“ <strong>Les</strong> <strong>souvenirs</strong> d’un gruyérien ” <strong>par</strong> <strong>Joseph</strong> <strong>Jaquet</strong>, d’Estavannens, volume I, 1822-1871 Page 78jouter des suffocations et des vomissements de sang. L'air de la <strong>ch</strong>ambre, où nous logions, était vicié au point que larespiration y devenait tellement pénible que je dus demander une autre <strong>ch</strong>ambre.Au bout de peu de temps, voyant son état désespéré, N. retourna <strong>ch</strong>ez son père et mourut à X. dans le courant del'automne. Il ne se dissimula pas la cause de sa maladie, et, je l'ai supposé du moins, un peu sous l'influence de cettecause, il fit un testament <strong>par</strong> lequel il institua ses frères héritiers de sa fortune. Il ne prétérita pas complètement ses sœurs,mais se borna à leur faire un legs de peu d'importance.1855-1856. Un comité conservateur à FribourgEssentiellement occupé de mon examen de notaire, dans le courant de l'année 1855, j'avais peu fréquenté la société, etn'avais eu d'autres relations que celles auxquelles j'estimais ne pouvoir me soustraire. Celles-ci étaient presqueexclusivement restreintes aux réunions <strong>d'un</strong> comité politique existant à Fribourg et s'occupant des mesures à prendre dansl'intérêt de la cause conservatrice dans le canton, Jusqu'en 1856, ce comité n'avait guère eu qu'un rôle d'observation. En1856, son rôle devint plus actif car il s'agissait de se pré<strong>par</strong>er aux élections générales pour le grand conseil, qui devaientavoir lieu en décembre.Ma carrière militaireMa carrière militaire, comme officier dans les milices fribourgeoises, avait été interrompue ensuite de l'insurrection d'octobre1848. Réintégré depuis, comme officier de réserve, j'ai <strong>par</strong>couru successivement tous les grades de la milice cantonale.J'obtins, le 25 avril 1842, comme je l'ai dit, le brevet de second sous-lieutenant d'infanterie; le 25 juin 1844, celui de premiersous-Iieutenant, grade que j'avais dans la campagne du Sonderbund; le 12 janvier 1848, le brevet de lieutenant, qui me futdélivré <strong>par</strong> le gouvernement radical de cette époque, lequel me nomma aide-major, le 17 juillet 1854. Le 26 décembre 1856,je fus promu au grade de capitaine, conservant toutefois les fonctions d'aide-major. Le 13 avril 1860, je fus nommé major au99 ème bataillon de réserve et., le 3 janvier 1862, commandant. du 118ème bataillon, grade qui équivalait à celui de lielieutenant.-colonel.Bien que je ne reconnaisse qu'une importance secondaire à l'instruction et au service militaires en Suisse, j'ai eu néanmoinslongtemps du goût pour ce service, et sans les avoir re<strong>ch</strong>er<strong>ch</strong>és, j'ai volontiers accepté les grades supérieurs qui m'ont étéconférés, Toujours pénétré du sentiment du devoir, j'ai rempli les fonctions de <strong>ch</strong>aque grade, avec tout le zèle dont j'étaiscapable, J'aimais surtout les manœuvres de bataillon; mes fonctions d'aide-major me pré<strong>par</strong>èrent au commandement et auxgrades supérieurs de major et de commandant de bataillon, Ce n'est toutefois qu'après avoir été promu à ce dernier grade,et après une étude sérieuse des règlements, que j'arrivai à les comprendre et à faire manœuvrer ma troupe sans hésitation.Comme aide-major et major, je n'ai fait d'autre service que des cours de répétition, la plu<strong>par</strong>t sous la direction de M. lecolonel fédéral Wieland, officier distingué, qui avait précédemment servi à Naples. M. <strong>Joseph</strong> Repond, de Villardvolard, commandaitle bataillon auquel j'étais incorporé. Quoique je n'eusse, me disait-on, pas mauvaise tenue à <strong>ch</strong>eval, lesmanœuvres, comme officier monté, ne me plaisaient guère. <strong>Les</strong> soubresauts du <strong>ch</strong>eval à <strong>ch</strong>aque dé<strong>ch</strong>arge, à <strong>ch</strong>aqueroulement de tambour, m'ont souvent causé quelque anxiété. J'ai eu cependant la <strong>ch</strong>ance de ne point faire de <strong>ch</strong>utes.Février et mars 1871. Pendant l’internement