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F. : Quelles idéologies, parfois contrastées peutêtre,<br />
a-t-on fait porter à Antigone ?<br />
F. O. : Je p<strong>en</strong>se par exemple aux Antigone de<br />
Bertold Brecht, ou de Jean Anouilh. Avec<br />
Brecht, c'est une résistante. Avec Anouilh, <strong>en</strong><br />
revanche, Antigone est prés<strong>en</strong>tée comme une<br />
adolesc<strong>en</strong>te attardée qui ne compr<strong>en</strong>d ri<strong>en</strong><br />
au pouvoir, et notre sympathie irait presque<br />
à Créon qui, dans le texte, « retrousse ses<br />
manches » et « fait le sale boulot ». Anouilh a<br />
bi<strong>en</strong> pu montrer sa pièce à Paris, sous l'occupation<br />
allemande, car elle n'a pas été c<strong>en</strong>surée.<br />
Aujourd' hui, je p<strong>en</strong>se qu'on découvre une 3 ème<br />
voie, qui s'exprime dans la bouche d'Hémon : il<br />
s'oppose à son père pour des raisons très modernes.<br />
La cité, dit-il, n'est pas le bi<strong>en</strong> d'un seul :<br />
quelque chose qui est juste <strong>en</strong> général peut<br />
être injuste <strong>en</strong> particulier, et inversem<strong>en</strong>t. Avec<br />
Hémon, il n'y a plus de modèle pré-établi dont<br />
il suffirait de déduire les solutions. C'est la procédure<br />
qui peut donner des chances d'aboutir<br />
à une solution juste, et même cette solution<br />
peut ne pas rester éternellem<strong>en</strong>t juste. Ni Antigone,<br />
ni Créon ne gagn<strong>en</strong>t. Tous deux s'écroul<strong>en</strong>t,<br />
et les derniers mots de Créon sont pour<br />
avouer qu'il s'est trompé depuis le début.<br />
F. : Antigone est-elle uniquem<strong>en</strong>t une héroïne<br />
courageuse, un modèle à suivre ? Est-ce qu'elle<br />
n'est pas aussi une m<strong>en</strong>ace pour l'ordre, pour le<br />
droit, pour la cité ?<br />
F. O. : Antigone a aussi une face d'ombre. Son<br />
nom, Anti-goné, le révèle : elle n'est pas du<br />
côté de l'<strong>en</strong>g<strong>en</strong>drem<strong>en</strong>t, elle est celle qui n'<strong>en</strong>g<strong>en</strong>drera<br />
pas. Le type d'amour qu'elle manifeste<br />
est un type d'amour sororal. Elle a d'ailleurs une<br />
réplique qu'on peut trouver scandaleuse : « ce<br />
que j'ai fait pour mon frère, je ne l'aurais pas<br />
fait pour un mari ou un <strong>en</strong>fant ». Et elle meurt,<br />
sans mari et sans <strong>en</strong>fant. Pourtant elle nous séduit<br />
par son courage, par sa détermination. Elle<br />
s'<strong>en</strong>gage tout <strong>en</strong>tière. Mais elle est <strong>en</strong> clair-obscur.<br />
En particulier pour deux raisons. D'abord,<br />
sa t<strong>en</strong>dance incestueuse. Et puis aussi par sa<br />
proximité avec la mort. On peut la compr<strong>en</strong>dre,<br />
dans une famille où beaucoup sont déjà passés<br />
de l'autre côté... Elle me fait p<strong>en</strong>ser aux mères<br />
tchétchènes ou palestini<strong>en</strong>nes qui se font sauter,<br />
par désespoir, parce que la vie leur est insupportable.<br />
Antigone est <strong>en</strong> quelque sorte démesurée,<br />
au-delà de la limite. Cep<strong>en</strong>dant elle<br />
n'est pas tout le temps isolée ; elle l'est au début,<br />
mais elle finit par convaincre le chœur, qui<br />
représ<strong>en</strong>te l'opinion publique. Comme Créon<br />
pourtant, elle est tout d'une pièce. Mais Créon<br />
est celui qui ne sait pas écouter. Son discours<br />
est de plus <strong>en</strong> plus réducteur, et il se ferme aux<br />
conseils de bon s<strong>en</strong>s. C'est sa faute politique<br />
majeure : refuser le débat.<br />
F. : Est-ce qu'à votre avis, il y a une raison pour<br />
laquelle Antigone est une femme ?<br />
F. O. : La Grèce athéni<strong>en</strong>ne, il faut le rappeler,<br />
laisse de côté la moitié de l'humanité. Chez Sophocle,<br />
les deux plus grandes héroïnes, Électre<br />
et Antigone, sont toutes deux des femmes. On<br />
peut y voir la mauvaise consci<strong>en</strong>ce de la vie politique<br />
athéni<strong>en</strong>ne qui s'exprime à travers l'utilisation<br />
de personnages féminins. C'est aussi le<br />
rôle de la littérature que de pointer du doigt<br />
les dysfonctionnem<strong>en</strong>ts : un rôle de bouffon,<br />
de fou du roi.<br />
F. : V<strong>en</strong>ons-<strong>en</strong> à votre Antigone, l'Antigone<br />
voilée. Comm<strong>en</strong>t a-t-elle été reçue, et quelles<br />
étai<strong>en</strong>t vos int<strong>en</strong>tions <strong>en</strong> réinterprétant le<br />
mythe sur ce sujet précis ?<br />
F. O. : En Belgique comme <strong>en</strong> France, c'est une<br />
pièce qui pose un problème. Le débat est crispé,<br />
et si on ne peut même plus <strong>en</strong> parler sur le<br />
mode de la littérature, c'est qu'on a peut-être<br />
régressé par rapport à l'Athènes de Sophocle...<br />
La pièce n'a jamais été jouée dans un théâtre<br />
– cela ti<strong>en</strong>t peut-être à la pièce elle-même,<br />
mais je crois aussi que c'est un tabou qui <strong>en</strong> dit<br />
long. On me reproche d'avoir fait une Antigone<br />
voilée – d'avoir fait une héroïne d'une jeune<br />
femme voilée – alors que la pièce, tout comme<br />
le mythe, est tout <strong>en</strong> nuances... J'ai fait Antigone<br />
Voilée car j'étais préoccupé par la problématique<br />
du voile et soucieux du dialogue<br />
des cultures. Plutôt que de traiter cette problématique<br />
à grand coup d'articles juridiques et<br />
d'articles de loi, j'ai la conviction qu'il faut travailler<br />
à un niveau plus profond, au niveau des<br />
passions, et les traiter par la littérature, par le<br />
théâtre. Le travail sur l'imaginaire collectif est<br />
très important, il est fondateur du li<strong>en</strong> social.<br />
Faire l'impasse sur l'imaginaire et les débats qui<br />
l'accompagn<strong>en</strong>t, c'est passer à côté d'une clef<br />
de lecture fondam<strong>en</strong>tale de la société.<br />
POUR ALLER PLUS LOIN<br />
Les Antigones, Steiner, Gallimard, 1986. Un magistral<br />
inv<strong>en</strong>taire des Antigone depuis Sophocle,<br />
et une lecture qui permet de compr<strong>en</strong>dre à<br />
quelles sauces Antigone a été mangée.<br />
FILIATIO - n°6 - avril & mai 2012 9