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N. 16 Italia : Imaginations Passions Parcours - ViceVersaMag

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IMAGINATIONS<br />

C I N E M A<br />

Carmelo Bene,<br />

BLASPHÉMATEUR<br />

Cet iconoclaste génial a renouvelé le langage théâtral et cinématographique en démolissant les conceptions<br />

humanistes de l'autre cinéma.<br />

L'Italie des années A-winn riiivril A/lici/inl soixante connaît une<br />

explosion économi- Afma (jUrM-MlgCUU que e, culture„e sam<br />

précédent, qui favorise l'éclosion d'une nouvelle génération d'artistes authentiques,<br />

tels les Pasolini, Bertolucci, Bellocchio ou Taviani, dont les oeuvres ont acquis<br />

une renommée internationale. Cependant, derrière ces grands noms se cachent certains<br />

créateurs isolés et novateurs, peu connus hors des frontières de la Péninsule,<br />

ayant su apposer le sceau de leur génie sur toute la culture de cette époque. Le plus<br />

célèbre d'entre eux est sans nul doute Carmelo Bene qui, avant d'aborder la littérature<br />

et le cinéma, a opéré une rupture profonde dans les schémas traditionnels du<br />

théâtre italien d'alors : celui-ci, en effet, ressemblait à un vaste désert figé où quelques<br />

exemples de grandeur, pour ne citer que Visconti ou Strehler, en s'imposant comme<br />

les démiurges de la mise en scène, ne faisaient que creuser les écarts. La démarche<br />

de Bene, dans la mesure où il y a transfert du verbe au geste, pourrait se rapprocher<br />

de celle du Living Theatre, mais ce dernier vise à la création de groupe alors que<br />

Bene est seul et entend le rester. En avance sur son temps tout en sachant parfaitement<br />

en exprimer les lignes de force, il s'impose dans son pays comme l'un des maîtres<br />

du nouveau théâtre par l'invention d'un système critique révolutionnaire qui rejoint<br />

toutefois la conception de l'acteur prônée par la profession théâtrale de cette époque.<br />

