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Volume XVII/1 - Congrès ESKA

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2010 — <strong>Volume</strong> <strong>XVII</strong> — n° 1<br />

<strong>Volume</strong> <strong>XVII</strong>/1<br />

Nidaa Abou MrAd, L’isotopie sémantique en tant que révélateur de<br />

l’exosémie musicale<br />

Jean-Luc Leroy, Principes d’organisation des hauteurs discrètes dans les<br />

systèmes musicaux<br />

olivier JuLIeN, « Musiques populaires » : de l’exception culturelle à l’anglicisme<br />

Anne-Claire GIGNouX, La musique dans la littérature : emma bovary,<br />

spectatrice d’opéra


Musurgia<br />

Analyse et Pratique Musicales<br />

2010 — <strong>Volume</strong> <strong>XVII</strong> — n° 1<br />

RÉdACTIoN<br />

Rédacteur en chef : Nicolas Meeùs<br />

Conseil Éditorial<br />

Jean-Michel bardez, Jean-Pierre bartoli, François delalande,<br />

Annie Labussière, Marie-Noëlle Masson, André riotte<br />

Secrétariat de Rédaction<br />

Luciane beduschi<br />

http://musurgia.free.fr<br />

AboNNeMeNT<br />

Éditions eSkA, 12, rue du quatre-Septembre, 75002 PArIS<br />

tél. 01 42 86 55 65 - télécopie 01 42 60 45 35<br />

(voir bulletin d’abonnement p. 80)<br />

dIReCTeuR de LA PubLICATIoN<br />

Serge kebabtchieff<br />

MuSuRGIA<br />

est éditée par les Éditions eSkA<br />

Le siège social est au : 12, rue du quatre-Septembre, 75002 PArIS<br />

Immatriculé au rC Paris 325 600 781 00018<br />

tél. 01 42 86 55 73 - télécopie 01 42 60 45 35<br />

FAbRICATIoN<br />

AGPA ÉdItIoNS - Marise urbano<br />

4, rue Camélinat, 42000 SAINt-ÉtIeNNe<br />

tél. 04 77 43 26 73 - télécopie 04 77 41 85 04<br />

IMPReSSIoN<br />

oNA Industria Grafica<br />

31013 Pamplona-Navarra<br />

espagne


Musurgia<br />

A n a l y s e e t P r a t i q u e M u s i c a l e s<br />

2010 — <strong>Volume</strong> <strong>XVII</strong> — n o 1<br />

Sommaire<br />

Éditorial ..................................................................................................................... 3<br />

Nidaa ABOU MRAD, L’isotopie sémantique en tant que révélateur de<br />

l’exosémie musicale ............................................................................................ 5<br />

Jean-Luc LEROY, Principes d’organisation des hauteurs discrètes dans les<br />

systèmes musicaux ............................................................................................ 17<br />

Olivier JULIEN, « Musiques populaires » : de l’exception culturelle à<br />

l’anglicisme ........................................................................................................ 49<br />

Anne-Claire GIGNOUX, La musique dans la littérature : Emma Bovary,<br />

spectatrice d’opéra ............................................................................................. 63<br />

Résumés, Abstracts .................................................................................................. 75


Musurgia<br />

Le titre de notre revue évoque le souvenir de plusieurs<br />

traités anciens, dont l’influent Musurgia universalis (1650)<br />

d’Athanasius Kircher (1601-1680) ; mais il se réfère surtout<br />

au sens premier de μουσουργεια, qui a désigné en grec<br />

ionien le chant et la poésie (par exemple chez Lucien de<br />

Samosate au II e siècle av. J.-C.) et à son étymologie : le<br />

travail, l’œuvre des muses.<br />

Illustration de couverture<br />

MARIN MERSENNE<br />

Harmonicorum libri XII<br />

Paris, Guillaume Baudry, 1648, p. 12<br />

La figure illustre un calcul concernant la chute des corps.<br />

Cette démonstration fait partie d’une discussion des cas où<br />

ces corps produiraient des consonances. C’est une<br />

conséquence caractéristique du concept de l’« harmonie<br />

universelle », à une époque où l’on pensait que les rapports<br />

de consonance pouvaient expliquer tous les phénomènes<br />

physiques.<br />

Musurgia recourt à la citation d’œuvres musicales<br />

conformément à l’article L.122-5<br />

du Code de la propriété intellectuelle :<br />

« L.122-5 — Lorsque l'œuvre a été divulguée, l'auteur ne<br />

peut interdire :<br />

[...]<br />

3. Sous réserve que soient indiqués clairement le nom de<br />

l'auteur et la source :<br />

a) Les analyses et courtes citations justifiées par le<br />

caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou<br />

d'information de l'œuvre à laquelle elles sont incorporées ;<br />

[...] »


Musurgia <strong>XVII</strong>/1 (2010)<br />

Éditorial<br />

Les quatre articles qui composent ce numéro témoignent de l’ouverture large du<br />

champ des études analytiques et théoriques que couvre notre revue.<br />

Nidaa Abou Mrad propose une méthode de mesure du niveau d’exotisme dans<br />

des productions musicales diverses. Ce qui est intéressant, c’est qu’il ne s’agit pas<br />

ici seulement de mesurer le caractère orientalisant de musiques occidentales mais, à<br />

un niveau beaucoup plus général, d’évaluer la part d’éléments autochtones et<br />

allochtones dans des œuvres d’origines diverses. Pour des raisons évidentes,<br />

l’auteur s’intéresse en premier lieu au caractère occidentalisant de musiques<br />

orientales, mais la technique est généralisable et autorise une approche fine de<br />

phénomènes de métissage qui sont caractéristiques des musiques de notre temps.<br />

Jean-Luc Leroy élabore une théorie ambitieuse de l’organisation des hauteurs<br />

discrètes. La volonté déclarée de l’auteur est de dépasser les restrictions du<br />

« système normalisé » de la musique occidentale pour élaborer des principes<br />

d’application plus générale et peut-être universelle. L’auteur fonde son projet sur<br />

trois principes d’organisation qui, s’ils portent des noms qui semblent liés à la<br />

théorie occidentale, sont néanmoins définis ici de manière plus large : « tonalité »,<br />

« harmonie » et « modalité ». Une telle entreprise n’est pas sans risque et ce texte<br />

est de nature à susciter le débat.<br />

Sous couvert d’une discussion terminologique, Olivier Julien s’interroge sur les<br />

définitions et les conceptions possibles de la « musique populaire », sur la réalité<br />

des catégories usuelles de « musique savante », « musique(s) traditionnelle(s) »,<br />

« musique(s) populaire(s) », « folklorique(s) », sur leurs fonctions respectives dans<br />

une société où la musique est devenue objet commercial, enfin sur le rôle de<br />

l’industrie phonographique dans la définition de ces catégories. Ce texte invite à<br />

repenser certaines de nos idées reçues.<br />

Anne-Claire Gignoux, enfin, revient sur le phénomène d’ecphrasis qui lui tient à<br />

cœur et dont elle avait déjà traité dans un article précédent (Musurgia XIII/2, 2006).<br />

Il s’agit de la description littéraire d’une œuvre d’un autre art, ici de Lucia di<br />

Lammermoor de Donizetti, par Flaubert dans Madame Bovary ; l’ecphrasis<br />

s’accompagne d’une mise en abyme, puisque Flaubert ne décrit l’opéra qu’au<br />

travers de la perception qu’il en attribue à Emma Bovary. Il n’est pas vraiment<br />

étonnant de constater que c’est moins la musique qui est visée par l’ecphrasis, que<br />

le livret, l’histoire que raconte l’opéra.<br />

Il est difficile de parler de la musique. Mais ce numéro de Musurgia démontre<br />

combien cette difficulté même est stimulante.<br />

Nicolas Meeùs,<br />

Rédacteur en chef


Musurgia <strong>XVII</strong>/1 (2010)<br />

L’isotopie sémantique en tant que<br />

révélateur de l’exosémie musicale<br />

Nidaa ABOU MRAD ∗<br />

La prépondérance des schémas acculturatifs par hybridation avec divers éléments<br />

systémiques allochtones, généralement en référence au système harmonique tonal,<br />

constitue le trait dominant de la production musicale du Proche-Orient des troisquarts<br />

de siècle écoulés 1 , y compris dans les cadres supposés entretenir des liens<br />

sérieux avec les traditions monodiques modales. Toute approche pertinente de cette<br />

réalité, dans le cadre de la musicologie générale des traditions, présuppose l’emploi<br />

d’un abord typologique clair, faisant la part de ce qui connote les traditions autochtones,<br />

nommé ci-après « endosémie » (en référence à l’analyse sémantique), et de<br />

ce qui a trait à des référents allochtones, à savoir l’« exosémie ». Rapporter ces<br />

traits à des connotations en référence à des systèmes culturels différenciés et repérer<br />

le degré de redondance et de cohésion de ces significations ramène (dans le domaine<br />

de la sémiotique et de l'analyse componentielle) à la notion d'isotopie sémantique<br />

ou isosémie, permettant de révéler la cohérence d’un énoncé par la mise en<br />

exergue de la récurrence et de la conjonction de sèmes ou unités minimales de<br />

signification.<br />

La présente étude propose précisément l’application de ce concept au champ<br />

musical en guise de procédure d’authentification, et ce, dans la perspective de la<br />

généralisation de l’approche en termes d’isotopie sémantique de la notion<br />

d’exotisme musical orientalisant effectuée par Jean-Pierre Bartoli 2 . La première<br />

∗<br />

Professeur de Musicologie générale des traditions, directeur de l’Institut Supérieur de Musique de<br />

l’Université Antonine au Liban.<br />

1<br />

Plus de soixante-quinze ans nous séparent de la clôture des travaux du <strong>Congrès</strong> du Caire en 1932,<br />

marquant la fin de la Renaissance musicale arabe, originairement axée sur une dynamique de renouvellement<br />

endogène par rapport à la tradition. Voir à ce sujet Frédéric LAGRANGE, Musiques d’Égypte,<br />

Cité de la Musique/Actes Sud, 1996.<br />

2<br />

Jean-Pierre BARTOLI, « Propositions pour une définition de l’exotisme musical et pour une application<br />

en musique de la notion d’isotopie sémantique », Musurgia VII/2 (2000), p. 61-72.


6 MUSURGIA<br />

partie est consacrée à la récapitulation des divergences entre les systèmes visés, la<br />

deuxième à la description de la procédure isosémique, avec application à une<br />

situation d’exotisme occidentalisant à base d’éléments polysémiques pouvant<br />

évoquer par leur corrélation l’arpège et la valse en contexte oriental, tandis que la<br />

troisième introduit à la notion d’indice isotopique d’exosémie, sur laquelle s’appuie<br />

celle de pertinence acculturative des hybridations.<br />

1. Divergences systémiques<br />

Il est possible de synthétiser en cinq points les divergences entre les traditions<br />

musicales du Proche-Orient et les musiques occidentales modernes (artistiques et<br />

populaires) de grande diffusion, et ce, en empruntant les niveaux de la tripartition<br />

sémiologique 3 .<br />

1.1 Au niveau neutre<br />

1) Tandis que la texture des énoncés musicaux traditionnels du Proche-Orient est<br />

monodique, souvent mâtinée d’hétérophonie formulaire, celle des musiques occidentales<br />

est polyphonique.<br />

2) Tandis que la composante mélodique des traditions du Proche-Orient est régie<br />

par une modalité privilégiant l’ossature zalzalienne (combinant secondes majeures<br />

et moyennes / neutres) et assujettie à des formules-types neumatiques linéaires<br />

/ horizontales 4 , celle des musiques occidentales est régie par les lois et les<br />

modèles de la tonalité, privilégiant l’ossature diatonique (combinant secondes<br />

majeures et mineures) et assujettie à des profils d’enchaînements (harmoniques)<br />

verticaux.<br />

3) Tandis que le paramètre temporel des traditions fortement articulées au « schème<br />

mélophobe » du monothéisme abrahamique 5 est inféodé au logos, donc prioritairement<br />

régi par les modèles métriques verbaux de la cantillation 6 , à micrométricité<br />

3 Nidaa ABOU MRAD, « Compatibilité des systèmes et syncrétismes musicaux : une mise en perspective<br />

historique de la mondialisation musicale de la Méditerranée jusqu’en 1932 », Filigrane 5 (mars<br />

2007), Musique et globalisation, p. 93-120, et « Prolégomènes à une approche vectorielle neumatique<br />

de la modalité », RTMMAM (Revue des Traditions Musicales des Mondes Arabe et Méditerranéen) 2<br />

(2008), p.89-128. Cf. Jean MOLINO, « Fait musical et sémiologie de la musique », Musique en jeu, 17<br />

(1975), p. 37-52, et Jean-Jacques NATTIEZ, Fondements d’une sémiologie de la musique, Paris, Union<br />

Générale d’Éditions, 1975.<br />

4 Nidaa ABOU MRAD, « Prolégomènes », op. cit.<br />

5 Cf. Jean MOLINO, « Du plaisir à l’esthétique : les multiples formes de l’expérience musicale »,<br />

Une encyclopédie pour le XXI e siècle, J.-J. Nattiez éd., vol. V, L’unité de la musique, Arles, Actes Sud,<br />

2007,<br />

p. 1155-1160.<br />

6 Frédéric LAGRANGE, « Réflexions sur quelques enregistrements de cantillation coranique en<br />

Égypte (de l’ère du disque 78 tours à l’époque moderne) », RTMMAM 2 (2008), p. 25-56 et Nidaa<br />

ABOU MRAD, « Quelques réflexions sur la cantillation religieuse en Méditerranée », La pensée de midi<br />

/ Actes Sud 27 (2009), « Musique et poésie », p. 53-65.


L’ISOTOPIE SÉMANTIQUE EN TANT QUE RÉVÉLATEUR DE L’EXOSÉMIE MUSICALE 7<br />

souvent irrégulière ou anisochrone 7 , celui des musiques occidentales de l’époque<br />

moderne est plutôt généralement assujetti prioritairement à la métrique « gestuelle<br />

périodique » de la mesure 8 .<br />

1.2 Au niveau poïétique<br />

4) Tandis que la modélisation des traditions se réfère à une norme objective transcendante,<br />

celle des démarches modernistes s’inscrit dans la logique de création en<br />

référence à des modèles subjectifs immanents à prédilection techniciste. Il s’ensuit<br />

que l’interprétation musicale artistique traditionnelle se conçoit en tant<br />

qu’herméneutique d’énoncés-types (modélisés sur le logos et véhiculés le long<br />

d’une chaîne initiatique), permettant la réalisation d’une multiplicité d’énoncés<br />

variant au gré des performances, parfois composés sur le vif, autrement dit présentant<br />

divers degrés d’improvisation, tandis que la musique d’art européenne postérieure<br />

à 1750 (de même que les musiques populaires modernes) opère une nette<br />

séparation entre les territoires respectifs du compositeur et de l’interprète, conférant<br />

à l’interprétation son caractère littéraliste 9 .<br />

1.3 Au niveau esthésique<br />

5) Il s’agit de l’opposition (similaire à celle relative au niveau poïétique) entre une<br />

perception musicale traditionnelle en contexte abrahamique, se référant à une norme<br />

esthétique objective et transcendante à caractère divin (l’auditeur pris par l’extase<br />

du ṭarab s’exclame : « Allāh ! ») et une réceptivité musicale moderniste se référant<br />

à la norme esthétique subjective et immanente du goût individuel 10 .<br />

L’incursion en Occident à la fin du premier millénaire d’une tendance moderniste<br />

rompant graduellement avec la tradition ecclésiastique patristique et se traduisant<br />

symboliquement par le schisme de 1054, s’est accompagnée d’un abandon<br />

progressif des normes traditionnelles du schème mélophobe. Plus particulièrement,<br />

l’adoption d’une théorisation à base pythagoricienne et l’avènement concomitant de<br />

la polyphonie, donc d’une contrainte agrégative de consonance intervallique verticale,<br />

ne sont pas sans avoir favorisé l’imposition de la norme systémique diatonique<br />

au paramètre mélodique du territoire musical latin et ce, en rupture avec la norme<br />

zalzalienne traditionnelle. En conséquence de cette évolution centrifuge – l’Orient<br />

précolonial ayant poursuivi son développement selon les normes traditionnelles –<br />

de grandes divergences normatives marquent à terme les relations entre la musique<br />

7<br />

Selon la typologie métrique de Simha AROM, « L’aksak, principes et typologie », Cahiers de musiques<br />

traditionnelles 17 (2005), p. 16-22.<br />

8<br />

Selon la typologie rythmique de Jacques CHAILLEY, La musique et son langage, Paris, Zurfluh,<br />

1996, p. 17.<br />

9<br />

Exception faite en Occident des interprétations dites à l’ancienne des répertoires antérieurs à<br />

1750, de la tradition des organistes improvisateurs, du jazz et des musiques contemporaines improvisées.<br />

10Jean<br />

DURING, « Question de goût : L’enjeu de la modernité dans les arts et les musiques de<br />

l’Islam », Cahiers de musiques traditionnelles 7 (1994), p. 183-215.


8 MUSURGIA<br />

d’art occidentale moderne, d’une part, et, d’autre part, la tradition musicale ecclésiastique<br />

latine monodique médiévale, les traditions musicales monodiques régionales<br />

européennes (sur)vivantes, et, bien entendu, les traditions musicales vivantes<br />

de l’Est et du Sud du Bassin méditerranéen. Lorsque les musiques d’Europe et du<br />

Proche-Orient interagissent à nouveau à l’époque coloniale, le choc culturel est<br />

proportionnel à ce grand écart. Aussi l’acculturation entre les deux rives de la<br />

Méditerranée est-elle devenue, à partir du XX e siècle, un processus recombinant des<br />

éléments radicalement hétérogènes : traditions musicales monodiques modales à<br />

ossature zalzalienne et à performance herméneutique improvisative, de référence<br />

transcendante, d’une part, et, d’autre part, musique moderne européenne harmonique<br />

tonale à ossature diatonique et à performance littéraliste, de référence immanente.<br />

Ce processus se décline schématiquement en deux démarches quasi symétriques<br />

en fonction du territoire qui reçoit et de celui qui exporte les éléments<br />

musicaux à hybrider. Lorsque les éléments d’emprunt sont occidentaux, l’opération<br />

relève, au minimum, d’un certain exotisme occidentalisant et, au maximum, d’une<br />

modernisation orientale à référence exogène, en vertu d’une sorte de « rattrapage du<br />

temps perdu », conformément à la vision darwinienne de l’histoire des arts. Dans le<br />

sens contraire, l’opération relève de l’exotisme orientalisant.<br />

2. Isosémie et exotisme<br />

La question de l’attribution de son origine à un élément d’énoncé musical acculturé<br />

se pose dans une pluralité de cadres disciplinaires, notamment, au regard des profondes<br />

divergences décrites ci-dessus entre les systèmes musicaux régis par la<br />

notion de tradition et ceux qui sont inféodés à la modernité. Dans le premier cas, si<br />

la prépondérance des modèles et des processus créatifs hérités ne nie pas au musicien<br />

traditionnel improvisateur sa participation conceptrice à l’acte poïétique, elle<br />

ramène néanmoins celle-ci à une herméneutique qui, grâce à une initiation préalable,<br />

l’incite 11 à interpréter ce legs selon les règles transmises de maître à disciple,<br />

donc d’en révéler, sur le vif, le contenu caché, en tant que virtualités musicales<br />

génératives. Il est en effet hasardeux pour un musicien traditionnel de s’approprier<br />

pleinement une improvisation, d’abord du fait même du caractère intrinsèquement<br />

éphémère du produit (nonobstant sa fixation possible par l’enregistrement), ensuite<br />

en raison de la difficulté d’analyser ce même produit en quête de traces individuelles<br />

significatives, enfin et précisément à cause du caractère spécifiquement<br />

herméneutique du processus créatif étudié, donc inféodé à des paradigmes transcendantaux.<br />

Le modernisme opère un retournement dans la référence paradigmatique<br />

qui de transcendante devient immanente, inhérente au musicien compositeur,<br />

souvent soumise au goût du jour : notation musicale précise, ségrégation des fonc-<br />

11 « La tradition transmet le devoir d’interpréter et de transmettre » (François PICARD, « La tradition<br />

comme réception et transmission (Qabala et Massorèt) », Approches herméneutiques de la musique,<br />

Jacques Viret (éd.), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, p. 221-233). Voir<br />

également Jean DURING, Quelque chose se passe : le sens de la tradition dans l’Orient musical, Paris,<br />

Verdier, 1994.


L’ISOTOPIE SÉMANTIQUE EN TANT QUE RÉVÉLATEUR DE L’EXOSÉMIE MUSICALE 9<br />

tions de compositeur et d’interprète, augmentation des effectifs des performeurs,<br />

réification des éléments syntaxiques des legs musicaux antérieurs. Toujours est-il<br />

que la notion d’authentification se ramène souvent dans ce cas à la perspective<br />

juridique de l’individuation d’une paternité ou d’une appropriation légale (en<br />

somme, une affaire de copyright ou de pedigree). Tout à l’opposé et dans un contexte<br />

traditionnel oriental soumis à des processus acculturatifs, cette investigation<br />

s’inscrit dans une procédure de vérification du lien supposé existant entre les éléments<br />

de l’énoncé musical étudié et les modèles référents au double plan du signifiant<br />

et du signifié.<br />

2.1 Isosémie et exotisme orientalisant évocatif en terre occidentale<br />

En fait, le point de départ de la présente recherche est un article de Jean-Pierre<br />

Bartoli, ayant pour propos « d’affiner la description du fonctionnement de<br />

l’exotisme en tant que système sémiotique et de présenter à cette occasion une<br />

application en musique de la notion d’isotopie sémantique » 12 et ce à partir d’une<br />

étude des connotations polysémiques de la seconde augmentée. Celle-ci est certes<br />

caractéristique de certaines structures modales à ossature chromatique (combinant<br />

secondes augmentées et mineures) de diverses traditions monodiques orientales,<br />

mais elle peut figurer en tant qu’intervalle mélodique dans des énoncés de musique<br />

tonale harmonique occidentale sans aucune signification exotique. Cette dernière<br />

n’apparaît que dans la mesure où la fonctionnalité de la seconde augmentée dans le<br />

contexte harmonique tonal est masquée et que son étrangeté est accentuée par<br />

d’autres paramètres de la composition. C’est la combinaison de sémèmes (unités<br />

significatives) comprenant des sèmes (traits, unités minimales de signification)<br />

allochtones communs dont l’identification permet de lever les ambiguïtés et de<br />

connoter ici l’exotisme musical 13 .<br />

Cela correspond précisément à la notion d’isotopie sémantique ou isosémie, forgée<br />

par Algirdas-Julien Greimas dans le cadre de la linguistique structurale : « Par<br />

isotopie, nous entendons un ensemble redondant de catégories sémantiques qui<br />

rend possible la lecture uniforme du récit, telle qu'elle résulte des lectures partielles<br />

des énoncés et de la résolution de leurs ambiguïtés qui est guidée par la recherche<br />

de la lecture unique » 14 .<br />

2.2 Isosémie et exotisme orientalisant évocatif en terre orientale<br />

Partant de ces propositions, il est permis d’envisager un renversement du point de<br />

vue de l’autochtonie / allochtonie et de proposer une description du fonctionnement<br />

de l’exotisme occidentalisant en terre orientale en tant que système sémiotique par<br />

12 Op. cit., p. 62.<br />

13 Nicolas MEEUS, dans la recension d’un ouvrage d’Eero Tarasti (Sémiotique musicale), Musurgia<br />

IV/2 (1997), p. 98. Le sémème est l’ensemble des sèmes ou unités minimales de signification constituant<br />

le sens d'un mot. Autrement dit, le sémème est le contenu sémantique d'un morphème.<br />

14 Algirdas-Julien GREIMAS, Du sens. Essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1970, cité par Anne HE-<br />

NAULT, Les enjeux de la sémiotique, Paris, PUF, 1993, p. 91.


