22ENTREPRISES & INNOVATIONLA TRIBUNE VENDREDI 21 JUIN 2013<strong>La</strong> puissance des téraflopsrévolutionne l’industrieCALCUL INTENSIF Avions, voitures, films, cosmétiques…la simulation numérique permise par le calcul haute performanceest au cœur de tous les nouveaux produits. <strong>La</strong> puissance dessupercalculateurs est une clé de l’innovation et de la compétitivité.<strong>La</strong> bonne nouvelle, c’est que la France est un des rares pays aumonde à posséder des compétences de pointe sur toute la chaîne.ISABELLE BOUCQDe l’avion Rafale deDassault au derniervernis à ongle deL’Oréal, plus un seulproduit ne sort sur lemarché sans être passé par desphases de simulation numériquepour garantir une performanceoptimale et des comportementsconformes aux attentes. « <strong>La</strong>simulation, c’est notre colonnevertébrale, affirme Gérard Poirier,adjoint au directeur de la stratégiescientifique en charge des partenariatschez Dassault Aviation.C’est un moyen de faire des calculsavec beaucoup d’interpolations etdes résultats corrects. On minimiseles essais réels et les erreurs tout enaboutissant à une meilleureconnaissance du produit virtuel. »Chez Dassault, il est vrai, on faitde la simulation depuis bellelurette. « Depuis 1975, nous avonsbeaucoup investi dans la simulation.Les prémices de Catia [ logicielde conception assistée par ordinateur(CAO) créé par DassaultAviation, ndlr], chez nous, ontmené à la création de DassaultSystèmes, une belle réussite françaisedans la CAO. » Les supercalculateursont permis de passer àla vitesse supérieure.Pour désigner la simulationboostée par des calculateurs dontla puissance s’évalue en téraflops(un téraflop correspond à1 000 milliards d’opérations parseconde) et bientôt en pétaflops(1 million de milliards d’opérationspar seconde), on préfèredésormais parler de HPC, pour« High Performance Computing »ou calcul haute performance. « LeHPC est l’ensemble des outils detechnologie qui permettent de neplus dépendre uniquement del’expérimentation. Grâce au HPC,on peut simuler des phénomènesqu’on ne peut pas expérimenter,par exemple dans le nucléaire, oupour comprendre la réaction desorganes à l’intérieur du corps encas de crash », explique HervéMouren, qui dirige Teratec, lepôle européen de compétence ensimulation numérique hauteperformance installé depuis un anà Bruyères-le-Châtel, dans l’Essonne,à côté du Commissariat àl’énergie atomique et aux énergiesalternatives (CEA).DÉLAIS DE DÉVELOPPEMENTET COÛTS RÉDUITS« <strong>La</strong> simulation est le couplagedes mathématiques appliquées etde la recherche informatique. <strong>La</strong>France, observe Hervé Mouren, ala meilleure école de mathématiquesau monde et il y a toujourseu un terreau fertile pour larecherche scientifique et les applicationsmilitaires. » Selon lui,deux phénomènes ont donné uncoup d’accélérateur au déploiementdu HPC. « Avec l’arrêt desessais nucléaires, il a fallu utiliserla simulation. D’autre part, depuisdix ans, les grands industriels ontpris conscience que la simulationétait un enjeu stratégique. Ilsdoivent non seulement maîtriserces technologies, mais aussi lesdiffuser dans leur écosystème etdans toute l’industrie. »À la clé, des délais de développementet des coûts réduits. HervéMouren affirme que dans l’automobile,qui est un grand utilisateurd’HPC avec l’aéronautique etl’énergie, on a réduit le temps dedéveloppement des voitures pardeux en quinze ans grâce à cestechnologies de simulation reposantsur des puissances de calculde plus en plus importantes. « Etla première voiture qu’on construitpeut rouler », précise-t-il.Un exemple ? <strong>La</strong> Clio 4 a fait unecure d’amaigrissement de 100 kggrâce à la simulation numérique.Celle-ci a permis de tester lesnouvelles pièces allégées et degarantir leur tenue en cas de choc.Dans l’aéronautique, on conçoitdes avions moins gourmands enénergie et moins bruyants en analysantdes phénomènes physiquescomplexes. Dans l’industrie pharmaceutique,on accélère la découvertede nouvelles moléculesactives et de nouveaux médicaments.Les compagnies pétro-Les industriels financent à hauteur de leur utilisation le supercalculateur Airain, une machine fournie par Bullau centre de calcul recherche et technologie (CCRT) du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). [CEA]FORUM TERATEC : SIMULER POUR INNOVERLes 25 et 26 juin, le Forum Teratec réunità l’École Polytechnique la crème de la crèmedu HPC européen et mondial. En présencede Louis Gallois, acquis à la cause du HPCdepuis son passage chez EADS, des industrielsviendront raconter leurs expériences, ycompris des nouveaux venus comme Michelinou Unilever, habituellement peu bavards.21,8 milliards de dollarsC’est le chiffre d’affaires du HPC en 2012 dans lemonde (y compris le stockage, les logiciels et lesservices associés). En France, il s’élève à 500 mil lionsd’euros, avec une croissance à deux chiffres d’icià 2017 (sources : IDC et Pierre Audoin Consultants).DES CENTRES PARTOUT EN FRANCE L’UsineNouvelle a recensé neuf centres de calcul intensifouverts aux entreprises : CCRT à Bruyères-le-Châtel(320 tflops), Roméo à Reims (6 Tflops), Cisnaau Mans (1,5 tflop), Crihan à Rouen (14 Tflops),Extreme Factory aux Clayes-sous-Bois (170 Tflops),Caps Compute <strong>La</strong>b à Rennes (42 Tflops), CSP àPau (2,5 tflops), Calmip à Toulouse (38,5 Tflops)et HPC@LR à Montpellier (20,5 Tflops).
VENDREDI 21 JUIN 2013 LA TRIBUNEENTREPRISES & INNOVATION 23Teratec, le pôle européen de compétence en simulation numériqueest installé depuis un an dans l’Essonne, à côté du CEA. [TERATEC]Pour Gérard Roucairol, président de Teratec, « la puissance de calcul est un enjeu majeur qui chambouleles positions acquises dans l’industrie mondiale ». [TERATEC]lières ont des outils pour chercherde nouveaux réservoirs et mieuxexploiter les gisements actuels.De nouveaux secteurs, comme lecinéma et les médias, se mettent àleur tour à lorgner les téraflops.Comme Luc Besson, et son studioEuropaCorp, qui s’intéresse deprès au HPC. Le film Avatar n’auraitpas été possible sans les calculsde 40 000 processeurs, seulementtrois fois moins puissants que lessolutions déployées dans les simulationsthermonucléaires ! L’interdictiondes tests sur les animauxamène aussi des industriels de laFusion nucléaire,exploration dugénome humain…c’est toujoursla recherche publiquequi tire ce marché.cosmétologie, comme L’Oréal, à setourner vers la simulation.Si l’industrie s’est mise au HPCdepuis une bonne dizaine d’années,c’est toujours la recherchepublique qui tire ce marché avecdes projets dans la fusion nucléairecomme Iter, l’exploration dugénome humain ou la climatologie.L’intérêt de Teratec est de réunirle trio indispensable au développementdu HPC : industriels utilisateurs,fournisseurs de technologieet centres de recherche. Parmi lesmembres fondateurs, on trouveAirbus, Air Liquide, Dassault Aviation,Safran ou encore Total, ainsique de nombreuses entreprisestechnologiques (Bull, Altran, Nvidia,ESI Group…) et des partenairesde recherche (CEA, CNRS,Polytechnique, Inria…).L’un des fournisseurs de solutionshébergés sur le campus Teratecest la compagnie Distene. Selonson directeur commercial, <strong>La</strong>urentAnné, ses clients ont besoin delogiciels pour exploiter les résultatsdes calculs massifs. Et commebeaucoup d’acteurs de ce domaine,il s’enthousiasme en constatantque le HPC permet aujourd’hui detester des phénomènes multiphysiquesmélangeant les aspectsélectromagnétiques, chimiques oumécaniques d’une solution, avecdes résultats toujours plus réalistes.« C’est une barrière qui peutêtre franchie grâce au HPC »,s’émerveille-t-il.Après un an d’existence, Teratecpeut se targuer de quelques résultatsprometteurs, comme la créationde l’institut de recherche techno l o g i q u e ( I R T )SystemX dédié à l’ingénierienumérique dessystèmes du futur et lelancement de Numinnov(le numérique pourl’innovation), uneplate-forme de servicesde calcul intensif dansles nuages (cloud). « Enrendant le HPC disponibleà la demande dans le cloud etles logiciels disponibles en modeSaaS [Software as a Service] on adéjà enlevé deux barrières à l’entrée.