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En France, la cuisine est une<br />
forme sérieuse d’art <strong>et</strong> un<br />
sport national.<br />
Julia Child<br />
Au goût du Kremlin<br />
dans les cuisines du<br />
Kremlin, c’est comme dans le<br />
sport : il faut gagner le match<br />
tous les jours. » Depuis janvier<br />
«Travailler<br />
2008, Jérôme Rigaud est le<br />
responsable cuisinier des réceptions<br />
données par le président Medvedev. Quand<br />
on demande à ce Français de 35 ans comment<br />
il est arrivé là, il répond tout simplement<br />
qu’il s’est trouvé « au bon endroit au bon moment<br />
». Ce que confi rme son parcours professionnel,<br />
qui n’est qu’une suite d’opportunités<br />
saisies au vol. Un enchaînement de défi s qu’il<br />
s’est lancés depuis qu’il a su qu’il ne pourrait<br />
plus jouer au rugby, sport auquel il s’adonnait<br />
depuis l’adolescence.<br />
À l’âge de 19 ans, ce joueur de deuxième division<br />
à Perpignan se blesse. A la suite d’une rupture<br />
des ligaments croisés du genou, Jérôme doit renoncer<br />
non seulement à sa passion mais également<br />
à son rêve de devenir un jour inspecteur de<br />
police. « Une immense déception », souligne-il.<br />
Le jeune homme, natif d’Abidjan (Côte d’Ivoire),<br />
restera « déprimé » jusqu’au jour où un ami serveur<br />
lui propose de venir l’aider pour la soirée<br />
du Nouvel An dans un restaurant de Perpignan.<br />
Jérôme a alors 22 ans, <strong>et</strong> se découvre une nouvelle<br />
vocation : « Ca m’a donné envie d’ouvrir<br />
un restaurant ». Il décide d’en faire son métier.<br />
Après avoir été formé, notamment, par les grands<br />
chefs français Joël Robuchon <strong>et</strong> Michel Troisgros,<br />
Jérôme Rigaud reçoit plusieurs propositions.<br />
L’une d’elles l’intrigue. Un certain Eldorado, à<br />
Moscou, le demande. « Je n’avais jamais entendu<br />
parler de ce restaurant ni trouvé aucune<br />
information sur Intern<strong>et</strong> », explique Jérôme qui<br />
décide pourtant de tenter l’aventure russe. « Une<br />
ouverture d’esprit <strong>et</strong> un goût du voyage » qui lui<br />
viennent, assure-t-il, de ses 16 premières années<br />
passées en Afrique. L’occasion est idéale<br />
pour se lancer un défi : « Même si tu ne connais<br />
pas les gens qui vont t’entourer ni leur culture,<br />
tu dois réussir à t’adapter ». Rapidement, c’est<br />
chose faite. Au bout de deux ans <strong>et</strong> demi, Jérôme<br />
quitte l’Eldorado <strong>et</strong> passe au Nostalgie, le plus<br />
ancien des restaurants français de Moscou.<br />
Deux ans plus tard, Igor Boukharov, propriétaire<br />
du Nostalgie, commence à se charger des<br />
banqu<strong>et</strong>s présidentiels. Il demande à Jérôme de<br />
l’aider de façon ponctuelle. Le jeune Français<br />
commence, « p<strong>et</strong>it à p<strong>et</strong>it », à diriger les banqu<strong>et</strong>s<br />
donnés par le président Medvedev. « Une<br />
sorte de test », pense Jérôme qui sera embauché<br />
dans les cuisines du Kremlin à plein temps,<br />
après cinq mois d’« essai ». Tout s’est déroulé<br />
en douceur, « c’est pour ça que j’ai accepté»,<br />
confi e Jérôme, qui souligne que « [s’il avait] su<br />
d’emblée les contraintes <strong>et</strong> la charge de travail<br />
que cela impliquait, [il aurait] refusé ».<br />
