DÉCOR DES MANUSCRITS DE BERNARD DE CASTANET ET ENLUMINURE TOULOUSAINE 271la localisation <strong>de</strong> l’origine, soit <strong>Toulouse</strong>, Avignon ou ailleurs (B.N.F., Lat. 892) (119). On y constate bienquelques éléments relevés dans le bréviaire choral <strong>et</strong> dans la Bible: le motif céphalique sur le cou étiré <strong>et</strong>ondulé, les tig<strong>et</strong>tes végétales croisées à l’extrémité d’une tige antenne, ou un arrangement <strong>de</strong> coiffure <strong>de</strong>sfigures humaines en forme <strong>de</strong> diadème (fig. 24-4) (120). Toutefois, il s’en trouve également quelques autres,d’origine septentrionale, dont l’emploi est souvent favorisé dans la production avignonnaise, tels que le nœudd’entrelacs plaqué sur le cadre <strong>de</strong> l’initiale (f° 66r°) <strong>et</strong> les tiges végétales se terminant en enroulement touffu(f os 1r° <strong>et</strong> 66r°) (121).Il paraît plausible que vers 1300 ou peu après, la formule <strong>de</strong> ce motif céphalique se perfectionne dans lesgroupes <strong>de</strong>s manuscrits du bréviaire choral <strong>et</strong> <strong>de</strong> la Bible <strong>de</strong> Stuttgart. Or, dans les manuscrits <strong>de</strong> Bernard <strong>de</strong>Castan<strong>et</strong>, sommes-nous en mesure <strong>de</strong> saisir une phase <strong>de</strong> la formulation antérieure? Les trois manuscritsrecèlent en eff<strong>et</strong> c<strong>et</strong> élément ornemental, filiforme <strong>et</strong> surmontée d’une tête. Le protomé <strong>de</strong> reptile étire le cou,qui se prolonge, vers le haut, sur l’entrecolonnement dans le ms 157, daté <strong>de</strong> 1294 (fig. 26-3 <strong>et</strong> 4) <strong>et</strong> le ms 161,sans doute tous <strong>de</strong>ux contemporains (fig. 26-5). Le cou sinueux se rencontre aussi dans le ms 178, daté <strong>de</strong> 1295,dont l’ornementation peinte est due, comme nous l’avons vu, à la main <strong>de</strong> l’enlumineur du missel dominicain,ms 105. Un oiseau échassier se perche sur le bord d’une initiale, son cou étiré <strong>et</strong> filiforme se profilant enondulations. Ici, pertinemment associé au motif <strong>de</strong>s poissons renfermés dans le champ <strong>de</strong> l’initiale, l’échassierétale son long bec spectaculaire sur la marge latérale (fig. 26-2). Nous notons une disposition particulière dansle ms 161 (fig. 26-6) <strong>et</strong> dans le ms 178 (fig. 26-1): une antenne à tête anthropomorphe, vue <strong>de</strong> face, se balanceau-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l’initiale. C<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière, une p<strong>et</strong>ite tête rouge, ron<strong>de</strong> <strong>et</strong> frontale, évoquant le motif céphalique <strong>de</strong>smanuscrits <strong>de</strong>s environs <strong>de</strong> 1300, attire particulièrement notre attention. Il a l’air perdu, déconcerté, <strong>et</strong> rappellel’expression <strong>de</strong> la p<strong>et</strong>ite tête chauve <strong>de</strong> l’autre missel dominicain, ms 103 (fig. 25-1). Sur c<strong>et</strong>te tête blanche, leregard est aussi égaré, comme si sa raison était perdue. En revanche, celle dans la Bible <strong>de</strong> Stuttgart, égalementchauve <strong>et</strong> avec <strong>de</strong>s oreilles proéminentes, montre, en tirant la langue, une expression rieuse (fig. 25-2) (122).Comiques ou confuses, ces p<strong>et</strong>ites têtes ne ressemblent pas au faciès d’un sage, mais plutôt à celui d’un espritdéréglé.Il convient <strong>de</strong> noter enfin la manière à la fois vigoureuse <strong>et</strong> sobre <strong>de</strong> l’emploi <strong>de</strong> ce motif céphalique dansces manuscrits. En tant qu’élément secondaire <strong>de</strong> l’ornementation, il ne communique rien, sa fonction n’étantque décorative. Aussi, on ne s’étonne pas <strong>de</strong> son utilisation dans ces manuscrits d’ouvrages sérieux. Mais <strong>de</strong>puis,le système <strong>de</strong> l’articulation visuelle du texte <strong>et</strong> l’apparat ont changé, l’aspect externe <strong>de</strong> l’ouvrage sérieux est<strong>de</strong>venu d’une gran<strong>de</strong> sévérité. À notre époque, dans nos livres imprimés du Co<strong>de</strong> civil ou <strong>de</strong> la Bible, un telmotif bizarre ne peut plus avoir la place qui lui était pourtant donnée autrefois dans le livre manuscritmédiéval (123).119. Catalogue général <strong>de</strong>s manuscrits latins, Paris, B.N.F., t. I, 1939, p. 316-317. Anciennes cotes: Colbert 2796; Regius 3881. 