N. 16 Italia : Imaginations Passions Parcours - ViceVersaMag
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2 Mercredi<br />
Ce matin, en rôdant par les rues, j'ai découvert un petit<br />
s coin magique via Condotta. Dans la vitrine étaient disposées<br />
des jarres contenant de la poudre bleue de cobalt, des<br />
> morceaux de soufre ; des éprouvettes remplies de liquides<br />
colorés ; des fleurs séchées épinglées sur de grands cartons<br />
un peu jaunis et identifiées en latin ; des herbes contenues<br />
dans de petites boites à couvercles qui basculent. Je suis<br />
entrée. C'était sombre et un peu en désordre. L'air sentait<br />
le vieux bois et la mandarine. Dans d'immenses armoires<br />
à portes vitrées se voyaient toutes les poudres et tous les<br />
onguents ; des élixirs de toutes les couleurs. Morceaux gros<br />
comme le poing d'ambre brut et de lapis-lazuli, des sels<br />
verts et argentés, des épices : graines de cardamome, bâtons<br />
de cannelle, écorces de bois de santal, fleurs d'oranger.<br />
J'étais subjuguée. Dans ce décor d'une autre époque, les<br />
employés circulaient comme des techniciens dans un décor<br />
de théâtre. Je n'ai pu résister à la tentation. D'ailleurs on<br />
n'entre pas dans un magasin de Florence seulement pour<br />
regarder. D'abord il faut saluer les gens qui y sont déjà. Et<br />
puis, il faut savoir ce qu'on veut. Pour les encourager<br />
comme pour le beau plaisir, j'ai acheté trois minuscules<br />
sachets contenant un mélange d'épices. Il y en avait pour<br />
10 000 lires (environ 8 f ). Encore lente à manipuler l'italien,<br />
je n'ai rien pu rétorquer. J'ai payé et je suis sortie. Je<br />
n'en suis pas encore tout à fait revenue.<br />
32<br />
Florence, comme ville, ne cesse de m'étonner. Relativement<br />
petite et bien protégée, c'est une ville plutôt cossue<br />
et homogène quant aux gens qui y vivent. L'esprit y<br />
est assez conservateur. Et ce n'est probablement pas en raison<br />
des importants mouvements artistiques et culturels qui<br />
y sont nés ou qui y vivent qu'elle fut proclamée cette année<br />
le Centre international de la Culture. Les Florentins qu'on<br />
voit, c'est-à-dire ceux qui sont au service des touristes, sont<br />
polis mais réservés. Contenus je dirais. Les touristes qui y<br />
circulent en nombre faramineux, font vivre littéralement<br />
la ville sans jamais vraiment la connaître. Florence seraitelle<br />
le Disneyland de la culture ?<br />
Jeudi après-midi<br />
Je suis venue m'installer à la bibliothèque de lïstituto<br />
Francese. C'est calme. Cette salle qui sent le vieux cuir et<br />
le bois ciré, où coexistent pour ma plus grande satisfaction<br />
tous les dictionnaires et toutes les encyclopédies dont<br />
je peux avoir besoin, me donne envie d'écrire. C'est situé<br />
Piazza Ognissanti. J'ai compris ce matin ce que ce nom voulait<br />
dire : Tous les saints. Je suis toujours éblouie quand<br />
j'arrive à faire un rapprochement, aussi simple fut-il.<br />
Je lis quelque part cette phrase de Paul Nizan :<br />
Je suis venu ici pour trouver l anonymat, la seule renaissance<br />
possible, l'unique position sociale qui permette de<br />
regagner un regard innocent. Le vagabondage, est une<br />
recherche de soi. une recherche de l'écriture.<br />
Je ne cherche pas une écriture (je prends le mot au<br />
sens large). Il me semble qu'elle attend le voyageur là où<br />
il se déplace. S'il est vigilant, elle s'offrira à l'accompagner.<br />
De même, la recherche de soi. Pas moyen d'y échapper.<br />
Dans ce dépaysement forcé, dans cette attitude obligatoire<br />
d'humilité qui accompagne le recommencement,<br />