Chef sous haute surveillance<br />
Ces cinq mois d’essai ont aussi servi aux services<br />
de renseignement du président pour mener<br />
une enquête complète sur Rigaud, sa famille<br />
<strong>et</strong> ses amis. Surveillance rapprochée qui<br />
reste d’actualité. « Je suis sur écoute 24h/24 »,<br />
observe le cuisinier, qui se sait surveillé jusque<br />
dans ses soirées personnelles. Mais Jérôme affi<br />
rme ne rien changer pour autant à son mode<br />
de vie : « C’est normal, car je travaille pour le<br />
président d’une grande puissance mondiale ».<br />
Aujourd’hui, il oublie même les médecins militaires<br />
qui gu<strong>et</strong>tent ses faits <strong>et</strong> gestes lorsqu’il<br />
cuisine pour Medvedev dans une salle spéciale,<br />
à laquelle les autres cuisiniers – sans parler<br />
des journalistes – n’ont pas accès.<br />
« Le plus diffi cile dans ce travail est de s’adapter<br />
au rythme », explique celui qui doit être au<br />
service du président en permanence. Pas de va-<br />
Portrait<br />
Texte : Gabrielle Leclair<br />
Photo : Galina Kouzn<strong>et</strong>sova<br />
cances depuis trois ans, pas le temps de profi ter<br />
de son passe-temps préféré, le rugby, même<br />
si « la cuisine ressemble à tous les sports collectifs<br />
». Il faut que Jérôme soit toujours prêt<br />
à cuisiner, servir <strong>et</strong> diriger en fonction des<br />
événements organisés par le président. « On<br />
peut m’appeler ce soir à 22h pour un banqu<strong>et</strong><br />
de 200 personnes, demain, à l’autre bout de la<br />
ville », explique-t-il. À cela s’ajoute l’absence<br />
de routine dans les cuisines du Kremlin. « Le<br />
menu de chaque banqu<strong>et</strong> est unique », précise<br />
Jérôme. Le public étant prestigieux, « c’est<br />
un combat permanent » pour plaire à chaque<br />
réception. Avec Guennadiï Korolev, le sousdirecteur<br />
des cuisines du Kremlin, il supervise<br />
tout. Du choix de la vaisselle, des menus <strong>et</strong> des<br />
produits au nombre de serveurs <strong>et</strong> de cuisiniers<br />
requis. Dans ces choix, Jérôme a apporté un<br />
peu de french touch <strong>et</strong> bousculé les habitudes<br />
des cuisines du Kremlin.<br />
« J’adapte la cuisine<br />
française au goût<br />
russe »<br />
Le chef français a fait découvrir un système basé<br />
sur des menus dégustation, avec six ou sept<br />
plats par personne. Auparavant, on apportait de<br />
grands plats sur la table, <strong>et</strong> chacun se servait.<br />
Jérôme Rigaud a introduit une haute cuisine,<br />
« moins axée sur la quantité mais plus raffi née<br />
<strong>et</strong> plus diversifi ée », explique Guennadiï, qui<br />
souligne que même si le cuisinier « ne parle<br />
pas parfaitement russe, il nous comprend très<br />
bien ». C’est certainement ce qui a fait son<br />
succès dans les cuisines de la présidence.<br />
« S’il avait cuisiné comme un Français pour<br />
des Français, il n’est pas certain que ça aurait<br />
plu », poursuit un Guennadiï qui apprécie tout<br />
particulièrement la cuisine française, « fondée<br />
sur le choix de produits authentiques ». Jérôme<br />
11<br />
Le Courrier de Russie<br />
Du 12 au 26 novembre 2010<br />
www.lecourrierderussie.ru<br />
Jérôme Rigaud est le seul étranger employé à la présidence russe. Depuis bientôt trois ans, le chef<br />