10 MUSURGIA<br />

l’application de la notion d’isotopie sémantique. Une telle approche constituerait en<br />

tout cas le point de départ d’une procédure d’authentification par isosémie des<br />

productions musicales du Proche-Orient engagées dans des processus acculturatifs.<br />

Cela amène à fonder la notion musicologique générale d’allochtonie musicale sur<br />

une stratégie compositionnelle visant à introduire délibérément dans un énoncé à<br />

identité originaire autochtone des éléments allochtones significatifs ou exosèmes.<br />

Tandis que l’exotisme (proche-)orientalisant des compositeurs européens décrit<br />

par Jean-Pierre Bartoli constitue un cas particulier de ce phénomène, d’autres<br />

processus exotistes peuvent s’observer en contexte musical occidental en direction<br />

de toute autre culture extra-européenne. De même en est-il pour les attitudes exotistes<br />

partant du Proche-Orient, qui dénotent une aspiration à marquer la surface<br />

d’un énoncé autochtone d’un trait évoquant un univers musical allochtone, sans<br />

forcément citer explicitement un contenu musical réellement exogène, mais en<br />

réalisant le dépaysement par l’entremise d’un matériau musical autochtone configuré<br />

à cet effet. Ainsi, au lendemain de la Grande Guerre, de nombreux musiciens<br />

arabes introduisent-ils dans leurs énoncés divers éléments polysémiques pouvant<br />

faire référence aux musiques occidentales savantes et légères. Il s’agit de tournures<br />

mélodiques disjonctives, évoquant l’arpège et connotant superficiellement la syntaxe<br />

harmonique tonale, et de tournures métriques / rythmiques pouvant rappeler<br />

des danses d’Europe et d’Outre-Atlantique : valses, rumbas, sambas et autres<br />

tangos 15 .<br />

Or tout mouvement mélodique disjonctif concernant trois sons n’est pas forcément<br />

un arpège ipso facto, lequel consiste intentionnellement en l’égrènement<br />

successif des notes d’un accord dans le cadre d’une écriture harmonique tonale à<br />

ossature diatonique. Il est, en effet, des exemples strictement monodiques modaux<br />

de mélodies-types caractéristiques et de préludes comportant une succession de<br />

deux tierces (souvent complétée par un saut de quarte pour fermer l’octave), sans<br />

pour autant constituer un arpège. Il s’agit en l’occurrence de l’énoncé du<br />

noyau / substrat modal zalzalien, rāst – sīkāh – nawā = do – mi♭ – – sol, mettant en<br />

valeur successivement les degrés pivots communs aux modes Sīkāh et Rāst, sans<br />

remplissage systématique des disjonctions en termes de « notes de passage ». Un<br />

des plus anciens exemples connus d’un tel procédé monodique à sauts intervalliques<br />

non arpégés figure dans la mélodie Sīkāh šāmī, notée vers 1840 par Mīhā’īl<br />

Maššāqa (1800-1888) et retranscrite par l’auteur 16 (exemple 1).<br />

Exemple 1 : Version mesurée ternaire de la mélodie Sīkǎh šāmī<br />

15 Cf. Frédéric LAGRANGE, op. cit., p. 127-135.<br />

16 Nidaa ABOU MRAD, « Clés musicologiques pour l’approche du legs de Mīhā’īl Maššāqa (1800-<br />

1888) », RTMMAM 1 (2007), p. 174.


L’ISOTOPIE SÉMANTIQUE EN TANT QUE RÉVÉLATEUR DE L’EXOSÉMIE MUSICALE 11<br />

Le prélude dūlāb 17 en mode Rāst le plus fréquemment employé dans les enregistrements<br />

78 tours des musiciens égyptiens et levantins du début du XX e siècle<br />

répond également à cette définition. L’exemple 2 en reprend une version schématique<br />

telle qu’elle est interprétée par le taḫt (ensemble traditionnel) du violoniste 18<br />

syro-égyptien Sami Chawwa (1889-1965) dans un enregistrement des années<br />

1920 19 .<br />

Exemple 2 : Dūlāb Rāst n° 1, à section introductive descendante<br />

Un énoncé inverse ascendant du début de ce prélude (similaire à l’exemple 1) se<br />

retrouve dans un dūlāb en mode Sīkāh de la même époque. L’exemple 3 correspond<br />

à une interprétation de cette autre pièce par l’ensemble précité 20 :<br />

Exemple 3 : Dūlāb Sīkā<br />

Tout comme la polysémie de la seconde augmentée dans un contexte musical<br />

européen, faisant appel à une isotopie pour confirmer ou infirmer son exosémie, une<br />

succession de sauts de tierce moyenne et de quarte évoque un arpège si et seulement<br />

si une isotopie axée sur au moins un autre exosème confirme la référence occidentale<br />

du moment musical étudié. C’est le cas précisément d’une variante en triolets<br />

de la section introductive de l’exemple 3 – interprétée par le même ensemble<br />

17 Le dūlāb est un prélude instrumental appartenant à la tradition proche orientale de l’époque de la<br />

Renaissance arabe (1800-1932). Il s’agit d’une pièce bipartite très courte en gigogne (entre les sections<br />

introductive et conclusive peut s’intercaler une section intermédiaire à marche mélodique) qui décrit<br />

succinctement le contour mélodique du mode de l’énoncé musical ainsi introduit (Nidaa ABOU MRAD,<br />

« Formes vocales et instrumentales de la tradition musicale savante issue de la Renaissance de l’Orient<br />

arabe », Cahiers de musiques traditionnelles 17 (2005), p. 195).<br />

18 Il s’agit ici d’un violon rendu traditionnel arabe depuis son intégration au taḫt intervenue dès le<br />

milieu du XIX e siècle. Aussi ne convient-il nullement de considérer cet élément organologique comme<br />

un exosème.<br />

19 En prélude à l’interprétation par le chanteur ‘Abd el-Latīf al-Bannā de la taqtūqa (chanson) « Ēh<br />

ra’yak ? ». Cf. la réédition effectuée par Frédéric Lagrange, « Cafés chantants du Caire - volume 1 »,<br />

CD compilation de 78 tours des années 1920, vol 1, CDA, réf. AAA 099, 1994, plage n° 1. La taqtūqa<br />

est une chanson légère citadine égyptienne alternant couplets et refrain.<br />

20 En prélude à l’interprétation par la chanteuse Munīra Al-Mahdiyya de la taqtūqa « Ba‘d el-ešā ».<br />

Cf. la réédition de Frédéric Lagrange, « Cafés chantants du Caire - volume 2 », CD compilation de 78<br />

tours des années 1920, vol. 2, CDA, réf. AAA 115, 1996, plage n° 4.


12 MUSURGIA<br />

(exemple 4) en prélude à l’improvisation d’un taqsīm au violon – conclue cette foisci<br />

en mode Rāst 21 .<br />

Exemple 4 : Dūlāb Rāst n° 2, à section introductive ascendante<br />

Certes, l’usage d’une métrique isochrone à pulsation ternaire est rare, mais il<br />

reste a priori compatible avec les traditions locales. En musique vocale, un petit<br />

nombre d’hymnes islamiques et d’hymnes ecclésiastiques syro-maronites, présente,<br />

en effet, une telle pulsation ternaire régulière, tandis que la musique instrumentale<br />

s’appuie parfois sur un metrum à décomposition ternaire dans les corpus à modèles<br />

ottomans et/ou balkaniques. La référence au cliché de la valse 22 demeure en tout cas<br />

une explication connotative plausible pour toute introduction d’un schéma ternaire<br />

rapide en contexte traditionnel du Proche-Orient, pourvu qu’elle soit confirmée<br />

conjointement par au moins un autre trait significatif.<br />

En somme, la conjonction des exosèmes connotant (au plan du signifié) les figures<br />

polysémiques visées (au plan du signifiant) est en mesure de confirmer la<br />

signature exotique occidentalisant de l’exemple 4, donc de renforcer réciproquement<br />

le caractère arpégé de sa section introductive par sa métrique (pseudo) valsante.<br />

Un troisième trait exosémique peut être également envisagé : il s’agit de la ressemblance<br />

probablement fortuite entre le contour de la section introductive de ce<br />

prélude et celui de la célèbre comptine française « Ainsi font, font, font les petites<br />

marionnettes » (exemple 5). Cependant et au cas où cette similitude serait intentionnelle<br />

23 , elle relèverait de la parodie, étant donné que la mélodie d’emprunt,<br />

originairement composée en do majeur et en pulsation binaire, se trouve ici affublée<br />

du très zalzalien mode Rāst et maquillée de triolets, dénotant ainsi la (pseudo) valse<br />

pour l’auditeur arabe (ne connaissant pas cette comptine), et évitant par là même le<br />

piège de la citation directe 24 .<br />

21<br />

Ce document 78 tours gravé vers 1926 n’a pas été réédité à ce jour en compilation CD. Le taqsīm<br />

est une forme vocale et/ou instrumentale (appartenant aux traditions artistiques arabe et ottomane) qui<br />

suit le type d’improvisation plurimodulaire à caractère cantillatoire en parcours obligé. Cf. Nidaa ABOU<br />

MRAD, « Formes … », op. cit., p. 188.<br />

22 e<br />

Dès le milieu du XX siècle les manuels d’enseignement de musique dite arabe opèrent une assimilation<br />

presque systématique des mesures ternaires (à tempo rapide) à la valse.<br />

23<br />

Sami Chawa peut très bien avoir entendu cette chanson, ayant fréquenté les milieux francophones<br />

de toutes les villes du Proche-Orient.<br />

24<br />

Ce qui n’est pas sans rappeler l’usage fait en 1888 par Gustav Mahler de la version allemande de<br />

la chanson « Frère Jacques » (Bruder Jakob), transformée ironiquement en une lente marche funèbre en


L’ISOTOPIE SÉMANTIQUE EN TANT QUE RÉVÉLATEUR DE L’EXOSÉMIE MUSICALE 13<br />

Exemple 5 : Comptine enfantine « Ainsi font, font, font »<br />

Ainsi l’isotopie sémantique permet-elle dans ce cas de dénoter une allusion<br />

adroitement effectuée par un grand maître traditionnel arabe à une musique occidentale<br />

presque imaginaire, de fait, à une contrefaçon finement ciselée, étant donné<br />

que le (pseudo) arpège est réalisé avec des tierces moyennes / neutres et que l’allure<br />

(pseudo) valsante est introduite par une série compacte de triolets.<br />

Loin de toute velléité d’adoption du système harmonique tonal et métrique occidental,<br />

Sami Chawa fait ici un de clin d’œil ludique exotique à l’attention de ses<br />

contemporains avant d’engager l’improvisation d’un taqsīm pleinement autochtone.<br />

Frédéric Lagrange qui a consacré à Sami Chawa une compilation sous le titre<br />

« Prince du violon arabe » l’a affublé, dans le livret joint au CD 25 , du surnom moins<br />

aristocratique de « stakhanoviste de la discographie arabe » pour avoir participé à la<br />

quasi-totalité des publications sonores du Proche-Orient entre 1910 et 1930. Aussi<br />

est-il compréhensible qu’à force de répéter en les variant d’une manière endogène<br />

les préludes traditionnels, le maître se soit amusé une fois en passant à faire semblant<br />

de valser et d’arpéger un dūlāb en guise d’exotisme de bon aloi (et peut-être<br />

de comptine enfantine).<br />

2.3 Allotopie musicale<br />

Tout autre est la propension acculturative systématique des musiciens modernistes<br />

d’Égypte et du Levant, qui, à partir des années 1930, vont réaliser sans aucune<br />

ambiguïté des emprunts syntaxiques clairs au système harmonique tonal et métrique<br />

occidental de grande diffusion. Il s’agit alternativement ou conjointement d’un<br />

usage délibéré de l’ossature diatonique dans le sens tonal occidental, de modulations<br />

artificieuses étrangères aux normes traditionnelles, d’accords brisés ou plaqués,<br />

d’articulations métriques / rythmiques en porte-à-faux par rapport aux paradigmes<br />

métriques traditionnels etc., et ce d’une manière concomitante à l’emploi<br />

d’éléments résiduels autochtones.<br />

Loin de se contenter d’allusions exosémiques au plan du signifié – à base de signifiants<br />

polysémiques – constituant le propre de l’exotisme évocatif occidentalisant<br />

ludique occasionnellement observé chez des maîtres traditionnels comme Sami<br />

Chawa, les tenants de l’école moderniste arabe opèrent des métissages systémiques<br />

ré mineur, à la base du troisième mouvement de sa première symphonie, dite « Titan ». Il reste que la<br />

présente parodie orientale (supposée) de la comptine française réalise le programme textuel de celle-ci,<br />

puisque le dūlāb « fait deux petits tours » ternaires (section introductive et section intercalaire) avant de<br />

revenir dans sa section conclusive à la pulsation binaire classique et de céder la place à une séquence<br />

musicale bien plus sérieuse : l’improvisation d’un taqsīm.<br />

25 Frédéric LAGRANGE, Livret du CD Sami al-Shawwa, Prince du Violon Arabe, Club du Disque<br />

Arabe, Paris, 1999, AAA 107.


14 MUSURGIA<br />

et syntaxiques volontaristes conduisant à l’invasion du plan du signifiant par des<br />

agencements allochtones univoques. Cela n’est pas sans rappeler la notion de<br />

molécule sémique (groupement de sèmes) forgée par François Rastier 26 . Il s’agit de<br />

fait de l’intrusion de molécules sémiques allochtones porteuses de groupes<br />

d’exosèmes (ou exosémèmes) sur un territoire énonciatif originairement composé<br />

de molécules sémiques autochtones, réalité que l’on pourrait résumer par un état de<br />

conjonction oppositive de molécules exosémiques et de molécules endosémiques.<br />

Cela correspond précisément à la notion d’allotopie dans son opposition à celle<br />

d’isotopie : « Un énoncé porteur d'une redondance qui assure l'homogénéité de son<br />

sens est dit isotope (le mot isotopie désignant cette homogénéité). Un énoncé<br />

violant cette loi d'homogénéité est allotope (on parle alors d'allotopie). Ainsi, un<br />

énoncé linguistique comme « je bois de l'eau » est isotope, alors que « Je bois du<br />

béton » est allotope » 27 .<br />

Toujours est-il que, sans boire du béton, les tenants arabophones des métissages<br />

musicaux hétérogènes ou allotopiques, pratiquant le grand écart systémique et<br />

syntaxique et ne réussissant pas à produire un système musical neuf cohérent,<br />

homogène et réellement performant, ne parviennent pas à s’inscrire pleinement dans<br />

la perspective d’une modernité arabophone authentique. Là où un exotisme occidentalisant<br />

ludique arabe peut se permettre à loisir de pratiquer un type épidermique<br />

de métaphore musicale exosémique sans quitter la tradition autochtone, le modernisme<br />

occidentalisant militant à basse de métissages allotopiques opère une déterritorialisation<br />

exosémique sans perspective de reterritorialisation (ou d’invention de<br />

territorialité nouvelle), étant donné le caractère anecdotique et boiteux des collages<br />

résultants.<br />

3. Indice isosémique d’exosémie musicale<br />

L’isosémie apparaît en somme comme un biais analytique permettant de révéler à la<br />

fois l’exosémie d’un moment musical et sa (plus ou moins grande) cohérence<br />

isotopique, donc de mieux objectiver la notion d’authenticité musicale. Cette procédure<br />

introduit, en effet, une approche quantifiable de la caractérisation d’une production<br />

musicale au regard des deux paramètres cruciaux que sont la cohésion et<br />

l’identification culturelle. Ainsi peut-on envisager une sorte d’indice isosémique<br />

d’exosémie IE quant à un exosème E donné et à sa matérialité au plan du signifiant.<br />

Trois cas de figures sont envisagés :<br />

1) IE ≈ 0 : l’exosème E visé est situé strictement au plan du signifié, ce qui avère un<br />

exotisme évocatif, compatible avec la cohérence autochtone du produit musical<br />

étudié.<br />

26 François RASTIER, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001. Cet auteur complète le système<br />

d’Algirdas-Julien Greimas dans le sens d’une sémantique différentielle appliquée aux textes, en<br />

dressant une typologie des sèmes et en dégageant isotopies (récurrence de sèmes) et molécules sémiques<br />

(groupements de sèmes).<br />

27 Jean-Marie KLINKENBERG, Précis de sémiotique générale, De Boeck, 1996, p. 118.


L’ISOTOPIE SÉMANTIQUE EN TANT QUE RÉVÉLATEUR DE L’EXOSÉMIE MUSICALE 15<br />

2) IE ≈ 1 : l’exosémie axée sur E est complètement confirmée au plan du signifiant<br />

par la redondance et la conjonction d’autres exosèmes, regroupés au sein de molécules<br />

exosémiques, ce qui avère la cohérence allochtone de l’énoncé étudié. Celuici<br />

est alors totalement déterritorialisé : orientalisation intégrale de la production<br />

d’un compositeur occidental, occidentalisation totale de la production d’un compositeur<br />

arabe, nipponisme musical complet pour un compositeur d’origine méditerranéenne,<br />

etc.<br />

3) IE ≈ ½ : l’exosémie E visée est moyennement confirmée au plan du signifiant par<br />

une redondance et une conjonction limitée d’autres exosèmes au sein de molécules<br />

exosémiques patentes, ce qui avère le caractère exogène partiel de l’énoncé musical<br />

étudié, tout en en révélant l’absence de cohésion avec les molécules endosémiques<br />

ou autochtones, donc un manque de cohérence de la stratégie poïétique. Il s’agit<br />

d’une hybridation en patchwork, autrement dit d’une allotopie.<br />

Conclusion<br />

L’analyse des énoncés acculturés par le biais d’une isosémie révélatrice d’exosémie<br />

permet in fine de dresser une typologie des métissages musicaux corrélative de<br />

l’évaluation du degré d’isotopie / allotopie de ces hybridations. Peut-on alors<br />

inscrire au plan esthétique la pertinence 28 des choix opérés au niveau poïétique et<br />

étayés au niveau neutre grâce à cette quantification du degré de cohésion de la<br />

déterritorialisation entreprise, en d’autres termes introduire la notion de pertinence<br />

acculturative laquelle se prêterait à évaluation ?<br />

Partant de ces situations contrastées, il est difficile d’admettre qu’un processus<br />

aussi ambitieux par sa modernité que le darwinisme musical puisse se contenter de<br />

collages allotopiques. Or, c’est le cas de la très grande majorité de la production<br />

musicale du monde arabe des dernières décennies. Aussi ne s’agit-il pas ici d’un<br />

procès de la procédure employée, mais plutôt d’une remise en cause de la pertinence/performance<br />

acculturative des réalisations du progressisme musical arabe,<br />

dont l’allotopie révèle clairement les limites.<br />

28 « On peut relier l'isotopie au concept de pertinence, ou d'économie sémiotique. Tout élément d'un<br />

énoncé s'inscrit en effet dans le contexte créé par les éléments qui l'ont précédé. On voit qu'il y a ici un<br />

effet multiplicateur de pertinence : dans un énoncé redondant, on abaisse le coût sémiotique de<br />

l'échange tout en maximisant son profit » (Jean-Marie KLINKENBERG, op. cit., 1996, p. 118).


Musurgia <strong>XVII</strong>/1 (2010)<br />

Principes d’organisation des hauteurs<br />

discrètes dans les systèmes musicaux<br />

Jean-Luc LEROY *<br />

Introduction<br />

Les systèmes d’organisation des hauteurs discrètes sont l’un des aspects les plus<br />

spécifiques des systèmes musicaux, y compris dans la perspective d’une éventuelle<br />

modularité cérébrale 1 . Ce sont ces systèmes qui permettraient le déploiement des<br />

architectures sonores en mouvement exprimées par le processus mélodique.<br />

Comprendre ces systèmes d’organisation implique de rendre compte de la<br />

délimitation de ces unités de hauteur et des règles de leur enchaînement. D’un point<br />

de vue systémique et cognitif, il est possible de penser les mécanismes en<br />

distinguant le niveau de la « conception » (les structures mentales de référence) de<br />

celui de la « réalisation » (les sons produits/perçus) 2 ; il est également possible de<br />

distinguer au niveau de la conception les schémas fondamentaux (les « échelles »)<br />

définis par les « unités conceptuelles » (ou « scalèmes ») des schémas syntaxiques<br />

(les « gammes ») définis par les « degrés » 3 . Cette perspective intègre d’une part<br />

l’hypothèse d’une perception catégorielle de la hauteur, permettant de ramener à<br />

*<br />

Maître de conférences à l’Université de Provence (Aix-Marseille 1), Professeur agrégé<br />

d’éducation musicale, Docteur en Histoire de la Musique et Musicologie de l’université Paris<br />

Sorbonne-Paris 4, Master professionnel en psychologie clinique, psychopathologie et psychothérapies<br />

de l’université Paris 8.<br />

1<br />

Voir sur ce point Aniruddh D. PATEL et Isabelle PERETZ, « Is music autonomous from language ?<br />

A neuro-psychological appraisal », Perception and Cognition of Music, I. Deliège et J. A. Sloboda éd.,<br />

Hove, Psychology Press, 1997, p. 191-215, et Isabelle PERETZ, « Le cerveau musical », Musiques, Une<br />

encyclopédie pour le XXI e siècle, J.-J. Nattiez éd., vol. 2, Actes Sud/Cité de la musique, 2004, p. 293-<br />

320.<br />

2<br />

D’un point de vue cognitif, la hauteur discrète est toujours le produit d’une activité mentale, que<br />

l’individu soit en situation d’écoute ou d’exécution musicale.<br />

3<br />

Cf. Simha AROM, Gilles LÉOTHAUD et Frédéric VOISIN, « Experimental ethnomusicology: An<br />

interactive approach to the study of musical scales », Perception and Cognition of Music, op. cit.,<br />

p. 3-30.


18 MUSURGIA<br />

une même unité conceptuelle des phénomènes acoustiques différents, en fonction<br />

d’une « marge de tolérance » culturellement définie, et d’autre part l’hypothèse<br />

d’une activité cognitive permettant de développer des schémas de base par divers<br />

procédés et inversement de réduire les séquences réalisées à ces schémas de base.<br />

Cette activité serait nécessitée par la capacité limitée de la mémoire de travail qui,<br />

sans cette réduction, serait rapidement surchargée d’informations et incapable<br />

d’élaborer des représentations efficaces. Cette proposition, largement testée<br />

expérimentalement (et dans divers domaines), justifie l’analyse réductionnelle.<br />

De nombreuses théories ont été élaborées pour rendre compte de ces structures<br />

et de ces processus. Des études expérimentales ont été menées pour valider<br />

certaines hypothèses. Pourtant, les perspectives développées ont été marquées par le<br />

poids des techniques et des théories compositionnelles de la musique savante<br />

occidentale moderne, qui ont initialement servi de base à l’élaboration du cadre de<br />

pensée qui sous-tend le champ d’étude. Cette origine a notablement infléchi les<br />

notions qui balisent ce cadre dans le sens des questionnements et des<br />

positionnements esthétiques qui ont accompagné cette production savante,<br />

particulièrement au XX e siècle. La confrontation avec les systèmes européens<br />

anciens ou populaires et avec les systèmes non européens a parfois conduit, pour<br />

diverses raisons, à une rupture entre l’étude du système savant normalisé de<br />

l’Occident moderne (que j’appellerai système « harmonico-tonal ») et celle des<br />

« autres » systèmes, définis comme en négatif du premier. L’absence d’un<br />

consensus terminologique sur les principales notions qui permettent de décrire et<br />

d’analyser les processus musicaux est résultée de cet état de fait. Cette situation<br />

rend très problématique tout effort de théorisation générale du phénomène musical,<br />

pourtant nécessaire à une meilleure compréhension de ces différents champs.<br />

Ainsi, l’objectif de cette contribution est, pour ce qui est des dimensions<br />

musicales fondées sur les hauteurs discrètes, d’esquisser un champ notionnel qui<br />

participe au dégagement de mécanismes très généraux permettant d’intégrer l’étude<br />

du système de la musique savante occidentale à une vision plus large des systèmes<br />

musicaux, ou, pour le moins, de réduire les barrières conceptuelles entre les champs<br />

susdits. Le processus mélodique y jouera le rôle principal, par la fonction première<br />

qu’il paraît prendre dans le processus de « musicalisation » du monde sonore. Cet<br />

objectif s’inscrit dans le projet général d’élaboration d’une perspective bioanthropo-musicologique<br />

4 .<br />

La méthode est à la fois théorique et analytique. Une première partie propose<br />

une définition élargie et non conventionnelle des principales notions permettant de<br />

rendre compte de l’organisation du domaine des hauteurs discrètes par le processus<br />

mélodique. Trois principes d’organisation sont suggérés : tonalité, harmonie,<br />

4 Pour un aperçu de cette perspective, voir notamment : Steven BROWN, Björn MERKER et Nils L.<br />

WALLIN, « An Introduction to Evolutionary Musicology », The Origins of Music, N. L. Wallin, B.<br />

Merker et S. Brown éd., Cambridge (Mass.), London, The MIT Press, 2000, p. 271-300 ; Simha AROM,<br />

« Prolegomena to a Biomusicology », Ibid., p. 27-29 ; Jean-Luc LEROY, « Musical universals :<br />

epistemological and methodological considerations », Musical Universals : Data, Challenge, Horizons,<br />

J.-L. Leroy (éd.), à paraître.


