvernement et <strong>de</strong> l’armée. Le 23 août,<br />
la Chambre <strong>de</strong>s députés déclare le gouvernement illégal. Le 24<br />
août, le général Prats démissionne <strong>de</strong> son poste <strong>de</strong> commandant<br />
en chef <strong>de</strong> l’armée <strong>de</strong> terre. Il est remplacé par Augusto Pinochet.<br />
Le 4 septembre, il y a encore – c’est l’une <strong>de</strong>s plus gran<strong>de</strong> manifestation<br />
<strong>de</strong> la gauche… – 800 000 manifestants en défense <strong>de</strong><br />
l’Unité populaire. Allen<strong>de</strong> indique qu’il ne se retirera que si le<br />
peuple le lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Les manifestants réclament <strong>de</strong>s armes.<br />
Le 11 septembre 1973, c’est le coup d'État <strong>de</strong> Pinochet, le<br />
bombar<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la Moneda, le suici<strong>de</strong> d’Allen<strong>de</strong>. La résistance<br />
populaire reste sporadique. La répression, elle, sera exemplaire, à<br />
commencer par celle qui s’exerce sur les militaires « loyalistes » :<br />
massacre <strong>de</strong>s ca<strong>de</strong>ts <strong>de</strong> l’école <strong>de</strong> sous-officiers à Concepcion ;<br />
3 000 carabiniers sont fusillés. C’est aussi, à gran<strong>de</strong> échelle, la<br />
chasse aux militants <strong>de</strong> gauche, arrêtés et internés dans les sta<strong>de</strong>s.<br />
Certaines estimations évoquent 50 000 morts dans les premiers<br />
mois <strong>de</strong> la dictature...<br />
En débat<br />
Ce caractère tragique <strong>de</strong> l’écrasement <strong>de</strong> l’Unité populaire justifie<br />
amplement <strong>de</strong> s’atteler à l’analyse et au bilan <strong>de</strong> cette expérience.<br />
Sans tabou, mais aussi avec respect et un peu <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>stie. Trois<br />
éléments lapidaires <strong>de</strong> réflexion, donc…<br />
D’abord, cette issue fatale le souligne : l’orientation défendue<br />
par Salvador Allen<strong>de</strong> et par le Parti communiste chilien a été<br />
démentie par les faits.<br />
La satisfaction <strong>de</strong>s exigences populaires n’était pas compatible<br />
avec la recherche d’alliances parlementaires avec la démocratie<br />
chrétienne. La tentative <strong>de</strong> se concilier la sympathie ou la<br />
neutralité <strong>de</strong> la hiérarchie militaire n’était pas compatible avec<br />
le développement <strong>de</strong>s mobilisations et du pouvoir populaire<br />
(po<strong>de</strong>r popular).<br />
Entre rechercher l’appui <strong>de</strong>s travailleurs mobilisés et donner <strong>de</strong>s<br />
gages (<strong>de</strong> limitation <strong>de</strong>s nationalisations) au patronat chilien, il<br />
fallait choisir. Et puis, surtout, la croyance que, à l’inverse <strong>de</strong>s<br />
autres armées d’Amérique latine, l’armée chilienne respecterait la<br />
légalité républicaine et les institutions issues du suffrage universel<br />
était une illusion tragique.<br />
Tous les partis <strong>de</strong> gauche n’ont pas partagé les illusions du bloc<br />
« Allen<strong>de</strong> – PC » quant au légalisme <strong>de</strong> l’armée. Au niveau théorique<br />
et d’analyse politique, la possibilité d’un coup d'État contre<br />
le gouvernement <strong>de</strong> l’Unité populaire fait partie <strong>de</strong>s perspectives<br />
admises par la gauche <strong>de</strong> l’Unité populaire (majorité du PS, MAPU).<br />
Pour le MIR, ce n’est pas seulement une hypothèse, mais une<br />
certitu<strong>de</strong> ! Une certitu<strong>de</strong> sur laquelle est bâtie une <strong>stratégie</strong>, celle<br />
<strong>de</strong> la préparation <strong>de</strong> la guerre révolutionnaire : « La classe ouvrière,<br />
les travailleurs, étudiants, paysans, officiers honnêtes, sous-officiers,<br />
soldats du contingent, marins, aviateurs, carabiniers, doivent créer<br />
leur armée : l’armée du Peuple et affronter l’armée professionnelle<br />
<strong>de</strong> la bourgeoisie commençant ainsi une guerre révolutionnaire ».<br />
Et pourtant, cette conscience luci<strong>de</strong> <strong>de</strong>s risques n’a pas plus permis<br />
d’éviter la défaite… Étudier en détail ce que fut l’orientation, la<br />
pratique et les limites <strong>de</strong> la gauche <strong>de</strong> l’Unité populaire et, plus<br />
encore, du MIR sortait du cadre <strong>de</strong> cet exposé. À suivre, donc…<br />
La <strong>de</strong>rnière remarque concerne l’impact, à l’époque, <strong>de</strong> l’expérience<br />
<strong>de</strong> l’Unité populaire et <strong>de</strong> sa défaite sur les débats <strong>de</strong> la gauche<br />
européenne en général et, plus précisément, <strong>de</strong> la gauche française.<br />
Au moment où, en France, se développent l’Union <strong>de</strong> la gauche<br />
et le programme commun (1972), les évènements chiliens sont<br />
suivis avec attention et alimentent débats et polémiques au sein <strong>de</strong><br />
la gauche et <strong>de</strong> l’extrême gauche. Là encore, un retour (critique ?)<br />
sur les analyses et les prises <strong>de</strong> position <strong>de</strong> la gauche traditionnelle<br />
et <strong>de</strong> la gauche révolutionnaire ne serait pas sans intérêt.<br />
On se contentera ici (en annexe) <strong>de</strong> trois coups <strong>de</strong> projecteurs sur<br />
les positions du PCF, <strong>de</strong> Lutte ouvrière et <strong>de</strong> la LCR.<br />
28 Journées d’étu<strong>de</strong>
Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />
Le point <strong>de</strong> vue du PCF<br />
Chili : trois ans d’Unité populaire Acquaviva, G. Fournial, P.<br />
Gilhodès, J. Marcelin Éditions sociales, 1974<br />
Dans ces conditions, et compte tenu surtout que <strong>de</strong>puis<br />
mars l’Unité populaire ne gagnait visiblement plus à son<br />
programme <strong>de</strong> gouvernement les alliés qui pourtant<br />
condamnaient à la fois tout retour à la domination impérialiste<br />
et à la réaction comme toute idée <strong>de</strong> déchaîner<br />
la guerre civile, le choix était clair. Pour les communistes<br />
chiliens, c’est sûr ; pour Salvador Allen<strong>de</strong>, ce ne l’est<br />
pas moins : <strong>de</strong>vant la dégradation <strong>de</strong>s institutions et le<br />
danger du « basculement » <strong>de</strong>s classes moyennes dans<br />
une aventure – bien que personne alors n’imaginât que<br />
celle-ci pût prendre un caractère si terriblement fasciste –<br />
et dans la guerre civile, l’alternative est « guerre civile ou<br />
démocratie ». Or, la masse <strong>de</strong>s Chiliens étant <strong>de</strong> toute<br />
évi<strong>de</strong>nce contre la guerre civile le seul moyen – pour tous<br />
ceux qui avaient conscience du choix impérieux à faire<br />
en fin <strong>de</strong> compte entre la menace fasciste et la survie<br />
du pouvoir <strong>de</strong> l’Unité populaire – était le dialogue avec<br />
le Parti démocrate-chrétien.<br />
Au prix <strong>de</strong> concessions sur le programme <strong>de</strong> l’Unité<br />
populaire, et spécialement sur les entreprises capitalistes<br />
qui <strong>de</strong>vaient faire partie <strong>de</strong> « l’aire sociale » <strong>de</strong><br />
l’économie ? Oui. Et alors ? Qui a décrété que, <strong>de</strong>vant la<br />
menace mortelle <strong>de</strong> la contre-révolution et du fascisme,<br />
les concessions et les compromis ne seraient pas révolutionnaires<br />
? Certainement pas Lénine…<br />
Miguel Enriquez, presente ! François Sabado<br />
Rouge n° 2088 (25/11/2004)<br />
janvier 2013<br />
ANNEXES<br />
Le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la LCR<br />
Le point <strong>de</strong> vue<br />
<strong>de</strong> Lutte ouvrière<br />
Chili-1973 : un massacre annoncé Dominique Chablis<br />
Lutte Ouvrière n°1645 du 21 janvier 2000<br />
Pourtant se battre n'aurait pas coûté plus cher aux travailleurs<br />
et aux militants que la victoire sans opposition<br />
réelle <strong>de</strong> Pinochet n'allait le faire. Mais après avoir refusé<br />
<strong>de</strong> croire ou <strong>de</strong> préparer le combat, les chefs <strong>de</strong> la gauche<br />
ne croyaient plus à la possibilité <strong>de</strong> le livrer quand il était<br />
engagé par l'ennemi.<br />
Ce qui a manqué aux travailleurs, ce n'est ni la volonté <strong>de</strong><br />
se battre ni le courage. Ni le nombre, car ils avaient été<br />
<strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> milliers à manifester à Santiago, alors<br />
que l'armée n'avait, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s carabiniers, que 50 000<br />
hommes en tout. Mais ce qui a manqué aux travailleurs, c'est<br />
une direction aussi déterminée qu'eux-mêmes, qui aurait<br />
pu, avec un plan d'ensemble, donner toute son efficacité à<br />
l'énergie combattante <strong>de</strong>s travailleurs. Celle qu'ils s'étaient<br />
donnée les avait honteusement abandonnés au massacre.<br />
Altamirano et la gauche du PS estimaient ne rien pouvoir<br />
faire sans le reste <strong>de</strong> l'Unité Populaire et sans Allen<strong>de</strong>. Quant<br />
au MIR, lui, il estimait ne rien pouvoir faire sans la gauche<br />
du PS. C'était <strong>de</strong> fil en aiguille faire dépendre le sort <strong>de</strong><br />
la classe ouvrière <strong>de</strong> la politique d'Allen<strong>de</strong>, qui remettait<br />
lui-même le sort <strong>de</strong>s travailleurs au bon vouloir <strong>de</strong> l'armée.<br />
Les affrontements <strong>de</strong> classes ont débouché sur un processus <strong>de</strong> dualité <strong>de</strong> pouvoir entre, d'un côté, les travailleurs et<br />
leurs organisations, et <strong>de</strong> l'autre, la droite et le patronat. Dans cette confrontation, la politique <strong>de</strong>s directions <strong>de</strong> l'Unité<br />
populaire, en particulier <strong>de</strong> celle du Parti communiste, a consisté à canaliser ce mouvement dans le cadre <strong>de</strong> la légalité<br />
dictée par les classes dominantes et par l'armée.<br />
[…]<br />
Le MIR, à sa manière, s'est opposé à cette orientation. Il a dénoncé toutes les politiques d'alliance avec la bourgeoisie<br />
et les militaires. Il a participé à tous les processus d'auto-organisation et a joué un rôle clé dans le développement <strong>de</strong>s<br />
commandos communaux. Il a eu une responsabilité décisive dans la naissance <strong>de</strong> l'assemblée populaire <strong>de</strong> Concepcion,<br />
en juillet 1972<br />
[…]<br />
La volonté et la sincérité révolutionnaires du MIR ne font pas <strong>de</strong> doute. Des milliers <strong>de</strong> militants dans le mon<strong>de</strong>, dont<br />
ceux <strong>de</strong> la LCR <strong>de</strong>s années 1970, se sont i<strong>de</strong>ntifiés à ses couleurs rouge et noir. Toutefois, coulée dans les conceptions<br />
stratégiques <strong>de</strong> « guerre prolongée », la direction du MIR est intervenue davantage pour accumuler <strong>de</strong>s forces, dans la<br />
perspective <strong>de</strong> la « guerre <strong>de</strong> <strong>de</strong>main ou d'après-<strong>de</strong>main », que pour dénouer positivement une crise révolutionnaire<br />
résultant <strong>de</strong> la dualité <strong>de</strong> pouvoir <strong>de</strong>s années 1972 et 1973.<br />
[…]<br />
Sur le plan militaire, si le MIR a pris <strong>de</strong> nombreuses initiatives, <strong>de</strong> la protection <strong>de</strong> mobilisations à celle <strong>de</strong> Salvador Allen<strong>de</strong>,<br />
son activité principale n'était pas dirigée vers l'autodéfense du mouvement <strong>de</strong>s masses, sur <strong>de</strong>s initiatives préparant<br />
une insurrection populaire ou sur un travail <strong>de</strong> droits démocratiques et <strong>de</strong> subversion dans l'institution militaire - le MIR<br />
commença un travail dans l'armée durant les <strong>de</strong>rnières semaines avant le coup d'État. Il privilégiait les activités militaires<br />
<strong>de</strong> parti, ses patrouilles, ses casernes, son armement...<br />
Si rien ne permet d'affirmer qu'une autre <strong>stratégie</strong> aurait évité la défaite, ces leçons doivent rester présentes dans notre<br />
mémoire et notre réflexion politique... pour construire l'avenir.<br />
29
Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />
En guise <strong>de</strong> conclusion<br />
Prétendre, après beaucoup<br />
d’autres, tirer <strong>de</strong>s leçons<br />
<strong>de</strong>s expériences que l’on vient<br />
d’évoquer et en déduire<br />
une <strong>stratégie</strong> serait<br />
présomptueux.<br />
On se contentera <strong>de</strong> souligner<br />
quelques constats et, surtout,<br />
<strong>de</strong> pointer quelques <strong>questions</strong><br />
en débat.<br />
Quatre constats<br />
d’abord, ces évènements<br />
nous interrogent sur le rôle<br />
et la place <strong>de</strong>s élections.<br />
Le Front populaire comme l’Unité populaire<br />
soulignent l’importance <strong>de</strong>s victoires<br />
électorales, au moins comme facteur déclencheur<br />
<strong>de</strong>s mobilisations populaires. Ce<br />
constat est vrai pour <strong>de</strong>s pays développés<br />
ayant une longue tradition <strong>de</strong> démocratie<br />
parlementaire, comme la France <strong>de</strong>s années<br />
1930 (ou <strong>de</strong>s années 1980). Mais aussi<br />
pour <strong>de</strong>s pays « dominés » où la tradition<br />
<strong>de</strong> démocratie parlementaire est… moins<br />
enracinée, comme le Chili <strong>de</strong>s années 1970.<br />
Mais ce n’est pas non plus une règle générale<br />
et cela d’un double point <strong>de</strong> vue. D’abord,<br />
il y a <strong>de</strong>s limites aux victoires électorales<br />
quand elles n’embrayent pas rapi<strong>de</strong>ment<br />
sur une mobilisation populaire. Ce qui<br />
arrive, comme le montre l’expérience <strong>de</strong><br />
l’Union <strong>de</strong> la gauche (1981-1983). Et, à<br />
l’inverse, il peut y avoir <strong>de</strong>s mobilisations<br />
sociales d’ampleur, voire <strong>de</strong>s confrontations<br />
révolutionnaires (ou prérévolutionaires)<br />
avec, à la clé, <strong>de</strong>s victoires revendicatives<br />
et démocratiques (partielles) importantes,<br />
indépendamment <strong>de</strong> victoires électorales,<br />
comme le montrent les <strong>de</strong>rniers évènements<br />
en date <strong>de</strong> cette nature en Europe<br />
occi<strong>de</strong>ntale : le « mouvement » et la grève<br />
générale <strong>de</strong> mai et juin 1968, ou encore la<br />
révolution portugaise…<br />
<strong>de</strong>uxième constat : les rapports<br />
entre programme politique<br />
et mobilisation populaire sont<br />
pour le moins complexes<br />
et n’ont rien d’automatique.<br />
Ainsi, le programme du Front populaire<br />
comme celui <strong>de</strong> l’Unité populaire étaient<br />
extrêmement modérés et, a priori, ne contenaient<br />
ni mesure sociale très avancée (même<br />
si <strong>de</strong>s mesures sociales avancées furent prises<br />
en réponse aux mobilisations populaires)<br />
ni <strong>de</strong> mesure à proprement parler « anticapitaliste<br />
» ou « socialiste ». À l’inverse, le<br />
Programme commun – ou même les 110<br />
propositions <strong>de</strong> F. Mitterrand – incluaient<br />
ce que nous appelons traditionnellement<br />
« <strong>de</strong>s incursions dans la propriété privée ». Et<br />
pourtant, c’est dans les <strong>de</strong>ux premiers cas<br />
(Front populaire, Unité populaire) que ce<br />
sont produites <strong>de</strong>s mobilisations populaires…<br />
Il ne faudrait naturellement pas en<br />
conclure que le contenu <strong>de</strong>s programmes<br />
politiques n’a rigoureusement aucune importance<br />
! Juste que leur radicalisme ou le<br />
radicalisme <strong>de</strong> leur expression ne constituent<br />
pas <strong>de</strong>s garanties <strong>de</strong> développement <strong>de</strong>s<br />
mobilisations.<br />
troisième constat : tout aussi<br />
complexes sont les rapports<br />
entre unité, mobilisation<br />
et « débor<strong>de</strong>ment ».<br />
Dans la plupart <strong>de</strong>s cas évoqués – et dans<br />
bien d’autres que l’on aurait pu évoquer…<br />
– on constate à la fois la présence systématique<br />
d’aspirations unitaires (impliquant<br />
donc forcément l’unité avec les/<strong>de</strong>s partis<br />
« réformistes ») et, souvent, la volonté du<br />
mouvement populaire – ou d’une partie <strong>de</strong><br />
celui-ci – d’aller « plus loin », <strong>de</strong> dépasser les<br />
objectifs timi<strong>de</strong>s assignés au mouvement<br />
par ses directions.<br />
Un constat que l’on peut faire sans trop <strong>de</strong><br />
risque est que, souvent, c’est l’action du camp<br />
d’en face (gran<strong>de</strong> bourgeoisie capitaliste,<br />
forces politiques <strong>de</strong> droite) – sous forme <strong>de</strong><br />
manœuvres, <strong>de</strong> sabotage économique, <strong>de</strong><br />
radicalisation, voire d’affrontements – qui,<br />
en réaction, suscite les mobilisations populaires,<br />
déclenche une dynamique qui dépasse<br />
rapi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s objectifs essentiellement<br />
défensifs <strong>de</strong> départ et, tendanciellement,<br />
pose la question du pouvoir.<br />
le quatrième constat –<br />
ou, si l’on veut, la quatrième<br />
interrogation – concerne<br />
le pouvoir populaire.<br />
Dans toutes les expériences <strong>de</strong> mobilisations<br />
<strong>de</strong> masse et <strong>de</strong> confrontation politique, la<br />
question est récurrente et incontournable :<br />
entre d’une part le gouvernement et les<br />
structures étatiques (ou para-étatiques)<br />
et, d’autre part, les organes <strong>de</strong> pouvoir<br />
populaire et/ou d’auto-organisation, y<br />
a-t-il complémentarité et articulation ?<br />
Ou opposition et concurrence entre <strong>de</strong>ux<br />
pouvoirs d’abord différents puis, tendanciellement,<br />
antagonistes ?<br />
Dans le cas <strong>de</strong> l’Union <strong>de</strong> la gauche (1981),<br />
le problème ne s’est pas posé : il n’y a pas eu<br />
<strong>de</strong> mobilisation populaire, et encore moins<br />
développement <strong>de</strong> structures alternatives.<br />
Lors du Front populaire (1936), il y a bien<br />
eu mobilisation et intervention <strong>de</strong> la classe<br />
ouvrière, à travers la grève générale et les<br />
occupations d’usines, mais pas développement<br />
<strong>de</strong> structures alternatives. Dans<br />
le cas <strong>de</strong> l’Unité populaire chilienne, dans<br />
un premier temps, <strong>de</strong> telles structures se<br />
sont créées souvent sous l’impulsion du<br />
gouvernement, dans le cadre <strong>de</strong>s mesures<br />
qu’il prenait, pour les mettre en œuvre,<br />
les défendre, les approfondir, les accélérer.<br />
L’investissement <strong>de</strong> ces structures par<br />
<strong>de</strong>s secteurs du mouvement populaire a<br />
contribué à en changer la dynamique et<br />
la nature. Et puis, ensuite, un saut qualitatif<br />
a été franchi lorsque les commandos<br />
communaux et les cordons industriels se<br />
sont créés pour contrer les mobilisations<br />
<strong>de</strong> la réaction.<br />
et quelques remarques…<br />
François Coustal<br />
D’autres <strong>questions</strong> mériteraient un plus<br />
long traitement. Juste quelques pistes<br />
<strong>de</strong> réflexion.<br />
Commençons par une mise en gar<strong>de</strong> :<br />
concernant le Parti socialiste, il faut éviter<br />
toute analogie avec aujourd’hui, surtout<br />
si l’on a en tête le rôle joué et la fonction<br />
remplie par le PS dans la situation<br />
politique, comme dans les débats. Le PS<br />
français actuel – celui <strong>de</strong> Hollan<strong>de</strong> et <strong>de</strong><br />
Valls – a bien peu à voir avec le Nouveau<br />
Parti socialiste, celui que Mitterrand avait<br />
reconstruit dans <strong>de</strong>s années 1970 sur le<br />
thème <strong>de</strong> la rupture avec le capitalisme et<br />
qui parvient au pouvoir en 1981. Il est fort<br />
éloigné <strong>de</strong> la SFIO <strong>de</strong>s années 1930, qui se<br />
référait explicitement à la révolution… et<br />
même à la dictature du prolétariat. Et il n’a,<br />
pour le coup, résolument rien à voir avec le<br />
PS chilien <strong>de</strong> l’époque <strong>de</strong> l’Unité populaire<br />
qui considérait « la violence révolutionnaire<br />
comme la seule voie conduisant à la prise du<br />
pouvoir politique et économique » et les formes<br />
d’action légales uniquement « comme <strong>de</strong>s<br />
instruments limités incorporés au processus<br />
menant à la lutte armée » ! Ces rappels ne<br />
doivent pas conduire à considérer toute<br />
30 Journées d’étu<strong>de</strong>
Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />
analyse du PS actuel comme inutile ou<br />
toute démarche en direction <strong>de</strong> ses militants<br />
ou <strong>de</strong> ses sphères d’influence comme sans<br />
objet. Simplement, le cadre a changé et<br />
le terme <strong>de</strong> réformisme paraît largement<br />
inadéquat pour le qualifier (réformisme<br />
sans réformes ?), si l’on a en mémoire son<br />
ancienne signification : un parti poursuivant<br />
par d’autres moyens (gradualistes,<br />
modérés, légalistes, etc.) le même but (le<br />
socialisme) que les révolutionnaires ou les<br />
anticapitalistes. On voit bien que ce n’est<br />
plus <strong>de</strong> cela qu’il s’agit !<br />
Autre question : l’orientation mais, surtout,<br />
la fonctionnalité <strong>de</strong> la gauche radicale et/<br />
ou révolutionnaire. L’analyse – débouchant<br />
probablement sur un retour critique – <strong>de</strong><br />
ce que fut l’intervention <strong>de</strong>s organisations<br />
d’extrême gauche dans les processus évoqués<br />
et leur orientation vis-à-vis <strong>de</strong>s réformistes<br />
au pouvoir, débordait largement du cadre<br />
<strong>de</strong> ces exposés. Cette question pourra<br />
faire l’objet d’autres discussions. On peut<br />
néanmoins souligner une constante : la<br />
mobilisation populaire, même lorsqu’elle<br />
est au ren<strong>de</strong>z-vous, ne règle pas par ellemême<br />
la question <strong>de</strong> la marginalité <strong>de</strong> la<br />
gauche révolutionnaire. Ou encore : en<br />
<strong>de</strong>çà d’un certain seuil, il est très difficile <strong>de</strong><br />
peser, même avec une « bonne orientation »<br />
et même en cas <strong>de</strong> mobilisations fortes.<br />
Redoutable réflexion…<br />
La remarque suivante touche à la fonction<br />
et à la nature <strong>de</strong> l'État, sur lesquelles il<br />
importe d’avoir une analyse qui évite les<br />
simplifications outrancières. Lors <strong>de</strong> ces<br />
même Journées d’étu<strong>de</strong>, d’autres séances<br />
discuteront la révolution bolivarienne, les<br />
révolutions par les urnes ou citoyennes en<br />
cours en Amérique latine. Ou encore ce<br />
que les anticapitalistes peuvent faire dans<br />
les institutions et dans quelle mesure ils<br />
peuvent les changer, les transformer. Ce<br />
qui légitime ces interrogations et ces recherches<br />
est la prise en compte d’une réalité<br />
complexe : dans les sociétés capitalistes<br />
mo<strong>de</strong>rnes, l'État a <strong>de</strong> nombreuses fonctions,<br />
y compris économiques et sociales,<br />
dont la réorientation peut constituer un<br />
enjeu <strong>de</strong> lutte.<br />
En même temps, le Chili <strong>de</strong> l’Unité populaire<br />
et, surtout, sa fin tragique nous<br />
rappellent l’actualité et la pertinence la<br />
vieille définition que donnait Engels <strong>de</strong><br />
l'État : « en <strong>de</strong>rnière instance, une ban<strong>de</strong><br />
d’hommes armés ». Comprenons-nous bien :<br />
il ne s’agit pas <strong>de</strong> bâtir une réflexion stratégique<br />
à partir du seul exemple du coup<br />
d’État <strong>de</strong> Pinochet et <strong>de</strong> la seule journée<br />
du 11 septembre 1973 à Santiago du Chili !<br />
Mais, à l’inverse, aucune <strong>stratégie</strong> globale<br />
<strong>de</strong> transformation radicale <strong>de</strong> la société ne<br />
janvier 2013<br />
peut faire comme si le 11 septembre chilien<br />
n’avait jamais eu lieu…<br />
Notre tradition politique accor<strong>de</strong> une<br />
gran<strong>de</strong> importance à l’auto-organisation,<br />
au double pouvoir, à l’émergence au cours<br />
du processus <strong>de</strong> mobilisation populaire <strong>de</strong><br />
structures nouvelles exprimant l’activité<br />
autonome <strong>de</strong>s masses et, potentiellement,<br />
leur capacité à diriger la société. En même<br />
temps, cette tradition est fréquemment interpellée,<br />
notamment sur le faible nombre<br />
d’exemples probants à son appui. De fait,<br />
sur ce plan, il y a bien une « exception française<br />
» qui, cette fois, joue négativement.<br />
Beaucoup plus fréquemment que bien <strong>de</strong>s<br />
pays comparables, la France est périodiquement<br />
secouée par <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s mobilisations<br />
sociales et/ou <strong>de</strong>s confrontations politiques<br />
qui alimentent l’imaginaire révolutionnaire<br />
<strong>de</strong> la société. Par contre, les expériences<br />