cuisinier français prépare lui-même les plats qui sont servis à la table présidentielle dans le palais<br />
du Kremlin <strong>et</strong> ailleurs. Pour le plaisir de Dmitriï Medvedev <strong>et</strong> de ses hôtes, il a adapté sa cuisine au<br />
goût russe. Portrait d’un chef friand de défi s <strong>et</strong> de diversité.<br />
Jérôme Rigaud en<br />
10 dates<br />
21 février 1975 : Naissance à Abidjan en<br />
Côte d’Ivoire<br />
1996 : Apprenti auprès du chef Jean-Paul<br />
Hartmann à l’Almandin, restaurant une étoile<br />
au Michelin près de Perpignan.<br />
1998 : Commis de cuisine puis chef de partie<br />
à L’Astorg, restaurant parisien une étoile<br />
sous la tutelle de Joël Robuchon<br />
2000 : Chef de partie puis sous-chef de<br />
cuisine dans la Maison Troisgros, à Roanne.<br />
2003 : Chef cuisinier du restaurant Le Balthus,<br />
à Beyrouth, au Liban<br />
2004 : Chef cuisinier à l’Eldorado, à Moscou<br />
2006 : Chef cuisinier au Nostalgie, à Moscou<br />
11 septembre 2007 : Prépare son premier<br />
banqu<strong>et</strong> pour le président Medvedev<br />
1 e janvier 2008 : Devient le chef cuisinier<br />
en titre du président Medvedev<br />
a introduit dans l’assi<strong>et</strong>te présidentielle des produits<br />
atypiques <strong>et</strong> de grande qualité comme le<br />
sel noir, le thé de Taiwan <strong>et</strong>, bientôt, le chocolat<br />
français Weiss. Il apprend à ses trente cuisiniers<br />
russes à faire leur pâté foie gras. Le professeur<br />
se dit parfaitement satisfait de ses apprentis, qui<br />
ont le sens du travail <strong>et</strong> ne se plaignent jamais<br />
de faire, chaque jour, des heures supplémentaires<br />
: « En France, ce ne serait pas possible »,<br />
observe Jérôme.<br />
Vakhtang, son second, note lui aussi des changements,<br />
remarquant notamment « l’arrivée<br />
dans la cuisine de nouveaux poissons comme le<br />
turbot ou la dorade ». Iouriï, cuisinier au Kremlin<br />
depuis 30 ans, se souvient qu’il y a quelques<br />
années <strong>encore</strong>, ils préparaient des « sangliers<br />
<strong>et</strong> des esturgeons entiers », servis dans d’immenses<br />
plats. Viktor, maître d’hôtel, remarque<br />
que le chef français est arrivé à un moment où<br />
« la cuisine du Kremlin, en même temps que les<br />
idées du président au pouvoir, commençaient à<br />
changer ». Un président tourné vers l’Occident<br />
promeut logiquement une cuisine qui lui ressemble.<br />
Même si Jérôme tire beaucoup de satisfactions<br />
de son travail au Kremlin, il compte bien<br />
réaliser son rêve, toujours le même depuis ce<br />
fameux Jour de l’An. « Ici, c’est ma dernière<br />
place avant que je n’ouvre ma brasserie en<br />
Espagne ou en Australie », explique ce Français<br />
de l’Etranger. Dans l’un de ces deux pays<br />
« qui l’attirent », il continuera de faire ce qu’il a<br />
toujours fait : « travailler avec des produits que<br />
n’importe qui peut se payer, mais que personne<br />
ne peut cuisiner comme moi ». Un proj<strong>et</strong> <strong>encore</strong><br />
vague pour le Français qui ne prévoit pas<br />
<strong>encore</strong> concrètement de quitter les cuisines du<br />
Kremlin. « Je partirai quand je m’ennuierai »,<br />
ce qui est quasiment impossible, « ou quand je<br />
craquerai », ce qui est plus probable si son patron<br />
ne lui accorde pas de répit. ڤ