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Magazine SWISSLIFE Printemps 2012

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gens que je croisais dans la rue. A Paris,<br />

j’étais toujours coincé dans un métro,<br />

le nez plein de cette odeur de cheveux<br />

pas lavés et de parfum bon marché.<br />

Lors de mon premier jour de travail, j’ai<br />

laissé passer un train parce qu’il était<br />

plein. Mais le suivant et celui d’après<br />

l’étaient tout autant. Ce réservoir de<br />

personnes semblait sans fin. Et alors<br />

qu’il n’y avait qu’un seul cinéma dans<br />

mon village, Paris en comptait 400,<br />

voire plus, entre lesquels il fallait choisir.<br />

Quelle que soit l’heure du jour, je<br />

n’étais jamais seul, je ne trouvais jamais<br />

le calme.<br />

Les premiers mois, j’ai souvent pensé<br />

à démissionner et à repartir chez<br />

moi. Mais j’étais trop fier pour abandonner.<br />

Semaine après semaine, j’ai<br />

fait mon trou et me suis habitué au<br />

rythme à la fois rapide et lent de la ville,<br />

au quotidien. J’ai commencé à découvrir<br />

Paris, avec la curiosité et l’impartialité<br />

d’un jeune de la campagne. Ce<br />

n’était pas tant les monuments qui retenaient<br />

mon attention que les gens.<br />

J’ai découvert les lieux sombres de la<br />

Ville Lumière, les quartiers pauvres et<br />

sales du Nord que même mes collègues<br />

de travail français évitaient, préférant<br />

regagner aussi vite que possible leur<br />

banlieue après leur travail. Souvent, je<br />

ne revenais de mes balades que tard<br />

dans la nuit. Mon bistrot habituel, le<br />

«Cordial» était tenu par Paco, un Algérien<br />

qui vendait aussi parfois clandestinement<br />

des vestes en cuir ou des cassettes<br />

de musique dont on ne savait pas<br />

exactement d’où elles venaient. Tant<br />

qu’un rai de lumière filtrait encore sous<br />

Et quand une des filles nous demandait du<br />

feu ou nous prenait par le bras en disant<br />

«Tu viens?», nous nous sentions adultes.<br />

les épais rideaux, l’on pouvait frapper à<br />

la vitre, bien après les heures réglementaires<br />

d’ouverture. Alors, le patron regardait<br />

avec méfiance par une fente du<br />

rideau. Puis, peu de temps après, la<br />

porte était déverrouillée et l’on était<br />

appelé à l’intérieur. La plupart de mes<br />

amis étaient aussi là, des fils de gendarmes<br />

et quelques employés suisses<br />

qui logeaient, comme moi, à l’hôtel.<br />

Nous parlions et nous buvions, jusqu’à<br />

ce que le jour se lève.<br />

Au bureau, je n’avais pas grandchose<br />

à faire. Mon prédécesseur avait<br />

passé son temps à compter le matériel.<br />

Sur chaque boîte de crayons ou de<br />

blocs­notes figuraient l’effectif initial<br />

et la date des différents prélèvements.<br />

J’avais depuis longtemps enlevé les<br />

images de saints dont il avait décoré la<br />

pièce et les avait remplacées par des affiches<br />

touristiques sur la Suisse, des<br />

paysages enneigés, des montagnes et<br />

des lacs, la nature qui me manquait à<br />

Paris.<br />

Mais j’ai aussi trouvé dans cette<br />

ville ce qui me manquait chez moi. En<br />

un an, je suis allé 80 fois au cinéma, j’ai<br />

vu tous les classiques qui n’avaient jamais<br />

été projetés dans notre petit cinéma<br />

de village: Il était une fois dans l’Ouest,<br />

Midnight Express ou Papillon, mais aussi<br />

des films d’action de série B lors de<br />

séances doubles à prix réduits. Quand<br />

je sortais du cinéma et que je marchais<br />

à grandes enjambées le long des grands<br />

boulevards qui étaient encore pleins de<br />

monde même la nuit, je me sentais<br />

comme les héros de ces films, des<br />

hommes seuls dans des villes sombres,<br />

à la fois chasseurs et chassés.<br />

Un collègue m’a initié au monde du<br />

jazz en m’amenant sans cesse au New<br />

Morning, un petit club de la rue des Petites<br />

écuries où des pointures du jazz se<br />

produisaient, pointures que l’on ne<br />

pouvait sinon voir qu’à la célèbre salle<br />

de l’Olympia. Il arrivait que, pendant<br />

l’entracte d’un concert, mon collègue<br />

vienne jusqu’à ma chambre et me fasse<br />