Selon elle, un comédien accomplit un geste critique<br />

essentiel en exécutant sa propre mise en scène,<br />

seule façon de garantir à la fois un code de l'acteur<br />

et sa progression dans une véritable recherche.<br />

Ainsi, Carmelo Bene commence son expérimentation<br />

publique en créant un inoubliable Caligula d'après<br />

Camus, sur le mode de la cassure comme discours critique<br />

et mise en crise. La réalisation scénique de cette pratique<br />

mentale consiste à détourner continuellement chaque<br />

matériau créatif de la fonction qui lui revient dans la pièce,<br />

afin d'en soustraire le sens '. De là naît un effet d'éclatement<br />

et d'étrangeté, démontrant l'impossibilité d'une<br />

synthèse dialectique des éléments constitutifs de l'oeuvre,<br />

qui ne reviennent sur eux-mêmes que pour se représenter<br />

différemment. Le travail de l'acteur acquiert ainsi une<br />

dimension créatrice nouvelle, du fait que celui-ci se considère<br />

inapte à jouer un texte avec ses seuls moyens physiques<br />

et manifeste son impuissance par des gestes dérisoires<br />

et des débris de formulation. La part la plus importante<br />

du travail de recherche est accordée à la voix en quête, non<br />

pas d'une langue qu'elle sait déjà, mais d'un langage à<br />

découvrir au moment même de son énonciation.<br />

Cette pratique novatrice assure une continuité et une<br />

cohérence aux nouvelles formes d'expressions artistiques<br />

que l'acteur/metteur en scène utilise comme les différentes<br />

étapes d'une expérience créatrice totale : par exemple,<br />

il fait de son roman Nostra Signora clci Turchi, une adaptation<br />

filmique dont au préalable il avait donné un traitement<br />

théâtral. Dans ce film post soixante-huitard et dans<br />

les productions subséquentes, Carmelo Bene apporte ce<br />

même renouvellement du langage qu'au théâtre et manifeste<br />

son avant-gardisme en appliquant au cinéma certaines<br />

des recherches structuralistes musicales, picturales ou<br />

littéraires, sans oublier de réaffirmer le principe d'Oscar<br />

Wilde : « L'imagination imite l'art, c'est l'esprit critique<br />

qui crée ». Le spectacle cherche à atteindre l'infini des possibles<br />

artistiques, écartant, en ce qui a trait au septième art,<br />

les règles classiques de l'emploi d'une caméra, de la construction<br />

de l'oeuvre, des codes de la perception et de l'abstraction<br />

intellectuelle. Comme le fera Moretti plus tard,<br />

Bene se doit d'être l'homme-orchestre de ses films afin d'en<br />

manipuler à sa guise le moindre rouage et d'imposer cette<br />

fougue qui ne consent à rien mutiler, l'idée fût-elle la plus<br />

inaccessible au public. L'essentiel pour lui est de démolir<br />

les conceptions humanistes de l'autre cinéma et de mettre<br />

en scène les mécanismes et les bavures de son expérimen­<br />

tation pour en faire un objet de critique. Il y a dans cette<br />

méthode un narcissisme obsessionnel qui trouve sa raison<br />

d'être dès lors que l'artiste consent à s'envoyer des flèches.<br />

La conception esthétique que le metteur en scène a<br />

du cinéma s'apparente à celle d'Eisenstein qui prône la<br />

manipulation des différents matériaux formant un film.<br />

L'originalité du travail de Bene vient du fait qu'il lui faille<br />

repartir à zéro pour épurer le visuel et le sonore des possibilités<br />

de récupération par le langage ou la pensée. Selon<br />

ses propres dires, « le cinéma n est pas du théâtre ou de<br />

I opéra mais autre chose : entre la musique et la sculpture<br />

mourante. »- Comme un insolite baïlet pyrotechnique,<br />

la musique en psaumes, en mélopées, en incantations<br />

ou en Bel canto, se met à jouer avec le verbe surabondant<br />

et le chromatisme électrique des images, pour forcer l'oeil<br />

à voir démesurément. Chaque plan, chaque geste, chaque<br />

mot participe ainsi de cet ensemble musical destiné au<br />

regard. Celui-ci, du fait qu'il ne se limite plus à regarder<br />

mais se fond à la chair du spectacle, devient corps erotique.<br />

Par conséquent, la création de l'esprit naît de l'ensemble<br />

des sollicitations sensorielles ou culturelles proposées<br />

par le film. Nul besoin pour le spectateur de chercher à<br />

comprendre ce dernier, car il est un objet filmique parfait<br />

qui trouve sa justification en lui-même. Bien loin cependant<br />

de réclamer une acceptation passive, il met en jeu des<br />

systèmes de perception dépassant l'exercice habituel de la<br />

compréhension, adhésion qui relève autant du conscient<br />

que du subconscient. Il est donc inutile d'attaquer les volteface<br />

de Bene car les réponses pas plus que les charnières<br />

ne lui importent. Seules les questions le préoccupent et<br />

à peine en a-t-il posé une qu'il passe à une autre.<br />

Si l'une des visées principales du cinéaste est celle de<br />

substituer des visions aux concepts, il lui faut tuer ces derniers.<br />

Ht comment mieux le faire qu'en détruisant les<br />

mythes, ces pures constructions de l'esprit. Originaire des<br />

Fouilles, l'artiste part de la contestation des archétypes de<br />

son enfance méridionale pour en arriver à celle de toute<br />

la culture : en parodiant l'univers humaniste de l'Italie du<br />

Sud avec sa dose excessive de baroque chevaleresque ci<br />

catholique sur un fond modestement provincial, il jette un<br />

regard féroce sur lui-même pour nous cornier à l'imiter.<br />

Grâce à une permanente autocritique, Carmelo Bene évite<br />

le scctorialisme culturel — chez lui, pas de subtile mélancolie<br />

à la Lampedusa ou de classique nostalgie à la Quasimodo<br />

— de la plupart des intellectuels méridionaux toujours<br />

en quête des antiques splendeurs. L'originalité du<br />

cinéma de cet auteur, en particulier de son premier film<br />

Nostra Signora dei turchi, où la Madone en prend pour<br />

son rhume, c'est de transformer la province physique où<br />

il est né, en province culturelle. L'ensemble de sa création<br />

est ainsi Parodie, celle-ci ne pouvant exister qu'en fonction<br />

de l'oeuvre d'art ou du mythe, qu'elle vide de tout contenu<br />

par la caricature. Les figures mythiques les plus célèbres,<br />

que ce soit le Des Esseintes de Huysmans, le Des<br />

Grieux de Prévost, le Don Juan de Barbey d'Aurevilly, la<br />

Salomé d'Oscar Wilde ou le Hamlét selon Freud, Shakespeare<br />

et Laforgue, sont profanées d'un film à l'autre, pour<br />

amener l'artiste au délire critique de ses fantasmes 5 . Pour<br />

nous livrer ceux-ci. il puise son inspiration dans les flamboyantes<br />

apocalypses des Esthètes Décadents : sa<br />

« Salomé », « déité symbolique dans l'indestructible<br />

luxure, déesse de l'immortelle Hystérie, la Beauté maudite<br />

élue entre toutes par la catalepsie qui lui raidit les<br />

chairs et lui durcit les muscles » selon les lignes fameuses<br />

de Huysmans. incarne les dernières splendeurs d'un monde<br />

occidental qui célèbre sa chute. Ainsi. le mythe de Salomé<br />

renaît-il de ses cendres, et cela malgré la volonté du cinéaste<br />

qui met tout en oeuvre pour ne laisser à son personnage<br />

qu'un signifié grotesque. Là est le paradoxe de sa démarche<br />

dont l'aboutissement final redonne au mythe, au<br />

moment même où il l'assassine, la chance de trouver sa<br />

signification authentique : traduire par une sorte d'humour<br />

noir à la limite du supportable un ensemble de visions à<br />

saveur prophétique" 1 .<br />

À ce stade, il faut aborder l'aspect suicidaire de toute<br />

l'oeuvre de Carmelo Bene, sa fascination de la mort, son<br />

jeu avec la destruction et la dérision. Il y a certes du pamphlet<br />

dans la volonté de lynchage de cet « anarchiste<br />

critique » \ Son entreprise de démolition ne se limite pas<br />

aux mythes et au signifié de ses personnages et de ses films ;<br />

c'est aussi un acte de violence contre le langage cinématographique.<br />

Ses films ne sont que la trace d'une cérémonie<br />

d'holocauste. un brouillage de l'équilibre esthétique par un<br />

afflux de blancheurs, par un montage hyper-haché et par<br />

une sorte d'écriture automatique visuelle où s entremêlent<br />

les influences littéraires et picturales t '. Par-dessus tout.<br />

domine une impression de vérité profonde que seule cette<br />

poésie de la dérision peut atteindre et qui donne à l'artiste<br />

son aristocratique liberté vis-à-vis de l'art. Chaque nouveau<br />

film, en même temps qu'il contribue à faire progresser le<br />

travail de création du cinéaste ainsi que sa réflexion sur<br />

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