Didactique et situations

ou moins directe d’opérer une véritable révolution dans nos propres cours
en école professionnelle, respectivement pour la photographie d’architecture
(photographe CFC) et pour le design horloger (designer horloger ES).
En effet, qu’il s’agisse d’une photographie, d’un prototype de montre, d’un
vêtement, d’un magazine (graphiste CFC) ou d’une tasse (céramiste CFC),
la maîtrise de l’ensemble des procédures et des processus nécessaires à la
réalisation de ces objets, ainsi que les connaissances à acquérir pour les
comprendre et les mettre en œuvre font écho directement à la manière
dont Nunziati définit la tâche complexe. 7 Deux chapitres de cette publication
reviennent plus directement sur la didactique mise en œuvre dans
ces domaines dans la version imprimée. 8
Dans ces formations, les apprenti-e-s sont appelé-e-s à mener de manière
autonome des projets de leur conception jusqu’à leur concrétisation physique
; c’est pourquoi nous avons pris pour habitude de dire qu’il n’y a pas
de tâches simples dans les arts appliqués. Ces tâches complexes, situations
significatives et signifiantes de la DpS, sont les objets créés dans
le cadre de nos métiers. Quelle situation de vie ou de métier serait plus
significative ? Quoi de plus significatif que réaliser une photographie pour
un-e photographe, ou un vêtement pour un créateur ou une créatrice de
vêtements, une montre pour un-e designer horloger ?
L’émergence d’une situation d’apprentissage
Dans un contexte peu stimulant évoqué par Chantal Kägi pour son cours
(niveaux de taxonomie des objectifs parfois bas, motivation intrinsèque
faible chez les élèves), les apports croisés de la DpS et de l’évaluation formatrice
poussent à sortir du cadre traditionnellement transmissif de l’enseignement
du cours et à entrer dans une pédagogie de projet. La planification
n’étant pas directement reliée à une tâche complexe identifiable,
à un « objet à faire » comme nous l’avons suggéré plus haut, la question
devient : dans quel « objet à faire » (tâche complexe) ai-je au plus haut
point besoin de la planification au sens où l’entend mon plan de formation
? Nous postulons que c’est cette interrogation sur la réalité du métier
enseigné qui permet l’émergence des situations d’apprentissage.
Chantal Kägi a un réel désir de rendre son cours « plus concret et attractif
», mais aussi de retrouver pour elle-même de la motivation dans un
parcours scolaire qui l’a éloignée peu à peu de l’atelier. Il n’est alors pas
anodin que ce soit en déménageant qu’elle trouve un lot de patrons Burda 9
dans un carton, lesquels vont inspirer l’ensemble de son scenario pédagogique.
On serait tenté de croire au hasard, mais ce serait ignorer que la
notion de « situation » implique un ensemble de liens et de pratiques qui
ne se laissent pas circonscrire dans une discipline, un moment ou un pan
de nos existences. Dans la suggestion de l’expression « SvS » (Situation de
vie significative) apportée par Ghisla et al. (2014), cet ensemble rhizomatique
est particulièrement valorisé : bien sûr, le métier est au cœur de nos
apprentissages et de nos enseignements, mais d’une manière dynamique,
il s’inscrit dans un système plus large, celui de nos vies. Il teinte nos quotidiens
et surtout il transforme nos identités, de la même manière qu’en
retour les personnes que nous sommes transforment nos métiers et nos
pratiques professionnelles (artisanales et enseignantes).
7 ― « Nous dirons, par convention,
que tous les travaux qui font appel
à des stratégies de résolution
sont complexes, à des degrés divers,
que nous définirons à partir
de quatre variables : - le nombre
de connaissances à utiliser, et donc
à combiner ; - le nombre
des procédures en jeu ; - le nombre
d’apprentissage que la maîtrise
de ces connaissances et de ces
procédures a nécessité ; - l’absence
ou la présence de guidage, son poids,
sa forme. La tâche qui fait appel
au plus haut degré de toutes
ces variables à la fois sera dite
complexe. » (Nunziati, 1990, 59).
8 ― Cf. Gagnebin-de Bons
et Le Bolloc’h.
9 ― Burda (https://www.burdastyle.
fr/) est un magazine féminin historique
qui contient des informations sur
la mode, les tendances vestimentaires,
mais dont la particularité résidait
surtout dans la production de patrons
et d’instructions de couture
pour produire soi-même des vêtements.
