J'attends le numéro 63
Laboratoire de recherches créatives
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OLIVIER ISSAURAT
en un déluge apocalyptique,
on aurait dit que le Bon Dieu
faisait son ménage et déversait
de gigantesques bassines sur
la région. L’asphalte se transforma
en torrent, torrent sur lequel
roulaient des embarcations en
déroute. Un concert de klaxons
replaçait dans le droit chemin
ceux qui pensaient que les
autres avaient disparu comme
par enchantement puisqu’on
n’y voyait pas à vingt mètres.
Mon père avait oublié le Filipetti,
le beau-frère et tout ce qui allait
avec pour se concentrer sur
le tableau de bord et la jauge
à essence. Celle-ci indiquait le
zéro avec un aplomb proche de
l’impertinence. Mon père tapota
le tableau de bord sous le regard
circonspect de ma mère.
Elle avait devancé l’indicateur
de quelques minutes car le
moteur avait annoncé sa mise
au repos sous peu par quelques
soubresauts bien sentis. Nous
étions donc en perdition sur un
océan déchaîné lorsqu’apparut
dans le lointain, une trentaine
de mètres pour tout dire, une
pancarte Esso. Ce n’est qu’une
fois le nez pratiquement dessus
que nous reconnûmes
cette balise pour automobilistes
malavisés. Il faut vous dire
qu’une panne d’électricité avait
plongé tout le secteur dans
l’obscurantisme moyenâgeux.
La fée électricité avait déserté
l’endroit pour aller se faire voir
ailleurs. Heureusement nous
étions dans le sens de la descente,
car le moteur, qui nous
avait prévenu encore une fois
de sa fin prochaine, rendit son
tablier. En roue libre nous abordâmes
ce lieu plein d’espoir et
d’essence. Un homme courageux
affronta la tempête pour
nous rejoindre. « En panne
sèche par ce temps, vous avez
le sens de l’à propos ! » s’amusa
notre pompiste. « Heureusement,
nous avons encore le
moteur débrayable ! » J’écoutais
ces informations, intrigué
par ce moteur débrayable imaginant
je ne sais quelle course
magique de pompe à essence
déboulant à tout berzingue
sur le circuit des 24 heures du
Mans. Mais l’homme revint
avec un long manche de bois
qu’il leva bien haut. « Voilà ce
qui va redonner de l’élan à votre
véhicule ! » s’écria-t-il sous une
pluie qui persistait à être torrentielle
malgré l’avis éclairé de
mon père. « Ça ne va pas durer,
c’est aussi soudain que ce sera
court ! » Ma mère avait observé
mon père d’un air songeur. En
y repensant maintenant, je me
demande si l’air en question
n’était pas plutôt teinté d’ironie.
Mais revenons à l’homme
et son balai magique qui allait
porter notre voiture dans
les airs à la façon des sorcières
d’antan. Il planta son bout de
bois dans un logement prévu à
cet effet et le voici qui actionna
la pompe à grands coups de va
et vient remplissant le réservoir
par giclées d’essence successives.
Je fus impressionné par
la modernité de cette installation
qu’on pouvait faire fonctionner
par un moteur ou bien
à bras comme la charrette de
pépé et mémé. Cette modernité
a disparu en même temps
que mon enfance. Cependant
il me restera toujours en mémoire
une aventure aux odeurs
électriques, mais tombées du
ciel et cet homme providentiel
affichant un grand sourire,
capable d’affronter à lui seul
la colère des dieux, armé d’un
unique manche à balai.
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