d’auto-organisation, <strong>de</strong> contrôle ouvrier<br />
ou populaire, <strong>de</strong> création <strong>de</strong> structures<br />
alternatives sont relativement rares, en<br />
tout cas en décalage avec la fréquence <strong>de</strong>s<br />
confrontations sociales…<br />
Mais si l’on élargit le champ <strong>de</strong> vision, ce<br />
qui frappe est au contraire plutôt le nombre<br />
d’inventions <strong>de</strong> structures alternatives <strong>de</strong><br />
pouvoir populaire (certes très différentes<br />
d’un pays à l’autre, d’une expérience à<br />
l’autre) qui ont accompagné les révolutions<br />
du xx e siècle : conseils d’usine et soviets pendant<br />
la Révolution russe ; conseils ouvriers<br />
pendant la révolution alleman<strong>de</strong> (1919-<br />
1924) et pendant la révolution italienne du<br />
Bienno Rosso (1919-1920) ; collectivités<br />
autogérées en Catalogne (1936-1937) ;<br />
comités <strong>de</strong> Libération (1944-1945) dans<br />
certaines régions françaises ; conseils ouvriers<br />
<strong>de</strong> Budapest (1956). Et plus près<br />
<strong>de</strong> nous (quoique pas très récemment !) :<br />
outre l’exemple chilien développé précé<strong>de</strong>mment,<br />
il y a la révolution portugaise<br />
(la Révolution <strong>de</strong>s œillets, 1974-1975)<br />
avec ses commissions <strong>de</strong> travailleurs et<br />
commissions <strong>de</strong> moradores (habitants).<br />
Liste non exhaustive…<br />
Une <strong>de</strong>rnière remarque : au cours <strong>de</strong> cette<br />
séance, nous avons évoqué le Front populaire<br />
français <strong>de</strong> 1936, le début <strong>de</strong> l’expérience<br />
gouvernementale <strong>de</strong> gauche (1981-1983)<br />
et l’Unité populaire chilienne. Et noté que<br />
l’analyse et la discussion gagneraient à revenir<br />
également sur d’autres expériences comme<br />
la Libération ou encore le mouvement <strong>de</strong><br />
mai et juin 1968.<br />
Il s’agissait <strong>de</strong> revisiter quelques références<br />
emblématiques à gauche. Certaines – en<br />
particulier le Front populaire et, à un<br />
moindre <strong>de</strong>gré, la Libération – ont laissé<br />
un souvenir extrêmement positif dans la<br />
mémoire collective du mon<strong>de</strong> du travail.<br />
Il s’agit là d’expériences dont on peut essayer<br />
<strong>de</strong> tirer <strong>de</strong>s leçons, essentiellement « en<br />
négatif » d’ailleurs. Mais ce ne sont pas <strong>de</strong>s<br />
« modèles » dont on pourrait induire une<br />
<strong>stratégie</strong> à reproduire. D’abord parce que<br />
ce sont autant d’échecs politiques, plus ou<br />
moins dramatiques. Si du moins le critère<br />
d’appréciation est la capacité à prendre et/<br />
ou changer le pouvoir et à passer au socialisme.<br />
Ces expériences nous apprennent<br />
donc moins ce qu’il faut faire pour réussir<br />
que ce qu’il ne faut pas faire sous peine<br />
d’échec assuré…<br />
31
Révolutions bolivarienne, indigène<br />
Révolutions bolivarienne,<br />
indigènes ou citoyennes<br />
Ce topo est largement inspiré<br />
<strong>de</strong> lectures d’articles<br />
d’Inprecor (Éric Toussaint,<br />
Franck Gaudichaud, Herve Do<br />
Alto), <strong>de</strong> Tout est à nous ! La<br />
Revue décembre 2012 et d’un<br />
numéro d’Alternatives Sud,<br />
Amérique latine, État <strong>de</strong>s<br />
résistances dans le Sud,<br />
éditions Syllepse, 2011. Je<br />
conseille vivement au passage<br />
le livre <strong>de</strong> Patrick Guillaudat<br />
et Pierre Mouter<strong>de</strong>, Hugo<br />
Chavez et la révolution<br />
bolivarienne, M éditeur, 2012<br />
D ans<br />
• dans son unicité (« une même lame <strong>de</strong><br />
fond »)<br />
• dans sa dualité (« <strong>de</strong>ux gauches distinctes »)<br />
• ou dans sa multiplicité (« la diversité <strong>de</strong>s<br />
situations »).<br />
Selon que l’accent est mis sur l’une <strong>de</strong> ces<br />
trois analyses, les orientations tactiques et<br />
stratégiques se formulent différemment.<br />
1. L’unicité <strong>de</strong> cette lame<br />
<strong>de</strong> fond est privilégiée<br />
dans l'orientation<br />
<strong>de</strong> plusieurs acteurs<br />
et courants en Amérique<br />
latine comme ici<br />
en France.<br />
Les chefs d'États du Venezuela, <strong>de</strong> Bolivie,<br />
d'Équateur mais aussi du Brésil, d’Uruguay<br />
et d’Argentine (et leurs partis politiques respectifs)<br />
ont cette grille <strong>de</strong> lecture pour mener<br />
la politique qu’ils préconisent d'intégration<br />
régionale. La tendance est d'augmenter<br />
le nombre et les attributions d'instances<br />
régionales censées accroitre la souveraineté<br />
<strong>de</strong> l'Amérique latine et <strong>de</strong>s Caraïbes face<br />
à l'oncle Sam. La <strong>de</strong>rnière déclaration du<br />
Forum <strong>de</strong> Sao Paulo (réunion <strong>de</strong>s partis et<br />
mouvements progressistes, socialistes ou<br />
anti-impérialistes d’Amérique latine qui<br />
rassemble à présent un nombre important<br />
<strong>de</strong> partis gouvernementaux d’Amérique<br />
latine ce qui n’était pas le cas à ses débuts<br />
en 1990) <strong>de</strong> juillet 2012 confirme cette<br />
orientation.<br />
Les analyses qui privilégient l'unicité du<br />
virage à gauche se retrouvent aussi ici en<br />
France, dans <strong>de</strong>ux orientations opposées :<br />
celle <strong>de</strong> certains camara<strong>de</strong>s du NPA et celle<br />
<strong>de</strong>s camara<strong>de</strong>s du Parti <strong>de</strong> <strong>Gauche</strong>. Les<br />
analyses sont divergentes mais l’accent est<br />
mis sur la similitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s processus en cours.<br />
Flavia Verri<br />
tout moment par une détérioration <strong>de</strong> la<br />
situation économique. Ces gouvernements<br />
ont pour objectif <strong>de</strong> contrôler le mouvement<br />
<strong>de</strong> masse, en l’empêchant <strong>de</strong> s’organiser<br />
<strong>de</strong> manière indépendante. La cooptation<br />
paternaliste <strong>de</strong>s syndicats ouvriers et paysans<br />
constitue le complément politique <strong>de</strong> ce<br />
schéma <strong>de</strong> capitalisme d'État.<br />
Cette lecture s'appuie sur <strong>de</strong>s arguments<br />
analogiques/historiques : l’actuelle étape, <strong>de</strong>s<br />
changements survenus en Bolivie, Équateur<br />
et Venezuela, est considérée comme<br />
cardéniste c'est-à-dire qui crée une couche<br />
<strong>de</strong> privilégiés née <strong>de</strong>s entrailles mêmes<br />
d’un processus libérateur. Une analogie<br />
est faite avec les gouvernements <strong>de</strong> Làzaro<br />
Càr<strong>de</strong>nas au Mexique mais aussi <strong>de</strong> Peron<br />
en Argentine ou encore <strong>de</strong> Getulio Vargas<br />
au Brésil caractérisés par leur politique <strong>de</strong><br />
redistribution mais qui n'a jamais remis<br />
en cause le système même <strong>de</strong> production.<br />
Cette analyse s'oppose donc à celles et ceux<br />
qui estiment que dans ces trois exemples,<br />
il s'agirait d'un processus révolutionnaire,<br />
elle s’oppose à celles et ceux qui ont pris<br />
pour argent comptant les déclarations sur le<br />
socialisme du xxi e siècle, et en particulier à<br />
celles et ceux qui veulent faire croire qu’il y<br />
a en Amérique latine une radicalisation telle<br />
que l’on pourrait conquérir le socialisme<br />
par les urnes.<br />
le mon<strong>de</strong> entier, les forces progressistes<br />
qui luttent sont largement<br />
sur la défensive, l’Amérique latine et<br />
caribéenne, elle, offre l’image d’un continent<br />
où les peuples sont parvenus à l’offensive<br />
en maintenant ou en réhabilitant au xxi<br />
1.la position <strong>de</strong> certains<br />
camara<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la commission<br />
amérique latine du npa<br />
Les gouvernements du Venezuela, <strong>de</strong> Bolivie,<br />
d'Équateur (mais aussi d’Argentine,<br />
du Brésil, d'Uruguay, du Nicaragua et du<br />
Salvador) se disent progressistes. Ils ont<br />
certes pallié la misère et ont procédé – à <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>grés divers selon les pays – à une certaine<br />
redistribution <strong>de</strong> la rente, auparavant exclusivement<br />
accaparée par l’impérialisme, les<br />
classes dirigeantes et quelques privilégiés.<br />
Mais ils veulent surtout éviter <strong>de</strong> nouvelles<br />
explosions populaires.<br />
Leur redistribution est une redistribution <strong>de</strong><br />
surface, qui permet juste à <strong>de</strong> larges secteurs<br />
<strong>de</strong> sortir la tête <strong>de</strong> l’eau. Elle est menacée à<br />
2.l’expression publique du pg :<br />
elle est symétriquement inverse<br />
mais met ce même accent sur<br />
l’unicité <strong>de</strong>s processus<br />
Le kit du PG sur le Venezuela est un livret<br />
<strong>de</strong> formation dont la démonstration peut<br />
se résumer ainsi :<br />
« Par rapport à toutes les expériences d’Amérique<br />
du Sud, nous considérons que ce qui se<br />
passe ici est une source d’inspiration. Ce n’est<br />
pas un modèle.<br />
Nous relevons les caractéristiques communes<br />
<strong>de</strong> ces processus. Premièrement, qu’il n’y a pas<br />
<strong>de</strong> changements sans participation populaire.<br />
Deuxièmement, la reconquête <strong>de</strong> la souveraineté<br />
nationale sur les ressources essentielles.<br />
Troisièmement, le changement institutionnel.<br />
D’une façon ou d’une autre, il s’est produit <strong>de</strong>s<br />
changements <strong>de</strong> Constitution dans plusieurs<br />
pays, comme en Bolivie, au Venezuela, en<br />
Équateur ; en Argentine également, il y a<br />
eu un changement du statut <strong>de</strong> la Banque<br />
centrale, le droit <strong>de</strong> vote à 16 ans et d’autres<br />
thèmes. Et la distribution <strong>de</strong> la richesse comme<br />
priorité ; c'est-à-dire que le développement<br />
économique provient du développement social<br />
et non le contraire. »<br />
32 Journées d’étu<strong>de</strong><br />
e<br />
siècle, l’idée même <strong>de</strong> socialisme et <strong>de</strong><br />
révolution.<br />
D’abord parce que Cuba est toujours là.<br />
Ensuite, parce que ces dix <strong>de</strong>rnières années<br />
sont sans conteste marquées par un « virage<br />
à gauche » <strong>de</strong> l’espace latino-américain.<br />
Cuba est une expérience d'une révolution<br />
socialiste à seulement quelques milliers <strong>de</strong><br />
kilomètres <strong>de</strong>s États-Unis. Par son existence<br />
même, cette révolution a prouvé qu’il est<br />
possible <strong>de</strong> faire vivre <strong>de</strong>s alternatives au<br />
système (même si les réformes engagées<br />
actuellement à Cuba vers le « socialisme<br />
<strong>de</strong> marché » impliquent l’abandon du modèle<br />
social et l'introduction <strong>de</strong> nouvelles<br />
formes <strong>de</strong> propriété non étatiques). Mais<br />
en même temps, le parti unique, l'absence<br />
<strong>de</strong> démocratie, la fragilité <strong>de</strong>s dissi<strong>de</strong>nces<br />
actuelles ont aussi marqué les organisations<br />
<strong>de</strong>s mouvements sociaux <strong>de</strong> la région qui<br />
mettent l'accent sur la place et le pouvoir<br />
<strong>de</strong>s peuples dans les processus d'émancipation<br />
actuels.<br />
Le virage à gauche récent <strong>de</strong> l'espace latinoaméricain<br />
est à géométrie variable, ou<br />
comme le dit Bernard Duterme (dans<br />
son éditorial <strong>de</strong> la revue Alternatives Sud<br />
sur l’Amérique latine), « partiel, atypique,<br />
multiple, conjoncturel, limité, réversible »,<br />
mais il est tout <strong>de</strong> même effectif et inédit<br />
car « jamais dans l’histoire, le continent n’aura<br />
connu autant <strong>de</strong> partis <strong>de</strong> gauche avec autant<br />
<strong>de</strong> pouvoir dans autant d’endroits ».<br />
Ce virage à gauche latino-américain peut<br />
être analysé :
ou citoyenne : mythes et réalités<br />
Ce document est une énumération <strong>de</strong>s bonnes décisions prises<br />
d’en haut pour le bien-être du peuple. Aucune question stratégique<br />
n’est abordée, comme la question du contrôle ouvrier et<br />
<strong>de</strong> l’autogestion pour approfondir la démocratie et la révolution,<br />
aucun défi pour l’après-élection n’est cité, comme celui <strong>de</strong> sortir<br />
du productivisme et <strong>de</strong> l'extractivisme…<br />
Sur le site du PG est postée la déclaration <strong>de</strong> Caracas issue du<br />
forum <strong>de</strong> Sao Paulo, elle n'est accompagnée d'aucun commentaire<br />
ni introduction, il faut la prendre pour argent comptant.<br />
Sur au moins un point, son contenu mérite qu’on s’y intéresse.<br />
Entre autre sujets abordés comme la démocratie et la construction<br />
<strong>de</strong> la paix, cette déclaration abor<strong>de</strong> la question <strong>de</strong> l’intégration<br />
latino-américaine. Elle se félicite d'une part <strong>de</strong> l’expulsion du<br />
représentant du Paraguay du Mercosur (suite au coup d'État<br />
parlementaire en juin 2012) et d'autre part <strong>de</strong> l’acceptation du<br />
Venezuela (ouverture du marché vers les Caraïbes) <strong>de</strong> l’intégrer,<br />
probablement suivi prochainement par l’Équateur (ouverture<br />
<strong>de</strong>s marchés vers le Pacifique). Le Mercosur est une instance<br />
d’intégration régionale qui prône les gran<strong>de</strong>s travaux d’infrastructure,<br />
qui accentue l'extractivisme et les économies tournées<br />
vers les marchés et l'exportation, qui se construit sur le modèle<br />
économique <strong>de</strong> l’Union européenne, cette instance <strong>de</strong>vrait être<br />
dénoncée notamment par celles et ceux qui se battent pour une<br />
autre Europe.<br />
Il faut savoir que Mélenchon fait actuellement le tour <strong>de</strong> l’Amérique<br />
latine pour populariser son projet <strong>de</strong> 1 er forum mondial<br />
<strong>de</strong> la Révolution citoyenne, partout où il est invité par les chefs<br />
d'État (comme en Argentine ou en Uruguay en octobre <strong>de</strong>rnier),<br />
il promeut ce forum dont l’objectif est d’élaborer <strong>de</strong>s campagnes<br />
internationales. C’est Rafael Correa, prési<strong>de</strong>nt d'Équateur, qui<br />
en suit la mise en place et qui accueillera cette initiative en avril<br />
2013 à Quito. Pour l’instant, ni la société civile ni les mouvements<br />
sociaux ne sont invités à ce forum construit plutôt par et<br />
pour les dirigeants.<br />
2. Il s’agit pour nous <strong>de</strong> centrer notre<br />
réflexion sur les trois expériences<br />
sud-américaines <strong>de</strong> « révolutions<br />
par les urnes » (Venezuela, Équateur<br />
et Bolivie) afin d’en déterminer<br />
les caractéristiques communes ainsi<br />
que les différences, les avancées<br />
et les défis qui se posent aujourd’hui<br />
à ces expériences, et enfin notre<br />
posture conjoncturelles et stratégique<br />
vis-à-vis <strong>de</strong> celles-ci.<br />
Notre analyse intègre bien évi<strong>de</strong>mment l'idée que l'Amérique<br />
latine connaît un virage à gauche d'ensemble sur le continent,<br />
virage qui est le résultat d'un très fort mécontentement et <strong>de</strong><br />
luttes contre les politiques néolibérales qui ont émergé dès la fin<br />
<strong>de</strong>s années 1990 (même avant avec les zapatistes, 1994). Mais<br />
nous mettons l'accent sur la multiplicité car malgré <strong>de</strong>s points<br />
communs, chaque expérience soulève <strong>de</strong>s questionnements<br />
stratégiques propres. Quand on est à ce niveau <strong>de</strong> polarisation<br />
<strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong>s classes, les typologies n'ai<strong>de</strong>nt pas à comprendre<br />
les enjeux concrets.<br />
Sébastien parlera donc plus précisément <strong>de</strong> l'expérience vénézuelienne<br />
: elle est plus radicale et plus longue que les <strong>de</strong>ux<br />
autres et mérite qu'on s'y intéresse <strong>de</strong> très près pour nos propres<br />
questionnements stratégiques. Je parlerai donc <strong>de</strong> la Bolivie et<br />
<strong>de</strong> l'Équateur.<br />
Notre préalable : les mouvements <strong>de</strong> gauche peuvent bien gouverner<br />
mais ne détiennent pas pour autant le pouvoir. La question<br />
se pose au Venezuela, en Bolivie et en Équateur, comme pour<br />
n'importe quel mouvement <strong>de</strong> gauche qui arrive au pouvoir<br />
janvier 2013<br />
dans une société capitaliste. Quand une coalition électorale ou<br />
un parti <strong>de</strong> gauche arrive au gouvernement, il ne détient pas le<br />
pouvoir réel qui est en possession <strong>de</strong> la classe capitaliste à travers<br />
le pouvoir économique (groupes financiers, industriels, bancaires,<br />
grands médias...). Cette classe contrôle <strong>de</strong> plus l'État et l'appareil<br />
judiciaire. En Amérique latine, un gouvernement élu démocratiquement<br />
peut être renversé par cette classe (exemple du Paraguay<br />
en juin 2012 avec le coup d'État contre le prési<strong>de</strong>nt Fernando<br />
Lugo <strong>de</strong>stitué par le Sénat qui lui était hostile)…<br />
« Dans ces trois pays, si le gouvernement veut réellement <strong>de</strong>s changements<br />
structurels, il doit entrer en conflit avec le pouvoir économique pour<br />
pouvoir mettre fin au contrôle <strong>de</strong> la classe capitaliste sur les moyens<br />
<strong>de</strong> production, <strong>de</strong> services, <strong>de</strong> communication et sur l'État. Dans ces<br />
pays, le gouvernement est en conflit avec la classe capitaliste mais les<br />
changements structurels sur le plan économique ont été réalisés <strong>de</strong><br />
manière inégale. Le Venezuela, qui est le pays où les changements ont<br />
le plus avancé, reste clairement un pays capitaliste. […]<br />
C'est pourquoi il est fondamental <strong>de</strong> mettre en place une relation<br />
interactive entre un gouvernement <strong>de</strong> gauche et le peuple qui ne se<br />
limite pas à <strong>de</strong>s référendums ou <strong>de</strong>s consultations électorales. Cette<br />
relation interactive, peut <strong>de</strong>venir conflictuelle si le gouvernement<br />
hésite à prendre les mesures que réclame « la base ». La pression<br />
<strong>de</strong> celle-ci est vitale pour garantir que le gouvernement <strong>de</strong> gauche<br />
approfondisse le processus <strong>de</strong> changements structurels qui implique<br />
une redistribution radicale <strong>de</strong> la richesse en faveur <strong>de</strong> celles et ceux<br />
qui la produisent. […]<br />
Mettre fin à la propriété capitaliste <strong>de</strong>s grands moyens <strong>de</strong> production,<br />
<strong>de</strong> services, <strong>de</strong> commerce et <strong>de</strong> communication, en transférant ceux-ci<br />
vers le public et en renforçant d'autres formes <strong>de</strong> propriété à fonction<br />
sociale : la petite propriété privée, la coopérative, la propriété collective<br />
et les formes <strong>de</strong> propriétés traditionnelles <strong>de</strong>s peuples originaires (à<br />
haut <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> propriété collective). » (Éric Toussaint)<br />
Il y a dans ces objectifs <strong>de</strong> mettre en place une relation interactive<br />
entre les gouvernements et les peuples et mettre fin à la propriété<br />
capitaliste, un obstacle <strong>de</strong> taille, les États-Unis.<br />
Le tournant <strong>de</strong> 2009 : la montée <strong>de</strong> l'agressivité <strong>de</strong>s États-Unis<br />
à l'égard <strong>de</strong>s gouvernements vénézuélien, bolivien et équatorien<br />
a augmenté dans la mesure où ils ont réagi à une réduction <strong>de</strong><br />
leur emprise sur l'ensemble <strong>de</strong> l'Amérique latine et <strong>de</strong> la Caraïbe<br />
avec <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> perte <strong>de</strong> contrôle :<br />
Réaction <strong>de</strong>s prési<strong>de</strong>nts latino-américains réunis sans leurs voisins<br />
du Nord, unanime pour condamner l'agression <strong>de</strong> l'Équateur par<br />
la Colombie le 1 er mars 2008.<br />
En 2008, le Honduras, traditionnellement et entièrement subordonné<br />
à la politique <strong>de</strong> Washington, rejoint Petrocaribe créé<br />
à l'initiative du Venezuela afin <strong>de</strong> fournir aux pays <strong>de</strong> la région<br />
non exportateurs d'hydrocarbures du pétrole à prix inférieur au<br />
prix du marché mondial. Le Honduras adhère à l'ALBA (autre<br />
initiative d'intégration régionale lancée par le Venezuela et Cuba)<br />
et en 2009, son prési<strong>de</strong>nt envisage sérieusement d'organiser <strong>de</strong>s<br />
élections au suffrage universel d'une Assemblée constituante.<br />
C'en est trop, un coup d'État militaire renverse ce prési<strong>de</strong>nt trop<br />
proche <strong>de</strong> Chavez.<br />
La réaction est donc :<br />
Politique. Un soutien aux putschistes au Honduras, l'accroissement<br />
du financement <strong>de</strong> toutes les oppositions locales en Bolivie,<br />
Équateur et Venezuela.<br />
Commerciale. La réactivation <strong>de</strong> la ive flotte qui contrôle, patrouille<br />
sur la mer <strong>de</strong>s Caraïbes (stopper le Venezuela et ses velléités<br />
d'échanges commerciaux avec la région).<br />
Militaire ? Une très forte augmentation <strong>de</strong> l'ai<strong>de</strong> militaire à leur<br />
allié colombien que les États-Unis utilisent comme tête <strong>de</strong> pont<br />
dans la région andine. Installation <strong>de</strong> sept nouvelles bases américaines<br />
sur le territoire colombien.<br />
33
Révolutions bolivarienne, indigène<br />
Économique. Pour surmonter l'échec <strong>de</strong> l'Alca,<br />
ils négocient et signent un maximum <strong>de</strong> traités<br />
<strong>de</strong> commerce bilatéraux (Chili, Uruguay,<br />
Pérou, Colombie, Nicaragua, République<br />
dominicaine, Salvador, Guatemala, Honduras,<br />
Costa-Rica). L’Union européenne aussi a une<br />
politique offensive dans la signature <strong>de</strong> TLC<br />
(traités <strong>de</strong> libre commerce).<br />
3. Où en sont les<br />
révolutions<br />
latino-américaines ?<br />
Le Venezuela, la Bolivie et l'Équateur et<br />
leurs révolutions qualifiées respectivement<br />
<strong>de</strong> bolivarienne, d’indigène ou <strong>de</strong> citoyenne,<br />
avancent ensemble même si les cheminements<br />
comme les inspirations sont très différents.<br />
Dans les trois cas, la logique <strong>de</strong>structrice<br />
du néolibéralisme y a été stoppée par <strong>de</strong><br />
très fortes mobilisations qui ont permis <strong>de</strong><br />
virer le personnel politique responsable <strong>de</strong>s<br />
désastres sociaux. À <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés variables (plus<br />
au Venezuela, la Bolivie au milieu, et moins<br />
en Équateur), certains secteurs considérés<br />
comme stratégiques ont été re-nationalisés ou<br />
régulés par l'État, et une partie <strong>de</strong>s ressources<br />
naturelles du pays a pu être reconquise.<br />
Confirmant que ces expériences revêtent<br />
davantage une dimension anti-impérialiste que<br />
anticapitaliste et visent à dégager <strong>de</strong>s marges<br />
<strong>de</strong> manœuvre <strong>de</strong> souveraineté nationale.<br />
la bolivie et la révolution indigène :<br />
un nouveau capitalisme d'état ?<br />
Exception en Amérique du sud, la Bolivie<br />
est d’abord et surtout indienne, son peuple<br />
est majoritairement composé d’originerios<br />
(natifs). Ce sont aujourd’hui près <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
tiers <strong>de</strong>s citoyens qui y revendiquent leur<br />
i<strong>de</strong>ntité indigène – principalement Quechua<br />
(30 %), Aymara (25 %) et Guarani (10 %).<br />
Photothèque Rouge/Fernando Esteban<br />
L’histoire <strong>de</strong> la Bolivie est marquée par une<br />
instabilité chronique, l’armée a souvent soutenu<br />
<strong>de</strong>s coups d'État et <strong>de</strong>s dictatures tandis<br />
que la combativité <strong>de</strong>s luttes caractérise un<br />
peuple très politisé.<br />
Les évènements s’accélèrent dans les années<br />
2000, dans un contexte <strong>de</strong> très profon<strong>de</strong>s<br />
mutations économiques mais aussi à la suite<br />
<strong>de</strong> découvertes <strong>de</strong> gisements d’hydrocarbures<br />
qui gonflèrent considérablement les<br />
réserves <strong>de</strong> gaz et <strong>de</strong> pétrole et attirèrent<br />
les investisseurs étrangers. La rébellion du<br />
peuple ouvrier et paysan a gagné l’ensemble<br />
du peuple bolivien : les mouvements sociaux<br />
ont placé le pays en toute première ligne <strong>de</strong><br />
la défense du contrôle public <strong>de</strong>s ressources<br />
naturelles en tant que biens communs relevant<br />
<strong>de</strong> la communauté toute entière. L’une <strong>de</strong>s<br />
principales revendications <strong>de</strong>s mouvements<br />
<strong>de</strong> masse est la nationalisation <strong>de</strong>s réserves<br />
<strong>de</strong> pétrole et <strong>de</strong> gaz exploitées par <strong>de</strong>s transnationales<br />
étrangères.<br />