des soldats de l’armée de l’est (général Bourbaki)En 1871, mon demi-bataillon eut à faire un service de cinq semaines à l'occasion de l'internement du corps d'armée françaisde l'est, qui, pour é<strong>ch</strong>apper à l'armée allemande victorieuse, dut se réfugier sur le territoire suisse. L’état de dénuement dessoldats français, qui entrèrent en Suisse, offrait un triste tableau des désastres de la guerre.La population de notre canton et en <strong>par</strong>ticulier les habitants de la ville de Fribourg, firent un accueil sympathique à cessoldats malheureux. Bien des personnes firent preuve <strong>d'un</strong>e générosité digne d'éloges. <strong>Les</strong> journaux ont signalé l'élan généraldes populations pour secourir des hommes, la plu<strong>par</strong>t dénués de tout; un grand nombre d'actes, qui honorent ceux qui lesaccomplissaient, ont été rendus publics; d'autres, sans doute, seront restés inconnus; Parmi les hommes qui se sont le plusdistingués <strong>par</strong> leur dévouement, j'ai eu occasion de remarquer le comte Szymanowsky, un Polonais, ancien. officier decavalerie au service d'Autri<strong>ch</strong>e. La conduite de cet homme de bien me <strong>par</strong>ut mériter la notoriété, et j'adressai l'article transcritci-après au journal “ l' Ami du peuple ”, avec prière de le publier :“ Le séjour des internés français a fourni à bien des cœurs généreux l'occasion de se faire connaître et de soulager desmalheureux. Parmi les traits de générosité qui méritent d'être connus, comptent certainement les services rendus et les sacrificesde tous genres faits <strong>par</strong> M. le comte Szymanowsky. Dès les premiers jours de l'invasion des troupes françaises, M.Szymamowsky qui possède des connaissances en médecine, a passé dans les ambulances de Fribourg non seulement une<strong>par</strong>tie de la journée, mais encore une <strong>par</strong>tie de la nuit. Depuis huit jours que dure le transport des internés, <strong>ch</strong>aque soir de 6à 8 ½ heures, il donne aux malades, à l'ambulance construite près de gare, les soins qu'exige leur état, ce qui ne l'empê<strong>ch</strong>epas de visiter régulièrement deux fois <strong>par</strong> jour les quatre-vingts malades convalescents qui restent à la caserne. Nous l'avonsvu à l’ambulance de la gare, aidé de M. le docteur CasteIla, ou seul avec des infirmiers, donner en une heure des soins à
“ <strong>Les</strong> <strong>souvenirs</strong> d’un gruyérien ” <strong>par</strong> <strong>Joseph</strong> <strong>Jaquet</strong>, d’Estavannens, volume I, 1822-1871 Page 79une cinquantaine d'individus. Tantôt, c'est une ancienne blessure ou une plaie qui a besoin d'être pansée. Tantôt, c'est unmalade dévoré <strong>par</strong> la fièvre, auquel il est urgent d'administrer des remèdes. Le malheureux brûle <strong>d'un</strong>e autre fièvre, celle derentrer dans sa patrie, et celle-ci lui fait taire la première au moment du dé<strong>par</strong>t. Tantôt, c'est un convalescent engourdi, qui luiaussi avait hâte de revoir son pays, et a besoin <strong>d'un</strong>e tisane pour se ré<strong>ch</strong>auffer. Szymanowsky a prévu tous les cas; il a à saposition tous les remèdes qui peuvent être nécessaires, et donne ses soins avec un empressement qui en augmente le prix.“ <strong>Les</strong> pauvres transportés quittent l'ambulance et <strong>par</strong>tent soulagés, contents. Quant à l'homme généreux, qui fait de son deson temps un aussi utile et aussi noble usage, il trouve sa rémunération dans la jouissance qu'il éprouve à faire le bien et àsoulager ses semblables. ”Un soldat du 118me bataillon, <strong>ch</strong>argé de la surveillance de la gareDans l’un des numéros suivants du même journal, je lus la lettre ci-après :“ Monsieur le rédacteur,“ Veuillez accorder une humble place à ces ligues dans une des colonnes du pro<strong>ch</strong>ain numéro de votre estimable journal.“ Au soldat du 118me bataillon, auteur du premier article de la page 2 du N° 35 de “ l'Ami du peuple ”.