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 19<br />

modalité. Une seconde partie propose la description de trois niveaux d’organisation<br />

de ce domaine, appuyée sur l’analyse de diverses productions musicales qui<br />

semblent les exprimer. Cette description ne prétend pas à l’exhaustivité ; d’autres<br />

niveaux peuvent être imaginés.<br />

L’arrière-plan « idéologique » (au sens de système d’idées) est celui d’une<br />

conception interactive entre des dispositions spécifiques (au sens de relatives à<br />

l’espèce) et un milieu (au sens d’écosystème médiatisé par la relation affective). La<br />

notion de processus émergent à laquelle il est fait plusieurs fois allusion renvoie à<br />

cet arrière-plan. La perspective induit donc une dimension évolutionniste.<br />

L’hypothèse se risque ainsi à être non seulement descriptive ou opérationnelle, mais<br />

explicative. Si ce champ idéologique n’implique bien entendu en aucun cas une<br />

vision progressiste, il pose par contre la question des « universaux ». La discussion<br />

de cette question, comme des problèmes méthodologiques liés à l’analyse des<br />

chansons enfantines ou des productions musicales non européennes savantes<br />

modernes ou liés au fait même de mettre en relation des productions issues de<br />

divers horizons sans tenir compte de leurs spécificités culturelles dépasse très<br />

largement le cadre de cette contribution 5 . Dans un premier temps, je remercie le<br />

lecteur de bien vouloir prendre l’élaboration conceptuelle telle quelle, en faisant<br />

abstraction de ces problèmes, et d’en apprécier l’intérêt théorique.<br />

Trois principes d’organisation des hauteurs discrètes<br />

par le processus mélodique<br />

Tonalité<br />

Le premier principe d’organisation serait lié à la nécessité de maîtriser le flux<br />

temporel des éléments. La tonalité pourrait ainsi être définie comme le mécanisme<br />

par lequel l’être humain pourrait organiser les hauteurs discrètes d’une production<br />

musicale en s’appuyant sur une hauteur donnée, hiérarchiquement stable par rapport<br />

aux autres hauteurs.<br />

Deux modèles permettraient de rendre compte théoriquement de ce processus.<br />

Le modèle proposé par Meyer 6 pose que l’être humain disposerait de processus<br />

mélodiques de base, ou « schémas archétypaux », pouvant opérer à différents<br />

niveaux, de façon à assurer la cohérence des séquences musicales dans le domaine<br />

des hauteurs par référence, pour certains de ces schémas, à une hauteur stable<br />

faisant fonction de repère, de « pivot axial » (schéma « mélodie axiale » et schéma<br />

« mélodie changing-note ») 7 . Ce modèle a trouvé des confirmations expérimentales<br />

5<br />

Je renvoie à Jean-Luc LEROY, op. cit.<br />

6<br />

Leonard B. MEYER, Explaining music: Essays and explorations, Chicago, University of Chicago<br />

Press, 1973.<br />

7<br />

Mouvement d’aller-retour à partir d’un pivot axial dans le premier cas ; mouvement de part et<br />

d’autre de ce pivot avec disjonction (type « double broderie ») dans le second.


20 MUSURGIA<br />

chez l’adulte 8 comme chez l’enfant 9 . Le modèle proposé par Imberty 10 précise que<br />

cette structuration ne peut s’opérer que par assimilation à des schèmes temporels,<br />

essentiellement dynamiques, « rendant compte de la continuité du flux sonore qui<br />

lie les notes dans le schéma » 11 . Le développement ontogénétique porterait sur<br />

l’extension de l’empan temporel de l’application de ces schémas et la connexion de<br />

leur dynamique propre avec celle des schémas accordiques et scalaires, en étroite<br />

dépendance avec le développement des schèmes temporels menant à la maîtrise de<br />

la réversibilité. Autrement dit, au cours de l’ontogenèse, l’individu deviendrait<br />

capable d’une part d’appliquer ces schémas de base à des laps de temps de plus en<br />

plus larges (impliquant la réversibilité), et d’autre part de les articuler avec les<br />

schémas lui permettant de baliser l’espace des hauteurs.<br />

Ainsi :<br />

1. La tonalité serait un outil puissant pour assurer la cohésion du flux sonore ;<br />

2. La tonalité serait une potentialité indépendante de l’harmonie ;<br />

3. Le mécanisme pourrait jouer à différents niveaux structurels selon les individus<br />

et les contextes, en fonction notamment de leur enculturation (et éventuellement<br />

aussi de leur acculturation) à un système plus ou moins appuyé sur cette potentialité<br />

et de leur niveau d’expertise (et probablement aussi de caractéristiques<br />

psychoaffectives).<br />

Harmonie<br />

Le deuxième principe d’organisation serait lié à la nécessité de penser les éléments<br />

simultanément dans une configuration dynamique. L’harmonie pourrait ainsi être<br />

définie comme le mécanisme par lequel l’être humain pourrait organiser les<br />

hauteurs discrètes d’une production musicale en s’appuyant sur des schémas de<br />

complexes de hauteurs.<br />

La production mélodique même la plus élémentaire implique des schémas<br />

harmoniques : pour produire un son à partir d’un autre son, l’individu doit<br />

nécessairement disposer d’une représentation mentale du son visé (hormis dans le<br />

cas d’une démarche exploratoire vocomotrice, le son n’est pas produit au hasard), et<br />

donc, d’une manière ou d’une autre, d’un schéma harmonique permettant de le<br />

définir. Les hauteurs successives produites correspondraient au déploiement de ce<br />

schéma, considéré comme assimilateur. L’harmonie serait ainsi basée sur des<br />

entités cognitives lourdes réunissant chacune en un même ensemble plusieurs<br />

8 Cf. notamment Burton S. ROSNER et Leonard B. MEYER, « The perceptual roles of melodic<br />

process, contour, and form », Music Perception 4 (1986), p. 1-40.<br />

9 Cf. notamment Laurent MIROUDOT, « Les schémas mélodiques du jeune enfant − Analyse de<br />

reproductions chantés de sujets de 4 et 5 ans », Musicae Scientiae V/1 (2001), p. 83-102. Cette étude<br />

complète les propositions de Meyer.<br />

10 Michel IMBERTY, Les écritures du temps. Sémantique psychologique de la musique, Tome 2,<br />

Paris, Dunod, 1981 ; « La genèse des schèmes d’organisation temporelle de la pensée musicale chez<br />

l’enfant », Les sciences de l’éducation pour l’ère nouvelle, Numéro spécial 3-4 (1990), p. 39-61.<br />

11 Michel IMBERTY, « Vers une psychologie des systèmes dynamiques en musique », Structuration<br />

mélodique et tonalité chez l’enfant, L. Miroudot, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 29.


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 21<br />

classes de hauteur (comprises comme des entités cognitives élémentaires) en<br />

fonction d’un certain (complexe de) rapport(s).<br />

Cette définition amène plusieurs remarques. Selon cette définition en effet, non<br />

seulement les schémas accordiques, mais aussi les schémas scalaires ressortiraient à<br />

l’harmonie. Le principe harmonique s’exprimerait donc à divers niveaux et<br />

regrouperait des complexes de différentes natures. Dans notre culture par exemple,<br />

cette inclusion va de soi pour les schémas accordiques, avec toutefois la réserve<br />

que, pour des raisons historiques, elle est habituellement réservée aux complexes de<br />

trois éléments (« accords de trois sons ») ou plus, alors que, dans cette perspective,<br />

tout complexe fut-il de deux éléments rentrerait dans la catégorie de l’harmonie.<br />

Dans la culture indienne par exemple, cette inclusion va de soi pour les schémas<br />

scalaires, le processus mélodique étant concentrée sur la construction graduelle<br />

d’ « une architecture de sons superposés » 12 qui exprime ces schémas. Il existerait<br />

donc deux grandes classes de complexes harmoniques, en interdépendance plus ou<br />

moins marquée selon les systèmes : schémas accordiques et schémas scalaires. Les<br />

schémas intervalliques seraient à comprendre comme dérivés de l’une ou l’autre de<br />

ces classes de schémas. La mélodie serait ainsi essentiellement conçue comme<br />

l’actualisation de l’harmonie dans le successif, cette actualisation pouvant en outre<br />

exploiter ou non le mécanisme de la tonalité, et étant dans tous les cas portée par<br />

une dynamique sensorimotrice sous-jacente (le « geste » mélodique). En d’autres<br />

termes, structurellement parlant, et du point de vue des hauteurs discrètes, la<br />

mélodie serait l’harmonie.<br />

Ces structures présenteraient diverses propriétés. Tout d’abord, elles se<br />

complexifieraient par accroissements successifs (cf. l’hypothèse de Chailley 13 pour<br />

les schémas accordiques du système harmonico-tonal, et les hypothèses de<br />

Braïloïu 14 , Chailley 15 et Labussière 16 pour les schémas scalaires) 17 . Ce mouvement<br />

d’extension progressive s’accompagnerait de la possibilité inverse d’un mouvement<br />

de régression. Par exemple, un pattern mélodique bâti sur un schéma scalaire<br />

pentatonique pourrait dans certaines conditions être assimilé par un schéma scalaire<br />

tritonique ; un schéma accordique de 9e-7m-3c-5t-8v par un schéma accordique de<br />

7m-3c-5t-8v 18 . Autrement dit, les états antérieurs d’une catégorie donnée de<br />

12<br />

Alain DANIELOU, La musique de l’Inde du nord, Paris, Buchet / Chastel, s.d., p. 17.<br />

13<br />

Jacques CHAILLEY, Traité historique d’analyse harmonique, Paris, Leduc, 1951/1977.<br />

14<br />

Constantin BRAÏLOÏU, « La vie antérieure », Histoire de la musique, vol. 1, R. Manuel dir., Paris,<br />

Gallimard, 1960, (Encyclopédie de la Pléiade), p. 118-127 ; « Sur une mélodie russe », Problèmes<br />

d’ethnomusicologie, textes réunis et préfacés par G. Rouget, Genève, Minkoff, 1973, p. 341-405.<br />

15<br />

Jacques CHAILLEY, L’imbroglio des modes, Paris, Leduc, 1960 ; Éléments de philologie<br />

musicale, Paris, Leduc, 1985.<br />

16<br />

Annie LABUSSIERE, « Geste et structure modale dans le chant traditionnel à voix nue »,<br />

Musiques, Une encyclopédie pour le XXI e siècle, J.-J. Nattiez éd., vol. 5, Actes Sud / Cité de la musique,<br />

2007, p. 980-1024.<br />

17<br />

Il va de soi que d’autres processus de complexification sont envisageables à d’autres niveaux.<br />

18<br />

2d, 3c, 4t, 5t, 6t, 7e, 8v, etc. signifient : seconde, tierce, etc. majeures ou justes ; 2m, 3m, etc.<br />

signifient : seconde, tierce, etc. mineures ; aug signifie : augmentée ; dim signifie : diminuée. Par<br />

ailleurs, pour éviter toute confusion entre nature et fonction, j’adopte une notation intervallique des


22 MUSURGIA<br />

schémas pourraient toujours être utilisés pour assimiler telle ou telle structure<br />

musicale.<br />

Du fait de ce processus de complexification progressive, les éléments d’un<br />

schéma harmonique auraient une force relative d’autant plus grande qu’ils<br />

appartiendraient à un état antérieur du schéma. Corollairement, du fait de cette<br />

différenciation hiérarchique interne, tout schéma harmonique serait essentiellement<br />

dynamique. Ces deux premières propriétés seraient en outre pondérées par la<br />

tendance à activer de façon privilégiée les catégories de schéma les plus typiques et<br />

en outre caractérisées par une forte homogénéité interne et une bonne<br />

discriminabilité. Ainsi, chaque individu tendrait à activer automatiquement un état<br />

donné des schémas harmoniques, plus ou moins modulable sous certaines<br />

conditions, la classe de schéma automatiquement activée correspondant à celle<br />

ayant le plus grand pouvoir assimilateur en fonction des productions les plus<br />

courantes de la culture de cet individu. La classe des accords dits « de trois sons »<br />

par exemple correspond très probablement d’un point de vue accordique à ces<br />

catégories privilégiées chez un individu non expert dont la culture musicale relève<br />

du système harmonico-tonal.<br />

Enfin, chacun de ces schémas posséderait une couleur propre. Des jeux<br />

d’expression pourraient ainsi être imaginés soit du fait des interactions potentielles<br />

entre la dynamique structurelle intrinsèque aux schémas et la dynamique résultant<br />

de l’application du principe tonal dans le cadre de ces structures (voir par exemple<br />

fig. 3 infra), soit du fait de la combinaison de ces couleurs entre elles,<br />

particulièrement pour les schémas accordiques, indépendamment de toute<br />

organisation syntaxique.<br />

Modalité<br />

Le troisième principe d’organisation serait lié à la nécessité de partager socialement<br />

un certain nombre de modalités expressives plus ou moins codifiées, de façon à<br />

pouvoir communiquer ses états psychologiques et à apprécier ceux d’autrui, et à<br />

disposer ainsi d’outils d’autorégulation émotive 19 . Dans cette perspective, et dans le<br />

cadre de la génération et du traitement cognitif des systèmes musicaux de hauteurs<br />

discrètes, la modalité pourrait être définie comme le processus d’organisation des<br />

accords. Les intervalles sont indiqués à partir de la fondamentale, en suivant le modèle de la série<br />

harmonique (mais sans tenir compte des redoublements) et en commençant par le dernier intervalle<br />

constitutif. L’accord dit « parfait majeur » par exemple est noté : 3c-5t-8v ; l’accord de septième dit<br />

traditionnellement « de dominante » : 7m-3c-5t-8v. Enfin, dans les analyses, j’adopte une écriture<br />

abrégée où la fondamentale de l’accord est indiquée par la lettre qui lui correspond dans la notation<br />

anglo-saxonne suivie du dernier intervalle constitutif et éventuellement des intervalles modifiés par<br />

rapport au modèle de la série harmonique. Dans cette notation, un chiffre sans autre précision indique<br />

toujours l’intervalle majeur ou juste. Par exception, l’accord « parfait mineur » est simplement indiqué<br />

par un « m » directement après la lettre. Par exemple, un accord de 5t-8v sur do sera noté : c5 ; un<br />

accord de 3c-5t-8v : c3 ; un accord de 3m-5t-8v : cm ; un accord de 7m-3m-5t-8v : cm7m ; un accord de<br />

7m-3c-5t-8v : c7m.<br />

19 Cf. Jean-Luc LEROY, Le vivant et le musical, Paris, L’Harmattan, 2005, et « A general model for<br />

the dynamic functioning of musical systems », Musicae Scientiae XIII/1 (2009), p. 3-31.


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 23<br />

potentialités dynamiques des schémas à disposition (tonals, accordiques, scalaires,<br />

intervalliques) pour évoquer des catégories expressives en rapport avec le vécu.<br />

Cette définition rejoint en partie l’acception du mot dans le domaine général, de<br />

forme particulière d’un système en fonction d’une action, d’un état, d’une attitude,<br />

d’une intention, d’une expression, bref, au sens large, en fonction d’une manière<br />

d’être déterminée par un contexte. Du fait de cette fonction, la modalité serait donc<br />

très sensible aux déterminations socioculturelles. Ainsi, la modalité pourrait être<br />

vue comme une sorte de mécanisme tampon permettant l’utilisation souple et variée<br />

des mécanismes de base de la tonalité et de l’harmonie en fonction d’une intention<br />

expressive socialement codifiée et des processus de différenciation culturelle.<br />

Trois niveaux d’organisation des hauteurs discrètes<br />

par le processus mélodique<br />

Trois niveaux d’organisation des hauteurs discrètes par les principes préalablement<br />

définis sont imaginés à partir de l’analyse de productions hétéroclites. Ces<br />

« niveaux » sont à comprendre comme des instantanés pris dans un processus<br />

d’auto-organisation. Il est également possible de les voir comme des états<br />

d’organisation relativement stables. Pour chaque niveau, je procède à un bref<br />

exposé de son organisation et de ses potentialités, suivi d’une ou plusieurs analyses<br />

exemplifiant ce propos liminaire.<br />

Niveau 1<br />

Le niveau 1 consisterait dans l’exploitation d’au moins un schéma accordique à<br />

deux éléments. A ce niveau, le schéma scalaire (ditonique) se confondrait avec le<br />

schéma accordique en question, le premier apparaissant comme un simple<br />

déploiement du second. Les schémas intervalliques dérivés résulteraient donc aussi<br />

uniquement du déploiement de ce schéma. En somme, ce premier niveau<br />

présenterait un état exclusivement accordique. Les possibilités de déploiement<br />

mélodique pourraient s’appuyer soit sur le seul principe tonal (pivot axial), soit sur<br />

les bornes des schémas intervalliques (pivot intervallique), avec possibilité de<br />

reporter ces schémas à différentes hauteurs. Le principe de la modalité ne trouverait<br />

à s’exercer que par le choix des intervalles et/ou la manière plus ou moins<br />

systématique de mettre en jeu le principe tonal. Aussi, du fait de la pauvreté relative<br />

du matériau schématique, la modalité resterait très embryonnaire.<br />

Analyse d’un chant spontané d’un enfant de 16 mois (figure 1), relevé par M.<br />

Papoušek 20 . − Ce chant peut être considéré comme l’expression d’une démarche<br />

20 Mechthild PAPOUSEK, « Le comportement parental intuitif, source cachée de la stimulation<br />

musicale dans la petite enfance », Naissance et développement du sens musical, I. Deliège et J. A.<br />

Sloboda éd., Paris, P.U.F., 1995, p. 126.


24 MUSURGIA<br />

exploratoire visant la maîtrise mélodique 21 . Pour produire cette mélodie, l’enfant<br />

doit disposer au minimum d’un schéma accordique de 5t-8v, d’où trois schémas<br />

intervalliques peuvent être dérivés : 8v, 5t, 4t.<br />

On observe un certain nombre de groupes de notes, qui peuvent eux-mêmes être<br />

regroupés en deux « moments » structurés chacun par un intervalle de 4t<br />

(respectivement mi3-la3 et si3-mi4). Bien que cette collection fasse penser à un<br />

schéma scalaire tritonique, l’enfant ne dispose pas à cet âge des schèmes de relation<br />

d’ordre qui permettrait d’articuler ces intervalles 22 . Il paraît donc plus juste de<br />

considérer qu’il s’agit ici d’un mécanisme élémentaire de structuration des hauteurs<br />

discrètes par report d’un même schéma intervallique.<br />

Le premier groupe (signes 1 à 5) 23 est assez typique d’une démarche<br />

exploratoire mélodique, où l’enfant procède volontiers par petits intervalles. Du fait<br />

des particularités du fonctionnement de la mémoire, le dernier élément du groupe<br />

(fa♯3) prend un poids cognitif particulier 24 , et joue alors le rôle d’un « pivot<br />

mélodique axial » (PA) 25 supportant un schéma « mélodie axiale » (SMA) 26 (signes<br />

5 à 10). L’enfant paraît ensuite vouloir progresser vers l’aigu. Il s’appuie alors sur<br />

le mi3, qui en tant que premier élément du groupe précédent (signe 7) a acquis lui<br />

aussi un certain poids cognitif 27 , pour lancer un troisième groupe mélodique (signes<br />

12 à 14) structuré par les bornes d’une 4t, qui joue le rôle d’un « pivot mélodique<br />

intervallique » (PI) 28 .<br />

En somme, la fonction du premier groupe mélodique aurait été de créer un<br />

élément stable (le dernier élément du groupe : fa♯3), pour l’utiliser ensuite comme<br />

pivot axial (fa♯3-mi3-fa♯3), puis développer une formule ouverte (mi3-fa♯3-la3),<br />

appuyée sur un pivot intervallique de 4t (mi3-la3), exploitant la répétition pour<br />

stabiliser mi3 (borne inférieure de la 4t) et utilisant le pivot axial précédent (fa♯3)<br />

comme appui intermédiaire pour assurer la justesse du pivot intervallique. Cet<br />

ensemble (signes 1 à 14) peut être vu comme le premier moment du chant.<br />

Dans le second moment (signes 16 à 47), l’enfant poursuit sa progression vers<br />

l’aigu. Il produit d’abord un son à forte intensité (do4) à la 3m au-dessus de la borne<br />

supérieure de la 4t précédente, le répète, beaucoup moins fort, avant de retomber<br />

sur si3 et d’amorcer une nouvelle montée qui s’achève sur le ré4. Ce groupe<br />

mélodique (signes 16 à 20) est repris deux fois (signes 22 à 27 et 29 à 35) mais avec<br />

21<br />

Et non pas seulement phonatoire, comme dans les jeux vocaux, ou articulatoire, comme dans le<br />

babillage, toutes expressions observables dès la première année de vie.<br />

22<br />

Cf. Michel IMBERTY, « La genèse des schèmes d’organisation temporelle de la pensée musicale<br />

chez l’enfant », Les sciences de l’éducation pour l’ère nouvelle, Numéro spécial 3-4 (1990), p. 39-61.<br />

23<br />

Tous les éléments musicaux discrets sont numérotés, y compris les silences. Les nombres placés<br />

dans la figure 1 sous la transcription solfégique et phonétique indiquent cette numérotation de 5 en 5.<br />

24<br />

Le dernier élément d’une série reste davantage fixé en mémoire à court terme (effet de récence).<br />

25<br />

Laurent MIROUDOT, Structuration mélodique et tonalité chez l’enfant, Paris, L’Harmattan, 2000.<br />

26<br />

Leonard B. MEYER, op. cit.<br />

27<br />

Toujours du fait des particularités du fonctionnement de la mémoire : le premier élément d’une<br />

série reste également davantage fixé en mémoire à court terme (effet de primauté).<br />

28<br />

Laurent MIROUDOT, op. cit.


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 25<br />

une terminaison sur mi4, puis la 4t si3-mi4 est abordée directement (signes 37 à 42),<br />

et l’ensemble s’achève par une broderie supérieure de si3.<br />

On peut faire au moins deux hypothèses sur l’émission de la première note de la<br />

progression, do4 (signe 16). La plus probable, parce que la plus simple, est qu’à<br />

l’issue du premier moment l’enfant souhaite produire un son à l’aigu de la3, mais<br />

sans maîtriser encore suffisamment les intervalles à sa disposition (aussi bien au<br />

niveau de la représentation que du réglage sensorimoteur), si bien qu’il produit une<br />

note qui d’une part ne réalise pas l’un ou l’autre des intervalles les plus stables dont<br />

il dispose (par hypothèse : 8v, 5t, 4t et 2d) et d’autre part se trouve dans un rapport<br />

de 5dim et de 6m avec les deux éléments stables du moment précédent<br />

(respectivement fa♯3 et mi3), soit deux intervalles, par hypothèse, à faible stabilité.<br />

Autrement dit, l’enfant aurait fait une « erreur » (relativement au matériel cognitif à<br />

sa disposition) qu’il résoudrait en venant s’appuyer secondairement sur si3,<br />

établissant ainsi une relation stable à la fois avec fa♯3 (4t) et avec mi3 (5t). La<br />

seconde hypothèse est que l’enfant aurait volontairement produit une 3m à l’aigu de<br />

la3, mais que les difficultés d’intégration de ce nouveau son dans des intervalles<br />

stables relativement aux éléments fixes établis dans le premier moment l’auraient<br />

conduit à retomber sur si3.<br />

Quelle que soit l’hypothèse retenue, en tant que premier élément de la série<br />

(effet de primauté) et du fait de la force avec laquelle il a été émis, ce premier do4<br />

acquerrait malgré tout un poids cognitif qui entraînerait d’une part son retour (au<br />

milieu du groupe mélodique, après si3) et son intégration aux deux groupes<br />

mélodiques suivants (qui reprennent tels quels les quatre premiers éléments du<br />

premier groupe de notes : do4-do4-si3-do4), et d’autre part une difficulté plus grande<br />

pour aboutir à mi4, borne supérieure de la seconde 4t, du fait que la borne inférieure<br />

de ce pivot intervallique aurait d’abord été incertaine. En effet, l’enfant est obligé<br />

de s’y reprendre à deux fois (il chante d’aborde ré4 comme note supérieure de la<br />

progression − signe 20) avant d’atteindre cette borne mi4 (signe 27). Ce n’est<br />

qu’une fois mi4 atteint, et clairement affirmé par un accent d’intensité, que si3 peut<br />

se substituer à do4 en début de groupe et que l’intervalle de 4t est produit<br />

directement (signes 37 à 42). Enfin, l’enfant ferait un ultime retour sur si3, peut être<br />

pour assurer la clôture de la phrase d’un point de vue vocomoteur (retombée de la<br />

tension musculaire) 29 , avec développement d’un schéma « mélodie axiale » (signes<br />

44-46), exploitant ainsi une dernière fois la tension cognitive particulière au rapport<br />

entre les deux hauteurs do4 et si4, due probablement à la fois et corrélativement au<br />

statut initial supposé d’ « erreur » (et donc de « nouveauté ») de l’intonation de do4<br />

et au caractère très particulier de ce petit intervalle qui aurait acquis, du fait du<br />

poids conféré au do4, une ébauche d’élaboration schématique.<br />

29 Sur l’hypothèse d’une fonction de clôture fondée sur la tension musculaire, cf. Jean-Luc LEROY,<br />

Le vivant et le musical, Paris, L’Harmattan, 2005 et « Aspects de l’expérience sensorimotrice dans la<br />

dynamique de la saisie des structures sonores et musicales », Musurgia XII/3 (2005), p. 47-73.


