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4 PRÉSENCE N o 9 NOVEMBRE <strong>2022</strong> DOSSIER<br />
DOSSIER PRÉSENCE N o 9 NOVEMBRE <strong>2022</strong> 5<br />
La fête des morts et de la Toussaint :<br />
Une question de mémoire !<br />
PAR LE CURÉ JEAN LANOY<br />
Je n’ai pas voulu approcher ce<br />
thème de la fête des morts et de<br />
la Toussaint sous un aspect trop<br />
théologique ou spirituel, vous<br />
en avez certainement beaucoup<br />
lu à ce sujet. Ce qui m’importe<br />
cette fois-ci, c’est une vision plus<br />
humaine et ainsi de permettre de<br />
se réapproprier le thème en partant<br />
de sa propre approche et de<br />
sa propre expérience.<br />
Le titre n’est d’ailleurs pas engageant<br />
car, qu’est-ce que cela peut<br />
bien signifier de fêter les morts le<br />
2 novembre ou autour de cette<br />
période du calendrier ? Quant aux<br />
Saints de la Toussaint, que représentent-ils<br />
vraiment pour nous?<br />
L’idée de se souvenir de nos<br />
défunts, de les citer, de les nommer,<br />
me paraît beaucoup plus<br />
intéressante. Cela me fait penser<br />
à Marie-Madeleine Davy qui, lors<br />
d’une interview, révélait sa pratique<br />
et son lien avec ses chers<br />
disparus. Chaque soir, avant de<br />
s’endormir, elle les nommait un<br />
par un avec tendresse accompagnée<br />
de la lenteur de son souffle.<br />
Elle nommait qui? Oh pas que les<br />
défunts de sa famille ou de ses amis,<br />
elle nommait aussi toutes celles<br />
et ceux qui faisaient ou avaient<br />
fait partie de sa vie intellectuelle<br />
et spirituelle. Des auteur(e)s qui<br />
l’avaient marquée ou qu’elle avait<br />
croisés. J’ai trouvé cette pratique<br />
fort intéressante parce que sortie<br />
des traditions habituelles de tout<br />
inscrire dans une journée réservée<br />
ou dans une période donnée.<br />
Au fond Marie-Madeleine Davy<br />
avait raison, pourquoi nos défunts<br />
ne feraient-ils pas partie de notre<br />
vie plus que d’accoutumée ? Qui<br />
nous a dit de les mettre au placard<br />
et de les ressortir une fois l’an? Il se<br />
peut que certains d’entre eux sont<br />
au placard depuis des lustres et<br />
n’en ont jamais été ressortis. Cela<br />
n’est pas sans raison! Un oubli ?<br />
Un balayage radical de notre vie?<br />
L’idée que ça ne sert à rien de se<br />
remémorer le passé avec eux ?<br />
Passer à autre chose ? Pourquoi<br />
pas! Tout est possible!<br />
Personnellement, j’ai bien du mal à<br />
oublier les trépassés. Souvent ils me<br />
reviennent en mémoire à travers le<br />
souvenir de ce qui les caractérisait.<br />
Comme la madeleine de Proust !<br />
Vous vous souvenez peut-être<br />
que dans son livre «A la recherche<br />
du temps perdu » Marcel Proust<br />
décrit comment le souvenir d’une<br />
habitude de son enfance a ressurgi<br />
en trempant une madeleine<br />
dans son thé. Dans son enfance,<br />
sa tante lui donnait de petites<br />
madeleines trempées au préalable<br />
dans son thé. Il s’est souvenu de sa<br />
madeleine et de son thé d’enfance<br />
mais par-là, il s’est souvenu également<br />
de sa tante. Qu’avait-elle de<br />
si extraordinaire cette tante? Car<br />
la madeleine n’est qu’un support<br />
au souvenir de ce moment de son<br />
enfance vous l’avez compris.<br />
N’en est-il pas de même pour<br />
nous? Qu’avaient-ils de si extraordinaire<br />
celles et ceux que nous nous<br />
remémorons avec joie et parfois<br />
avec manque? Lors de mes conversations,<br />
je ne manque pas de me<br />
remémorer et de citer une parole,<br />
une leçon, un savoir transmis par<br />
l’une ou l’autre des personnes que<br />
j’ai connues et qui m’a édifié. Ces<br />
personnes m’étaient très proches,<br />
d’autres beaucoup moins ou pas du<br />
tout. Si je vous disais que je garde<br />
en mémoire celles et ceux de nos<br />
paroisses qui nous ont quitté et qui<br />
m’ont marqué? Je ne veux pas ici<br />
les citer tous car la liste serait trop<br />
longue, mais je me souviens d’eux.<br />
Je peux même vous dire que je les<br />
revois avec tendresse.<br />
Je trouve nécessaire de maintenir<br />
la mémoire, quelles que soient le<br />
nombre d’années passées, peu<br />
importe.<br />
Nos défunts et toutes les personnes<br />
pour lesquelles nous avons eu<br />
de l’attention, de la tendresse et<br />
même pourquoi pas des heurts, ne<br />