Parallèlement, d’importantes mobilisations<br />
populaires manifestent leur résolution <strong>de</strong><br />
s’opposer à la privatisation <strong>de</strong> l’eau, gran<strong>de</strong>s<br />
manifestations à Cochabamba en 2000 ou<br />
à La Paz en 2005.<br />
L’accession d’Evo Morales Ayma à la prési<strong>de</strong>nce<br />
<strong>de</strong> la République en décembre 2005,<br />
puis la victoire <strong>de</strong> son parti, le MAS (Mouvement<br />
vers le socialisme) aux législatives<br />
qui suivirent ont eu dans ces conditions une<br />
portée vraiment historique. Il est arrivé au<br />
pouvoir muni d’un ambitieux agenda <strong>de</strong><br />
changement, que l’on pourrait résumer par<br />
la nationalisation <strong>de</strong>s hydrocarbures et la<br />
convocation d’une Assemblée constituante<br />
« refondatrice ».<br />
Non sans difficulté, les <strong>de</strong>ux objectifs furent<br />
honorés durant les quatre premières années<br />
<strong>de</strong> mandat. Les réformes mises en œuvre<br />
rencontrent les plus vives oppositions parmi<br />
l’élite <strong>de</strong>s régions <strong>de</strong> l’Est et du Sud, concentrant<br />
la plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s richesses du<br />
pays. Le gouvernement d’Evo Morales a dû<br />
affronter en 2008 une opposition très violente<br />
<strong>de</strong> la droite représentant les intérêts <strong>de</strong> la<br />
classe capitaliste locale. Le sentiment d’avoir<br />
affaire à une droite obnubilée par la volonté<br />
<strong>de</strong> renverser Evo a donné du réalisme à l’idée<br />
qu’une révolution était en marche, au-<strong>de</strong>là<br />
donc du débat sur les politiques publiques<br />
réellement menées et les problèmes <strong>de</strong> gestion.<br />
Les <strong>stratégie</strong>s déstabilisatrices <strong>de</strong> la droite,<br />
avec recours à la violence, ont donné un<br />
surcroît <strong>de</strong> souffle à Evo Morales qui a été<br />
réélu avec 64 % <strong>de</strong>s voix en décembre 2009.<br />
L’assise politique <strong>de</strong> cette « révolution » reste<br />
fragile. Il y a au sein même du gouvernement<br />
<strong>de</strong>s groupes qui freinent la dynamique <strong>de</strong><br />
transformation sociale.<br />
Le parti du prési<strong>de</strong>nt, le MAS, est confronté<br />
à la bureaucratisation mais aussi à <strong>de</strong>s divergences<br />
importantes en son sein entre<br />
d’une part les tenants d’une conception<br />
34 Journées d’étu<strong>de</strong>
ou citoyenne : mythes et réalités<br />
« <strong>de</strong>sarrollista » (développementaliste) et<br />
d’autre part les promoteurs du « vivir bien ».<br />
La première – hégémonique, soutenue<br />
par Evo Morales, et pour laquelle milite<br />
avec enthousiasme Alvaro Garcia Linera<br />
le vice-prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la Bolivie – promeut<br />
un État fort. Ce <strong>de</strong>rnier est partisan du<br />
développement d’un capitalisme andinamazonien<br />
dans lequel l'État jouerait un<br />
rôle clé en finançant et en investissant<br />
dans la construction <strong>de</strong> mégaprojets (pétrochimiques,<br />
hydroélectriques, miniers,<br />
routiers…). Il est favorable à une forme<br />
andine-amazonienne <strong>de</strong> capitalisme d'État.<br />
Sa perspective est clairement distincte ou<br />
opposée à un authentique socialisme du<br />
xxi e siècle. L’essentiel du programme économique<br />
gouvernemental porte ainsi sur<br />
la mo<strong>de</strong>rnisation/industrialisation d’une<br />
économie en retard, sous la direction d’un<br />
État fort.<br />
Une secon<strong>de</strong> tendance, moins en prise avec<br />
les politiques publiques, s’exprime davantage<br />
dans les sommets ou contre-sommets<br />
sur le climat, les réunions <strong>de</strong> mouvements<br />
sociaux… elle propose un « horizon communautaire<br />
» basé sur le pluralisme politique,<br />
économique et aussi judiciaire inscrit dans<br />
la nouvelle Constitution. Son principal<br />
représentant est le ministre <strong>de</strong>s Affaires<br />
étrangères, David Choquehuanca. Cette<br />
tendance est aussi portée <strong>de</strong>puis 2011 par<br />
un groupe hétérogène <strong>de</strong> dissi<strong>de</strong>nts <strong>de</strong><br />
l’appareil d'État et d’intellectuels qui ont<br />
plaidé pour un recentrage sur le processus du<br />
changement et qui questionnent le manque<br />
<strong>de</strong> volonté politique dans son application.<br />
S’ajoutent à ce contexte, <strong>de</strong>s organisations<br />
sociales soumises à <strong>de</strong> fortes tensions internes<br />
dues à leur poids croissant au sein <strong>de</strong> l'État,<br />
avec une croissante étatisation <strong>de</strong>s syndicats,<br />
<strong>de</strong>s conseils <strong>de</strong> quartiers, <strong>de</strong>s organisations<br />
paysannes. Leurs dirigeants paraissant davantage<br />
préoccupés par la négociation <strong>de</strong><br />
postes dans l'appareil d'État que par la<br />
discussion <strong>de</strong> projets <strong>de</strong> société, cela dans<br />
un contexte <strong>de</strong> fort repli corporatiste <strong>de</strong>s<br />
secteurs populaires.<br />
Evo Morales conserve toutefois aujourd’hui<br />
encore un grand capital politique. Le fait<br />
que la majorité <strong>de</strong> la population considère<br />
que le pays se porte « mieux qu’avant » joue<br />
bien sûr en sa faveur. L’opposition <strong>de</strong> droite<br />
est très affaiblie, aucune force consistante<br />
n’a émergé à gauche <strong>de</strong> l’« événisme ». Les<br />
contradictions relevées sont pourtant susceptibles<br />
<strong>de</strong> menacer la réalité même d’un<br />
processus <strong>de</strong> changement.<br />
l'équateur et une « révolution<br />
citoyenne » contestée<br />
Dix jours <strong>de</strong> manifestation ont précédé le<br />
renversement du colonel Lucio Gutierrez,<br />
en avril 2005. Éventail <strong>de</strong> nouveaux acteurs<br />
et d’initiatives collectives inédites, en <strong>de</strong>hors<br />
janvier 2013<br />
<strong>de</strong> tout réseau d’organisations préexistant,<br />
les mobilisations d’avril ont été menées<br />
sur le mot d’ordre « qu’ils s’en aillent tous ».<br />
C’est cette bannière que Rafael Correa et<br />
son mouvement Alianza Pais ont su s’approprier<br />
durant la campagne <strong>de</strong> 2006. Sa<br />
plateforme était composée du Parti socialiste,<br />
<strong>de</strong> plusieurs organisations paysannes. Il est<br />
élu au second tour en novembre 2006 avec<br />
54 % <strong>de</strong>s voix. Les <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s promesses<br />
<strong>de</strong> sa campagne étaient <strong>de</strong> tourner la page<br />
<strong>de</strong> la « longue et triste nuit néolibérale » et <strong>de</strong><br />
démanteler le pouvoir <strong>de</strong> la « particratie ». À<br />
peine élu, il organise un référendum visant<br />
à installer une Assemblée nationale constituante.<br />
82 % <strong>de</strong> la population vote positivement.<br />
En 2007, l’élection <strong>de</strong>s constituants<br />
sonne la déroute <strong>de</strong>s forces ayant appliqué<br />
les politiques néolibérales <strong>de</strong>puis les années<br />
1980. Le parti <strong>de</strong> Correa a le profil d’une<br />
coalition <strong>de</strong> forces hétéroclites, au sein <strong>de</strong><br />
laquelle se côtoient <strong>de</strong>s secteurs du centre,<br />
la mouvance <strong>de</strong> gauche, <strong>de</strong>s segments <strong>de</strong>s<br />
nouveaux mouvements sociaux (écologistes,<br />
femmes, jeunes…).<br />
Cette nouvelle Constitution élargit le spectre<br />
<strong>de</strong>s droits citoyens, renforce les espaces <strong>de</strong><br />
participation populaire, consacre la plurinationalité<br />
<strong>de</strong> l'État, interdit la privatisation<br />
<strong>de</strong>s ressources stratégiques, annonce le retour<br />
du rôle <strong>de</strong> l'État dans la planification du<br />
développement, la régulation <strong>de</strong>s marchés<br />
et la redistribution <strong>de</strong>s richesses sociales.<br />
Phénomène inédit dans l’histoire constitutionnelle<br />
mondiale, cette constitution<br />
reconnait <strong>de</strong>s droits à la Nature, ce qui<br />
prend en compte un apport <strong>de</strong>s peuples<br />
indigènes et <strong>de</strong> leur cosmovision. Elle instaure<br />
<strong>de</strong>s mécanismes démocratiques <strong>de</strong><br />
révocations d’élus à mi-mandat. En matière<br />
d’en<strong>de</strong>ttement, la Constitution représente<br />
une gran<strong>de</strong> avancée avec les articles 290 et<br />
291 qui déterminent et limitent strictement<br />
les conditions dans lesquelles les autorités<br />
du pays peuvent contracter <strong>de</strong>s emprunts,<br />
elle prescrit la mise en place d’un mécanisme<br />
d’audit intégral et permanent <strong>de</strong><br />
l’en<strong>de</strong>ttement public interne et externe…<br />
Fragmentation du camp progressiste<br />
Le prési<strong>de</strong>nt privilégie peu à peu une forme<br />
<strong>de</strong> lea<strong>de</strong>rship centralisé, qui sous-estime la<br />
contribution <strong>de</strong> l’action collective autonome<br />
au processus <strong>de</strong> changement. Les revendications<br />
pour une plus gran<strong>de</strong> participation<br />
et les espaces <strong>de</strong> dialogue entre les organisations<br />
sociales et le gouvernement occupent<br />
une place secondaire. À partir <strong>de</strong> 2009, la<br />
« révolution citoyenne » est attaquée par la<br />
droite mais aussi un bloc d’organisations et<br />
<strong>de</strong> partis <strong>de</strong> gauche précé<strong>de</strong>mment alliés.<br />
Depuis 1990, le mouvement indigène qui<br />
a connu un fort mouvement <strong>de</strong> masse était<br />
entendu et s’asseyait à la table <strong>de</strong> négociation<br />
gouvernementale. Avec « la révolution<br />
citoyenne » cette phase <strong>de</strong> négociation ne<br />
débute qu’à la fin 2009, lorsque les manifestations<br />
contre la loi <strong>de</strong>s eaux et la loi<br />
<strong>de</strong>s mines atteignent un <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> violences<br />
élevé, forçant Correa à ouvrir la négociation<br />
politique. Une <strong>de</strong>s principales critiques du<br />
mouvement dans le dialogue est le manque<br />
<strong>de</strong> respect du prési<strong>de</strong>nt pour les organisations<br />
indigènes, notamment la CONAIE<br />
(organisation générale qui regroupe <strong>de</strong>s<br />
communautés ou <strong>de</strong>s associations locales<br />
ou régionales <strong>de</strong> peuples indigènes). Les<br />
pourparlers sont interrompus à la mi-2010,<br />
le gouvernement commence à judiciariser<br />
les manifestations tandis que la CONAIE<br />
accuse le prési<strong>de</strong>nt d’avoir donné son aval à<br />
l’exploitation pétrolière en territoire indigène<br />
avec comme modèle <strong>de</strong>s formes conventionnelles<br />
d’exploitation <strong>de</strong>s ressources<br />
naturelles. Dans le Plan national du « bien<br />
vivre 2009-2013 », le gouvernement prévoit<br />
que le pays <strong>de</strong>vra transformer son modèle<br />
productif en <strong>de</strong>ux décennies. Le débat<br />
porte sur le type <strong>de</strong> voie à privilégier dans le<br />
présent pour financer cette transformation.<br />
Correa estime qu’il n’y a pas, à court terme,<br />
d’alternative sérieuse à l’exploitation <strong>de</strong>s<br />
hydrocarbures et <strong>de</strong>s ressources minières.<br />
La négociation avec les compagnies pétrolières<br />
privées a permis à l'État <strong>de</strong> récupérer<br />
la souveraineté sur les ressources <strong>de</strong> son<br />
sous-sol et d’augmenter sa part dans les<br />
bénéfices. Mais cette orientation a entraîné<br />
<strong>de</strong> nombreuses manifestations d’opposition<br />
parmi les communautés paysannes et indigènes.<br />
Le « néodéveloppementalisme » du<br />
gouvernement rencontre <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong><br />
résistances et la décision gouvernementale<br />
<strong>de</strong> réactiver la construction <strong>de</strong> barrages<br />
hydroélectriques provoque elle aussi <strong>de</strong><br />
nombreuses protestations.<br />
L'Équateur présente une économie basée<br />
principalement sur la rente du pétrole<br />
22,2 % du PIB, 63 % <strong>de</strong>s exportations et<br />
46,6 % du budget général <strong>de</strong> l'État.<br />
Le projet ITT <strong>de</strong> laisser le pétrole en terre<br />
avec une compensation financière a provoqué<br />
un affrontement à l’intérieur du<br />
gouvernement, c’est le ministre <strong>de</strong> l’Énergie<br />
et <strong>de</strong>s Mines, Alberto Acosta, qui a réussi<br />
à persua<strong>de</strong>r un gouvernement loin d’être<br />
convaincu.<br />
La Loi organique du service public introduite<br />
par Correa a permis d’éliminer une<br />
série <strong>de</strong> zones d’exception institutionnelle<br />
illégitimes. C’est pour contester certains<br />
aspects <strong>de</strong> cette loi (abolition <strong>de</strong> certains<br />
privilèges) que la police s’est soulevée en<br />
septembre 2010.<br />
Lors <strong>de</strong>s élections générales du 26 avril<br />
2009, les Équatoriens ont donné un nouveau<br />
mandat prési<strong>de</strong>ntiel <strong>de</strong> quatre ans à<br />
Rafael Correa qui a obtenu 55 % <strong>de</strong>s voix<br />
et <strong>de</strong>vancé <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 20 points Lucio<br />
Gutierrez, son principal adversaire, l’ancien<br />
35
prési<strong>de</strong>nt renversé par la mobilisation populaire en 2005.<br />
Mettre au crédit du gouvernement une politique internationale<br />
progressiste : l'Équateur a expulsé le représentant permanent<br />
<strong>de</strong> la Banque mondiale en avril 2007, fait <strong>de</strong>s propositions très<br />
avancées en terme <strong>de</strong> la construction <strong>de</strong> la banque du Sud, mis<br />
fin à la présence militaire <strong>de</strong>s États-Unis sur son territoire (non<br />
renouvellement <strong>de</strong> l’accord concernant la base <strong>de</strong> Manta).<br />
Conclusion<br />
Les défis posés aux gouvernements du Venezuela, <strong>de</strong> l'Équateur<br />
et <strong>de</strong> la Bolivie sont vastes et concernent toutes les organisations<br />
qui veulent transformer la société et se débarrasser du capitalisme.<br />
C’est pour cela qu’il faut être en solidarité avec ces révolutions,<br />
mais parce que ces processus interrogent, progressent à tâtons,<br />
avec <strong>de</strong>s avancées et <strong>de</strong>s reculs, cette solidarité ne saurait être un<br />
soutien acritique méséducatif.<br />
Mais la solidarité c’est aussi lutter pied à pied contre les puissances<br />
impérialistes et la bourgeoisie qui veulent renverser le cours <strong>de</strong>s<br />
Révolutions bolivarienne, indigène<br />
choses et virer Chavez, ou Correa ou Morales. Nous ne sommes<br />
pas dans un camp intermédiaire, celui du « ni-ni ». Quoi qu’on<br />
pense <strong>de</strong>s imperfections <strong>de</strong> ces régimes, <strong>de</strong>s dérives, les peuples<br />
ont compris que leurs acquis ne sauraient être conservés par un<br />
retour <strong>de</strong> la droite aux affaires.<br />
Dans ce combat, nous soutenons les organisations ou mouvements<br />
qui accompagnent le processus <strong>de</strong> transformation et qui<br />
essaient <strong>de</strong> construire une mobilisation autonome, non inféodée<br />
aux structures d'État et dénonçant la bureaucratie (la boli-cratie<br />
ou boli-bourgeoisie), la corruption et toute conception <strong>de</strong> la<br />
construction du socialisme par décret.<br />
Approfondir la révolution c’est sur le modèle <strong>de</strong> développement et<br />
d’élargissement <strong>de</strong> la démocratie. C’est en accélérant le processus<br />
d’intégration régionale, en travaillant sur les complémentarités.<br />
Sinon, la dimension populaire émancipatrice risque <strong>de</strong> subir un<br />
coup fatal, et montrer qu'un processus qui ne se radicalise pas,<br />
peut finir par éliminer ses aspects progressistes.<br />
Photothèque Rouge/Torres<br />
36 Journées d’étu<strong>de</strong>
1. Que disent les « grands ancêtres »<br />
et « le meilleur <strong>de</strong>s traditions<br />
du mouvement ouvrier » ? Des réponses<br />
différenciées et qui laissent ouvertes<br />
plusieurs options. S’emparer<br />
<strong>de</strong>s institutions pour les gérer<br />
(au risque réformiste <strong>de</strong> ne rien<br />
changer) les contourner ou s’en passer<br />
(au risque libertaire <strong>de</strong> les laisser<br />
agir), les détruire pour les remplacer<br />
(au risque révolutionnaire d’en créer<br />
<strong>de</strong>s pires), les transformer (au risque<br />
gradualiste <strong>de</strong> retomber<br />
dans les ornières du réformisme).<br />
La question <strong>de</strong>s institutions est-elle éclairée par ce qu’écrivent<br />
et disent « les grands ancêtres » et « le meilleur du mouvement<br />
ouvrier » ? Le problème, pour ne citer que Marx est qu’il n’y a pas<br />
<strong>de</strong> réponse unique et unifiée. Dans le Manifeste ou l’Anti-Dühring,<br />
le point <strong>de</strong> vue est « saint-simonien » : passer du gouvernement<br />
<strong>de</strong>s hommes à l’administration <strong>de</strong>s choses. Dans le Programme <strong>de</strong><br />
Gotha, il s’agit <strong>de</strong> transformer et démocratiser l’État, le supprimer<br />
en tant qu’instrument <strong>de</strong> domination mais le maintenir comme<br />
pouvoir public. Et comme chacun sait la Guerre civile en France<br />
après la Commune conclut à la dictature du prolétariat pour<br />
briser la machine d’État bureaucratique et militaire et permettre<br />
l’extinction <strong>de</strong> l’État. La perspective sera reprise sans nuance par<br />
Lénine dans l’État et la révolution.<br />
Le problème plus général est le sentiment donné que le politique et<br />
les institutions politiques sont solubles dans la révolution sociale.<br />
Une fois la machine d’État brisée, les obstacles à une réorganisation<br />
et à un fonctionnement démocratique <strong>de</strong> la société sont levés,<br />
on peut se passer d’institutions politiques. Il y a dépérissement<br />
<strong>de</strong> l’État par obsolescence <strong>de</strong> ses fonctions.<br />
Or aucune expérience historique ne vali<strong>de</strong> cela. Une fois les<br />
institutions politiques anciennes détruites, il n’y a aucune dynamique<br />
spontanée et durable d’auto-organisation <strong>de</strong> la société et<br />
le refoulé du politique revient <strong>de</strong> la pire <strong>de</strong>s façon sous la forme<br />
<strong>de</strong> la dictature d’un parti ou d’un groupe dirigeant et <strong>de</strong> la police<br />
politique. Et la reproduction du phénomène dans un ensemble<br />
<strong>de</strong> révolutions aux quatre coins du mon<strong>de</strong> et dans <strong>de</strong>s contextes<br />
variable atteste que le problème dépasse la question <strong>de</strong> la nature<br />
<strong>de</strong> classe <strong>de</strong> l’État. Le talisman <strong>de</strong> l’État 100% ouvrier ne fonctionne<br />
pas vraiment.<br />
janvier 2013<br />
Les institutions, piège ou levier<br />
Que faire <strong>de</strong>s institutions<br />
et dans les institutions ?<br />
(et à partir <strong>de</strong> quels repères et dans quels cadres<br />
théoriques réfléchir ?)<br />
Francis Vergne<br />
Dans cette introduction au débat, il sera proposé d'en rester à <strong>de</strong>s considérations générales<br />
sur les institutions politiques qui concerneront à la fois l'histoire, le champ politique actuel<br />
et – soyons fous... – la société écosocialiste à venir. Nous avons essayé <strong>de</strong> prendre au sérieux<br />
le terme et l'idée d'institution dans ce qu'ils ont <strong>de</strong> spécifique et veillé à ne pas noyer ou renvoyer<br />
cette question particulière au seul problème du rapport à l'État et à la nécessité bien connue<br />
<strong>de</strong> briser la machine bureaucratique et militaire. Non que cet impératif soit caduc,<br />
mais justement parce qu'il débouche sur quelques autres <strong>questions</strong> nullement secondaires<br />
dont celles-ci : comment y parvenir et part quoi le remplacer ? Parce qu'aussi tout<br />
fonctionnement social requiert <strong>de</strong>s institutions qui peuvent être étatiques ou non étatiques<br />
et qu'il en va <strong>de</strong> même <strong>de</strong> la vie politique.<br />
les institutions <strong>de</strong> type soviétiques constituentelles<br />
la solution enfin trouvée ? oui comme<br />
organe <strong>de</strong> lutte, non comme organe durable <strong>de</strong><br />
gouvernement. oui pour dépasser l’abstraction<br />
citoyenne bourgeoise qui laisse le social<br />
hors du champ politique, non pour faire s’exprimer<br />
<strong>de</strong> façon démocratique l’ensemble <strong>de</strong> la population<br />
et déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s choix globaux.<br />
Nous sommes les héritiers d’une tradition politique qui considère<br />
que les formes d’organisation nées <strong>de</strong> la mobilisation sociale<br />
et <strong>de</strong>s luttes (comité <strong>de</strong> quartiers, comités d’action, comité <strong>de</strong><br />
grèves, cordons industriels, etc.) contiennent <strong>de</strong>s embryons <strong>de</strong><br />
pouvoir alternatif aux institutions dominantes qui ont vocation,<br />
au terme <strong>de</strong> situations <strong>de</strong> double pouvoir plus ou moins longues<br />
qui accompagnent la crise révolutionnaire, à se consoli<strong>de</strong>r, à<br />
s’étendre voire à se généraliser pour construire l’édifice politique<br />
institutionnel principal dans la transition vers la société qui se<br />
substituera au capitalisme.<br />
Le noyau rationnel <strong>de</strong> ce modèle est que cette dynamique se<br />
retrouve bien dans la plupart <strong>de</strong>s processus révolutionnaires et<br />
qu’elle bouleverse le jeu politique et place la population en situation<br />
<strong>de</strong> s’occuper <strong>de</strong> façon directe <strong>de</strong> ses intérêts (on pense à<br />
la formule <strong>de</strong> Trotsky sur « l’irruption <strong>de</strong>s masses dans les domaines<br />
où se règlent leur propre <strong>de</strong>stinée »)<br />
Ce qui ne s’est par contre jamais vérifié et qui relève <strong>de</strong> la mythologie<br />
concerne la capacité <strong>de</strong> ces structures <strong>de</strong> lutte à se transformer<br />
en institutions durables et démocratiques. Sensibles aux fluctuations<br />
et aux rythmes <strong>de</strong> la lutte, elles per<strong>de</strong>nt rapi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> leur<br />
vitalité et ne perdurent que comme structures bureaucratiques<br />
instrumentalisées par un parti ou un groupe dirigeant. Mais plus<br />
fondamental encore, on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si <strong>de</strong> telles structures<br />
ont vocation à faire s’exprimer et à traduire les choix politiques<br />
fondamentaux et à être un cadre adéquat pour la représentation<br />
politique. En quoi la « pyrami<strong>de</strong> <strong>de</strong>s conseils ouvriers » serait-elle<br />
représentative <strong>de</strong>s débats menés par la société toute entière ?<br />
pourquoi l’autogestion requière-t-elle <strong>de</strong>s<br />
institutions politiques ? le champ politique<br />
ne relève pas <strong>de</strong> la gestion <strong>de</strong>s choses mais du<br />
gouvernement <strong>de</strong>s hommes. ce qui implique :<br />
la confrontation publique <strong>de</strong>s propositions,<br />
le respect du suffrage universel comme acquis<br />
démocratique, la pluralité <strong>de</strong>s formes<br />
<strong>de</strong> représentation, (double chambre) garantis<br />
37
par <strong>de</strong>s institutions et le droit.<br />
L’espace politique public a besoin d’institutions politiques<br />
spécifiques. Si l’on admet qu’il n’y a pas d’autodépassement<br />
spontané possible ni souhaitable <strong>de</strong>s institutions<br />
politiques dans les processus révolutionnaires, il faut donc<br />
se poser la question <strong>de</strong>s bases et <strong>de</strong>s principes sur lesquels<br />
on s’engage pour construire <strong>de</strong>s institutions politiques<br />
efficaces et démocratiques. J’en indiquerai trois :<br />
• le pluralisme et la libre expression et confrontation<br />
<strong>de</strong>s programme et propositions <strong>de</strong>s partis, réseaux,<br />
groupements, etc.<br />
le respect du suffrage universel (y compris s’il nous est<br />
défavorable... dans ce cas-là on ne dissout pas ou on ne<br />
supprime pas l’Assemblée..) et <strong>de</strong> la proportionnelle<br />
comme base <strong>de</strong> choix <strong>de</strong> la représentation politique.<br />
L’institution <strong>de</strong> cette représentation en Assemblée constituante<br />
qui définit à la fois les règles générales du jeu<br />
politique et qui agit, délibère, légifère et exécute en<br />
réduisant donc la distance et l’autonomie du pouvoir<br />
exécutif et en corrigeant ainsi les dérives antidémocratiques<br />
et « bonapartistes » <strong>de</strong>s institutions bourgeoises actuelles.<br />
Cette représentation politique nationale ne s’oppose pas<br />