Ces éléments étaient rassemblés
dans des pochettes indépendantes,
constituant une sorte de kit
prêt à l’emploi pour la réalisation de
ces ouvrages.
Quand le projet déborde
Déplions la tâche complexe ou la « situation-objet »… un patron Burda,
c’est un objet designé pour un public, un plan de travail, un mode d’emploi,
une liste de matériel à mobiliser. Le tout exploitant un champ lexical qui
utilise le jargon professionnel tout en s’adressant à un public d’amateurs
et d’amatrices éclairé-e-s. Dans cette liste, la notion de mode d’emploi est
celle qui correspond le plus aux objectifs du plan de formation relatifs au
cours de planification. Une partie des autres éléments relève du contenu
d’autres cours (patronage assisté par ordinateur (PAO)), voire n’est absolument
pas prise en compte dans la formation de créatrices et créateurs
de vêtements (la notion d’objet designé pour un public). Par contre, pour
chacune de ces tâches prises individuellement, il faut être capable de
combiner des connaissances et des procédures, de décortiquer la situation
professionnelle (Mayen, 2012) pour la comprendre et s’en approprier
les étapes.
L’impossibilité de penser en silo disciplinaire (ou la nécessité d’une pensée
complexe (Morin, 2014)) pousse le projet pédagogique vers un autre
paradigme. Si l’on se convainc que la situation (la création du patron Burda)
est le meilleur levier motivationnel et le plus riche au niveau des contenus
pour apprendre, et qu’une partie non négligeable des compétences ne
sont pas dans le cours de planification, ni même dans le plan de formation
du métier enseigné, il devient normal et nécessaire d’engager le scenario
pédagogique sur la voie de la collaboration et de l’interdisciplinarité.
Nous l’avons vu plus haut pour le choix des SvS, la circonscription aux
seules expériences métier est presque impossible. Le métier déborde de
son cadre strict, dans nos vies. De la même manière ici, le projet retenu
dépasse lui aussi largement la frontière de la création de vêtements.
Penser un patron Burda aujourd’hui, c’est vouloir séduire un public, c’est
désirer communiquer non pas uniquement un produit, mais comme pour
n’importe quel bien de consommation, également une atmosphère, voire
un lifestyle. Et ce constat a un double effet sur le travail : d’une part, l’ambition
et l’insertion dans le réel du projet suscite la motivation des élèves,
il donne du sens (dans la mesure où voir aboutir ses efforts dans un objet
dont nous avons suivi l’ensemble de la production est une condition du
bonheur au travail) ; mais aussi, d’autre part, il exige le recours à d’autres
corps de métiers liés à la communication. C’est à partir de ce constat que
Chantal Kägi décide de faire se rencontrer la création de vêtements avec la
formation de graphistes CFC également présente dans son établissement.
A ce stade du projet, nous sommes passés du cours transmissif « le plus
ennuyeux du monde » à un projet interdisciplinaire centré sur une situation
professionnelle réelle et orienté vers un objet concret.
En route vers l’autonomie
Opérons un retour au module de didactique spécifique que nous animons
à la HEFP dans lequel nous encourageons les enseignant-e-s à profiter des
principes de l’évaluation formatrice pour favoriser l’autonomie des élèves.
Nous demandons la mise en place d’activités qui permettent l’extraction
par les élèves de critères de réussite de la tâche, et si possible également
des critères procéduraux. Ces éléments sont capitaux pour que les élèves
s’approprient à la fois les procédures, mais aussi la norme professionnelle
qui encadre l’objet visé (ici un patron de type Burda). Nous demandons en
général que cette activité soit aussi peu que possible prise en charge par
l’enseignant-e et le plus possible par les élèves elles et eux-mêmes. 10 C’est
d’ailleurs cette exigence répétée tout au long du module de formation qui
a donné à Chantal Kägi le titre de son travail « Ce que je suis en train de
faire, ne pourraient-ils pas le faire eux ? ».
10 ― Cette analyse va permettre une
première référentialisation de l’activité
par les élèves, travaillant à construire
un socle d’autonomie indispensable
à leur construction en tant
que professionnel-le-s réflexifs et
réflexives (voir entre autres l’article «
Vers une mise en œuvre pédagogique
de la didactique professionnelle par
alternance et situation » dans la version
imprimée de cette publication
(Gremion et Maubant).
30 31