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gens que je croisais dans la rue. A Paris,<br />
j’étais toujours coincé dans un métro,<br />
le nez plein de cette odeur de cheveux<br />
pas lavés et de parfum bon marché.<br />
Lors de mon premier jour de travail, j’ai<br />
laissé passer un train parce qu’il était<br />
plein. Mais le suivant et celui d’après<br />
l’étaient tout autant. Ce réservoir de<br />
personnes semblait sans fin. Et alors<br />
qu’il n’y avait qu’un seul cinéma dans<br />
mon village, Paris en comptait 400,<br />
voire plus, entre lesquels il fallait choisir.<br />
Quelle que soit l’heure du jour, je<br />
n’étais jamais seul, je ne trouvais jamais<br />
le calme.<br />
Les premiers mois, j’ai souvent pensé<br />
à démissionner et à repartir chez<br />
moi. Mais j’étais trop fier pour abandonner.<br />
Semaine après semaine, j’ai<br />
fait mon trou et me suis habitué au<br />
rythme à la fois rapide et lent de la ville,<br />
au quotidien. J’ai commencé à découvrir<br />
Paris, avec la curiosité et l’impartialité<br />
d’un jeune de la campagne. Ce<br />
n’était pas tant les monuments qui retenaient<br />
mon attention que les gens.<br />
J’ai découvert les lieux sombres de la<br />
Ville Lumière, les quartiers pauvres et<br />
sales du Nord que même mes collègues<br />
de travail français évitaient, préférant<br />
regagner aussi vite que possible leur<br />
banlieue après leur travail. Souvent, je<br />
ne revenais de mes balades que tard<br />
dans la nuit. Mon bistrot habituel, le<br />
«Cordial» était tenu par Paco, un Algérien<br />
qui vendait aussi parfois clandestinement<br />
des vestes en cuir ou des cassettes<br />
de musique dont on ne savait pas<br />
exactement d’où elles venaient. Tant<br />
qu’un rai de lumière filtrait encore sous<br />
Et quand une des filles nous demandait du<br />
feu ou nous prenait par le bras en disant<br />
«Tu viens?», nous nous sentions adultes.<br />
les épais rideaux, l’on pouvait frapper à<br />
la vitre, bien après les heures réglementaires<br />
d’ouverture. Alors, le patron regardait<br />
avec méfiance par une fente du<br />
rideau. Puis, peu de temps après, la<br />
porte était déverrouillée et l’on était<br />
appelé à l’intérieur. La plupart de mes<br />
amis étaient aussi là, des fils de gendarmes<br />
et quelques employés suisses<br />
qui logeaient, comme moi, à l’hôtel.<br />
Nous parlions et nous buvions, jusqu’à<br />
ce que le jour se lève.<br />
Au bureau, je n’avais pas grandchose<br />
à faire. Mon prédécesseur avait<br />
passé son temps à compter le matériel.<br />
Sur chaque boîte de crayons ou de<br />
blocsnotes figuraient l’effectif initial<br />
et la date des différents prélèvements.<br />
J’avais depuis longtemps enlevé les<br />
images de saints dont il avait décoré la<br />
pièce et les avait remplacées par des affiches<br />
touristiques sur la Suisse, des<br />
paysages enneigés, des montagnes et<br />
des lacs, la nature qui me manquait à<br />
Paris.<br />
Mais j’ai aussi trouvé dans cette<br />
ville ce qui me manquait chez moi. En<br />
un an, je suis allé 80 fois au cinéma, j’ai<br />
vu tous les classiques qui n’avaient jamais<br />
été projetés dans notre petit cinéma<br />
de village: Il était une fois dans l’Ouest,<br />
Midnight Express ou Papillon, mais aussi<br />
des films d’action de série B lors de<br />
séances doubles à prix réduits. Quand<br />
je sortais du cinéma et que je marchais<br />
à grandes enjambées le long des grands<br />
boulevards qui étaient encore pleins de<br />
monde même la nuit, je me sentais<br />
comme les héros de ces films, des<br />
hommes seuls dans des villes sombres,<br />
à la fois chasseurs et chassés.<br />
Un collègue m’a initié au monde du<br />
jazz en m’amenant sans cesse au New<br />
Morning, un petit club de la rue des Petites<br />
écuries où des pointures du jazz se<br />
produisaient, pointures que l’on ne<br />
pouvait sinon voir qu’à la célèbre salle<br />
de l’Olympia. Il arrivait que, pendant<br />
l’entracte d’un concert, mon collègue<br />
vienne jusqu’à ma chambre et me fasse<br />