à d’autres types <strong>de</strong> représentation issus <strong>de</strong>s mobilisation,<br />
mais on peut imaginer un système comme par exemple<br />
celui d’une double chambre permettant <strong>de</strong> les articuler.<br />
Cette articulation, même conflictuelle, est alors une<br />
double réponse à l’impasse <strong>de</strong> la voie « soviétique », rappelée<br />
plus haut, et d’une conception purement formelle<br />
et abstraite <strong>de</strong> la politique, telle que la vie politique sous<br />
domination <strong>de</strong> la bourgeoisie qui scin<strong>de</strong> le politique et<br />
le social et qui met <strong>de</strong>s barrières <strong>de</strong>vant toute incursion<br />
du politique dans le social dés lors que cela pourrait<br />
toucher à la propriété privée. Notez que cette restriction<br />
du champ politique s’est encore accentuée avec la<br />
« gouvernance » néolibérale et <strong>de</strong>s institutions non élus<br />
du type Banque mondiale, FMI, etc.<br />
Avec ainsi une citoyenneté qui ne s’arrête point où<br />
commencent les droits sociaux et économiques, <strong>de</strong> tels<br />
principes généraux ne résolvent pas tout. Par exemple, quel<br />
pourrait être la base <strong>de</strong> pouvoir à l’échelle européenne ?<br />
Qui déci<strong>de</strong>, <strong>de</strong> quoi et à quel échelon...? Mais si marque<br />
<strong>de</strong> fabrique il doit y avoir dans notre réflexion, le creuset<br />
est plutôt dans cet héritage critique du meilleur ou du<br />
moins pire au choix du « marxisme révolutionnaire » ou<br />
du « trotskisme ouvert ». La bibliographie rappelle que<br />
<strong>de</strong> bonnes choses ont été écrites dans <strong>de</strong> bonnes revues<br />
par <strong>de</strong> bons camara<strong>de</strong>s qu’il s’agisse d’Artous, <strong>de</strong> Samary<br />
voire <strong>de</strong> Salesse ou <strong>de</strong> Coutrot.<br />
les institutions dans la transition.<br />
la combinaison <strong>de</strong> mobilisations sociales<br />
et <strong>de</strong> processus électoraux comme fil<br />
conducteur. démocratiser quoi et jusqu’où ?<br />
une assemblée constituante comme<br />
alternative au « bonapartisme structurel »,<br />
qu’est-ce À dire ?<br />
<strong>de</strong>s formules <strong>de</strong> gouvernement...<br />
aux conditions <strong>de</strong> participation<br />
À <strong>de</strong>s institutions gouvernementales.<br />
<strong>questions</strong> À la révolution citoyenne.<br />
Un autre problème <strong>de</strong>meure toutefois : entre ce modèle<br />
et la situation présente, que faire avec les institutions<br />
existantes ? Et comment penser et agir dans la transition ?<br />
Nous sommes un certain nombre à avoir été formés à un<br />
certain type <strong>de</strong> réponses : au travers <strong>de</strong> la mobilisation<br />
Les institutions, piège ou levier<br />
sur un programme <strong>de</strong> revendications qui fait système<br />
(un programme <strong>de</strong> transition) et qui va <strong>de</strong> l’autodéfense<br />
et <strong>de</strong> la satisfaction <strong>de</strong>s revendications jusqu’à la mise<br />
en place d’un gouvernement. Mais comment passer <strong>de</strong><br />
l’un à l’autre ? Révélatrice <strong>de</strong> ces difficultés, la question<br />
qui a pu faire le charme indéfinissable <strong>de</strong> débats sans<br />
fins <strong>de</strong> congrès sur la bonne formule <strong>de</strong> gouvernement,<br />
algébrique ou arithmétique, avec <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> précision<br />
et <strong>de</strong>s marges d’interprétation variables, avec <strong>de</strong>s intentions<br />
<strong>de</strong> pédagogie politique pas forcement évi<strong>de</strong>ntes à<br />
comprendre à large échelle. Nous avons <strong>de</strong> fait oscillé<br />
entre formule générale pas forcement très fonctionnelle<br />
ici et maintenant (gouvernement <strong>de</strong>s travailleurs, soit<br />
mais comment ça marche ou au service <strong>de</strong>s travailleurs<br />
ce qui ne nous avance pas beaucoup plus) et formules<br />
relevant d’une pédagogie politique sophistiquée (gouvernement<br />
PS PC sans ministre bourgeois)<br />
Si on regar<strong>de</strong> au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> cette noble tradition trotskiste,<br />
avons-nous <strong>de</strong>s réponses institutionnelles plus satisfaisantes<br />
avec, par exemple, la révolution citoyenne dont<br />
on a déjà débattu ? L’un <strong>de</strong>s intérêts rési<strong>de</strong> peut-être dans<br />
une plus gran<strong>de</strong> lisibilité dans un horizon spatiotemporel<br />
prévisible avec un calendrier et <strong>de</strong>s étapes définies.<br />
Le schéma est connu : victoire électorale sur la base<br />
d’une majorité politique contre la droite et alternative<br />
au social-libéralisme avec le Front <strong>de</strong> gauche comme<br />
force politique centrale, alliée à une partie <strong>de</strong>s Verts et<br />
minorité du PS. Il n’y a a priori rien d’absur<strong>de</strong>, au vu<br />
<strong>de</strong> la profon<strong>de</strong>ur et <strong>de</strong> la gravité <strong>de</strong> la crise (cf situation<br />
grecque et Syriza) mais cela laisse place à <strong>de</strong>s <strong>questions</strong><br />
lour<strong>de</strong>s : quelles transformations institutionnelles, quel<br />
gouvernement, quelle participation gouvernementale<br />
<strong>de</strong> notre courant ?<br />
On pressent les limites et faiblesse <strong>de</strong> ce schéma qui ne<br />
relève guère d’un socialisme par en bas mais <strong>de</strong> conquêtes<br />
d’institutions parlementaires et municipales éventuellement<br />
appuyées par <strong>de</strong>s mobilisations. Ce qui laisse peu<br />
<strong>de</strong> place pour une dynamique d’auto-organisation avec<br />
le risque <strong>de</strong> relation « instrumentale » à la mobilisation<br />
populaire qui appuie une révolution par en haut mais qui<br />
n’est pas l’acteur central. Une autre question concerne<br />
l’esprit <strong>de</strong>s institutions : s’agit-il <strong>de</strong> l’achèvement et <strong>de</strong> la<br />
démocratisation d’un État républicain dans l’héritage <strong>de</strong><br />
Jaurès... mais Jaurès seulement, ou aussi feue l’Union <strong>de</strong><br />
la gauche et Mitterrand ? Ou faut-il inventer <strong>de</strong> nouvelles<br />
institutions et <strong>de</strong> nouvelles façons <strong>de</strong> les faire vivre ?<br />
2. Que faire dans les<br />
institutions ?<br />
Ces <strong>de</strong>rnières considérations invitent à passer à <strong>de</strong>s<br />
<strong>questions</strong> plus pratiques : que faire dans les institutions ?<br />
Précisons toutefois que nous nous limiterons ici aux institutions<br />
électives en privilégiant celles au sein <strong>de</strong>squelles<br />
nous avons quelque expérience soit dans la situation<br />
française quelques municipalités et conseils régionaux.<br />
du crétinisme parlementaire<br />
au crétinisme anti-institutionnel<br />
Ces adjectifs qualifient <strong>de</strong>ux façons <strong>de</strong> ne pas se poser<br />
la question pour ne pas faire <strong>de</strong> politique. Quelles<br />
réponses apportent en effet à cette question « le meilleur<br />
<strong>de</strong>s traditions du mouvement ouvrier », qui en déci<strong>de</strong><br />
et comment les interpréter ? Les réponses comme<br />
précé<strong>de</strong>mment sont largement déterminées par les grilles <strong>de</strong><br />
38 Journées d’étu<strong>de</strong>
pour la transformation sociale<br />
lecture <strong>de</strong> l’État – garant <strong>de</strong> l’intérêt général<br />
versus instrument <strong>de</strong> domination – et <strong>de</strong>s<br />
mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> domination et <strong>de</strong> légitimation<br />
<strong>de</strong> la bourgeoisie. Cela recoupe donc les<br />
débats sur la conquête du pouvoir politique.<br />
Mais nous disposons <strong>de</strong> plus d’indications<br />
en négatif sur les écueils les impasses et les<br />
dérives qu’en positif sur ce que l’on peut<br />
faire. Soit schématiquement :<br />
• conquérir à travers elles le pouvoir politique<br />
en gagnant la majorité, ce qui est illusoire et<br />
irréaliste : le « crétinisme parlementaire » va<br />
<strong>de</strong> pair avec l’intégration et la collaboration<br />
<strong>de</strong> classes comme débouchés réellement<br />
existants. Cf. la figure du « gérant loyal »<br />
<strong>de</strong> Blum.<br />
• mais contourner les institutions électives<br />
n’offre pas plus <strong>de</strong> perspectives (versus<br />
historique syndicalisme révolutionnaire,<br />
courants libertaires ou sous-culture libertaire<br />
type « élections pièges à con » ou<br />
« on a voté et puis après »). Le crétinisme<br />
du gauchisme sénile et bureaucratique est<br />
l’envers du précé<strong>de</strong>nt.<br />
Je crois que nous <strong>de</strong>vons partir du postulat<br />
d’une nécessaire confrontation au réel <strong>de</strong>s<br />
institutions pour expérimenter, vérifier,<br />
rectifier, ré-élaborer une pensée politique<br />
et une pratique émancipatrices et vivantes<br />
qui nous fasse sortir <strong>de</strong> la marginalité, sans<br />
pour quoi faire ?<br />
Quelles visées politiques pour agir dans les<br />
institutions et avec quels objectifs ? Une<br />
boussole peut être la suivante : faire avancer<br />
<strong>de</strong>s projets <strong>de</strong> transformation sociale et <strong>de</strong>s<br />
éléments <strong>de</strong> programme co-élaborés avec la<br />
population, soit à la fois un programme d’urgence<br />
sociale, écologique et démocratique<br />
(satisfaire <strong>de</strong>s revendications. Ex : allocation<br />
jeune, gratuité <strong>de</strong>s transports dans une<br />
ville) et un programme <strong>de</strong> transformation<br />
<strong>de</strong>s structures et <strong>de</strong> l’espace public dans<br />
lequel se trouvent ces institutions : commune,<br />
région, pays, Europe (ex. quelles<br />
infrastructures dans les quartiers ?). Cela<br />
renvoie au principe <strong>de</strong> subsidiarité bien<br />
compris : ne pas déléguer à un échelon<br />
supérieur ce qui peut se régler par en bas,<br />
là où ça se passe et en même temps ne pas<br />
pratiquer l’autolimitation et s’incliner sur<br />
ce qui est présenté comme impossible car<br />
portant atteinte à l’ordre capitaliste, à ses<br />
règles et ses institutions.<br />
Il s’agit ainsi <strong>de</strong> mener <strong>de</strong>s batailles politiques<br />
et juridiques (ex. en région la formation<br />
professionnelle relève-t-elle obligatoirement<br />
d’un appel d’offre ?). D’une façon<br />
plus générale, il s’agit <strong>de</strong> faire avancer <strong>de</strong>s<br />
revendications, <strong>de</strong>s dossiers importants, <strong>de</strong>s<br />
accords avantageux, <strong>de</strong>s lois (ex 40 heures<br />
et congés payés en 1936) en lien avec <strong>de</strong>s<br />
mobilisations. Il n’y a pas <strong>de</strong> raison <strong>de</strong> récuser<br />
le travail législatif (propositions <strong>de</strong> loi),<br />
janvier 2013<br />
mais il s’agit <strong>de</strong> l’articuler avec un projet<br />
politique plus global, l’auto-organisation<br />
et l’auto-émancipation.<br />
avec qui et comment ?<br />
Les <strong>questions</strong> stratégiques dans l’institution<br />
se posent pour toute pratique qui dépasse le<br />
propagandisme. Les risques sont multiples :<br />
intégration, compromission, autonomisation<br />
<strong>de</strong>s élus. Mais la peur n’évite pas le danger<br />
occulter pour autant les problèmes <strong>de</strong> fond. et l’extériorité institutionnelle présente <strong>de</strong>s<br />
dangers symétriques : marginalisation, sectarisme,<br />
impuissance, posture <strong>de</strong> « professeur<br />
rouge », super syndicalisme. Les frontières<br />
entre « intérêt général » paravent <strong>de</strong> l’ordre<br />
bourgeois et « politique au service <strong>de</strong>s travailleurs<br />
» ne peuvent être tracées <strong>de</strong> façon<br />
abstraite et a priori. (C’est particulièrement<br />
vrai en matière d’écologie. Ex. santé publique<br />
et traitement <strong>de</strong>s déchets ménagers).<br />
La vigilance en matière d’indépendance et<br />
d’autonomie passe plutôt par :<br />
• l’exigence démocratique contre la bureaucratisation<br />
et la professionnalisation<br />
<strong>de</strong> la représentation politique (limitation<br />
et rotation <strong>de</strong>s mandats)<br />
• l’importance décisive d’une confrontation<br />
stratégique avec tous les courants à la<br />
gauche du social-libéralisme et <strong>de</strong> replacer<br />
les <strong>questions</strong> tactiques et d’alliances dans<br />
le cadre <strong>de</strong> nos objectifs généraux. (Ex. :<br />
participation aux exécutifs)<br />
• articuler travail <strong>de</strong>s élus, comptes-rendus<br />
réguliers à leurs mandants, dialogue avec<br />
les associations porteuses <strong>de</strong> projets et <strong>de</strong><br />
points <strong>de</strong> vue possiblement différents<br />
notre bilan...<br />
et celui <strong>de</strong> nos alliés potentiels<br />
du front <strong>de</strong> gauche<br />
Il faudrait bien sûr distinguer les situations<br />
où nous sommes minoritaires (les plus<br />
fréquentes) et celles où nous sommes en<br />
situations <strong>de</strong> gérer, car élus majoritairement<br />
sur notre programme.<br />
Il y a bien un bilan critique à faire <strong>de</strong>s<br />
Photothèque Rouge/Babar<br />
positions du PC marquées à la fois par une<br />
cogestion avec le PS et, quand il est majoritaire,<br />
<strong>de</strong>s pratiques parfois peu dégagées<br />
<strong>de</strong> tentations d’instrumentalisation. Du<br />
point <strong>de</strong> vue démocratique, politique et<br />
écologique, l’écart est parfois grand entre<br />
déclarations générales et réalité. Historiquement,<br />
le bilan du « communisme<br />
municipal », <strong>de</strong> son naufrage et <strong>de</strong> certaines<br />
<strong>de</strong> ses survivances n’a rien d’évi<strong>de</strong>nt. Côté<br />
PG, il y a difficulté à juger du <strong>de</strong>gré exact<br />
<strong>de</strong> rupture avec le PS, mais aujourd’hui les<br />
indicateurs seraient plutôt positifs. Il y a<br />
également difficulté à juger la fonctionnalité<br />
<strong>de</strong> pratiques institutionnelles portées par<br />
la Fase ou les Alternatifs. Côté positif : la<br />
sensibilité aux structures impliquant la<br />
population. On interrogera davantage la<br />
tentation parfois d’un localisme alternatif<br />
qui écarte les <strong>questions</strong> <strong>de</strong> politique générale.<br />
Et nous ? Si l’on considère une possible continuité<br />
avec feu la LCR, quelle évolution ? Aux<br />
municipales <strong>de</strong> 1977, l’accent était mis sur<br />
« le pouvoir aux travailleurs » avec une analyse<br />
<strong>de</strong> l’institution municipale comme simple<br />
extension <strong>de</strong> l’appareil d’État. En 2001, le<br />
titre <strong>de</strong> la brochure municipale était : Imposer<br />
une autre répartition <strong>de</strong>s richesses, un contrôle<br />
démocratique <strong>de</strong>s populations. Soit l’indice<br />
d’une rupture au moins partielle avec les<br />
postures tribunitiennes. Mais au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />
« phrases », outre la timidité <strong>de</strong>s évolutions<br />
(avec les rechutes gauchistes que l’on sait)<br />
le principal problème est l’absence d’un<br />
nombre d’élus suffisant pour être un levier<br />
<strong>de</strong> changement dans la façon <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> la<br />
politique. Nous restons dés lors en <strong>de</strong>çà du<br />
seuil critique qui permettrait au moins <strong>de</strong><br />
confronter les expériences et d’en tirer <strong>de</strong>s<br />
enseignements vali<strong>de</strong>s pour tous.<br />
Avec ces limites et sur la base <strong>de</strong> ce que<br />
j’ai pu suivre (Clermont-Ferrand ville <strong>de</strong><br />
150 000 habitants, 13 % et quatre élus), on<br />
peut pourtant parler là où nous sommes en<br />
position d’intervenir d’une relative réussite<br />
en termes <strong>de</strong> capacité à informer, mobiliser et<br />
39
Les institutions, piège ou levier<br />
faire intervenir la population, voire rempor- c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête<br />
ter <strong>de</strong>s victoires partielles (taxe additionnelle, avant <strong>de</strong> la construire dans la ruche. »<br />
« déménagement <strong>de</strong> quartiers populaires », Karl Marx. Le Capital.<br />
cantines pour tous, etc.). On pressent bien À ce sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> la réflexion, nous avons<br />
la possibilité <strong>de</strong> gagner en crédibilité et en conscience d’avoir sans doute plus ajouté<br />
légitimité. Le bilan sera plus contrasté voire <strong>de</strong> <strong>questions</strong> qu’apporté <strong>de</strong> réponses. Plus<br />
négatif pour associer <strong>de</strong> façon durable une globalement, en matière <strong>de</strong> <strong>stratégie</strong>, la<br />
frange significative <strong>de</strong> citoyens politisés. question <strong>de</strong> la pertinence <strong>de</strong> notre « logi-<br />
Et surtout, rien ne semble définitivement ciel » est interrogée : hérité d’expériences<br />
gagné pour la suite, faute en particulier et d’une histoire marquée par le poids <strong>de</strong>s<br />
d’effet significatif d’entraînement. défaites et <strong>de</strong>s impasses, nous <strong>de</strong>vons en<br />
Sans comparaison, il est utile <strong>de</strong> faire une- percevoir <strong>de</strong> façon luci<strong>de</strong> les limites sans<br />
retour sur l’expérience brésilienne sur la pouvoir véritablement prendre appui sur <strong>de</strong>s<br />
base <strong>de</strong> la montée en puissance du Parti expériences sociales et politiques nouvelles à<br />
<strong>de</strong>s travaillerus et <strong>de</strong> la conquête <strong>de</strong> villes partir <strong>de</strong>squelles une autre pensée politique<br />
(Porto Alegre) voire d’État. Il y a eu là une pourrait s’élaborer et s’inventer sans cé<strong>de</strong>r<br />
réelle transformation du rapport aux institu- aux séductions <strong>de</strong> l’air du temps.<br />
tions au travers <strong>de</strong> budgets participatifs qui<br />
relaient l’auto-organisation par quartiers,<br />
prise <strong>de</strong> décisions et <strong>de</strong> conseils <strong>de</strong> citoyens<br />
qui <strong>de</strong>viennent, selon l’expression <strong>de</strong> Raul<br />
Pont, <strong>de</strong>s « instruments importants <strong>de</strong> définition<br />
<strong>de</strong>s politiques publiques ». Pour autant,<br />
il n’y a eu aucun localisme. Porto Alegre a<br />
été un point d’appui pour l’organisation<br />
<strong>de</strong> Forum social mondial et <strong>de</strong> relais <strong>de</strong><br />
l’altermondialisme. Sur la question posée<br />
parfois <strong>de</strong> savoir si ces expériences n’ont pas<br />
anticipé sur la social-démocratisation du<br />
PT et la conversion prési<strong>de</strong>ntielle <strong>de</strong> Lula,<br />
l’accent doit être mis beaucoup plus sur la<br />
rupture que sur la continuité.<br />
3.De notre outillage<br />
conceptuel. L’ancien<br />
et/ou le nouveau<br />
« Mais ce qui distingue dès l’abord le plus<br />
mauvais architecte <strong>de</strong> l’abeille la plus experte,<br />
40 Journées d’étu<strong>de</strong><br />
1<br />
Dans une crise <strong>de</strong> longue durée, on est<br />
amené à la fois à maintenir <strong>de</strong>s positions et<br />
<strong>de</strong>s digues institutionnelles (<strong>de</strong> ce point <strong>de</strong><br />
vue, on ne considérera pas les institutions<br />
étatiques comme un bloc indifférencié réductible<br />
à une « ban<strong>de</strong> d’hommes armés »,<br />
on prendra en compte ce que Bourdieu<br />
désignait comme la « main gauche <strong>de</strong> l’État »)<br />
qui jusqu’à un certain point nous protègent.<br />
Et en même temps nous cherchons à saper<br />
l’hégémonie <strong>de</strong>s institutions dominantes<br />
et à ébaucher les contours d’une contrehégémonie<br />
qui s’appuie à la fois sur <strong>de</strong>s<br />
institutions <strong>de</strong> type nouveau (chez Gramsci<br />
conseils d’usine <strong>de</strong> Turin) et les positions<br />
institutionnelles conquises.<br />
On a donc là <strong>de</strong>s réponses en termes <strong>de</strong><br />
recherche <strong>de</strong> crédibilité et <strong>de</strong> légitimité<br />
<strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité et du bon usage ou si l’on préfère <strong>de</strong> conquête culturelle<br />
possible <strong>de</strong> gramsci<br />
<strong>de</strong>s esprits, comme préalable à toute prise<br />
Conquérir <strong>de</strong>s positions institutionnelles démocratique du pouvoir. C’est également<br />
pour gagner en légitimité et construire une façon <strong>de</strong> répondre au type <strong>de</strong> domina-<br />
l’hégémonie sur les classes exploitées avant tion qui est une combinaison <strong>de</strong> coercition/<br />
<strong>de</strong> conquérir le pouvoir. Postérité et pro- répression et <strong>de</strong> fabrique du consentement<br />
longements : dialectique <strong>de</strong>s conquêtes et <strong>de</strong> la subordination (cf. considérations<br />
partielles, contrôle ouvrier et contrôle social, <strong>de</strong> Gramsci sur la révolution passive). Avec<br />
répondre à la domination par fabrique du d’autres mots et d’autres concepts qui<br />
consentement par <strong>de</strong>s expériences sociales renverraient à Max Weber ou à Bourdieu,<br />
et <strong>de</strong>s fonctionnements institutionnels on pourrait dire que la domination ne se<br />
alternatifs ici et maintenant.<br />
limite pas à l’organisation étatique <strong>de</strong> la<br />
Les lectures et les usages <strong>de</strong> Gramsci sont violence physique mais concerne la violence<br />
multiples et politiquement intéressés jusqu’à symbolique qui installe l’ordre capitaliste<br />
couvrir les compromis historiques <strong>de</strong> feu<br />
le PCI. Mais dans l’optique stratégique<br />
qui est la nôtre, les principaux concepts<br />
<strong>de</strong>s Gramsci et leur articulation peuvent<br />
et la justification <strong>de</strong> sa reproduction sociale<br />
dans les têtes.<br />
Il y a donc une gran<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> Gramsci<br />
pour la compréhension <strong>de</strong> ce qu’est au-<br />
fournir un cadre privilégié qui permet <strong>de</strong> jourd’hui l’État néolibéral et sans doute<br />
gar<strong>de</strong>r une boussole dans les situations également <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong> prolonger<br />
<strong>de</strong> « guerre <strong>de</strong> position » où l’assaut Gramsci dans plusieurs directions. On<br />
propre à la « guerre <strong>de</strong> mouvement » peut penser en particulier :<br />
n’est pas d’une actualité immédiate et • à une problématique élargie et renouvelée<br />
où dans <strong>de</strong>s phases tiè<strong>de</strong>s ou froi<strong>de</strong>s du contrôle ouvrier dans le sens du contrôle<br />
<strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong>s classes, notre camp social sur les condition d’existence et les<br />
social est rejeté sur la défensive. institutions.<br />
D’une façon plus générale dans <strong>de</strong>s • à la dialectique <strong>de</strong> conquêtes partielles<br />
formations sociales comparables à qui pourraient concerner une certains<br />
la nôtre, la complexité <strong>de</strong>s rapports nombre <strong>de</strong> droits sociaux fondamentaux<br />
entre société civile, institutions – y avec les garanties institutionnelles qui les<br />
compris électives – et État, oblige accompagnent et qui à leur tour servent<br />
pour « gagner les masses » à défendre <strong>de</strong> point d’appui pour conquérir <strong>de</strong> nou-<br />
ou à conquérir <strong>de</strong>s positions instituveaux droits.<br />
tionnelles qui légitiment la construc- • enfin à s’attacher à occuper <strong>de</strong>s espaces<br />
tion d’un bloc historique <strong>de</strong>s classes qui s’extraient <strong>de</strong> la tutelle du capital et où<br />
exploitées sur lequel notre camp l’on puisse vivre <strong>de</strong>s expériences sociales<br />
social (pour Gramsci, le prolétariat) partielles d’autogestion et <strong>de</strong> fonctionne-<br />
puisse établir son hégémonie avant ment institutionnel plus démocratique, plus<br />
le prise du pouvoir : « la suprématie coopératif et moins hiérarchique.<br />
d’un groupe social se manifeste <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> l’ancien au nouveau<br />
façons, comme domination et comme Trois pistes pour changer (ou améliorer ?)<br />
direction intellectuelle et morale. Un le logiciel et repenser l’auto-institution<br />
groupe social peut et doit même être démocratique <strong>de</strong> la société. La dialectique<br />
dominant avant <strong>de</strong> conquérir le pou- instituant/ institué chez Castoriadis. Les<br />
voir gouvernemental, c’est une <strong>de</strong>s dynamiques du biopouvoir chez Foucault<br />
conditions principales pour la conquête et chez Negri. Une politique d’institution<br />
Photothèque Rouge/DR/tn<br />
du pouvoir. »<br />
<strong>de</strong>s communs.