4. Le manuscrit estcité par Alison STONES, « Amigotus and his colleagues… », p. 237-238. Il contient 78 feuill<strong>et</strong>s <strong>de</strong> 310 sur 220 mm. Sa présence albigeoise n’est attestéeque par le fait qu’il porte une étiqu<strong>et</strong>te du XVII e siècle « sous le papier collé au verso du 1 er plat: Epistolarium Albiense 2796 ». Le sanctoral estromain.120. Christine SAUER <strong>et</strong> Ulrich KUDER décrivent c<strong>et</strong>te coiffure stylisée comme « Lockenkränz ». Le Lat. 892 contient <strong>de</strong>ux initiales à visageprésentant c<strong>et</strong>te coiffure (f os 59r° <strong>et</strong> 74r°).121. Le décor du Lat. 892 consiste essentiellement dans <strong>de</strong>s initiales ornées <strong>et</strong> filigranées. Il est à noter cependant qu’à la gran<strong>de</strong> articulation,la page est décorée d’un encadrement animé <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ites figurations, quoique modérément. Au début du temporal, un p<strong>et</strong>it personnage s’accroupitdans la marge supérieure, tendant une perche fourchue sans doute garnie <strong>de</strong> gluaux pour capturer un oiseau se perchant sur l’enroulement d’un<strong>et</strong>ige feuillue qui forme l’angle supérieur droit <strong>de</strong> l’encadrement <strong>de</strong> la page (f° 1r°). À la fin du sanctoral, l’initiale <strong>de</strong> la lecture <strong>de</strong> la Toussaintdéveloppe sa bordure sur trois côtés, sur laquelle sont posées <strong>de</strong>ux figurations d’hybri<strong>de</strong>s anthropomorphes guerriers; chacun porte une épée <strong>et</strong> unp<strong>et</strong>it bouclier rond, <strong>et</strong> leurs queues serpentines s’entortillent sur la bordure même (f° 65r°). On trouve leurs figurations parentes parmi cellesfourmillant sur l’encadrement <strong>de</strong> la l<strong>et</strong>tre <strong>de</strong> saint Jérôme à Paulin dans une Bible conservée à Bruxelles (Bibliothèque royale <strong>de</strong> Belgique, ms 9157,f° 1r°). Sur c<strong>et</strong>te Bible, datable <strong>de</strong>s années 1320, voir <strong>de</strong>rnièrement: Francesca MANZARI, La Miniatura ad Avignone…, p. 42 <strong>et</strong> fig. 12 (BR 9157,f° 1r°); Alison STONES,«Amigotus and his colleagues… », p. 243-244 <strong>et</strong> fig. 25 (BR 9157, f° 418v°). Les <strong>de</strong>ux spécialistes suggèrent à propos <strong>de</strong> cemanuscrit complexe, quoique avec nuances, un certain lien avec la production toulousaine.122. Wuerttembergische Lan<strong>de</strong>sbibliothek, Stuttgart, Cod. bibl. 2° 8, f° 130v°: ce folio a été publié par Christine SAUER <strong>et</strong> Ulrich KUDER, DieGotischen Handschriften…, fig. 367 à la p. 437.123. Nous lisons avec intérêt l’examen d’Ernst Robert CURTIUS, « Le plaisant <strong>et</strong> le sérieux dans la littérature médiévale », dans La littératureeuropéenne <strong>et</strong> le Moyen Âge latin, (première édition alleman<strong>de</strong> en 1948), Paris (édition Agora), réimpr. 1991, p. 653-682. Est-ce qu’il ne serait pasaussi possible <strong>de</strong> voir ici le mélange du sérieux <strong>et</strong> du plaisant, un aspect stylistique propre à la poésie <strong>et</strong> la conception <strong>de</strong> la vie au Moyen Âge?
272 MÉMOIRES DE LA SOCIÉTÉ ARCHÉOLOGIQUE DU MIDI DE LA FRANCELes manuscrits enluminés étudiés ci-<strong>de</strong>ssus représentent le commencement prom<strong>et</strong>teur du bel essor <strong>de</strong> lanouvelle production livresque toulousaine. Tributaire du gothique linéaire <strong>de</strong> l’enluminure septentrionale, styleélaboré particulièrement dans la production parisienne <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> moitié du XIII e siècle, l’enluminur<strong>et</strong>oulousaine est inventive dans l’arrangement <strong>de</strong>s idées ornementales. Exécutés à Albi, les manuscrits <strong>de</strong>Bernard <strong>de</strong> Castan<strong>et</strong> sont le fruit produit par <strong>de</strong>s réseaux féconds d’échanges culturels <strong>et</strong> artistiques dans larégion toulousaine, où se nouaient les amitiés <strong>de</strong>s possesseurs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s lecteurs, où s’échangeaient les expériences<strong>de</strong>s métiers du livre. Livres <strong>de</strong> bonne facture, bien qu’au décor sobre, les manuscrits <strong>de</strong> l’évêque d’Albi fontpartie d’une phase cruciale <strong>et</strong> charnière pour l’enluminure toulousaine. C’est en eff<strong>et</strong> à c<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong>, autournant <strong>de</strong>s XIII e <strong>et</strong> XIV e siècles, que se font les choix stylistiques, en définissant d’une certaine façon <strong>de</strong>spréférences formelle <strong>et</strong> esthétique qui vont durer dans l’enluminure à <strong>Toulouse</strong> tout au long du XIV e siècle.Vers 1300, <strong>Toulouse</strong> constitue un noyau attractif <strong>de</strong> l’enluminure gothique française. Ce style linéair<strong>et</strong>oulousain s’épanouira pendant tout le XIV e siècle, en profitant notamment <strong>de</strong> la circulation artistique <strong>et</strong>livresque dans le Languedoc, entre <strong>Toulouse</strong> <strong>et</strong> l’Avignon <strong>de</strong>s papes. L’enluminure toulousaine au XIV e sièclemérite bien <strong>de</strong> faire davantage l’obj<strong>et</strong> d’attentions <strong>et</strong> d’étu<strong>de</strong>s particulières.