26 MUSURGIA<br />

Figure 1 : Chant spontané d’un enfant de 16 mois, relevé par M. Papoušek.<br />

La portée du haut correspond à la transcription des hauteurs proposée par Papoušek ;<br />

la portée du bas, à l’analyse structurelle. Les schémas accordiques assimilateurs sont<br />

indiqués sous cette dernière portée. Le tempo indiqué par Papoušek est d’environ 3<br />

noires par seconde.<br />

Niveau 2<br />

Le niveau 2 consisterait dans le report des schémas intervalliques avec connexion<br />

de borne à borne entre les schémas ainsi reportés et/ou dans le déploiement de<br />

schémas intervalliques différents à partir d’une même borne fixe. Ce niveau<br />

d’organisation permettrait l’émergence à la fois d’un schéma scalaire autonome, de<br />

schémas intervalliques propres au schéma scalaire, d’une double définition des<br />

schémas intervalliques et d’une double possibilité de déplacement dans l’espace des<br />

hauteurs discrètes selon la nature du schéma activé, accordique ou scalaire. Cette<br />

extension des possibilités renforcerait en outre les possibilités d’organisation tonale,<br />

qui pourrait ainsi s’exercer non seulement à un niveau local, mais aussi à un niveau<br />

global unifié. Enfin, le principe modal pourrait trouver à s’exprimer en jouant de<br />

l’articulation de la dynamique tonale et de la dynamique scalaire.<br />

Les règles de déplacement dans l’espace des hauteurs discrètes seraient régies<br />

par les principes de libre substitution et de contiguïté 30 . Le premier principe<br />

s’appliquerait aux schémas accordiques : tous les éléments d’un schéma accordique<br />

peuvent se substituer les uns aux autres et donc s’enchaîner les uns aux autres sans<br />

restrictions. Ce principe déterminerait le déplacement par mouvement « d’arpège »<br />

(conjonction « accordique »). Par exemple, dans le cadre d’un schéma accordique<br />

de 5t-8v sur do (soit : do-sol-do), les déplacements do-do, do-sol, sol-do<br />

constitueraient des mouvements d’arpège. Le principe de ce déplacement serait<br />

donc relativement statique. Les seuls aspects dynamiques potentiels seraient relatifs<br />

à la force de l’élément dans la dynamique interne du schéma : le mouvement vers<br />

sol serait moins stable que celui vers do, non pas en raison d’une quelconque<br />

structuration tonale a priori, mais de la hiérarchie interne des composants, do étant<br />

fondamentale de l’accord. Le second principe s’appliquerait aux schémas scalaires :<br />

les éléments d’un schéma scalaire ne peuvent s’enchaîner qu’à ceux qui leur sont<br />

30 Qui renvoient eux-mêmes aux principes de similarité et de proximité de la théorie de la forme en<br />

psychologie.


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 27<br />

contigus dans le schéma. Par exemple, dans le cadre d’un schéma scalaire<br />

pentatonique sur fa (soit : fa-sol-la-do-ré), fa pourrait s’enchaîner directement à ré<br />

ou à sol, mais pas à la 31 . Pour parvenir à cette dernière note, le trajet devrait<br />

emprunter le degré intermédiaire sol ou les degrés intermédiaires ré-do. Ce principe<br />

déterminerait le déplacement par « conjonction scalaire ». Une rupture de la<br />

contiguïté (fa-la) entrainerait une « disjonction », qui appellerait un mouvement<br />

vers le degré escamoté (sol) de façon à résoudre la tension résultant de cette<br />

rupture. La contrainte de ce principe n’empêcherait pas l’emploi d’intervalles<br />

mélodiques non contigus, mais cet emploi s’appuierait alors sur la mobilisation<br />

d’un schéma accordique ou d’un schéma scalaire permettant d’intégrer ces<br />

intervalles selon le principe de contiguïté. Par exemple, dans le cadre du schéma<br />

scalaire pentatonique sur fa ci-dessus, le mouvement sol-do exigerait soit la<br />

mobilisation d’un schéma accordique de 5t-8v sur do (do-sol-do), soit une<br />

régression sur le schéma scalaire tritonique (fa-sol-do), dans lequel ce mouvement<br />

est contigu.<br />

Le principe d’une double définition des schémas intervalliques résulterait de la<br />

possibilité, pour un individu donné possédant un vocabulaire de schémas donné, de<br />

dériver les schémas intervalliques aussi bien des schémas accordiques que des<br />

schémas scalaires. Par exemple, avec un vocabulaire constitué d’un schéma<br />

accordique de 5t-8v et d’un schéma scalaire tritonique, le schéma intervallique de 4t<br />

pourrait être dérivé du schéma accordique et du schéma scalaire, et donc réalisé par<br />

l’activation de l’un ou l’autre de ces schémas ; le schéma intervallique de 2d ne<br />

pourrait être dérivé que du schéma scalaire, et donc réalisé uniquement par<br />

l’activation de ce schéma ; le schéma de 5t ne pourrait être dérivé que du schéma<br />

accordique, et donc réalisé uniquement par l’activation de ce schéma 32 .<br />

31 J’adopte le concept d’ « échelle théorique » développé par Labussière (voir notamment Annie<br />

LABUSSIERE, « Geste et structure modale dans le chant traditionnel à voix nue », Musiques, Une<br />

encyclopédie pour le XXI e siècle, J.-J. Nattiez éd., vol. 5, Actes Sud/Cité de la musique, 2007, p. 980-<br />

1024), qui propose une formalisation originale et aboutie de la structure scalaire. Ce concept permet<br />

tout d’abord de distinguer le schéma scalaire (constitué de scalèmes) des organisations locales de ce<br />

schéma (spécifiant des degrés), que j’appelle « gammes ». Ainsi, le « schéma scalaire tritonique » sera<br />

toujours défini par la structure intervallique : 2-5 (chacun de ces chiffres indiquant le nombre de demitons<br />

de l’intervalle, en l’occurrence : 2d-4t) ; le « schéma scalaire pentatonique », par la structure<br />

intervallique : 2-2-3-2. Un « schéma scalaire pentatonique sur fa » se décline donc : fa-sol-la-do-ré. Ce<br />

n’est que secondairement que ces schémas supporteraient des organisations différenciées plus ou moins<br />

typiques sous l’action du principe tonal. Par exemple, pour le schéma scalaire tritonique : 2-5 ou 5-2 ;<br />

pour le schéma scalaire pentatonique : 2-2-3-2 ou 2-3-2-2 ou 3-2-2-3. Ce concept permet ensuite de<br />

considérer une dynamique intrinsèque au schéma fondée sur la force des éléments en fonction de leur<br />

position dans l’ensemble des éléments connectés, l’élément ayant d’autant moins de force qu’il est plus<br />

éloigné du premier élément de la « chaîne des quintes » qui génère l’échelle.<br />

32 Du fait des règles de déplacement ci-dessus, la 5t ne pourrait en effet être produite directement<br />

dans le cadre du schéma scalaire.


28 MUSURGIA<br />

Analyse de deux mélodies traditionnelles (figure 3), notées dans Braïloïu 33 . − La<br />

production de ces mélodies impliquerait la mobilisation d’un schéma accordique de<br />

5t-8v et d’un schéma scalaire tritonique sur sol (sol-la-ré).<br />

Le schéma scalaire, comme schéma autonome et en tant que principe émergent,<br />

peut être conçu soit comme résultant du report du schéma intervallique de 5t (en<br />

intervalles ascendants : sol-ré-la) ou de 4t (en intervalles ascendants : la-ré-sol) ou<br />

des deux combinés (avec alors alternance directionnelle ascendant-descendant), ré<br />

servant dans tous les cas de connecteur ; soit comme stabilisation d’une structure<br />

par déploiement de ces deux classes d’intervalle (4t et 5t) à partir d’une borne fixe<br />

(soit ré-sol et ré-la), ré servant d’appui. Quelle que soit la conjecture retenue, elle<br />

induit nécessairement le principe d’une articulation du schéma accordique de 5t-8v<br />

par connexion de borne à borne, en l’occurrence dudit schéma sur sol et sur ré, de<br />

façon à pouvoir produire les intervalles de 4t et de 5t en question (figure 2).<br />

Figure 2 : Conjectures sur l’émergence du schéma scalaire tritonique<br />

a. Émergence du schéma scalaire tritonique par reports d’intervalles articulés sur une<br />

classe de hauteur commune ; b. Émergence du schéma scalaire tritonique par<br />

déploiement des schémas intervalliques de 4t et de 5t à partir d’une même borne ;<br />

c. Articulation des deux schémas accordiques sous-tendant cette émergence par<br />

connexion de borne à borne.<br />

D’un point de vue intervallique, un nouveau schéma, celui de 2d (sol-la),<br />

pourrait être dérivé du schéma scalaire 34 . Par ailleurs, l’intervalle de 4t bénéficierait<br />

33 Constantin BRAÏLOÏU, « La vie antérieure », Histoire de la musique, vol. 1, R. Manuel dir., Paris,<br />

Gallimard, 1960, (Encyclopédie de la Pléiade), p. 126, mélodies reproduites à la figure 3 avec l’aimable<br />

autorisation des Éditions Gallimard.


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 29<br />

d’une double définition, à la fois accordique et scalaire, du fait qu’il pourrait être<br />

dérivé à la fois de ces deux classes de schémas. Les déplacements dans l’espace des<br />

hauteurs pourraient se faire soit en utilisant les schémas intervalliques dérivés du<br />

schéma accordique (4t, 5t et 8v), soit en utilisant ceux dérivés du schéma scalaire<br />

(2d et 4t).<br />

Figure 3 : a. Mélodie lapone ; b. Mélodie hawaïenne ; c. Outillage schématique.<br />

D’un point de vue tonal, ré pourrait être interprété comme tonique dans la<br />

mélodie lapone (déterminant une organisation du schéma scalaire tritonique de type<br />

5-2 : ré-sol-la), sol de même dans la mélodie hawaïenne (déterminant une<br />

34 Ce mécanisme de génération de la 2d viendrait s’ajouter au mécanisme de génération de schémas<br />

intervalliques par combinaisons de points d’appui suggéré par l’analyse du chant enfantin de la<br />

figure 1.


30 MUSURGIA<br />

organisation du schéma scalaire tritonique de type 2-5 : sol-la-ré). Cette potentialité<br />

de structuration hiérarchique extrinsèque du schéma scalaire par l’action du<br />

principe tonal ouvrirait la possibilité d’une véritable expression du principe modal<br />

dans le domaine des hauteurs discrètes. N’importe quel élément du schéma scalaire<br />

pouvant jouer le rôle de tonique, il en résulterait en effet la possibilité d’un jeu<br />

subtil, porteur d’expressivité potentielle, entre la dynamique propre au schéma tonal<br />

et celle propre à la dynamique scalaire. La dynamique tonale n’aurait pas la même<br />

couleur selon la force de l’élément scalaire sur laquelle elle prendrait appui, comme<br />

le montre la comparaison de ces deux mélodies. Dans la mélodie hawaïenne, la<br />

tonique, sol, élément le plus stable de la dynamique tonale, correspondrait à<br />

l’élément le plus stable du schéma scalaire ; dynamique tonale et dynamique<br />

scalaire se renforceraient donc mutuellement. Dans la mélodie lapone par contre,<br />

cette correspondance n’existerait pas, donnant à la mélodie une expression<br />

particulière du fait de la tension en résultant. Cette potentialité signerait<br />

l’émergence d’une véritable « tonomodalité ».<br />

Niveau 3<br />

Le niveau 3 consisterait dans l’émergence d’une nouvelle dimension de la<br />

progression mélodique : celle de l’enchaînement des unités accordiques entre elles.<br />

Il correspondrait donc à celui de la syntaxe harmonique traditionnelle. Comme il<br />

apparaît dans les analyses proposées précédemment, les schémas accordiques<br />

seraient nécessaires dès les niveaux 1 et 2 pour rendre compte de la possibilité<br />

même de produire des patterns mélodiques appuyés sur des hauteurs discrètes, mais<br />

le processus mélodique ne s’appliquerait pas à l’enchaînement de ces schémas entre<br />

eux, ou alors seulement, au niveau 2, de façon embryonnaire (figure 6). A ces<br />

niveaux, d’un point de vue harmonique, les schémas accordiques seraient utilisés<br />

comme générateurs d’intervalles et de schémas scalaires plutôt que comme unités<br />

syntaxiques inscrites dans un processus.<br />

Pour structurer les enchaînements dans cette nouvelle dimension, le système<br />

pourrait exploiter soit le principe des affinités structurelles (voir infra), soit les<br />

schémas les plus solides et les principes d’enchaînement mélodique déjà à sa<br />

disposition, ces deux possibilités pouvant être librement combinées. Cette<br />

perspective intègre donc l’idée d’une rupture systémique entre les niveaux 1 et 2<br />

d’une part et le niveau 3 d’autre part, mais en considérant qu’il existerait des<br />

principes d’organisation communs à tous les niveaux et que des schémas propres<br />

aux niveaux 1 et 2 seraient largement employés pour régler la dimension émergente<br />

du niveau 3. Ainsi, aux niveaux 1 et 2, les schémas accordiques permettrait la<br />

structuration des patterns mélodiques ; au niveau 3, l’enchaînement de ces schémas<br />

deviendrait lui-même structuré par les schémas développés dans le cadre de cette<br />

fonction première de structuration de ces patterns.<br />

Le principe des affinités structurelles reposerait sur la présence d’éléments<br />

communs à deux unités complexes contiguës. Plus le nombre d’éléments communs<br />

à deux ensembles est important, plus la proximité entre eux serait grande, plus le<br />

passage de l’un à l’autre serait aisé. Ainsi, par exemple, le degré d’affinité


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 31<br />

structurelle entre un accord de 3c-5t-8v sur do (do-mi-sol-do) et un accord de 3m-<br />

5t-8v sur mi (mi-sol-si-mi) serait plus important qu’entre un accord de 3c-5t-8v sur<br />

do et un accord de 3m-5t-8v sur ré (ré-fa-la-ré), le nombre d’éléments communs<br />

étant de deux sur trois dans le premier cas et de zéro dans le second. Les<br />

enchaînements exploitant cette potentialité reposeraient sur des dynamiques très<br />

ouvertes et peu contraignantes 35 .<br />

Au sens strict, le principe des affinités structurelles ne s’appliquerait pas à la<br />

conduite mélodique des enchaînements accordiques, mais simplement à<br />

l’enchaînement des unités complexes entre elles 36 . La conduite mélodique stricto<br />

sensu serait réglée par les mêmes schémas que ceux utilisés pour régler les patterns<br />

mélodiques aux niveaux 1 et 2. La nécessité d’avoir recours aux schémas les plus<br />

fortement stabilisés résulterait du fait que le processus s’appliquerait ici à des<br />

entités cognitives plus lourdes et donc plus difficiles à manier. Dans tous les cas,<br />

l’enchaînement s’opérerait entre les notes hiérarchiquement les plus importantes<br />

des schémas accordiques, autrement dit entre les fondamentales des accords (sur<br />

lesquelles se fonde la réduction cognitive). Le processus mélodique s’appliquerait<br />

donc ici non plus à des unités phénoménales, des patterns, mais à une sorte de<br />

mélodie virtuelle, celle des fondamentales des accords, pouvant ou non être<br />

exprimées au niveau phénoménal.<br />

Ainsi, il existerait un décalage entre le vocabulaire schématique structurant ces<br />

différentes dimensions. La dimension du pattern mélodique pourrait exploiter<br />

l’ensemble des schémas élaborés, y compris les plus instables ; la dimension des<br />

enchaînements accordiques ne pourrait exploiter que les schémas les plus solides.<br />

Les deux dimensions seraient donc réglées par les mêmes principes et les mêmes<br />

mécanismes, mais avec des degrés de liberté et des contraintes différents.<br />

D’un point de vue tonal, le principe d’une organisation hiérarchique des<br />

hauteurs discrètes en fonction d’un centre de référence donné pourrait s’exercer<br />

dans chacune des dimensions, de façon plus ou moins coordonnée. Le point<br />

d’application de ce principe pourrait être supporté par chaque dimension ou<br />

basculer de l’une à l’autre ou être plus ou moins réparti entre les deux, ces jeux<br />

d’équilibre, d’assimilation, de bascule ouvrant sur de nouvelles potentialités<br />

dynamiques. Enfin, le principe modal se trouverait enrichi de ces potentialités<br />

nouvelles.<br />

Les analyses suivantes montrent différentes applications de ces mécanismes.<br />

35 Le principe des affinités structurelles appuie la notion de substitution utilisée dans la théorie du<br />

système harmonico-tonal, qui pose que, dans une tonalité donnée, les accords dont les fondamentales<br />

sont en rapport de tierce peuvent se « substituer » les uns aux autres dans les enchaînements. Cette<br />

notion se distingue toutefois de ce principe en ce sens qu’elle entend davantage réduire les<br />

enchaînements accordiques à un modèle unique basé sur l’enchaînement des fondamentales des accords<br />

par les intervalles de 5t ou de 4t plutôt que de rendre compte de certains enchaînements accordiques par<br />

l’action des affinités structurelles.<br />

36 De fait, l’action de ce principe peut également être conçue au niveau de l’enchaînement des<br />

gammes (cf. Jean-Luc LEROY, Le vivant et le musical, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 198-200).


32 MUSURGIA<br />

Emergence de la dimension de l’enchaînement des schémas accordiques dans<br />

trois productions médiévales occidentales − Ces productions correspondraient à<br />

une organisation de niveau 2. Le conduit Beata viscera (figure 5), interprété avec<br />

un bourdon sur un accord de 5t-8v sur ré, constituerait un exemple type de<br />

structuration embryonnaire statique. Le conduit Gaude, felix Francia (figure 4)<br />

constituerait un exemple type de structuration par la couleur : les schémas<br />

accordiques se succèdent, mais leur enchaînement est essentiellement déterminé par<br />

la conduite polymélodique, avec comme simple exigence que les éléments<br />

simultanés correspondent à des schémas accordiques donnés en fonction du<br />

vocabulaire schématique à disposition. L’Agnus Dei (figure 6) constituerait un<br />

exemple type de structuration embryonnaire par émergence de la dimension de<br />

l’enchaînement des schémas accordiques appuyée sur le processus mélodique des<br />

fondamentales des accords.<br />

Fig. 4 − Début de Gaude, felix Francia, Speciali gaudio!<br />

(transcrit par G. A. Anderson) 37 .<br />

37 Notre-Dame and Related Conductus, Part 10, Transcribed and Edited by Gordon Athol<br />

Anderson (Collected Works <strong>Volume</strong> X/10), Institute of Mediæval Music, Ltd., Henryville<br />

(Pennsylvanie), Institut de Musique Médiévale, Ottawa (Ontario), Institut für Mittelalterliche<br />

Musikforschung, Binningen (Suisse), 1988, p. 6.


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 33<br />

Figure 5 : Début de Beata viscera Marie virginis<br />

(École de Notre-Dame, fin du 12 e siècle) (transcrit par J. Chailley) 38 .<br />

L’analyse tonale est justifiée par l’ensemble de la pièce. L’étoile placée au dessus<br />

des notes indique une disjonction ; la flèche suivant une note, sa résolution. SNC<br />

signifie : schéma mélodie changing-note (cf. Meyer, supra note 7). Le triangle à<br />

l’intérieur du cercle scalaire pentatonique indique la structure tritonique sousjacente.<br />

38 Jacques CHAILLEY, Cours d’histoire de la musique, Tome 1 : Des origines à la fin du 17 e siècle,<br />

Vol. 2 : Exemples musicaux, Paris, Leduc, 1972, p. 29. La transcription de Chailley diffère au niveau de<br />

l’écriture rythmique et de la terminaison mélodique de celle proposée par E. Thurston dans : The Works<br />

of Perotin. Music and Texts, Transcribed with Explanatory Preface and Performance, Directions by<br />

Ethel Thurston, New York, Edwin F. Kalmus, 1970, p. 124. Chez Thurston, la terminaison est : si-lala-sol-la.<br />

(pour le rythme : 2 doubles croches, 2 croches, noire pointée). D’un point de vue analytique,<br />

la proposition de la figure peut globalement être appliquée aux deux versions, sauf pour la terminaison.<br />

Etant entendu que l’objet de cet article est de présenter des mécanismes d’organisation des hauteurs<br />

discrètes, non pas de faire l’analyse historique stricto sensu de l’émergence de ces mécanismes, ce qui<br />

serait une autre entreprise, je conserve la version de Chailley qui permet de mettre en évidence le<br />

principe de la « disjonction » mélodique.


34 MUSURGIA<br />

Figure 6 : Début de l’Agnus Dei de la VII e messe 39 .<br />

L’analyse tonale est justifiée par l’ensemble de la pièce.<br />

Productions de la musique savante de l’Occident moderne appliquant assez<br />

librement les mécanismes du niveau 3 − Dans l’édition par Wolters du Volkslied<br />

de Senfl (Figure 7), le processus mélodique des fondamentales des accords serait<br />

réglé par les mêmes principes mélodiques que ceux employés au niveau 2 pour<br />

régler les patterns mélodiques 40 . En effet, comme à la figure 2, mais cette fois<br />

appliqué au niveau du processus mélodique des fondamentales, on trouve un espace<br />

des hauteurs borné par un intervalle structurel puissant, la 4t, dérivé du schéma<br />

39 Graduale Triplex, Paris-Tournai, Abbaye Saint-Pierre de Solesmes & Desclée, 1979, p. 737.<br />

40 Cet exemple ainsi que l’exemple de la figure 8 n’ont pas de valeur historique (il s’agit dans les<br />

deux cas de séquences éditées par Wolters vers le milieu du 20 e siècle pour la pratique chorale à partir<br />

de productions du 16 e siècle) ; ils sont donc simplement cités à titre d’exemples de productions de la<br />

musique savante de l’Occident moderne.


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 35<br />

accordique de 5t-8v, dont le report articulé sur une borne commune (mi) délimite un<br />

schéma scalaire tritonique fondamental (la-si-mi). Sur cette base, le processus<br />

mélodique des fondamentales procéderait par conjonction sur le schéma scalaire<br />

heptatonique impliqué dans la structuration du pattern mélodique et polyphonique<br />

(mi-fa♯-sol-la-si-do-ré), le principe des affinités structurelles étant utilisé ici ou là<br />

pour réaliser des enchaînements échappant à ce cadre. Les mêmes principes seraient<br />

utilisés dans l’édition par Wolters du Tourdion (Figure 8).<br />

D’une manière très significative, dans ces deux productions, la conduite des<br />

accords semble subordonnée au pattern mélodique. Ainsi, dans le Volkslied, les<br />

accords paraissent comme posés sur le pattern de la mélodie de basse et, de fait, à<br />

une exception près, mesure 3, et passagère, la mélodie des fondamentales des<br />

accords se confond avec ledit pattern. De même, dans le Tourdion, dont l’écriture<br />

relève de la mélodie accompagnée, la mélodie virtuelle des fondamentales paraît<br />

comme déduite des accords posés sur la structuration du niveau profond de ce<br />

pattern (tel qu’il apparaît sur la portée supérieure de la réduction structurelle à la<br />

figure 8), avec toutefois la possibilité d’assimiler dans une même structure<br />

accordique plusieurs éléments structuraux et la possibilité de doubler la conduite<br />

structurelle de cette mélodie principale par une structuration propre à<br />

l’enchaînement des fondamentales. Ainsi, à la mes. 3 de la réduction structurelle,<br />

une même unité accordique (g3) assimile deux éléments de la structure profonde de<br />

la mélodie principale (si-sol) ; à la mes. 4, une unité accordique (e3) assimile et se<br />

substitue à l’élément structurel de la mélodie principale (sol) ; à la mes. 7, le<br />

processus mélodique des fondamentales des accords (em-bm-e5), jouant ici dans<br />

cette dimension une fonction syntaxique de clôture, vient doubler l’enchaînement<br />

mélodique remplissant cette même fonction dans la mélodie principale (mi-ré-mi).<br />

Cette manière d’utiliser les accords en les subordonnant au pattern mélodique ou<br />

au niveau profond de ce pattern se retrouve dans d’autres styles (Figure 9) (et peut<br />

être rapprochée de celle observée dans le conduit Gaude, felix Francia à la<br />

figure 4). Dans ces écritures, l’accord peut être un moyen d’unifier les patterns<br />

mélodiques du tissu polyphonique, comme dans le Volkslied de la figure 7<br />

notamment, mais il est aussi une couleur, valant pour elle-même. Dans cette<br />

conception, les schémas accordiques, comme accrochés à la mélodie de la voix<br />

supérieure (figures 8 et 9) ou comme posés sur la mélodie de la voix inférieure<br />

(figure 7), ont essentiellement une fonction de timbre, le processus mélodique,<br />

organisé par le principe tonal, étant pleinement pris en charge au niveau du pattern<br />

mélodique. Cette conception de l’harmonie comme couleur s’observe volontiers<br />

dans la musique savante occidentale à la charnière des 19 e et 20 e siècles. Outre<br />

l’exemple de la figure 9, on pense à La Cathédrale engloutie (1909-1910) de<br />

Debussy ou au premier des Trois Rondos sur des thèmes populaires (1916) de<br />

Bartók ou aux Symphonies pour instrument à vent (1920) de Stravinski, etc. 41 .<br />

41 On trouvera une analyse dans cette perspective d’un extrait particulièrement significatif du<br />

Rondo de Bartók dans Jean-Luc LEROY, Le vivant et le musical, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 206, et de


36 MUSURGIA<br />

Figure 7 : Début de Es taget vor dem Walde de Ludwig Senfl<br />

(vers 1490-1543, noté dans G. Wolters) 42 .<br />

Une flèche bidirectionnelle indique une liaison par affinités structurelles.<br />

même pour les Symphonies de Stravinski dans Xavier HASHER, « De l’harmonie au timbre, vers une<br />

harmonie de timbres : l’exemple de Stravinsky », Analyse Musicale, 48 (2003), p. 83-98.<br />

42 WOLTERS, Gottfried (éd.), Ars musica. Ein Musikwerk für höhere Schulen, Band IV: Chorbuch<br />

für gemischte Stimmen, Wolfenbütell, Möseler Verlag, 1965, p. 18.


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 37<br />

Figure 8 : Début de Tourdion publié par Pierre Attaingnant en 1530<br />

(noté dans G. Wolters) 43 .<br />

Le pentagone à l’intérieur du cercle scalaire heptatonique indique la structure<br />

pentatonique sous-jacente ; le triangle à l’intérieur du pentagone, la structure tritonique.<br />

43 WOLTERS, op. cit., p. 46.


38 MUSURGIA<br />

Figure 9 : Extrait de Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel (1899) 44 .<br />

Processus mélodique des fondamentales des accords dans le cadre du système<br />

harmonico-tonal − A partir de la fin du Moyen Âge, la musique savante<br />

occidentale a progressivement développé un système particulièrement rigoureux en<br />

exploitant certaines des potentialités offertes au niveau 3. Dans ce système, la<br />

dimension du pattern mélodique et la détermination de l’ensemble du tissu sonore<br />

auraient été quasi entièrement subordonnées à la conduite mélodique des<br />

enchaînements accordiques (autrement dit au processus mélodique des<br />

fondamentales des accords), elle-même fortement contrainte par une application<br />

stricte du principe tonal. Pour réaliser cette réduction, le système se serait appuyé<br />

sur des schémas anciens, et donc très solides, dérivés du schéma accordique de 5t-<br />

8v.<br />

D’une part, la grande stabilité des schémas intervalliques (5t et 4t) dérivés de ce<br />

schéma accordique aurait conduit à les utiliser pour assurer la clôture des séquences<br />

temporelles dans la dimension de l’enchaînement des fondamentales des accords, et<br />

à en faire ainsi à la fois le modèle de base de ces enchaînements, pouvant être<br />

utilisé sans restriction (comme dans les enchaînements par « cycle de quintes » par<br />

exemple), et un modèle fonctionnel (fonction cadentielle). D’autre part, les<br />

premiers schémas scalaires construits à partir de ces mêmes schémas intervalliques,<br />

et notamment le schéma scalaire tritonique, auraient été utilisés de même comme<br />

base pour régler les déplacements des fondamentales, fournissant là aussi le modèle<br />

d’une syntaxe harmonico-tonale, les traditionnelles « fonctions » relatives à ce<br />

système (tonique, dominante, sous-dominante) pouvant être considérées, en<br />

synergie avec le modèle fonctionnel de base ci-dessus, comme un effet secondaire<br />

émergent de ce modèle syntaxique. De fait, les enchaînements « canoniques » du<br />

système harmonico-tonal : I-II-V-I et I-IV-V-I, peuvent être vus comme l’exacte<br />

transposition dans le plan de l’enchaînement des fondamentales des organisations<br />

typiques du schéma scalaire tritonique par le principe tonal telles qu’elles<br />

apparaissent dans les mélodies de la figure 3. L’enchaînement I-II-V-I correspond à<br />

l’organisation typique 2-5 de la mélodie hawaïenne ; l’enchaînement I-IV-V-I, à<br />

44 Maurice RAVEL, Œuvres pour piano 1, Paris, Eschig, © Editions Durand, 2005, p. 11, extrait<br />

reproduit avec l’aimable autorisation des Éditions Durand.


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 39<br />

l’organisation typique 5-2 de la mélodie lapone. Ainsi, l’enchaînement I-II-V-I se<br />

justifierait non pas par une « substitution » du IV par le II, mais tout simplement par<br />

l’application du schéma scalaire tritonique organisé selon le mode 2-5 dans cette<br />

dimension. En somme, le processus mélodique des fondamentales des accords serait<br />

dans ce système réglé par des schémas élaborés à partir du schéma accordique de<br />

5t-8v et du schéma scalaire tritonique, reportés à différentes hauteurs, selon donc le<br />

même principe qu’au niveau 1, sauf que les reports se feraient ici dans un espace<br />

des hauteurs fortement structuré par ces mêmes schémas et par l’application élargie<br />

et systématique du principe tonal.<br />

Deux autres hypothèses permettraient de rendre compte de l’ensemble des<br />

caractéristiques du système. Tout d’abord, la hiérarchie interne et donc la<br />

dynamique potentielle intrinsèque du schéma accordique de 5t-8v s’exprimerait à<br />

travers le modèle de base par la prééminence relative des « progressions fortes » 45<br />

ou des « vecteurs dominants » 46 : la fondamentale de l’accord possédant un poids<br />

hiérarchique supérieur à la 5t, le mouvement spontané serait de la 5t vers la<br />

fondamentale, quel que soit le schéma intervallique dérivé utilisé (5t ou 4t) 47 . Ainsi,<br />

le système non seulement réduirait le matériel schématique à sa disposition aux<br />

schémas les plus solides (comme envisagé ci-dessus) mais en outre s’appuierait sur<br />

cette potentialité dynamique intrinsèque du schéma accordique de 5t-8v pour se<br />

stabiliser encore. Enfin, le système utiliserait ici ou là le principe des affinités<br />

structurelles (qui s’exprimerait notamment dans les enchaînements de tierces entre<br />

fondamentales, comme I-VI, IV-II, VI-IV, V-III, I-III) 48 ou la conception de<br />

l’harmonie-timbre (qui s’exprimerait notamment dans les suites d’accords<br />

parallèles) pour assouplir et varier les enchaînements intermédiaires.<br />

Dans la pièce d’Arcadelt (Figure 10), les deux organisations typiques du schéma<br />

scalaire tritonique (T1 et T2) 49 seraient exprimées à partir d’une même classe de<br />

hauteur (sol) faisant fonction de tonique. Le VI aux mes. 2 et 6 pourrait être<br />

interprété comme un accord intercalé dans T1 (Ic) articulée d’abord par une<br />

conjonction accordique de 5t, autrement dit par le modèle de base, puis par une<br />

conjonction de 2d, voire même comme un report intercalé de T1 sur ré (ré-mi-la).<br />

Dans la Pavane (Figure 11), ces deux mêmes organisations seraient exprimées à<br />

partir de deux classes de hauteur différentes (sol et si♭), faisant chacune fonction de<br />

tonique, les deux gammes étant fortement liées par le principe des affinités<br />

structurelles. Le passage d’une organisation tonomodale à une autre s’effectuerait,<br />

dans le premier cas (mes. 2), par conjonction scalaire de 2d, et dans le second<br />

(mes. 6), par affinités structurelles entre accords. On observerait en outre mes. 7-8<br />

45 Arnold SCHÖNBERG, Structural Functions of Harmony, Londres, Williams & Norgate, 1954.<br />

46 Nicolas MEEUS, « Vecteurs harmoniques », Musurgia, X/3-4 (2003), p. 7-34.<br />

47 Cette hypothèse rejoint celle développée par Sadaï, 1980 (cité dans Meeùs, op. cit.).<br />

48 Enchaînements facilités en outre par la complexification progressive des schémas accordiques et<br />

l’enrichissement du vocabulaire harmonique qui en est résulté, un même accord de septième par<br />

exemple (par exemple rém7m, soit : ré-fa-la-do) pouvant assimiler deux triades dont les fondamentales<br />

sont en rapport de tierce (en l’occurrence rém, soit : ré-fa-la, et fa3, soit : fa-la-do).<br />

49 Voir la légende de la figure pour la signification de ces abréviations.


40 MUSURGIA<br />

une « harmonisation par le chant » (HC) 50 , les accords étant ici comme accrochés à<br />

la ligne mélodique de la voix supérieure dans un rapport de tierce entre cette ligne<br />

et les fondamentales, véritable suspension syntaxique de l’enchaînement des<br />

fondamentales des accords, appuyée sur le procédé de subordination des accords au<br />

pattern mélodique évoqué précédemment.<br />

Le Quatuor de Mozart (Figure 12) montre également un changement tonal sauf<br />

que les deux toniques sont ici en rapport de 5t et que l’organisation tonomodale du<br />

schéma scalaire heptatonique n’est pas modifiée 51 . Deux intercalations viendraient<br />

rompre la monotonie des enchaînements, mesures 17-18 : intercalation de T2 sur<br />

mi, et mesure 20 : intercalation de VI articulée par une conjonction scalaire de 2d<br />

puis par le modèle de base (ou bien intercalation de T1 sur la). La présentation très<br />

typique de T1 avec II en premier renversement réalise une sorte d’amalgame entre<br />

T1, qui constitue l’ossature du processus mélodique des fondamentales, et T2,<br />

exprimé ainsi au niveau du pattern mélodique de la basse.<br />

Sans approfondir davantage, les figures 11 et 12 montreraient l’émergence d’une<br />

nouvelle dimension : celle de l’enchaînement des tonalités entre elles, qui relèverait<br />

des mêmes principes que ceux évoqués pour l’enchaînement des fondamentales des<br />

accords, avec toutefois des contraintes cognitives et donc des applications<br />

sensiblement différentes.<br />

Enfin, dans la pièce de Debussy (Figure 13), le déploiement de T1 sur la♭ serait<br />

largement coloré par la richesse des schémas accordiques et des jeux<br />

contrapuntiques venant les enrichir, et les intercalations 52 .<br />

50 Jacques CHAILLEY, Traité historique d’analyse harmonique, Paris, Leduc, 1951/1977.<br />

51 Il y a simplement report à la 5t supérieure d’une même organisation tonomodale.<br />

52 Cette richesse se retrouve dans l’ossature de la mélodie principale, qui alterne structures simples<br />

(arpèges sur un accord de 3c-5t-8v), structures anciennes (schéma scalaire di-tritonique, schéma<br />

scalaire pentatonique), structure novatrice (« gamme par tons »). L’emploi des structures anciennes<br />

dans la mélodie debussyste a été brillamment mis en lumière par Constantin Braïloïu dans :<br />

« Pentatonismes chez Debussy », Problèmes d’ethnomusicologie, C. Braïloïu (textes réunis et préfacés<br />

par Gilbert Rouget), Genève, Minkoff, 1973, p. 423-466, et par Annie Labussière dans : « Du schème<br />

au mode, du jeu au silence : Le traitement mélodique dans la Scène aux moutons. (Claude Debussy,<br />

Pelléas et Mélisande, Acte IV, scène 3) », Musurgia, VIII / 2 (2001), p. 7-48.


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 41<br />

Figure 10 : Début de Margot labourez les vignes de Jacques Arcadelt<br />

(vers 1500-1568, adapté de G. Wolters) 53<br />

« T1 » signifie : organisation typique 1 du schéma scalaire tritonique (équivalent<br />

dans la numérotation en degrés du schéma heptatonique à la structure I-II-V) ;<br />

« T2 » signifie : organisation typique 2 du schéma scalaire tritonique (équivalent<br />

à la structure I-IV-V). « Ic » signifie : intercalation. Un crochet au dessus des<br />

numéros de degré indique une conjonction accordique de 5t ; un trait courbe, une<br />

conjonction scalaire de 2d. Un point au dessus d’un numéro de degré indique que<br />

l’accord est à l’état de premier renversement ; deux points, que l’accord est à<br />

l’état de deuxième renversement. La tonalité notée en lettres capitales indique<br />

que l’organisation tonomodale est de type « majeur ».<br />

53 WOLTERS, op. cit., p. 48. Par rapport à la transcription proposée par A. Seay dans Jacobi<br />

Arcadelt, Opera omnia, Albert Seay, VIII, Chansons I (Corpus Mensurabilis Musicae, 31), American<br />

Institute of Musicology, 1968, p. 64, l’adaptation que je propose de la version éditée par Wolters se<br />

distingue par les points suivants : notation un ton plus haut, mesure décalée de deux temps (de façon à<br />

placer la cadence sur un premier temps), modernisation de l’orthographe. Ces différences ne modifient<br />

rien à l’analyse des hauteurs discrètes par rapport à la version de Seay.


42 MUSURGIA<br />

Figure 11 : Belle qui tiens ma vie de Jehan Tabourot (dit Thoinot Arbeau)<br />

(1589, adapté de G. Wolters) 54<br />

HC signifie : harmonisation par le chant. La tonalité notée en lettres minuscules<br />

indique que l’organisation tonomodale est de type « mineur ».<br />

54 WOLTERS, op. cit., p. 50. Par rapport à l’édition de 1589 de la pavane dans : Thoinot ARBEAU,<br />

Orchésographie et traicte en forme de dialogue par lequel toutes personnes peuvent facilement<br />

apprendre & l’honnefte exercice des dances, Lengres, Ichan des preyz Imprimeur (sic, pour : Langres,<br />

Jehan des Preys), l’adaptation que je propose de la version éditée par Wolters se distingue par les points<br />

suivants : notation avec des barres de reprise, valeurs rythmiques dédoublées (l’équivalent métrique de<br />

l’édition de 1589 serait donc une mesure à 2/4), suppression de la partie de tambour, ajout d’un bécarre<br />

de précaution sous le fa mes. 2 et 7, et modernisation de l’orthographe. Par ailleurs, dans l’édition<br />

originale, mes. 8, la seconde fois, le contraténor effectue un mi3 à l’unisson avec le superius au lieu du<br />

do3, enfin, mes. 7, le dièse n’est inscrit que la seconde fois. Ces différences ne modifient rien à<br />

l’analyse des hauteurs discrètes par rapport à l’édition originale.


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 43<br />

Figure 12 : Début du 3 ème mouvement du Quatuor à cordes en ut majeur,<br />

K. 170 (1773) de Wolfgang Amadeus Mozart 55<br />

Trois points au dessus d’un numéro de degré indiquent que l’accord est à l’état<br />

de troisième renversement.<br />

55 Wolfgang Amadeus MOZART, Complete string quartets, New York, Dover Publications, Inc.,<br />

1970, p. 72-73).


44 MUSURGIA


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 45<br />

Figure 13 : Début de Green poème de Verlaine mis en musique par Debussy (1888) 56 .<br />

En somme, la syntaxe harmonico-tonale serait essentiellement de nature<br />

mélodique, non seulement parce que le déploiement harmonique serait soumis à une<br />

linéarité contrapuntique 57 , ou du fait de la rection qui soulignerait et confirmerait la<br />

relation transitive entre les accords 58 , mais parce que le matériel schématique utilisé<br />

pour régler le processus mélodique des fondamentales des accords serait le même<br />

que celui utilisé initialement pour régler celui du pattern mélodique. Dans cette<br />

perspective, on pourrait affirmer que le système harmonico-tonal s’est<br />

primitivement constitué en éliminant le potentiel de développement proprement<br />

harmonique des schémas accordiques, réduisant les jeux de couleur et le champ des<br />

affinités structurelles à une portion congrue. Ce n’est que secondairement, du fait de<br />

l’enrichissement progressif et de la stabilisation du vocabulaire schématique,<br />

permettant à la fois une plus grande assimilation des composantes discrètes par des<br />

56 Claude DEBUSSY, Ariettes oubliées, Paris, Société des Editions Jobert, 1913, p. 19-20.<br />

57 Heinrich SCHENKER, L’écriture libre, trad. N. Meeùs, Liège, Mardaga, 1993.<br />

58 Nicolas MEEÙS, op. cit.


46 MUSURGIA<br />

schémas accordiques de plus en plus complexes et une plus grande diversification<br />

de la conduite mélodique des fondamentales des accords, et du fait d’un<br />

changement profond des mentalités, que ce potentiel aurait pu être exploré à<br />

nouveau.<br />

Conclusion<br />

Les réflexions ci-dessus tendent à bousculer le réseau conceptuel qui balise<br />

traditionnellement la réflexion sur les systèmes musicaux d’organisation des<br />

hauteurs discrètes. Ce bouleversement soulève (ou plutôt réactive) toutefois luimême<br />

de nombreuses questions relatives notamment au statut des niveaux<br />

d’organisation décrits et à celui des modèles originels susceptibles de les fonder,<br />

aux processus émergents qui rendraient compte de leurs évolutions, aux relations<br />

entre onto- et phylogenèse, et, d’une manière générale, aux contraintes qui<br />

détermineraient l’ensemble de ces processus et leur potentiel d’interactions.<br />

L’intérêt de la démarche serait dans un premier temps de fournir des outils<br />

permettant de relier des domaines et des répertoires qui en viennent parfois à<br />

s’ignorer réciproquement par défaut d’un « entre-deux » fait de mécanismes et de<br />

processus communs en mesure d’asseoir ce lien. La constitution de cet entre-deux<br />

pourrait corollairement favoriser l’élaboration d’hypothèses évolutives, permettant<br />

d’inscrire réellement le domaine d’étude des phénomènes musicaux dans le champ<br />

des sciences du vivant. Il semblerait important notamment d’intégrer l’étude du<br />

système harmonico-tonal dans une approche générale des systèmes musicaux qui<br />

permette de dépasser le niveau descriptif, largement modélisé voire même quantifié<br />

dans le cas de ce système (voir par exemple Kostka et Payne 59 , Lerdahl 60 , Meeùs 61 ,<br />

Ribeiro-Pereira 62 , Tymoczko 63 ), pour risquer une véritable approche explicative du<br />

phénomène. En s’attachant d’une part à décrire la pluralité des mécanismes qui<br />

seraient en jeu (plutôt que d’élaborer une « grammaire » construite à partir de la<br />

systématisation de l’un d’entre eux) et d’autre part à montrer la persistance des<br />

mécanismes et des moyens à travers différents niveaux d’organisation, les<br />

perspectives brièvement présentées ici visent cet objectif. Cette pluralité va de pair<br />

avec une conception multidimensionnelle des systèmes musicaux, permettant de<br />

rendre compte de la pluralité des (modes de) saisies possibles d’une production<br />

59 e<br />

Stefan KOSTKA et Dorothy PAYNE, Tonal Harmony (4 ed.), New York, Alfred A. Knopf, 2000.<br />

60<br />

Fred LERDAHL, Tonal Pitch Space, New York, Oxford University Press, 2001.<br />

61<br />

Nicolas MEEUS, op. cit.<br />

62<br />

J. Miguel RIBEIRO-PEREIRA, A Theory of Harmonic Modulation. The Plastic Model of Tonal<br />

Syntax and the Major-Minor Key System, Porto, Instituto Politécnico do Porto, 2005.<br />

63<br />

Dmitri TYMOCZO, « Progressions fondamentales, fonctions, degrés : une grammaire de<br />

l’harmonie tonale élémentaire », Musurgia, X / 3-4 (2003), p. 35-64 et « Scale Theory, Serial Theory<br />

and Voice Leading », Music analysis, 27 / 1 (2008), p. 1-49.


PRINCIPES D’ORGANISATION DES HAUTEURS DISCRÈTES DANS LES SYSTÈMES MUSICAUX 47<br />

musicale 64 . Cette conception se situe dans l’esprit à la fois du « bricolage<br />

évolutif » 65 et de la plasticité qui caractérisent le vivant.<br />

Enfin, ces conjectures pourraient permettre de véritablement appréhender la part<br />

proprement culturelle des systèmes musicaux. Dans cette optique, l’émergence du<br />

système de la musique savante de l’Occident moderne pourrait être comprise non<br />

pas tant comme une évolution obligée commandée par des contraintes cognitives<br />

diverses, mais comme une organisation particulière des potentialités résultant de<br />

ces contraintes et de cette évolution. C’est dans ce cadre que les facteurs<br />

proprement sociaux et culturels de cette évolution pourraient être pensés. Les choix<br />

effectués parmi ces potentialités par le système musical de cette culture pourraient<br />

être mis en rapport avec la problématique de l’ « œuvre », du « discours », de<br />

l’ « ordre », de l’ « Unité », de l’historicité tendue vers la « perfection », au cœur de<br />

la pensée musicale occidentale moderne 66 , et avec les profondes mutations<br />

idéologiques qui ont marquées l’histoire occidentale à partir de la fin du Moyen<br />

Âge. Ainsi, le système harmonico-tonal serait un système émergent sous-tendu par<br />

une intentionnalité sociale et culturelle, visant un certain type d’ordre,<br />

d’organisation des rapports de l’être au monde et à soi-même.<br />

64<br />

Cf. Jean-Luc LEROY, « A general model for the dynamic functioning of musical systems »,<br />

Musicae Scientiae, XIII / 1 (2009), p. 3-31.<br />

65<br />

François JACOB, La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970.<br />

66<br />

Jean-Luc LEROY, Vers une épistémologie des savoirs musicaux, Paris, L’Harmattan, 2003.


Musurgia <strong>XVII</strong>/1 (2010)<br />

« Musiques populaires » :<br />

de l’exception culturelle à l’anglicisme<br />

Olivier JULIEN *<br />

L’idée de cet article remonte à la fin des années 1990, à une époque où je travaillais<br />

comme chroniqueur musical pour différents titres de presse spécialisés dans ce que<br />

l’on appelait alors la « pop britannique ». Pour être tout à fait exact, je peux même<br />

situer son origine à ce matin du printemps 1998 où j’avais rendez-vous, dans un<br />

grand hôtel du huitième arrondissement de Paris, pour réaliser une interview de Neil<br />

Hannon à l’occasion de la parution du nouvel album du groupe The Divine Comedy<br />

(Fin de Siècle). Arrivé légèrement en avance, j’ai été accueilli par l’attachée de<br />

presse de la maison de disques et nous avons, comme le veut la coutume, échangé<br />

quelques mots autour d’un café en attendant la fin de l’interview précédente. De par<br />

sa fonction même, cette personne était, est-il besoin de le préciser, une<br />

professionnelle de l’industrie de la musique et plus précisément de l’industrie des<br />

« musiques populaires » au sens où j’entends ici cette expression. Toujours est-il<br />

qu’au fil de la conversation, j’en suis arrivé à lui confier que j’étais sur le point de<br />

soutenir une thèse de doctorat en musicologie à la Sorbonne ; devant son air<br />

circonspect, j’ai immédiatement précisé que je tendais à me spécialiser dans les<br />

« musiques populaires »… et là, quelle n’a pas été ma surprise quand je l’ai<br />

entendue me demander : « Musiques populaires ? Tu veux dire… genre Carlos,<br />

Patrick Sébastien ? » En l’occurrence, je voulais plutôt dire « genre Beatles, Beach<br />

Boys », mais ces options esthétiques n’étaient finalement qu’un point de détail au<br />

regard de l’ampleur du malentendu : en effet, là où je comprenais « musiques<br />

populaires au sens de popular music », cette personne – qui était, une fois encore,<br />

une professionnelle française de ces musiques – comprenait « musiques<br />

populaires » dans le sens de « musiques du peuple », voire de « musiques destinées<br />

au peuple » – pour ne pas dire « à la populace ».<br />

* Maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), membre permanent du groupe<br />

JCMP de l’Observatoire Musical Français.