sortir du lit où j’étais déjà, m’obligeant<br />

à l’accompagner pour qu’au moins, je<br />

ne manque pas la seconde partie d’une<br />

soirée géniale. Grâce à lui, j’ai entendu<br />

Lionel Hampton et George Adams,<br />

Niels­Henning Ørsted Pedersen et<br />

même Chet Baker peu de temps avant<br />

sa mort.<br />

Lors d’une escapade en Normandie,<br />

j’ai mangé des fruits de mer pour la<br />

première fois de ma vie, j’ai commencé<br />

à fumer et me suis acheté mon premier<br />

aftershave, «Jules», une odeur de can­<br />

nelle que je peux encore sentir aujourd’hui.<br />

Avec mes amis, j’ai traîné<br />

dans le quartier chaud de la rue du<br />

Faubourg Saint­Denis. Nous entendions<br />

les négociations entre les prostituées<br />

et les fêtards et observions comment<br />

les hommes disparaissaient dans<br />

les entrées de maisons et la vitesse à laquelle<br />

ils en ressortaient. Et quand une<br />

des filles nous demandait du feu ou<br />

nous prenait par le bras en disant «Tu<br />

viens?», nous nous sentions adultes et<br />

continuions notre chemin vite fait.<br />

Mon Paris devenait chaque jour<br />

plus grand, mes promenades me menaient<br />

vers des quartiers de plus en<br />

plus éloignés. J’ai découvert le parc des<br />

Buttes­Chaumont, un magnifique petit<br />

paysage de contes de fée en plein 19 e<br />

arrondissement, les canaux parisiens,<br />

les relais de routiers du périphérique<br />

où l’on servait une excellente fondue.<br />

Sur le grand marché aux puces de la<br />

Porte de Clignancourt, j’ai trouvé un<br />

imperméable militaire anglais que je<br />

porte sur presque toutes les photos de<br />

l’époque.<br />

Durant les vacances d’été, nous<br />

avons rendu visite à nos amis français<br />

sur les côtes de l’Atlantique, dans un<br />

camping réservé aux gendarmes et à<br />

leurs familles. Le midi, nous mangions<br />

des huîtres sur le sable et dansions le<br />

soir dans une discothèque improvisée.<br />

Puis, il y a aussi eu cette fille, une Autrichienne,<br />

qui a d’abord eu une chambre<br />

dans notre hôtel, puis un petit studio<br />

pas loin. Mais c’est une autre histoire.<br />

A la gare de l’Est, mon point de départ<br />

pour la Suisse où je me rendais<br />

pour des vacances ou un week­end pro­<br />

<strong>SWISSLIFE</strong> <strong>Printemps</strong> <strong>2012</strong><br />

Peter Stamm: son premier<br />

texte s’intitule Habermus.<br />

Repères // 25<br />

«Je ne suis pas obligé d’écrire, mais je préfère l’écriture<br />

à toute autre activité», déclare l’écrivain Peter Stamm (49 ans) sur son<br />

travail. «Ecrire ne m’a jamais ennuyé, mais toujours<br />

stimulé. Je n’avais, et n’ai toujours pas le sentiment de<br />

faire exactement ce que je veux faire». Agnes, le premier roman<br />

de Stamm, est paru en 1998. Grâce à ses derniers récits «Seerücken», ce natif de<br />

Thurgovie s’est vu nominé l’année dernière au prix de la Foire du livre de Leipzig<br />

ainsi qu’au «Schweizer Buchpreis». Un bon texte, dit Stamm, est vraiment bon<br />

quand il est vivant: «C’est une chance pour moi.»<br />

Le texte reproduit est la<br />

traduction d’une partie<br />

du nouveau livre de Peter<br />

Stamm: Paris, Liebe,<br />

Mode, Tête à Tête<br />

(éditions Corso, disponible<br />

en allemand seulement).<br />

Le premier texte de Stamm existant encore est une recette de bouillie d’avoine<br />

écrite au jardin d’enfants. Un autre de ses premiers textes était «un poème sur<br />

Ferdi Kübler, un coureur cycliste qui m’avait une fois offert une carte dédicacée<br />

et une casquette.» Peter Stamm, qui vit maintenant à Winterthour, ne sait plus<br />

exactement quand il a décidé de faire de l’écriture son métier: «Je sais seulement<br />

que j’ai eu l’idée de mon premier roman la nuit de Noël qui a précédé mon 20e anniversaire, projet que je n’ai mené à son pauvre terme que des années plus tard.<br />

Je ne savais pas comment devenir écrivain et si j’avais su<br />

à l’époque qu’il me faudrait encore attendre 15 ans<br />

avant la publication de mon premier roman, je n’aurais<br />

certainement pas continué.»

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