à cause du grand ménage qu'exige cette transplantation,<br />
c'est toute la personne qui s'en trouve modifiée. J'ai parfois<br />
la sensation de voir tous les étages à la fois, du rêve<br />
au plus haut niveau de conscience, de visiter toutes les<br />
chambres, et d'en modifier sans cesse l'ordre qui semblait<br />
y être déterminé.<br />
De toute façon, je ne suis pas partie pour me retrouver.<br />
Je suivais la trace d'un amour difficile, et j'avais choisi<br />
l'Italie presque au hasard. Le reste s'est fait tout seul.<br />
Curieux tout de même qu'après avoir vécu trois ans à L.A.,<br />
pour moi un pôle extrême de la culture occidentale, je me<br />
retrouve à l'autre bout du registre, ni plus ni moins, à Florence,<br />
le creuset de la Renaissance, le berceau de l'ère<br />
moderne.<br />
Vendredi<br />
Dernier jour des cours. On est allé visiter la maison<br />
Davanzati, un immense bâtiment à plusieurs étages où habitait<br />
cette riche famille. Chaque fois que j'entre dans ces maisons<br />
bien conservées, encore vivantes tant chaque chose<br />
est restée à sa place, je me sens comme Boucle d'Or dans<br />
la maison des trois ours. J'adore ça. Je me suis accoudée<br />
à la balustrade du 2 e , donnant sur la cour intérieure pour<br />
mieux rêver à toutes ces étreintes qu'a dû connaître le lit<br />
blanc et profond de la chambre bleue. Comment se faisaiton<br />
l'amour à l'époque?<br />
Midi. Retour à l'école. Au balcon du 1 er , qui surplombe<br />
la Piazza Santo Spirito, je jase avec un des profs.<br />
Sans le connaître, c'est probablement celui dont je me sente<br />
le plus rapprochée. C'est un doux, et un drôle. Ça compense<br />
pour ce que je n'arrive pas encore à dire. Je trouve<br />
parfois l'expérience mortifiante. Mais je progresse.<br />
Finalement, on est allé dîner ensemble. Ce fut l'invitation<br />
la plus gratuite et la plus spontanée du monde.<br />
Puisqu'il fallait manger, pourquoi ne pas y aller ensemble ?<br />
Enfin. Deuxième mouvement d'ouverture d'un Florentin,<br />
après celui d'Alessandra. C'est bon signe. Je passe le reste<br />
de la journée dans les nuages.<br />
J'ai fait une proposition à l'école. Je n'ai rien à perdre.<br />
En échange d'un cours d'italien, je m'offre à faire la peinture<br />
des classes, qui en ont visiblement besoin. Le morceau<br />
n'a pas l'air de passer facilement. Une fille ? Et qui plus<br />
est une étrangère? J'ai négocié la transaction en italien, y<br />
mettant tout ce que j'ai de conviction... et de charme.<br />
Lundi, 2 décembre<br />
C'est l'heure des inscriptions. Je suis classée en 3 e - Le<br />
projet a dû être visiblement accepté. Je ne questionne pas.<br />
Dans ce joyeux fouillis que sont les inscriptions, il n'y a<br />
pas de place pour les cas trop particuliers. Mon nouveau<br />
prof est un homme long et mince, avec une certaine raideur<br />
dans le cou. Il explique les choses comme un général<br />
pince-sans-rire donnerait des ordres. C'est clair et<br />
sympathique.<br />
Mercredi, 4 heures<br />
L'entente est conclue. Avec celui qu'on me présente,<br />
en riant à moitié, comme le plus irascible et le plus exigeant,<br />
j'ai dû discuter des modalités. Combien de pièces,<br />
combien de couches, combien de sous. Par chance, ce<br />
« dur à cuire » a un bon sens de l'humour.<br />
Vendredi, 6 décembre<br />
Eisa Morante est morte. J'apprends plein de choses sur<br />
cette écrivaine que je ne connaissais pas. Elle a dit quelque<br />
part : » Une vraie oeuvre d'art peut se reconnaître en<br />
ceci qu'elle provoque toujours chez le lecteur ou chez le<br />
spectateur, un surcroit de vitalité. * Ça fait plein de sens.<br />