“Vous m'avez fait l'honneur de me prodiguer dernièrement des louanges auxquelles je suis certainement aussi sensible queje reconnais n'y avoir aucun droit réel, car devant l'infortune et la souffrance, toute ligne de distinction s'efface suivant te divinprécepte: “Aimez-vous les uns les autres, ” précepte qui m'a été inculqué <strong>par</strong> votre grand citoyen, le R. Père Grégoire Girard,dont mon cœur reconnaissant gardera jusqu'à son dernier battement le souvenir le plus vif et le plus indélébile.“ Du reste, quel est l'étranger connaissant de longue date la Suisse qui ne se sentirait électrisé <strong>par</strong> l'exemple de <strong>ch</strong>arité quedonnent en tout temps vos autorités fédérales et cantonales, comme aussi le plus pauvre de vos concitoyens. Qu'est le dondu millionnaire en com<strong>par</strong>aison des privations que j'ai vu maintes fois le pauvre s'imposer pour secourir l'infortune? N’étant nimillionnaire ni pauvre, je n'ai fait tout au plus que mon devoir; je n'ai qu'un regret, c'est celui de n'avoir pu faire ni mieux nidavantage, et en terminant ces lignes j'unis ma voix à celle des milliers que vous venez de secourir en exclamant :: “Vive lagénéreuse <strong>ch</strong>arité de la Suisse! ”“ Fribourg, le 25 mars 1871. SZYMANOWSKILe service était assez pénible. Un certain nombre d'hommes devaient <strong>ch</strong>aque jour monter la garde. Un déta<strong>ch</strong>ement devaitse trouver à la gare à l'arrivée des trains. Pour l'arrivée du dernier train, à 10 heures du soir, le demi-bataillon entier devait s'yrendre. Il y avait fréquemment des retards et souvent les hommes, malgré le froid ou l'humidité, devaient stationner etattendre fort longtemps. Néanmoins, le service se faisait avec la bonne volonté voulue et sans murmures. Cependant l'étatsanitaire fut en général assez satisfaisant. Personnellement, je ressentis d'autre inconvénient que celui <strong>d'un</strong> rhume dont unemplâtre de poix, appliqué sur la poitrine, finit <strong>par</strong> me débarrasser.Malgré le contact forcé de mes soldats avec les internés, aucun de ceux-là ne prit le typhus, dont bon nombre de ceux-ciétaient atteints. Par contre, quatre eurent la variole noire, qui sévissait aussi <strong>par</strong>mi les internés; tous quatre moururent aubout de peu de jours.Quoique ma. troupe eût pour principale mission le maintien de l'ordre, la surveillance de l'arrivée des convois de soldatsinternés, je ne négligeais pas l'instruction militaire de mes soldats., et, malgré la saison, une température relativementfavorable me permit de faire faire plusieurs jours des manœuvres de bataillon.M. Eugène de BumanM. Eugène de Buman, lieutenant-colonel fédéral et depuis commandant du corps de gendarmerie fribourgeois, avait la hautedirection des troupes qui se trouvaient à Fribourg et dans les environs. Une circonstance me fit apprécier, quelque tempsmoins, mal peut-être, le caractère de cet officier. Chaque matin, le <strong>ch</strong>efs de corps et quelques-uns des officiers employésdans les bureau devaient se présenter devant lui, à l'heure indiquée, pour recevoir ses ordres. Un matin qu'une affaireurgente, concernant le service, m'avait, contre mon gré, mis en retard de quelques minutes, je reçus de M. de Buman uneréprimande en termes inconvenants. Ayant voulu indiquer en deux mots la cause du retard, il m'en empê<strong>ch</strong>a, se servantmême de termes blessants à mon égard. Je n'insistai pas et me résignai à subir un affront, d'autant moins mérité, qu'outre unmotif me justifiant pleinement de tout repro<strong>ch</strong>e, jamais, dans toute ma carrière militaire, je n'avais, sous aucun rapport,encouru ni mérité de repro<strong>ch</strong>es pour défaut d'exactitude.<strong>Les</strong> procédés de M. de Buman à mon égard ne <strong>par</strong>aissent cependant pas avoir été dans ses habitudes. Commecommandant du corps de gendarmerie, il gagna l'affection de ses subordonnés, et sa retraite fut regrettée et de ceux-ci etde l'administration.Le dernier ordre du jour au demi-bataillon 118Le 23 mars, la troupe fut licenciée. A cette occasion, je lui adressai l'ordre du jour suivant: