Désolé j'ai ciné #12
Dernier round de l'année pour l'équipe de Désolé j'ai ciné. Et pour ce 12e numéro, on ne pouvait pas ne pas évoquer l'évènement de cette fin d'année : Star Wars. Alors on est revenu sur toute la saga mais également sur la carrière de JJ Abrams. Sinon on vous parle aussi de Terrence Malick, d'Hirokazu Kore-Eda, de Robert Eggers et même de Disney ! Un numéro encore bien riche qui se conclut par un petit mot de fin de ma part pour revenir sur cette année mais aussi sur la place de la femme dans le cinéma et dans la société. On vous remercie pour votre fidélité et on vous dit à l'année prochaine !
Dernier round de l'année pour l'équipe de Désolé j'ai ciné. Et pour ce 12e numéro, on ne pouvait pas ne pas évoquer l'évènement de cette fin d'année : Star Wars. Alors on est revenu sur toute la saga mais également sur la carrière de JJ Abrams. Sinon on vous parle aussi de Terrence Malick, d'Hirokazu Kore-Eda, de Robert Eggers et même de Disney !
Un numéro encore bien riche qui se conclut par un petit mot de fin de ma part pour revenir sur cette année mais aussi sur la place de la femme dans le cinéma et dans la société.
On vous remercie pour votre fidélité et on vous dit à l'année prochaine !
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
1
2
3
LE SOMMAIRE
6. JJ Abrams : l’auteur/fan des temps
modernes ?
26. Retour sur la saga star wars
50. terrence malick : explorateur de
l’A(mour)D(ieu)N(ature) de l’humanité
74. rétro hirokazu kore-eda
106. la neige au cinéma
114. oh my disney !
122. Les familles addams
131. the morning show
132. les mots de la fin
94. Robert Eggers : au commeencement
était salem
98. Dossier films d’animation
Rédactrice en chef/mise en page : Margaux Maekelberg
Rédacteurs : Aubin Bouillé, Thierry de Pinsun, Vincent Pelisse, Mehdi Tessier, Baptiste Andre, Captain Jim, Liam
Debruel, SN, Pravine Barady & Elie Bartin
4
5
EDITO
Dans ce numéro de fin d’année, on vous a beaucoup parlé de
Noël. De “Die Hard” à “Gremlins” en passant par “It’s A
Wonderful Life”, on ne peut s’empêcher de constater que cette
période de froid continue de nous enchanter. Comme si les couches
de neige et de bons sentiments, que l’on retrouve encore cette
année dans les plus ou moins réussis “Klaus” et “Last Christmas”,
ainsi que dans une vingtaine d’autres films de Noël Netflix,
étaient notre moyen à nous de survivre à un monde de plus en
plus aberrant. Si la critique cinéma a tendance à aller contre
les pensées “escapistes” du septième art, qui le voient comme
un moyen de s’évader et d’oublier ses problèmes, il est parfois
difficile de nier que c’est tout ce dont on a besoin. Autorisezvous
un moment de plaisir, n’hésitez pas à dégouliner pour une
fois. Profitez de la neige du cinéma, comme on vous en parle dans
notre dossier, cher lectorat. Profitez bien, parce que bientôt cette
jolie poudreuse ne sera que science-fiction pour nous tous !
À l’année prochaine.
Captain Jim
J.J ABRAMS
6
7
l’auteur/fan des
temps modernes ?
8
Dire que JJ Abrams est une figure polarisante de l’art populaire
moderne serait un euphémisme tant presque tout artiste avec
un tant soi peu réputé peut se traîner un cycle sans fin de débats
souvent étirés entre deux écarts extrêmes oubliant l’importance
de la nuance dans la réflexion. Néanmoins, le cas d’Abrams est
passionnant car le réalisateur est lié à de nombreuses œuvres
ayant marqué la pop culture : “Lost”, “Fringe”, “Star Trek”, “Mission
Impossible”, “Star Wars”,… Que ce soit dans ses propres créations ou
la reprise de licences célèbres, JJ Abrams crée le questionnement,
souvent la colère, par ses choix qui sont pour certains dirigés par
un fan service aveuglant, une volonté de satisfaire qui n’en ferait
qu’un Yes Man sans volonté auteurisante. Pourtant, en creusant
ses œuvres, aussi bien télévisuelles que cinématographiques,
on ne peut nier des thématiques aussi reconnaissables que sa
stylistique, une quête émotionnelle et réflexive (notamment sur la
question du Fan) qui devrait lui mériter, qu’importe l’avis de ses
nombreux détracteurs, la mention d’auteur. Car si l’on réfléchit aux
critères de certains bien pensants pour catégoriser un artiste en
tant qu’auteur, Abrams s’inscrit dans la politique des auteurs tel
qu’énoncé auparavant dans les Cahiers du Cinéma par Truffaut. Et
d’un autre côté, nier qu’Abrams est un fan serait peu productif car
il l’est et non, ce n’est pas négatif, bien au contraire. Contrairement
à beaucoup qui citent sans construire la réflexion derrière la
référenciation, Abrams est en perpétuel questionnement de ses
médiums et de ses figures directrices. “Super 8” n’aurait pu être
qu’une lettre d’amour à Spielberg, il bâtit un drame familial qui
trouve la rédemption aussi bien dans la puissance du fantastique
que dans la création de sentiments conciliateurs. “Star Trek” aurait
pu être un de ces reboots « réalistes » débarquant en même temps
que le succès du “Batman Begins” de Nolan, il s’ouvre par une
catastrophe alliant grandiloquence de destruction et petitesse des
émotions. On aura résumé son “Réveil de la Force” en une simple
relecture à vide du “Nouvel Espoir” alors qu’une fois qu’on creuse
derrière les apparences se dresse une réflexion sur la puissance de
la mythologie “Star Wars” aussi bien sur ses personnages que sur ses
spectateurs. Car regarder une œuvre d’Abrams, c’est regarder une
œuvre qui commence par un moteur émotionnel alimentant tous ses
récits pour mieux toucher le public.
9
FRINGE
La création de nouvelles cellules familiales
permettant l’épanouissement de ses
personnages est une figure que l’on retrouve
en permanence. “Fringe”, plus qu’être une
série hommage à “X-Files”, ne traite t-il pas
d’une famille se créant par la relation brisée
entre un fils et son père ? C’est d’ailleurs le type
de relations qui se retrouve en permanence,
soulignant l’incompréhension entre deux
générations marquées par un même drame
et devant se confronter l’une à l’autre, souvent
dans le pardon, pour mieux pouvoir avancer.
Tel le modèle Spielberg, c’est dans la création
d’une situation dépassant l’imaginaire que
se crée l’émotion et c’est par la fiction que
chacun peut s’accomplir en trouvant son
rôle, souvent accompagné dans un groupe
qui lui offre amour et reconnaissance en tant
qu’individu. La cellule familiale dépasse ainsi
le cadre institué par la société, notamment
par la création d’une bande liée par l’amitié
et un véritable amour entre chacun donnant
la force de se mettre en danger et des fois de
se sacrifier pour le bien-être de chacun. Là
où certains voient dans la mort de Kirk dans
“Into Darkness” une pirouette scénaristique,
une moquerie même pour certains du décès
culte de Spock dans “La Colère de Khan”, il
y a une véritable intention émotionnelle qui
joue également en réflexion de miroir d’un
passé qu’on se doit d’améliorer.
Que ce soit avec “Star Trek”, “Star Wars” ou
même “Super 8”, Abrams traite ainsi d’un
besoin de faire mieux que les générations
passées. Là où le reboot pourrait être
inconséquent, il y a une gravité qui se crée
par l’inscription dans une mythologie et
une obligation de se rattacher à des figures
importantes. On y retrouve le lien avec le père
: Kirk doit faire mieux que son père, qui s’est
sacrifié pour sa vie, Kylo Ren veut dépasser
sa figure paternelle écrasante et Joe Lamb
doit se confronter au deuil là où son père
ne veut pas assumer la douleur qu’il ressent
face à la perte de sa femme.
Dans sa merveilleuse conférence donnée au
Ted, Abrams parle du pouvoir du mystère en
décrivant une boîte offerte par son grandpère.
L’art de l’inconnu, ses promesses
ainsi que le cheminement amené par des
questionnements que le spectateur se doit
de compléter nourrit le cinéma du réalisateur
jusque dans ses plus profonds recoins,
sans jamais dénaturer son besoin de lier le
merveilleux et le spectaculaire à l’humain,
au dramatique. À notre tour de sonder un
peu quelques créations d’un des maîtres du
divertissement populaire actuel.
Liam Debruel
10
LOST
11
La télévision va connaître avec Lost un choc tel qu’on peut
dire qu’elle ne s’en remettra jamais totalement. Dès son pilote,
Abrams amène un questionnement jubilatoire par sa situation
de départ : un crash d’avion sur une île mystérieuse. La situation
géographique du lieu et ses événements inexplicables amènent
une extrapolation permanente de la part des spectateurs,
obligés de se creuser les méninges pour espérer trouver la clé
de cette boîte à mystères qui, une fois ouverte, ne fait qu’en
révéler encore un paquet d’autres, toutes aussi insondables les
unes que les autres.
Rapidement, si l’aspect survie face aux dangers de la nature
et la menace permanente qui plane sur l’île reste présent,
c’est autre chose qui se dresse : les destins, liés chacun par
la force du hasard, des survivants. Chacun se dévoile par
l’usage de flashs back et oblige à faire tomber le masque
archétypal qui les dissimule au départ. Une émotion se noue
au fil du temps, sentiments contraires qui nourrissent les uns
et les autres dans leurs drames à résoudre, souvent liés à leur
existence sur l’île. Jack est ainsi purement symbolique de
l’impossibilité du personnage Abramsien de se décoller de
son modèle paternel, qu’il faut au moins avoir connu pour s’en
affranchir. Ce n’est pas le cas ici et l’amertume d’un tombeau
vide amène à une sensation d’être bloqué, non plus seulement
physiquement par l’étendue d’eau de leur lieu de souffrance
mais psychologiquement.
Avec Lost, JJ Abrams et Damon Lindeloff ont su faire évoluer
leurs personnages et postulats pour mieux les diriger vers
l’inconnu total, quitte à perdre la maîtrise du véhicule par
moments, tout en insérant leurs idées. Le meilleur moyen de
célébrer cette série, c’est de la redécouvrir intégralement,
histoire de prendre conscience de sa richesse thématique.
12
FRINGE
13
Tout semble partir d’un simple hommage à “X-Files”, série
adorée par Abrams (ce dont on ne doute vraiment pas au vu de
sa personnalité). Pourtant, là où le show s’annonçait comme le
Freak of the week, multipliant figures horrifiques de concepts de
science-fiction par instants purement vertigineux, “Fringe” relève
d’un point essentiel dans la narration Abramsienne : la cellule
familiale et la manière dont la reconstruction d’une nouvelle
peut permettre à chaque individu d’avancer et de s’affirmer.
Petit à petit, la série se permet de se détourner de ses promesses
pour partir vers sa propre mythologie plus abstraite avant de
plonger tête baissée dans toutes les possibilités narratives
des univers alternatifs, tout cela afin de mieux faire avancer les
relations entre nos héros. Les différents autres mondes, en plus
de nourrir le divertissement une série qui aura su multiplier les
concepts fantastiques tout aussi variés et forts visuellement,
permettent de raconter une histoire simple d’apparence : le
rapprochement entre un père et son fils par le biais d’une femme
au passé tout aussi brisé que ses compères. Une nouvelle fois,
“Fringe” appuie que c’est dans la fiction, dans ce qu’elle a de
plus invraisemblable et surprenante, que se construit et se
détermine la figure Abramsienne, nourrissant dans l’action et
l’inattendu la personne et les émotions qui la déterminent en
tant qu’individu.
Si la série a dû accélérer son final suite à des audiences
décevantes, force est-il de constater qu’elle a su perdurer bien
après son arrêt par ses ambitions dans le milieu de la sciencefiction
télévisuelle mais surtout par la force dramatique de ses
personnages. C’est une récurrence qu’on ne souligne jamais
assez au vu du mépris accordé par certains aux créations
d’Abrams, jugées trop mécaniques sans avoir vu que ce n’est
pas un simple moteur qui alimente ses créations mais un cœur
débordant d’amour pour ses protagonistes et les scénaristes
reprenant sa relève.
14
La saga “Mission Impossible” se situe à
part, dans l’engagement de ses réalisateurs
dans la narration du film, faisant de
chaque épisode un volet stylistiquement
différent. Le choix de JJ Abrams après le
désistement de Joe Carnahan s’avère donc
intéressant au vu du passage du milieu
télévisuel à celui cinématographique. Cette
évolution se trouve clairement au centre
de la narration, incluant son passé en
plein cœur du métrage : présence dans le
générique de l’image de l’allumette propre
à la série originale, usage du MacGuffin
ou l’apparition de Keri Russell, star de sa
première série Felicity, comme symbole de
son passage du petit au grand écran (de
quoi se poser des questions sur sa présence
au générique du prochain “Star Wars”,
cette fois-ci dans un récit de clôture et non
d’initiation). La dernière réplique de celleci
s’avère dès lors touchante car révélatrice
d’un passage de flambeau sans renier l’art
télévisuel qu’Abrams aura su faire évoluer.
Cela se voit dans sa mise en scène qui
s’élargit, notamment par des mouvements
de caméra qu’il ne pouvait se permettre
avant afin de mieux capter l’action et
privilégier l’usage d’effets spéciaux au
service de sa narration.
Le plus intéressant néanmoins est la
tournure qu’il fait prendre au héros. Hunt
est replacé dans un contexte plus humain et
plus fragile dès l’une des premières scènes
du film où la caméra effectue un montage
rapide mais lisible, telles des photos prises
lors d’un événement. Lorsqu’il se voit
recontacté par son agence, c’est par le biais
d’un appareil photo qui partira évidemment
en fumée. On y voit un Hunt en quête d’une
normalité que son métier ne peut lui offrir,
scission entre l’envie d’un quotidien simple
et l’aspect extraordinaire de son statut.
JJ Abrams, lui, manie ce revirement avec
brio et le nourrit avec assez d’intentions
qui perdureront même dans les épisodes
suivants
En ce qui concerne le divertissement, il est
fortement présent mais toujours dans un
certain ancrage, un certain ressentiment.
Quand Ethan Hunt court dans un plan
allongé au maximum, sa course n’est
pas vaine, elle porte une urgence dans
sa situation qui la rend plus palpable
et donc plus forte. Jamais l’action n’est
inconséquente dans ce volet, tout comme
dans tout film d’Abrams : chaque course,
chaque explosion, chaque blessure relève
d’une obligation écrasante, déterminant le
personnage dans la confrontation.
“Mission Impossible 3” est donc loin d’être
aussi banal que certains l’auront dit. C’est un
divertissement replacé par son réalisateur
à une échelle plus humaine, rendant Ethan
Hunt plus proche de nous. On y sent
l’envie de cinéma d’un jeune réalisateur qui
marque de sa patte une saga en perpétuelle
évolution, même avec le même réalisateur
à la barre (“Rogue Nation” et “Fallout” sont
en effet très opposés l’un de l’autre excepté
dans leur grande qualité). Première étape
réussie tant malgré les années, ce volet ne
s’essoufle guère et appuie aussi bien dans
son action que dans sa dramaturgie, une
récurrence chez Abrams.
MISSION IMPOSSIBLE
15
STAR TREK
16
Au moment d’entamer Star Trek, deux
questions prédominent. La première :
Comment moderniser un matériel culte afin
de s’attirer un nouveau public ? Hollywood
s’interroge perpétuellement là-dessus,
cherchant à allier nostalgie de la licence et
nouvelle formule pour élargir l’audience.
La deuxième : comment gérer l’héritage
de l’univers culte de Gene Roddenberry
? Comment se réapproprier cela de
manière respectueuse pour les fans tout
en y apposant sa marque ? Abrams dévie
alors le reboot de manière à l’inscrire
dans la chronologie originale par le biais
d’un bouleversement temporel. Tous les
personnages originaux sont donc présents
mais altérés par ce biais, déformations
de souvenirs atteints par une volonté de
modernité réussie. Plus qu’un argument
marketing, c’est un thème Abramsien en
diable qui se dessine : celle du « reboot
» dans la volonté de faire mieux que la
génération précédente.
La première scène de ce « Star Trek »
annonce la couleur. Parfait mélange
d’infiniment grand (l’USS Kelvin affrontant
le vaisseau Romulien) et l’infiniment petit
(la naissance de Kirk), cette séquence
dévoile instantanément le style d’Abrams
: du divertissement mais avec une touche
d’humanisme et d’émotion, le tout aidé
par une musique flamboyante de Michael
Giacchino. Le réalisateur offre donc un
space opera des plus spectaculaires sans
mettre de côté ses personnages, alternant
sans sourciller instants de grandiloquence
et parenthèses plus intimes. La mort du
père, centrale dans toute création d’Abrams,
instaure une dramaturgie forte par la
puissance soulignée du méchant et surtout
par cette ombre qui plane tout le film sur
17
Kirk, en quête d’émancipation de cette
figure écrasante (le test du Kobayashi-Maru
prend une tournure autre en obligeant Kirk
à se confronter directement au décès de
son père).
Le récit a beau se concentrer plus sur
Spock et Kirk, il n’hésite pas à travailler ses
personnages secondaires, et à raison : c’est
autour d’eux que se forme un équipage
disparate mais fort reconnaissable, appelant
ainsi à un attachement sur le long terme
qui subsiste à travers ses deux suites,
respectant ainsi l’héritage de Roddenberry
tout en recréant une cellule familiale forte,
permettant à chacun de se défaire de sa
douleur en partageant son émotion avec
d’autres. Cette interrogation sur l’héritage et
l’importance d’un entourage réhabilisateur
s’applique autant à la diégèse du film qu’à
l’extérieur, notamment dans sa conclusion
: ici, notre vaisseau dérive vers un trou noir
semblable à celui ayant amené le Spock
original, symbole d’une forme de passé
impossible à atteindre. L’Entreprise saura
réussir à s’en échapper pour aller de l’avant,
tout en gardant un lien avec les histoires
originales. D’ailleurs, la scène qui suit
constitue une passation de flambeau entre
Léonard Nimoy et Zachary Quinto, passé et
futur s’alliant dans une scène sincère.
N’hésitant pas à jouer avec les attentes de
ses spectateurs, connaisseurs ou pas de la
saga, Abrams se permet de nombreux clins
d’oeil pour prouver son respect envers les
personnes ayant transformé l’univers de
Star Trek en culte. Mais en même temps, il
nous appelle à ne pas rester coincé dans le
passé, aussi idéal semble t-il, pour avancer,
toujours plus loin. Face aux fans qui veulent
à chaque fois la même chose tout en se
plaignant de l’avoir, Abrams dresse une
réponse forte, loin du fan service gratuit
dans lequel on l’enferme aveuglément
sans s’interroger sur la pertinence de la
référenciation (un peu comme son maître
Spielberg avec “Ready Player One”). Ici,
Abrams cherche à respecter le fan et en
même temps partir vers de nouveaux
horizons bien riches…
18
SUPER 8
“Super 8” s’ouvre directement dans la douceur et le drame. Un ouvrier se
charge de modifier un panneau censé décompter les jours sans incident de
travail, impliquant en hors champ le malheur. En quelques secondes, Abrams
nous dépeint la tragédie au cœur de son film et le « fantôme » qui va rester
constamment sur la tête de notre héros. Car « Super 8 » est un récit de sciencefiction
mais aussi celui d’un deuil, de l’enfance certes mais surtout de la mère de
Joe. L’extraterrestre qui va débarquer dans la ville en est un symbole, souligné
par le collier que le jeune homme conserve en permanence. Celui-ci est le «
mauvais objet », celui dont il faut se débarrasser pour pouvoir avancer.
Abrams utilise ses références pour nourrir un cinéma certes divertissant mais
toujours appuyé par une forte sincérité. L’aspect rétro nostalgique est certes
porteur d’influence mais le réalisateur y ajoute un amour franc et sincère qui
dépasse tout aspect méta que certains pourraient y voir. Chacun s’est forgé
son identité par des œuvres, des inspirations extérieures, il est donc logique
de voir l’influence du grand Spielberg dans le travail d’Abrams. Les idées se
recyclent en permanence, se reconstruisent par le contact avec autrui et c’est
quelque chose que l’on oublie souvent, la manière dont chacun se crée par
diverses influences pour forger l’entité que nous sommes.
19
« Super 8 », Abrams le filme comme toutes ses autres oeuvres : avec dynamisme
et action. Il y a de quoi divertir, de quoi émerveiller n’importe quel spectateur
en quête de frissons. D’ailleurs, à une époque où l’action est surcoupée lors du
montage pour distraire son public de manière illisible, Abrams arrive à rendre
toutes ses séquences lisibles et grisantes. Mais comme cité précédemment,
l’action chez Abrams a du sens. Ce déraillement de train si destructeur, en plus
d’être symbolique de la violence du deuil éprouvé par Joe et sa résurgence,
est filmé du point de vue adolescent, encore plus sensible à la grandiloquence
de l’événement et le rendant donc plus impressionnant encore. Abrams amène
donc, comme dans toutes ses œuvres, un équilibre entre la mise en avant de
son action et quand se poser pour mettre en avant les dilemmes humains et
les tourments de tout un chacun, que ce soit celui d’un jeune homme face à
ses peurs et ses doutes et se devant d’avancer face au drame vécu ou celui de
son père qui découvre en cet homme qu’il déteste leur perte commune de leur
amour, se guérissant réciproquement par le pardon.
Sublimé par la bande originale de Michael Giacchino et la mise en scène
d’Abrams, « Super 8 » est un film rétro mais pas coincé dans le passé, exhortant
même à l’avenir et à l’évolution. Un message toujours aussi fort et poignant,
surtout quand on constate que le style 80’s est devenu rapidement un argument
creux et mécanique, symptomatique d’une volonté de nostalgie sans réflexion.
Quant à Abrams, il y trouve son film le plus puissant.
20
On connaît la mécanique Abrams et son
traitement mélancolique en arrière-plan
de ses récits. Dès les premières minutes
de “Star Trek Into Darkness”, on comprend
qu’il en sera de même ici. La mort n’est
jamais loin, que ce soit par un attentat
dévastateur que la caméra appuie par une
photographie rappelant ses raisons, ou
bien par les victimes du film, temporaires
ou non. Il y a également une manière de
jouer sur la nature de « variation temporelle
» des épisodes passés, comme cette
inversion d’une scène culte de “Star Trek 2”
. Mais ce genre de clins d’œil est rarement
gratuit et ne fait que participer à la force
de ce blockbuster. Abrams fait pleinement
preuve de son talent pour la maîtrise de
l’aspect émotionnel de ses intrigues et ses
protagonistes.
Il y a également une nature politique qui
semble avoir été oubliée par de nombreux
spectateurs et critiques. Il s’avère en effet
que les actes commis ne le sont qu’en
réponse à une politique gouvernementale
assez répréhensible. Ces attentats trouvent
donc une explication moralement trouble,
réponse au bellicisme d’une organisation
qui a besoin de se satisfaire dans le conflit.
On peut même voir en un personnage vat’en
guerre une caricature de nombreuses
figures politiques qui ont cherché/
cherchent par tous les moyens à entrer en
conflit armé sans penser aux pertes civiles
que la guerre peut engendrer. La scène de
l’attentat à Londres appuie donc cette figure
« humanisée » du terrorisme : c’est par
nos imperfections, nos erreurs, que nous
sommes amenés à commettre le pire. Peuton
néanmoins justifier moralement un acte
condamnant la vie de nombreux innocents
? Plutôt que d’apporter une réponse toute
faite, le film préfère laisser le public seul
face à ses interrogations.
STAR TREK INTO DARKNESS
De quoi amener un fond plus trouble à
un blockbuster qui survole sans souci
le tout-venant Hollywoodien. Il suffit de
voir les récurrences dans les thèmes et
gestes de mise en scène d’Abrams pour
l’installer en tant que véritable metteur en
scène et non pas simple artisan sans âme.
Il parvient en effet à allier divertissement
grand public, questionnements sur la mort
et interrogation résonnant avec l’actualité
politique (les sorts de Khan et de Ben Laden
peuvent être mis en équivalence par leur
répercussion et les implications derrière
eux). “Star Trek Into Darkness” est selon
certains Trekkies le pire film de la saga.