pour la transformation sociale<br />
Les considérations qui suivent,<br />
dans ce que l’on pourra considérer<br />
comme du « hors-cadre » mais<br />
pas nécessairement du « horssujet<br />
», relèvent sans doute plus<br />
<strong>de</strong> la philosophie politique que<br />
<strong>de</strong> la stricte politique. Cela ne<br />
les invali<strong>de</strong> pas forcement par<br />
avance. Leur visée en effet n’est<br />
pas spéculative mais une invitation<br />
à enrichir ou à renouveler <strong>de</strong>s<br />
façons <strong>de</strong> voir, ce qui a peut-être<br />
quelque rapport avec cet « art<br />
stratégique » qu’est la politique.<br />
Si art il y a... une part même<br />
limitée et contextualisée d’activité<br />
créatrice, il <strong>de</strong>vrait y avoir.<br />
La dialectique instituant/<br />
institué chez Castoriadis et<br />
<strong>de</strong> possibles continuités<br />
Il s’agit d’une orientation politique fondée sur une autre vision<br />
et un autres sens <strong>de</strong> l’institution. Le renversement proposé par<br />
Castoriadis est <strong>de</strong> dire que l’institution, ce doit être avant tout<br />
l’acte d’instituer, c’est-à-dire l’instutionalisation comme activité<br />
créatrice. Castoriadis revient en effet sur les différents sens possibles<br />
<strong>de</strong> l’institution qui peut renvoyer soit à ce qui est institué<br />
qui préexiste aux individus, c’est-à-dire un ensemble <strong>de</strong> règles et<br />
<strong>de</strong> normes, soit à un processus dynamique qui institue ces règles,<br />
qui les fait vivre, les crée, les modifie, les conteste etc. L’instituant,<br />
terme qu’il élabore dans la revue Socialisme ou barbarie et qu’il<br />
reprendra dans son livre L’institution imaginaire <strong>de</strong> la société, en<br />
1975, apparaît comme négation <strong>de</strong> l’institué, comme contestation<br />
<strong>de</strong> ce qui est donné.<br />
Cela vaut à la fois pour <strong>de</strong>s moments chauds et exceptionnels<br />
<strong>de</strong> l’histoire mais aussi pour les pratiques sociales courantes.<br />
Dés lors qu’il y a un cadre, <strong>de</strong>s normes, <strong>de</strong>s règles, il y a <strong>de</strong> la<br />
transgression, <strong>de</strong> l’opposition, <strong>de</strong>s <strong>stratégie</strong>s <strong>de</strong> contournement<br />
ou <strong>de</strong> résistance et la possibilité <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> cadre et <strong>de</strong> règles.<br />
En ce sens l’activité sociale est créatrice d’inédit, pour le pire et le<br />
meilleur. C’est l’action concrète <strong>de</strong>s êtres humains, leurs conflits<br />
à tous les niveaux qui font que telle société existe plutôt que telle<br />
autre. L’histoire humaine est donc un processus <strong>de</strong> création, un<br />
processus d’auto-institution <strong>de</strong> la société par elle-même, par les<br />
êtres humains, la « capacité <strong>de</strong> faire émerger ce qui n’est pas donné<br />
ni dérivable, combinatoirement ou autrement, à partir du donné »<br />
(Castoriadis 1975).<br />
Il y a bien une inflexion par rapport à Marx et un certain marxisme<br />
qui ont fait <strong>de</strong> la perspective <strong>de</strong> l’émancipation <strong>de</strong> l’humanité<br />
le produit <strong>de</strong> la nécessité historique. On connaît le schéma : le<br />
développement historique aboutit au capitalisme qui engendre sa<br />
négation au travers du prolétariat, classe révolutionnaire jusqu’au<br />
bout qui, par son action propre, supprime toutes les classes et achève<br />
ainsi « la préhistoire <strong>de</strong> l’humanité » en parvenant au communisme.<br />
Dans cette perspective, le sens <strong>de</strong> l’action politique est donné en<br />
quelque sorte par avance. Rosa Luxemburg résume ainsi cette<br />
conception : « Le socialisme, programme commun d’action politique<br />
du prolétariat international, est une nécessité historique, parce qu’il<br />
est le fruit <strong>de</strong>s tendances évolutives <strong>de</strong> l’économie capitaliste ».<br />
En rupture avec cette vision déterministe et fléchée <strong>de</strong> l’histoire<br />
Castoriadis 2 pense la politique dans une conflictualité ouverte<br />
comme « le projet d’une société où tous les citoyens ont une égale<br />
possibilité effective <strong>de</strong> participer à la législation, au gouvernement,<br />
à la juridiction et finalement à l’institution <strong>de</strong> la société [...] C’est<br />
en cela qu’on peut l’appeler projet révolutionnaire... » La perspective<br />
janvier 2013<br />
Photothèque Rouge/Romain Hingant<br />
<strong>de</strong> l’autonomie institutionnelle <strong>de</strong>vient un gui<strong>de</strong> pour l’action<br />
politique dont l’objectif est <strong>de</strong> « créer les institutions qui, intériorisées<br />
par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur<br />
autonomie individuelle et leur possibilité <strong>de</strong> participation effective<br />
à tout pouvoir explicite existant dans la société ».<br />
Les dynamiques du biopouvoir chez Foucault et Negri<br />
La secon<strong>de</strong> piste reprend et prolonge l’hypothèse d’un biopouvoir,<br />
c’est-à-dire d’un certain rapport entre le pouvoir et la vie,<br />
initialement formulée par Foucault dans La volonté <strong>de</strong> savoir et<br />
dans les cours contemporains donnés au Collège <strong>de</strong> France (Il<br />
faut défendre la société). Il étudie les technologies <strong>de</strong> pouvoir qui,<br />
à partir du xviii e siècle, investissent spécifiquement la vie, objets<br />
d’une « anatomo-politique ».<br />
Le biopouvoir est un type <strong>de</strong> pouvoir qui contrôle la vie <strong>de</strong>s<br />
corps et celle <strong>de</strong> la population. L’exercice <strong>de</strong> ce pouvoir constitue<br />
un gouvernement <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s conduites essentiellement<br />
au travers <strong>de</strong> normes qui orientent l’ensemble <strong>de</strong> la vie sociale<br />
mais aussi la subjectivité <strong>de</strong>s individus. Il s’exerce dans tous les<br />
domaines à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s techniques <strong>de</strong> pouvoir et <strong>de</strong> mécanismes<br />
qui encadrent les processus biologiques affectant les populations.<br />
C’est ce que Foucault nomme la « biopolitique » dans le <strong>de</strong>rnier<br />
chapitre <strong>de</strong> La Volonté <strong>de</strong> savoir.<br />
Ce biopouvoir s’exerce à partir <strong>de</strong> dispositifs institutionnels qui<br />
ont toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrivent<br />
toujours dans une relation <strong>de</strong> pouvoir. « J’appelle dispositif, dit en<br />
ce sens Giorgio Agamben, tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre,<br />
la capacité <strong>de</strong> capturer, d’orienter, <strong>de</strong> déterminer, d’intercepter, <strong>de</strong><br />
mo<strong>de</strong>ler, <strong>de</strong> contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions<br />
et les discours <strong>de</strong>s êtres vivants. »<br />
La compatibilité et la complémentarité <strong>de</strong> cette façon <strong>de</strong> lire la<br />
domination et la capture <strong>de</strong>s existences par le capital et par l’État<br />
par rapport au marxisme mérite probablement d’être discutée. Il<br />
est intéressant <strong>de</strong> noter qu’elle est assumée par Negri, mais dans<br />
une perspective qui inverse la donne.<br />
La biopolitique <strong>de</strong>vient le pouvoir <strong>de</strong> la vie qui submerge le<br />
pouvoir sur la vie. Le biopouvoir mondialisé <strong>de</strong>vient à ce point<br />
étendu qu’il n’est plus contrôlable par le capital. (ex. : le travail<br />
immatériel, <strong>de</strong>s pratiques sociales <strong>de</strong> coopération, <strong>de</strong>s expressions<br />
individuelles et collective solidaires, etc.) Dés lors la biopolitique<br />
est moins un ensemble <strong>de</strong> biopouvoirs qui dérivent <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong><br />
gouvernement que l’expression <strong>de</strong> la vie dans et sur le pouvoir qui<br />
a investi la vie. La vie aussi <strong>de</strong>vient un pouvoir. Et la biopolitique<br />
n’est plus <strong>de</strong>stinée à fonctionner au profit d’un pouvoir extérieur à<br />
la vie mais à produire « le complexe <strong>de</strong>s résistances » et <strong>de</strong>s « expériences<br />
41
<strong>de</strong> subjectivation et <strong>de</strong> liberté ». En définitive la biopolitique doit<br />
être entendue comme « une extension <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong> classe ». Par ce<br />
discours Negri soutient que désormais la biopolitique constitue<br />
la condition <strong>de</strong> possibilité « d’un contre-pouvoir, d’une puissance,<br />
d’une production <strong>de</strong> subjectivité » qui peut se libérer, en jaillissant<br />
<strong>de</strong> la vie même, non seulement du travail et du langage, mais<br />
aussi <strong>de</strong>s corps, <strong>de</strong>s affects, <strong>de</strong>s désirs, <strong>de</strong> la sexualité<br />
La thèse complémentaire <strong>de</strong> Negri est que la biopolitique débor<strong>de</strong><br />
le capital mais aussi qu’elle produit du commun et génère <strong>de</strong><br />
façon quasi spontanée <strong>de</strong>s institutions du commun 3 qui prolongent<br />
l’activité biopolitique. Le tout est en phase avec un certain<br />
nombre <strong>de</strong> thèmes <strong>de</strong> l’altermondialisme : un autre mon<strong>de</strong> est<br />
possible et il est déjà en germe dans celui-ci. Le problème <strong>de</strong>meure<br />
cependant <strong>de</strong> savoir là encore comment on passe <strong>de</strong> l’un à l’autre.<br />
Une politique d’institution <strong>de</strong>s communs<br />
La perspective d’émancipation développée par Pierre Dardot<br />
et Christian Laval 4 qui souscrivent à l’idée <strong>de</strong> production du<br />
commun et d’une réorganisation sociale et politique pense ce<br />
processus non comme un développement spontané mais comme<br />
une construction politique collective. « Seul l’acte d’instituer les<br />
communs fait exister les communs, à rebours d’une ligne <strong>de</strong> pensée qui<br />
fait <strong>de</strong>s communs un donné préexistant qu’il s’agirait <strong>de</strong> reconnaître<br />
et <strong>de</strong> protéger, ou encore un processus spontané et en expansion qu’il<br />
s’agirait <strong>de</strong> stimuler et <strong>de</strong> généraliser. »<br />
Les communs sont affaire <strong>de</strong> normes, mais ces normes doivent<br />
procé<strong>de</strong>r d’un acte collectif d’institution. L’accent doit donc<br />
être mis sur « l’acte <strong>de</strong> fixer les règles »/« La gestion <strong>de</strong>s communs ne<br />
peut être que le fait <strong>de</strong>s praticiens, producteurs et usagers, qui ont<br />
l’intelligence collective <strong>de</strong>s pratiques. D’où la nécessité d’institutions<br />
démocratiques directes vouées à la gestion <strong>de</strong>s communs. Mais chaque<br />
1. Qu’apportent par exemple aujourd’hui les<br />
Indignés ? Une exigence démocratique radicale soit,<br />
une dénonciation <strong>de</strong> la représentation politique<br />
traditionnelle soit, mais qu’en est-il en matière <strong>de</strong><br />
<strong>stratégie</strong>, sinon en filigrane la <strong>stratégie</strong> implicite<br />
<strong>de</strong> « l’exo<strong>de</strong> » et du « contournement » qui n’est pas<br />
vraiment convaincante.<br />
2. Ici la parenté avec l’héritage <strong>de</strong> Daniel Bensaid<br />
peut certainement être soulignée.<br />
3. Le <strong>de</strong>rnier ouvrage, Commonwealth, coécrit<br />
avec Michaël Hart donne un bon aperçu <strong>de</strong> cette<br />
prolifération virtuelle <strong>de</strong>s communs et <strong>de</strong>s <strong>stratégie</strong>s<br />
qui sont selon lui rendues possibles par là.<br />
4. On se reportera à cet ouvrage majeur pour la<br />
compréhension du néolibéralisme et d’inspiration<br />
plutôt « foucaldienne » qu’est la Nouvelle Raison du<br />
mon<strong>de</strong> mais aussi à leur confrontation serrée avec<br />
les thèses <strong>de</strong> Negri dans Sauver Marx ? La question<br />
<strong>de</strong> l’institution politique <strong>de</strong>s communs traverse<br />
Les institutions, piège ou levier<br />
l’ensemble du séminaire (Savoirs Communs) qu’ils<br />
animent avec Negri. Elle se trouve déjà ébauchée dans<br />
l’article <strong>de</strong> la Revue Numéro 35 du Mauss indiqué<br />
en bibliographie. Enfin le plus récent ouvrage sur<br />
Marx – Marx, prénom Karl – ouvre ou renouvelle un<br />
champ <strong>de</strong> problématiques théoriques et politiques<br />
auquel une revue aussi estimable que Contretemps<br />
semble malheureusement (si l’on en juge du moins<br />
une critique que n’aurait pas reniée un Jean Kanapa<br />
au temps <strong>de</strong> sa splen<strong>de</strong>ur stalinienne) hermétique.<br />
5. Communication à la séance du 19 janvier 2012<br />
du Séminaire Savoirs Communs. Communauté et<br />
association<br />
6. Ibid<br />
7. Cf. l’excellent live <strong>de</strong> notre ami Razmig Keucheyan<br />
Hémisphère gauche. Dans d’autres registres qui me<br />
sont moins familiers, on pourrait s’interroger sur<br />
la reprise <strong>de</strong> thèmes du municipalisme libertaire<br />
du théoricien écologiste et libertaire Murray<br />
communauté locale ou productive ne peut définir ses propres règles<br />
<strong>de</strong> production et d’usage sans tenir compte du bien commun qui<br />
intéresse les citoyens bien au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s praticiens directs. La gestion<br />
<strong>de</strong>s communs pose donc la question <strong>de</strong> la démocratie. » 5<br />
Rompant avec la double domination du marché et <strong>de</strong> l’État (que<br />
la rationalité néolibérale fait d’ailleurs se rejoindre) la nouvelle<br />
économie <strong>de</strong>s communs pose la question politique <strong>de</strong> leur institution.<br />
« Est-ce que les communs autogouvernés dont nous parle<br />
cette économie politique sont voués à rester <strong>de</strong>s enclaves à l’intérieur<br />
d’un vaste ensemble hybri<strong>de</strong> <strong>de</strong> productions <strong>de</strong> biens marchands et<br />
<strong>de</strong> biens publics administrativement produits, un peu à la manière<br />
dont les socialistes dits utopiques avaient envisagé leurs créations<br />
locales et isolées, ou bien ces « communs » <strong>de</strong>ssinent-ils un tout autre<br />
horizon, celui du commun au singulier comme principe dominant<br />
d’organisation sociale fondée sur la coproduction <strong>de</strong> biens et <strong>de</strong> services<br />
dans <strong>de</strong>s unités obéissant à <strong>de</strong>s règles et à <strong>de</strong>s normes définies<br />
démocratiquement ? » 6<br />
Il serait hasar<strong>de</strong>ux et prématuré <strong>de</strong> considérer que ces nouvelles<br />
grilles <strong>de</strong> lecture et d’action apportent sous forme <strong>de</strong> prêt-à-penser<br />
<strong>de</strong>s solutions toutes faites à nos difficultés stratégiques. Mais les<br />
ignorer et les évacuer sans s’y confronter sur le plan théorique et<br />
politique serait pire. Un tel refus et une telle fermeture (et cela<br />
vaut également pour bien d’autres pensées critiques 7 ) ne serait pas<br />
seulement le signe d’un manque <strong>de</strong> curiosité intellectuelle mais<br />
d’une attitu<strong>de</strong> qui cumulerait les inconvénients <strong>de</strong> l’attentisme<br />
passif et du scepticisme con<strong>de</strong>scendant. L’art stratégique, c’est<br />
du moins ma conviction, est intellectuellement et politiquement<br />
incompatible avec la fermeture dogmatique comme avec<br />
l’éclectisme relativiste.<br />
Bookchin - qui utilise cette notion pour décrire<br />
un système politique dans lequel <strong>de</strong>s institutions<br />
composées d’assemblées <strong>de</strong> citoyens, dans un esprit<br />
<strong>de</strong> démocratie directe, remplaceraient l’État-nation<br />
par une confédération <strong>de</strong> municipalités (communes)<br />
libres. Ainsi le mouvement <strong>de</strong>s Villes en transition<br />
développe non sans cohérence une vision qui permet<br />
<strong>de</strong> fédérer dans les pratiques sociales (et pas seulement<br />
dans le programme d’un parti ou d’une association)<br />
<strong>de</strong>s préoccupations qui à première vue peuvent<br />
sembler disparates pour leur donner une lisibilité<br />
d’ensemble autour <strong>de</strong>s thèmes <strong>de</strong> la relocalisation, <strong>de</strong><br />
la requalification du travail, <strong>de</strong> la démocratie locale,<br />
etc., qui <strong>de</strong>ssinent « un autre mon<strong>de</strong> possible ».<br />
Il est permis d’être plus perplexe à l’égard<br />
d’une philosophie écosystémique, inspirée <strong>de</strong> la<br />
permaculture faisant la part belle à la croyance en une<br />
résilience qui permettrait, comme en psychiatrie, aux<br />
écosystèmes humains <strong>de</strong> se reconstruire par-<strong>de</strong>là les<br />
traumatismes subis et les catastrophes non conjurées.<br />
Derrière un systémisme <strong>de</strong> bon aloi, s’agit-il d’autre<br />
chose que <strong>de</strong> l’art renouvelé <strong>de</strong> cultiver son jardin ?<br />
42 Journées d’étu<strong>de</strong>
pour la transformation sociale<br />
De la fin <strong>de</strong> la règle <strong>de</strong>s trois unités<br />
P ourquoi<br />
exactement disons-nous que la révolution nécessite<br />
<strong>de</strong> casser la vieille machine d’État ? Il y a à ce sujet <strong>de</strong>s<br />
confusions <strong>de</strong> niveaux. La démocratie socialiste ne peut pas<br />
fonctionner sur le mo<strong>de</strong> étriqué <strong>de</strong> la démocratie bourgeoise, que<br />
ce soit au niveau <strong>de</strong>s institutions élues ou à celui <strong>de</strong> la machine<br />
d’État elle-même (administration, forces <strong>de</strong> sécurité, justice et<br />
même économie). Mais on ne peut pas inférer d’une société future<br />
à bâtir pour en déduire que la rupture révolutionnaire, celle où le<br />
pouvoir politique bascule, nécessite obligatoirement l’appui sur<br />
un autre appareil que l’actuel. Ce sont <strong>de</strong>s <strong>questions</strong> peut-être<br />
liées, mais distinctes dans leur portée. Si une majorité électorale<br />
ne suffit pas à imposer une nouvelle société (et, par hypothèse,<br />
justement un autre type d’État), c’est parce que l’appareil actuel<br />
non seulement est adéquat avec la gestion du mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> production<br />
capitaliste (et pas avec le socialisme), mais aussi parce que<br />
les êtres humains bien concrets qui y rési<strong>de</strong>nt y voient (à juste<br />
titre) la seule possibilité <strong>de</strong> persévérer dans leur être. Aussi, si un<br />
gouvernement issu d’un vote <strong>de</strong> rupture s’attaquait au cœur <strong>de</strong><br />
la puissance capitaliste par <strong>de</strong>s incursions sévères dans le droit <strong>de</strong><br />
propriété, non seulement les courroies <strong>de</strong> transmission habituelles<br />
feraient défaut, mais elles agiraient au contraire pour renverser<br />
le verdict <strong>de</strong>s urnes. Jusqu’au coup d’État militaire, comme au<br />
Chili en 1973. L’appel au pouvoir populaire, au « double pouvoir<br />
», n’est alors pas une question idéologique, programmatique,<br />
mais pragmatique : on ne peut pas gagner autrement. Et « ne pas<br />
gagner » dans une situation <strong>de</strong> confrontation majeure, c’est tout<br />
perdre. Selon la formule <strong>de</strong> Trotsky, la révolution avance en se<br />
défendant. C’est vrai <strong>de</strong> toute révolution, même bourgeoise : la<br />
prise <strong>de</strong>s Tuileries suit la fuite du roi à Varennes et le Manifeste<br />
menaçant <strong>de</strong> Brunswick.<br />
Mais comme la question est pragmatique, elle permet <strong>de</strong>s issues<br />
parfois inattendues. Une partie majoritaire <strong>de</strong> l’armée fut ainsi,<br />
longtemps, du côté <strong>de</strong> la révolution dans le Portugal <strong>de</strong>s années<br />
1975. Elle le fut encore dans le Venezuela <strong>de</strong> Chavez en 2002. Il<br />
y faut, c’est sûr, <strong>de</strong>s conditions spéciales. Mais justement, toute<br />
révolution est le produit <strong>de</strong> conditions « spéciales », hors <strong>de</strong>squelles<br />
le régime en place trouve le moyen <strong>de</strong> perdurer, que ce soit par la<br />
répression ou par <strong>de</strong>s accommo<strong>de</strong>ments. C’est aussi la raison pour<br />
laquelle jamais l’Internationale Communiste n’a exclu la possibilité<br />
qu’une révolution s’initie par <strong>de</strong>s processus électoraux. En plus<br />
du fait, évi<strong>de</strong>nt pour elle, que <strong>de</strong> toutes manières la révolution se<br />
caractérise par une combinaison <strong>de</strong> processus <strong>de</strong> tous types (en<br />
particulier, dans les pays <strong>de</strong> vieille démocratie bourgeoise, <strong>de</strong>s<br />
processus parlementaires et extraparlementaires). La question n’a<br />
donc jamais été celle-là, mais celle <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong>s processus à<br />
engager (le type et le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> rupture). Lesquels comportent au<br />
moins <strong>de</strong>s mesures « économiques » (incursion dans le droit <strong>de</strong><br />
propriété) et « démocratiques » (en particulier convocation d’une<br />
Constituante. Même pour la Russie <strong>de</strong> 1917. Sauf qu’ensuite les<br />
bolcheviks l’ont dissoute puis, surtout, mise au rencart, autre<br />
question…). Et comporte aussi la conscience que faire tourner<br />
la vieille machine d’État pour cette politique précise <strong>de</strong> rupture<br />
peut s’avérer non seulement impossible, mais que cette machine<br />
peut se lever violemment contre celle-ci.<br />
On l’aura compris, rien là qui aille en tant que tel contre le principe<br />
d’une « révolution citoyenne », même initiée par les urnes. La<br />
« révolution par les urnes », elle en revanche est trop limitative, et<br />
pour tout dire, impossible. Cela dit, toute cette réflexion porte la<br />
marque <strong>de</strong>s cadres où elle s’est élaborée, en particulier celle <strong>de</strong>s<br />
États-nations. Alors, il y avait, comme au théâtre, la règle <strong>de</strong>s<br />
trois unités, <strong>de</strong> temps, <strong>de</strong> lieu et d’action. Le lieu est celui qui est<br />
défini par les frontières étatiques ; l’action concerne l’affrontement<br />
janvier 2013<br />
Samy Johsua<br />
dans ce même lieu d’adversaires physiquement face à face (pour<br />
aller vite, le prolétariat et la bourgeoisie) ; le temps est celui <strong>de</strong><br />
la lutte politique, concentrée justement sur les institutions du<br />
pays. La nouveauté est que cette unité ne tient plus. L’ennemi à<br />
abattre est <strong>de</strong> plus en plus absent <strong>de</strong> la scène nationale. Parce que<br />
celle-ci est désormais en partie globalisée. Et, en conséquence,<br />
la lutte politique s’étend dans une multiplicité <strong>de</strong> temporalités<br />
(locales, nationales, internationales). On pourra, avec raison,<br />
faire la remarque que ceci n’est pas entièrement nouveau. Mais<br />
c’est une question d’équilibre, <strong>de</strong> proportions. Dans une formule<br />
saisissante, Trotsky disait : « La révolution socialiste commence sur<br />
le terrain national, se développe sur l'arène internationale et s'achève<br />
sur l'arène mondiale ». Ceci reste vrai, à la différence près que les<br />
<strong>de</strong>ux premiers moments s’interpénètrent <strong>de</strong> plus en plus.<br />
Toni Negri (il n’est pas le seul) démontre d’une manière très<br />
convaincante comment l’ennemi, « l’Empire », s’est rendu insaisissable.<br />
Sauf que lui prend pour argent comptant que les États<br />
ont disparu, ou quasiment, ce qui ne tient pas la route. Et <strong>de</strong><br />
plus, que « la multitu<strong>de</strong> » fait la balance à l’Empire à partir <strong>de</strong><br />
« ses réseaux ». Alors que le seul espace pour organiser une lutte<br />
populaire <strong>de</strong> masse qui vise le pouvoir <strong>de</strong>meure l’espace national.<br />
Les enjeux sont internationaux, oui. Ils l’ont toujours été, et ils le<br />
