J'attends le numéro 63
Laboratoire de recherches créatives
Laboratoire de recherches créatives
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Depuis quelques temps, il se
disait qu’une usine israélienne
avait mis au point la fabrication
d’eau synthétique. C’était une
substance hydraulique pulvérisée
que l’on pouvait mélanger
à de la farine, des larmes,
voir à de l’urine. Ce « liquide »
ne coulait pas vraiment, ne se
renversait pas, ne vous arrosait
pas. Il ne désaltérait pas
non plus. Il restait semi solide.
C’était inscrit en hébreu sur la
bouteille. On ne pouvait même
pas prétendre que ça mouillait.
Si c’était de l’eau, elle n’était pas
bonne, à peine potable. Vous
pouviez garder une goutte de
ce truc sur la langue toute la
journée, la faire rouler le long de
votre palais, la mâcher comme
du bétel. Elle avait un goût métallique.
L’H2O officielle était depuis
longtemps privatisée. Réservée
aux visiteurs et à l’élite du pays,
cela va sans dire, même dans
la tradition orale. De gros trust
liquides Neslo, Glouglou, Vitalia
avaient purement détourné les
cours et les faisaient transiter
par pipeline dans les pays industriels
pour que des spéculateurs
apaisent leur angoisse de
profits faméliques. L’eau n’était
plus une ressource « naturelle ».
Lorsqu’on chasse le naturel,
il revient au galop, lui. Pas la
flotte. C’était devenu un bien,
un consommable comme les
autres. Ceux qui l’exploitaient
pouvaient la boire et la vendre
en bouteille, en douche ou en
toilette, voir en bain de pieds.
Subséquemment, chaque
goutte qui restait était numérotée.
Ou presque. Ce qui
n’empêchait pa que les nappes
phréatiques soient surveillées
comme des banques et que
l’argent liquide n’ait plus cours.
Dans les écoles et les ministères,
on avait aussi fini par enlever
le O de l’alphabet pour
éviter de faire saliver le peuple
inutilement.
Ce qui provoquait des effets
rigolos en cascade : on allait
voir le « dacteur », on mangeait
du « maniac », on ne poussait
plus d’onomatopées mais des
cris. On ne se déplaçait qu’en
« vélu » ou en car. L’imaginaire
collectif s’appauvrissait, le
champ lexical s’asséchait aussi.
Mais les populations restaient
confiantes. De temps à autre,
entre deux réjouissances, les villageois
s’extirpaient de l’ombre
noire et s’agglutinaient par dizaines
sous les pistes écrasées
d’un soleil omnipotent.
Là, ils se répandaient en
grappes de couleurs joyeuses
répandant les arcs-en-ciel de
leurs magnifiques parapluies,
les ouvrant et les fermant au
rythme des tambours, irradiant
les caméras des drones qui les
filmaient 24 heures sur 24 de
milliers de fragments humains
scintillants, de regards mouillés
et de sourires de nacre que l’on
diffusait en boucle en Europe,
en hiver, aux interludes.
THIERRY FAGGIANELLI
Juillet 2021.
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