Nous répondrons qu’il constitue plutôt un
blockbuster de qualité que l’on se revoit
sans déplaisir par ses nombreuses qualités.
21
meurtriers avec ces citoyens dépassés par la
catastrophe.
Lors de la promotion du film, JJ Abrams
expliquait que l’idée de Cloverfield lui
est venue de la grande représentation de
Godzilla au Japon. N’oublions pas que le
film original était ainsi un regard du Japon
sur les bombes nucléaires lancées par les
États-Unis. Vu que les rares images qui
étaient disponibles étaient celles des pilotes
d’avions, le film tenait du point de vue
aérien. Ici, au vu de la multiplicité d’images
au sol, on peut disposer de témoignages
autres sur la terreur représentée. Pour
appuyer son amertume, les images de
destruction effacent une vidéo où nos héros
sont heureux. La catastrophe présente et
ses conséquences futures effacent ainsi le
bonheur d’un passé insouciant.
CLOVERFIELD
Nous sommes en 2008 et les vidéos
faites par des personnes « ordinaires » se
partagent de plus en plus sur Internet.
Le flot d’images constant qui nous
submerge confère une légitimité et un
aspect véridique à tout événement, ce que
comprend parfaitement « Cloverfield », pur
film de monstre répondant au trauma des
attentats du 11 septembre. Cela passe par
des témoignages du quotidien, regards
innocents célébrant la vie sans savoir les
morts à venir. La transmission d’un regard
humain sur certaines catastrophes par le
biais de certaines caméras impose une
remise à niveau humaine, ce que Matt
Reeves utilise en appréhendant un format
devenu récurrent pour raconter une
Amérique encore sous le choc d’attentats
La première demie-heure, s’attardant sur la
soirée de départ de Rob, est essentielle car
elle apporte un contexte sur les relations de
chacun ainsi qu’un contexte de normalité
perturbée par la catastrophe justifiant un
filmage avec une caméra intra diégétique.
La quête de crédibilité dans l’intrigue
amène l’interrogation sur notre manière
actuelle de percevoir la catastrophe. «
Cloverfield » se fait alors témoignage
d’une époque où tout se retrouve filmé par
n’importe quel badaud avant d’être partagé
sur Internet, moyen de survie extériorisant
le témoin du drame auquel il assiste ainsi
que manière de partager des sentiments
reconnaissables à quelque chose qui nous
dépasse. Sans doute parmi les films les plus
essentiels sur l’Amérique post 11 septembre
et la manière dont il nourrit encore à ce
genre de nombreux titres à gros budget…
22
10 CLOVERFIELD LANE
Changement total de ton et de format
pour “10 cloverfield Lane”. L’omniprésence
d’images extérieures laisse place à une
absence amenant le doute et le désarroi.
Face à une unicité d’informations, il y a
une remise en question totale de la source
et une volonté de s’émanciper de celleci,
ce qui nourrit d’ailleurs le film de Dan
Trachtenberg, jouant dans sa mise en
scène de l’étouffement de son décor pour
mieux écraser ses protagonistes face à
leurs doutes respectifs, charriant leur lot
d’interprétation.
On peut y lire ainsi la retranscription d’une
Amérique face à ses propres crises avec
Howard qui enferme avec lui la jeunesse
de son pays, qu’importe son sexe, Michelle
qui tente de s’épanouir et Emmett, jeune
homme plus insouciant qui n’hésite pas à se
montrer opposé au pouvoir en place à ses
risques et périls. La vague d’autodestruction
vient alors de l’intérieur, d’une génération
terrée dans la peur et son impossibilité
à s’ouvrir à autre chose, purement auto
centrée dans ses réflexions. On le ressent
quand, lors d’un simple jeu de société,
Howard ne sait pas décrire Michelle en
tant que femme, préférant user des termes
plus enfantins et marqués négativement
car voulant enfermer la féminité à un stade
plus rétrograde. Cette société ne peut
accepter la femme pour ce qu’elle est et
ne peut s’empêcher de la catégoriser dans
une forme de déterminisme étouffant, face
auquel notre héroïne se doit d’agir pour
faire face à la réalité de la situation.
“10 Cloverfield Lane” se constitue la
plus large partie du temps comme un
thriller passionnant, hitchcockien dans
ses rebondissements et sa manière de
gérer son arrière-plan idéologique tout
en permettant de s’interroger un peu
plus sur les trésors que peuvent receler le
“Cloverfield Cinematic Universe”…
THE CLOVERFIELD PARADOX
Sorti par surprise sur Netflix et descendu
sans cesse depuis sa sortie, « The
Cloverfield paradox » est plus difficile à
appréhender de manière positive. On sent
ses problèmes de production, ses reshoots
pour le relier à “Cloverfield” et les ficelles
un peu trop visibles à différents niveaux. Et
si ces rattachements sont parfois grossiers,
on peut voir dans ce film un certain intérêt
en tant qu’œuvre individuelle ou agrafée de
force à une licence connue.
La place des images est pertinente
et vers une autre orientation que leur
surprésence dans “Cloverfield” ou leur
absence totale dans “10 Cloverfield lane”.
Ici, elles permettent de maintenir les
astronautes au courant de ce qui se passe
sur Terre mais avec une certaine vision,
perpétuelle porteuse de négatif, que ce
soit des doutes par rapport à l’expérience
ou bien des mauvaises nouvelles de l’autre
Terre. Si l’interview du début est rejetée
par les membres de l’équipage au vu des
propos de l’intervenant, elle reste quand
même dans la tête de certains, nourrissant
leur rancœur tout en expliquant la nature
anthologique des Cloverfield. Quant aux
nouvelles, elles ne sont jamais remises
en question par les scientifiques et vues
également comme irréfutable par leur
nature. L’image est marquée comme
véridique mais à l’origine de désastres par
ses idées sournoisement amenées dans les
cerveaux des protagonistes.
Malgré une forme de simplicité le
rapprochant d’une série B de science-fiction
et une genèse compliquée, le film de Julius
Onah garde un certain pouvoir d’attraction
(malgré la gravité artificielle de l’Espace)
que ce soit par les liens établis avec les
autres films ou la nature internationale des
astronautes, vision chaotique des relations
politiques autour du globe étouffée dans la
panique spatiale. Si cela permet d’identifier
chacun facilement, cette composition
hétéroclite esquisse aussi de nouvelles
tensions avec plus ou moins de subtilités
(surtout moins, le plus gros défaut de ce
film).
Répondant faussement aux interrogations
des fans du Cloverfield Universe pour poser
encore plus de questions, « The Cloverfield
Paradox » est clairement imparfait et a de
nombreux défauts visibles. Cela n’empêche
pas de prendre un certain plaisir devant
cette série B aux paradoxes amenés avec
un certain amusement, même si ce n’est pas
avec la plus grande des réussites.
23
24
25
On a parlé de la manière dont JJ Abrams s’est réapproprié des
franchises à succès pour les relancer de manière modernisée (tout
en les ancrant dans ses thématiques propres) mais on en oublierait
ses propres créations et son intérêt pour toute forme de média afin
de mieux toucher son spectateur dans le format le plus approprié
à sa narration. C’est ainsi qu’après avoir travaillé pour la télévision,
le cinéma, le jeux vidéo et la musique (composant notamment le
générique de “Fringe”), il se retrouve dans un format littéraire à
l’apparence opposé à ses méthodes de communication modernes
se reposant sur une narration à diverses échelles de médiums (les
ARG de « Cloverfield » et « Super 8 »). C’est donc un choix finalement
logique qui va renfermer à nouveau toutes les thématiques
d’Abrams.
L’histoire se dresse sur une double intrigue, qui, en plus d’être
passionnante durant sa lecture, permet d’aborder les mythologies
Abramsiennes amenant à un questionnement multiplié, notamment
pour les lecteurs et leur place dans la création dans laquelle ils
prennent place. En replaçant ceux-ci dans l’histoire, “S” amène à
une forme de centralisation de la réflexion de l’histoire, obligeant
à regarder de l’intérieur pour mieux questionner les fondements
narratifs et leurs implications de manière totale, rappelant l’objet
livre en tant que médium d’exploration et de voyage mais également
en tant que contenu matériel qui s’expérimente par le contenu
accompagnant le tout.
Comment dès lors ne pas être envouté par « S » ? C’est une
déclaration passionnée à l’art littéraire rappelant les trésors que
renferment les livres (et toute forme de création en général) tout en
comportant le même jeu des outils narratifs qu’aura su appréhender
Abrams tout au long de sa carrière. Cela nous permet de clôturer
le sujet Abrams. Et que l’on aime ou non son travail, il faut bien
avouer que cela fait plaisir de voir un artiste tel que lui, l’une de ces
personnes aussi passionnées par leur art ainsi que leur volonté,
simple mais pourtant si touchante, de raconter au mieux une bonne
histoire…
26
27
CETTE FIN D’ANNÉE VOIT LA SORTIE DE «
L’ASCENSION DE SKYWALKER », NEUVIÈME ET
– NORMALEMENT – ULTIME ÉPISODE DE L’ARC
« SKYWALKER » DE « STAR WARS ». UNE DATE-
CLÉ, PUISQUE LA SAGA CINÉMATOGRAPHIQUE VA
ENFIN POUVOIR S’AFFRANCHIR DE SES FIGURES
PRINCIPALES, 42 ANS APRÈS SA CRÉATION
EN 1977 PAR GEORGE LUCAS. UN MOMENT
FÉDÉRATEUR ATTENDU PAR LES FANS, QU’ILS
AIENT ÉTÉ CHARMÉS PAR LA NOUVELLE TRILOGIE
« MADE IN DISNEY » OU AU CONTRAIRE Y AIENT
VU UN CERTAIN AFFRONT. UNE SAGA QUI, SI ELLE
A CONNU DIVERSES CHARPENTES PLUS OU MOINS
APPRÉCIÉES, EST UN VÉRITABLE MONUMENT DE LA
« POP-CULTURE », INFLUENÇANT DE NOMBREUSES
GÉNÉRATIONS DE CRÉATEURS. SANS SE PENCHER
SUR L’UNIVERS ÉTENDU, EXTRÊMEMENT RICHE ET
SE PROPULSANT SUR UNE MULTITUDE DE MÉDIAS,
LA DIMENSION « STAR WARS » INITIALEMENT
CINÉMATOGRAPHIQUE S’ÉTEND ACTUELLEMENT
SUR DIX FILMS, COMPRENANT DEUX TRILOGIES (LA
TROISIÈME S’APPRÊTANT À ÊTRE COMPLÉTÉE), ET
DEUX SPIN-OFFS. ON VOUS PROPOSE DE REVENIR
SUR L’INTÉGRALITÉ DE LA SAGA SUR GRAND
ÉCRAN, POUR EN DÉCORTIQUER SES CODES ET SES
ASPÉRITÉS.
RETOUR SUR LA SAGA
28
George Lucas aborde la production de « Star
Wars » après le succès de ces deux premiers
longs métrages. « THX 1138 » remporte un
succès d’estime, et dénote de la capacité
du réalisateur à proposer un récit spatial
cohérent, mais c’est « American Graffiti » qui
le fait exploser et reconnaître aux yeux du
public. Il peut alors engager les fonds que sa
nouvelle société de production, Lucasfilm, a
engrangés grâce au métrage pour produire
son nouveau film. Un projet dont l’ambition
n’a d’égale que son potentiel de se casser la
gueule, d’autant qu’avec l’incompréhension
tant par ses pairs, qui lui proposent des
réécritures constantes, que par son équipe,
George Lucas est face à un véritable parcours
du combattant pour faire comprendre et
rendre lisible sa vision.
Pourtant, après deux heures intenses, «
Un Nouvel Espoir » est une réussite. Avec
une trame plus simple qu’annoncée,
reproduisant les codes du monomythe avec
une volonté d’exactitude, le film de George
Lucas conquiert son auditoire et laisse rêveur.
Tenter le genre du space opera n’est pas
chose aisée, et peut souvent faire tomber les
cinéastes dans un certain kitsch, mais « Star
Wars » parvient à imposer ses ordonnances
sans que l’on ne s’y perde. Un empire
galactique qui émet une dictature sans pitié,
une faction rebelle qui a pour mission de
détruire leur dernière arme de pointe – ici une
station galactique capable d’éradiquer une
planète d’un seul tir – et un héros simple, issu
d’un milieu humble, qui va se retrouver dans
une situation qui le dépasse. On s’identifie
immédiatement à Luke Skywalker, ce jeune
fermier rêvant d’aventure, qui va découvrir
peu à peu la galaxie qui l’entoure.
Si la trame et la narration sont simples,
calquant le film d’aventure avec mimétisme
et brio, c’est dans la complexité de l’univers
proposé, sa diégèse, que « Star Wars »
dégage une identité unique. La direction
UN NOUVEL ESPOIR (1977)
artistique propose à chaque nouveau lieu
une expérience ludique, où l’on se complaît
à chercher les détails, observer les créatures,
être dépaysé par les environnements.
Suivre Luke nous permet de découvrir et
comprendre les éléments détaillant l’univers
au fur et à mesure, et un simple carton suffit
à nous donner le contexte général. On ose
alors à peine imaginer les frissons de ceux
qui, le jour de la sortie, ont vu ce croiseur
interstellaire recouvrir la totalité de l’écran
lors de l’abordage spatial qui entame le film.
Démarrer immédiatement sur l’action, pour
nous abandonner ensuite sur une planète
désertique en compagnie de deux droïdes
errant à la recherche de civilisation, voilà
qui avait tout pour dérouter mais pourtant
le charme opère, et on ne lâche plus l’écran
jusqu’à la dernière minute.
La musique de John Williams est également à
elle seule l’un des principaux responsables du
souffle épique qui nous prend aux tripes tout
au long de l’épisode. Regorgeant de thèmes
tout aussi mémorables les uns que les autres,
qui se font régulièrement écho, il signe ici un
de ses meilleurs thèmes, des mélodies que
l’on fredonne de mémoire dès l’apparition
des premières notes et qui accompagne
autant l’action que les personnages, chacun
étant pourvu d’un thème personnel. Une
musique qui accompagne le rythme du récit
et contribue à ne jamais nous faire décrocher
de cette aventure épique. Aventure qui ne
saurait être pertinente sans ses personnages,
archétypes fonctionnels dont se dégage
un charme certain. Le jeune aventurier naïf
(Luke), le hors-la-loi au grand cœur (Han
Solà), le mentor sage (Obi-Wan Kenobi), la
princesse au cœur de l’action (Leïa Organa),
les « side-kicks rigolos » (les deux droïdes,
C-3PO et R2-D2 et un wookie, Chewbacca),
rien n’y coupe. Pourtant, on les identifie
rapidement, et on les aime instantanément.
Mais celui que l’on retient par-dessus tout
reste l’antagoniste du récit, icône à lui seul
de l’univers, Dark Vador. Le charisme de son
costume, l’absence totale d’émotions visibles
rend le personnage mythique et mystérieux,
renforcé par la voix doublée rauque et
chaotique de James Earl Jones.
« Un Nouvel Espoir » est une réussite car, audelà
d’être un film au budget conséquent
pour l’époque qui ne ménage pas ses effets,
il parvient à soigner son action dans les
moments les plus guerriers (on retient la
bataille de Yavin, climax fantastique où toute
la menace rebelle pour un empire que l’on
pensait surpuissant prend son sens) mais
aussi son mysticisme. Le concept de la Force,
des Jedi, touche au sacré, à un aspect religieux
et magique qui dénote la réussite de l’esprit
face à la violence. Le combat au sabre laser,
puisant son inspiration dans le maniement du
sabre des estampes japonaises, fascine. On
croit à cet univers, qui fait voyager, et nous
promet des aventures plus grandes encore.
Thierry de Pinsun
29
Pour le second volet de la saga, les défis sont nombreux. Le postulat
technique, qu’il faut réussir à dépasser pour faire une œuvre plus
spectaculaire encore, mais aussi l’avancée de l’histoire, maintenant que la
saga est déjà considérée comme une grosse machine. Pour cela, George
Lucas va déléguer les tâches principales, offrant malgré tout au matériau son
histoire. Pour le script, il laisse la main à Leigh Brackett et Lawrence Kasdan. À
la réalisation, un auteur chevronné, Irvin Kershner, qui fait alors ses premiers
pas dans la science-fiction (il renouvellera l’expérience, dans l’anticipation
cette fois, avec “Robocop 2”, son dernier film). L’addition de ces talents va
contribuer à enrichir l’épopée et à sublimer le pari initial.
Niveau réalisation, Kershner se découvre un goût pour le gigantisme. En
témoigne la bataille de Hoth, ouverture de l’épisode, qui hors de l’espace
réduit les enjeux à taille humaine. Les vaisseaux rebelles semblent minuscules
face aux TB-TT de l’empire, ces immenses machines quadrupèdes, n’offrant
aucune issue possible. Après une ouverture très impressionnante donc, le
récit choisit de narrer une fuite, qui se scinde en deux actes distincts. Nous
suivons d’un côté Luke Skywalker, qui va compléter sa formation de Jedi, mais
aussi le Faucon Millenium (vaisseau emblématique de la saga, appartenant à
Han Solo et présenté dans « Un Nouvel Espoir ») dans sa tentative d’échapper
à Vador et ses sbires. Un acte très froid, à l’image de l’espace où le vaisseau
dérive sans destination, mais aussi très sombre, piégeant ses héros dans une
impasse qui se referme peu à peu.
À l’instar de son prédécesseur, « L’Empire Contre-Attaque » se distingue par
ses environnements, notamment Bespin, la Cité des Nuages, à la direction
artistique flamboyante où la caméra joue avec les moindres recoins pour
décrire le labyrinthe qu’elle représente. De nouveaux environnements
mais aussi de nouveaux personnages, ici Lando Calrissian, compagnon
d’arnaque de Solo pris entre deux feux, et Yoda, maître Jedi destiné à
parfaire la formation de Luke, qui à l’instar de Vador est une figure nous
venant immédiatement en tête lorsque l’on parle « Star Wars ». Les choix
scénaristiques qui offrent toute la puissance de ce second volet sont
indépendants de Lucas : Kershner et Kasdan décident, sans en prévenir son
créateur, de créer des liens plus ambigus entre les personnages, offrant une
scène culte, souvent parodiée, qui aujourd’hui résonne encore.
« L’Empire Contre-Attaque » est souvent considéré par les fans comme le
meilleur de la saga. Avec une mise en scène plus propre, mais choisissant
après sa première bataille d’éviter le tout spectaculaire pour se recentrer sur
la noirceur du climat politique et des personnages, on est plongé dans un
film sombre, plus brut, qui laisse moins d’échappatoire et d’espoir quant au
destin des protagonistes. Épisode centré sur la perte et la souffrance face aux
réalités et aux révélations douloureuses, il retire le caractère aventurier et la
candeur du premier épisode pour plonger le spectateur dans l’âge adulte.
Il s’évince ainsi du carcan du « simple divertissement » pour devenir une
«épopée humaine».
30
Thierry de Pinsun
L’EMPIRE CONTRE-ATTAQUE (1980)
31
32
Après la terrible fin de l’épisode 5, laissant
nos héros dans une position délicate, cet
opus renoue avec l’optimisme de l’épisode
4.
« Le Retour du Jedi » démarre sur les chapeaux
de roue, avec la découverte d’une nouvelle
Étoile de la Mort et le sauvetage d’Han Solo
des griffes de Jabba le Hutt, par Luke, Leia
et Lando. Se déroulant un an après la fin
de « L’Empire Contre-Attaque » - le temps
d’orchestrer cette mission de sauvetage, et
recomposer les forces de l’Alliance -, certains
personnages apparaissent sous un nouveau
jour : Lando est désormais un Général de la
Rébellion, et Luke un Jedi accompli.
George Lucas revient cette fois au scénario,
toujours accompagné de Lawrence Kazdan,
mais laisse la réalisation à Richard Marquand.
L’accent sera porté principalement sur
l’action, qui rythme davantage le récit dans
cet opus. Sans grande inventivité, le tout
reste bien filmé, en évitant de sur-découper.
Entre combats au sabre laser, fusillades et
batailles spatiales, « Le Retour du Jedi » se
veut plus généreux que ses prédécesseurs,
profitant également d’avancées techniques
non négligeables.
Si l’introduction des Ewoks fait débat
chez les fans, il est indéniable que ceux-ci
apportent une touche d’humour qui se mêle
LE RETOUR DU JEDI (1983)
parfaitement à l’action, une singularité propre
à l’univers «Star Wars». La bataille finale
s’opère sur trois lieux différents : au sol dans
la forêt d’Endor, dans l’espace pour détruire
la nouvelle Etoile de la Mort, et à l’intérieur
de celle-ci, où se déroule le face-à-face entre
Luke, Dark Vador, et l’Empereur. On peut
déplorer un énième schéma de désactivation
de bouclier pour détruire le vaisseau-mère,
et certaines facilités comme l’absence de
pertes dommageables pour la Rébellion
pendant l’attente de la désactivation du
bouclier, mais l’heure est au « happy-end »,
pour contraster avec l’épisode précédent.
Ce ton globalement optimiste n’empêche
cependant pas de poursuivre l’exploration
du bien et du mal à travers la mythologie
Jedi / Sith, et de donner un certain côté
doux-amer à cette victoire pour Luke.
Dans cette conclusion épique, «Star Wars»
confirme sa formidable capacité à stimuler
notre imaginaire, et clôt une Trilogie
désormais culte dans la culture populaire.
Vincent Pélisse
33
LA MENACE FANTÔME (1999)
34
Une quinzaine d’années après « Le Retour
du Jedi », George Lucas se lance dans une
nouvelle Trilogie «Star Wars», explorant
les origines d’Anakin Skywalker, Obi-Wan
Kenobi, et la montée au pouvoir de l’Empire
Galactique. Intéressant sur le papier, ce
nouvel opus comporte un certain nombre de
défauts.
Le développement de la mythologie
Jedi, avec le Conseil, et leur lien à la
République est excitant. Parmi les nouveaux
personnages, Qui Gon Jin (Liam Neeson), le
maître d’Obi-Wan, est très charismatique. Le
choix d’Ewan McGregor pour jouer Obi-Wan
est d’ailleurs très convaincant, et on peut
facilement l’imaginer devenir le Ben Kenobi
incarné à l’époque par Alec Guinness. La
dimension politique ajoutée à l’intrigue est
assez intéressante, bien que peut-être un
peu complexe à saisir pour une audience
plus jeune. La course de pod-racers est assez
spectaculaire et le combat final au sabre
laser l’est aussi, accompagné d’une superbe
musique toujours signée John Williams. Le
nouveau Sith Dark Maul est également très
charismatique et son utilisation d’un double
sabre-laser est originale.
Mais de nombreuses tares ternissent le
tableau. Dark Maul est justement trop peu
présent / loquace, et si le personnage revient
dans les séries animées « Clone Wars » et «
Rebels », il n’y a pas assez à se mettre sous
la dent dans cet épisode. Lucas a également
décidé de quantifier la Force à travers les
« midi-chloriens », une idée qui n’a pas fait
sensation chez les fans, puisque la Force
est une source d’énergie mystérieuse, et lui
donner des attributs presque scientifiques
démystifie un peu le concept. Chose que le
cinéaste aura compris puisqu’il ne se servira
plus jamais de ce terme dans les épisodes
suivants.
35
Concernant le scénario, mis à part un développement
mythologique intéressant, la trame est classique et reprend
même dans sa bataille finale la structure de celle de l’épisode
6 (affrontement au sol, dans l’espace avec des vaisseaux,
et au sabre laser). Quelques facilités à noter également
du côté d’Anakin : le jeune garçon est certes un pilote
talentueux pour son âge, et possède la Force, mais qu’il s’en
tire aussi facilement dans une bataille spatiale, alors qu’il
n’a jamais piloté un vaisseau, c’est un peu gros. Même avec
l’aide d’R2-D2. D’ailleurs à propos du fameux droïde, Lucas
semble ignorer totalement la continuité de sa propre saga
et introduit R2-D2 (et plus tard C-3PO) aux côtés d’Anakin et
Obi-Wan, alors que celui-ci ne semble pas le connaître dans
la trilogie originale…
La mise en scène propose de beaux jeux d’espace, et la course
de pods-racers est très efficace, mais les duels au sabre laser
ne sont pas toujours lisibles. Lorsque Lucas tient sa caméra
plus loin, on peut se délecter des superbes chorégraphies,
mais dès qu’il se rapproche, et fait des plans plus serrés au
niveau de la taille, tout devient assez brouillon.