sortir du lit où j’étais déjà, m’obligeant<br />
à l’accompagner pour qu’au moins, je<br />
ne manque pas la seconde partie d’une<br />
soirée géniale. Grâce à lui, j’ai entendu<br />
Lionel Hampton et George Adams,<br />
NielsHenning Ørsted Pedersen et<br />
même Chet Baker peu de temps avant<br />
sa mort.<br />
Lors d’une escapade en Normandie,<br />
j’ai mangé des fruits de mer pour la<br />
première fois de ma vie, j’ai commencé<br />
à fumer et me suis acheté mon premier<br />
aftershave, «Jules», une odeur de can<br />
nelle que je peux encore sentir aujourd’hui.<br />
Avec mes amis, j’ai traîné<br />
dans le quartier chaud de la rue du<br />
Faubourg SaintDenis. Nous entendions<br />
les négociations entre les prostituées<br />
et les fêtards et observions comment<br />
les hommes disparaissaient dans<br />
les entrées de maisons et la vitesse à laquelle<br />
ils en ressortaient. Et quand une<br />
des filles nous demandait du feu ou<br />
nous prenait par le bras en disant «Tu<br />
viens?», nous nous sentions adultes et<br />
continuions notre chemin vite fait.<br />
Mon Paris devenait chaque jour<br />
plus grand, mes promenades me menaient<br />
vers des quartiers de plus en<br />
plus éloignés. J’ai découvert le parc des<br />
ButtesChaumont, un magnifique petit<br />
paysage de contes de fée en plein 19 e<br />
arrondissement, les canaux parisiens,<br />
les relais de routiers du périphérique<br />
où l’on servait une excellente fondue.<br />
Sur le grand marché aux puces de la<br />
Porte de Clignancourt, j’ai trouvé un<br />
imperméable militaire anglais que je<br />
porte sur presque toutes les photos de<br />
l’époque.<br />
Durant les vacances d’été, nous<br />
avons rendu visite à nos amis français<br />
sur les côtes de l’Atlantique, dans un<br />
camping réservé aux gendarmes et à<br />
leurs familles. Le midi, nous mangions<br />
des huîtres sur le sable et dansions le<br />
soir dans une discothèque improvisée.<br />
Puis, il y a aussi eu cette fille, une Autrichienne,<br />
qui a d’abord eu une chambre<br />
dans notre hôtel, puis un petit studio<br />
pas loin. Mais c’est une autre histoire.<br />
A la gare de l’Est, mon point de départ<br />
pour la Suisse où je me rendais<br />
pour des vacances ou un weekend pro<br />
<strong>SWISSLIFE</strong> <strong>Printemps</strong> <strong>2012</strong><br />
Peter Stamm: son premier<br />
texte s’intitule Habermus.<br />
Repères // 25<br />
«Je ne suis pas obligé d’écrire, mais je préfère l’écriture<br />
à toute autre activité», déclare l’écrivain Peter Stamm (49 ans) sur son<br />
travail. «Ecrire ne m’a jamais ennuyé, mais toujours<br />
stimulé. Je n’avais, et n’ai toujours pas le sentiment de<br />
faire exactement ce que je veux faire». Agnes, le premier roman<br />
de Stamm, est paru en 1998. Grâce à ses derniers récits «Seerücken», ce natif de<br />
Thurgovie s’est vu nominé l’année dernière au prix de la Foire du livre de Leipzig<br />
ainsi qu’au «Schweizer Buchpreis». Un bon texte, dit Stamm, est vraiment bon<br />
quand il est vivant: «C’est une chance pour moi.»<br />
Le texte reproduit est la<br />
traduction d’une partie<br />
du nouveau livre de Peter<br />
Stamm: Paris, Liebe,<br />
Mode, Tête à Tête<br />
(éditions Corso, disponible<br />
en allemand seulement).<br />
Le premier texte de Stamm existant encore est une recette de bouillie d’avoine<br />
écrite au jardin d’enfants. Un autre de ses premiers textes était «un poème sur<br />
Ferdi Kübler, un coureur cycliste qui m’avait une fois offert une carte dédicacée<br />
et une casquette.» Peter Stamm, qui vit maintenant à Winterthour, ne sait plus<br />
exactement quand il a décidé de faire de l’écriture son métier: «Je sais seulement<br />
que j’ai eu l’idée de mon premier roman la nuit de Noël qui a précédé mon 20e anniversaire, projet que je n’ai mené à son pauvre terme que des années plus tard.<br />
Je ne savais pas comment devenir écrivain et si j’avais su<br />
à l’époque qu’il me faudrait encore attendre 15 ans<br />
avant la publication de mon premier roman, je n’aurais<br />
certainement pas continué.»