sont <strong>de</strong> plus en plus, si l’on tient compte par exemple <strong>de</strong>s <strong>questions</strong><br />
écologiques. Mais les outils principaux à disposition sont<br />
nationaux. En particulier parce que la coordination <strong>de</strong>s mobilisations<br />
dans <strong>de</strong>s situations <strong>de</strong> rapports <strong>de</strong> forces très inégales est<br />
difficile. Et encore plus dans une situation générale <strong>de</strong> défensive<br />
où la projection à cette échelle aurait forcément tendance à en<br />
rabattre pour les mobilisations les plus avancées pour tenir compte<br />
<strong>de</strong>s plus retardataires.<br />
Cela dit la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> la règle <strong>de</strong>s trois unités est indubitablement<br />
une tendance forte, sinon déjà une réalité définitive.<br />
Jamais le mouvement anticapitaliste n’a été confronté à une telle<br />
situation. Si l’on s’en tient à la question qui nous occupe ici en<br />
premier, celle <strong>de</strong>s institutions, c’est encore plus crucial. Comme<br />
dans un film qui tourne à l’envers, celles-ci échappent <strong>de</strong> plus<br />
en plus à l’éventuelle pression du vote : comment atteindre ainsi<br />
l’OMC, le FMI, la Banque mondiale, l’ONU elle-même sans<br />
parler bien sûr du « centre » principal du pouvoir réel, aux mains<br />
<strong>de</strong>s multinationales, sans « centre » bien défini justement ? La domination<br />
universelle du néolibéralisme va avec un affaiblissement<br />
volontaire concomitant <strong>de</strong>s États (en <strong>de</strong>hors du versant pénal,<br />
répressif, militaire). Ceci étant à moduler, puisque c’est surtout<br />
vrai pour les grands et petits pays occi<strong>de</strong>ntaux, mais pas pour la<br />
Chine qui a trouvé une solution miracle (pour l’instant) par la<br />
combinaison du marché et <strong>de</strong> la dictature. Peu <strong>de</strong> démocratie<br />
tout <strong>de</strong> même… A contrario, il existe un problème spécifique et<br />
accentué en Europe (et dans la zone euro en particulier) où l’inexistence<br />
d’un État pleinement développé marque une impossibilité<br />
supplémentaire pour les peuples <strong>de</strong> peser électoralement sur <strong>de</strong>s<br />
décisions opaques. Le génie maléfique <strong>de</strong> la classe dominante a<br />
inventé la lente <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> la démocratie représentative dans<br />
l’opacité <strong>de</strong> la « gouvernance », en particulier donc dans l’UE. Le<br />
problème est que ça s’étend à tous les échelons avec la réforme<br />
<strong>de</strong> l’État et qu’aux autres niveaux (régions, départements), ce<br />
n’est guère différent. Ceci est déjà vrai <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s villes et ça<br />
<strong>de</strong>viendra général quand la métropolisation aura gagné. Dans<br />
une telle situation, même une politique comparable à celle <strong>de</strong><br />
Mitterrand/Mauroy en 1981-1982 serait très difficile à imaginer.<br />
Ajoutons-y l’approfondissement <strong>de</strong> la crise qui a surgi en 2008,<br />
et on a les Indignés, lesquels, à l’évi<strong>de</strong>nce, pointent cette question<br />
particulière <strong>de</strong> l’affaissement <strong>de</strong>s espaces démocratiques (avec<br />
nombre d’autres). Ce n’est jamais que la pointe avancée d’un<br />
43
phénomène <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> distance avec <strong>de</strong>s<br />
institutions <strong>de</strong> plus en plus privées <strong>de</strong><br />
pouvoir. En France, prési<strong>de</strong>ntielle mise à<br />
part où se joue encore l’image <strong>de</strong> soi du<br />
pays, les autres scrutins marquent une<br />
tendance rarement inversée à la baisse <strong>de</strong><br />
participation (sans compter l’extension, dans<br />
certaines zones, <strong>de</strong> la non-inscription sur<br />
les listes). On pourrait y voir une marque<br />
positive <strong>de</strong> rejet du parlementarisme au<br />
profit <strong>de</strong> la mobilisation directe. Mais ce<br />
n’est le cas que d’une toute petite partie<br />
du phénomène. Comme aux États-Unis<br />
où la chose est plus ancienne, la baisse du<br />
vote (Obama 2008 étant vraiment une<br />
exception) ne s’accompagne certainement<br />
pas d’une autre forme d’investissement<br />
purement politique. Pour les Indignés, on<br />
ne peut en aucun cas dire si cela c’est vrai.<br />
Il <strong>de</strong>meure que ces mouvements n’ont en<br />
rien clarifié les voies et médiations pour<br />
passer <strong>de</strong> la mobilisation et du rejet <strong>de</strong>s<br />
institutions (« ils ne nous représentent pas »)<br />
à la question du pouvoir alternatif. Sauf à<br />
décréter qu’elle ne doit définitivement pas<br />
être posée, comme si en l’ignorant on la<br />
faisait disparaître.<br />
En résumant mes arguments pour le<br />
présent propos on peut dire que :<br />
a)Les classes dominantes ont réussi à installer<br />
un « cercle <strong>de</strong> fer » à l’échelle mondiale,<br />
imposant la globalisation capitaliste et<br />
empêchant jusqu’à maintenant toute tentative<br />
d’en sortir, sauf d’une manière limitée<br />
dans quelques pays d’Amérique latine. Le<br />
secours et le soutien apportés à ce modèle<br />
par <strong>de</strong> puissants pays émergents n’est pas<br />
pour rien dans sa solidité.<br />
Ceci va <strong>de</strong> pair, partout, avec un rétrécissement<br />
drastique <strong>de</strong>s marges laissées par les<br />
processus démocratiques bourgeois. Les<br />
États, en accompagnant la dépossession<br />
<strong>de</strong> leurs fonctions sociales et économiques,<br />
voire en les impulsant, se sont mis par là<br />
même largement à l’abri <strong>de</strong>s turbulences<br />
politico-sociales. C’est une part <strong>de</strong> ce qu’on<br />
appelle la crise <strong>de</strong>s États westphaliens, en<br />
Europe en particulier, telle qu’ils furent<br />
définis lors du Traité <strong>de</strong> Westphalie. Par<br />
conséquence immédiate, cela élargit les effets<br />
<strong>de</strong> crises économiques majeures, puisque la<br />
fonction <strong>de</strong> construction <strong>de</strong>s compromis<br />
<strong>de</strong> classes qu’avaient ces États est affaiblie.<br />
Et les met à la merci « <strong>de</strong>s marchés » mais<br />
aussi tendanciellement en face directe <strong>de</strong><br />
mobilisations extraparlementaires. Mais cela<br />
réduit en même temps considérablement<br />
l’impact <strong>de</strong>s aléas électoraux.<br />
b)Ceci conduit à la confirmation <strong>de</strong> la<br />
mutation en nature <strong>de</strong> la social-démocratie<br />
laquelle vivait <strong>de</strong> ces marges. Si on tient<br />
compte en plus <strong>de</strong> l’affaiblissement du poids<br />
politique <strong>de</strong>s représentations parlementaires<br />
Les institutions, piège ou levier<br />
(avec la « gouvernance » généralisée, dont<br />
l’UE donne un exemple caricatural) ; <strong>de</strong><br />
la restriction <strong>de</strong>s marges d’autonomie <strong>de</strong>s<br />
institutions plus locales 1 , cela nécessite la<br />
reprise à nouveaux frais <strong>de</strong> la relation à<br />
cette question spécifique <strong>de</strong>s institutions<br />
démocratiques bourgeoises.<br />
c) Dans <strong>de</strong>s pays <strong>de</strong> vieille tradition parlementaire,<br />
cela bouleverse les relations au<br />
combat politique. Les aspirations populaires<br />
ont <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> mal à se projeter<br />
dans ce cadre. C’est le sens essentiel <strong>de</strong>s<br />
mouvements répétés du type <strong>de</strong>s Indignés.<br />
Mais même progressistes, et renouvelant<br />
profondément la nature <strong>de</strong>s mobilisations<br />
populaires, ces mouvements n’ont pas<br />
réussi à créer une issue politique. Sans<br />
doute parce que le sentiment diffus mais<br />
profond existe qu’il faudrait, pour réellement<br />
changer les choses, <strong>de</strong>s confrontations bien<br />
plus radicales, qui mèneraient très loin<br />
dans l’affrontement. Or la confiance en<br />
la possibilité que celles-ci soient menées<br />
victorieusement est trop faible.<br />
C’est que s’écarter tendanciellement du<br />
système représentatif traditionnel ne conduit<br />
nullement et automatiquement à une prise<br />
en charge d’un changement révolutionnaire<br />
<strong>de</strong> la société. Le problème est alors<br />
d’arriver à bâtir <strong>de</strong>s mouvements qui évitent<br />
la marginalisation et dont la fonction<br />
d’ai<strong>de</strong> au mûrissement <strong>de</strong>s confrontations<br />
fondamentales soit attestée. Ceci ne peut<br />
se faire qu’à la frontière entre le social et<br />
le politique, <strong>de</strong> la traduction politique<br />
du social et en retour <strong>de</strong> la fécondation<br />
politique <strong>de</strong> celui-ci.<br />
Les institutions décisives (celles <strong>de</strong> l’UE<br />
voire au-<strong>de</strong>là les institutions internationales)<br />
se sont donc données une forme<br />
qui les protègent largement <strong>de</strong>s montées<br />
populaires, que ce soit par la mobilisation<br />
directe ou par la voie électorale. Ce qui<br />
ouvre <strong>de</strong>ux <strong>questions</strong>. La première tient en<br />
la réactivation <strong>de</strong> la question « nationale »,<br />
même dans un pays puissant comme la<br />
France. Qui pendrait alors la forme du<br />
rejet <strong>de</strong> la domination sinon « étrangère »<br />
Photothèque Rouge/Franck Houlgatte<br />
du moins « mondialisée » : multinationales,<br />
marchés, technocratie. On le voit dans<br />
le cas particulier <strong>de</strong> la Grèce qui s’élève<br />
(légitimement !) contre la dépossession <strong>de</strong><br />
son peuple <strong>de</strong> tous les choix majeurs. On<br />
l’a peu vu en Italie en réaction à la mise à<br />
l’écart <strong>de</strong> Berlusconi non par les Italiens euxmêmes<br />
mais par la Troïka (réaction faible<br />
sans doute à cause du fort rejet préalable<br />
du chef <strong>de</strong> la droite). Sous une autre forme<br />
encore on le voit avec la montée <strong>de</strong> la remise<br />
en cause <strong>de</strong>s États nationaux comme dans<br />
l’Italie du Nord, en Flandre, en Écosse et<br />
dans l'État espagnol – au moins – dont<br />
les dynamiques sont toujours spécifiques,<br />
couvrant le spectre <strong>de</strong> la droite extrême à<br />
la gauche radicale.<br />
La secon<strong>de</strong> question ouvre sur un choix<br />
stratégique qu’on ne peut plus guère différer.<br />
Tout le mon<strong>de</strong> à gauche (ou à peu près) est<br />
favorable à la construction <strong>de</strong> rapports <strong>de</strong><br />
forces à l’échelle où ils seraient directement<br />
efficaces, soit à l’échelle européenne. Mais<br />
les exemples que nous avons sous les yeux<br />
(Grèce, Portugal, État espagnol, certains<br />
États <strong>de</strong> l’est <strong>de</strong> l’Europe…) montre que<br />
la nécessité <strong>de</strong> combattre les effondrements<br />
sociaux et politiques ne se manifeste pas à<br />
partir <strong>de</strong> cette temporalité là, trop longue.<br />
Il faut donc miser sur <strong>de</strong>s choix prioritairement<br />
ancrés dans le cadre national pour<br />
entamer les ruptures. En sachant que les<br />
marges <strong>de</strong> manœuvres sont négligeables<br />
pour une telle rupture avant que d’affronter<br />
la technostructure européenne. Si cela<br />
réduit considérablement les marges d’une<br />
politique authentiquement réformiste, elle<br />
peut aussi produire un effet <strong>de</strong> sidération<br />
du côté <strong>de</strong>s classes populaires <strong>de</strong>vant la<br />
hauteur <strong>de</strong> cet obstacle dont tout le mon<strong>de</strong><br />
sent la présence.<br />
1. Chez nous, conseils généraux, départementaux,<br />
gran<strong>de</strong>s municipalités. De par la loi, la plus gran<strong>de</strong><br />
partie <strong>de</strong> leur budget est préformatée d’en haut. Il<br />
n’y a sérieusement et sur l’essentiel aucune différence<br />
profon<strong>de</strong> entre gestions <strong>de</strong> droite et <strong>de</strong> gauche. Mais<br />
il y a toujours <strong>de</strong>s marges possibles, c’est ce qu’il faut<br />
discuter. Le débat est plus ouvert quant à la gestion<br />
<strong>de</strong> municipalités <strong>de</strong> taille moyenne.<br />
44 Journées d’étu<strong>de</strong>
T ransformer<br />
janvier 2013<br />
« Révolution citoyenne,<br />
mobilisations populaires,<br />
mouvement d’en bas,<br />
quelle <strong>stratégie</strong> pour<br />
la transformation sociale ? »<br />
Guillaume Floris (<strong>Gauche</strong> anticapitaliste)<br />
la société, combiner la libération sociale et le<br />
respect <strong>de</strong>s contraintes écologiques passe par la rupture<br />
avec l’ordre existant c’est-à-dire la réorganisation <strong>de</strong> fond<br />
en comble <strong>de</strong>s structures politiques, économiques et sociales.<br />
La <strong>Gauche</strong> anticapitaliste milite donc pour un changement <strong>de</strong><br />
civilisation, une démocratie écosocialiste fondée sur l’appropriation<br />
publique et sociale <strong>de</strong>s grands moyens <strong>de</strong> production<br />
et d’échange par la population, la planification démocratique<br />
articulant pluralisme politique, suffrage universel et nouvelles<br />
formes <strong>de</strong> représentation, <strong>de</strong> participation et d’auto-organisation<br />
<strong>de</strong> la population.<br />
Une société écosocialiste basée sur un autre mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> production<br />
et <strong>de</strong> consommation et l’extension sans précé<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la démocratie<br />
à toutes les sphères <strong>de</strong> la vie sociale,<br />
Une société où l’utilité sociale et écologique <strong>de</strong>s biens et services<br />
fait l’objet d’une définition et d’une reconnaissance collectives.<br />
Une planification démocratique <strong>de</strong> la production et <strong>de</strong>s étapes <strong>de</strong><br />
la reconfiguration <strong>de</strong> celle-ci, le marché n’étant plus utilisé que<br />
comme un instrument second et subordonné.<br />
La combinaison d’une autogestion généralisée <strong>de</strong>s unités <strong>de</strong> travail<br />
et <strong>de</strong>s institutions politiques locales, la mise en place d’assemblées<br />
régionales et nationales et le recours à la consultation directe<br />
décisoire chaque fois que nécessaire.<br />
La réduction radicale du temps <strong>de</strong> travail et <strong>de</strong>s inégalités <strong>de</strong><br />
revenu et <strong>de</strong> patrimoine, une nouvelle constitution associée à la<br />
construction d’un droit nouveau garantissant la séparation <strong>de</strong>s<br />
pouvoirs publics, par ailleurs radicalement remo<strong>de</strong>lés.<br />
La remise en cause radicale <strong>de</strong>s oppressions et discriminations,<br />
l’éradication <strong>de</strong>s normes et canons imposés par la publicité et<br />
l’injonction <strong>de</strong> consommer.<br />
Les expériences historiques, montrent que tout commencement<br />
<strong>de</strong> changement sérieux se heurte à la coalition déterminée, puissante,<br />
riche et armée <strong>de</strong>s classes dominantes, menacées <strong>de</strong> perdre<br />
leur pouvoir et leurs privilèges. Toute volonté <strong>de</strong> changement<br />
sérieux peut aussi s’enliser dans les arcanes bureaucratiques <strong>de</strong>s<br />
vielles formes étatiques.<br />
Expérience <strong>de</strong> l’Unité populaire au Chili en 1973 et le choix mortel<br />
par Allen<strong>de</strong> <strong>de</strong> respecter jusqu’au bout la légalité/les institutions<br />
anciennes, ou dans un contexte totalement différent les limites<br />
du Venezuela bolivarien <strong>de</strong> Chavez et le développement d’une<br />
bureaucratie sur la base d’un appareil d'État laissé inchangé.<br />
L'État n’est pas une forme neutre au service d’un intérêt général<br />
abstrait. Le caractère <strong>de</strong> classe d’un État, au service du capital en<br />
fait aussi un obstacle au changement social et oblige à la construction<br />
d’un bloc social majoritaire innervé par une ou <strong>de</strong>s forces<br />
politiques porteuses d’un projet <strong>de</strong> rupture passant notamment<br />
un changement <strong>de</strong> fond en comble <strong>de</strong> l'État actuel.<br />
Aucun changement profond et durable ne saurait résulter d’une<br />
simple victoire électorale par obtention d’une majorité parlementaire.<br />
Le facteur déterminant sera en effet la mobilisation et<br />
l’auto-organisation populaires. La <strong>Gauche</strong> anticapitaliste se situe<br />
dans une <strong>stratégie</strong> <strong>de</strong> rupture fondée sur les mobilisations, l’autoorganisation,<br />
et les expériences alternatives ici et maintenant et<br />
tout ce qui facilite l’émergence <strong>de</strong> nouvelles formes <strong>de</strong> pouvoir<br />
capables <strong>de</strong> subvertir les structures anciennes, étatiques ou autres<br />
<strong>de</strong> l’ordre existant.<br />
Au risque réformiste <strong>de</strong> ne rien changer (par intégration ou refus<br />
<strong>de</strong> subvertir les institutions existantes) ou au risque libertaire <strong>de</strong><br />
laisser le pouvoir à d’autres (par contournement <strong>de</strong> la question du<br />
pouvoir), la <strong>Gauche</strong> anticapitaliste répond par la nécessité d’une<br />
<strong>stratégie</strong> <strong>de</strong> rupture combinant/articulant processus électoraux,<br />
gains <strong>de</strong> positions institutionnelles et mobilisations sociales extraparlementaires<br />
et même au-<strong>de</strong>là d’expériences sociales alternatives<br />
laissant à voir ici et maintenant d’autres manières <strong>de</strong> produire,<br />
d’échanger, <strong>de</strong> communiquer, d’autres types <strong>de</strong> relations sociales.<br />
Si construire une force politique soli<strong>de</strong> qui parvienne à détenir<br />
<strong>de</strong>s positions institutionnelles nombreuses dans les collectivités<br />
locales et au Parlement, conquises sur une ligne indépendante<br />
du social-libéralisme, serait évi<strong>de</strong>mment un puissant encouragement<br />
à la lutte, combiner processus électoraux et mobilisations<br />
sociales, combiner le social et le politique dans une <strong>stratégie</strong> <strong>de</strong><br />
transformation sociale radicale c’est considérer que sur le terrain<br />
<strong>de</strong>s mobilisations peuvent aussi se jouer <strong>de</strong>s <strong>questions</strong> <strong>de</strong> pouvoir<br />
et <strong>de</strong> transformation sociale, que celles-ci ont à voir avec la nature,<br />
la pérennité et la qualité <strong>de</strong> la rupture à engager avec l’ordre<br />
existant. Les mobilisations ne sont pas un supplément d’âme à<br />
une <strong>stratégie</strong> électorale.<br />
De ce point <strong>de</strong> vue, le respect <strong>de</strong> l’indépendance <strong>de</strong>s syndicats<br />
et <strong>de</strong> l’autonomie <strong>de</strong>s mouvements sociaux est essentiel mais ne<br />
saurait s’apparenter à un partage figé <strong>de</strong>s rôles entre social et politique<br />
et une vision délégataire et verticale <strong>de</strong> la transformation<br />
sociale. La GA ne partage pas une vision qui pourrait se résumer<br />
ainsi : aux organisations sociales la défense matérielle et morale<br />
<strong>de</strong>s salariés et <strong>de</strong> la population, aux partis l’horizon alternatif, le<br />
pouvoir, le gouvernement <strong>de</strong>s humains et donc la transformation<br />
sociale effective….<br />
Il est ainsi essentiel que le mouvement syndical s’empare <strong>de</strong>s<br />
<strong>questions</strong> <strong>de</strong> ce qui est produit et donc <strong>de</strong> ce qui est consommé et<br />
éten<strong>de</strong> son action non seulement au partage <strong>de</strong>s richesses produites<br />
mais aussi aux choix <strong>de</strong> production : que produit-on, comment,<br />
où et pour qui ? Question au fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’alliance qu’il pourrait<br />
constituer avec le mouvement écologiste. Au-<strong>de</strong>là, <strong>de</strong>s syndicats,<br />
<strong>de</strong>s organisations du mouvement social, les organisations dont se<br />
45
dotent les salariés peuvent assumer <strong>de</strong>s fonctions <strong>de</strong> contrôle <strong>de</strong><br />
secteurs échappant au marché mais aussi à une logique étatique<br />
comme pour la protection sociale (un <strong>de</strong>s enjeux <strong>de</strong> la mobilisation<br />
<strong>de</strong> 1995 contre la réforme <strong>de</strong> la Sécurité sociale par Juppé).<br />
Dans le respect strict <strong>de</strong> l’indépendance syndicale et <strong>de</strong> l’autonomie<br />
du mouvement social, pour la <strong>Gauche</strong> anticapitaliste, il s’agit<br />
<strong>de</strong> construire un front social et politique, afin <strong>de</strong> regrouper sur<br />
toutes les <strong>questions</strong> essentielles la plus gran<strong>de</strong> diversité <strong>de</strong> forces<br />
sur une plateforme porteuse d’alternative réelle à l’ordre existant.<br />
Il convient <strong>de</strong> garantir les conditions d’une démocratie interne<br />
pour le fonctionnement <strong>de</strong>s forces politiques alternatives comme<br />
d’appuyer la construction d’un syndicalisme <strong>de</strong> masse, lutte <strong>de</strong><br />
classe, unitaire et démocratique et co-acteur <strong>de</strong> la transformation<br />
sociale.<br />
Il s’agit <strong>de</strong> développer les structures et organisations favorisant<br />
le travail et l’élaboration communes entre militants politiques,<br />
syndicaux, associatifs, chercheurEs/, expertEs, citoyenNEes engagéEs.<br />
œuvrer à ce que les grands axes <strong>de</strong>s réformes <strong>de</strong> rupture<br />
soient communs aux forces politiques anticapitalistes/antilibérales,<br />
au mouvement syndical et au mouvement social et écologique.<br />
Il faut agir résolument en faveur <strong>de</strong> l’unité la plus large dans la<br />
lutte autour <strong>de</strong>s objectifs définis en commun pour construire un<br />
rapport <strong>de</strong> forces ouvrant un horizon aux résistances, ouvrant le<br />
champ <strong>de</strong>s possibles. De construire la convergence <strong>de</strong>s luttes, et<br />
défendre l’auto-organisation <strong>de</strong>s oppriméEs. Pour l’unification<br />
<strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s travailleurEs et oppriméEs, ce qui suppose <strong>de</strong><br />
faire <strong>de</strong> la bataille contre les discriminations et oppressions une<br />
question centrale et non annexe.<br />
Tout ceci pose <strong>de</strong>s <strong>questions</strong> concrètes et quotidiennes <strong>de</strong> relation<br />
<strong>de</strong>s forces politiques aux mouvements sociaux qui ne saurait être<br />
ni substitutiste ni suiviste et acritique.<br />
Dans un mouvement social comme celui sur les retraites, le<br />
politique peut émettre un avis sur la mobilisation, proposer <strong>de</strong>s<br />
perspectives sur ce terrain appuyant les équipes combatives et<br />
pas que sur celui d’une mobilisation référendaire dans les urnes.<br />
En réponse à une mobilisation <strong>de</strong>s salariés comme celle <strong>de</strong> Florange,<br />
le politique doit formuler <strong>de</strong>s propositions alternatives<br />
(projet <strong>de</strong> loi sur l'interdiction <strong>de</strong>s licenciements boursiers et <strong>de</strong><br />
réappropriation publique sous contrôle <strong>de</strong>s salariés), mais il peut<br />
et doit aussi prendre l’initiative pour favoriser l’unité la plus large<br />
<strong>de</strong> la gauche sociale et politique autour d’objectifs communs (nationalisation),<br />
être facilitateur <strong>de</strong>s avancées du mouvement social.<br />
À partir <strong>de</strong>s mobilisations et/ou <strong>de</strong> positions institutionnelles, il<br />
est tout aussi déterminant <strong>de</strong> contribuer à construire l’alternative<br />
ici et maintenant, et d’œuvrer à donner du pouvoir et <strong>de</strong>s moyens<br />
d’organisation aux salariéEs et à la population. Se faire le soutien<br />
et l’ai<strong>de</strong> d’expériences d’auto-organisation et d’autogestion<br />