Pour ce nouvel opus, Lucas a voulu profiter des nouvelles
avancées technologiques d’ILM pour construire son univers
à l’aide d’un grand nombre d’effets numériques. Mais ce n’est
pas toujours réussi. Pour des plans généraux des planètes et
autres villes, c’est superbe, mais pour de plus petits espaces,
c’est moins convaincant. À l’image de la cité des Gungans. Le
décor a besoin d’effets spéciaux puisque c’est une cité sousmarine,
mais avoir un décor numérique et des personnages
également en CGI rend le tout assez peu crédible tant cela
se voit à l’écran. Même chose pour les différentes créatures
présentes à l’écran.
« La Menace Fantôme » n’est pas un mauvais film, et offre
plusieurs choses intéressantes, mais il est clair que la formule
«Star Wars» commence à vaciller sérieusement dans ce
tourbillon de CGI.
Vincent Pélisse
36
L’ATTAQUE DES CLONES (2002)
37
Avec «La Menace Fantôme» qui est donc
une demi-teinte difficile à appréhender,
Lucas a au moins un mérite : celui de
proposer une ramification de l’univers
totalement nouvelle. Ne pas laisser le
spectateur dans sa zone de confort et
l’emmener dans un voyage totalement
nouveau. Mais si les défauts du premier
épisode sont censés essuyer les plâtres, le
cinéaste plonge totalement dans la fosse à
clichés dans cette «Attaque des Clones» loin
d’être folichonne.
Il y a des choses à retenir dans la direction
artistique. Si les effets spéciaux et le choix
du «tout numérique» concernant tant les
décors que les créatures font toujours
défaut, et ont malheureusement pris un
sacré coup aujourd’hui, difficile de rester
insensible dans son siège de cinéma face à
l’immensité de Coruscant, la planète-ville,
qui offre dans la première partie du film
une poursuite assez saisissante par son
fourmillement de détails. Lucas n’arrive
toujours pas à poser sa caméra quand il
s’agit de filmer l’action, en résulte un surcut
assez indigeste et des mouvements
peu lisibles, mais la proposition visuelle
reste généreuse. En bref, il y a des choses
à voir, et c’est bien ce qui nous permet de
rester devant l’écran au milieu de la vacuité
scénaristique.
Parce que niveau scénario, c’est le festival
du mauvais goût. Le contexte politique,
montrant l’ascension de Palpatine et la
montée du fascisme impérial, élément
central et le plus intéressant à développer
de toute la trilogie, est ici largement laissé
de côté, parce qu’il faut entièrement se
centrer sur Anakin, et montrer… qu’il fait
des crises. Au lieu de nous montrer un
jeune homme réellement tourmenté, qui
après une route noble va lentement se
tourner vers le côté obscur, Lucas préfère
nous montrer un adolescent colérique
qui pense que tout le monde le jalouse et
veut l’empêcher de s’épanouir sans oublier
de se concentrer sur ses amourettes avec
Padmé, qui consistent à aller se rouler dans
l’herbe sur Naboo et se faire déguster
des desserts par la Force. Les passages
intéressants, notamment l’arc sur Tatooïne
qui fait accéder Anakin à la violence totale
et démontre de la condamnation sur le
personnage, ne sont que des parenthèses
trop succinctes dans un océan de malaise.
Niveau action, il y a de tout, et rarement
du bon. La première poursuite pourtant
prometteuse laisse place à un film assez
vide de toute action pour se conclure sur
un dernier acte qui nous laisse sur notre
faim. Mais s’il y a une scène à sauver, c’est
bien le combat sur Camino entre Obi-Wan
Kenobi et Jango Fett. Le jeu sur le son quant
à la pluie qui crée la difficulté du terrain, le
sentiment de danger que l’on ressent pour
le personnage, la musique de John Williams
(qu’on se rassure, à ce niveau-là, l’intégralité
de sa bande-son est une fois encore
parfaite), tout s’accorde pour générer une
grande séquence, épique, d’une qualité
que l’on aurait aimé avoir tout du long.
«La Menace Fantôme» nous laissait une
impression amère malgré une amorce
nouvelle qui en promettait beaucoup,
«L’Attaque Des Clones» élimine les bonnes
impressions pour n’en retirer qu’un épisode
que l’on préfère largement oublier. Sans lui
retirer un certain charme, et toujours une
volonté d’aller de l’avant, le film accumule
les maladresses qui ne devraient pas arriver
pour un réalisateur avec l’expérience et la
renommée de George Lucas. L’épisode III
est celui censé apporter le pont entre les
deux trilogies, et celui sur lequel reposent
les plus grosses exigences. Qu’en est-il ?
Thierry de Pinsun
38
Avec cet épisode, George Lucas a la lourde tâche de
non seulement conclure cette trilogie, mais aussi de
faire le lien avec les épisodes originaux. Un challenge
pas si facile, surtout quand on a « La Menace Fantôme
» et « L’Attaque des Clones » sur lesquels s’appuyer.
L’objectif principal ici est de montrer la transformation
d’Anakin Skywalker en Dark Vador, et d’enclencher la
chute de l’Ordre Jedi et de la République, au profit de
l’Empire.
On peut dire que c’est plutôt bien amené, avec le
conflit intérieur d’Anakin, tiraillé entre son devoir de
Jedi, et la possibilité de sauver la vie de sa femme,
que le côté obscur de la Force lui fait miroiter. Si on
fait abstraction de l’épisode II et son développement
pachydermique à coups de massacre et de musique
rappelant les thèmes du côté obscur, la suspension
d’incrédulité fonctionnerait presque.
Malgré cela, la portée tragique de cette descente
aux enfers fonctionne, et c’est le cœur brisé que l’on
assiste à la fin de l’Ordre Jedi. Le troisième acte est
assez dantesque, avec notamment deux combats en
montage alterné : Yoda vs. Dark Sidious, et Anakin vs.
Obi-Wan. Ce dernier, aussi épique et émouvant qu’il
soit aurait pu être un peu moins haché au montage et
se passer de 2-3 acrobaties ostentatoires. On connait
en réalité l’issue de ces deux duels, mais voir ces icônes
s’affronter aussi violemment est un vrai plaisir des yeux,
mais aussi des oreilles, car John Williams est là pour
nous proposer une partition épique à souhait.
C’est dans les larmes que naissent d’un côté le Mal,
et de l’autre, l’espoir, pour conclure cette trilogie. La
naissance des deux jumeaux Skywalker, et bien sûr
celle de Dark Vador, sous l’apparence qu’on lui connaît
depuis 1977. On peut dire que Lucas s’est bien rattrapé
après deux épisodes laborieux, sans doute l’idée de
la trame du troisième lui est venue en premier, c’est
pourquoi raccrocher les wagons pour amener à cette
conclusion épique était aussi inégal. « La Revanche
des Sith » est sans conteste l’un des meilleurs épisodes
de la Saga, mais aussi l’un des plus spectaculaires et
déchirants.
Vincent Pélisse
LA REVANCHE DES SITH (2005)
39
40
LE RÉVEIL DE LA FORCE (2015)
Il aura suffi d’une dizaine d’année pour
faire battre le coeur des fans à tout rompre.
En dix ans ans, on assiste au rachat de
Lucasfilm par la firme Disney, ce qui
symboliquement peut s’apparenter à la
cession des rebelles à l’Empire sur-puissant.
Une nouvelle trilogie est d’ores-et-déjà
lancée, avec un marketing à outrance et
tous les éléments pour nous faire présager
le pire. Pourtant, l’annonce de J.J Abrams,
qui s’est magnifiquement illustré avec Star
Trek, prouvant que le Space Opera n’a pas
de secrets pour lui, à la réalisation, ainsi que
les premiers «trailers» ramenant à un aspect
plus organique de la saga laissent rêveur.
L’engouement entourant ce septième volet
est donc aussi puissant que la Force même.
Pourtant, les retours forts mitigés sont à
l’image de ceux reçus par les volets de la
prélogie, avec une même véhémence qui
semble pourtant exagéré une fois le résultat
final visionné.
On ne peut pas éviter le point principal
de l’argumentation critique envers ce
«Réveil de la Force»: la structure même de
l’intrigue, beaucoup trop similaire selon
certains avec celle d’« Un nouvel espoir
». Pourtant, loin du fan service facile, il y
a une réflexion sur la mythologie et sa
répétition, résonnance avec notre propre
histoire. Ici, nos personnages principaux
connaissent les exploits des héros de la
première trilogie, l’antagoniste est l’exemple
même du fan qui tente de faire siennes les
histoires pré-existantes. Le principe même
de réappropriation culturelle se trouve
être un moteur de l’intrigue : se montrer à
la hauteur de nos aînés, avancer dans une
histoire avec laquelle on a grandi, refaire
sien l’ancien pour en sortir quelque chose
de neuf. Ce qui semble identique dans la
forme est loin de l’être quand on s’attaque
au fond.
Abrams et le jeu sur l’intra/extra diégétique,
ce n’est pas nouveau et nous l’avons assez
exploré dans le dossier qui lui est consacré
Pourtant, il sublime ici cet aspect quasi
ludique dans ce qui peut être considéré
sans créer trop de débat comme la saga
fictionnelle la plus connue de l’Histoire. Luimême
sait le pouvoir que peut avoir «Star
Wars», ses déclarations récentes sur le côté
obscur du Fandom soulignent qu’il n’est pas
aveugle aux déchirements provoqués par
toute création estampillée «Star Wars».
On peut également parler de recherche de
ré-iconisation d’une saga alors moquée, et
ce même par certains fans. Le sabre laser
de Luke se voit revenir dans une séquence
où l’objet devient mythique, vu par les
personnages fans qui se doivent de faire
retrouver la splendeur de l’ancien, savoir
tracer leur route par la manière dont ils
agissent avec l’objet déifié, ce qui touche
également le Faucon Millenium, obligé de
redémarrer le vaisseau à leur manière pour
tracer leur propre légende, tout en restant
nourri par ceux ayant façonné les histoires
qui les ont crée. Pouvoir d’une mythologie
qui nourrit chaque être en l’aidant à se
construire pour ce qu’il est, tout en étant
obligé à se confronter aux points les plus
sensibles de celle-ci. Ce que Rian Johnson
prolonge avec un certain désaccord général
dans son propre volet…
Liam Debruel
41
42
Premier spin-off «Star Wars», et celui-ci se consacre à une des
missions les plus périlleuses de la Saga : le vol des plans de
l’Etoile Noire. Pas de texte déroulant en introduction donc, pour se
démarquer des épisodes classiques, et le titre qui apparaît au bout
de la première séquence du film.
Pour cette première histoire annexe, ne suivant pas les personnages
habituels, Lucasfilm a choisi Gareth Edwards, le réalisateur de «
Godzilla » (2014), mais aussi de «Monsters» (2010), lui conférant
un certain goût pour le gigantisme. On peut dire que le choix était
judicieux puisque la mise en scène était assez intéressante. Le
métrage navigue entre film de guerre, et film d’espionnage, et toutes
les thématiques que cela implique : le sacrifice, le dévouement à une
cause, et la responsabilité des actes.
À travers ce parti-pris, le cinéaste prend plaisir à varier sa mise
en scène : caméra portée, plans très larges pour accentuer le
gigantisme de l’Empire, et même des connotations horrifiques pour
les apparitions de Dark Vador. Ce dernier a d’ailleurs rarement été
aussi effrayant. Les nouveaux personnages ne sont pas tous très bien
développés, au-delà de leurs motivations principales, à l’exception
de Jyn Erso (Felicity Jones), dont l’implication de son père rend
son rôle dans la mission assez personnel, et Cassian Andor (Diego
Luna), un membre des services secrets de l’Alliance, caractérisé par
son sang-froid, même lorsque ses ordres l’amènent à faire des choix
difficiles. Cependant, cette absence de profondeur peut s’expliquer
par le fait que les personnages existent dans ce film par le biais de la
cause qu’ils défendent, de leur mission, et de leur sacrifice. Le reste
du casting se débrouille très bien, avec Ben Mendelsohn qui campe
le Directeur Krennic, supervisant la construction de l’Etoile Noire,
mais aussi Riz Ahmed en pilote impérial repenti, et Donnie Yen, en
garde de temple Jedi aveugle, proposant des chorégraphies de
combat très intéressantes.
« Rogue One » est un très bon spin-off, faisant directement le lien
avec l’intrigue de l’épisode 4, proposant une immersion dans la
mission la plus dangereuse de la Rébellion, et une extension de
l’univers assez réjouissante.
Vincent Pélisse
ROGUE ONE : A STAR WARS STORY (2016)
43
LES DERNIERS JEDI (2017)
44
En effet, depuis sa sortie en 2017, « Les
derniers Jedi » aura fait couler beaucoup
d’encre par la manière dont Rian Johnson a
joué avec les codes et les attentes mais non
pas par irrespect ou provocation comme
beaucoup ont ironisé mais pour réiconiser
une saga avec des bases nouvelles. Là où «
Le réveil de la Force » traite de la place de la
mythologie dans un cercle général presque
intime par ses proportions en recréant
l’engouement original, « Les derniers Jedi
» replace celle-ci de manière prolongée
en dévoilant l’humain derrière le héros
et en se permettant un certain travail de
déconstruction qui aura effectivement une
communauté qui se divise souvent et laisse
trop la parole à un certain côté obscur du
fandom.
Luke n’est plus le jeune homme idéaliste
d’autrefois mais un homme rongé par ses
doutes et son statut, cherchant à éteindre
un courant qu’il trouve vicié pour équilibrer
l’univers et peut-être se racheter de ses
propres erreurs. On vante les louanges
du héros mais on oublie l’humain derrière
celui-ci, les failles derrière la façade de
perfection. À force d’élever l’exceptionnel,
on en oublie de se demander ce qui l’a
amené à ce statut. Le regard de Johnson
prolonge celui d’Abrams, se dirigeant vers
l’humanisme dissimulé par la grandeur.
C’est une manière intéressante de jeter un
œil nouveau à la saga tout en permettant
de se réapproprier les icônes et les replacer
dans un contexte plus universel encore,
questionnant en permanence leur statut
et l’imagerie iconique de la saga avec une
certaine distance critique mais ne tombant
jamais dans la facilité.
Là où il aurait pu n’être qu’un simple
spectacle guerrier sans âme, « Les
derniers Jedi » arrive à dresser des
tableaux apocalyptiques tout en critiquant
le bellicisme simplet. L’acte de Rose
rappelle une vérité trop souvent oubliée
: en cherchant à anéantir purement et
simplement l’ennemi, on ne vaut pas mieux
que lui. Beaucoup ont parlé de naïveté
dans le propos mais c’est une déclaration
courageuse au vu du bellicisme permanent
que l’on nous vend régulièrement dans
les productions à gros budgets. C’est
sans doute le point le plus renversant
des deux films déjà sortis de la nouvelle
trilogie : arriver à appréhender une saga
aussi énorme en gardant aussi bien une
vision micro et macroscopique de ses
répercussions, à l’image de la mise en scène
de son metteur en scène… aussi bien que
celle de son prédécesseur.
Rian Johnson arrive ainsi à allier une
ampleur mythologique à un intimisme
d’échelle à l’image du travail d’Abrams sur
le volet précédent. Parler de contradictions
entre les deux peut même être assimilé à de
la mauvaise foi, Johnson prolongeant des
points amenés par Abrams et qui n’auraient
pas eu la même force si ce dernier n’avait
pas construit une nouvelle aura pour que
Johnson puisse déconstruire la licence. Pas
d’irrespect ici pour les fans, pas de clins
d’œil appuyés lourdement sans sens narratif
: ici, la saga est requestionnée, observée
certes par des fans mais avec un regard
critique, passionné mais pas aveuglé par ce
qui a été fait précédemment.
« Les derniers Jedi » est ainsi un futur
modèle de blockbuster, tiraillé par ses
interrogations et sa volonté de divertir
sans tomber dans le bellicisme primaire
de ses camarades. Lui reprocher d’offrir
du divertissement bête et mal construit
serait ignorer ses nombreux trésors et son
audace de ne pas offrir simplement ce que
le public désire mais plutôt une orientation
qui se permet d’aller ailleurs, quitte à créer
une forte divergence. Par cette décision,
cet épisode 8 est sans aucun doute le
haut du panier de la grosse production
Hollywoodienne méritant plus d’affection
que les remarques assassines constamment
adressées.
Liam Debruel
45
46
Comme on a pu le voir avec une trilogie qui réduit
l’espace d’un an entre ses épisodes, Disney a bien
l’intention de rentabiliser son investissement chez
Lucasfilm, faisant de « Star Wars » une marque
encore plus présente qu’elle ne l’est déjà. Là où l’idée
de spin-off tous les deux ans pour alterner avec les
épisodes de la trilogie pouvait faire frémir, « Rogue
One » nous a prouvé que les intentions mercantiles
évidentes se mettent malgré tout au service de films
qualitatifs. Et si l’on adorerait voir des films traitant de
sujets aussi vastes que la galaxie l’a permis au fil des
décennies, voir un épisode nous racontant la jeunesse
d’un personnage aussi apprécié qu’Han Solo fait bien
plaisir.
Pourtant, dès les premières minutes, le projet fait vite
déchanter. Sa production, changeant de réalisateur
en plein milieu et engageant nombre de « re-shoots
», n’annonçant pas de bonnes choses, on se rend vite
compte que le moment passé est loin d’être agréable.
« Solo » est un enchevêtrement de cases à cocher,
reprenant la mythologie du contrebandier points
par points, et déblatérant ses éléments comme si sa
légende s’était construite en deux semaines. Mauvais
point donc, la volonté de fan-service à tout prix. Le
parcours de Han est un puzzle distillé en un grand
jeu vidéo, chaque niveau faisant gagner une pièce. Et
comme quand on achète un puzzle, on connait déjà le
tableau complet, il est sur la boîte.
SOLO : A ST
Éléments scénaristiques biaisés au service d’une
mise en scène qui elle aussi fait frémir de fureur.
Entre un rythme qui peine à accrocher, une lumière
constamment sous-exposée (jusqu’aux producteurs
qui se permettent de prétendre que ce sont les salles
de cinéma qui n’étaient pas correctement équipées
pour diffuser le film), et une absence totale d’enjeu
tant tout est flou, on s’ennuie ferme, et on n’y voit pas
grand chose. Il n’y a qu’à voir la scène d’échappée
avec Chewbacca, censée pourtant introduire le
personnage, qui est une souffrance visuelle tant on ne
voit rien à l’écran (et on vous passe le fait que Han Solo
parle le Wookie, avec sous-titres s’il vous plaît, chose
incohérente et absolument non présente dans la saga),
ou le dernier tiers qui n’est qu’un enchaînement de
dialogues « qui c’est qui a trahi qui » insupportables.
47
AR WARS STORY (2018)
On ne sait pas qui du duo Phil Lord / Chris
Miller ou de Ron Howard est une telle bille
en direction d’acteurs, mais le casting en
roue libre fait peine à voir. Un coach appelé
en plein tournage pour Alden Ehrenreich ?
Évident lorsqu’il lui est demandé de singer
les moindres tics d’Harrison Ford, et qu’il
ne peut prendre aucune liberté quant à sa
protection. Merci encore aux producteurs
qui, une fois encore pour ne rien assumer,
préfèrent blâmer l’acteur, mais ceux qui
l’auront vu dans « Avé César » des frères
Coen savent qu’il est capable du meilleur. Le
reste des comédiens ne parvient pas élever
le niveau général de toute manière, que ce
soient ceux dont on connaît le talent - entre un
Woody Harrelson qui est obligé d’en faire des
caisses, un Paul Bettany une fois encore sousexploité
-, et une Emilia Clarke qui comme à
son habitude sonne totalement faux, il n’y a
pas de quoi se régaler. Seul Donald Glover
en Lando Calrissian semble avoir les épaules
pour le rôle, un rôle tellement mal écrit qu’il
s’en contrefout la plupart du temps.
Vous l’aurez compris, « Solo » est un
naufrage. Une volonté de sortir un film pour
coller à un calendrier, quitte à en bâcler le
tournage, et le sortir tel quel alors que rien
n’est prêt. Quand on voit le calendrier des
sorties prévues pour la saga par la firme aux
grandes oreilles, on se doute que ce ne sera
sûrement pas un incident isolé.
Thierry de Pinsun
THE MANDALORIAN (2019)
48
Alors que sont écrites ces lignes, cinq
épisodes de “The Mandalorian” sont déjà
sortis, ce qui représente un peu plus de la
moitié de la première saison. Produit par
Jon Favreau, ce nouveau show “Star Wars” a
quelque chose d’inédit. Première série “live”
centrée sur cet univers, elle se concentre
sur un Mandalorien, peuple dont les plus
célèbres représentants demeurent la lignée
des Fett. Jango dans la prélogie et Boba
dans la trilogie originale.
Il s’agit de la série la plus regardée en ligne
de 2019, alors que Disney + n’est même
pas encore sorti dans le monde entier.
Un succès qui s’explique finalement assez
simplement. Jon Favreau sait que les fans
veulent un retour aux sources. Exit les abus
d’images de synthèses de la prélogie, on
veut du crasseux, du roots, et un véritable
retour aux utilisations de costumes, de
marionnettes et d’animatronics. Jon Favreau
a compris qu’il devait ramener “Star Wars”
dans son univers originel : celui de la galère.
Ici pas de sabres lasers, pas de propositions
visuelles extravagantes, pas de combats
abusés, mais une représentation simple et
rafraîchissante de l’univers “Star Wars”. Tandis
que le protagoniste arpente la galaxie, c’est
l’occasion pour le spectateur de redécouvrir
un univers extrêmement fourni, et pourtant
parfois mal exploité au cours des propositions
cinématographiques. Jon Favreau veut
remettre en exergue le potentiel infini de cet
univers sans limite.
La série doit évidemment beaucoup à son
personnage principal. Un chasseur de
primes taciturne et mystérieux, extrêmement
charismatique, tout en parvenant à être
attachant. L’absence de jeu visuel, et
d’expression faciale distille une ambiance
inédite. Ce personnage est un héros
imparfait, stylisé et impressionnant de par sa
simplicité. Un héros captivant et envoûtant,
en grande partie grâce au mystère qu’il
partage, mais également par sa réputation.
Après tout c’est un Mandalorien, et les Fett
demeurent des personnages extrêmement
appréciés des spectateurs et des fans de
l’univers. Cette série est l’occasion de leur
une deuxième vie.
Malheureusement, cette série a quelques
points faibles. L’idée de balader le
personnage d’épisode en épisode dans
des lieux différents, avec des personnages
différents, est à double tranchant. Si ce
concept est assez novateur et permet aux
spectateurs de visiter l’univers “Star Wars”,
c’est un procédé avec lequel il est difficile
d’imposer des enjeux dramatiques. Les
épisodes proposés sont assez téléphonés,
la “happy-end” est attendue, et le suspens
est inexistant après deux premiers épisodes
superbes. Une ouverture magistralement
maîtrisée, jusqu’au final qui propose un
twist renversant dès le début de la série.
Et un second épisode en contre-emploi,
volontairement non spectaculaire, taiseux au
possible, où l’action s’exprime par le calme
et le peu de mots, avant que la série ne
commence sérieusement à s’encroûter dans
un rythme de croisière répétitif...
Ceux qui n’ont pas encore regardé la série
peuvent arrêter ici la lecture de cet article.
Évidemment, le show doit également
beaucoup à Baby Yoda. Bien sûr, ce
personnage est un excellent filon pour vendre
des produits dérivés, amadouer les foules et
séduire les plus jeunes spectateurs, surtout en
cette période de fin d’année. Mais Baby Yoda
n’est pas qu’un simple argument de vente.
C’est un personnage qui a un “background”
intéressant. Une représentation universelle de
ce qu’est “Star Wars” : le recommencement,
l’opposition du bien et du mal, la force, etc...
Il est devenu instantanément une icône.
Scénaristiquement, il a un impact inédit.
Puisque le show se déroule entre “Star
Wars” “Le Retour du Jedi” et “Le Réveil de
la Force”-, c’est une modification inédite de
l’histoire dans sa globalité et certainement
très importante pour l’avenir de la franchise.
Alors que le spectateur pense que le seul
Jedi restant est Luke à la fin de “Star Wars
VI”, un Baby Yoda s’est greffé à l’histoire.