50 MUSURGIA<br />

On pourra naturellement objecter que cette anecdote n’est en rien représentative<br />

de la compréhension qu’ont la majorité des francophones de l’expression<br />

« musiques populaires », ce dont je conviendrai d’autant plus volontiers qu’une<br />

attachée de presse évolue, par définition, dans un milieu où les étiquettes n’ont de<br />

sens que lorsqu’on les envisage sous l’angle de stratégies commerciales et de plans<br />

de communication. Pour autant, je ne crois pas qu’elle en soit moins significative du<br />

flou sémantique qui entoure aujourd’hui l’expression « musiques populaires » dans<br />

une grande partie du monde francophone. Prenons, par exemple, le remarquable<br />

ouvrage que l’ethnomusicologue John Blacking a consacré à la musique des Vendas<br />

d’Afrique du Sud. Publié en 1973 sous le titre How Musical Is Man ?, il a été<br />

traduit en français pour paraître, en 1980, aux Éditions de Minuit ; or, à la page 8 de<br />

la préface de cette traduction française, on peut lire :<br />

Le bilan essentiel de presque deux ans de travail chez les Vendas et des tentatives pour<br />

analyser les données recueillies sur une période de douze ans, c’est que je crois<br />

commencer à comprendre le système Venda ; je ne comprends plus l’histoire et les<br />

structures de la musique « classique » européenne aussi clairement qu’auparavant ; et je<br />

ne vois pas la nécessité de distinguer les termes « musique populaire » et « musique<br />

classique », si ce n’est comme des étiquettes commerciales 1 .<br />

Au premier abord, on se demande évidemment en quoi ses douze années de<br />

travail sur la musique venda ont modifié la perception qu’avait John Blacking des<br />

« musiques populaires » ; on s’étonne également qu’un ethnomusicologue de ce<br />

niveau emploie l’expression « musique classique » pour « musique savante », mais<br />

tout s’éclaire dès lors que l’on prend la peine de lire le texte de bas de page auquel<br />

renvoie l’appel de note qui suit directement les expressions « musique populaire »<br />

et « musique classique » : « Respectivement folk music (musique du peuple,<br />

folklorique, jouée par des non-professionnels) et art music (littéralement, musique<br />

d’art). (N. d. T.) » 2 .<br />

Musiques du peuple ? Musiques des classes populaires ? Musiques de la<br />

« populace » ? Qu’ils en aient une approche pragmatique (comme l’attachée de<br />

presse de Divine Comedy) ou théorique (comme les traducteurs de John Blacking),<br />

les francophones ont, on le voit, des difficultés certaines à appréhender la notion de<br />

« musiques populaires ». Et il faut bien admettre que les musicologues et les<br />

sociologues francophones spécialisés dans l’étude de ce répertoire ne font pas<br />

exception à la règle : j’en veux pour preuve une pratique qui tend aujourd’hui à se<br />

généraliser parmi eux et qui consiste à préciser, comme je l’ai moi-même fait<br />

quelques lignes plus haut, et comme on pouvait également le lire sur la page<br />

d’accueil du site Internet de la branche francophone d’Europe de l’IASPM (The<br />

International Association for the Study of Popular Music) jusqu’en 2006, que<br />

l’expression « musiques populaires » doit être comprise « au sens anglo-saxon de<br />

1 John BLACKING, Le Sens musical, p. 8.<br />

2 Ibid.


« MUSIQUES POPULAIRES » : DE L’EXCEPTION CULTURELLE À L’ANGLICISME 51<br />

popular music » 3 . Curieuse habitude, en vérité, qui consiste à vider de son sens une<br />

expression française pour y substituer le sens de sa traduction littérale en anglais ;<br />

faut-il vraiment que nous ressentions un tel décalage entre le signifiant « musiques<br />

populaires » et la réalité de ces musiques pour que nous en soyons réduits à<br />

emprunter sa terminologie à une autre langue ? Pour reprendre une formule chère<br />

aux cardiologues et aux diététiciens anglophones, tel est le French paradox que je<br />

me propose d’expliquer dans les pages qui suivent.<br />

Musique savante, musiques traditionnelles et musiques populaires :<br />

la question des étiquettes dans le monde anglophone<br />

J’ai choisi, pour illustrer les difficultés qu’éprouvent les chercheurs francophones à<br />

appréhender la notion de « musiques populaires », de citer le texte qui figurait sur la<br />

première page d’accueil du site Internet de la branche francophone d’Europe de<br />

l’IASPM. Mais j’aurais tout aussi bien pu évoquer la tendance qui caractérise,<br />

aujourd’hui encore, de nombreux UFR et départements de musicologie français,<br />

cette tendance consistant à considérer comme « populaire » toute musique « non<br />

savante » (« l’autre musique »). Une telle définition présente, il est vrai, plusieurs<br />

avantages, à commencer par celui de la simplicité ; elle peut en outre s’expliquer<br />

par le fait qu’elle perpétue la conception qu’avaient des compositeurs comme<br />

Bartók, Janáček, Kodály ou d’Indy des « musiques populaires » ; cependant, elle<br />

présente aussi un inconvénient majeur : elle s’appuie sur une conception binaire de<br />

l’ensemble de la production musicale occidentale. Or, si l’on en croit les chercheurs<br />

anglophones qui ont travaillé sur cette question au cours des trente dernières années,<br />

la réalité est un peu plus complexe.<br />

« Musiques populaires » ou « musiques folkloriques » ?<br />

Afin de comprendre le besoin que nous ressentons aujourd’hui de recourir à la<br />

notion de popular music plutôt qu’à celle de « musiques populaires », il convient<br />

naturellement de commencer par s’intéresser à l’étymologie de l’adjectif popular.<br />

Selon Roy Shuker, il signifiait, à l’origine : « des gens ordinaires » 4 . Dans Studying<br />

Popular Music, le musicologue Richard Middleton affine cette définition en<br />

écrivant :<br />

Le terme a quelque chose à voir avec le « peuple » […], bien que ce soit souvent au sens<br />

de la plèbe, des gens ordinaires. Qualifier quelque chose de « populaire » [popular] est<br />

3 http://iaspmfrancophone.online.fr/. Il va sans dire que le simple fait d’invoquer le « sens anglosaxon<br />

» d’un terme pose autant de problèmes qu’il en résout puisqu’il est ici question, stricto sensu, de<br />

la compréhension d’un terme anglais dans une partie du monde anglophone constituée, principalement,<br />

du Royaume-Uni, de la République d’Irlande, des États-Unis, du Canada, de l’Australie et de la<br />

Nouvelle-Zélande. Pour ne pas ajouter à la confusion, je m’en tiendrai toutefois à cette expression telle<br />

qu’elle est employée par une majorité de chercheurs francophones depuis une quinzaine d’années.<br />

4 […] of the ordinary people. Roy SHUKER, Key Concepts in Popular Music, p. 226.


52 MUSURGIA<br />

donc a priori péjoratif, puisque cela sous-entend que cette chose est de qualité inférieure,<br />

qu’elle correspond aux goûts les plus vulgaires 5 .<br />

Au sens premier, originel du terme, les « musiques populaires au sens de<br />

popular music » sont par conséquent les musiques du peuple, par opposition à la<br />

musique des classes dirigeantes – la « musique savante » ou art music. Toutefois,<br />

Richard Middleton poursuit en précisant que ce sens n’a été valable dans<br />

l’ensemble du monde occidental que jusqu’à la fin du XIX e siècle :<br />

Sous l’influence du romantisme, le terme de « chansons populaires » était, au XIX e siècle,<br />

synonyme de « chansons paysannes », « chansons traditionnelles » ou encore « chansons<br />

nationales ». À partir de la fin du siècle, l’adjectif « folklorique » [folk] s’est finalement<br />

imposé pour ces usages tandis que « populaire » [popular] commençait à être appliqué<br />

aux productions du music-hall puis aux chansons grand public publiées par les éditeurs<br />

de la Tin Pan Alley et de son équivalent britannique 6 .<br />

Pour des raisons sur lesquelles je reviendrai plus loin, il se trouve que le fait<br />

d’opérer une scission entre « musiques folkloriques » et « musiques populaires » au<br />

tournant des XIX e et XX e siècles peut, aujourd’hui encore, surprendre de nombreux<br />

musicologues français. Il n’en reste pas moins que cette période correspond à de<br />

profonds changements sociétaux qui ont entraîné l’apparition de ce que Theodor W.<br />

Adorno a appelé la « musique industrielle ».<br />

Adorno et la « musique industrielle »<br />

Figure incontournable de l’École de Francfort, Adorno a passé une grande partie de<br />

sa vie d’intellectuel à dénoncer la culture de masse et l’exploitation de la musique<br />

par l’industrie culturelle, exploitation dans laquelle il voyait la cause de « la<br />

caractéristique fondamentale des musiques populaires : la standardisation » 7 . S’il est<br />

aujourd’hui communément admis qu’Adorno a quelque peu grossi le trait dans sa<br />

description de ladite standardisation, s’il est vrai, également, qu’au début des<br />

années 1950, il a fait l’impasse sur le rock ’n’ roll pour continuer de concentrer ses<br />

attaques sur la Tin Pan Alley et le jazz des années 1930, son analyse des<br />

circonstances socio-économiques dans lesquelles sont apparues les musiques<br />

populaires n’en demeure pas moins lumineuse. D’après lui, ces musiques sont nées<br />

des bouleversements qu’a connus l’Europe de la fin du <strong>XVII</strong>I e siècle à la fin du<br />

XIX e : l’effondrement du système féodal, tout d’abord, qui a privé les artistes de<br />

5 It has to do with the “people” […], though often this has the sense of the vulgus, the common<br />

people, and to describe something as “popular” may then have the (depreciatory) implication that it is<br />

inferior or designed to suit low tastes. Richard MIDDLETON, Studying Popular Music, p. 3.<br />

6 Under the impact of Romanticism, “popular songs” could in the nineteenth century also be<br />

thought of as synonymous with “peasant”, “national” and “traditional” songs. Later in the century,<br />

“folk” took over these usages from “popular”, which was transferred to the products of the music hall<br />

and then to those of the mass market song publishers of Tin Pan Alley and its British equivalent.<br />

Richard MIDDLETON, Studying Popular Music, p. 3-4.<br />

7 […] the fundamental characteristic of popular music : standardization. Theodor W. ADORNO,<br />

« On Popular Music », p. 302.


« MUSIQUES POPULAIRES » : DE L’EXCEPTION CULTURELLE À L’ANGLICISME 53<br />

leurs protecteurs, puis la révolution industrielle, qui les a brutalement confrontés à<br />

l’économie de marché. Les « musiques populaires » (expression à laquelle Adorno<br />

préfère « musique industrielle ») sont le produit de ces bouleversements : des<br />

musiques entièrement assujetties aux lois du marché et, par voie de conséquence,<br />

aux goûts qui dominent ce marché 8 .<br />

Il n’est certainement pas fortuit que derrière cette vision se profile l’un des sens<br />

les plus répandus de l’adjectif popular en anglais, autrement dit : « qui rencontre<br />

l’adhésion du plus grand nombre ». C’est en tout cas le sens qui semble s’être<br />

imposé, depuis les années 1970-1980, parmi la plupart des musicologues<br />

anglophones : ainsi Ian Whitcomb fait-il démarrer sa remarquable histoire des<br />

musiques populaires à la publication d’« After the Ball » par Chas K. Harris en<br />

1892, arguant du fait que cette chanson, dont la partition se vendit à cinq millions<br />

d’exemplaires en une vingtaine d’années, fut « le premier tube conçu et<br />

commercialisé comme un tube » 9 .<br />

Synthèse<br />

Les lignes précédentes m’obligent à revenir sur la définition à laquelle je faisais<br />

référence au début de cette première partie : au « sens anglo-saxon » du terme, sont<br />

populaires non pas les musiques qui ne sont pas savantes, mais les musiques qui ne<br />

sont ni savantes, ni folkloriques (ou « traditionnelles »). Cette conception est en fait<br />

celle qui est aujourd’hui partagée par la majorité des chercheurs spécialisés dans<br />

l’étude des musiques populaires. Afin de mettre en évidence la logique qui la soustend,<br />

je vais à présent évoquer les principales caractéristiques des trois catégories<br />

correspondantes telles qu’elles ont été résumées, il y a une trentaine d’années, par le<br />

musicologue britannique Philip Tagg 10 .<br />

D’un point de vue sociologique et économique, la musique savante, les<br />

musiques folkloriques et les musiques populaires se distinguent entre elles par leurs<br />

conditions d’existence. Nous avons vu que la musique savante était, historiquement,<br />

la musique des « classes dirigeantes » : plus concrètement, cela signifie qu’elle est<br />

apparue avec la féodalité. Issue des églises et des cours d’Europe, longtemps liée au<br />

patronage, puis au mécénat, elle dépend aujourd’hui essentiellement de<br />

financements publics. Elle est par ailleurs le fait de musiciens qui peuvent être<br />

considérés comme des musiciens professionnels dans la mesure où ils vivent de leur<br />

art, elle fait l’objet d’une théorisation extrêmement poussée et elle est généralement<br />

enseignée dans un cadre institutionnel.<br />

Les musiques folkloriques sont, quant à elles, les premières « musiques du<br />

peuple ». Expression musicale des serfs puis du prolétariat agricole, elles ont<br />

8 On trouvera un résumé des idées d’Adorno concernant les musiques populaires et la musique<br />

industrielle dans Paul BEAUD, « Et si l’on reparlait d’Adorno ? », p. 82-92.<br />

9 […] the first million seller to be conceived as a million seller, and marketed as a million seller.<br />

Ian WHITCOMB, After the Ball : Pop Music from Rag to Rock, p. 4.<br />

10 Philip TAGG, Kojak – 50 Seconds of Television Music. Towards the Analysis of Affekt in Popular<br />

Music, p. 20-32.


54 MUSURGIA<br />

survécu à la révolution industrielle et subsistent de nos jours principalement en<br />

milieu rural. Elles sont généralement le fait d’auteurs anonymes, elles se perpétuent<br />

grâce à des musiciens amateurs (c’est-à-dire ne vivant pas de leur art), elles ne font<br />

l’objet d’aucune forme de théorisation et leur transmission s’effectue en dehors de<br />

tout cadre institutionnel.<br />

Les musiques populaires, enfin, ne peuvent, par essence, exister que dans une<br />

société industrialisée, urbanisée, ayant adopté une économie de type capitaliste et le<br />

principe de la libre entreprise. Elles partagent avec les musiques folkloriques<br />

l’absence de théorisation et d’enseignement dans un cadre institutionnel, mais elles<br />

ont en commun avec la musique savante d’être jouées et composées par des<br />

musiciens professionnels (qui vivent, eux, directement de leur art, c’est-à-dire sans<br />

dépendre du mécénat ou de financements publics). On notera, en outre, que l’auteur<br />

conclut cette présentation en observant : « Le terme de popular music ne doit pas<br />

être confondu avec les termes « musique populaire » ou musica populár, qui se<br />

traduisent tous deux par folk music » 11 .<br />

Reste une question fondamentale pour le musicologue : celle de la tradition<br />

– autrement dit, du mode de conservation, de diffusion et de transmission des<br />

musiques populaires. La musique savante, on le sait, est une musique de tradition<br />

écrite. Comme l’a fort justement noté Jean-Jacques Nattiez :<br />

Ce qui résulte du geste créateur du compositeur, c’est bien, dans la tradition [savante]<br />

occidentale, la partition ; ce qui rend l’œuvre exécutable et reconnaissable comme entité,<br />

c’est la partition ; ce qui lui permet de traverser les siècles, c’est encore elle 12 .<br />

La question est en revanche plus problématique pour ce qui concerne les<br />

musiques folkloriques et les « musiques populaires au sens de popular music ». En<br />

effet, si tout le monde s’accorde à reconnaître l’essence orale de la première de ces<br />

deux traditions, la nature de la seconde fait, aujourd’hui encore, débat. Les<br />

musicologues partant du principe que toute musique non savante est une musique<br />

populaire se bornent, en toute logique, à considérer que toute musique de tradition<br />

non écrite (donc non savante) est une musique de tradition orale. D’autres<br />

musicologues, tout aussi nombreux, considèrent que les musiques populaires<br />

s’inscrivent dans une sorte de tradition hybride mêlant, dans des proportions<br />

variables, écrit et oralité ; d’autres, enfin, ont insisté sur l’essence orale de ces<br />

musiques tout en soulignant le rapport étroit que certaines d’entre elles<br />

entretiennent à la phonographie. Dans différents travaux, j’ai développé un modèle<br />

certes plus radical, mais aussi plus conforme, à mon sens, à la réalité ainsi qu’à la<br />

vision tripartite évoquée précédemment : si la musique savante est une musique de<br />

tradition écrite, si les musiques folkloriques sont des musiques de tradition orale, les<br />

musiques populaires sont, pour leur part, des musiques de « tradition<br />

11 Popular music as a term should not be confused with « musique populaire » or « musica<br />

populár », both of which are translated as « folk music ». Philip TAGG, Kojak – 50 Seconds of<br />

Television Music. Towards the Analysis of Affekt in Popular Music, p. 23.<br />

12 Jean-Jacques NATTIEZ, Musicologie générale et sémiologie, p. 98.


« MUSIQUES POPULAIRES » : DE L’EXCEPTION CULTURELLE À L’ANGLICISME 55<br />

phonographique » 13 . Ce point mériterait naturellement d’être argumenté, développé,<br />

mais je me contenterai, pour des questions de place, d’en exprimer l’idée directrice<br />

en détournant la phrase de Jean-Jacques Nattiez citée plus haut : ce qui résulte du<br />

geste créateur du compositeur, c’est bien, dans la tradition [populaire] occidentale,<br />

l’enregistrement ; ce qui rend l’œuvre exécutable et reconnaissable comme entité,<br />

c’est l’enregistrement ; ce qui lui permet de traverser les époques, c’est encore lui.<br />

« Musiques populaires au sens anglo-saxon de popular music » :<br />

les causes du French paradox<br />

Avant de revenir sur cette question cruciale du rapport des « musiques populaires au<br />

sens de popular music » à la phonographie, j’aimerais m’arrêter un instant pour<br />

dresser un premier bilan du présent article. À la lumière des arguments développés<br />

précédemment, il apparaît que la compréhension qu’a une société de l’expression<br />

« musiques populaires » est indissociable de son engagement dans les processus<br />

d’urbanisation et d’industrialisation qui ont caractérisé l’ensemble des grands pays<br />

occidentaux depuis le milieu du <strong>XVII</strong>I e siècle. Pour reprendre une nouvelle fois les<br />

termes de Richard Middleton :<br />

Il est pratiquement impossible d’écrire une histoire des musiques populaires ou<br />

d’analyser un genre musical ayant vu le jour au XIX e ou au XX e siècle sans une certaine<br />

connaissance de ce que l’on a coutume d’appeler les musiques folkloriques. En effet, ces<br />

dernières sont généralement considérées comme ayant ouvert la voie aux musiques<br />

populaires à mesure que les sociétés « traditionnelles » se modernisaient, à mesure que<br />

les enclaves de culture folklorique étaient absorbées par un réseau de relations culturelles<br />

structurées par le capitalisme, à mesure que les populations rurales s’urbanisaient et à<br />

mesure que les pratiques commerciales organisées se substituaient aux modes d’échange<br />

traditionnels 14 .<br />

Je ne pense pas qu’il faille déduire de ces lignes que les musiques folkloriques (ou<br />

« traditionnelles ») se muent en musiques populaires à mesure que la société<br />

s’urbanise et s’industrialise, mais plutôt que c’est le degré d’avancement de la<br />

société dans ces processus d’urbanisation et d’industrialisation qui crée les<br />

conditions nécessaires à l’existence de « musiques populaires au sens anglo-saxon<br />

du terme » – et, bien sûr, à travers elles, les conditions du glissement sémantique<br />

entre « musiques populaires au sens de musiques traditionnelles » et « musiques<br />

13 Olivier JULIEN, Le Son Beatles, p. 24-27, 342-345. Voir également : Olivier JULIEN, « Purple<br />

Haze », Jimi Hendrix et le Kronos Quartet : du populaire au savant ? », p. 69 ; Olivier JULIEN, « “A<br />

lucky man who made the grade” : Sgt. Pepper and the rise of a phonographic tradition in twentiethcentury<br />

popular music », p. 147-169.<br />

14 It is impossible to write a history of popular music or an analysis of virtually any nineteenth- or<br />

twentieth-century genre without an awareness of what is commonly regarded as folk music. At the very<br />

least, the latter is often seen as giving way to the former, as “traditional” societies modernize, isolated<br />

folk enclaves are assimilated into capitalist cultural relations, old-fashioned rural populations are<br />

urbanized, and commercially organized practices supersede folk practices. Richard MIDDLETON,<br />

Studying Popular Music, p. 129.


56 MUSURGIA<br />

populaires au sens de musique industrielle ». La mise en perspective des destins<br />

français et anglo-américain à l’égard de ces mêmes processus devrait donc apporter<br />

un éclairage tout à fait intéressant sur le French paradox évoqué dans l’introduction<br />

de cet article.<br />

Révolutions industrielles et exode rural<br />

En termes d’urbanisation, on considère que les Français sont majoritairement<br />

citadins depuis le recensement de 1931 ; vingt-trois ans plus tard (en 1954),<br />

c’étaient seulement 57,3% des Français métropolitains qui vivaient dans une zone<br />

urbaine et, soixante-huit ans plus tard (en 1999), 75,5% 15 . À titre de comparaison,<br />

certains de ces taux ont été atteints par nos voisins britanniques dès le XIX e siècle.<br />

Selon l’historien Philippe Chassaigne : « Le recensement de 1851 révéla l’excédent<br />

de la population urbaine sur la population rurale ; un demi-siècle plus tard, c’étaient<br />

trois Anglais sur quatre qui vivaient dans les villes » 16 . Pour des raisons qui tenaient<br />

à leur histoire particulière, les États-Unis étaient, il est vrai, plus proches de la<br />

situation française que de la situation anglaise jusqu’au début du siècle dernier.<br />

Toutefois, ce pays s’inscrivait déjà dans une dynamique d’urbanisation très<br />

différente de la nôtre. Comme le fait remarquer Ian Whitcomb : « Entre 1880 et<br />

1900, la population urbaine [américaine] a plus que doublé. Les États-Unis étaient<br />

encore un pays rural, mais il était évident que la ville représentait l’avenir et New<br />

York l’usine du Père Noël d’où viendrait le divertissement. Les citadins avaient-ils<br />

besoin de la ville ? La ville, en tout cas, avait besoin d’eux » 17 .<br />

En ce qui concerne l’industrialisation, le contraste entre la France et les pays de<br />

tradition anglo-saxonne est tout aussi frappant. Il suffit, pour s’en convaincre, de se<br />

reporter une nouvelle fois à l’Histoire de l’Angleterre des origines à nos jours, dans<br />

laquelle Philippe Chassaigne analyse la façon dont la révolution démographique, la<br />

révolution agricole, la révolution des transports et la révolution commerciale et<br />

financière qu’a connues l’Angleterre dans la seconde moitié du <strong>XVII</strong> e siècle ont<br />

conduit ce pays à devenir le berceau de la révolution industrielle au milieu du siècle<br />

suivant. L’auteur explique également comment la « supériorité technique certaine »<br />

à laquelle l’Angleterre était parvenue à l’aube du XIX e siècle « se traduisit par des<br />

« exportations de technologie » qui devaient en définitive susciter le décollage des<br />

autres pays européens » 18 . Là encore, le « décollage » fut plus tardif aux États-Unis<br />

qu’au Royaume-Uni ; pourtant, force est de constater qu’à partir de la seconde<br />

moitié du XIX e siècle, ce pays fut systématiquement associé aux inventions et au<br />

15 Données disponibles sur le site Internet de la Direction de la Recherche et de l’Animation<br />

Scientifique et Technique : http://www.recherche-innovation.equipement.gouv.fr/IMG/pdf/urbanisation<br />

_cle71ea12.pdf (consulté le 1 er mars 2009).<br />

16 Philippe CHASSAIGNE, Histoire de l’Angleterre des origines à nos jours, p. 220.<br />

17 Between 1880 and 1900 the urban population more than doubled. America was still a rural<br />

country, mark you, but the city was the future and New York the Santa Claus factory where the fun was<br />

to come from. Did the city folk need the city ? The city needed them. Ian WHITCOMB, After the Ball :<br />

Pop Music from Rag to Rock, p. 14.<br />

18 Philippe CHASSAIGNE, Histoire de l’Angleterre des origines à nos jours, p. 169.


« MUSIQUES POPULAIRES » : DE L’EXCEPTION CULTURELLE À L’ANGLICISME 57<br />

développement des médias dont on peut considérer qu’ils ont, dans le sillon de la<br />

révolution industrielle, contribué à façonner l’exploitation industrielle de la<br />

musique tout au long du XX e siècle 19 . Parmi ces médias, on retiendra naturellement<br />

le cinéma parlant, la radio, la télévision et, tout particulièrement, la phonographie,<br />

dont on situe les origines à l’invention du phonographe par Thomas Edison en<br />

1877.<br />

Si Jared Diamond qualifie, à juste titre, le phonographe d’« invention la plus<br />

originale du plus grand inventeur des temps modernes » 20 , il observe également que<br />

« pour toutes les inventions modernes sur lesquelles on est suffisamment renseigné<br />

[…] le héros traditionnellement crédité de l’invention a emboîté le pas à de<br />

précédents inventeurs qui avaient des buts semblables et avaient déjà produit des<br />

schémas, des prototypes ou […] des modèles couronnés par le succès<br />

commercial » 21 . De fait, la France eut, elle aussi, sa part dans les recherches et dans<br />

les inventions qui aboutirent à la mise au point de la première « machine parlante »<br />

(il suffit, par exemple, de songer au phonautographe, breveté par Édouard-Léon<br />

Scott de Martinville en 1857, ou aux travaux de Charles Cros, contemporains de<br />

ceux d’Edison). Le contraste auquel je faisais précédemment allusion tient donc<br />

moins au dynamisme ou à la qualité des inventeurs français, britanniques et nordaméricains<br />

qu’à l’empressement (ou au manque d’empressement) de leurs pays<br />

respectifs à s’engager dans l’exploitation industrielle de la musique par le biais de la<br />

phonographie. Souvenons-nous, par exemple, qu’au milieu du siècle dernier, « la<br />

musique imprimée était encore le nerf de l’économie de la musique [française], bien<br />

plus que le 78 tours » 22 . Souvenons-nous aussi que le premier succès de Pierre<br />

Delanoë avec Gilbert Bécaud, « Mes Mains », fut non pas un succès discographique<br />

mais un succès de scène et d’édition – la partition, précisément, s’est vendue à un<br />

million d’exemplaires. On était alors en 1953, c’est-à-dire environ vingt-cinq ans<br />

après que les industries de la musique britannique et américaine eurent commencé à<br />

se restructurer autour du support phonographique et à se partager le marché mondial<br />

correspondant 23 .<br />

Comme je le faisais observer plus haut, la compréhension qu’a une société de<br />

l’expression « musiques populaires » est conditionnée par son degré d’avancement<br />

19 À noter qu’Adorno restreint la dimension industrielle des musiques populaires à leurs modes de<br />

promotion et de distribution. Voir Theodor W. ADORNO, « On Popular Music », p. 306<br />

20 Jared DIAMOND, De l’inégalité parmi les sociétés : Essai sur l’homme et l’environnement dans<br />

l’histoire, p. 247.<br />

21 Jared DIAMOND, De l’inégalité parmi les sociétés : Essai sur l’homme et l’environnement dans<br />

l’histoire, p. 249.<br />

22 […] sheet-music was still the core of the music economy, more so than the 78 rpm. David L.<br />

LOOSELEY, Popular Music in Contemporary France, p. 12.<br />

23 Au début des années 1930, les maisons de disques Columbia (États-Unis) et His Master’s Voice<br />

(branche britannique de l’Américain Victor) se livraient déjà une lutte sans merci pour s’assurer la<br />

domination du marché du disque européen ; cette lutte devait aboutir, en 1931, à la création du<br />

Britannique EMI, lequel allait rapidement s’imposer comme la première compagnie de production<br />

discographique au monde. Voir Andre MILLARD, America on Record : A History of Recorded Sound,<br />

p. 67.