Vendredi, 13 décembre<br />
Il a fallu aller magasiner moi-même le matériel. J'étais<br />
ravie d'avoir une bonne excuse pour pénétrer le sacro-saint<br />
lieu de la Ferramenta. Dans la quincaillerie florentine, qui,<br />
contrairement à l'américaine, n'offre pas sa marchandise<br />
à tous les regards, il faut savoir ce qu'on veut, ou savoir<br />
le demander. Comment dit-on « pan » en italien ?<br />
La Ferramenta est tenue par un jeune couple à l'air<br />
sévère Ils parlent avec le plus pur accent florentin. Les « c »<br />
durs sont remplacés par un « h » aspiré. Comme à Joliette !<br />
Comme le dictionnaire que j'ai ne mentionne rien aux mots<br />
« pan » et « rouleau », je dois expliquer. Je fais des gestes.<br />
Ils sont patients. Les autres clients aussi, qui rient parfois<br />
de certaines fautes d'accent que je fais.<br />
J'aurai à retourner au moins cinquante fois dans ce<br />
magasin. Pour du papier sablé ou du plâtre, un pinceau,<br />
un rouleau. C'est presque toujours la femme qui me répondra.<br />
C'est une grande femme aux mains fortes. Il n'y aura<br />
jamais de vrai rapprochement entre elle et moi, ni même<br />
de complicité. Mais dans son regard je lis peu à peu une<br />
sorte de sympathie, de compréhension.<br />
Là où je bois quelquefois mon café, via San Agostino,<br />
il y a une petite femme brune aux joues pleines du sud.<br />
0 fé^f<br />
mconi"':.ltMâêcum<br />
U coiffa<br />
et M<br />
ô44-ô? ç4<br />
ô44-ô? ç4<br />
5605, St-Denis,<br />
Face au Carré St-Louls<br />
(métro Sherbrooke)<br />
Avec elle tout est plus simple. Elle aime jaser et raconte à<br />
qui veut bien les entendre, ses histoires de famille. Je ne<br />
comprends pas toujours bien, mais je fais semblant, en<br />
improvisant quelques réponses simples, ici et là, et en faisant<br />
des signes de la tète. Ça ne dure pas plus de 5 minutes<br />
à la fois, mais c'est sympathique. Je dois commencer à m'intégrer.<br />
On me reconnaît dans le quartier Santo Spirito.<br />
24 décembre<br />
L'école est vide pour les vacances de Noël. On m'a<br />
donné une clef. J'interprète ce geste comme une victoire.<br />
Ce n'est pas que toute méfiance soit disparue, mais c'est<br />
Noël. Ils ont d'autres préoccupations. Et puis, j'imagine<br />
qu'ils se sont provisoirement soumis au destin ! De la musique<br />
italienne plein les oreilles, j'ai le champ libre.<br />
27 décembre<br />
Noël est passé sans neige et sans éclat. J'étais seule. Et<br />
pour mon plus grand plaisir. J'en ai profité pour faire exactement<br />
ce que j'aime faire : marcher, lire et me laisser aller<br />
au dépaysement le plus complet.<br />
Le travail est extraordinairement plus éreintant que<br />
prévu. Je fonds comme les murs. 11 faut sabler, gratter,<br />
défoncer, parfois jusqu'à la structure sous-jacente, calfeutrer,<br />
encore sabler. Et puis, sur ces vieux murs, le rouleau<br />
aspire plus la vieille peinture qu'il n'étend la nouvelle. Il<br />
faut donc que j'utilise le pinceau de 6 pouces, de toute la<br />
force de mes bras, de mes omoplates et de mes reins.<br />
Heureusement qu'il y a de la musique et des fenêtres<br />
pour aérer mes poumons remplis de poussière. J'ouvre et<br />
peux voir la Piazza Santo Spirito et son église, dont la façade<br />
au contour surprenant me rappelle une tranche de pain.<br />
Aujourd'hui, le ciel est tellement bleu, la façade tellement<br />
beige, que l'église ne semble plus avoir que deux<br />
dimensions. Je suis donc à peinturer, moi peintre, un édifice<br />
datant de la Renaissance. C'est comme une sorte d'initiation.<br />
J'y fais en somme le travail préparatoire à l'exécution<br />