Un changement inédit et passionnant qui
aura sans aucun doute des répercussion sur
l’avenir de la saga.
Aubin Bouillé
49
50
TERRENCE MALICK
l’A(mo
51
Explorateur de
ur)D(ieu)N(ature) de
l’humanité
52
« LE CINÉMA, COMME LA PEINTURE, MONTRE L’INVISIBLE »
- JEAN-LUC GODARD.
Rebelle parmi les rebelles, révolutionnaire parmi les
révolutionnaires, Terrence Malick s’est fait un artisan de la
représentation de cet invisible, du mystère, par des œuvres
dépassant le stade du simple film pour devenir de vraies
expériences sensorielles.
Aussi discret pendant ses tournages que dans les médias, on
ne sait que peu de choses sur cet artiste cultivant le secret à la
carrière si singulière et passionnante.
Grand passionné de philosophie, qu’il a étudié à Harvard
et Oxford, il s’intéresse au cinéma à la fin des années 60.
C’est à cette époque-là que le Nouvel Hollywood voit le
jour et s’apprête à dynamiter l’industrie cinématographique.
C’est ainsi, qu’après avoir participé à certains films comme
“L’inspecteur Harry” (Don Siegel, 1971) en tant que script
doctor, il sort son premier film, “La balade sauvage”, en
1973 qui va marquer par le style très personnel qu’il révèle,
faisant de Malick à l’époque un cas particulier au cœur du
mouvement néo-hollywoodien. Ce film va alors être le point
de départ d’une longue et déroutante carrière.
Mis à part les cinq années écoulées entre son premier et son
deuxième film (“Les Moissons du ciel”), ce qui représente
un long moment sachant qu’à l’époque certains de ses
contemporains allaient jusqu’à sortir plusieurs films la même
année, on peut noter sa disparition mystérieuse des radars
entre 1978 et 1998. En effet, il ne donnera presque plus de
signe de vie pendant vingt ans jusqu’à son retour avec “La
Ligne Rouge”. Ce film marquant la fin d’une trilogie implicite,
couronnée de succès tant public que critique, ne l’incitera
pas à être plus régulier et son quatrième film, “Le Nouveau
Monde”, ne verra le jour que sept ans plus tard. Celui-ci,
acclamé à nouveau, créé définitivement un engouement
autour du cinéaste dont le prochain film va alors être
fermement attendu.
Ce film, c’est “The Tree of Life”, pour lequel il recevra la
récompense cannoise suprême. Souvent considéré comme
le “2001 : l’odyssée de l’espace” de son auteur, il marque
avant tout une grande rupture dans son style, rupture qu’il va
développer tout au long de la décennie.
En effet, se mettant à enchaîner les
films, il en profite pour pousser ses
expérimentations de plus en plus loin tout
en variant le point de vue de ses réflexions
existentielles et spirituelles. Il va aller
explorer les profondeurs de l’âme dès 2012
avec “To The Wonder” et revenir, d’une
certaine manière, à hauteur d’homme dans
“Knight of Cups” trois ans plus tard.
Il s’offre ensuite un interlude documentaire
avec “Voyage of Time” en 2016 où il
décide de reprendre une idée forte de sa
palme d’or à savoir revenir sur la création
de l’univers et enfin en 2017 il réunit un
casting cinq étoiles dans “Song to Song”,
œuvre toujours expérimentale dans laquelle
il apporte une sorte de conclusion à ses
déambulations post “Tree of Life”.
Se distinguant par une vision personnelle
tant du cinéma que de la vie mais aussi
par sa carrière on ne peut plus singulière,
seulement 10 films en 46 ans, il a su
s’imposer comme un réalisateur majeur de
l’histoire du cinéma américain et il demeure
encore actuellement l’un des auteurs les
plus passionnants à voir évoluer. Certes plus
clivant depuis cette décennie, il n’a jamais
cédé aux lois du système et nous offre
continuellement à voir sa vision du monde
et du cinéma, aussi déroutante puisse-t-elle
être devenue. C’est pourquoi, à l’occasion
de la sortie de son dixième long-métrage,
“Une Vie Cachée”, Désolé J’ai Ciné décide
de se repencher sur l’exaltante filmographie
de cet auteur en revenant sur chacun de
ses films un à un. L’occasion pour vous de
(re)découvrir l’œuvre d’un artiste hors-pair,
disons-même du cinéaste démiurge par
excellence.
Élie Bartin
THE TREE OF LIFE (2011)
53
54
13 octobre 1973 : le Nouvel Hollywood bat son plein, l’industrie
cinématographique est en mutation et au cœur de cette ère de folie
le festival de New York diffuse un film qui ne paye pas de mine et qui
pourtant va marquer le début de la carrière de l’un des plus grands
réalisateurs de l’histoire du septième art.
Reprenant un fait divers datant de 1958, “La balade sauvage” est
un héritier direct du “Bonnie and Clyde” (1967) d’Arthur Penn, qui
était plus ou moins le mentor de Malick et initiateur, au même titre
que “Le Lauréat” de Mike Nichols, du fameux mouvement qu’est le
Nouvel Hollywood. Pour rappel, il s’agit d’une dizaine d’années où les
contestations socio-politiques et divers tabous ont été portés sur grand
écran avec des films comme “Taxi Driver” de Scorsese ou “Easy Rider” de
Dennis Hopper.
C’est donc au cœur de cette ère que Malick propose son premier film
et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’entend pas faire comme
tout le monde. Plutôt que d’offrir, comme la plupart de ses comparses,
une œuvre survoltée ou choquante, que ce soit visuellement ou
thématiquement, il préfère livrer une épopée criminelle dramatique et
onirique. Ainsi, au lieu d’une bande-son majoritairement alimentée de
sons rock ou autre - il y en a quelques-uns -, il privilégie la simplicité et la
beauté de Gassenhauer, une pièce musicale courte composée par Carl
Orff au XVIème siècle, qui rythme parfaitement l’histoire qu’il souhaite
nous conter. Cette histoire d’ailleurs quelle est-elle ? “Badlands” nous
transporte au Dakota du sud en 1959 et nous invite à suivre la romance
naissante entre Kit (Martin Sheen), jeune garçon de 25 ans qui ressemble
à James Dean, paumé mais en quête de reconnaissance, et Holly (Sissy
Spacek), adolescente de 15 ans s’ennuyant terriblement dans son village.
Cette relation n’étant pas approuvée par le père de cette dernière,
Kit finit par le tuer et décide de partir en cavale avec sa dulcinée pour
rejoindre le Montana et ses « badlands ».
L’intrigue est simple mais le traitement apporté par Malick l’élève
grandement. Tout d’abord, il faut préciser quelque chose de crucial, et
qui vaut pour l’intégralité de la filmographie du cinéaste, c’est lent, très
lent même. Pour autant, ce n’est pas ennuyeux pour un sou car le film a
son rythme propre, ses dynamiques et ce parti-pris d’étirer les séquences
est justifié par la démarche artistique du réalisateur.
En effet, il s’inscrit ici dans une forme de naturalisme qu’il développera
plus encore après, accordant une grande importance au détail, au temps
qui passe. Cette lenteur trouve une logique dans le cheminement de
ces personnages pour qui la vie n’a pas vraiment de sens, et représente
leur difficulté à avancer, se mouvoir dans leur environnement. Malick
veut contempler la nature dans laquelle il fait évoluer ses protagonistes,
questionnant ainsi la mobilité de ces derniers, leur condition humaine
dans des décors absolument somptueux qu’il tient à mettre en valeur.
Cette obsession pour la nature est une
grosse caractéristique du cinéaste au même
titre que le soin apporté au cadre, et sa
mise en scène épurée mais pas dénuée
d’intérêt. La photographie de Tak Fujimoto
“(Le silence des agneaux”, “Philadelphia”
…) est sublime et colle parfaitement aux
intentions de Malick, lequel l’utilise pour
gonfler en émotions certains de ses plans.
Mais s’il y a un point à noter, en plus de
toutes les qualités déjà énoncées, c’est bel
et bien l’écriture. Associant la casquette
de scénariste à celle de réalisateur, celui
qui nous livrera “The Tree of Life” bien des
années plus tard réussit là quelque chose
de très fort. Jouant sur le concept basique
des amoureux criminels, avec le mâle
dominant, impulsif, archétype de l’anti-héros
néo-hollywoodien et la femme plutôt docile
au grand cœur, il arrive à nous émouvoir
profondément tout en dressant un portrait
de l’Amérique intemporel.
Enfin sur l’écriture, il faut parler, sans
divulgâcher bien sûr, de la fin du film où
tout prend une tournure assez inattendue.
Holly gagne en personnalité tandis que
Kit devient un symbole. Malick conclut
son film par un cynisme décomplexé
qui le fait rentrer dans le rang du Nouvel
Hollywood. Offrant une réflexion sur une
société obnubilée par la célébrité, il nous
laisse un sentiment amer tant la tristesse
de la situation est contrebalancée par
l’absurdité des dialogues. “Badlands”
est donc une expérience particulière, à
la richesse folle qui se dévoile au fil des
visionnages, toujours ponctués d’ émotions
fortes. Etant dans le sillage thématique des
autres productions de son temps tout en
étant en décalage sur la forme, il s’agit d’un
premier film audacieux qui aura su marquer
les esprits. Nous dévoilant certains sujets
qui animeront toute sa filmographie, Malick
nous prépare ici à vivre l’aventure palpitante
et riche en émotions qu’est celle de sa
carrière.
LA BALADE SAUVAGE (1973)
Élie Bartin
55
56
LES MOISSONS DU CIEL (1978)
Cinq ans après nous avoir fait vivre un road
trip romantique, l’ami Terrence décide
cette fois-ci de se poser dans les champs
et de nous faire vivre les moissons. Au
sens propre du terme, puisqu’il s’agit de
pleinement les ressentir, comme si on y
était. Le film nous raconte l’histoire de Bill
(Richard Gere) et Abby (Brooke Adams),
jeune couple se faisant passer pour frères
et sœurs, accompagnés de Linda, sœur de
Bill et narratrice de l’histoire en voix-off, qui
sont contraints de quitter Chicago, ville de
l’industrie, car Bill a tué son patron au cours
d’une dispute. Ils atterrissent donc au Texas
où ils font la moisson pour un fermier (Sam
Shepard), atteint d’une maladie incurable,
qui va tomber amoureux d’Abby.
“Days of Heaven” s’inscrit parfaitement
dans le sillage amorcé par “Badlands”.
Mais ici, Malick décide de s’adonner à la
contemplation totale. Dans ce deuxième
film, il étend son ambition artistique
pour parvenir à un naturalisme extrême,
devenant pour ainsi dire le Zola du cinéma.
Là où notre cher cinéaste se distingue
de l’écrivain français, c’est par la force
de ses images et de son montage qui
nous font vivre une expérience presque
métaphysique, dépassant ainsi le cadre
du simple film, quasi-documentaire par
instants. Au-delà de cette fascination pour
la Nature qu’il transmet, il nous sert surtout
une intrigue marquée par un triangle
amoureux des plus déchirants, accompagné
par la composition sublime d’Ennio
Morricone, ainsi que l’Aquarium de Camille
Saint-Saëns.
Cette relation tripartite est à la fois d’une
grande beauté et d’une grande tristesse et
son évolution ne peut que nous émouvoir
tant chaque personnage a un arc propre
et touchant. Il utilise les quatre éléments
fondamentaux – Terre, Eau, Vent et Feu –
pour donner une ampleur dramatique et
sensorielle à l’histoire qui se passe sous
nos yeux. Cette histoire d’ailleurs recouvre
différents commentaires puisqu’elle
nous permet d’explorer un conflit entre
l’industrie, alors en plein développement et
la Nature.
La présence divine chère à l’auteur se
retrouve ici fortement. On peut voir les
champs de blés et toute cette campagne
américaine comme un immense jardin
d’Éden, les rayons du soleil étant tant de
caresses faites par Dieu à sa création. Et
comment ne pas voir avec la pluie de
sauterelles un châtiment apocalyptique
ou bien un écho à l’une des sept plaies
d’Égypte ? Dieu venant ici purger ces
champs du péché les rongeant, constitué
par cette relation amoureuse tripartite.
Malick nous rappelle alors la perte du
paradis et l’importance de ne pas salir la
Création par de vils comportements. Si
l’on devait s’attarder sur la technique, il
est essentiel de féliciter Patricia Norris
et Jack Fisk pour leur travail respectif de
reconstitution des costumes et des décors.
La photographie est également à tomber
par terre et Malick nous offre par cette
collaboration avec Néstor Almendros
l’un des plus beaux films jamais réalisés.
L’attention du détail et le perfectionnisme
sont tels que notre bon vieux Terrence
est allé jusqu’à limiter certains jours de
tournages à vingt minutes pour pouvoir
profiter des lumières naturelles afin de nous
immerger encore plus dans ces champs
majestueux.
“Les Moissons du Ciel” est donc la
confirmation du talent de Malick et
l’affirmation de sa personnalité, en marge
de ses contemporains. Pour la première
fois de sa carrière, il parvient à nous
créer un sentiment d’immersion absolu
qui décuple nos sens et nos émotions.
Accentuant sa déclaration d’amour à Dieu
et la Nature, il s’ouvre un peu plus à nous
et s’impose progressivement comme un
auteur tourmenté par la confrontation entre
la dure réalité de la vie et un optimisme
teinté par la foi, dualité qu’il exprimera enfin
clairement dans son film suivant.
Élie Bartin
57
LA LIGNE ROUGE (1998)
58
S’il y a une chose que les amateurs de « La
Balade Sauvage », des « Moissons du Ciel
» et des invitations au voyage de Terrence
Malick devront apprendre, c’est la patience.
Depuis son second métrage, ce ne sont
pas moins de vingt années qui se sont
écoulées. C’est en 1998, après une longue
pré-production, que Malick revient sur les
écrans avec « La Ligne Rouge », film de
guerre mais avant tout traité philosophique
et mystique sur le sujet.
Guadalcanal, une des îles de l’archipel
Salomon, alors aux mains des Japonais,
terrain vierge en proie à devenir un futur
terrain de guerre lors d’une tentative de
prise d’une colline par les Américains. Le
film s’entame sur un village somme toute
pacifique, où le soldat Witt (Jim Caviezel),
a déserté et mène une existence paisible.
Là, il s’interroge sur ce qu’il a vécu, les
horreurs que lui et ses compagnons d’armes
ont commises, en contradiction avec la
vie simple qui se déroule ici. Vite rattrapé
par son régiment, il est forcé à retourner
au conflit, et à se retrouver en première
ligne. On va alors découvrir ce qu’il fuit,
le chaos guerrier, où le conflit politique
se mêle au dilemme humain. Qu’ils soient
simples soldats ou gradés, une faction
d’hommes tous différents subissent la
même souffrance, chacun avec ses idées
et son vécu, et surtout la seule et même
interrogation : qu’est-ce que je fais là ?
Alors le dialogue passe d’un protagoniste
à l’autre, chacun mettant en question son
devoir militaire face à ses convictions
humaines. On y voit le double discours des
officiers contraints d’affirmer leurs ordres
avec dureté alors qu’ils sont animés du
même conflit. En choisissant de n’offrir que
peu de dialogues, si ce n’est dans les scènes
guerrière où les hurlements se mêlent aux
douleurs, Malick choisit de ne se concentrer
que sur les pensées, la réalité de ces
59
hommes qui la narrent, offrant une voix-off quasi-constante qui tente de
trouver une explication à ce combat sans raison.
Chacun y voit alors sa raison. L’officier joué par Nick Nolte y voit la
satisfaction, notion très américaine, d’enfin faire la guerre, de ressentir
cette fierté souvent ponctuée de décorations qu’on lui vante tant, là où ses
pensées vont vers les regrets des décisions qu’il se contraint à prendre.
D’autres y voient la survie à tout prix, se demandant alors si l’ennemi
combat pour cette même survie, ce que voudrait dire une victoire, et
comment seront-ils jugés dans l’au-delà. Car oui le rapport au divin, au
poids des actes face à la sentence divine, est omniprésent. Face à l’horreur
de la guerre, il n’y a aucun gagnant.
Un assaut terminé, une nouvelle plaine, un nouveau commandant,
éternellement remplacé, des uniformes inter-changeables dont la mort
n’a aucun impact et qui ne servent qu’à aller de l’avant alors que personne
ne sait réellement ce qu’il y a devant. Une victoire qui ne les mènerait que
vers un autre combat sur un différent plateau. Avec ce constat teinté de
pessimisme, Malick démontre d’une forme de dégoût pour l’humanité qu’il
juge guerrière, avare de conquêtes sans sens, et tente de nous prouver que
quel que soit le camp, les hommes se ressemblent tous.
Mais ces années de silence n’ont en rien éprouvé son talent. Il est d’ailleurs
ironique de constater qu’une œuvre avec un tel message puisse être aussi
belle et captivante à savourer. Toujours dans cette optique de rendre
hommage à la nature qui, elle, reste pure, il s’entoure de John Troll à la
photographie, qui filme ses environnements comme personne. La virtuosité
de ces plans nous plonge au cœur de conflits grandiloquents (peut-être,
une fois encore au vu du propos, sur-esthétisés), la caméra étant souvent
coupée par l’impact des projectile, elle aussi soldat du conflit. Le choix
d’un casting lui aussi hors pair (on y voit entres autres Adrian Brody, Sean
Penn, George Clooney, Woody Harrelson, John C.Reilly...) remplit aussi une
fonction bien précise.
Un film sur la recherche de réponses quant à l’humanité, son but, la réalité
d’un Dieu qui nous a mis là pour dominer ou être dominé. Assurément, un
grand film, une fois encore, qui valait ses vingt années d’attentes. Que l’on
se rassure, le cinéaste sera bien plus foisonnant à partir de là.
Thierry de Pinsun
60
Après s’être intéressé à la seconde guerre
mondiale et plus particulièrement aux
soldats, Malick revient sept ans plus tard
avec “Le Nouveau Monde” dans lequel il
continue d’explorer l’histoire américaine
en revenant ici sur l’origine même de la
création de son pays, à savoir la colonisation
du continent à travers l’histoire de la seule
et unique Pocahontas. On voit donc l’arrivée
des navires anglais sur le sol de Virginie,
leur installation très occidentale sur le
territoire et on suit John Smith (Colin Farrell)
qui va être nommé ambassadeur chez les
Indiens où, après qu’elle lui ait sauvé la vie,
il tombe progressivement amoureux de la
fille préférée du chef Powhatan, Pocahontas
(Q’Orianka Kilcher). Cette idylle interdite va
alors être mise à mal par les tensions entre
les deux clans.
Adaptant quelque peu librement l’histoire
vraie de la princesse indienne, rappelant
“Roméo et Juliette”, Malick nous offre ici un
film sur un amour impossible au sein d’un
paradis condamné. Ce nouveau monde est,
avant l’invasion des colons, un jardin d’Éden
où l’harmonie avec la nature règne mais,
comme dans “La Ligne Rouge”, le réalisateur
nous invite à méditer sur le rapport de
l’homme à la Création et son besoin
irrationnel, incontrôlable de la détruire par
l’envie de la posséder.
C’est donc également le lieu d’une histoire
d’amour. Une histoire marquée par un choc
des cultures, qui reflète une opportunité
manquée. À travers la relation inachevée
entre John Smith et Pocahontas, on peut
voir l’échec de la rencontre entre deux
mondes, deux approches n’ayant pas réussi
à coexister pacifiquement. Pourtant, Malick
nous montre que cette cohabitation n’était
peut-être pas impossible car l’idylle entre
nos deux protagonistes traduit une fusion
progressive de leurs deux modes de vie. Les
deux cultures s’embrassent, ne font qu’un le
temps d’un instant et tout semble possible à
nos tourtereaux.
La mise en scène de l’auteur vaut alors
mieux que mille mots et s’armant de sa
caméra il nous délivre une leçon de poésie,
quasi dénuée de dialogues, où Smith et
Pocahontas se découvrent, apprennent à
communiquer et à s’aimer. On est alors à
leurs côtés, on contemple leurs batifolages,
leur insouciance, on vit pleinement cette
relation cachée car on sait qu’elle n’est pas
vouée à durer. Le style de Malick est alors
tel qu’il nous transcende, amorçant ce qu’il
fera dans la décennie suivante à partir de
“The Tree of Life”, avec une abondance de
mouvements et des jump-cuts sur fond de
Wagner ou de Mozart. De plus, il ne perd
pas pour autant son amour du réalisme,
qui s’exprime ici par le choix des décors,
qui correspondent aux lieux historiques de
l’événement en question, ainsi que dans la
représentation fidèle des us et coutumes
des indiens. On est alors transporté, fasciné.
Une sorte de magie opère et l’on en vient
même à être passionné par le sort de
Pocahontas.
Car Malick en fait véritablement le cœur
de son film, au même titre que la Nature et
Dieu, omniprésents tels des observateurs
impuissants de cette histoire. Il nous montre
donc une femme en pleine émancipation,
n’hésitant pas à prendre des risques au
nom du sacro-saint Amour, moteur de ce
monde. Elle connaît des hauts et des bas
mais arrive toujours à s’adapter sans laisser
de côté sa personnalité et la fin nous le
traduit magnifiquement quand, ayant enfin
fait le deuil de son amour avec Smith pour
lequel elle était empreinte de nostalgie, elle
gambade dans les grands jardins en tenue
61
anglaise aux côtés de son fils.
Mêlant candeur et violence,
intelligence et tendresse, nostalgie
réconfortante et triste réalité, Malick
nous émeut, nous secoue et nous fait
vivre une petite histoire au sein de la
grande. Bien qu’étant un film à cheval
entre les deux périodes artistiques,
très différentes, du réalisateur, “Le
Nouveau Monde” demeure l’un de
ses plus réussis. La clé étant peutêtre
ce mélange, ce juste équilibre
entre la contemplation méditative et
une narration libérée quasi-mystique,
qui va devenir sa caractéristique
principale dans les années qui
suivront.
Élie Bartin
LE NOUVEAU MONDE (2005)
62
Noir. Un son : celui de la danse
éternellement recommencée des vagues.
Noir. Une flamme sourdre des ténèbres. Elle
est comme une fleur. D’elle, nous provient la
voix d’un homme. « Brother. Mother. It was
they who led me to your door ». La flamme
grossit. Vibre comme un cœur battant. Elle
est un espoir donné un monde. L’écran
noircit. Le film débute.
The Tree of Life, peut dérouter, agacer,
ennuyer même. Le temps peut paraître
si long. L’histoire peut sembler bancale.
Cependant, aucune de ces émotions
négatives ne sont à imputer au film. Car
«The Tree of Life» est indubitablement de
l’acabit de ces œuvres pharamineuses qui
donnent un sens à notre condition humaine,
comme il en existe peu.
Tout part d’un deuil. Jack (interprété par
Sean Penn) vient de perdre son frère. Il tente
de faire face à cette réalité. Les souvenirs
en lui s’entrechoquent. Il s’en remet à la
prière qui s’instaure comme un dialogue
avec Dieu. De là, les images du passé de
Jack, plus précisément de son enfance,
ressurgissent. Comme chez Tarkovsky, la
Maison familiale est le Lieu privilégié. Elle
est un microcosme de l’Univers.
«The Tree of Life» est un film de reflets. La
maison familiale n’est qu’un reflet d’une
plus haute Maison. La mère (jouée par
l’excellente Jessica Chastain) n’est qu’un
reflet de la Mère, principe s’apparentant à la
Bonté éternelle. Le père (Brad Pitt toujours
au sommet) n’est lui aussi qu’un reflet du
Père, à la fois Force et Pouvoir.
Il faut noter également que la prouesse
du cinéaste américain est d’avoir su
alterner intelligemment entre une position
démiurgique (lorsqu’il film les paysages
inhumains des origines du monde,
l’espace quasi-infini et indifférent) et une
retranscription humaine de l’expérience
63
du monde (l’enfance, les sensations d’un
soir d’été, les baisers oubliés). C’est la
Vie qu’articule Malick sur 2h18 de film. La
Vie dans tout ce qu’elle a de plus vrai. Du
microscopique au macroscopique, Malick
filme l’Éternité.
THE TREE OF LIFE (2011)
Malgré toutes ses arborescences narratives
et temporelles (d’où le titre « Tree of Life »,
car le film lui-même semble un arbre aux
multiples branches s’érigeant vers le ciel) le
film se noue autour d’une idée centrale : la
quête de la Grâce. Qu’est-elle cette Grâce
dont nous parle Malick ? Simple. C’est le
spectacle du couchant. Le rire d’enfants.