(quartier, entreprise, réseau <strong>de</strong> distribution…) même si l’on sait<br />
que celles-ci sont menacées <strong>de</strong> récupération et ne peuvent à elles<br />
seules suffire à enclencher la transformation sociale.<br />
Il s’agit <strong>de</strong> favoriser en particulier lorsque l’on détient le pouvoir<br />
municipal, la mise en place <strong>de</strong> structures et d’organisations permettant<br />
<strong>de</strong> subvenir à certains besoins populaires. De chercher<br />
à développer les liens entre formes alternatives <strong>de</strong> production<br />
alimentaire, à commencer par l’agriculture biologique paysanne,<br />
mais aussi les formes alternatives d'occupation <strong>de</strong> l'espace et <strong>de</strong><br />
l'habitat y compris dans les quartiers touchés par les phénomènes<br />
<strong>de</strong> relégation.<br />
Au niveau municipal, être le défenseur et le constructeur <strong>de</strong><br />
services publics sous le contrôle <strong>de</strong>s usagers, et défendre leur<br />
gratuité : l’eau, la restauration scolaire, le ramassage <strong>de</strong>s déchets<br />
et le nettoyage <strong>de</strong>s voies publiques, travailler avec les mouvements<br />
sociaux et essayer <strong>de</strong> transformer le rapport aux institutions au<br />
travers <strong>de</strong> fonctionnements institutionnels alternatifs comme<br />
celle du budget participatif.<br />
Au-<strong>de</strong>là, combiner processus électoraux et mobilisations sociales, le<br />
social et le politique dans une <strong>stratégie</strong> <strong>de</strong> transformation sociale,<br />
c’est aussi définir ce que doivent être les contours et les tâches<br />
d’un gouvernement <strong>de</strong> rupture, mettant en œuvre <strong>de</strong>s mesures<br />
d’urgence mais aussi une transformation plus substantielle <strong>de</strong> la<br />
société y compris dans les formes <strong>de</strong> représentation et <strong>de</strong> pouvoir.<br />
Nécessité <strong>de</strong> préciser la perspective à porter dans le cadre d’un<br />
processus constituant : gouvernement et élus sous contrôle (rotation<br />
et limitation stricte <strong>de</strong>s mandats <strong>de</strong>s élus, <strong>de</strong> leur revenu,<br />
révocabilité…), représentation <strong>de</strong>s mouvements sociaux, pouvoir<br />
<strong>de</strong>s organisations syndicales et sociales dans les entreprises, les<br />
services publics et les administrations,…<br />
Pour résumer, une <strong>stratégie</strong> pour une révolution écosocialiste<br />
suppose l’articulation entre élections, mobilisations, expériences<br />
sociales alternatives.<br />
L’élaboration et la promotion d’un projet <strong>de</strong> société écosocialiste<br />
fondée sur l’extension sans précé<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la démocratie et la rupture<br />
avec les institutions existantes.<br />
La volonté <strong>de</strong> poser en permanence la question du pouvoir à<br />
commencer par l’exigence <strong>de</strong> la constitution d’un gouvernement<br />
qui engage une politique <strong>de</strong> rupture, favorable à la majorité <strong>de</strong><br />
la population et sous son contrôle.<br />
Une présence sur le terrain électoral et institutionnel, par la défense<br />
intransigeante <strong>de</strong>s intérêts <strong>de</strong> la population, la rotation et<br />
la limitation <strong>de</strong>s mandats et du revenu <strong>de</strong>s élus, le compte-rendu<br />
<strong>de</strong> leur mandat à la population, le travail avec les mouvements<br />
sociaux et à l’échelle locale la volonté d’engager <strong>de</strong>s fonctionnements<br />
institutionnels alternatifs.<br />
La volonté <strong>de</strong> favoriser l’unité, les mobilisations les plus larges<br />
et leurs convergences pour modifier le rapport <strong>de</strong> forces et les<br />
consciences et construire <strong>de</strong>s majorités d’idées.<br />
La volonté <strong>de</strong> décloisonner les champs du social et du politique,<br />
par l’élaboration commune <strong>de</strong> réponses alternatives et le soutien à<br />
<strong>de</strong>s expériences sociales alternatives, la construction au quotidien<br />
d’un front social et politique.<br />
Remarque 1 : le film n’est pas terminé mais le processus bolivarien<br />
au Venezuela et ses limites ont posé ces <strong>questions</strong>.<br />
Effondrement <strong>de</strong>s partis institutionnels, victoire électorale,<br />
processus constituant… Mais après <strong>de</strong>s années <strong>de</strong> régression <strong>de</strong>s<br />
mouvements sociaux et en l’absence <strong>de</strong> bloc social innervé par<br />
<strong>de</strong>s forces politiques <strong>de</strong> masse (et portant un projet <strong>de</strong> rupture !),<br />
les avancées sociales démocratiques se sont vite confrontées à la<br />
bourgeoisie et l’appareil d'État : il y a eu <strong>de</strong>s réactions populaires<br />
victorieuses aux coups d'État mais une vraie difficulté à répondre<br />
aux logiques bureaucratiques, clientélistes, délégataires <strong>de</strong> l’appareil<br />
d'État. Chavez a essayé d’y répondre <strong>de</strong> manière pragmatique :<br />
révocabilité <strong>de</strong>s élus, missions thématiques contournant l'État…<br />
Remarque 2 : le changement social radical dépend aussi <strong>de</strong> son<br />
extension relativement rapi<strong>de</strong> à d’autres pays, puis à un ensemble<br />
continental, puis..<br />
Nécessité d’une <strong>stratégie</strong> internationale/internationaliste,<br />
anti-impérialiste/anticolonialiste.<br />
En Europe, il faut concevoir une alternative politique à la fois<br />
dans un cadre national et dans le cadre continental pour faire<br />
pièce <strong>de</strong> manière internationaliste à l’Union européenne.<br />
46 Journées d’étu<strong>de</strong>
À<br />
quelques milliers <strong>de</strong> kilomètres <strong>de</strong> nous plus au sud, on a<br />
commencé en Tunisie, et ce sera bientôt le cas en Égypte,<br />
à fêter le second anniversaire <strong>de</strong> la révolution et pour<br />
beaucoup <strong>de</strong> celles et ceux qui ont fait cette révolution, le choix<br />
<strong>de</strong>s dates, qui n'a rien d'anodin, s'est porté sur le déclenchement<br />
plutôt que sur la chute <strong>de</strong> Ben Ali ou <strong>de</strong> Moubarak : ainsi, c'est<br />
bien la révolution en tant que processus qui est célébrée.<br />
De manière plus générale, nous subissons <strong>de</strong> plein fouet une<br />
crise globale, une crise <strong>de</strong> civilisation aux multiples dimensions<br />
Les révolutions arabes sont, au fond, une illustration <strong>de</strong> l'une <strong>de</strong>s<br />
dimensions <strong>de</strong> cette crise globale, dimension souvent oubliée : sa<br />
dimension géostratégique<br />
Une illustration en ce sens que les révolutions arabes se situent<br />
dans le prolongement <strong>de</strong>s révolutions anticoloniales du xx e siècle,<br />
dans le contexte d'un mon<strong>de</strong> aujourd'hui multipolaire, et cette<br />
dimension géostratégique <strong>de</strong> la crise, ce n'est rien <strong>de</strong> moins, au<br />
Nord, que le début <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong> son hégémonie <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> cinq<br />
siècles sur le mon<strong>de</strong><br />
Cette crise globale et multiforme ne laisse pas <strong>de</strong> marge aux<br />
capitalistes pour concé<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s réformes substantielles ou un réel<br />
aménagement, digne <strong>de</strong> ce nom, du système : il n'y a pas <strong>de</strong> place<br />
aujourd'hui pour ce qu'on a longtemps appelé le réformisme et<br />
qui a pu, par exemple au moment du New Deal keynésien puis<br />
durant les Trente Glorieuses en Europe occi<strong>de</strong>ntale, représenter<br />
une perspective crédible, même si cette perspective n'était pas la<br />
nôtre, pour une partie <strong>de</strong> la gauche et plus précisément pour la<br />
social-démocratie<br />
Ce qui s'est produit ensuite, une fois terminée la phase <strong>de</strong>s Trente<br />
Glorieuses, annonçait déjà ce que nous vivons aujourd'hui :<br />
l'espace du réformisme s'est restreint au point <strong>de</strong> disparaître du<br />
paysage politique.<br />
Et le bilan est accablant : partout en Europe où les forces incarnant<br />
ce réformisme ont été pouvoir <strong>de</strong>puis 30 ans, hormis quelques très<br />
brèves et très rares exceptions comme en France en 1981/1982,<br />
ou en Allemagne au début <strong>de</strong>s années 2000 sur <strong>de</strong>s terrains non<br />
négligeables tels que la citoyenneté raccordée au droit du sol ou<br />
la question énergétique et nucléaire, le bilan est quasi nul en<br />
termes <strong>de</strong> réformes au sens premier et fort du terme : <strong>de</strong>s mesures<br />
<strong>de</strong> vrai changement permettant d'améliorer les conditions <strong>de</strong> vie<br />
du plus grand nombre.<br />
Cela concerne surtout la social-démocratie et accessoirement les<br />
partis verts : au mieux leur présence au pouvoir et au sommet <strong>de</strong><br />
l'État n'a rien apporté <strong>de</strong> positif à une échelle significative, au<br />
pire elle a accompagné voire accentué la dérive néolibérale, dans<br />
une optique <strong>de</strong> gestion du capitaliste<br />
Du coup, pour la transformation <strong>de</strong> la société, sauf à renoncer,<br />
c'est bien la révolution qui est <strong>de</strong> retour, après avoir été l'objet<br />
d'un rejet massif y compris dans les milieux populaires hostiles<br />
au capitalisme, dans les <strong>de</strong>rnières décennies du xx e siècle<br />
trois remarques À présent pour compléter<br />
cette introduction :<br />
La révolution, oui... mais une révolution à réinventer<br />
Parce que l'échec du réformisme post-Trente Glorieuses a été<br />
précédé par un autre échec : celui <strong>de</strong>s révolutions anticapitalistes<br />
du xx e siècle, échec plus grave encore, même si <strong>de</strong>s avancées importantes<br />
ont été obtenues en termes d'égalité d'accès à la santé,<br />
l'éducation ou la culture, car la confiscation <strong>de</strong>s révolutions par<br />
un parti unique s'est accompagnée <strong>de</strong> régressions démocratiques<br />
et d'horreurs sur le plan <strong>de</strong>s libertés et <strong>de</strong> l'émancipation humaine<br />
avec le goulag, et tout cela a longtemps discrédité l'idée même<br />
<strong>de</strong> révolution.<br />
Celle-ci doit donc impérativement être repensée, réinventée.<br />
Parce qu'aussi la révolution est <strong>de</strong> manière générale – et nous le<br />
janvier 2013<br />
Bruno Della Sudda (Les Alternatifs)<br />
voyons sous nos yeux avec les révolutions arabes, l'Octobre russe<br />
<strong>de</strong> 1917 était <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue une sorte d'exception – non pas<br />
un moment bref mais bien un processus, comme d'ailleurs le plus<br />
souvent dans l'histoire, d'où la terminologie <strong>de</strong> révolution longue<br />
que nous employons <strong>de</strong>puis le congrès <strong>de</strong>s Alternatifs <strong>de</strong> 2000,<br />
Un processus qui n'a rien <strong>de</strong> linéaire, complexe et fait d'une<br />
accumulation <strong>de</strong> conquêtes, <strong>de</strong> ruptures, <strong>de</strong> seuils ou <strong>de</strong> paliers,<br />
en émettant l'hypothèse que ces ruptures ne sont pas toutes<br />
équivalentes les unes les autres et que l'une d'entre elles correspondra<br />
à un moment décisif d'expropriation <strong>de</strong>s capitalistes et<br />
d'affrontement avec l'État... et à l'amorce <strong>de</strong> la transition vers la<br />
société alternative, ce qu'autrefois on appelait le socialisme, un<br />
terme qui pose question aujourd'hui – comme le terme communisme<br />
d'ailleurs<br />
Partant <strong>de</strong> cette hypothèse, le vieux clivage réforme/révolution,<br />
cher aux débats du mouvement ouvrier, particulièrement du<br />
premier xx e siècle, est-il aujourd'hui caduc ?<br />
On peut répondre oui et non à un tel questionnement<br />
Oui, dans un sens : si l'on considère que d'une part, il n'y a plus<br />
<strong>de</strong> réformisme, son espace ayant disparu dans la crise – ce qui<br />
ne veut pas dire qu'il n'existe plus <strong>de</strong> force politique réformiste,<br />
mais s'il en reste ce n'est pas la social-démocratie qui exprime<br />
aujourd'hui ce réformisme –, et que d'autre part, la révolution<br />
ne prendra probablement plus les formes d'un moment fulgurant<br />
<strong>de</strong> type prise du Palais d'Hiver en 1917<br />
Mais dans un autre sens, la réponse est non : si l'on soumet la<br />
transformation <strong>de</strong> la société aux échéances électorales et aux institutions<br />
– ce qui est différent du fait d'avoir recours au suffrage<br />
universel pour vali<strong>de</strong>r un processus révolutionnaire en cours par<br />
exemple, ou d'avoir en tant que révolutionnaires une présence<br />
dans les institutions –, si on esquive la question du pouvoir populaire<br />
ou qu'on le relègue au second plan, il y a là une optique<br />
réformiste à laquelle on peut opposer une logique exactement<br />
inverse, celle <strong>de</strong> la révolution longue, <strong>de</strong> la priorité au pouvoir<br />
populaire et à la <strong>stratégie</strong> autogestionnaire<br />
Quel lien entre crise <strong>de</strong> civilisation, révolution longue et<br />
<strong>stratégie</strong> autogestionnaire ?<br />
La crise est donc globale et multidimensionnelle : économique<br />
et financière, avec les conséquences sociales dramatiques pour<br />
les milieux populaires, une partie <strong>de</strong>s couches moyennes et <strong>de</strong><br />
la jeunesse – et cela <strong>de</strong>ssine en retour le bloc politico-social à<br />
construire pour la transformation <strong>de</strong> la société –, mais elle est aussi<br />
démocratique – la démocratie représentative et la représentation<br />
politique, au Nord comme au Sud, sont complètement discréditées<br />
et c'est hélas à juste titre –, écologique – avec une crise comme<br />
l'humanité n'en a jamais connu, qu'on ne saurait limiter à sa<br />
dimension climatique et qui exige une reconversion d'ensemble<br />
<strong>de</strong> l'économie, géostratégique enfin, comme dit précé<strong>de</strong>mment.<br />
Cette crise globale et multiforme produit <strong>de</strong>s effets contradictoires :<br />
elle détruit, elle écrase, elle raréfie les victoires partielles dont on a<br />
pourtant tant besoin dans le rapport <strong>de</strong> forces, elle démoralise...<br />
mais son caractère multidimensionnel alimente en retour <strong>de</strong>s<br />
contestations multiformes, <strong>de</strong>s luttes et <strong>de</strong>s résistances sur <strong>de</strong>s<br />
terrains très divers au travers <strong>de</strong>squels s'articulent contestation<br />
radicale et antisystémique et propositions alternatives – et c'est<br />
l'un <strong>de</strong>s éléments qui expliquent l'émergence <strong>de</strong> l'antimondialisation<br />
mutée très rapi<strong>de</strong>ment en altermondialisme, en tant que<br />
nouveau mouvement d'émancipation <strong>de</strong> notre temps.<br />
Et en réponse à cette crise d'ensemble, il faut répondre par un<br />
projet global, un véritable projet alternatif <strong>de</strong> société.<br />
Voilà pourquoi c'est dès aujourd'hui, et nous le voyons sous nos<br />
yeux, que ces résistances sont indissociables <strong>de</strong> ce que nous appelons<br />
pratiques alternatives et <strong>de</strong>s expériences autogestionnaires,<br />
à travers lesquelles on donne à voir ce que sera <strong>de</strong>main la société<br />
47
alternative, sur les terrains <strong>de</strong> la production, <strong>de</strong> la consommation,<br />
<strong>de</strong> la culture, <strong>de</strong> la vie locale.<br />
Ainsi, en accumulant <strong>de</strong>s forces et en démontrant qu'on peut faire<br />
autrement, qu'on n'a besoin par exemple ni d'une hiérarchie ni<br />
d'un patron ou d'un chef qu'on peut remplacer par un travail<br />
d'équipe et en réseau, par <strong>de</strong>s assemblées et <strong>de</strong>s conseils, on<br />
réactualise le concept d'hégémonie gramscienne, on contribue à<br />
délégitimer le capitalisme et l'ordre existant, on prépare dans les<br />
mobilisations citoyennes et les mouvements sociaux d'aujourd'hui<br />
les ruptures nécessaires.<br />
La <strong>stratégie</strong> autogestionnaire part <strong>de</strong> cette hypothèse : l'autogestion<br />
est à la fois un chemin, un moyen et un but.<br />
Mais alors comment la relier à la question <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> pouvoir et<br />
en quoi doit-elle être au cœur d'un projet alternatif au capitalisme ?<br />
Nous partons d'une secon<strong>de</strong> hypothèse : ni consécutive au<br />
« grand soir » ni consécutive à une « révolution par les urnes »,<br />
l'autogestion précè<strong>de</strong> et prépare les ruptures ; l'autogestion n'est<br />
cependant généralisable que combinée au terme d'un processus,<br />
celui d'une révolution longue.<br />
Dans cette optique, que penser du double pouvoir théorisé par les<br />
classiques du marxisme révolutionnaire et du pouvoir populaire,<br />
le « po<strong>de</strong>r popular » qu'on avait vu se déployer, sur fond d'auto-organisation<br />
et même <strong>de</strong> manière parfois embryonnaire au moment<br />
<strong>de</strong> l'Unité populaire au Chili en 1973 ou <strong>de</strong> la Révolution <strong>de</strong>s<br />
Œillets au Portugal en 1974/1975 ?<br />
On peut émettre l'hypothèse que les conseils ouvriers et paysans<br />
sous leur forme russe ne sont plus <strong>de</strong> ce temps, mais cela n'épuise<br />
en rien la question toujours fondamentale du pouvoir populaire<br />
qu'on peut appeler aujourd'hui pouvoir citoyen, sur les lieux <strong>de</strong><br />
travail comme dans les territoires et qui s'exprime sous <strong>de</strong>s formes<br />
très diverses <strong>de</strong> nos jours, comme on le voit dans le processus<br />
bolivarien au Venezuela par exemple ou ailleurs en Amérique latine<br />
Car ce pouvoir populaire, ce pouvoir citoyen dirions-nous<br />
aujourd'hui, reste pour nous la clé <strong>de</strong> la transformation <strong>de</strong> la<br />
société, aujourd'hui comme <strong>de</strong>main, malgré toutes leurs limites,<br />
les forums citoyens ou assemblées citoyennes etc. préfigurent et<br />
annoncent les formes qu'il prendra à l'avenir.<br />
Pour nous, ce n'est pas l'État qui transforme la société mais<br />
celle-ci qui s'émancipe elle-même, l'État dans l'histoire renforce<br />
et reproduit l'ordre existant.<br />
Disant cela, nous ne confondons pas l'État d'une part et d'autre<br />
part, sphère publique, appropriation sociale, propriété publique<br />
ou services publics.<br />
S'agit-il <strong>de</strong> la révolution citoyenne ? C'est à qui la propose qu'il<br />
faut poser la question mais on peut observer <strong>de</strong>ux éléments<br />
contradictoires à propos <strong>de</strong> cette terminologie : en positif, est<br />
associée à cette expression toute la dynamique politico-sociale,<br />
très riche, du processus commencé et en cours, qui a déjà conduit<br />
à <strong>de</strong>s avancées majeures et <strong>de</strong> vraies réformes et ruptures sur<br />
le plan social comme sur le plan démocratique en Amérique<br />
latine ; en moins positif, le fait que cette expression ne rend pas<br />
compte d'une nécessaire rupture particulière, ce moment décisif<br />
d'expropriation capitaliste évoqué plus haut, et qui à ce jour n'est<br />
intervenu nulle part dans l'Amérique latine <strong>de</strong> ce xxi e siècle...<br />
Stratégie autogestionnaire, projet alternatif, parti-mouvement<br />
La <strong>stratégie</strong> autogestionnaire et l'élaboration d'un projet alternatif<br />
sont liés dans une dialectique ; l'autogestion est aussi une culture,<br />
cette culture est une condition <strong>de</strong> la révolution et elle exige tout<br />
à la fois une démocratisation <strong>de</strong> la production et d'autres rapports<br />
<strong>de</strong> propriété, <strong>de</strong> même qu'elle nous impose l'invention <strong>de</strong><br />
nouvelles institutions politiques à toutes les échelles, du local au<br />
mondial, et d'une articulation à inventer entre démocratie directe<br />
et démocratie représentative<br />
Cette articulation est-elle vouée à être harmonieuse ?<br />
On peut émettre l'hypothèse que non.<br />
Et en cas d'articulation conflictuelle, nous choisissons ce qui vient<br />
d'en bas et du pouvoir populaire, c'est peut-être un élément et<br />
un exemple <strong>de</strong> pertinence du clivage réforme/révolution et <strong>de</strong><br />
son caractère toujours d'actualité !<br />
Le projet alternatif sera autogestionnaire et sera aussi le projet <strong>de</strong><br />
l'émancipation humaine et <strong>de</strong> l'égalité <strong>de</strong>s droits, contre toutes les<br />
oppressions et discriminations ; il sera encore et tout autant celui<br />
du féminisme en tant qu'égalité <strong>de</strong>s droits et droits spécifiques<br />
<strong>de</strong>s femmes, <strong>de</strong> l'écologie en tant qu'objection <strong>de</strong> croissance et<br />
alterdéveloppement, du partage <strong>de</strong>s richesses enfin, reprenant et<br />
prolongeant les aspirations qui se sont exprimées au travers <strong>de</strong>s<br />
références socialistes et communistes.<br />
Toutes ces dimensions du projet alternatif sont liées les unes<br />
aux autres, sans hiérarchie, ce qui différencie ce projet, à la fois :<br />
- du « vieux paradigme rouge » cher à la tradition communiste et à<br />
l'extrême gauche qui a prétendu tout au long du xx e siècle réduire<br />
tous les problèmes <strong>de</strong> société à la seule contradiction capital-travail<br />
puis les résoudre mécaniquement par la révolution socialiste ;<br />
- du « nouveau paradigme vert » cher à une partie <strong>de</strong>s écologistes<br />
<strong>de</strong> la fin du xx e siècle qui prétend les expliquer et les résoudre,<br />
lui, par la seule référence à l'écologie<br />
Enfin, nous <strong>de</strong>vons repenser le rôle et la fonction <strong>de</strong>s forces politiques,<br />
tellement discréditées aujourd'hui – et c'est un élément<br />
<strong>de</strong> la dimension démocratique <strong>de</strong> la crise globale.<br />
Malgré ce discrédit, les forces politiques sont pourtant indispensables<br />
à l'élaboration d'un projet, d'une nouvelle synthèse.<br />
Une synthèse à laquelle peuvent, certes, fortement contribuer les<br />
forces associatives ou syndicales sur telle ou telle question liée à ce<br />
qui les constitue <strong>de</strong> manière spécifique, mais ces forces ne peuvent<br />
elles-mêmes produire une telle synthèse, généraliste... même si<br />
parfois elles produisent plus <strong>de</strong> politique, dans leur domaine, que<br />
les partis politiques traditionnels eux-mêmes.<br />
Généralistes, les forces politiques ont donc une fonction<br />
irremplaçable.<br />
Ce projet, ce n'est pas un projet clé en mains, c'est une orientation<br />
générale et cohérente, ce sont <strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> force et il ne pourra<br />
s'élaborer que dans un lien étroit avec les luttes, les expériences,<br />
les pratiques qui déjà donnent à voir la société <strong>de</strong> <strong>de</strong>main.<br />
Oui, nous avons besoin d'une force politique alternative dans<br />
cette optique, c'est ce que nous appelons pour notre part le<br />
parti-mouvement.<br />
Pas pour diriger, confisquer, manipuler ou même prétendre au<br />
« débouché politique », formule malheureuse qui reproduit un<br />
rapport <strong>de</strong> subordination et <strong>de</strong> hiérarchie.<br />
Mais bien pour animer, pour ai<strong>de</strong>r à l'auto-organisation, à la<br />
réflexion, et pour traduire dans les mobilisations comme dans<br />
les institutions les aspirations à une alternative qui s'expriment<br />
dans la société, ce qui est différent du « débouché politique ».<br />
Bref, un parti mouvement qui reprend à son compte le meilleur<br />
<strong>de</strong> l'héritage <strong>de</strong>s partis du mouvement ouvrier d'autrefois – la<br />
mémoire, l'ancrage populaire, la synthèse, les fonctions <strong>de</strong> socialisation<br />
– mais qui s'en sépare en termes <strong>de</strong> fonctionnement pour<br />
inventer <strong>de</strong>s formes nouvelles faites <strong>de</strong> souplesse, d'horizontalité,<br />
<strong>de</strong> pluralisme, <strong>de</strong> droit à l'expérimentation, <strong>de</strong>s formes démocratiques<br />