<strong>La</strong> troisième barrière est l’expertisedont les entreprises ont besoin pourFOCUSfaire de la simulation numérique »,explique Hervé Mouren. Malgré lalevée progressive de ces obstacles,tout le monde déplore la difficultéd’accès pour les PME.UN ENJEU STRATÉGIQUEPOUR LES INDUSTRIELSCertaines pourtant misent leurfutur sur cette technologie. L&LProducts est un équipementierautomobile qui s’est doté de moyensde calcul importants dès le débutdes années 2000 en suivant les évolutionsau fil du temps. « En 2012,nous avons acquis un cluster de72 processeurs pour un coût endessous de 100 000 euros, raconteFrank Braymand, chargé des calculsHPC dans cette société installéeprès de Strasbourg. Nous vendonsaux constructeurs des solutions derenfort de structure. Sans le HPC,nous ne pourrions pas leur présenterdes propositions abouties après avoirfait le tri entre les bonnes et lesmauvaises solutions. C’est primordialpour nous. »Depuis 2003, le centre de calculrecherche et technologie (CCRT)est l’un des composants du complexede calcul scientifique du CEAsur le site de Bruyères-le-Châtel.L’Europe soutiendra-t-elle le HPC ?Pour fêter ses dix ans, le CCRT aencore augmenté sa puissance decalcul : 320 téraflops à la dispositiondes équipes du CEA et d’unedizaine de grands industriels.« L’objectif est de les accompagnerdans le passage à l’échelle dans lasimulation numérique. Il y a d’autresoffres de la part de HP, IBM ou Bull.Mais ils viennent chez nous pourexpérimenter des phénomènes physiquescomplexes et pour aller plusvite. Grâce à notre veille, ils accèdentà des technologies nouvelles, commele GPU computing », expliqueChristine Ménaché, chargée d’affairesCCRT au CEA. Le GPU ?C’est un type de calcul qui consisteà utiliser le processeur graphique(GPU) en parallèle à l’unité centralede traitement, afin d’accélérer destâches de calcul polyvalentes descience et d’ingénierie. <strong>La</strong>ncé il y acinq ans par Nvidia, le calcul par leGPU s’est imposé comme un standardde l’industrie. « Thales est venufaire des tests pour ses radars,reprend Christine Ménaché. Eninterne, ça leur aurait pris quatremois. Au CCRT, ça a pris unesemaine. » Les industriels financentà la hauteur de leur utilisation lesupercalculateur Airain auxSi Jean-Philippe Nominé, chargé des collaborationseuropéennes au CEA, parvient àses fins, la Commission européenne devraitinscrire le HPC (High Perfor manceComputing ou « calcul haute performance »)parmi les projets prioritaires du plan Horizon2020. Au sein du forum ETP4HPC (EuropeanTechnology Platform for HPC), il militedepuis plusieurs mois pour que le HPC fassel’objet de programmes de recherche et definancements.Structure indépendante fondée par desindustriels européens, cette plate-forme proposeplusieurs axes de recherche : passage àl’échelle extrême de l’exaflop (1 milliard demilliards d’opérations par seconde), avec desquestions de résilience et d’efficacité énergétique,démocratisation des usages ou encoresolutions déclinables pour les PME.À la clé, 150 millions d’euros par an pendantsept ans pour développer le HPC de demain.« Même s’il est difficile de chiffrer les retombéeséconomiques et la création d’emplois, nouscroyons que le HPC est porteur et la France estmoteur grâce à ses compétences et à sa vision »,affirme Jean-Philippe Nominé. 10 000 cœurs, une machine massivementparallèle fournie par Bull.Ils apprécient l’accès aux dernièrestechnologies et les services offertsdans le stockage, le dépouillementet la visualisation à distance.Gérard Roucairol, président deTeratec et vétéran de Bull, se fait lechantre du HPC et de son rôle dans«Thales estvenu faire destests pour sesradars. En interne,ça leur aurait pris4 mois. Au CCRT, çaa pris une semaine. »CHRISTINE MÉNACHÉ, CHARGÉED’AFFAIRES CCRT AU CEAl’innovation et la compétitivité.« <strong>La</strong> conception des machines et deslogiciels est en train de changerradicalement. <strong>La</strong> puissance desmachines provoque des rupturestechnologiques dans le logiciel.Pouvoir utiliser cette puissance decalcul est un enjeu majeur quichamboule les positions acquisesdans l’industrie mondiale, expliquet-il.<strong>La</strong> simulation numérique est unenjeu de maîtrise du futur de l’Europeet la France est l’un des rarespays dans le monde qui possède descompétences couvrant toute lachaîne de valeur. »Pour lui, il est impératif de mettrela simulation numérique au servicedu renouveau de la productivité,comme il vient de l’expliquer dansun rapport remis ces jours-ci à laDirection générale de la compétitivité,de l’industrie et des services.« Avec le HPC, on est à la frontièrede ce qu’il est possible de faire avecdes ordinateurs. Les retombées sonttrès larges », conclut-il. Auxalentours de 2020, on devraitfranchir le cap de l’exaflop, soit1 milliard de milliards d’opérationspar seconde…