Le visage de la Mère qui sans parler dit
« Je t’aime ». Les métamorphoses de la
Lumière. La danse des oiseaux migrateurs.
Les mains qui se lovent l’une dans l’autre.
C’est la symphonie céleste dont nous
n’entendons rien mais qui est là, à chaque
instant, en nous, et qui nous pousse chaque
jour à célébrer. C’est cet Amour qui inonde
le monde et qui est également à l’origine
du monde. C’est cet amour qui harmonise
l’univers dont parle Dante à la fin de son
Paradis. L’amour est une force régissante.
Elle établit des rapports entre les êtres,
entre les êtres et le monde, entre les
différentes planètes. Elle sous-tend l’univers,
comme une fleur dans la paume d’une
main. L’amour n’est que mouvement : d’un
cœur à un autre cœur, d’une lèvre à une
autre lèvre, d’une main à une autre main,
du frissonnement d’un arbre au creux d’une
oreille, du cours d’eau d’un fleuve s’étirant
jusqu’à la mer, du mouvement magnifié
des planètes… L’Amour c’est ce qui met en
marche !
Voilà ce qu’est The Tree of Life : une ode à
l’Existence. On n’aurait donc pas pu rêver
mieux comme Palme D’Or. Un film simple,
honnête, beau, puissant. Assurément, le
meilleur film de la décennie.
S.N.
64
TO THE WONDER (2012)
Tout juste auréolé de sa palme d’or,
Terrence Malick revient plus vite qu’à
l’accoutumée avec un film beaucoup plus
intimiste. Ici, il s’attaque principalement à
l’Amour et la Foi, deux concepts forts qu’il
entend remettre en question. Pour ce faire,
il nous raconte l’histoire de Marina (Olga
Kurylenko) et Neil (Ben Affleck), jeune
couple vivant passionnément leur amour en
France qui va décider de partir aux Etats-
Unis avec Tatiana, la fille de Marina. Une
fois là-bas les relations vont commencer
à se désagréger de sorte que Marina va
temporairement retourner en France, tandis
que parallèlement on suit le Frère Quintana
(Javier Bardem) dont la foi est fortement
ébranlée.
Il s’agit sûrement du film le moins réussi de
Terrence Malick, bien qu’il soit intéressant.
En effet, le cinéaste essaie de nous entraîner
à nouveau dans une de ses méditations
poétiques mais ici la connexion passe
moins, la faute à une narration peu limpide
et des scènes qui ne parviennent pas
vraiment à atteindre leur but. Le film a
d’ailleurs été plutôt mal accueilli, certains
le qualifiant même de parodie. Cette
observation est recevable mais il reste
intéressant de se pencher sur les questions
soulevées par le film qui marquent un
certain virage dans l’approche thématique
de l’auteur.
Décortiquer l’amour sous toutes ses
coutures, tel est l’objectif de Malick ici et il
compte le faire à travers le personnage de
Marina, interprété par une Olga Kurylenko
scintillante et merveilleusement mise en
65
valeur tant par la photographie d’Emmanuel
Lubezki, toujours aussi bon le bougre,
que par la mise en scène saisissante de
notre cher Terrence, continuant ce qu’il
a développé dans son précédent film. Il
interroge alors sur la fonction de l’amour,
la manière d’aimer et il se demande même
pourquoi ce sentiment peut se détériorer.
Cette dernière question va faire le lien avec
toute une réflexion sur la foi, portée par le
personnage de Javier Bardem. Malick se
sert de cette enveloppe corporelle pour
exprimer ses doutes, ses tourments. On le
sait optimiste de base, malgré les turpitudes
de la vie, mais là la flamme semble moins
vive.
films qui vont succéder à “The Tree of Life”,
du moins jusqu’à “Song to Song”, où l’on
suit des personnages perdus, en quête
d’eux-mêmes, de leur âme. Malick ne reste
donc pas dans sa zone de confort, il décide
d’aller explorer plus en profondeur ce
qui fait l’essence de son cinéma depuis le
début de sa carrière et ce renouvellement,
tout aussi déroutant qu’il est par la forme
que prennent ses films post palme d’or, est
passionnant et maintient l’intérêt pour ce
cinéaste fidèle à lui-même dans sa volonté
d’exprimer sa vision personnelle du monde.
Élie Bartin
Cette approche plus nuancée de la
question du divin marque bien l’esprit des
66
KNIGHT OF CUPS (2015)
67
Quel est le sens de la vie ? Cette simple
question pourrait résumer ce septième film
de Terrence Malick, s’inscrivant comme le
deuxième volet de la série de films post
“Tree of Life” que l’on peut appeler trilogie
de l’existence.
Faisant définitivement fi des conventions
après deux films déjà ancrés dans
l’expérimental, le réalisateur embrasse
son nouveau style et s’en sert pour nous
proposer une exploration de la psyché d’un
homme perdu (Christian Bale), voguant de
femme en femme en espérant trouver « la
perle », doublée d’une petite critique de
l’industrie cinématographique. Il délaisse
alors grandement la Nature qui lui est
d’habitude si chère pour se concentrer ici
sur la jungle hollywoodienne, fief de luxure
et d’indécence. Il va se servir de ce décor
illusoire, cette façade qui fait rêver, et lui
donner un caractère anxiogène, étouffant.
Cette démarche n’est en elle-même pas
bien innovante, on peut penser directement
ici à David Lynch et ses brillantissimes
“Mulholland Drive” ou “Inland Empire”
par exemple, les deux réalisateurs ayant
des visions proches par bien des aspects,
mais Malick décide de nous marquer en
extrapolant son nouveau style jusqu’à
s’abolir de toute contrainte narrative. Ici, pas
de linéarité véritable, juste un enchaînement
de chapitres nommés après des cartes du
tarot.
Ce parti pris radical va aboutir à une fresque
mythologique de près de deux heures,
un trip dépressif de divinité désabusée.
Car oui, Malick transforme Los Angeles
en Babylone et Christian Bale, y errant,
devient une figure amorphe, lessivée par
cette vie hypermatérialiste fabriquant un
bonheur superficiel. Rien ni personne ne
peut le sauver, pas même la volupté des
jeunes femmes pleines de vitalité ou la
beauté envoûtante d’une Natalie Portman
réduite à une apparition d’une dizaine de
minutes au même titre que les mannequins,
symbolisant l’indifférence portée à la
fabrique à stars qu’est Hollywood. Elles
se jettent à ses pieds de guerrier usé, ça
l’amuse un moment puis il passe à autre
chose. La saveur de la vie est partie, l’âme
s’est envolée. Même cambriolé, le héros
reste stoïque, impassible, inerte. Sa seule
issue : avancer jusqu’à trouver sa voie pour
quitter ce dédale jonché de fantômes
inintéressants.
Il est évident que l’on peut dresser un
parallèle entre la figure de Rick, presque
digne d’un prophète de l’Ancien Testament
(on a une scène rappelant le buisson
ardent et une pelletée d’autres références
bibliques) perdu au milieu des pécheurs
au point de se mêler à eux pour finalement
mieux les dédaigner, et Terrence Malick,
cinéaste marginal parmi les marginaux
dont la voix propre s’exprime de plus en
plus librement au fil du temps. Peut-être
était-ce sa manière de nous parler, en 2015
déjà, d’une industrie qui produit des « parcs
d’attractions » et où les émotions n’existent
plus alors que lui est attaché à jouer avec les
sens des spectateurs et leur faire vivre des
expériences uniques à l’image de celle-ci.
Quoi qu’il en soit, il nous offre là une œuvre
vertigineuse, dérangeante dans la forme,
aux allures godardiennes par moments,
qui laisse difficilement indifférent. Après
avoir envisagé le divin sous sa forme
créatrice et dans sa relation avec l’âme, il va
encore plus loin en l’imaginant parmi nous,
contemplant la décadence d’une société
noyée d’illusions et ne voyant d’autre issue
que l’abandon de ces causes perdues.
Sans en avoir l’air, Malick nous offre ici une
œuvre d’une grande profondeur, sûrement
la plus sombre de sa filmographie, qui nous
confirme un peu plus son changement
artistique, sa singularité au milieu d’un
système piégé dans un processus
d’uniformisation.
Élie Bartin
“The past, the present, the future”, voilà comment décrire simplement ce
documentaire
.
Montrer la création de la Terre et questionner la place de l’homme sur celle-ci,
telle est l’ambition ici de Terrence Malick, ambition déjà clairement évoquée
dans “The Tree of Life”, mais cette fois le réalisateur voit plus grand, il veut
raconter l’histoire de l’univers, le Passé, pour mieux observer ce qu’il en est
aujourd’hui et ce qui nous attend demain. Evidemment, il faut préciser que
tout ceci est fait de manière hyper réaliste avec notamment la participation
de certains spécialistes comme Werner Benger et il serait criminel de ne pas
mentionner la voix-of de Cate Blanchett qui livre une sorte de prière à la Vie,
accompagnée d’une bande-son composée essentiellement de morceaux
classiques signés Beethoven, Bach ou encore Haydn
.
Alors, cette forme assez particulière pour un documentaire peut déranger
voire profondément ennuyer mais si l’on est un tant soit peu curieux quant
à la création de notre belle planète et que l’on aime les documentaires
expérimentaux comme “Koyaanisqatsi” de Godfrey Reggio ou “Samsara” de
Ron Fricke, ça devient tout de suite assez passionnant.
D’autant que Malick parvient tout de même à exprimer ses thèmes du
moment, à travers la narration de Cate Blanchett déjà mais aussi, par un
montage ingénieux mêlant plans de reconstitution et images du présent
tournées avec une caméra vidéo. Cet artifice va lui permettre d’évoquer
notamment, comme il aime le faire depuis longtemps maintenant, la violence
venant entacher la Terre, initialement pure.
On peut alors citer ici l’enchaînement très intéressant entre la séquence
marquant la fin de l’ère des dinosaures, avec l’astéroïde venant percuter
la planète bleue, en faisant ainsi un espace de désolation, et celle où des
soldats armés menacent des populations civiles dans ce qui semble être
un « wasteland » moderne. La question de l’amour n’est bien sûr pas en
reste et mentionnée, surtout vers la fin, comme une conclusion optimiste à
l’incantation lue en voix-off.
Certes, quelques passages sont un tantinet longuet mais s’il y a un constat
simple à faire, c’est que ce film est magnifique. Les visuels de l’espace sont
envoutants et marquent la rétine et tout le travail de reconstitution de la Terre
originelle est également très bon. Malick traite ici son sujet de manière très
appliquée, scientifique, délaissant même le divin durant toute l’intégralité de
la partie liée à la création. Cet aspect religieux, difficile à mettre en œuvre ici,
il le garde astucieusement pour conclure le récit avec un plan du ciel où le
soleil, masqué par les nuages, brille.
Invitation à penser que la foi est un refuge pour l’homme pour le futur ou
révélation personnelle que sa foi est toujours présente mais peine désormais
à ressortir pleinement ? On l’ignore mais il est certain que ce film a une valeur
intéressante par sa place dans la filmographie de l’auteur, après un “Knight
of Cups” déroutant et sombre et, à l’aube de “Song to Song” à l’allure plutôt
différente.
68
Élie Bartin
VOYAGE OF TIME (2016)
69
70
Après avoir montré l’étouffante et
superficielle industrie du cinéma dans
“Knight of Cups”, il s’attelle cette fois-ci au
monde de la musique qu’il va dépeindre
comme le théâtre de multiples trahisons
et coups du sort. Venant conclure la
fameuse trilogie post “Tree of Life”, axée
sur l’existence, “Song to Song” est peutêtre
le meilleur des trois volets. “Song to
Song”, c’est quoi du coup ? Tout bêtement
une superposition d’histoires d’amour.
D’abord, celle entre BV (Ryan Gosling) et
Faye (Rooney Mara), tous deux chanteurs,
qui est en réalité un triangle amoureux
puisque Cook (Michael Fassbender),
acteur important de la scène musicale,
entretient également une relation avec
Faye. Parallèlement, ce dernier va tomber
amoureux de Rhonda (Natalie Portman), une
serveuse qui va tout laisser derrière elle et
l’épouser.
Le thème principal est donc l’Amour et son
rôle dans notre existence. Malick va alors
s’amuser à nous balader dans la tête de
tous ses personnages principaux pour nous
révéler la vraie nature de leurs sentiments
envers les autres. Ce faisant, il va pouvoir
exposer à la fois en quoi l’amour est un jeu
mais aussi une fin en soi. Ici, notre quatuor a
du mal à aimer, aucun n’arrive à s’y adonner
pleinement. BV semble avoir peur de
l’attachement, Faye n’y voit qu’un moyen
d’obtenir le succès, Cook est un assoiffé
de domination et il veut posséder tout ce
qu’il peut, femmes comprises mais on y
reviendra, et enfin pour Rhonda c’est une
porte de sortie de la misère dans laquelle
elle vivait.
On peut facilement retrouver un peu
du “Mépris” de Godard dans la relation
tripartite du début de film mais surtout on
ressent un sens du montage proche de
celui du pilier de la Nouvelle Vague lors
de séquences plus joyeuses entre BV et
Faye, où l’on a l’impression de se perdre
dans un “Pierrot le fou” moderne, tout aussi
envoutant et délicieux que l’original.
Là où le film devient très intéressant c’est
dans sa manière de traiter l’évolution de ces
personnages dans leur rapport à l’Amour
justement. Là les deux duos se distinguent
grandement, le premier souffrant
énormément mais parvenant à tendre vers
le bonheur en surmontant leurs problèmes
respectifs et en apprenant à encaisser
cette douleur, propre à l’amour et à la vie
de manière générale, comme Malick le dit
expressément dans “To the Wonder”. Le
second va se désagréger à petit feu jusqu’à
connaître une issue tragique, teintée de
solitude.
Sans prendre autant la direction du trip que
“Knight of Cups”, malgré quelques passages
psychédéliques du meilleur effet, “Song to
Song” demeure une déambulation sinueuse
à travers les psychés de quatre personnages
aussi variés que perdus.. En effet, Malick
joue ici avec l’industrie musicale, comme il
l’a fait avec Hollywood deux ans plus tôt, en
la montrant artificielle, dénuée d’humanité
et étouffante. Ce monde-là est symbolisé
par le personnage de Cook qui est très
intéressant en ce qu’il est : le seul vrai
point d’accroche à la thématique religieuse
habituelle de Malick mais pas pour les
bonnes raisons. Ici, Fassbender incarne une
figure luciférienne et son comportement
avec tous les personnages fait énormément
penser à celui du Diable de “Faust”.
Ainsi, pour la première fois vraiment, la
relation au divin ne se fait pas dans l’appel
à Dieu mais bien dans l’affrontement du
Malin, venant corrompre ces êtres fragiles
en quête d’eux-mêmes avant de viser le
succès mais qui, à l’image du Prince du
“Chant de la perle” - poème lançant “Knight
of Cups” - sont détournés de leur objectif
pour finalement se perdre. Sortir de la
71
spirale infernale qu’il a engendré
est leur épreuve la plus difficile et
elle est ici montrée à trois niveaux
différents, chacun emportant son lot
de conséquences.
Tout ceci amène à l’épilogue révélant
que les personnages de BV et Faye,
par leur émancipation de leurs
illusions passées et leur prise de
conscience de la part de souffrance
inhérente à l’amour, peuvent enfin
aimer. BV n’hésite plus à proposer à
celle qu’il aime de le suivre là où il va
et elle, après un moment d’hésitation
accepte pleinement ce sentiment en
laissant derrière son rêve de carrière
qui empêchait jusqu’alors son cœur
de s’exprimer librement.
Cette fin, presque naïve, d’un récit en
vague à l’âme marque une ouverture
optimiste de Malick, comme si
à l’image de ses protagonistes,
s’aimant enfin éperdument et en
plein milieu de la Nature, il avait enfin
réussi à vaincre le mal qui l’entourait,
à sortir du marasme de la vie urbaine
américaine pour revenir à la Vie, celle
qui lui était cachée depuis presque
dix ans et à laquelle il entend nous
faire regoûter avec son prochain film.
Élie Bartin
SONG TO SONG (2017)
72
Si Terrence Malick a commencé la décennie
en nous faisant don de son magnifique «
Tree of Life », il vient la conclure avec le
meilleur cadeau de Noël dont nous aurions
pu rêver. Ce cadeau, c’est bel et bien «
Une vie cachée », son dernier film, dans
lequel le réalisateur revient à la nature
qu’il chérit tant, tout en conservant son
style relativement expérimental développé
depuis 2011.
L’histoire est simple et inspirée de faits
réels : on suit la vie de Franz Jägerstätter
(August Diehl), fermier chrétien du village
de St Radegund en Autriche, qui va refuser
de prêter allégeance à Hitler et de se battre
pour le troisième Reich, ce qui va provoquer
inévitablement son emprisonnement et sa
mort. Ce n’est sûrement pas un hasard si
Malick a décidé de s’emparer de la vie de
cet homme pour l’adapter à l’écran. En effet,
on retrouve ici globalement tout ce qui a pu
faire par le passé la gloire du cinéaste avec
un film éminemment centré sur la Nature, la
Terre, ce jardin d’Eden voué à la destruction
par l’homme, mais aussi un film comportant
d’importantes réflexions religieuses avec
tout un questionnement sur la relation entre
Dieu et sa créature, laquelle est au cœur du
récit.
Malgré tout, ce qui va intéresser Malick ici,
c’est avant tout l’Amour, l’insouciance, qui
se ressent toute la première partie du film
dans ces magnifiques étendues vertes où
l’on découvre, émerveillé, la vie de famille
de l’objecteur de conscience. Cet amour
ne va pas quitter le métrage un seul instant
grâce au montage, qui va multiplier les
flashbacks et inserts de réminiscence riches
en émotions, et aux lettres échangées
par le protagoniste et sa femme durant
l’incarcération de celui-ci, lues en voix-off et
de plus en plus déchirantes à mesure que le
film avance.
À côté de ça, le réalisateur, comme à son
habitude d’antan, prend son temps, filme
les champs et montre comment les hommes
se dévouent à rendre cette terre fertile.
On est alors purement dans le sensoriel et
ces contemplations qui marquent toute la
première partie du récit nous transcendent
tant par les mouvements de caméra,
toujours très libres, que par la beauté de
la bande originale composée par James
Newton Howard.
Cet homme, il faut en parler. S’élevant
contre multiples entités – régime politique
dictatorial, son village gangréné par
l’idéologie nazie, la guerre et ce qu’elle
représente – il devient un martyr et c’est là
que les réflexions de Malick ressurgissent.
Il choisit ici de nous montrer une figure
fortement christique avec cet homme,
vecteur d’une idéologie pacifiste, renonçant
à la tentation de s’agenouiller devant ce
qui est appelé à de nombreuses reprises
« l’Antéchrist » pour s’en sortir et qui va
mourir, seul. Il est intéressant de voir que
le cinéaste prête à son personnage des
questionnements similaires à ceux de
Jésus, notamment quand celui-ci demande
pourquoi il l’abandonne et ne le sauve pas
alors que son combat est juste.
Cette interrogation va mener toute la
dernière partie du film et va nous détruire
sur le plan émotionnel peu à peu puisque,
connaissant l’issue fatale, on espère de
tout cœur un miracle divin venant sauver
la vie de celui qui a osé s’élever contre
la barbarie et dont les actes ont une
signification aussi importante que son nom
a été oublié. Malheureusement, malgré la
foi indéfectible, le miracle n’a pas lieu mais
le héros s’en va vaillamment, sans aucune
peur, porté tant par sa conviction religieuse
que l’amour des siens.
Ainsi, huit ans après nous avoir montré la vie
et sa naissance, Malick nous offre une leçon
de vie, d’amour et de courage et nous fait
nous languir sur son prochain projet, centré
sur la vie du Christ lui-même. Il finit donc sa
décennie comme il l’a commencé, en nous
marquant profondément et ce avec un des
tous meilleurs films de sa, déjà très belle,
carrière.
Elie Bartin
73
74
HIROKAZU KORE-EDA
75
76
MABOROSI (1995)
77
Dans les années 90, Hirokazu Kore-Eda a commencé sa carrière
de réalisateur avec la compagnie TV Man Union en réalisant des
documentaires, mais ce n’est qu’en 1995 qu’il s’est lancé dans le
long-métrage qui s’inspire du roman “Maboroshi no hikari” de
Miyamoto Teru.
Pour son premier long-métrage, Kore-Eda dessine déjà les
thèmes qui lui seront chers tout au long de sa carrière : la famille
et le deuil. Ici la jeune Yumiko fait plusieurs fois face à la mort
: celle de son mari dans des circonstances inexpliquées (tout
ce qu’on sait c’est qu’il marchait le long du chemin de fer avant
de se faire heurter par le train qu’il n’a visiblement pas tenté
d’éviter) et celle de sa grand-mère - Yumiko avait alors 12 ans -,
qui est retournée dans son village natal pour y mourir. Une ambiance
pesante dans laquelle Yumiko essaie tant bien que mal
de survivre alors qu’elle déménage pour vivre avec son nouveau
mari, un veuf qu’elle n’a jamais rencontré et qui a déjà une fille
un peu plus âgée que son propre fils.
Couronné du Prix Osella d’or au Festival de Venise pour sa photographie,
“Maborosi” dessine le portrait d’une femme en plein
deuil avec minutie. Non pas pour nous expliquer ce que Yumiko
ressent, mais que pour que nous puissions à notre tour ressentir
la solitude, le manque (créé par une composition accentuée sur
les espaces vides), le deuil, mais sans jamais sombrer dans une
mélancolie misérabiliste. Les jeux de couleurs s’accordent avec
les ressentis de Yumiko alors que le doute s’installe de plus en
plus en elle. Pour interpréter la fragile Yumiko, Kore-Eda a fait
appel à Makiko Esumi (ce sera un de ses rares rôles au cinéma)
qui livre là une prestation tout en délicatesse.
“Maborosi” est un premier essai précis, efficace dans ce qu’il
veut raconter et ce qu’il veut montrer. Hirokazu Kore-Eda nous
offre dans un écrin de velours, un film qui traite du deuil avec
une mélancolie bouleversante de justesse et de minimalisme.
Margaux Maekelberg
78
AFTER LIFE (1998)
Hirokazu Kore-Eda continue d’explorer le
deuil mais cette fois de l’autre côté du miroir
avec “After Life”. Situé dans un endroit inconnu
et hors du temps, les défunts défilent
dans une sorte de maison où ils font face à
des interlocuteurs qui tiennent cet endroit.
Avant de partir pour de bon, les défunts
doivent choisir un souvenir de leur vie qui
sera rejoué avant qu’ils puissent s’en aller
pour l’au-delà.
Dans ce bâtiment délabré errent des âmes
mortes que plus rien ne semble atteindre.
Les fonctionnaires font leur travail, les défunts
sont interrogés à la manière d’un interrogatoire
de police. Tout est réglé comme
du papier à musique jusqu’à ce que les nouveaux
fonctionnaires développent des sentiments.
Une idée jusque là inconcevable
puisqu’ils sont morts. Au contact des défunts
et des souvenirs qu’ils racontent, certains
se rêvent encore à ressentir quelque
chose, à se libérer de ce cadre étouffant.
Kore-Eda manie toujours aussi bien la caméra
dans sa mise en scène carrée et épurée
jusqu’à ce magnifique plan qui suit une des
jeunes fonctionnaires qui aspire à l’amour
dans une échappée urbaine où le cadre va
exploser et laisser toutes les fissures apparaître.
Même morts, ils n’en restent pas
moins humains.
Le film tourne cependant rapidement en
rond lorsque les défunts défilent un à un
pour raconter leurs souvenirs. Certains
doux, d’autres tristes, un bruit, une odeur…
Même si on ne peut pas cacher l’émotion
qui nous gagne lorsque ces personnes en
parlent face caméra, force est de constater
qu’une fois le mécanisme en marche, le faire
durer sur plus de la moitié du film est un
peu fastidieux à suivre.
C’est surtout la dernière partie d’”After Life”
qui brille par sa beauté et sa mélancolie.