et autogestionnaires dès maintenant... et <strong>de</strong>s relations<br />
égalitaires avec les associations et les forces syndicales.<br />
48 Journées d’étu<strong>de</strong>
J e<br />
vous remercie <strong>de</strong> l’excellent accueil qui nous est fait. Il<br />
illustre bien les excellentes relations que nous entretenons.<br />
Répondre à la question « quelle <strong>stratégie</strong> pour la transformation<br />
sociale ? » implique évi<strong>de</strong>mment <strong>de</strong> cerner la pério<strong>de</strong> et le contexte<br />
dans lesquels nous nous la posons.<br />
Il convient donc <strong>de</strong> commencer par rappeler les <strong>de</strong>ux grands traits<br />
que nous a légués le xx e siècle :<br />
1. Le premier c’est l’échec <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux grands courants qui ont<br />
structuré le mouvement ouvrier : le communisme bureaucratisé<br />
et la social-démocratie.<br />
Le communisme bureaucratique a buté sur les <strong>questions</strong> <strong>de</strong><br />
l’émancipation, <strong>de</strong> la liberté, <strong>de</strong> la démocratie et en définitive sur<br />
la souveraineté populaire. L’hégémonie quasi complète exercée par<br />
ce modèle sur les expériences socialises révolutionnaires au pouvoir<br />
au xx e siècle a du coup entaché toute la gauche <strong>de</strong> transformation<br />
radicale et pénalisé la crédibilité même <strong>de</strong> l’anticapitalisme.<br />
La social-démocratie a <strong>de</strong> son côté échoué à rompre avec le<br />
système capitaliste, ou même le transformer en profon<strong>de</strong>ur, par<br />
la réforme. Elle s’est même bornée à l’accompagner, réfutant<br />
désormais toute remise en question radicale <strong>de</strong> son mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> production<br />
et d’exploitation, dès lors que le capitalisme a emprunté<br />
la voie néolibérale <strong>de</strong>s années 1980. C’est ce que nous appelons<br />
le social-libéralisme.<br />
2. Le <strong>de</strong>uxième legs du siècle <strong>de</strong>rnier c’est justement cette offensive<br />
ultralibérale débutée dans les années 1980. Au passage,<br />
notons qu’elle ne démarre pas à la chute du Mur <strong>de</strong> Berlin mais<br />
la provoque. Car cette offensive ne se fait pas dans la douceur. Il<br />
y a d’abord la course aux armements imposée par les États-Unis<br />
<strong>de</strong> Reagan (implantation <strong>de</strong>s fusées, projet <strong>de</strong> guerre <strong>de</strong>s étoiles)<br />
à l’URSS. L’économie <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier ne peut pas suivre et révèle<br />
au final la fragilité surprenante du régime.<br />
L’offensive est évi<strong>de</strong>mment aussi sociale. Elle est enclenchée contre<br />
les bastions ouvriers et les acquis issus du compromis historique<br />
<strong>de</strong> l’après-guerre. Cela prend les allures <strong>de</strong> guerre sociale dans la 2 e<br />
pointe avancée <strong>de</strong> la contre-révolution libérale qu’est l’Angleterre<br />
<strong>de</strong> Thatcher. La manière dont s’est déroulé le conflit <strong>de</strong>s mineurs<br />
<strong>de</strong> 1984 a en effet tout d’une guerre sociale. Il a préfiguré les batailles<br />
livrées partout contre le compromis social qu’a dû concé<strong>de</strong>r<br />
la bourgeoisie au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la Deuxième Guerre mondiale.<br />
Cette offensive sociale et politique s’appuie sur un fond idéologique<br />
: l’historien Fukuyama proclame que le libéralisme est la<br />
fin <strong>de</strong> l’histoire. Rien <strong>de</strong> nouveau <strong>de</strong>puis Adam Smith en réalité :<br />
la main invisible du marché suppose que l’addition <strong>de</strong>s intérêts<br />
particuliers soumis au libre jeu <strong>de</strong> la concurrence est capable<br />
d’apporter le progrès humain pour tous.<br />
Vingt-cinq ans après cette vision idéologique est à son tour<br />
minée par la réalité d’un capitalisme financiarisé entré en crise<br />
structurelle et systémique.<br />
Par son intensité, cette crise est comparable à celle <strong>de</strong>s années<br />
1930. Elle est porteuse <strong>de</strong> régression civilisationnelle. Elle est<br />
multidimensionnelle : sociale, démocratique, environnementale.<br />
Parmi ces périls, le <strong>de</strong>rnier est sans doute le plus important. Car<br />
il pose le plus clairement la contradiction entre l’intérêt général<br />
et le capitalisme. Aucun progrès humain n’est en effet possible<br />
si les enfants pâtissent d’un air moins respirable que celui <strong>de</strong><br />
leurs parents.<br />
Cette crise ne nous laisse pas le temps. Elle impose l’urgence.<br />
Nous n’avons pas la possibilité <strong>de</strong> prendre tout notre temps pour<br />
construire une <strong>stratégie</strong> <strong>de</strong> prise du pouvoir et le programme<br />
que nous entendons appliquer. Nous sommes dans une pério<strong>de</strong><br />
génératrice <strong>de</strong> bouleversement qu’on le veuille ou pas. Quand<br />
janvier 2013<br />
Éric Coquerel (Parti <strong>de</strong> <strong>Gauche</strong>)<br />
le système capitaliste affronte une crise structurelle, l’issue ne se<br />
fait pas tranquillement. Les années 1930 sont là pour le rappeler.<br />
Il n’y a que François Hollan<strong>de</strong> pour croire, ou faire croire, que<br />
nous sommes à la sortie <strong>de</strong> la crise. La chaîne va craquer quelque<br />
part mais nous ne savons pas dans quel sens. Une course <strong>de</strong><br />
vitesse est engagée entre la menace <strong>de</strong> régression vers laquelle<br />
nous entraîne le capitalisme, y compris totalitaire, et la rupture<br />
que nous proposons.<br />
La solution ne viendra pas du social-libéralisme. On a beaucoup<br />
glosé quand Jean-Luc Mélenchon a dit que le PS était un astre<br />
mort. Comment ça un astre mort avec tant d’électeurs, tant d’élus,<br />
un poids institutionnel inégalé dans l’histoire <strong>de</strong> notre pays ? Ce<br />
que nous voulions dire c’est que rapporté aux objectifs historiques<br />
<strong>de</strong> la gauche, il ne servait à rien. En quoi se donne-t-il aujourd’hui<br />
pour objectif <strong>de</strong> transformer, même à la marge, le système dominant<br />
? Il n’assume même plus une quelconque ambition réformiste.<br />
Du coup ce sont eux qui creusent aujourd’hui le fossé à gauche,<br />
qui la divisent. Car dès lors qu’ils n’engagent plus <strong>de</strong> réformes,<br />
mêmes minimes, on voit bien que la <strong>stratégie</strong> qui consistait à<br />
s’appuyer sur <strong>de</strong>s mobilisations populaires pour « pousser » voire<br />
« débor<strong>de</strong>r » un gouvernement social-démocrate, n’est plus <strong>de</strong><br />
mise. Comment pousser le gouvernement dans le bon sens dans le<br />
cadre du pacte <strong>de</strong> compétitivité, du budget d’austérité, <strong>de</strong> l’accord<br />
Me<strong>de</strong>f ? Pour la première fois nous avons en France un gouvernement<br />
qui applique une politique sociale-libérale chimiquement<br />
pure au point <strong>de</strong> se revendiquer, c’est une première en France<br />
pour un gouvernement <strong>de</strong> gauche, <strong>de</strong> la politique <strong>de</strong> l’offre. Or<br />
qu’est-ce que la politique <strong>de</strong> l’offre si ce n’est celle qui fait peser<br />
les responsabilités <strong>de</strong> la crise sur le mon<strong>de</strong> du travail et non celui<br />
du capital ? On comprend que Cahuzac ne se reconnaisse plus<br />
dans la lutte <strong>de</strong>s classes ce qui a toujours été l’explication avancée<br />
par ceux qui défen<strong>de</strong>nt les intérêts du capital. Cette évolution a<br />
évi<strong>de</strong>mment une conséquence pour notre <strong>stratégie</strong> : elle doit se<br />
définir plus que jamais comme autonome et indépendante du<br />
gouvernement, opposée à sa politique d’austérité et avec l’objectif<br />
<strong>de</strong> construire une majorité alternative. C’est le premier élément,<br />
<strong>de</strong> base, <strong>de</strong> notre <strong>stratégie</strong> dans les années à venir.<br />
Vous le savez, nous appelons révolution citoyenne le processus<br />
<strong>de</strong> transformation et <strong>de</strong> rupture avec les politiques néolibérales<br />
en cours dans le mon<strong>de</strong>.<br />
Je crois que tout le mon<strong>de</strong> aura compris pourquoi nous utilisons<br />
le terme révolution. Dans une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> bouleversements inévitables,<br />
il n'y a plus <strong>de</strong> place pour l’entre-<strong>de</strong>ux, l’eau tiè<strong>de</strong>, la<br />
modération <strong>de</strong>s méfaits du libéralisme. Le moment impose une<br />
transformation radicale avec le modèle dominant du capitalisme<br />
qui s’est d’ailleurs, on l’a vu, développé en déconstruisant le<br />
compromis social d’après-guerre. Nous sommes dans une pério<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> « bifurcation » pour reprendre le terme qu’affectionnait Daniel<br />
Bensaïd, disparu il y a <strong>de</strong>ux ans. Nous sommes dans l’obligation<br />
<strong>de</strong> ruptures.<br />
Pourquoi citoyenne ? À la création du PG nous avons utilisé l’expression<br />
« par les urnes ». Elle ne nous satisfaisait pas car on voit<br />
bien que cela ne prend en compte qu’une partie <strong>de</strong> sa réalité : elle<br />
passe par les urnes mais pas seulement, elle passe par les mobilisations<br />
sociales mais pas seulement. Le terme citoyen embrassait<br />
mieux les <strong>de</strong>ux. En outre, l’expression renvoyait à l’Amérique<br />
latine d’où nous estimons qu’est parti ce vaste mouvement <strong>de</strong><br />
remise en question radicale, et effectif, du néolibéralisme. En<br />
2008, l'Équatorien Rafael Correa vient <strong>de</strong> gagner le référendum<br />
qui vali<strong>de</strong> la constitution adoptée par l’Assemblée constituante<br />
et dit « c’est le début <strong>de</strong> la révolution citoyenne, la fin <strong>de</strong> la nuit<br />
néolibérale ».<br />
49
Il y a quatre caractéristiques qui donnent pour moi sa particularité<br />
à la « révolution citoyenne » :<br />
1. Elle est permanente. Elle tranche avec toute vision mécanique<br />
<strong>de</strong> fin <strong>de</strong> l’histoire : il n’y a pas <strong>de</strong> révolution achevée, définitive.<br />
Elle peut être remise en question par le suffrage universel et doit<br />
sans arrêt se remettre en question et donc donner les preuves <strong>de</strong><br />
son utilité et du progrès humain qu’elle permet.<br />
2. Elle doit reposer sur un fait majoritaire. Cette question<br />
renvoie bien sûr à notre échec du xx e siècle : les urnes, le suffrage<br />
universel ne sont pas une concession. Ils font partie intégrante<br />
<strong>de</strong> notre projet. Très longtemps dans le mouvement ouvrier,<br />
la démocratie représentative a été synonyme <strong>de</strong> démocratie<br />
bourgeoise. C’est une erreur d’analyse : c’est le cas tant que le<br />
capitalisme y voit son intérêt et aujourd’hui qui ne voit pas qu’il<br />
s’exonère <strong>de</strong> la souveraineté du peuple, nommant là un gouvernement<br />
<strong>de</strong> « techniciens », décidant <strong>de</strong> traités qui soustraient<br />
les politiques économique du vote <strong>de</strong>s parlements, reculant les<br />
élections ailleurs, contournant les résultats <strong>de</strong>s référendums etc.<br />
Il y a dans l’ultralibéralisme une vision totalitaire en <strong>de</strong>venir au<br />
nom <strong>de</strong> la souveraineté absolue du marché. C’est donc nous qui<br />
<strong>de</strong>vons revendiquer le suffrage universel comme au centre <strong>de</strong><br />
notre projet émancipateur.<br />
3. Le mot citoyen renoue avec la gran<strong>de</strong> Révolution française,<br />
ce moment ou le peuple <strong>de</strong>vient acteur, une nation <strong>de</strong> citoyens<br />
libres et émancipés capables <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> leur <strong>de</strong>stin collectif.<br />
Nous renouons ainsi avec Jaurès qui, mieux que Marx sur ce<br />
point, unifie les conquêtes démocratiques et les conquêtes sociales.<br />
Citoyen et prolétaire ne font qu’un. Et d’ailleurs si une classe est<br />
étrangère pour Jaurès à ce qu’il nomme la patrie républicaine ce<br />
n’est pas le prolétariat mais la bourgeoisie.<br />
4. Enfin elle ne s’imagine pas sans une forte implication<br />
citoyenne, avant, pendant et après le processus <strong>de</strong> prise <strong>de</strong><br />
pouvoir. Voilà pourquoi il est si important que le Front <strong>de</strong> gauche<br />
se donne pour objectif d’initier un front du peuple. Ce n’est pas<br />
seulement parce que le terme nous convient mieux que Front<br />
populaire qui renvoie à une construction politique dominée par<br />
un Parti socialiste que l’on ne peut en outre comparer à l’actuel<br />
PS, c’est aussi par la réalité <strong>de</strong> ce qu’il entend rassembler au nom<br />
<strong>de</strong> l’intérêt général. Voilà pourquoi nous <strong>de</strong>vons développer les<br />
assemblées citoyennes et les fronts thématiques, véritables comités<br />
<strong>de</strong> base pour nous d’un processus <strong>de</strong> révolution citoyenne.<br />
C’est tout cela que nous avons voulu con<strong>de</strong>nser pendant la campagne<br />
prési<strong>de</strong>ntielle avec la vi e République. Elle est la synthèse<br />
absolue <strong>de</strong> la révolution citoyenne Il ne s’agissait pas seulement<br />
d’un changement d’institutions même si <strong>de</strong> ce strict point <strong>de</strong> vue<br />
il y a déjà matière à bouleversement vis-à-vis <strong>de</strong> la monarchie<br />
républicaine que constitue la v e . La vie va plus loin dès son mo<strong>de</strong><br />
d’élaboration retenue qu’est l’Assemblée constituante. Elle donne<br />
les pleins pouvoirs aux citoyens, elle casse la frontière entre les<br />
« politiques » et le peuple, elle affirme qu’il n’y pas <strong>de</strong> démocratie<br />
si elle n’est pas aussi sociale, ce qui remet en question au final<br />
l’appropriation sociale <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> production.<br />
Pour conclure : concrètement cette <strong>stratégie</strong> nous donne notre<br />
feuille <strong>de</strong> route pour les <strong>de</strong>ux ans à venir qui seront faits <strong>de</strong><br />
mobilisations sociales et d’élections. Nous <strong>de</strong>vons être du côté<br />
<strong>de</strong>s salariés en lutte, nous <strong>de</strong>vons essayer d’obtenir <strong>de</strong>s victoires<br />
partielles en faisant pression sur le Parlement nous <strong>de</strong>vons préparer<br />
les conditions pour passer <strong>de</strong>vant le PS aux élections européennes<br />
dont la forme <strong>de</strong> scrutin le permet. Ce peut même être le cas pour<br />
d’autres forces <strong>de</strong> l’autre gauche en Europe. Ce serait incontestablement<br />
un accélérateur dans la situation et la preuve aux yeux<br />
<strong>de</strong> notre peuple qu’une alternative existe à gauche.<br />
Photothèque Rouge/JMB<br />
50 Journées d’étu<strong>de</strong>
I l<br />
Myriam Martin (<strong>Gauche</strong> anticapitaliste)<br />
est essentiel que nous avancions à l'intérieur du Front <strong>de</strong><br />
gauche sur les débats stratégiques.<br />
Il est donc très satisfaisant que, aujourd’hui, nous puissions<br />
approfondir ces <strong>questions</strong> avec les Alternatifs et le Parti <strong>de</strong> <strong>Gauche</strong>.<br />
Comme remarque préalable, je voudrais souligner que nous<br />
partageons l'idée que les <strong>questions</strong> stratégiques ne sont pas à<br />
dissocier du projet <strong>de</strong> société.<br />
Nous partageons également un certain bilan : celui <strong>de</strong>s expériences<br />
du xx e siècle, celui dramatique du stalinisme comme exemple <strong>de</strong> ce<br />
que nous ne voulons pas pour la société <strong>de</strong> <strong>de</strong>main, celui <strong>de</strong> l'échec<br />
<strong>de</strong> la social-démocratie qui s'est adaptée au système capitaliste.<br />
Nous partageons également l'analyse <strong>de</strong> la crise actuelle comme<br />
une crise systémique du capitalisme avec plusieurs facettes : une<br />
crise économique, sociale, démocratique et écologique.<br />
Nous partageons enfin l'idée que le socialisme du xxi e siècle sera<br />
écosocialiste ou ne sera pas tant la crise écologique profon<strong>de</strong> que<br />
nous connaissons nous oblige à repenser tout projet à travers cette<br />
dimension écologique incontournable.<br />
ConCernant les <strong>questions</strong> stratégiques,<br />
il y a quelques points essentiels en débat Ce soir :<br />
Le suffrage universel<br />
Tordons le cou à l'idée, au sein <strong>de</strong> notre courant, que nous retirerions<br />
au suffrage universel son caractère fondamental. Soyons<br />
clairs, pour nous : un homme = une femme = une voix. Nous<br />
savons combien le droit <strong>de</strong> vote a été un <strong>de</strong>s combats essentiels<br />
du mouvement ouvrier. Nous ne sommes pas contre le suffrage<br />
universel ! Il y a différence entre suffrage universel et élections.<br />
Cependant ces <strong>de</strong>rnières sont importantes également pour vertébrer<br />
la démocratie. Mais nous ne confondons pas là non plus<br />
les élections – le principe <strong>de</strong>s élections – et le système dans lequel<br />
elles sont organisées.<br />
Mais la démocratie représentative n'est pas tout<br />
Il n'est pas possible <strong>de</strong> considérer que la démocratie ne serait<br />
que représentative et ne s'exercerait qu'à travers <strong>de</strong>s élections,<br />
tous les cinq ans en moyenne comme c'est le cas dans le cadre<br />
antidémocratique <strong>de</strong> la v e République. Elle n’est pas suffisante<br />
pour la conquête du pouvoir. Il nous faut réinventer – voire inventer…<br />
– une démocratie directe et participative qui permette aux<br />
hommes et aux femmes <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r sur les gran<strong>de</strong>s <strong>questions</strong> qui<br />
les touchent au quotidien, sur les gran<strong>de</strong>s <strong>questions</strong> sociales etc.<br />
Mais attention : il ne s'agit pas d'opposer démocratie représentative<br />
et démocratie directe, même s'il peut exister (et existera) <strong>de</strong>s<br />
tensions entre les <strong>de</strong>ux. C'est l'articulation entre les <strong>de</strong>ux qui doit<br />
être inventée. Et inversement, dire que la démocratie représentative<br />
doit disparaître <strong>de</strong>vant une démocratie directe – avec une vision<br />
simpliste <strong>de</strong>s comités d'usine et <strong>de</strong>s assemblées générales d'ouvriers<br />
qui déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> tout à main levée – est une erreur. Dans la<br />
société socialiste et démocratique à inventer, il y aura délégation<br />
et représentation, articulée donc à une démocratie directe.<br />
Le pouvoir<br />
Tordons le cou aussi à une autre idée reçue attribuée à notre courant<br />
: nous voulons le pouvoir, le pouvoir par et pour le peuple<br />
selon la formule consacrée, pas pour nous. Et pas dans le cadre <strong>de</strong>s<br />
institutions actuelles. Ce pouvoir ne sera pas le fruit uniquement<br />
<strong>de</strong> la grève générale avec le grand soir en trame <strong>de</strong> fond… pas<br />
plus qu’il ne sera le fruit <strong>de</strong> victoires électorales.<br />
La question du pouvoir est beaucoup plus complexe et ce pouvoir<br />
sera davantage le fruit <strong>de</strong> la conjugaison <strong>de</strong> conquêtes électorales,<br />
<strong>de</strong> résistances et <strong>de</strong> mobilisations <strong>de</strong> masse, avec une progression<br />
<strong>de</strong> nos idées dans notre camp social – l'hégémonie sur le terrain <strong>de</strong>s<br />
idées est un facteur essentiel – que <strong>de</strong> la grève générale mythifiée.<br />
Un temps plus ou moins long donc… mais pas sans rupture,<br />
une ou plusieurs. C’est-à-dire <strong>de</strong>s moments où les événements<br />
s'accélèrent, où une démarche prérévolutionnaire peut s'engager.<br />
Comment imaginer une transformation sociale <strong>de</strong> la société dans<br />
le cadre d'un processus long sans rupture (« révolution longue<br />
articulée à <strong>de</strong>s processus autogestionnaires » comme le disent<br />
nos camara<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s Alternatifs). On ne peut imaginer contourner<br />
les forces qui s'opposeront inévitablement à ceux et celles qui<br />
voudront imposer le changement.<br />
Les institutions<br />
Mais dans quel cadre s'exercera – ou s'exercerait – ce pouvoir ?<br />
Dans le cadre <strong>de</strong>s institutions actuelles ? Non ! Nous partageons<br />
l'idée qu'il nous faut une démarche pour une Constituante. Dans<br />
le cadre <strong>de</strong> l'État tel qu'il est ? Non plus : l'État n'est pas neutre,<br />
il est au service d'une oligarchie économique. Que dire <strong>de</strong> l'État<br />
répressif avec son armée et sa police ?<br />
Bien sûr on ne parle pas <strong>de</strong> l'État social, <strong>de</strong>s services publics<br />
auxquels tiennent une très gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> la population, mais<br />
bien <strong>de</strong> cet État au service d'une minorité.<br />
Derrière les mots<br />
Quels que soient les mots que nous utilisons, il y a bien souvent<br />
convergence <strong>de</strong>s idées mais encore faut-il expliquer les mots et<br />
voir ce qu'il y a <strong>de</strong>rrière. La « révolution citoyenne » conjugue<br />
conquêtes électorales et mobilisations, comme l'expliquent nos<br />
camara<strong>de</strong>s du Parti <strong>de</strong> <strong>Gauche</strong>. Le peuple en est l'acteur. Que<br />
met-on <strong>de</strong>rrière le peuple ? Qu'est-ce que cela recoupe ? Les classes<br />
opprimées ? Le mon<strong>de</strong> du travail ? Les classes populaires ? etc.<br />
Quel parti ?<br />
Vers cette conquête du pouvoir, quel rôle joue le parti ? Et surtout<br />
quel parti ?<br />
S'il nous faut repenser cet outil, c’est évi<strong>de</strong>mment parce que les<br />
partis tels qu’ils existent sont bien souvent discrédités aux yeux<br />
d’une gran<strong>de</strong> majorité. Pour autant, il ne s’agit pas d’expliquer<br />
qu’on doit se passer d’organisations politiques…<br />
À l’heure actuelle, si le Front <strong>de</strong> gauche est davantage qu’un front<br />
électoral, il n’est pas un front social et politique ou un « front du<br />
peuple ».<br />
Cependant il est le creuset d’un rassemblement plus large, capable<br />
<strong>de</strong> favoriser résistances et <strong>de</strong> porter un projet alternatif <strong>de</strong> société.<br />
Cela signifie que nos organisations ont <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s responsabilités<br />
pour œuvrer dans ce sens.
Sommaire<br />
Présentation<br />
François Coustal - p. 2<br />
Mouvement ouvrier/mouvement républicain<br />
Retour sur les valeurs issues <strong>de</strong> la Révolution française<br />
Guillaume Liégard - p. 3<br />
République et oppression, le droit égal c’est l’affaire <strong>de</strong> tous<br />
Louis-Marie Barnier - p. 8<br />
La révolution française est-elle un « objet mort » ?<br />
Emmanuel Arvois - p. 13<br />
Révolution par les urnes et/ou mouvement social<br />
(retour sur quelques expériences historiques)<br />
1936, le Front populaire<br />
Dominique Angelini - p. 19<br />
La gauche au pouvoir, 1981 – 1983<br />
Dominique Angelini - p. 22<br />
L’Unité populaire (1970 -1973)<br />
François Coustal - p. 24<br />
Révolution par les urnes, mouvement social : quelques conclusions<br />
François Coustal - p. 30<br />
Révolution bolivarienne, révolution citoyenne :<br />
mythe(s) et réalité(s) ?<br />
Révolutions bolivarienne, indigènes ou citoyennes<br />
Flavia Verri - p. 32<br />
Les institutions, piège ou levier pour la transformation sociale<br />
Que faire <strong>de</strong>s institutions et que faire dans les institutions ?<br />
Francis Vergne - p. 37<br />
De la fin <strong>de</strong> la règle <strong>de</strong>s trois unités<br />
Samy Johsua - p. 43<br />
Le débat : quelle <strong>stratégie</strong> pour la transformation sociale ?<br />
Guillaume Floris (<strong>Gauche</strong> anticapitaliste) - p. 45<br />
Bruno Della Sudda (Les Alternatifs) - p. 47<br />
Eric Coquerel (Parti <strong>de</strong> <strong>Gauche</strong>) - p. 49<br />
Myriam Martin (<strong>Gauche</strong> anticapitaliste)- p. 51