d'une fresque. C'est le travail le plus humble, mais aussi<br />
le plus essentiel. Le travail de l'apprenti. J'ai l'impression<br />
de préparer ainsi le terrain à l'exécution de mes propres<br />
oeuvres qui mûrissent, silencieuses, au fond de mes entrailles.<br />
Ironique aussi ce hasard qui fait que je sois ici à faire<br />
le travail que font en Amérique tant d'immigrés italiens.<br />
Dimanche<br />
J'ai marché jusqu'à San Miniato al Monte. Ça prend une<br />
heure. Comme son nom l'indique, l'église est située au faîte<br />
d'une petite colline qui domine la ville. Vue de loin, Florence<br />
reprend tout de suite l'air qu'on lui connaît sur certains<br />
dessins anciens.<br />
Il y a peu de monde, même pour un dimanche. Il fait<br />
beau. Presque chaud. Je m'accommode de mieux en mieux<br />
de la presque solitude dans laquelle je vis. C'est le temps<br />
qu'il faut pour reposer ce coeur exaspéré et laisser germer<br />
de nouvelles idées.<br />
L'incroyable marée que je sentais m'habiter et qui risquait<br />
tous les jours, depuis mon arrivée, de me submerger,<br />
semble être contenue. Mes eaux se calment. Ma relative<br />
maîtrise de la langue, combinée à l'effort physique<br />
incroyable que j'ai dû produire pour venir à bout de mon<br />
travail de peinture, ont contribué au retour de la paix.<br />
Curieux tout de même qu'à chaque fois que je me suis<br />
déplacée, pour la Californie comme pour l'Europe, le<br />
hasard ait voulu que je sois confrontée à un effort physique<br />
très intense. Et chaque fois, malgré les difficultés éprouvées,<br />
c'est cet effort même qui m'aide à franchir le pas entre<br />
le passé que j'ai quitté et cette nouvelle réalité qui m'entoure.<br />
C'est la main dans la pâte que je retrouve mon<br />
aplomb.<br />
L'intérieur de l'église est frais et silencieux. J'avance<br />
lentement, mon coeur cherchant à ralentir son rythme pour<br />
s'adapter à la noirceur, au calme. Est-ce quitter son corps<br />
ou s'enfoncer davantage en lui ? Je respire profondément.<br />
L'architecture est d'une rare élégance. Je vois une fresque<br />
pâle sur un mur. Je songe à tout ce temps qu'a passé<br />
cette vierge, immobile, à veiller le choeur d'une église. J'ai<br />
dû rester là longtemps, parfaitement immobile à regarder<br />
ce mur, perdue au milieu de mes rêveries. Soudain, je<br />
prends conscience qu'on m'examine. Un homme. Je monte<br />
à la sacristie. Il me suit. Probablement un touriste en mal<br />
de conversation. Ma rêverie était si douce, si totalement et<br />
parfaitement refermée sur elle-même, que je n'ai pas envie<br />
d'initier moi-même le contact. Je laisse faire.<br />
Quand je suis sortie, il était déjà <strong>16</strong> h 30. Le soleil rougissait<br />
toute la vallée. Dans cette lumière rose et ambre,<br />
l'Arno me paraissait encore plus vert et plus laiteux. Comme<br />
le jade. Plus au sud sont d'autres monts, d'autres vallons.<br />
Et sur l'horizon, se découpaient en noir ces cyprès élégants<br />
qu'on voit dans toutes les peintures de la Renaissance.<br />
3 janvier<br />
Il fait de plus en plus froid. Le temps est couvert depuis<br />
quelques jours. Mais le moral tient le coup. Et j'ai reçu une<br />
lettre de L. Côté affectif, l'éloignement agit comme un jeûne<br />
partiel. On se sent toujours en deçà de ce dont on aurait<br />
besoin. Alors le courrier est vital. C'est comme l'oxygène.<br />
On en veut toujours plus.<br />
Noël est fini. On peut recommencer à vivre normale<br />
ment. Ce matin, j'ai reçu les compliments distingués du<br />
corps enseignant pour ma belle-job-bien-faite. C'est bon<br />
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