Une fois que chacun des défunts a choisi
79
son souvenir, tout un studio de cinéma est
mis à sa disposition pour le re-créer. Une
mise en abyme où Kore-Eda nous montre
les dessous de ces moments filmés mais
également l’illusion et le rêve que peut
créer le cinéma. Comme une aide, une
dernière caresse pour rassurer et donner la
possibilité de partir en paix avec un bout de
sa vie. Après avoir tourné le dit souvenir, le
défunt assiste à la projection de ce dernier
avant de disparaître tout doucement. Au
lieu d’utiliser l’habituelle imagerie religieuse
pour évoquer la mort, Kore-Eda préfère une
voie plus généraliste, celle de l’humain, du
souvenir et de ce qu’il en reste.
Austère sans être dénué d’espoir, “After
Life” aurait peut-être gagné en intensité à
être plus court mais il va s’en dire que le
bonhomme maîtrise sa caméra et son sujet
avec brio et toujours autant de poésie.
Margaux Maekelberg
80
NOBODY KNOWS (2004)
81
Hirokazu Kore-Eda continue son rythme
de croisière en sortant en 2001 “Distance”.
Un drame dans lequel les proches de personnes
violemment tuées reviennent sur les
lieux du crime pour fêter le troisième anniversaire
de ce tragique évènement. Un film
sur lequel on ne s’attarde que peu. Malgré
un postulat de départ alléchant, le film
peine à décoller. Kore-Eda signe une mise
en scène clinique et sans âme pour alterner
passé et présent, vivants et morts, dans des
scènes à rallonge qui finissent par nous faire
décrocher et rendent ainsi ces 2h12 plus
longues qu’elles ne le sont déjà.
Vient donc “Nobody Knows”, sorti en 2004.
Présenté en sélection officielle à Cannes la
même année, le film repart avec le Prix d’interprétation
masculine pour Yagira Yuya (qui
est donc, à 14 ans, le plus jeune acteur à
être récompensé sur la Croisette) mais force
est de constater que le film n’aurait absolument
pas volé une Palme d’or. Inspiré d’une
histoire vraie, “Nobody Knows” dépeint le
quotidien du jeune Akira, 12 ans, et de ses
trois frères et soeurs obligés de se débrouiller
tous seuls alors que leur mère a mis les
voiles du jour au lendemain.
Une jeune mère aux traits fatigués débarque
avec son fils dans un nouvel appartement,
traînant avec elle de grosses valises.
À l’intérieur, trois autres enfants. Une famille
vouée à vivre clandestinement dans un appartement
étriqué. Tandis que la mère part
de longues heures au travail, les enfants
apprenent à se cacher, à jouer en silence, le
plus grand endossant le rôle de chef de famille.
Une famille où la figure paternelle est
absente (chaque enfant est issu d’un père
différent) et où la figure maternelle disparaît
elle aussi. C’est là que tout le génie de Kore-
Eda entre en scène. Lui qui n’a jamais cédé
à l’appel du mélodrame ne compte pas
céder cette fois non plus, malgré un sujet
qui s’y prête parfaitement. Deux aspects se
dégagent du film, le point de vue extérieur
et le point de vue intérieur. De l’extérieur,
absolument tout nous pousserait à pleurer
le sort de ces enfants entre Akira qui tente
tant bien que mal d’étudier et de s’occuper
de cette famille, la nourriture qui commence
à manquer, les longues journées d’été où ils
n’ont quasiment plus rien à boire… Pourtant,
le point de vue intérieur vient rapidement
contrebalancer cette noirceur et ce pessimisme
indéniable. Même dans la misère
la plus totale, ces quatre enfants se soutiennent
et leur amour inconditionnel leur
permet de survivre, de rire et de s’aimer.
Même quand tout va mal, Kore-Eda réussit à
insuffler un rayon de soleil qui balaie toute
la tristesse de ce film. C’est fort, bouleversant.
Comme toujours, Kore-Eda reste sur un
fil. L’ombre d’un drame n’est jamais loin et
c’est cette tension permanente qui nous fait
comprendre que rien n’est éternel, que ces
enfants ne resteront pas des enfants encore
bien longtemps. Il est temps pour eux de
venir adulte de la manière la plus rude, la
plus inattendue et la plus déchirante autant
pour cette famille que pour nous.
La caméra de Kore-Eda filme avec minutie
et tendresse ces enfants livrés à eux-mêmes
pour nous livrer un film tout en subtilité et
rempli d’amour. C’est beau, c’est un chefd’oeuvre,
c’est de l’orfèvre pure.
Margaux Maekelberg
82
Avant de s’attaquer au gros morceau qu’est
“Still Walking”, revenons un instant sur
“Hana” (2006) qui n’a jamais connu de sortie
française. Une incursion inattendue dans le
film de samouraï pour Kore-Eda qui s’en sort
à merveille. Un film avec toujours le thème
du deuil et de la mort mais sur un ton beaucoup
plus léger qui dénote totalement de
ses autres longs-métrages. Assez intéressant
à regarder et un joli tour de main pour un
réalisateur qui ne cesse de nous prouver
qu’il en a sous le coude.
Trois ans plus tard, le voilà avec un nouveau
projet qui sent bon ses thèmes de prédilection.
Un film d’autant plus personnel qu’il est
inspiré du décès de la mère de Kore-Eda.
Chaque année, en plein été, la famille Yokoyama
se réunit dans la maison des parents
pour célébrer l’anniversaire de la mort du
fils aîné qui a perdu la vie en sauvant un
enfant de la noyade. Chaque année les
mêmes rituels, et pourtant des non-dits et
des rancoeurs flottent constamment dans
cette famille. Cette journée d’été sera l’occasion
de se dire enfin tout ce qu’ils ont sur le
coeur.
On le sait, c’est acté, Kore-Eda filme les
familles déchirées comme personne. Avec
minimalisme, délicatesse, tendresse et humanité.
Là encore, le réalisateur nous offre
un portrait de famille touchant. On ressent
rapidement son implication personnelle
dans ce projet à travers le personnage de
Toshiko qui joue la mère, une performance
83
STILL WALKING (2009)
tout en émotion de la part de Kiki Kirin,
qui deviendra d’ailleurs une régulière du
cinéma de Kore-Eda jusqu’à sa mort en
septembre 2018. L’humanité de ses personnages
fait la réussite de ce film. En effet,
derrière cette apparence de fête joyeuse où
tout le monde se réunit, chacun garde en lui
ses rancoeurs : que ce soit la fille qui aimerait
que sa mère s’intéresse plus à elle qu’à
son frère décédé, le père qui aurait voulu
que son fils soit docteur et maudit son aîné
décédé pour avoir sauvé la vie d’un enfant…
Malgré cette colère silencieuse, Eda
n’oublie jamais d’introduire des petits moments
de bonheur et de légèreté. L’humour
n’est jamais bien loin, subtil mais présent.
L’amour non plus n’est jamais bien loin. Il se
ressent dans chaque geste, chaque plan. La
mort, aussi, comme point névralgique de
cette famille où tout tourne encore autour
de celle du fils aîné. Un deuil impossible à
faire et qui nous bouleverse à chaque instant.
En 1h55, Kore-Eda nous fait vivre 24 heures
intenses au coeur d’une famille liée autant
par l’amour que la rancoeur et le deuil. C’est
fort sans jamais être bourrin et émouvant
sans jamais être pathos. Du grand Kore-Eda.
Margaux Maekelberg
84
NOTRE PETITE SOEUR (2015)
85
Si on peut saluer une qualité générale qui frôle
quasiment toujours la perfection, Kore-Eda nous fait
parfois des petites sorties de routes dont “Air Doll”
en 2010 sur lequel on ne s’attarde pas puisqu’il n’y a
que peu de choses à dire dessus. Comme son titre
l’indique, le film dépeint le quotidien d’une poupée
gonflable qui prend vie et qui, au contact d’un
jeune garçon, va découvrir ce qu’est l’amour. Là où
le postulat de départ est intéressant, le film tombe
rapidement dans le voyeurisme si bien qu’on se
demande si c’est bien Kore-Eda derrière la caméra.
Propos graveleux qui avait pourtant un certain
potentiel (la découverte de l’amour et la solitude de
l’homme), “Air Doll” est un film indigeste sur son fond
en plus de l’être sur sa forme (plus de deux heures de
film).
Mais refermons cette malencontreuse parenthèse
pour nous concentrer sur “Notre petite soeur”
sorti en 2015. Trois soeurs doivent se rendre
à l’enterrement de leur père alors qu’il les at
abandonnées quinze ans plus tôt. Elles y font la
connaissance de Suzu, leur demi-soeur de 13 ans.
D’un commun accord, elles décident toutes les trois
d’accueillir la jeune orpheline dans leur maison
familiale.
Dans ce doux film aux couleurs pastel, Kore-
Eda dessine le quotidien de quatre soeurs aux
personnalités et aux aspirations totalement
différentes. Des soeurs qui, comme dans toute
famille, s’aiment, se respectent, se jalousent et parfois
ne se comprennent pas. Mais à travers leur chemin
personnel et malgré les différences qui peuvent
les séparer, le lien familial est ce qui leur permet
d’affronter le monde. Véritable esprit de sororité qui
se dégage du film, le jeu parfait des quatres actrices
illumine le tout et vient combler un certain manque
de rythme (une habitude chez l’auteur).
Un manque de risque se dessine mais Kore-Eda est
bien le seul à savoir magnifier le quotidien et filmer
ce peu de choses avec une grâce et une tendresse
folle.
Margaux Maekelberg
86
APRÈS LA TEMPÊTE (2017)
87
La vie de Ryota est bien loin de ce qu’il avait
imaginé. Pourtant écrivain prometteur, il
dilapide le peu d’argent qu’il gagne en tant
que détective privé dans des courses et des
jeux de loterie. Résultat, il ne peut même
pas payer la pension alimentaire de son fils
après son divorce avec Kyoko. Bien décidé
à refaire bonne figure auprès des siens, un
typhon qui passe sur la ville et les contraint
à rester enfermer va peut-être enfin lui permettre
de renouer avec eux.
Rien ne sert de courir, il faut partir à point.
Hirokazu Kore-Eda sait ce qu’il fait et où
il veut nous emmener même si ça peut
prendre un peu de temps. Au lieu de voir
ça comme une succession de plans ennuyeux,
le réalisateur fait une vraie analyse
d’un homme, d’une famille et de ses désillusions.
Le typhon n’est qu’un prétexte pour
dépeindre cette famille, ses rêves et la douloureuse
réalité. “Après la tempête”, c’est le
constat d’un homme. Ce qu’il espère et ce
qu’il obtient finalement pour faire un constat
amer : rien ne s’est passé comme prévu. Au
lieu d’essayer d’avancer, Ryota reste coincé
dans ses désillusions et cette vision parfaite
qu’il s’est fait de sa vie de famille au lieu
d’avancer et de laisser son ex-femme avancer
aussi.
Le réalisateur dépeint avec élégance une
galerie de personnages attachants, attendrissants,
avec leurs qualités mais aussi
leurs défauts. “Après la tempête” c’est une
tranche de vie dans laquelle tout le monde
peut se reconnaître et malgré quelques
longueurs qui viennent par moment casser
le rythme du film, il n’en reste pas moins une
jolie et mélancolique réflexion sur la famille
et la vie en général.
Margaux Maekelberg
88
Un an après son merveilleux et bouleversant “Après la tempête”,
Hirokazu Kore-eda délaisse le drame familial pour s’attarder sur un
autre genre : le thriller policier. Avec “The Third Murder”, le réalisateur
japonais dissèque les relations familiales à travers le prisme
d’une affaire judiciaire en apparence quelconque mais qui s’avère
bien plus complexe que ça et où la vérité ne sera jamais dévoilé. Un
nouveau coup de maître pour celui qui n’a décidément plus rien à
prouver.
Un peu par hasard et sans savoir pourquoi, l’avocat Shigemori se
retrouve à défendre Misumi, accusé de vol et d’assassinat alors qu’il
fut condamné trente ans auparavant pour des faits similaires. Au fur
et à mesure des échanges entre les deux hommes, le doute s’installe
chez l’avocat ainsi que chez le spectateur. L’occasion pour le réalisateur
japonais de pointer du doigt une justice manichéenne qui ne
laisse finalement jamais de place pour la vérité.
Sans jamais perdre ce qui fait l’essence même de son cinéma, Koreeda
décortique des relations complexes, toujours entre des filles et
leurs parents souvent incapables de communiquer, et s’inventant
une réalité qui ne s’accorde pas. Toutes ces relations se croisent pour
esquisser un semblant de vérité que Kore-eda n’hésite pas à balayer
du revers de la main pour nous faire douter encore plus.
Avec un sens de la mise en scène indéniable aussi épurée qu’elle est
magnifique, Kore-eda arrive à rendre une simple scène de parloir
absolument bouleversante, où les visages de Shigemori et Misumi
se superposent, miroir d’un film où aucun jugement n’est porté sur
les personnages, et où aucune vérité n’est énoncée. Qui a tué l’employeur
de Misumi ? Est-ce la vraie question du film ? Le troisième
meurtre qui s’apprête à être commis est avant tout celui d’une justice
qui n’en a que faire de la vérité.
Avec toute la maîtrise dont il est capable, Kore-eda s’approprie le
thriller judiciaire où les fantômes de la vérité s’entremêlent à ceux
des liens familiaux disparus, le tout porté par un trio de tête (Masaharu
Fukuyama, Koji Yakusho & Suzu Hirose) captivant.
Margaux Maekelberg
THE THIRD MURDER (2018)
89
90
UNE AFFAIRE DE FAMILLE (2019)
“Une affaire de famille” est sans conteste l’un des
événements 2018. D’abord Lauréat de la Palme d’Or
à Cannes puis César du meilleur film étranger l’année
suivante. À juste titre.
Le film d’Hirokazu suit une famille tentant de survivre
au jour le jour et de joindre les deux bouts dans un
Japon contemporain. Les questions qu’ils posent
résonnent déjà depuis toujours et ne sont pas prêt
d’être résolues : qu’est-ce qu’une famille ? Est-ce
sceller par les liens de parenté entre deux êtres ou la
choisissons-nous ? Pour Hirokazu c’est bel et bien du
côté de la deuxième réponse qu’il faut chercher.
En effet, rien ne semble relier les êtres si proches de
cette « famille » si ce n’est justement cette appellation
qu’ils partagent et le fait qu’ils se soutiennent les uns
les autres pour vivre ensemble. Le film s’ouvre sur le
secours, ou l’enlèvement - tout dépend du point de
vue-, d’une petite fille laissée seule sur la terrasse de
sa maison un soir de février glacial. Empreint d’un
réel élan humaniste, le film du cinéaste japonais inscrit
en son centre les paradoxes des émotions humaines
avec ce qu’elles ont de plus contradictoires.
Entre l’amour que partagent les membres de cette
étrange famille et la situation précaire dans laquelle
ils évoluent, c’est tout d’abord la véracité que recherche
Hirokazu.
La dichotomie constante entre la question de la
légitimité, de la légalité, du bien ou du mal, de la
débrouille ou de l’interdit, nourrit le film d’une émotion
toute particulière. Une œuvre qui semble danser
sur un fil tendu au-dessus de la société japonaise et
dépeignant la marginalité avec une tendresse infinie.
Touchant en tous points, “Une affaire de famille”
marque le cinéma japonais et ouvre l’œuvre du cinéaste
à un plus large public.
Baptiste Andre
91
92
Quel ne fut pas notre étonnement lorsqu’on a appris que le prochain film
d’Hirokazu Kore-Eda allait être un film au casting français et tourné dans
notre région parisienne. Pour son premier film “français”, le réalisateur japonais
s’est entouré de la crème des actrices en les personnes de Juliette
Binoche et Catherine Deneuve. Un pari réussi ? Pas sûr…
Catherine Deneuve incarne ici Fabienne, une icône du cinéma en plein
tournage de son nouveau film et qui vient également de sortir ses mémoires.
À cette occasion, sa fille Lumir (Juliette Binoche), scénariste, revient
de New-York avec sa famille. Fabienne jouant dans son nouveau film la
fille d’une mère qui reste éternellement jeune, les vérités cachées et les
rancoeurs refont surface. Une réalité et une fiction qui se mélangent pour
peut-être enfin réussir à réconcilier les deux jeunes femmes.
Toujours compliqué de revenir après une Palme d’or. D’ailleurs, reprendre
tous ses thèmes chers et son minimalisme habituel ne fait pas tout. La faute
à un scénario décousu qui part dans beaucoup de direction sans jamais
rien approfondir. Des dialogues à profusion, des engueulades, des gens
qui parlent fort et qui, soyons honnêtes, ne jouent pas très bien. Exceptée
Juliette Binoche qui signe une année cinématographique remarquable, le
reste du casting est loin d’être à la hauteur que ce soit Catherine Deneuve
qui surjoue en permanence ou Ethan Hawke dont on cherche encore l’utilité.
Outre un casting quasiment à la ramasse (une direction d’acteurs qui
ne correspond pas aux acteurs français ?), la mise en abyme du rôle double
de Fabienne (mère dans la réalité, fille dans la fiction) met énormément de
temps à s’installer dans un enchevêtrement d’explications qui dure beaucoup
trop longtemps pour qu’on reste accroché.
L’attente sur ce film était aussi importante qu’est aujourd’hui la déception.
Un film qui manque terriblement d’intérêt pour ce qui s’avère être le plus
gros raté de sa filmographie.
Margaux Maekelberg
LA VÉRITÉ (2019)
93
ROBERT EGGERS
94
AU COMMENCEMENT ÉTAIT SALEM.
95
96
C’est dans les alentours de cette ville du Massachussets
qu’entre février 1692 et mai 1693 des femmes
furent jugées pour sorcellerie. Ces différents procès
marquèrent l’histoire d’un pays encore en pleine
construction, transformant la région de Nouvelle-
Angleterre en terreau propice à un imaginaire
macabre. Sur ces terres naîtra plus tard la grande
littérature fantastique américaine avec comme maîtres
d’oeuvre Nathaniel Hawthorne, Edgar Allan Poe ou
encore H. P. Lovecraft.
Robert Eggers a grandi à Lee, dans le New-Hampshire.
Il est baigné dans ce folklore de Nouvelle-Angleterre
où le passé des premiers colons américains est
toujours visible par bribes. Il reste encore des vestiges
d’anciennes fermes et des cimetières au milieu des
bois. Tout cette atmosphère a beaucoup influencé le
futur réalisateur. Et de son propre aveux, Eggers est
quelqu’un qui aime le passé, semblant même hanté
par lui. Alors qu’adolescent, tous ses amis regardent
les slashers de l’époque, lui trouve ça trop effrayant
et aimait se réfugier dans les films de la Hammer et
d’Universal. Il développe ainsi un goût prononcé
pour un fantastique plus gothique, avec des grandes
figures comme les vampires, les loups-garous et les
sorcières.
En 2007 et 2008, il réalise deux courts métrages. Deux
adaptations. La première reprend le conte d’Hansel et
Gretel, la seconde est basée sur la nouvelle « Le Cœur
révélateur », de Egdar Poe. Il travaille ensuite en tant
que directeur artistique et chef décorateur sur des
courts métrages et au théâtre. Mais c’est en 2015 que
Eggers réalise son premier long métrage, « The Witch
». Quand on lui pose la question de comment lui est
venue l’idée du film, il commence souvent sa réponse
par « J’ai grandi en Nouvelle-Angleterre », montrant
ainsi l’importance de sa région natale dans son
imaginaire, allant jusqu’à sous-titrer le film par « A New
Englant Folk Tale ». Et effectivement le film est sous
influence certaine. Rassemblant l’anti puritanisme de
Nathaniel Hawthorne et le macabre de Poe, « The Witch
» est un pur produit de la région et révèle les talents de
son auteur. À l’heure où la majorité des productions
horrifiques lorgnent vers une esthétique proche du
train fantôme, avec des jumps scares vulgaires et
THE WITCH (2016)
des schémas narratifs répétitifs, Eggers livre
un film où la terreur vient de l’intérieur de
la famille, de l’humain, du familier. Ça n’est
pas seulement la décomposition des liens
entre les personnages qui effraie, mais bien
l’hystérie qui en découle. La réalisation de
Eggers est posée, réfléchie, insidieuse. Il
préfère ne tourner qu’à une seule caméra,
en misant plus sur l’ambiance que sur des
artifices de mise en scène. Et le résultat est
saisissant. La scène d’exorcisme du jeune
Caleb (interprété par Harvey Scrimshaw)
reste dans les mémoires. Le film coûte 4
millions de dollars, en rapporte 40 millions
et permet à Eggers d’avoir le champ libre
pour sa prochaine réalisation.
97
98
THE LIGHTHOUSE (2019)
99
Un temps attaché à un projet de remake de Nosferatu,
il enchaîne avec « The Lighthouse », préférant tracer son
propre sillon. Le film est d’abord un projet d’adaptation
d’une nouvelle inachevée de Poe sur laquelle son frère
Max planche depuis quelques temps. À la fin, seul le titre
de la nouvelle est gardée, le scénario n’ayant aucune
ressemblance avec l’oeuvre littéraire. Eggers fait des
choix radicaux pour la réalisation de son second long
métrage. Il sera tourné en noir et blanc, et dans un ratio
image de 1.19:1, proche du carré. L’aspect granuleux du
résultat donne un effet troublant, presque anachronique.
Le film mêle habilement des références aux légendes
homériques, à l’expressionnisme allemand et une imagerie
vaguement lovecraftienne. Même si « The Lighthouse » n’est
pas au niveau de « The Witch », il reste une petite pépite
d’inventivité.
En deux films, Eggers esquisse déjà une œuvre cohérente
dont les occurrences se précisent petit à petit. Son goût
pour le passé pousse le réalisateur a utiliser des instruments
d’époques pour « The Witch » et travaille le texte pour qu’il
soit le plus proche de l’anglais utilisée par les colons. Le
même soin sera apporté aux dialogues de « The Lighthouse
» en étudiant les œuvres de Sarah Orne Jewett, autrice du
19ème siècle, elle aussi native de Nouvelle-Angleterre. La
nature semble être le théâtre de forces sacrées et secrètes,
que l’Homme viendra troubler. La famille fondant une
colonie au milieu de nulle part dans « The Witch », les
deux marins restant trop longtemps sur l’île dans « The
Lighthouse ». Sous le regard insistant des humains, la nature
révèle son caractère malfaisant, où les animaux sont les
agents de ce mal rampant dans ces contrées qui devraient
rester sauvage.
À n’en pas douter Robert Eggers est un cinéaste à suivre.
Son prochain film, « The Northman » se déroulera en Islande
au 10ème siècle, et sera une histoire de vengeance. Il serait
difficile de cacher notre impatience. On a hâte !
Mehdi Tessier
LA REINE DES NEIGES (2013)
100
S’il y a un film d’animation avec lequel on
vous a bassiné en permanence, c’est sans
aucun doute « La Reine des Neiges » (et si
ce n’est pas le cas, bienvenue sur Terre,
nous espérons que vous apprécierez nos
coutumes locales et nos perpétuels conflits).
Qui n’a pas entendu, délibérément ou non, «
Libérée, Délivrée » ou sa version originale «
Let it go » ? Qui ne sait pas qui sont Elsa, Anna
ou Olaf ? On peut parler d’un véritable razde-marée
médiatique (ou d’une avalanche si
vous êtes Kev Adams et pas drôle, ce qui est
un superbe synonyme). Tout a été fait pour
que “La Reine des Neiges” soit un succès et,
qu’on aime ou non le résultat artistiquement,
il faut admettre que c’est financièrement le
cas. Mais bien que le matraquage puisse
permettre à une production de rester plus
longuement dans le cœur que dans la
tête par le biais d’un marketing bien huilé
(cf “Avengers : Endgame”), il faut bien
reconnaître que quelque chose d’autre fait
perdurer le film de Chris Buck et Jennifer Lee
plus longuement que d’autres titres à gros
budget ayant connu un large succès. Mais
quoi ? Tentative de réponse dans ce texte
avec quatre points sans doute essentiels
dans la bonne réception du film.
Let it go
Bien qu’elles soient toutes narrativement
utiles et fonctionnent très bien (nous mettrons
un léger bémol pour les Trolls), il y a bien un
morceau que l’on ne peut absolument pas
éviter : Let it go AKA Libérée, Délivrée. Si l’on
regarde au-delà de l’aspect promotionnel de
la chanson pour son film, il faut bien admettre
que celle-ci, en plus de bien accompagner
l’évolution d’Elsa, relève du tube même
par son hymne sur l’affirmation de soi.