58 MUSURGIA<br />

dans les processus d’urbanisation et d’industrialisation qui ont caractérisé les grands<br />

pays occidentaux depuis le milieu du <strong>XVII</strong>I e siècle. Les évolutions contrastées de la<br />

France et du monde anglo-américain à l’égard de ces processus apparaissent donc<br />

comme l’une des principales causes des difficultés que nous éprouvons,<br />

aujourd’hui, à appréhender les musiques en question – entrevues sous cet angle, les<br />

expressions « au sens anglo-saxon du terme » et « au sens francophone du terme »<br />

semblent en effet renvoyer respectivement au « sens industriel du terme » et au<br />

« sens préindustriel du terme » 24 . Cela étant, je ne pense pas qu’il s’agisse de la<br />

seule et unique cause.<br />

L’« exception culturelle française »<br />

Jusqu’ici, j’ai tenté d’éclaircir le « sens anglo-saxon de popular music » et<br />

d’expliquer en quoi, mais aussi pourquoi ce sens est incompatible avec la<br />

compréhension que nous avons, en français, de l’expression « musiques<br />

populaires ». Ce faisant, j’ai en outre tenté de justifier la pratique qui consiste à<br />

substituer ce sens au sens (ou plutôt aux sens) français de « musiques populaires »,<br />

mais je n’ai finalement envisagé ladite pratique qu’à la lumière de données relatives<br />

à l’industrialisation de la société et au corollaire de cette industrialisation :<br />

l’urbanisation. Or, si l’on en croit David Looseley : « Les difficultés que l’on<br />

éprouve à les nommer indiquent […] qu’il y a plus en jeu dans les musiques<br />

populaires que de simples questions d’ordre industriel, économique ou même<br />

esthétique. D’une certaine façon, il s’agit également d’un débat sur l’intégrité<br />

nationale » 25 .<br />

Cette idée d’intégrité nationale renvoie bien sûr au concept d’« exception<br />

culturelle » qui s’est développé suite au refus de la France de voir la culture traitée<br />

comme un produit commercial lors des négociations du GATT (General Agreement<br />

on Tariffs and Trade) en 1993. D’une façon plus générale, elle renvoie également à<br />

l’hostilité de la société française vis-à-vis de l’américanisation de l’économie et de<br />

la culture des pays occidentaux depuis le plan Dawes, au lendemain de la première<br />

Guerre mondiale, et plus encore depuis le plan Marshall, au lendemain de la<br />

seconde. Pour citer une nouvelle fois l’excellent ouvrage de David Looseley :<br />

Au cours de la seconde moitié du siècle dernier, l’establishment culturel français a eu<br />

beaucoup de mal à accepter l’industrialisation, la marchandisation et la mondialisation<br />

des arts en général et de la musique en particulier, des processus dont on suspecte qu’ils<br />

ont été introduits en France, ou au moins accentués, par la pop 26 .<br />

24 Ce « sens préindustriel » faisant lui-même écho au terme de folk music évoqué par Philip Tagg<br />

pour traduire « musique populaire » en anglais – se reporter à la note 11.<br />

25 The difficulty of naming […] reveals that there is more at stake in debates about popular music<br />

than simply industrial, economic and even aesthetic issues. In some profound sense, they are also<br />

debates about national integrity. David L. LOOSELEY, Popular Music in Contemporary France, p. 3.<br />

26 Over the last half-century, the French cultural establishment has experienced considerable<br />

difficulty tolerating the industrialisation, commodification and globalisation of the arts in general and


« MUSIQUES POPULAIRES » : DE L’EXCEPTION CULTURELLE À L’ANGLICISME 59<br />

Il est donc ici question non plus seulement de « musiques préindustrielles » ou de<br />

« musiques folkloriques », mais aussi, selon une expression empruntée à Alain<br />

Finkielkraut, de « folklore patriotique » 27 .<br />

Il y a quelques semaines, alors que je réfléchissais à ces questions, un passage<br />

du Silence de la mer m’est revenu en mémoire :<br />

Il était devant les rayons de la bibliothèque. Ses doigts suivaient les reliures d’une<br />

caresse légère.<br />

— « […] Balzac, Barrès, Baudelaire, Beaumarchais, Boileau, Buffon… Chateaubriand,<br />

Corneille, Descartes, Fénelon, Flaubert… La Fontaine, France, Gautier, Hugo… Quel<br />

appel ! » dit-il avec un rire léger et en hochant la tête. […] « Les Anglais, reprit-il, on<br />

pense aussitôt : Shakespeare. Les Italiens : Dante. L’Espagne : Cervantès. Et nous, tout<br />

de suite : Goethe. Après, il faut chercher. Mais si on dit : et la France ? Alors, qui surgit à<br />

l’instant ? Molière ? Racine ? Hugo ? Voltaire ? Rabelais ? ou quel autre ? Ils se<br />

pressent, ils sont comme une foule à l’entrée d’un théâtre, on ne sait pas qui faire entrer<br />

d’abord. » 28<br />

À mes yeux, ces quelques lignes de Vercors ont toujours exprimé à la perfection ce<br />

qui fait la spécificité de la culture française dans le rapport qu’elle entretient au<br />

livre, aux écrivains et, plus généralement, à l’écrit 29 . Et c’est bien de cela, au fond,<br />

dont il est également question dans toute l’histoire du fleuron de notre culture « non<br />

savante » : la chanson française. Que l’on songe, par exemple, à Léo Ferré<br />

interprétant Verlaine, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire ou Aragon, à Charles<br />

Trenet mettant en musique Verlaine ou à Serge Gainsbourg adaptant Musset,<br />

Baudelaire, Hugo, Nerval et même le Sonnet d’Arvers (sans parler de poètes comme<br />

Verlaine ou Ronsard, dont l’œuvre a directement inspiré les textes de chansons<br />

comme « Je suis venu te dire que je m’en vais » ou « Ronsard 58 ») ; que l’on songe<br />

aussi aux paroles de la « Rue des Blancs-Manteaux » (signées par Sartre), à celles<br />

of music in particular, processes which pop is assumed to have introduced into France from abroad, or<br />

at the very least exacerbated. David L. LOOSELEY, Popular Music in Contemporary France, p. 9-10.<br />

27 Alain FINKIELKRAUT, La Défaite de la pensée, p. 44.<br />

28 VERCORS, Le Silence de la mer, p. 31-32.<br />

29 Dans un registre plus universitaire, on pourra également, pour illustrer ce point, se reporter aux<br />

premières pages d’Understanding Media, dans lesquelles Marshall McLuhan écrit : « Tocqueville [a]<br />

expliqué comment le mot imprimé, réalisant une saturation culturelle au <strong>XVII</strong>I e siècle, a homogénéisé la<br />

nation française. Les Français sont devenus les mêmes du Nord au Sud. Les principes typographiques<br />

d’uniformité, de continuité et de linéarité ont recouvert les complexités de l’ancienne société orale et<br />

féodale. La Révolution fut [d’ailleurs] menée par les nouveaux lettrés et par des avocats. En Angleterre,<br />

en revanche, le poids des anciennes traditions orales du droit coutumier, soutenues par les institutions<br />

médiévales du Parlement, fut tel que la nouvelle culture imprimée ne put jamais totalement se substituer<br />

à l’ancienne ». (De Tocqueville […] had explained how it was the printed word that, achieving cultural<br />

saturation in the eighteenth century, had homogenized the French nation. Frenchmen were the same<br />

kind of people from north to south. The typographic principles of uniformity, continuity, and linearity<br />

had overlaid the complexities of ancient feudal and oral society. The Revolution was carried out by the<br />

new literari and lawyers. In England, however, such was the power of the ancient oral traditions of<br />

common law, backed by the medieval institutions of Parliament, that no uniformity or continuity of the<br />

new visual print culture could take complete hold.) Marshall MCLUHAN, Understanding Media : The<br />

Extensions of Man, p. 27.


60 MUSURGIA<br />

des « Feuilles mortes », des « Enfants qui s’aiment » et de « Je suis comme je suis »<br />

(écrites par Prévert) ou encore à Claude Nougaro, qui déclarait au quotidien<br />

Libération en 1973 :<br />

Gilles Vignault […] m’apparaît comme un écrivain extraordinaire, un grand poète, et qui<br />

a choisi la chanson pour s’exprimer parce que la poésie, désormais asséchée dans les<br />

livres, n’avait plus aucun contact avec le peuple d’où elle émanait. Il y avait une scission<br />

perverse et dramatique entre la poésie d’un peuple et ce peuple lui-même 30 .<br />

Que l’on songe, enfin, à cet article du numéro spécial que Les Inrockuptibles ont<br />

consacré à Serge Gainsbourg en 2006 et dans lequel Arnaud Viviant observe :<br />

« C’est une tout autre expérience que de voir La Javanaise ou de l’entendre,<br />

d’écouter la chanson Black Trombone ou de la lire » 31 . De fait, on en vient, par<br />

moments, à se demander si nos meilleurs auteurs-compositeurs n’accorderaient pas<br />

davantage d’importance à la publication des paroles de leurs chansons (voir le<br />

nombre de ces artistes populaires dont les textes sont parus chez Seghers depuis<br />

1962) qu’à l’enregistrement de ces mêmes chansons 32 .<br />

Si j’insiste sur ce point, c’est parce qu’il est, à mon sens, au cœur des difficultés<br />

que nous éprouvons à appréhender la notion de « musiques populaires » dès lors<br />

que l’on envisage cette question sous l’angle du « débat sur l’intégrité nationale ».<br />

Comme je le soulignais à la fin de ma première partie, les « musiques populaires au<br />

sens de popular music » ne sont pas seulement des musiques industrielles : elles<br />

sont aussi, depuis les années 1920 (et, plus encore, depuis l’apparition du rock ’n’<br />

roll), des musiques de tradition phonographique. Plus concrètement, cela signifie<br />

que l’adoption de modes de conservation, de modes de diffusion, de modes de<br />

transmission et, plus généralement, de pratiques musicales centrés sur la<br />

phonographie est l’autre condition du glissement sémantique entre « musiques<br />

populaires au sens de musiques traditionnelles » et « musiques populaires au sens<br />

de popular music ». Il semble, par conséquent, que notre attachement au livre et à<br />

l’écrit (lequel attachement constitue le cœur véritable de l’« exception culturelle<br />

française ») fut l’autre grand obstacle à ce transfert de sens.<br />

30 Libération, Hors-série « Chanson française 1973-2006 », p. 7.<br />

31 Arnaud VIVIANT, « La Danse des mots », p. 107.<br />

32 Créée en 1944 par le poète et résistant Pierre Seghers, la maison d’édition éponyme était, à<br />

l’origine, spécialisée dans la poésie. Après avoir publié trois volumes respectivement consacrés à Léo<br />

Ferré (1962), Georges Brassens (1963) et Jacques Brel (1964) dans la collection « Poètes<br />

d’aujourd’hui », elle a lancé, en 1965, la collection « Poésie et chanson », dans laquelle 74 titres sont<br />

aujourd’hui disponibles.


« MUSIQUES POPULAIRES » : DE L’EXCEPTION CULTURELLE À L’ANGLICISME 61<br />

Références bibliographiques<br />

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Minuit, collection « Le Sens commun », 1980.<br />

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l’environnement dans l’histoire, traduit de l’anglais par P.-E. Dauzat, Paris,<br />

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Paris-Sorbonne (Paris IV), 1998.<br />

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Burlington (VT), Ashgate, 2008, p. 147-169.<br />

Libération, Hors-série « Chanson française 1973-2006 », Paris, Libération,<br />

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62 MUSURGIA<br />

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WHITCOMB, Ian, After the Ball : Pop Music from Rag to Rock, New York,<br />

Limelight, 2/1994.


Musurgia <strong>XVII</strong>/1 (2010)<br />

La musique dans la littérature :<br />

Emma Bovary, spectatrice d’opéra<br />

Anne-Claire GIGNOUX *<br />

Lucie de Lammermoor, l’opéra de Donizetti, occupe une place notable dans un<br />

chapitre important de Madame Bovary (1857) ; important dans l’histoire parce qu’il<br />

se situe à la fin de la deuxième partie, et joue donc le rôle de clôture de cette partie,<br />

mais aussi important esthétiquement parce qu’il est le lieu d’un rapprochement<br />

entre la musique et la littérature. Or ce type de rapprochement a fasciné nombre<br />

d’écrivains et de musiciens du XIXème siècle.<br />

On se souvient que Madame Bovary raconte la vie d’une jeune femme, Emma,<br />

qui ne réussit pas à trouver le bonheur, préférant vivre dans un imaginaire<br />

« romantique » un peu ridicule que lui inspirent les romans qu’elle dévore, et<br />

incapable de se satisfaire de son mari, puis de ses amants. Il s’agit bien sûr d’une<br />

vision dévoyée du romantisme, qui n’a pas grand chose à voir ni avec Victor Hugo<br />

ni avec Schumann, mais entretient des clichés réducteurs (qui correspondent, peu ou<br />

prou, au sens qu’a le mot romantisme dans le langage courant). L’ironie de Flaubert<br />

contre ses personnages est assez féroce dans tout le roman. 1<br />

Dès la première partie du livre, le narrateur explique qu’Emma, en raison de son<br />

éducation, de ses lectures, ne parvient pas à être heureuse avec son époux Charles ;<br />

elle rêve d’hommes beaux et distingués au bal de la Vaubyessard, mais commence à<br />

mépriser son mari. Dans la seconde partie, les Bovary ont déménagé à Yonville<br />

pour qu’Emma soit moins mélancolique. Elle y accouche de sa fille Berthe, puis vit<br />

deux aventures assez ratées, l’une toute platonique avec le clerc de notaire, Léon,<br />

puis une seconde plus sensuelle avec Rodolphe. Mais Rodolphe la quitte au<br />

chapitre XIII ; Emma tombe dans une sorte de dépression au chapitre XIV, et c’est<br />

pour lui changer les idées que Charles lui propose d’aller à l’opéra de Rouen voir<br />

Lucie de Lammermoor. La troisième partie verra l’aventure entre Léon et Emma se<br />

concrétiser, tandis qu’Emma sombre entre les mains d’un marchand et usurier qui la<br />

* Professeur agrégé et docteur ès lettres.<br />

1 Comme elle le sera plus tard dans Bouvard et Pécuchet.


64 MUSURGIA<br />

ruine. Lorsque Léon la quitte, et que les biens des Bovary sont saisis, Emma finit<br />

par se suicider ; son mari la suit dans la tombe.<br />

Nathalie Sarraute 2 a montré que le roman posait le problème de l’inauthenticité.<br />

Pour elle, le roman présente bien, de même que L’Éducation sentimentale, « le beau<br />

style redondant et glacé, l’imagerie de qualité douteuse, des sentiments convenus,<br />

une réalité en trompe l’œil », mais ici, « le trompe l’œil est présenté comme tel » 3 .<br />

Flaubert innove donc parce qu’il fait de l’inauthentique la substance de son œuvre.<br />

Emma est possédée par des sentiments inauthentiques, toute sa vision de la vie est<br />

faussée par ses rêves et ses lectures. C’est cette fausseté qui est à l’origine du drame<br />

de son suicide.<br />

Nous allons voir dans le chapitre XV 4 comment cette inauthenticité est révélée<br />

grâce à un monde qui n’est fait que d’illusions, celui du théâtre. Nous utiliserons<br />

pour cela deux concepts littéraires, celui de mise en abyme et celui d’ecphrasis.<br />

Nous verrons ainsi la spécificité d’un texte qui porte sur une œuvre d’art. Puis nous<br />

nous interrogerons sur les rapports de cet écrivain, Flaubert, à la musique : le texte<br />

que nous lisons est-il vraiment une satire de l’opéra ? Nous essayerons de dépasser<br />

cette lecture un peu simpliste en nous situant dans le débat sur la nature de la<br />

musique, particulièrement grâce aux théories d’Edouard Hanslick 5 .<br />

Ecphrasis et mise en abyme<br />

L’ecphrasis 6 est une figure de rhétorique qui rend compte de la présence, en<br />

littérature, d’œuvres d’art appartenant à d’autres systèmes sémiotiques. L’ecphrasis<br />

est la « description d’une œuvre d’art » 7 , un lieu de la rhétorique, qui consiste le<br />

plus souvent à décrire une représentation visuelle : tableau, sculpture, tapisserie.<br />

L’ecphrasis est donc un lieu qui touche au cœur de la question de l’intersémiotique<br />

des arts, mais la littérature, le plus souvent, a privilégié la sémiotique visuelle : les<br />

ecphrasis picturales abondent. Cependant, rien n’empêche d’utiliser le terme<br />

d’ecphrasis pour caractériser une description musicale. En outre, l’ecphrasis<br />

musicale hérite une particularité de la sémiotique musicale : la linéarité temporelle<br />

de la musique fait que l’ecphrasis peut se faire autant narrative que descriptive 8 .<br />

C’est donc bien à une ecphrasis que se livre le narrateur dans ce chapitre,<br />

lorsqu’il évoque les impressions musicales des spectateurs. Il y a cependant une<br />

particularité dans cette ecphrasis, puisque la musique est ici un opéra, donc une<br />

œuvre d’art composite, faite de musique et de texte. Le texte est évidemment<br />

2<br />

« Flaubert le précurseur », Paul Valéry et l’Enfant d’Eléphant, Paris, Gallimard, 1986, p. 61-89.<br />

3<br />

Art. cit., p. 76.<br />

4<br />

Gustave FLAUBERT : Madame Bovary, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1951, p. 493-501.<br />

5<br />

Edouard HANSLICK : Du Beau dans la musique, Paris, Christian Bourgois, 1986.<br />

6<br />

Ou ekphrasis.<br />

7<br />

Georges MOLINIE, Dictionnaire de rhétorique, le livre de poche, 1992, p. 121.<br />

8<br />

Voir à ce sujet Christian CORRE, « La description de la musique », Littérature et musique dans la<br />

France contemporaine, textes réunis par J.-L. Backès, C. Coste et D. Pistone, Presses universitaires de<br />

Strasbourg, 2001.


EMMA BOVARY, SPECTATRICE D’OPÉRA 65<br />

quelque chose à quoi l’on se rattache (par facilité peut-être) lorsque l’on évoque un<br />

opéra. C’est la musique qui est beaucoup plus difficile à décrire.<br />

Flaubert, dont la correspondance 9 révèle qu’il n’était pas musicien 10 , a apprécié<br />

l’opéra en simple amateur, mais n’avait pas, semble-t-il, de connaissances<br />

musicales particulières. On peut supposer qu’il a vu Lucie de Lammermoor, dans sa<br />

version française, à Rouen, quand il était jeune 11 . Sa correspondance confirme en<br />

effet qu’il se rendait souvent à l’opéra, plaisir de jeunesse dont il se détache peu à<br />

peu au fil des années.<br />

L’opéra Lucia di Lammermoor, opéra italien de Gaetano Donizetti, date de<br />

1835 ; quelques années plus tard, le 6 août 1839, une version française est créée<br />

pour le Théâtre de la Renaissance à Paris, grâce aux deux adaptateurs du livret<br />

italien, Royer et Vaez. C’est l’habitude de traduire les opéras, pour que le public<br />

puisse mieux les apprécier. On notera cependant que la musique a subi quelques<br />

aménagements, notamment le remplacement du célèbre air de Lucia « regnava nel<br />

silencio » par la cavatine « que n’avons-nous des ailes » dont il est question dans<br />

notre extrait. Hector Berlioz a écrit une critique de la première représentation 12 ,<br />

dans laquelle il reconnaît que « MM. Alphonse Royer et G. Vaez ont fait leur<br />

traduction avec talent et conscience ; le libretto italien n’a subi que de légères<br />

modifications qui toutes lui ont été avantageuses, et pour lesquelles M. Donizetti a<br />

écrit quelques nouvelles pages. Il n’arrive pas souvent aux compositeurs étrangers<br />

de voir leur musique adaptée à des traductions aussi élégantes, aussi fidèles et aussi<br />

peu gênantes pour les chanteurs 13 ».<br />

L’opéra raconte les malheurs d’une jeune femme, Lucie de Lammermoor, qu’un<br />

amour impossible unit à Edgar Ravenswood, ennemi de sa famille. Le frère de<br />

Lucie, Henri Ashton, n’a que faire de ses sentiments, et va la marier par tactique<br />

politique à Arthur Bucklaw, neveu d’un ministre. Mais le mariage forcé lors duquel<br />

Edgar réapparaît (acte 2) va amener Lucie à tuer Arthur avant de sombrer dans la<br />

folie qui l’emporte vers la mort à l’acte 3, et Edgar, apprenant trop tard qu’elle ne<br />

l’a pas trahi, se tue, laissant Henri avec ses remords.<br />

Flaubert, dans le chapitre XV de Madame Bovary, présente tout le premier acte,<br />

dont évidemment le magnifique sextuor, auquel il consacre une assez longue<br />

ecphrasis :<br />

[...] les instruments et les chanteurs entonnèrent le sextuor. Edgar, étincelant de furie,<br />

dominait tous les autres de sa voix plus claire ; Ashton lui lançait en notes graves des<br />

9 Publiée également chez Gallimard, La Pléiade.<br />

10 On note aussi que l’inventaire après décès de ses biens (en ligne sur le site de l’Université de<br />

Rouen, transcrit d’après les archives de la Seine-Maritime) ne signale la possession d’aucun instrument<br />

(si ce n’est une mandoline au milieu d’objets folkloriques), ni d’aucune partition.<br />

11 Il a en tout cas vu la version italienne en 1850 : « Hier, nous avons vu la Lucia » dit-il dans une<br />

lettre à sa mère datée du 14 novembre 1850 ; Gustave Flaubert, Correspondance, tome 1, Gallimard, La<br />

Pléiade, 1973, p. 704.<br />

12 Hector BERLIOZ : Critique musicale 1823-1863, Œuvres littéraires, volume 4 (1839-1841),<br />

Buchet-Chastel, Paris, 2003, p. 123-129.<br />

13 Op. cit., p. 129.


66 MUSURGIA<br />

provocations homicides ; Lucie poussait sa plainte aiguë ; Arthur modulait à l'écart des<br />

sons moyens, et la basse-taille du ministre ronflait comme un orgue, tandis que les voix<br />

de femmes, répétant ses paroles, reprenaient en chœur, délicieusement. Ils étaient tous<br />

sur la même ligne à gesticuler ; et la colère, la vengeance, la jalousie, la terreur, la<br />

miséricorde et la stupéfaction s'exhalaient à la fois de leurs bouches entr’ouvertes. 14<br />

On notera d’abord le manque de précision technique, qui confirme le peu de<br />

connaissance de Flaubert : « notes graves / plainte aiguë / sons moyens », seule la<br />

tessiture de « basse-taille » c’est-à-dire de baryton est définie clairement. En<br />

revanche, le narrateur analyse finement le contraste des six passions et propose une<br />

transposition stylistique de la polyphonie du sextuor au travers d’une accumulation<br />

de six substantifs, « colère, vengeance, jalousie, terreur, miséricorde, stupéfaction »,<br />

dont Flaubert dit qu’ils sont « sur la même ligne », description matérielle des six<br />

chanteurs sur scène, mais également de l’admirable contrepoint polyphonique de ce<br />

sextuor. Flaubert introduit également ses personnages dans le même ordre que le<br />

livret, et rappelle que le chœur reprend les paroles du prêtre (le ministre).<br />

Mais avant ce célèbre morceau, Flaubert décrit plusieurs scènes. Notre extrait<br />

présente ainsi une ecphrasis rapide des n°1, introduction et chœur, et n°2, scène et<br />

air avec chœur :<br />

C’était le carrefour d’un bois, avec une fontaine, à gauche, ombragée par un chêne. Des<br />

paysans et des seigneurs, le plaid sur l’épaule, chantaient tous ensemble une chanson de<br />

chasse ; puis il survint un capitaine qui invoquait l’ange du mal en levant au ciel ses deux<br />

bras ; un autre parut ; ils s’en allèrent, et les chasseurs reprirent. 15<br />

Un peu plus loin, c’est le n°4, scène et Cavatine de Lucie :<br />

Mais une jeune femme s’avança en jetant une bourse à un écuyer vert. Elle resta seule, et<br />

alors on entendit une flûte qui faisait comme un murmure de fontaine ou comme des<br />

gazouillements d’oiseau. Lucie entama d’un air brave sa cavatine en sol majeur ; elle se<br />

plaignait d’amour, elle demandait des ailes. 16<br />

Et enfin, le n°5, scène et duo de Lucie et Edgar :<br />

Il pressait Lucie dans ses bras, il la quittait, il revenait, il semblait désespéré : il avait des<br />

