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N. 16 Italia : Imaginations Passions Parcours - ViceVersaMag

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S<br />

4<br />

ITALIA<br />

IMAGINATIONS<br />

SANS ITALIE<br />

Singulière fortune où le but se déplace et, n'étant nulle part, peut être n'importe où.<br />

Charles Beaudelaire<br />

Dans les semaines qui suivirent mon arrivée J /ifynhpyfr) ThççjfinYJ dans cette vilIe 8 lacée Q ue I e connaissais à<br />

peine, je revis des personnes et je commen- 1 -'M'rnUK>r WJ llAootrilMI çaj à Découvrir un nouveau monde. C'était<br />

bien. J'étais possédé par cette agréable sensation de détachement, d'ivresse qui nous saisit durant le voyage dans une terre inconnue.<br />

Le début d'un séjour qui pourra être assez prolongé ou même définitif est toujours vécu comme vacance, c'est-à-dire comme absence<br />

de lieux et de liens ; vide dans lequel on se trouve suspendu, où tout ce qui avait un sens est vacant. C'est le dépaysement éphémère<br />

du touriste, du voyageur massifié en quête des différences faciles. Puis en marchant dans une rue, un jour, je m'aperçus soudainement<br />

que j'étais seul. La première phase était donc achevée, j'avais la certitude de rester : c'est alors que la qualité de ce vide a changé.<br />

Je me suis aperçu que cette inconsistence des autres, leur transparence sur le trottoir ne dépendait plus désormais de ma condition<br />

vacancière mais renvoyait à leur nature d'êtres-humains-vivant-en société. Pour moi, c'était quelque chose d'étrange, de complètement<br />

nouveau, comme voler dans un planeur : la légèreté et le silence. N'être vu par personne, ne déranger personne, n'être<br />

pas dérangé. Dans le privé, dans l'intime, les rapports se font, se tissent ; il y a dans ce pays une capacité individuelle qui se<br />

perd au niveau social. Dans le social, le visage devient inexpressif, la mimique absente, la résistance nulle, il n'y a que le<br />

sifflement des planeurs. C'était inquiétant mais aussi rassurant. Inquiétant parce que l'idée d'avancer, de marcher réellement dans<br />

cette société ainsi aérée me surprenait, me semblait impossible. Quel courant remonter, où s'attrapper, quelle résistance vaincre ?<br />