Musicalement, il y a ainsi une gradation qui
va à l’avant du personnage qui chante tout
en passant par le sens des paroles. En cela,
on préférera la version originale, portée par
une Idina Menzel à la voix puissante, plutôt
qu’une version française occultant une partie
de la force de la chanson malgré l’implication
d’Anaïs Delva.
101
Les visuels
Les thématiques
Visuellement, la Reine des Neiges a de quoi
faire valoir. En effet, le travail sur l’eau, liquide
ou figée, mérite d’être souligné mais relève
moins de l’esbroufe technique que d’une
recherche visuelle pour porter son œuvre
par des plans pouvant être catégorisés en
tant que Perfect Shot si le compte Twitter
du même nom n’était pas aussi aléatoire.
Cette imagerie porte le contenu du film
et offre quelques sommets visuellement
somptueux, telles les mains d’Anna envahies
par le froid. Tout en cherchant une animation
de mouvement réaliste, il s’en dégage une
poésie brute qui passe également par des
choix de luminosité permettant de souligner
le sentiment des personnages avec une
simplicité qui n’a d’égale que l’efficacité. La
mise en scène de Chris Buck et de Jennifer
Lee est du même acabit, notamment par le
découpage de l’attaque d’Elsa par des gardes
du Royaume. De quoi justifier les paillettes
que certains ont pu voir dans les yeux des
personnes qu’ils accompagnaient…
La narration
Certains se sont plaints d’une simplicité
dans la narration, justifiée par une certaine
épure appuyant le statut de conte du récit.
C’est néanmoins passer à côté de ce qui fait
l’une des forces de cette scénarisation : la
destruction de l’intérieur de certains tropes
récurrents du domaine. L’histoire d’amour
n’est ainsi qu’une façade pour raconter
comment deux femmes doivent s’affirmer en
tant qu’individus et s’aimer en tant que sœurs
pour trouver l’accomplissement. Le rôle du
prince charmant est détruit par la trahison
et l’ambition déshumanisante, tout cela pour
mieux appuyer cette annihilation du cliché
de l’amour au premier regard. Cela nourrit
le film ainsi que ses propos par l’ampleur
de l’histoire, alliant besoin de réhabilitation
globale et de réparation intime. La simplicité
d’apparence ne fait pas place à une histoire
simpliste mais riche en thématiques et en
significations.
“La Reine des Neiges” est un récit d’affirmation
de soi, d’individu avec ses propres failles et
ses propres trésors au milieu d’un système
écrasant socialement par la peur de la
différence, là où embrasser celle-ci amène à
une amélioration de la société. La place des
hommes dans l’histoire, surtout les contrepoints
sentimentaux d’Anna, souligne une
différence de figures masculines : une
toxique qui cherche à asseoir le pouvoir
par tous les moyens et une autre positive
à laquelle chacun peut tendre (culminant
dans la suite dans une chanson où il parle
de son questionnement amoureux, modèle
pour les jeunes garçons d’affirmer leurs
sentiments à l’encontre d’une image de
la masculinité écrasant cela). Il y a donc
quelque chose de fort qui s’en dégage, celle
d’une volonté d’être la personne que l’on
souhaite être et non celle que la société veut
que l’on devienne. Cela amène une forme
de nuance et surtout d’accomplissement
qui est finalement universel. Il n’est donc
guère étonnant que beaucoup se soient
retrouvés là-dedans ainsi que dans cette
relation entre sœurs qui aurait pu aller dans
l’émotionnellement abscons ou le cliché
facile pour mieux détourner le sentiment
amoureux vers quelque chose de familial
et d’intime, loin de la grandiloquence de la
figure du couple telle qu’amenée auparavant
par Disney.
Dès lors, un succès aussi fort est justifié et
relève tout autant du ciblage médiatique que
d’une réussite artistique qui touche encore
petits et grands. Alors que des remakes live
oubliables sortent des mêmes studios (cf
“Maléfique” qui reprendra le baiser familial
en l’amenant très mal), il faut admettre
que la magie que le grand public cherche
généralement dans ces films se trouve bien
dans “La Reine des Neiges”. À voir si sa suite
saura perpétuer l’engouement mérité pour
ce film…
Liam Debruel
102
ANOMALISA (2016)
103
La mélancolie a nourri au fur et à mesure des années maintes
œuvres, charriant émotionnellement les remords et les regrets
de protagonistes détruits dans leur être tout en essayant de faire
partager au public la destruction empathique qui les brise dans leur
chair. Duke Johnson et Charlie Kaufman auront su représenter cela
par l’utilisation de la stop motion.
La technique de l’animation en mouvement est pleinement utilisée et
se justifie notamment par le statut du héros, souffrant du syndrome
de Fergoli qui lui fait percevoir à chaque personne les mêmes visages
et voix, l’isolant de plus en plus de la société et de ses proches.
Cette gestion dramatique passe également par une représentation
réaliste du corps, notamment dans sa nudité (cf sa scène de sexe),
et la stop motion apporte une forme d’ancrage irréel, telles les
pensées de Michael Stone. Tout se délite dans une ambiance autre,
entre renfermement physique et géographique et une sensation de
cauchemar éveillé, alimentée par des fantômes du passé ne pouvant
procurer aucun répit pour Michael. Aucune échappatoire face à la
morosité de la vie et cet emprisonnement permanent… À moins que
?
La rencontre entre Michael et Lisa est des plus bouleversantes car
débarquant à un instant où l’étau de la solitude est au plus fort, au
plus étouffant pour notre personnage principal et la lumière qui se
dégage de la voix de Jennifer Jason Leigh, au point d’en avoir la
larme à l’œil en l’entendant chanter du Cindy Lauper. Cette union
entre ces deux solitaires, marqués dans leur intimité la plus profonde
par le regard étranger des autres et cette absence de reconnaissance
dans leur univers, est déchirante à souhait, tragédie humaine si
quotidienne et pourtant provoquant perpétuellement les mêmes
saignements au cœur, cette même douleur qui nous ronge de
l’intérieur au point de frôler l’annihilation de l’être. Voilà bien la patte
de Charlie Kaufman, maître sublimatoire de portraits de personnages
décalés tout en les confrontant à la vicissitude de la normalité établie.
“Anomalisa” se révèle dès lors miroir reflétant nos imperfections,
nos doutes, tout ce qui nous alourdit au quotidien pour telle ou
telle raison et se dévoile d’un drame puissant, remarquable beauté
technique à l’image d’une sensation permanente de solitude. On en
sort le cœur serré, le regard humide et la mélancolie planant sur notre
tête sans prévoir de nous quitter avant un bon moment, telle que la
sensation d’avoir découvert une œuvre admirable à tous les niveaux.
Liam Debruel
104
Réalisé par Jérémy Clapin, “J’ai Perdu mon Corps”
est un des meilleurs films d’animation de cette
année 2019 et se place incontestablement comme
un des meilleurs films de l’année. Une double
intrigue passionnante entre l’histoire d’amour du
protagoniste Naoufel et la cavale survivaliste d’une
main à la recherche de son corps.
“J’ai perdu mon Corps” est une véritable leçon de
cinéma. Une vision humaniste de grande ampleur,
incroyable et subtile. C’est du grand art dans son
expression la plus pure. Jérémy Clapin signe une
épopée humaine d’une grande intensité, une histoire
universelle et extrêmement touchante. Une histoire
à double lecture qui oppose une simplicité humaine
très réaliste à une histoire fantastique très poétique.
Cette main qui recherche son corps est l’expression
de toute la ténacité de l’espèce humaine, même face
aux pires défaites. L’expression de la force de l’être
humain, mais également de sa sensibilité. Une belle
idée que de choisir une main comme représentation
du corps, des sens, voir de l’âme. Notre main est
la partie du corps qui interagit le plus avec notre
environnement. C’est elle qui subit le froid, la chaleur,
les brûlures, c’est elle qui teste les limites du corps
humain. La main accompagne chaque instant de
notre vie, de la naissance à la mort. C’est elle qui
touche les corps, la peau, l’herbe qui vibre dans le
vent, l’eau salée d’un océan, elle magnifie le toucher
et les sens. C’est elle aussi qui affronte toutes les
premières fois. À travers “J’ai perdu mon corps”,
Jérémy Clapin parvient parfaitement à reproduire
ces sensations, cette représentation de la vie, et tout
ce qu’il en découle. Cette main est un élément vivant,
105
J’AI PERDU MON CORPS (2019)
vital, une personnification qui recherche sa maison. Après
tout, ce n’est pas le premier à utiliser cette idée, mais il la
magnifie avec énormément de sensibilité.
Porté par la superbe bande son de Dan Levy, le métrage est
également une leçon de maîtrise technique. L’animation est
superbe, et permet des séquences magnifiques pendant
l’odyssée de cette main qui affronte de nombreux dangers.
C’est aussi et surtout une leçon d’écriture sur l’amour, la
vie, la mort aussi. Une écriture puissante, romanesque et
romantique, qui trouve des instants de grands cinéma. La
séquence de rencontre entre les deux protagonistes, via un
interphone, est absolument géniale. Le final est renversant,
laissant tout ceci en suspend, entre deux univers.
“J’ai Perdu mon Corps” est peut-être même le meilleur film de
cette année. Une œuvre à la portée émotionnelle sans limite.
Une écriture intelligente et pertinente. Une vision humaniste
incroyable et subtile. Du grand art.
Aubin Bouillé
106
Alors que le mélodrame se fait le genre des temps pluvieux, signifiant
toujours un moment marquants dans les films en question, la
neige semble être pris assez anecdotiquement dans la conscience
spectatorielle. Or, la neige - qu’elle tombe (ou pas d’ailleurs), qu’elle crée
des embêtements, qu’elle habille un décor ou qu’elle illustre des états
d’âmes variés - a elle aussi une place importante. D’autant plus dans
cette période de fin d’année où Noël et Hiver paraissent être les plus
fidèles amis du flocon et des tempêtes de neiges.
La neige a en commun avec les autres caprices ou bienveillances
météorologiques de pouvoir symboliser tout ou son contraire. Liberté et
rédemption, s’opposant à effroi et enfermement. Évidemment, la neige
s’inscrit d’abord dans un rapport purement visuel avec ce que l’image
nous donne à voir. Figure plus « blanche que blanche » qui crée certains
des plus beaux contrastes dans les films noirs et blancs notamment. On
pense notamment à “Citizen Kane”, à “It’s a Wonderful Life” ou encore la
balade en traîneau dans “Liebelei”, rappelant, chacun à leurs manières
un rapport à la neige tout en contraste avec des sentiments intérieurs.
Car celle-ci recèle également une profondeur plus intérieure, faisant
écho à des émotions, des sentiments mais aussi des craintes bien
humaines. C’est notamment la tempête dans “The Thing” qui écarte nos
protagonistes du monde extérieur, ou l’avalanche de “Snow Therapy”
qui révèle des côtés bien sombres d’un père de famille.
107
LA NEIGE AU CINÉMA
La neige a ce côté rassurant plus que dévastateur. Ce sont
souvent des flocons silencieux qui viennent recouvrir un lieu où se
joueront, peut-être, des événements bien tristes : comme dans les
nombreuses scènes de duel sur la neige. Duels que le western a su si
bien employer, dans “Le Grand Silence” de Corbucci, plus tard dans
“Les Huit Salopards”, ou encore dans “Jeremiah Johnson”. Son genre
voisin, le film de samouraï n’est pas en reste : “Lady Snowblood” en
figure de proue évidemment, succédé par “Kill Bill”, forcément. Ainsi,
ce côté rassurant est souvent perturbé par le sang qui, lui, se fait «
plus rouge que rouge » sur l’immaculée blancheur de la neige.
Impossible de ne pas évoquer les films de Noël lorsque l’on aborde
ce sujet, et nous nous en serions voulu de ne pas terminer sur cette
note positive et salvatrice que la neige invoque dans ces films-là.
Déjà cité mais non moins représentatif, “It’s a Wonderful Life” est,
au même titre que “Home Alone”, le film de Noël par excellence. La
neige joue ici son rôle à merveille, moment magique, suspension
du temps, c’est un événement spécifique à une période plus qu’à un
état d’esprit.
Nous espérons que vos fêtes soient tout aussi enneigées que le
cinéma l’est à ce moment de l’année.
ANDRE Baptiste
Tout commence avec une discussion entre Dieu et un ange
en devenir, à propos d’un certain George Bailey. En fait non,
pas vraiment. Tout commence avec un générique, et l’image
de cloches en fond de l’inscription Liberty Films, la société de
production du film. Il nous semble assez judicieux de revenir
sur cet aspect-là du film pour entrevoir la place que “It’s a
Wonderful Life” tient dans nos cœurs hivernaux et festifs.
En 1946, Frank Capra retourne à Hollywood après la Seconde
Guerre Mondiale. Toutes les têtes sont pour lui nouvelles
et il peine à reprendre la place qu’il avait laissé en suspens
pendant ces années-là. Néanmoins il aspire toujours à cet élan
de liberté et de communion qui le caractérise. Il s’associe alors
avec William Wyler et George Stevens (eux-mêmes revenus
de la Guerre) pour former, donc, la société de productions
Liberty Films.
108
Capra réalise alors son premier film de retour de la guerre
et choisit, restant fidèle à lui-même, de mettre en scène l’ «
optimisme capraesque ». Filmant l’individualité pour mieux
souligner la force du groupe, Capra réalise un film « de Noël »
qui commence paradoxalement sur un personnage dépressif
et suicidaire. Drôle idée du rire et de la fête ! Mais justement,
cette figure qu’est Noël fait écho de période de refuge dans
l’œuvre de Capra (elle est déjà présente dans “John Doe”).
C’est un ultime cri au monde pour dire « Courage, courage ! »
comme le dit Capra lui-même dans son autobiographie.
Et cet optimisme se retrouve forcément dans le personnage
incarné par James Stewart. De par son tempérament, sa
bienveillance et sa capacité inébranlable à désirer ce qui
semble si loin de lui (vouloir voir le monde quand tout le
rappelle à sa ville natale). C’est dès lors un personnage qui
souffre et qui ne réalise son importance qu’après avoir vécu
cette expérience fantomatique de la rencontre avec l’ange. Ce
n’est pas à proprement parler un personnage qui évolue, mais
qui se rend compte, embrasse, et remercie ce qu’il est pour lui
et pour les autres. Une véritable renaissance pour lui.
109
IT’S A WONDERFUL LIFE (1946)
Là réside pour Capra ce que l’on nomme l’ «
esprit de Noël » : cet esprit de communauté
dans l’individu où chacun et tout le monde
a droit à son heure de gloire. Cette prise de
conscience de la valeur que l’on a aux yeux
des autres se fait ici non pas par un échange
de cadeau, mais par la reconnaissance de
l’importance de la famille, des amis, des
collègues, voisins…
À sa sortie, le film n’a guère de succès, boudé
par les spectateurs et la critique qui le trouvent
trop « mielleux ». Mais, miracle après miracle,
il connait un second souffle quelques années
après grâce à ses rediffusions à la télévision.
Aujourd’hui c’est un incontournable de la
période des fêtes de Noël et la force du
film n’a rien perdu, gardant bel et bien sa
bienveillance dont nous avons tant besoin.
Joyeuses Fêtes !
ANDRE Baptiste
110
GREMLINS (1984)
En 1984, Joe Dante réalise un de ses grands classiques. Issu
de la génération Spielberg, le cinéaste signe “Gremlins”
: un film de Noël pas comme les autres. Il reprend le
concept de la créature toute mignonne et toute gentille qui
accompagne les contes de Noël, pour en faire une comédie
horrifique et satirique géniale. Portée par Zach Galligan,
retour sur cette comédie culte.
“Gremlins”, c’est un peu “E.T.” qui rencontre “S.O.S
Fantômes”. Une comédie décalée, ancrée dans la pop
culture, qui respire les années 1980. Joe Dante signe un
divertissement acéré, aigre et caricaturiste. Il joue avec
les clichés de son époque, les clichés de la méthode
Spielberg, pour en faire une comédie presque horrifique,
gentiment trash, et terriblement sarcastique. Il reprend la
formule du lycéen qui rencontre une créature étonnante
vouée à devenir son meilleur ami. Le cinéaste réutilise l’idée
classique d’appréhension du monde et d’incorporation
dans la société via l’aide d’un petit ange gardien. Dans
“E.T.” il s’agit évidemment de l’extraterrestre, ici c’est le petit
Mogwaï qui joue ce rôle.
111
Si Gizmo est une créature définitivement craquante, parfaite
pour vendre des produits dérivés en fin d’année, ses
homologues ont un penchant obscur sardonique séduisant.
C’est bien simple, seul Baby Yoda a réussi égaler la
puissance empathique de Gizmo en terme de créature. Le
petit Mogwaï demeure, même après toutes ces années un
personnage définitivement culte, et emblématique d’une
époque.
“Gremlins” est avant tout un film culte pour son côté
décalé. La manière dont Joe Dante joue avec les clichés
de son époque est définitivement agréable. Il use d’une
récit classique d’appréhension, de découverte, puis de
révélation, mais avec une touche d’humour sadique. Les
Gremlins foutent un bordel monstre, et apparaissent en
figures cauchemardesques. Critique d’une société de
consommation de masse, ils viennent, à l’instar du Grinch,
vilipender Noël. Mais contrairement à leur homologue vert,
les Gremlins ne retournent pas leur veste, et ont comme
seul but le carnage et la destruction. Les petits monstres
verts permettent alors de détruire le cliché bien pensant de
Noël avec humour et efficacité.
Le long métrage doit évidemment beaucoup au travail des
marionnettes et des animatronics absolument superbes.
Trente-cinq ans plus tard, les Gremlins sont encore des
créations splendides, qui rappellent que le cinéma
d’artisanat avait quelque chose de plus attractif que les
CGI. Après une première partie très influencée par “E.T.”,
Joe Dante se lâche. La seconde partie est beaucoup
plus intéressante, plus drôle, moins sérieuse, et transmet
une énorme dose d’auto-dérision. Le Gremlin est un
personnage culte, qui parvient à être drôle et effrayant en
même temps. Bref, “Gremlins” est un chouette blockbuster
d’époque, qui permet de briser les clichés du film de Noël.
Aubin Bouillé
112
On a tous nos habitudes pour
Noël, notamment d’un point de vue
cinématographique. Tandis que certains se
revoient « L’étrange Noël de Monsieur Jack
» quelques mois après Halloween (car oui,
il est impératif de se revoir celui-ci à ces
deux moments), et que d’autres retombent
encore et encore sur les mêmes téléfilms
festifs, marronniers d’une saison aux arbres
dénudés, il y a les gens qui regardent “Die
Hard”, sans doute le blockbuster parfait à
savourer avec une bonne tasse de chocolat
chaud.
Comment en effet se sentir lassé face à la
mésaventure de John McLane, sympathique
homme de loi coincé dans une tour envahie
par des terroristes menaçant sa femme ?
Comment ne pas accrocher aux répliques
d’un Bruce Willis à l’époque impliqué dans
son personnage ? Comment ne pas soutenir
et haïr à la fois le charismatique Alan
Rickman, sans doute parmi les méchants les
plus géniaux portés sur les grands écrans
américains ? Difficile à dire, surtout si vous
êtes autant fan que Jake Peralta de ce qui
est un classique de l’actioner.
La mise en scène et l’écriture de John
McTiernan relèvent en effet du travail
rigoureux, cherchant à humaniser la figure
héroïque du film d’action explosif avec une
efficacité visuelle qui allie divertissement
de forme et travail narratif de fond. La
collaboration avec Joel Silver s’avère à
l’aune des productions de ce dernier
mais avec assez d’idées, improvisées ou
non, qui distinguent “Die Hard” du tout
venant du genre. Oui, “Die Hard” est un
récit d’action à la gestion tout simplement
parfaite à tous les niveaux, s’érigeant en
modèle indétrônable du genre (bien que
nous mettrons au même niveau “Die Hard
3”, également grand blockbuster maîtrisé
en tous points). Mais c’est également le
récit d’un homme qui veut reconquérir
113
DIE HARD (2013)
sa femme et retrouver la personne qu’il
aime. Ce simple point de drame banal
mais pourtant si vrai émeut et nourrit la
motivation de McLane, héros d’action de
légende par sa normalité apparente et
sa sensation de grain de sable sortie de
nulle part (cf ses rapports aux collègues de
sa femme, l’ancrant socialement ailleurs)
qui se transforme en poil à gratter fort et
charismatique.
Donc, si vous cherchez le blockbuster de
Noël, celui qui fournira assez d’action pour
ravir les uns, de drame pour satisfaire les
autres et de cinéma pur pour convaincre
ceux qui restent, mettez votre bonnet de
Noël, sortez votre plus beau marcel et
revoyez-vous ce classique qu’est et restera
“Die Hard”.
Liam Debruel
OH MY DISNEY !
114
115
116
Si Mickey et ses amis ressemblent aujourd’hui
plus aux cavaliers de l’apocalypse qu’aux
peintres de la Renaissance en termes de
créativité et de qualité pure, le troisième
long-métrage d’animation des studios
Disney, après « Blanche-Neige et les Sept
Nains » (1937) et « Pinocchio » (1940), lequel
a été développé en parallèle, « Fantasia »
est un exemple de l’ambition artistique qui
imprégnait l’entreprise aux grandes oreilles
au moment de son arrivée dans la cour des
grands.
Après plusieurs années de production,
impliquant de trouver les morceaux et les
idées visuelles qui les accompagnent, «
Fantasia » débarque dans les salles obscures
le 13 novembre 1940, offrant une expérience
unique et magnifique. Composée de sept
courts-métrages, illustrant huit classiques
musicaux, ainsi que d’un intermède
d’explication de sonorité, c’est une œuvre
aussi improbable qu’ingénieuse et
didactique.
En effet, nous faisant passer de la « Toccata
et Fugue en ré mineur » de Bach au fameux «
Ave Maria » de Schubert tout en nous offrant
« Le Sacre du Printemps » de Stravinsky ou la
suite de « Casse-noisette » de Tchaïkovski, ce
film est une véritable initiation à la musique
classique et surtout un délice tant visuel que
sonore pour les petits comme les grands.
Cet aspect instructif est renforcé par les
présentations précédant chaque morceau,
effectuées par Deems Taylor, critique musical
reconnu à l’époque, et par le petit interlude
de milieu de film qui vient expliquer les
différences dans les sons des différents types
d’instruments composant l’orchestre.
Mais, ce petit bijou ne se limite pas à être
une simple leçon de musique. L’animation
est d’une grande richesse, chaque segment
ayant son identité propre avec des images
marquantes. D’ailleurs, on peut remarquer
que le passage sur le morceau de Stravinsky
susmentionné a probablement inspiré
Terrence Malick et son « Tree of Life » puisque
l’on peut déjà voir une reconstitution de la
création de l’univers. Les autres séquences
sont toutes aussi marquantes : la parodie de
ballet avec les hippopotames et éléphants
sur fond de « La danse des heures », une
journée au cœur de la mythologie grecque
magnifiée par du Beethoven, l’expérimental
avec les formes géométriques rappelant
Fischinger pour illustrer le « Toccata et
Fugue » sans oublier Mickey en sorcier un
peu présomptueux ou le démon sur le mont
chauve assisté de Moussorgski chassé par la
pureté de Schubert.
Le studio donne tout ici pour offrir un
spectacle total, et il va même jusqu’à innover
dans les domaines techniques pour nous
proposer cette expérience singulière, ce qui
ne peut que faire croître l’admiration pour ce
film. C’est en effet grâce à celui-ci que l’on a
eu l’un des premiers systèmes de son stéréo
au cinéma avec le Fantasound, consistant en
l’enregistrement de plusieurs pistes qui sont
ensuite mixées pour en réduire le nombre
de sorte qu’elles puissent après-coup être
imprimées sur le film. On peut aussi citer
l’utilisation massive de la caméra multiplane
pour donner de la profondeur aux images
ou bien la diffusion sur écran large, encore
rare à l’époque et utile ici pour renforcer
l’immersion.
« Fantasia » s’inscrit donc dans la grande
histoire de Disney comme l’un des métrages
les plus singuliers et les plus ambitieux.
Malgré son échec relatif, possiblement dû à
la guerre, c’est un film qui aura su marquer
les esprits par son inventivité tant visuelle
que technique et qui nous fait regretter cette
période d’insouciance du studio, aujourd’hui
rongé par les cahiers des charges et axé sur
les suites et remakes plus insipides les uns
que les autres. Plus qu’un simple spectacle,
il s’agit d’une vision de feu Walt Disney,
transcendant les différentes formes d’art
pour tenter d’offrir une pure œuvre d’art, un
monument intemporel.