doivent pas sombrer dans l’oubli.<br />
Il y a tant de personnes qui nous<br />
ont édifiés pour ne parler que<br />
d’elles. Nous ne serions pas ce que<br />
nous sommes sans avoir croisé un<br />
jour leur chemin ou simplement<br />
les avoir connues.<br />
Les oublier ce serait comme vider<br />
notre mémoire et errer tels des<br />
disques durs vides.<br />
La mémoire des morts nous<br />
construit et nous reconstruit à<br />
UNE QUESTION DE MÉMOIRE !<br />
mesure que nous avançons. La<br />
perte de leur mémoire engendre<br />
notre perte de références structurantes.<br />
Il n’y a pas que les savoirs<br />
acquis qui nous constituent. La<br />
mémoire de nos morts qui nous<br />
ont édifiés fait plus pour notre<br />
stabilité que tous les savoirs accumulés.<br />
La mémoire des morts n’est pas<br />
qu’une exigence personnelle, elle<br />
est aussi une exigence communautaire.<br />
Une communauté qui oublie<br />
est une communauté qui se perd. Il<br />
ne s’agit pas que de se souvenir des<br />
héros, il faut se souvenir de toutes<br />
les petites mains qui ont constitué<br />
la communauté, de toutes les<br />
personnes qui sont passées et ont<br />
posé chacune leur pierre à l’édifice<br />
social et structurel.<br />
Un jour notre tour viendra, qui se<br />
souviendra de nousalors ?<br />
La mémoire est une force contre<br />
l’oubli et il est bien d’exercer la<br />
mémoire, de susciter la mémoire<br />
de toutes les façons.<br />
La période de la fête de la Toussaint<br />
est une période choisie dans notre<br />
bassin chrétien pour honorer nos<br />
morts et aussi celles et ceux que les<br />
Eglises ont repéré comme modèles<br />
de vie chrétienne.<br />
D’autres peuples, d’autres civilisations,<br />
avaient leurs périodes, leurs<br />
coutumes et leurs pratiques plus<br />
ou moins différentes des nôtres,<br />
à un ou plusieurs endroits dans<br />
leur calendrier (je voudrais par<br />
exemple citer les aztèques). Mais<br />
c’est un fait, la mémoire nécessaire<br />
et constante des morts (et peut-être<br />
des héros ou héroïnes, pour le dire<br />
ainsi), a donné à ces peuples leur<br />
identité et leurs pratiques. Je pense<br />
que la lecture du livre des morts des<br />
anciens Égyptiens ou encore celui<br />
des Tibétains donnerait à notre<br />
occident sujet à plus de réflexions<br />
avant de banaliser la mort et nos<br />
morts.<br />
Le livre des Morts - Papyrus d’Ani –<br />
vers 1200 avant notre ère<br />
Fêter nos morts et honorer les<br />
Saints me semble être une même<br />
dynamique car, en ce qui me<br />
concerne, j’aurais de bien meilleurs<br />
rapports spirituels avec des<br />
personnes que j’ai connues et<br />
qui m’ont édifié, plutôt qu’avec<br />
celles et ceux qui me sont pures<br />
connaissances livresques ou<br />
calendaires. Il y avait un philosophe<br />
paysan de l’Ardèche que<br />
j’aimais beaucoup entendre lors<br />
de ses interviews radiodiffusées,<br />
c’était Gustave Thibon qui<br />
comme Françoise Giroud déclarait:<br />
«Les cimetières sont pleins de<br />
gens irremplaçables et qu’on n’a<br />
pas remplacés.»<br />
De cela, j’en suis intimement<br />
convaincu. Oui, il y a beaucoup de<br />
personnes que nous nous ne reverrons<br />
plus parce qu’elles étaient<br />
uniques en leur genre. Je ne citerai<br />
qu’une seule personne dans<br />
mon écrit car il n’y avait pas qu’un<br />
philosophe paysan en Ardèche, il<br />
Gustave Thibon<br />
y en avait aussi un à La Chaux-de-<br />
Fonds et je pense donc à Francis<br />
Kaufmann d’auguste mémoire<br />
pour moi. Je vous mets d’ailleurs<br />
en fin d’article, quelques-uns de<br />
ses ouvrages si le cœur vous en dit<br />
afin de perpétuer sa mémoire.<br />
Francis Kaufmann<br />
A nous maintenant de prendre la<br />
suite et d’édifier à notre tour, tant<br />
qu’il en est encore temps. Ce n’est<br />
pas prétentieux, mais tout le bien<br />
que nous pouvons faire change<br />
déjà la face de celles et ceux que<br />
nous approchons.<br />
Et pour soutenir cette pensée je<br />
voudrais encore vous citer ceci de<br />
Jean-Pierre Richard : « La mort a<br />
ceci d’heureux qu’elle permet aux<br />
êtres irremplaçables de céder leur<br />
place à d’autres.»<br />
Il ne tient qu’à nous d’ajouter, un<br />
jour ou l’autre, notre nom à la liste<br />
des Saints. Cela me semble possible