Rassurant parce qu'il n'y avait pas besoin de<br />

se cacher pour disparaître, pour gagner l'anonymat.<br />

D'abord, je soupçonnais que cette<br />

légèreté était une variante du malaise qui<br />

possède les habitants de toute métropole.<br />

Maintenant, je sais qu'il s'agit d'autre chose : ce qui manque<br />

à la solitude urbaine dans cette ville, c'est le drame,<br />

la représentation du drame. Ce qu'on sait des autres, ce<br />

qu'on peut imaginer n'est qu'un monologue sans cris, cris<br />

qui s'étouffent dans un privé inatteignable, qui ne gagnent<br />

jamais les lèvres. Milan ou Rome, villes où j'ai habité, étaient<br />

il y a quelques années ravagées par l'héroïne. Dans les parcs,<br />

dans les petits jardins du centre-ville, on marchait sur les<br />

seringues. Les bars et les restaurants de certains quartiers<br />

avaient troué leurs petites cuillères pour empêcher qu'on<br />

les vole pour préparer la dose. Souvent, les journaux<br />

publiaient des photos bouleversantes de jeunes tués par<br />

la drogue dans le vacarme métropolitain. C'était violent,<br />

dramatique. Beaucoup de monde pleurait. On réagissait,<br />

on en parlait et finalement on a été capable de contenir<br />

le désastre. Ici, on crève en cachette, dans le silence. Une<br />

génération est en train de se tuer, vingt pour cent de la<br />

relève se donne la mort, sans drame, avec cette angoissante<br />

légèreté. Vivre sans Italie est vivre sans cette épaisseur<br />

humaine et sociale, surtout sans cette représentation du<br />

drame par le monde qui t'entoure, auquel tu ressembles.<br />

Impossible d'en parler. Certes, je réponds aux questions<br />

qu'on n'arrête pas de me poser depuis que je l'ai quittée.<br />

Je me comporte poliment comme tout immigrant<br />

obligé de s'exprimer sur son départ. De temps en temps,<br />

j'ouvre mes bras pour signifier mon impuissance, mon manque<br />

de mots. Mon Italie, je ne peux pas l'épuiser à force<br />

de questions et de réponses. Si je fais silence en moi, si<br />

je pense à elle et articule lentement son nom, alors toute<br />

autre chose se montre. L'Italie devient ma mémoire désor­<br />

donnée et aiguë, comme la vôtre, qui allume son feu au<br />

hasard sur des petits lieux, des objets, des paroles, des visages,<br />

des odeurs et des voix. Tout y est précis, limpide, ou<br />

semble l'être. La patrie alors devient petite, une maison,<br />

une partie d'une maison, un point. Je me souviens, je sais<br />

que j'avais envie de me déplacer, de me déraciner, de prendre<br />

distance. J'aimais la perspective et la perspective incertaine.<br />

La tendance au pathos provoca bientôt mon premier<br />

voyage : l'écartement du réel, du connu. L'assaut vint de<br />

Naples. Pour un enfant absolument toscan de six ou sept<br />

ans, se sentir napolitain, l'être, était bouleversant, chute libre<br />

dans l'inconnu. Ce n'est pas un souvenir, c'est un signe, une<br />

balise qui a continué à se déplacer dans l'espace intérieur.<br />

Du centre confortable de l'identité, je roulais vers les bords,<br />

vers Naples incertaine.<br />

Napotetanità. Je me sentais napolitain et de cette sensation<br />

je tirais un plaisir profond, la douleur douce d'un<br />

déracinement que j'aimais sans toutefois comprendre.<br />

Appel de Naples dont je cherchais confirmation dans<br />

l'étude méticuleuse des visages de mes parents dans les<br />

photos de leur enfance. Évidemment je n'y trouvais aucune<br />

LE PANINARO<br />

ou le déclin du hamburger américain<br />

« Paninoro » origine d'un bar qui vendait des petits pains aux<br />

fils de la bourgeoisie argentée et fascinante de Milan. Quinze<br />

ans plus tard, une nouvelle génération, étrange croisement<br />

entre Hamburger city et le dandysme fin de siècle, s'y est installée<br />

en donnant naissance à un mouvement hybride qui a<br />

contaminé les autres grandes villes italiennes. • 5<br />

ressemblance : le nez, les yeux, la bouche. Rien. Comment<br />

aurait-il pu y avoir ressemblance ? Moi, je venais de Naples,<br />

d'une ville inconnue du profond sud du pays, d'un quartier<br />

criard et sale, d'un Institut obscur bondé d'enfants sombres<br />

et aux yeux d'amande comme les miens. Je n'en doutais<br />

pas. Ne frissonnais-je pas en écoutant à la radio les tendres<br />

chansons qu'on m'avait chantées dans les premiers<br />

jours de ma vie ? Trois ans après, je pris du courage et j'en<br />

parlai à ma mère. Elle me dit non, que je n'étais pas napolitain,<br />

mais oui, qu'elle aussi avait aimé beaucoup Naples.<br />

C'est ainsi que mon voyage se termina. D'autres voyages<br />

suivirent, pour d'autres ailleurs, comme si un « dispositif<br />

poétique de déracinement » s'était installé en moi, qui<br />

m'éloignait de tout ce qui risquait d'être rassurant. Vice<br />

romantique certes, mais qu'on ne pourrait pas liquider<br />

comme de l'intellectualisme. Alors je n'interprétais pas<br />

encore, je vivais et ce qui comptait finalement c'était partir.<br />

Ces départs sur place où la tension seule domine.<br />

Quand, vingt-cinq ans après, je l'ai quittée pour vrai,<br />

j'étais déjà très loin. Mais l'Italie elle-même, celle d'une<br />

piazza où une seule maison manque comme une grande<br />

dent, je l'ai ici de l'autre côté de mes yeux. Ce que je n'ai<br />

plus pourtant c'est le monde brûlant et vif et au fond encore<br />

imprévisible duquel j'essaie de me passer. De cet univers<br />

qui devient autre chose, des visages et des voix qui se perdent,<br />

je reçois des fois des signaux déchirants, qui sont<br />

la douleur d'une mémoire impossible. Quand j'ai vu ici que<br />

tous se cherchaient dans une terre, dans une Histoire, je<br />

me suis demandé pourquoi personne ne s'apercevait que<br />

le monde entier est un grand Canada, comme le disait un<br />

psychanalyste italien de passage. Finalement j'ai vu que ce<br />

n'était, que ce n'est qu'un des symptômes périmés d'une<br />

trop vieille et universelle maladie, le besoin de se définir<br />

d'une manière univoque et forte. Ou bien le malheur illimité<br />

d'une mémoire impossible? •

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