Elie Bartin
FANTASIA (1940)
117
ALADDIN (1992)
118
Oublions les comédies navrantes et
immondes avec Kev Adams et l’adaptation
live banale et molle de Guy Ritchie : le
film de Ron Clements et Jon Musker est
l’adaptation grand public que l’on ne peut
que recommander, voire même le meilleur
film d’animation produit par Disney car il
regorge de tout ce que Walt pouvait espérer
offrir avec ses créations.
L’intrigue peut paraître simple aux yeux
de certains, nous répondons qu’elle est
universelle par cette histoire d’amour barrée
par des schémas sociaux lourds de sens. Ce
questionnement débarque surtout après le
premier tiers quand apparaît LE Génie du
film, c’est-à-dire son Génie (promis, l’humour
de Clements et Musker est bien meilleur que
le nôtre). Il soulève les possibilités infinies de
choix offerts par un univers, avec un respect
de certaines règles évidemment. C’est notre
réaction face à ce champ des possibles, face
à cette opportunité de pouvoir que l’on peut
se découvrir. Comment peut-on rester soimême
en étant occulté de certaines difficultés
imposées, en ne s’accomplissant pas dans
une forme de difficulté ? Le Génie est ainsi
riche d’humour (merci Robin Williams) mais
également de questionnements que l’on
peut se poser par nos propres appréhensions
personnelles.
On peut retrouver aussi une volonté
d’affranchissement personnel et social, que
ce soit par la présence de lois écrasantes
d’antan ou le statut du Génie. Il y a une
volonté de se libérer de certains carcans,
résonnant dans « A whole new world »,
ouverture vers une autre possibilité de
société où l’on peut s’affirmer en tant qu’être
sans se retrouver affecté par son statut, où
l’on ne se retrouve plus esclave d’un objet ou
des desideratas de certains et où l’on peut
aimer qui on le souhaite sans se préoccuper
d’autres choses que nos sentiments, le tout
avec une animation profitant des avancées
en la matière grâce au numérique.
Aladdin représente donc l’exemple de
divertissement prenant et réussi ne délaissant
pas certains messages qui résonnent à
toutes les oreilles. Autant de merveilleux et
de magie, cela fait du bien, surtout quand
on voit ce que Disney fait en massacrant
ses classiques d’animation pour en faire des
produits désincarnés mais rentables. Quitte
à nourrir votre nostalgie, revoyez plutôt ce
long-métrage fantastique sans tomber dans
le creux sans ambition…
Liam Debruel
KUZCO L’EMPEREUR MÉGALO (2000)
Est-ce que les films d’animation Disney
ont le même style ? Étrange question pour
démarrer cette critique mais cela reste une
remarque récurrente sur le contenu de leurs
productions : encore et encore les mêmes
schémas narratifs, les mêmes romances, les
même personnages, répétés ad nauseam
pour un public qui réclame toujours la même
chose. C’est oublier qu’au début des années
2000, Disney aura connu un autre ton après
l’âge d’or des années 90 pour être plus dans
l’expérimentation, avec plus ou moins de
réussite. C’est vers le plus que tend plutôt
Kuzco par son style cartoonesque assumé.
Le style slapstick du film va à contre-courant
de ce qui sortait des mêmes studios,
conférant un charme humoristique ravageur
qui fonctionne notamment par le biais de
ses personnages colorés. On pense aux
deux couples en confrontation, Kuzco/Pacha
et Yzma/Kronk. Les seconds forment dans le
rôle de « méchants » un duo hilarant par leur
opposition de caractère totale propice à un
certain humour. Chaque groupe forme une
balance émotionnelle, opposant une figure
égocentrique à une plus innocente pour
souligner une certaine alchimie menant
à une certaine avancée émotionnelle, en
particulier pour notre héros.
On peut soupirer sur le fait que Kuzco soit la
figure arrogante obligée de ravaler son ego
pour être une personne plus appréciable
moralement. Pourtant, si le récit suit en
effet un certain cheminement, il se retrouve
dynamité de l’intérieur par divers effets : le
plan fixe durant la scène du restaurant, la
destruction du quatrième mur à intervalles
réguliers, éléments largement anachroniques
dans un décor sud-américain semblant peu
abordé dans le milieu de l’animation, … Tout
cela enrichit le long-métrage en le rendant
bien plus sympathique, loin du cynisme
humoristique de certaines productions plus
récentes.
Le film de Mark Dindal se voit réhabilité par
les fans au fur et à mesure des années, et
c’est largement mérité. « Kuzco » demeure
une bombe humoristique de qualité qui
arrive à faire passer un message déjà vu avec
un style unique et brillant. Sans doute le film
d’animation Disney le plus drôle sorti par les
studios.
Liam Debruel
119
ATLANTIDE, L’EMPIRE PERDU (2001)
120
L’expérimentation dans le milieu des films
d’animation Disney continue avec « Atlantide,
l’empire perdu ». En effet, on pourrait dire
qu’un tel récit d’aventure largement inspiré
stylistiquement par Jules Verne se situe aux
antipodes de ce que le studio aux grandes
oreilles a pu créer auparavant. C’est peut-être
ce qui explique sa popularité assez limitée par
rapport aux cadors ancrés dans l’imaginaire
collectif, ce qui ne veut absolument pas dire
que ce film est médiocre, bien au contraire.
Son aspect aventuresque est passionnant,
mené par l’insouciance et l’émerveillement
de son personnage principal, Milo Thatch.
Ce dernier est l’archétype parfait du doux
rêveur qui doit s’affirmer dans l’aventure
qui le dépasse pour mieux faire ce qui est
juste. L’aspect découverte du récit bifurque
vers des thématiques qui sont intéressantes
dans ce milieu par leur ancrage historique et
mature.
Derrière ses personnages colorés et drôles,
l’Atlantide n’hésite pas à s’orienter vers les
destructions causées par le colonialisme
sur des cultures différentes. Cet aspect n’est
certes pas le point central de l’intrigue mais
son agencement, impliquant également des
personnages secondaires qu’on a su aimer
dans une telle machination, et souligne les
ravages causés par la société occidentale
sur des peuples qui ont eu le tort de ne pas
correspondre à leur vision du monde et
surtout de disposer de richesses prêtes à
être réappropriées par l’homme moderne.
Cette maturité narrative derrière l’intrigue
divertissante s’annonce dès l’ouverture par
la retranscription imagée d’une catastrophe
amenant la mort et la destruction à
large échelle. L’ancrage mythologique
et historique n’est donc jamais nié dans
l’élaboration de cette œuvre qui nous
appelle à découvrir des cultures différentes
plutôt qu’à participer à leur annihilation par
l’oubli ou la réappropriation. Le tout est fait
avec une animation de qualité qui sait gérer
l’ampleur de sa narration par une mise en
scène impeccable et une imagerie travaillée.
L’échec financier d’ “Atlantide, l’empire
perdu” est donc l’échec d’une proposition
de divertissement grand public d’aventure
nourrie par les remords des destructions
créées par la « modernité » sur des
peuples innocents. Une telle gravité sousjacente
aurait mérité tellement plus de
considération…
Liam Debruel
121
122
LES FAMILLES AD
123
CE 4 DÉCEMBRE EST SORTIE UNE NOUVELLE
ADAPTATION DE « LA FAMILLE ADDAMS », AVEC
AUX COMMANDES CONRAD VERNON ET GREG
TIERNAN (QUI ONT SIGNÉ, RÉCEMMENT, LE
DÉCRIÉ « SAUSAGE PARTY »). SI L’ON REGRETTE
UN CHOIX CALENDAIRE MAL AMENÉ – LE FILM
EST SORTI POUR HALLOWEEN AUX ÉTATS-UNIS -,
LE PLAISIR DE RETROUVER LA CÉLÈBRE FAMILLE
AUX MŒURS UNIQUES NOUS RÉJOUIT, QUI
PLUS EST AVEC À LA BARRE DEUX AUTEURS QUI
N’HÉSITE JAMAIS À POUSSER LEURS CODES
HUMORISTIQUES JUSQU’AU BOUT, QUITTE À
LES POUSSER DANS LE SUBVERSIF (VERNON
EST ÉGALEMENT RESPONSABLE DE « SHREK
2 » OU « MADAGASCAR 3 »). MAIS AVANT DE
S’INTÉRESSER PLUS AVANT À CETTE NOUVELLE
ADAPTATION, ON A DÉCIDÉ DE VOUS PARLER DES
DEUX ADAPTATIONS CINÉMATOGRAPHIQUES,
SIGNÉES CETTE FOIS-CI BARRY SONNENFELD, EN
SALLES DANS LES ANNÉES 90.
THIERRY DE PINSUN
DAMS
124
LA FAMILLE ADDAMS (1991)
125
Pour Barry Sonnenfeld, qui signe ici son
premier long métrage, l’occasion est de
s’essayer au sens du détail, au foisonnement
de petites mimiques de fond de champ que
l’on remarque au deuxième visionnage, et
dont il sera friand par la suite pour « Men In
Black ». Le Manoir Addams est un terrain de
jeu où sa caméra peut virevolter en tous sens
pour toujours avoir quelque chose à montrer,
et il ne se prive pas de s’en servir. Alors on
suit la chose, cette main vivante dans ses
déambulations à travers le manoir, on assiste
aux jeux des enfants tous aussi loufoques et
qui ponctuent les scénettes par un humour
grinçant, et on s’insinue dans le quotidien de
cette famille atypique.
Le succès de « La Famille Addams » vaut
avant tout par le charme de ses comédiens
et leur capacité à se mettre au service de
personnages si grandiloquents. Angelica
Huston et Raul Julia forment un couple
Morticia / Gomez parfait, d’une excentricité
folle pour l’un et d’un calme glacial pour
l’autre. Christina Ricci en Mercredi et Jimmy
Workman en Pugsley s’en donnent à cœur
joie – leur jeux consistants à tenter de s’entretuer
font toujours mouche-, et sont d’ailleurs
dirigés à merveilles pour de jeunes enfants.
Les dialogues jouent avec les obsessions
morbides de la famille, par exemple Morticia
qui se délecte du malheur dans le monde
ou qui engueule sa fille parce qu’elle choisit
un couteau et non une hache pour exécuter
son frère. Ludique, on est souvent pris dans
la danse avec les duels à l’épée de Gomez
et son notaire, les différents mécanismes qui
font accéder à diverses parties du manoir,
entre autres.
« La Famille Addams » se divise avant tout en
petites scénettes, destinées à nous montrer
divers aspects de la famille où l’on attend
chaque sketch avec impatience, mais contient
une intrigue qui lui permet d’avoir un fil
rouge consistant, créant un film cohérent. Ici,
il s’agit de Gordon, ressemblant étrangement
à Fétide, le frère perdu de Gomez (ne seraitce
d’ailleurs pas lui ayant perdu la mémoire?)
qui manipulé par sa mère (vraie mère?) va se
faire passer pour ledit frère pour tenter de
s’infiltrer dans la famille et leur voler leur
fortune. L’occasion de jouer avec les émotions
dudit Fétide, probablement le personnage
le plus emblématique de la mythologie
Addams, campé ici par un Christopger Lloyd
au top de sa forme. L’acteur habitué aux rôles
grimés, qui sort à peine de la trilogie « Retour
Vers Le Futur » et de « Qui Veut La Peau de
Roger Rabbit » joue de ses gros yeux pour
apporter le malaise, et rend le personnage
totalement jouissif. Malgré des adaptations
régulières en séries, animées comme « live »
ayant été effectuées avant ou après les deux
films de Sonnenfeld, Fétide est Christopher
Lloyd. Le tourment du personnage est
palpable : rester fidèle à sa mère et dérober
cette famille, ou accepter tout l’amour qu’ils
lui apportent, amour qu’il n’a jamais connu
auparavant.
Parce qu’avant tout, la famille Addams,
dans toute son étrangeté, est une famille
soudée, où l’amour suinte par tous les
pores, en contradiction avec ces familles
« normales » qui pourtant jouent de
fourberies, manipulations, et sont bien plus
instables. Ce sont alors ceux qui vouent un
culte au morbide, ne peuvent s’inclure dans
une société normalisée qui sont en réalité
les plus sains. Avant d’être une comédie
macabre qui se délecte par son humour
toujours généreux, « La Famille Addams » est
une ode à la différence, au fait de ne jamais
considérer ses délires personnels s’ils nous
aident à nous épanouir et qu’ils ne font de
mal à personne.
Devant le succès du film, une suite est
immédiatement amorcée, toujours avec
Sonnenfeld aux manettes, qui va encore plus
s’infiltrer dans cette famille hors-normes pour
nourrir sa richesse visuelle. Cette fois-ci, un
nouveau né dans la famille va forcer Gomez
et Morticia à faire appel aux services d’une
nounou. Cette dernière, Debbie Jelinsky,
est en réalité une veuve noire, responsable
du meurtre de ses conjoints qu’elle dérobe
sans vergogne, et qui ici jette son dévolu sur
Fétide, bien résolue à s’emparer de la fortune
des Addams. Mercredi, ayant découvert
la supercherie, se retrouve envoyée avec
Pugsley en camp d’été, haut lieu de bonheur
infantile, et donc l’antichambre de l’enfer
pour tout Addams qui se respecte.
126
Le film joue donc sur deux tableaux, d’un
côté les plans de Debbie qui doit séduire
l’oncle étrange, de l’autre les enfants qui
doivent s’adapter au monde qui les entoure.
L’arc de Debbie se construit évidemment
sur celui de Gordon dans le premier film,
où elle doit apprendre les mœurs de la
Famille pour les duper, mais malgré cette
similitude, jamais on ne tombe dans la
redite, Sonnenfeld trouvant toujours d’autres
éléments à montrer et à raconter dans la
richesse de détails que contient le manoir.
Toujours un plaisir de virevolter à travers
les couloir de cette immense bâtisse qui
regorge de secrets, et surtout de se délecter
de dialogues toujours aussi savoureux de
noirceur et d’ironie. Placer en contradiction le
camp d’été est une idée formidable, les rôles
s’inversent, on est dans un nouveau voyage
en terre hostile, où tant semble inadapté,
alors que c’est notre société que l’on décrit.
Toujours avec cette hypocrisie des gens
qui « doivent rester positifs parce que c’est
normal », les Addams sont encore des héros
qui s’affirment par leur différence, à l’image
de cet enfant désavoué par ses parents qui
devient l’idylle de Mercredi. Le conformisme,
véritable ennemi face à l’épanouissement,
un thème propre à La Famille Addams, que
Sonnenfeld comprend une fois encore et sait
décrire à merveille.
Les deux épisodes sont complémentaires
puisqu’ils sont faits de la même essence. Ce
qui ne fait pas de ce second volet une version
plus faible du premier, bien au contraire.
Là où Sonnenfeld ne s’affirme pas toujours
par ses suites (on pense au « Men In Black
II » complètement raté là où le troisième
propose enfin de l’originalité), il s’inscrit ici
dans une logique suffisamment bien pensée
pour ne pas sembler similaire. L’écho des
thèmes et de la trame en font un miroir, mais
déformant, qui utilise les mêmes éléments
pour mieux les tordre, les amener ailleurs.
127
LES VALEURS DE LA FAMILLE ADDAMS (1993)
Diptyque fantastique, malheureusement
terni par le décès de Raul Julia, qui rendra
difficile les possibilités de suite tant il
colle au personnage. C’est d’ailleurs à
ce moment-là que la carrière d’Angelica
Huston ou Christopher Lloyd peineront à
retrouver de l’ampleur. Une série animée
suivra, et également un autre film, « La
Famille Addams : Les Retrouvailles », en
1998, mais on ne va pas en parler. Juste
noter que Tim Curry rend une prestation
honorable en Gomez, qu’il en est la seule
chose positive à retenir mais que cela ne
suffit pas à subir cela.
128
LA FAMILLE ADDAMS (2019)
Alors que vaut cette adaptation animée ? Dans les intentions
principales, on dénote une volonté de vouloir se rapprocher
des dessins originaux de Charles Addams. L’aspect cartoon
est renforcé par l’animation, et une volonté de découper le
métrages en sketches peut justement se rapprocher des
premières adaptations. Pourtant, malgré un certain charme,
et un respect du matériau originel, l’ennui perdure, et « La
Famille Addams » peine à charmer.
Niveau scénario, on reste dans la continuité des deux
métrages de Sonnenfeld. Un élément extérieur, ici une
décoratrice connue par son émission télé venue inaugurer
une ville « parfaite » au pied de la demeure des Addams,
qui représente la volonté de conformisme, le politiquement
correct venu exiger des parias qu’ils s’intègrent aux mœurs
communes. Portrait évidemment cynique, où derrière cette
volonté de ne pas faire de frasque se cache une société lisse
129
de toute aspérité, avec des gens suivant
le pas comme des machines, refusant
d’admettre toute différence. Les Addams,
par leur individualité et leur refus de se
soumettre à la pensée unique, deviennent
des héros malgré eux, résistants face à une
nouvelle forme de fascisme « bien-pensant
». Rien de nouveau sous le soleil donc, où un
monde qui nous apparaît comme « normal »
s’avère bien plus fou et dangereux que les «
tarés du coin », plus singuliers mais bien plus
inoffensifs car épanouis.
Les éléments sont là, et c’est toujours un
plaisir de retrouver ces personnages que l’on
aime tant, avec une écriture de dialogues
sachant relever leurs traits de personnalité.
Mais c’est au niveau du traitement en
sketches, qui alourdit le rythme, que le tout
tombe à plat. Si pris à part chaque facteur
semble propice à amener le rire, l’exécution
s’avère fainéante, dénuée d’intérêt visuel. Un
comble lorsque l’on est face à de l’animation,
qui pourrait permettre bien plus de fantaisie.
Loin d’être un ratage complet, on est surtout
déçu de ne jamais prendre un plaisir total. Le
duo de réalisateurs a déjà une suite sur les
rails, alors on croise les doigts. On sait que
le duo de réalisateurs a une suite sur les rails,
que l’on espère plus maîtrisée maintenant
que les codes sont acquis.
Il est évident de s’intéresser à ce mouvement marquant
et important pour toutes les victimes qu’est #MeToo. Si le
harcèlement et les agressions sexuelles deviennent enfin
un problème reconnu, les séries continuent à naviguer
sur des thématiques habituelles, et cette décennie n’a
laissé place à aucun programme dédié à ce sujet. Il a fallu
attendre la fin de l’année 2019 pour voir naître la série “The
Morning Show”. Encore plus représentatif de cette volonté
de renouvellement, ce n’est pas sur une chaîne américaine
mais sur la plateforme Apple TV qu’est diffusée la première
saison de la série. Allons-nous vers une modernisation par
un dynamisme moral des nouvelles plateformes ?
Apple TV ne contient que très peu de contenu pour l’instant
mais une volonté de proposer du neuf avec “Servant”
(nouvelle série signée M.Night Shyamalan), “See”, “For All
Mankind”…et donc “The Morning Show”, diffusée depuis le
1er novembre. À voir ce qu’elle nous réserve pour le futur,
mais ce qu’on peut dire, c’est qu’elle divise. Le pitch est simple
: Un jour comme un autre, un célèbre présentateur d’un talkshow
américain réputé est accusé d’agressions sexuelles et
est renvoyé de son poste. Comment vont-ils réagir face à
cette nouvelle alarmante ?
THE MORNING SH
130
“The Morning Show” est une fiction autant aimée que
détestée, et on comprend ce rejet si on se fie uniquement
aux premiers épisodes, qui ressemblent à un rassemblement
de thématiques pour cocher des cases, dire qu’elles ont été
abordées. Heureusement, ça va mieux dans les épisodes
suivants. En plus de nous plonger dans la production et
l’envers du décor de la télévision (ce que faisait bien Kidding,
par exemple), on voit la vie de ceux qui y travaillent, que ce
soit à travers leur métier, les affaires liées à ce dernier, et les
affaires personnelles.
Si le récent témoignage d’Adèle Haenel nous a montré
qu’elle avait le dessus sur son agresseur par sa notoriété, ce
n’est pas toujours le cas de toutes les victimes (comme le cas
OW (2019)
Weinstein). Cette série est intéressante
dans son traitement des relations, qu’elles
soient privées, ou entre différents postes
au sein de la chaîne. C’est dans cette
tourmente hiérarchique qu’intervient
le personnage de Reese Whiterspoon,
libérée et sans tabous dans un univers
ravagé par le silence dramatique quant
aux exactions en coulisses.
La saison n’est pas encore terminée,mais
il est judicieux d’en parler par rapport à
son actualité et au divertissement qu’elle
propose malgré un début douteux et des
personnages parfois problématiques.
Pravine BARADY
131
132
les mots de la fin
Sauf si vous faites partie de ces extrémistes prétentieux qui
pensent nous être supérieurs (et le sont probablement) qui
comptent les décennies mieux que tout le monde, vous réfléchissez
aujourd’hui aux dix années de cinéma que nous venons de vivre.
Comment se représenter les années 2010 ? Elles ont commencé avec
un film, “The Social Network”, qui en est venu à symboliser - voire
prédire - tout notre univers. Entre temps, on a vu l’explosion de
l’univers super-héros de Nolan à Marvel-Feige, l’expansion de
l’empire Disney, le retour de “Star Wars” sur nos écrans… Mais
tout ça n’est rien comparé à #Metoo. Parce que c’est une remise
en cause de tout le système de l’industrie du cinéma qui impacte
des plus gros noms de cet art qui nous est cher : Weinstein,
Besson, Spacey, Polanski, Allen… Le cinéma est une question de
point de vue. Cette décennie, grâce à des réalisatrices comme
Céline Sciamma, Coralie Fargeat, Naoko Yamada, nous oblige tous
à voir la réalité en face : le cinéma se réinvente. À jamais.
Captain Jim
133
Comme l’a évoqué notre rédacteur, ce qu’il faut retenir de cette décennie et surtout de ces
dernières années est l’avènement du mouvement #MeToo. Des yeux et des consciences qui
s’ouvrent doucement sur un problème ancré depuis des années aussi bien dans l’industrie
cinématographique que sociétal (en témoigne le récent hashtag #JaiÉtéViolée ). Nous ne
pouvions pas clore ce dernier numéro de l’année sans que je prenne la parole en tant que
rédactrice en chef de ce magazine, en tant que cinéphile et surtout en tant que femme. J’en
ai vu des choses défiler cette année, j’en ai subi d’autres et voir que les choses commencent
doucement à bouger me fait croire en une société capable de comprendre et de mettre en
valeur la femme. Et puis la vidéo d’un violeur qui fait son mea culpa tombe sur Youtube,
aucune femme n’est nommée aux Golden Globes dans la catégorie Meilleur réalisateur, le
film de Roman Polanski rencontre le succès au box-office et je me dis que tout est encore à
faire. Le combat est dur mais il ne faut pas baisser les bras. Les femmes doivent se lever fières
et se battre contre cette société patriarcale étouffante. Les hommes doivent nous soutenir,
les violeurs doivent être condamnés et les réalisateurs condamnés pour abus sexuels ne
doivent plus tourner. C’est peut-être utopique mais si on y croit pas qui le fera ?
Il y a deux ans j’ai été victime d’agression verbale à Cannes, cette année j’ai été victime
d’attouchements - qui plus est dans un cinéma -, une communauté d’un youtubeur (et le
youtubeur en question) se sont attaqués à moi (non pas pour confronter les propos d’un
de mes articles, choses annoncée, mais bien pour dériver sur le flot d’insultes et de menaces
virulentes qui vont avec), j’ai souvent remis en cause ma légitimité, je la remets encore
et toujours en cause mais je ne baisse pas les bras. Je veux leur prouver qu’on est capable
: de gérer un site, d’être rédactrice en chef d’un magazine en ligne, d’avoir une chaîne
Youtube, de tourner des courts-métrages, d’écrire des scénarios, de bientôt lancer un
podcast, d’avoir un travail épanouissant, d’avoir des amis, d’être heureuse, d’être pleine
de projets, d’être une femme et d’assumer sa féminité.
Soyez fières de vous, de ce que vous êtes, de ce que vous faites ou ne faites pas, montrezleur
qu’ils ont tort, montrez-leur qu’on est capable du meilleur mais surtout montrez-leur
que le passé, le présent et le future : c’est nous.
Margaux Maekelberg