éclats de colère, puis des râles élégiaques d’une douceur infinie, et les notes<br />

s’échappaient de son cou nu, pleines de sanglots et de baisers. Emma se penchait pour le<br />

voir, égratignant avec ses ongles le velours de sa loge. Elle s’emplissait le cœur de ces<br />

lamentations mélodieuses qui se traînaient à l’accompagnement des contrebasses,<br />

comme des cris de naufragés dans le tumulte d’une tempête. Elle reconnaissait tous les<br />

enivrements et les angoisses dont elle avait manqué mourir. La voix de la chanteuse ne<br />

lui semblait être que le retentissement de sa conscience, et cette illusion qui la charmait<br />

14 Op. cit., p. 497.<br />

15 Op. cit., p. 495. À rapprocher dans l’opéra des paroles de Henri : « À moi, viens, ouvre tes ailes, /<br />

je t’invoque, ange du mal, / viens, viens servir mes fureurs mortelles, / prête-moi ton bras fatal. » et du<br />

chœur : « Sa vengeance va l’atteindre / car la haine est dans son cœur. / Quelle fureur ! » Livret du CD<br />

de Lucie de Lammermoor, dirigé par Evelino Pidò avec l’Opéra National de Lyon, Virgin Classics,<br />

2002, 7243-5-45528-2-3, p. 45.<br />

16 Op. cit., p. 495.


EMMA BOVARY, SPECTATRICE D’OPÉRA 67<br />

quelque chose même de sa vie. Mais personne sur la terre ne l’avait aimée d’un pareil<br />

amour. Il ne pleurait pas comme Edgar, le dernier soir, au clair de lune, lorsqu’ils se<br />

disaient : « À demain, à demain !...» La salle craquait sous les bravos ; on recommença la<br />

strette entière ; les amoureux parlaient des fleurs de leur tombe, de serments, d’exil, de<br />

fatalité, d’espérances 17 .<br />

Ce qui frappe dans cette ecphrasis, encore une fois, c’est que Flaubert tente<br />

moins de décrire la musique que l’action scénique, car en réalité c’est l’histoire<br />

racontée qui intéresse Emma et Charles. Il n’est question que de la contrebasse, ce<br />

qui ne permet pas vraiment de reconnaître le passage précis, car les amoureux<br />

enchaînent à ce moment-là trois duos 18 .<br />

En effet, cette ecphrasis est en même temps une mise en abyme, car Emma se<br />

reconnaît dans l’opéra de Donizetti. La définition que donne Lucien Dällenbach 19<br />

de la mise en abyme ou récit spéculaire est la suivante : « Est mise en abyme tout<br />

miroir interne réfléchissant l’ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou<br />

spécieuse. » Le sujet du livre (ou une partie de ce sujet) se trouve transposé et réduit<br />

en une œuvre d’art intégrée au cœur du livre, qu’il s’agisse d’une œuvre d’art<br />

fictive ou réelle, littéraire ou appartenant à une autre forme d’art. L’œuvre mise en<br />

abyme doit aider le lecteur, grâce à sa force symbolique, à mieux comprendre le<br />

livre. Ainsi, dans l’opéra de Donizetti, Emma se retrouve, croit y lire son propre<br />

destin, même si elle dramatise son mariage (qui n’a jamais été un mariage forcé<br />

comme celui de Lucie). Flaubert ne cesse de mettre en parallèle l’opéra et<br />

l’interprétation personnelle qu’en donne Emma :<br />

Lucie entama d’un air brave sa cavatine en sol majeur ; elle se plaignait d’amour, elle<br />

demandait des ailes. Emma, de même, aurait voulu, fuyant la vie, s’envoler dans une<br />

étreinte 20 .<br />

La voix de la chanteuse ne lui semblait être que le retentissement de sa conscience, et<br />

cette illusion qui la charmait quelque chose même de sa vie. Mais personne sur la terre<br />

ne l’avait aimée d’un pareil amour 21 .<br />

Ainsi, l’œuvre mise en abyme et l’histoire d’Emma sont-elles intimement liées.<br />

Le passage de Lucie à Emma est réalisé matériellement grâce à l’utilisation du<br />

discours indirect libre, et grâce à l’asyndète 22 qui permet le passage sans transition<br />

de Lucie à Emma, comme dans l’exemple suivant :<br />

17<br />

Op. cit., p. 496.<br />

18<br />

On reconnaît cependant les paroles de la toute fin de la dernière scène de l’acte I : ensemble :<br />

« Ah ! vers toi toujours s’envolera / mon rêve d’espérance ! / Le bruit des flots pour toi sera / l’écho de<br />

ma souffrance ! » Edgard : « Si mon pauvre cœur désolé / à sa douleur succombe, / donne une larme à<br />

l’exilé ! / Que ton cœur soit sa tombe ! » Lucie : « Jette une fleur sur ma tombe ! ». Livret, p. 65.<br />

19<br />

Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Le Seuil, 1977, p. 52.<br />

20<br />

Op. cit., p. 495.<br />

21<br />

Op. cit., p. 496.<br />

22<br />

Figure de style consistant en l’absence de liaison syntaxique entre deux phrases ou deux<br />

segments.


68 MUSURGIA<br />

Lucie s’avançait, à demi soutenue par ses femmes, une couronne d’oranger dans les<br />

cheveux, et plus pâle que le satin blanc de sa robe. Emma rêvait au jour de son mariage ;<br />

et elle se revoyait là-bas, au milieu des blés, sur le petit sentier, quand on marchait vers<br />

l’église. Pourquoi donc n’avait-elle pas, comme celle-là, résisté, supplié ?<br />

Ce nouvel exemple confirme donc que c’est l’histoire et le caractère de l’héroïne<br />

qui intéressent Emma, plus que la musique. Elle se projette dans l’héroïne,<br />

s’identifie à elle, comme elle l’a fait aussi avec les romans qu’elle a lus, notamment<br />

ceux de Walter Scott, dont il est question ici, puisque l’opéra de Donizetti prend sa<br />

source dans un roman de Walter Scott, La Fiancée de Lammermoor 23 . Or l’écrivain<br />

anglais est précisément de ceux qu’Emma a dévorés dans sa jeunesse, dans l’ennui<br />

du couvent :<br />

Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des<br />

vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques,<br />

rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux<br />

manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient<br />

leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de<br />

la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce<br />

temps-là le culte de Marie Stuart et des vénérations enthousiastes à l’endroit des femmes<br />

illustres ou infortunées. Jeanne d’Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et<br />

Clémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes sur l’immensité<br />

ténébreuse de l’histoire [...]. 24<br />

On note alors qu’Emma, dans son rapport aux œuvres d’art, recherche toujours<br />

cet effet de miroir caractéristique de la mise en abyme : elle cherche des héroïnes à<br />

qui s’identifier, ce qui témoigne de son manque de maturité psychologique, et<br />

augure aussi de sa difficulté à vivre la réalité puisqu’elle ne comprend pas,<br />

fondamentalement, l’art.<br />

Le débat sur la musique<br />

À première vue, le narrateur semble exercer son ironie contre la musique et<br />

particulièrement contre le ténor. Certains critiques l’ont remarqué, mais n’ont pas<br />

été plus loin que cette première impression 25 .<br />

On note en effet la description des instruments, peu flatteuse :<br />

[...] puis les musiciens entrèrent les uns après les autres, et ce fut d'abord un long<br />

charivari de basses ronflant, de violons grinçant, de pistons trompettant, de flûtes et de<br />

flageolets qui piaulaient 26 .<br />

23 The Bride of Lammermoor, 1819.<br />

24 Op. cit., p. 325.<br />

25 François SABATIER, « La musique de Flaubert : de l’observation scrupuleuse à l’ironie », La<br />

Musique dans la prose française, Paris, Fayard, 2004, p. 306-319, ne voit dans ce chapitre qu’une<br />

« critique en règle, mais souvent amusante » de l’opéra et de ses chanteurs (p. 306).<br />

26 Op. cit., p. 494.


EMMA BOVARY, SPECTATRICE D’OPÉRA 69<br />

Le mot charivari notamment est chargé de connotations négatives, ce<br />

« tapage » 27 que l’on fait sous les fenêtres d’un couple de jeunes mariés lors de la<br />

nuit de noces se fait avec des « ustensiles ménagers », des « huées » ; c’est un bruit<br />

assourdissant, un vacarme bruyant et cacophonique. Les verbes « ronfler, grincer,<br />

piauler » ont les mêmes connotations dévalorisantes.<br />

Le portrait du ténor, Lagardy, est surtout persifleur :<br />

[...] cette célébrité sentimentale ne laissait pas que de servir à sa réputation artistique. Le<br />

cabotin diplomate avait même soin de faire toujours glisser dans les réclames une phrase<br />

poétique sur la fascination de sa personne et la sensibilité de son âme. Un bel organe, un<br />

imperturbable aplomb, plus de tempérament que d’intelligence et plus d’emphase que de<br />

lyrisme, achevaient de rehausser cette admirable nature de charlatan, où il y avait du<br />

coiffeur et du toréador 28 .<br />

La phrase déroule les substantifs selon un principe toujours déceptif, dénonçant en<br />

fait le manque d’intelligence et de lyrisme, et l’inauthenticité (on y revient) du<br />

personnage.<br />

Cependant, il nous semble que l’ironie est beaucoup plus féroce contre Emma et<br />

contre Charles, que contre la musique. Certes, Flaubert, comme dans une de ses<br />

lettres personnelles 29 , critique l’aspect vain du théâtre (les gens n’y vont que pour se<br />

montrer, discutent affaires pendant le spectacle, décors et costumes sont ridicules),<br />

mais cela ne signifie pas que la musique soit critiquée, au contraire : personne n’a<br />

l’air de la comprendre vraiment. Ainsi, Charles, ce qui n’étonne guère le lecteur, n’a<br />

aucune sensibilité musicale :<br />

Malgré les explications d’Emma, dès le duo récitatif où Gilbert expose à son maître<br />

Ashton ses abominables manœuvres, Charles, en voyant le faux anneau de fiançailles qui<br />

doit abuser Lucie, crut que c’était un souvenir d’amour envoyé par Edgar. Il avouait, du<br />

reste, ne pas comprendre l’histoire, – à cause de la musique – qui nuisait beaucoup aux<br />

paroles.<br />

« – Qu’importe ? dit Emma ; tais-toi !<br />

– C’est que j’aime, reprit-il en se penchant sur son épaule, à me rendre compte, tu sais<br />

bien.<br />

– Tais-toi ! tais-toi ! » fit-elle impatientée 30 .<br />

27 Grand Larousse de la langue française, 1989, tome 1, p. 680 : « Charivari : tapage fait avec des<br />

ustensiles ménagers, des instruments sonores, et accompagné de huées, qu’il était d’usage d’organiser<br />

autrefois, dans la nuit suivant le mariage, sous les fenêtres d’un couple dont l’union paraissait mal<br />

assortie ou insolite. »<br />

28 Op. cit., p. 495-496.<br />

29 « Je n’ai jamais vu, dans un théâtre, les coiffures des femmes dites en toilette, sans avoir envie de<br />

vomir, à cause de toute la colle de poisson qui plaque leurs bandeaux, etc. ! – et la vue des acteurs, qui<br />

ont quand même (même en jouant Guillaume Tell) des gants Jouvin, suffit à me faire détester l’Opéra !<br />

– Quels imbéciles ! Et l’expression de la main, que devient-elle avec un gant ? Imaginez donc une<br />

statue gantée ! Tout doit parler dans les Formes, et il faut qu’on voie toujours le plus possible d’âme.<br />

Comme voilà parlé de chiffons, n’est-ce pas ? » (Lettre à Louise Colet. [Croisset] Dimanche soir [29<br />

janvier 1854]. Gustave FLAUBERT, Correspondance, tome II, Gallimard, La Pléiade, 1980, p. 520.<br />

30 Op. cit., p. 496-497.


70 MUSURGIA<br />

Malgré sa bonne volonté, Charles ne comprend rien à l’histoire, mais surtout, la<br />

preuve de ses limites tient dans sa vision de la musique : la musique nuit à<br />

l’histoire. Nous avons donc ici déjà l’indice d’une inscription dans la réflexion<br />

traditionnelle sur l’opéra : la musique doit-elle primer sur le livret, ou le contraire ?<br />

Le débat est ici volontairement dégradé, devant la trivialité des commentaires de<br />

Charles.<br />

Mais Emma, malgré la condescendance qu’elle témoigne à son époux, n’a pas<br />

une vision de la musique plus intelligente ni plus sensible. L’ironie de Flaubert<br />

s’exerce donc aussi contre elle, dans ce mécanisme dont Nathalie Sarraute a montré<br />

la finesse : le discours indirect libre donne accès aux pensées d’Emma, mais le<br />

narrateur les discrédite au même moment, dénonçant leur inauthenticité. Emma,<br />

dans sa perception de la musique, apparaît attachée à l’anecdotique, et son ressenti<br />

de l’opéra semble marqué par un érotisme de mauvais goût, que Kurt Ringger 31<br />

note à plusieurs réactions d’Emma :<br />

Elle se laissait aller au bercement des mélodies et se sentait elle-même vibrer de tout son<br />

être comme si les archets des violons se fussent promenés sur ses nerfs.<br />

[...] Emma, de même, aurait voulu, fuyant la vie, s’envoler dans une étreinte.<br />

[...] Emma se penchait pour le voir, égratignant avec ses ongles le velours de sa loge.<br />

[...] quand ils poussèrent l’adieu final, Emma jeta un cri aigu, qui se confondit avec la<br />

vibration des derniers accords 32 .<br />

Les réactions physiques et nerveuses d’Emma semblent totalement en décalage<br />

par rapport au spectacle de l’opéra, et le cri jeté notamment tourne en ridicule son<br />

état émotionnel. Les propos qu’elle tient, également, puisqu’elle dit, un peu plus<br />

tard, que la chanteuse « crie trop fort » dans la scène de la folie, verbe évidemment<br />

inapproprié... Elle n’écoute d’ailleurs plus du tout la musique, après l’entracte, tout<br />

occupée qu’elle est à évoquer ses souvenirs avec Léon :<br />

Mais, à partir de ce moment, elle n'écouta plus ; et le chœur des conviés, la scène<br />

d'Ashton et de son valet, grand duo en ré majeur, tout passa pour elle dans l'éloignement,<br />

comme si les instruments fussent devenus moins sonores et les personnages plus reculés<br />

[...] 33 .<br />

et les trois héros sortent en plein milieu de l’opéra sur l’initiative de Léon :<br />

« Est-ce que cela vous amuse ? » dit-il en se penchant sur elle de si près, que la pointe de<br />

sa moustache lui effleura la joue.<br />

Elle répondit nonchalamment :<br />

« Oh ! mon Dieu, non ! pas beaucoup. »<br />

31 Kurt RINGGER : « Lucia di Lammermoor ou les regrets d’Emma Bovary », in Littérature et<br />

opéra, textes recueillis par Ph. Berthier et K. Ringger, Presses Universitaires de Grenoble, 1987, p. 69-<br />

79. « Est-il besoin d’insister sur le registre manifestement érotique dans lequel s’épanouit la description<br />

flaubertienne de la jouissance opératique qu’éprouve la femme de Charles Bovary [...] ? » (p. 71).<br />

32 Op. cit., p. 495-496.<br />

33 Op. cit., p. 499.


EMMA BOVARY, SPECTATRICE D’OPÉRA 71<br />

Alors il fit la proposition de sortir du théâtre, pour aller prendre des glaces quelque<br />

part 34 .<br />

L’ironie de Flaubert, pour nous, s’exerce donc bien moins contre la musique que<br />

contre ses personnages, incapables, comme la plupart des spectateurs, d’apprécier la<br />

musique.<br />

C’est en 1854 que le musicologue allemand Edouard Hanslick publie un<br />

ouvrage important, qui marque un débat profond du XIX e siècle : Du beau dans la<br />

musique 35 , autour duquel se rallient les partisans de la musique pure, admirateurs de<br />

Brahms, contre la musique à programme notamment. Ce n’est pas tellement cette<br />

partie du débat qui nous intéresse ici, puisque nous sommes devant un opéra, genre<br />

hybride dans lequel musique et texte se mêlent intimement. Flaubert n’a sûrement<br />

pas lu Hanslick, étant donné que, comme nous l’avons dit, Flaubert n’est pas un<br />

musicien, simplement un mélomane ordinaire.<br />

Mais Emma Bovary apparaît typiquement comme la cible visée par Hanslick<br />

dans son livre, quand il reproche aux auditeurs de musique la réception erronée<br />

qu’ils en font :<br />

Etudier clairement le contenu de la musique, comme une forme autonome du beau, voilà<br />

une démarche qui, jusqu’à nos jours, a paru impraticable à l’esthétique musicale. En<br />

attendant, le « sentiment » continue à faire des siennes au grand jour. Comme autrefois,<br />

le beau musical est considéré exclusivement dans les effets qu’il produit, et les livres, les<br />

critiques et les conversations confirment chaque jour cette vieille erreur, que la passion<br />

ou l’émotion est la seule base esthétique de la musique, et que c’est à elle seule qu’il<br />

appartient de fixer les limites dans lesquelles peut s’exercer le jugement porté sur une<br />

œuvre 36 .<br />

Hanslick explique en effet que la musique souffre de deux définitions aussi<br />

fausses l’une que l’autre : la première, qui voudrait que la musique éveille des<br />

sentiments beaux, en lui donnant une valeur morale que l’église catholique lui a<br />

longtemps attribuée, et que Hanslick nie ; il tente de séparer le beau esthétique du<br />

bon éthique. La seconde définition, toujours d’actualité d’ailleurs, est que le<br />

contenu de la musique consiste en les sentiments qu’elle éveille chez nous. Or pour<br />

Hanslick, « la faculté par laquelle nous recevons l’impression du beau n’est point le<br />

sentiment, mais l’imagination, c’est-à-dire l’état actif de la pure contemplation » 37 .<br />

Il considère donc que les sentiments, que l’on parle de ceux du compositeur comme<br />

de ceux de l’auditeur, n’ont rien à voir avec le beau musical.<br />

Dès lors, Emma se trompe, dans sa réception purement émotive (et non<br />

esthétique) de la musique :<br />

Elle s’emplissait le cœur de ces lamentations mélodieuses qui se traînaient à<br />

l’accompagnement des contrebasses, comme des cris de naufragés dans le tumulte d’une<br />

34 Op. cit., p. 499.<br />

35 Edouard HANSLICK : Du Beau dans la musique, Christian Bourgois, 1986.<br />

36 Op. cit., p. 60-61.<br />

37 Op. cit., p. 62-63.


72 MUSURGIA<br />

tempête. Elle reconnaissait tous les enivrements et les angoisses dont elle avait manqué<br />

mourir. La voix de la chanteuse ne lui semblait être que le retentissement de sa<br />

conscience, et cette illusion qui la charmait quelque chose même de sa vie 38 .<br />

Elle recherche l’identification au personnage et l’exaltation de ses sentiments<br />

intimes, dans une audition qui n’a rien de contemplative. L’étape ultime de cette<br />

exagération sentimentale est l’élan amoureux qui la pousse vers Lagardy à la fin du<br />

sextuor :<br />

Mais une folie la saisit : il la regardait, c’est sûr ! Elle eut envie de courir dans ses bras<br />

pour se réfugier en sa force, comme dans l’incarnation de l’amour même, et de lui dire,<br />

de s’écrier : « Enlève-moi, emmène-moi, partons ! À toi, à toi ! toutes mes ardeurs et<br />

tous mes rêves ! » 39 .<br />

Certes, rien de plus banal que de tomber amoureux d’un personnage d’opéra, et<br />

Hanslick ne nie pas que les sentiments interviennent dans la musique, mais ce qu’il<br />

affirme, c’est que cela n’a rien à voir avec le beau, et que celui qui ne s’intéresse<br />

qu’à ses sentiments, ne voit pas la beauté de la musique.<br />

Hanslick reconnaît en effet que la musique est un art sensoriel en même temps<br />

qu’idéal, et il affirme que la Musique a une remarquable parenté avec nos nerfs : le<br />

propre de la musique est de nous envahir, de s’adresser par les sensations<br />

notamment cinétiques à notre système nerveux, mais il oppose à cet aspect la<br />

« contemplation pure » :<br />

Il faut donc que, dans la production et dans la compréhension d’une œuvre musicale, un<br />

autre élément se dégage, représentant la partie esthétique pure de la musique, et se<br />

rapprochant des conditions générales de beauté communes aux autres arts, en opposition<br />

à l’excitation des sentiments par la musique. C’est la contemplation pure 40 .<br />

Or, Emma Bovary est précisément une de ces natures nerveuses, qui sort, à ce<br />

moment du livre, d’une longue dépression qui suit un long état nerveux (quarantetrois<br />

jours de délire fiévreux indique le narrateur 41 ) consécutif au départ de<br />

Rodolphe. Et dans l’exemple que nous avons déjà cité 42 , la comparaison assez<br />

convenue des nerfs de la femme aux cordes d’un violon (en boyau de mouton en<br />

réalité) présente Emma comme essentiellement sensitive et non contemplative.<br />

Enfin, Hanslick établit un rapport inversement proportionnel entre la culture<br />

musicale des auditeurs et leur émotivité. Pour lui, « moins la résistance opposée par<br />

la culture est grande, plus la musique agit violemment » 43 . « L’exagération<br />

sentimentale est surtout le fait de ces auditeurs dont la culture ne va pas jusqu’à la<br />

38 Op. cit., p. 496.<br />

39 Op. cit., p. 498.<br />

40 Op. cit., p. 131.<br />

41 « On crut qu’elle avait le délire ; elle l’eut à partir de minuit : une fièvre cérébrale s’était<br />

déclarée. Pendant quarante-trois jours Charles ne la quitta plus ». Op. cit., p. 483.<br />

42 « Elle se laissait aller au bercement des mélodies et se sentait elle-même vibrer de tout son être<br />

comme si les archets des violons se fussent promenés sur ses nerfs. »<br />

43 Op. cit., p. 136-137.


EMMA BOVARY, SPECTATRICE D’OPÉRA 73<br />

compréhension du beau musical » 44 . Pourtant, Emma a reçu une certaine éducation,<br />

lit, joue du piano, mais il est certain qu’elle n’a pas du tout compris ce qu’elle a lu,<br />

et que son éducation au couvent ne l’a pas amenée à beaucoup réfléchir... Elle reçoit<br />

donc la musique de la manière qui déplaît le plus à Hanslick : elle lui sert à<br />

s’exalter, elle l’utilise pour arriver à un certain état d’âme, et la musique, selon le<br />

musicologue allemand, perd alors son statut d’art pour devenir un simple décor, un<br />

prétexte à des sensations et à des émotions qui n’ont pas grand chose à voir avec la<br />

musique en fin de compte.<br />

Pour conclure, il nous semble que dans ce texte, ce n’est pas l’opéra qui est visé,<br />

mais bien la réception qu’en font Charles et surtout Emma. Comme ces amateurs<br />

non éclairés que Hanslick abhorre, ils sont incapables de contemplation esthétique,<br />

et c’est cette médiocrité que Flaubert, à son tour, révèle, comme il le fera dans<br />

Bouvard et Pécuchet sur bien d’autres points. La mise en abyme à laquelle se livre<br />

Emma, se projetant dans la vie de l’héroïne Lucie, est une erreur interprétative<br />

d’Emma, une de plus ; de la même façon que de la littérature, elle n’a retenu qu’un<br />

romantisme dévoyé, elle ne voit dans la musique qu’un moyen d’exalter ses<br />

sentiments. L’ecphrasis à laquelle nous assistons permet donc de montrer<br />

précisément comment la réception de l’art par Emma Bovary se fait inauthentique<br />

et la pousse à se tromper complètement sur l’art et ses fonctions.<br />

Références :<br />

BERLIOZ, Hector, « Théâtre de la Renaissance : première représentation de Lucie de<br />

Lammermoor », Critique musicale 1823-1863, <strong>Volume</strong> 4, Paris, Buchet /<br />

Chastel, 2003, p. 123-129.<br />

CORRE, Christian, « La description de la musique », Littérature et musique dans la<br />

France contemporaine, textes réunis par J.-L. Backès, C. Coste et D. Pistone,<br />

Presses universitaires de Strasbourg, 2001.<br />

DALLENBÄCH, Lucien, Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Le<br />

Seuil, 1977.<br />

DONIZETTI, Gaetano, Lucie de Lammermoor, dirigé par Evelino Pidò avec l’Opéra<br />

National de Lyon, CD Virgin Classics, 2002, 7243-5-45528-2-3.<br />

FAUQUET, Joël-Marie, « Emma et Lucia ou l’attirante fantasmagorie des réalités<br />

sentimentales », L’Avant-scène Opéra, septembre 1983, Donizetti : Lucia di<br />

Lammermoor.<br />

FLAUBERT, Gustave, Correspondance, tomes I et II, Paris, Gallimard, La Pléiade,<br />

1973 et 1980.<br />

HANSLICK, Edouard, Du Beau dans la musique, Paris, Christian Bourgois, 1986.<br />

44 Op. cit., p. 141.


74 MUSURGIA<br />

MOLINIE, Georges, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, 1992.<br />

PROUST, Marcel, « à propos du style de Flaubert », Sur Baudelaire, Flaubert et<br />

Morand, Bruxelles, Éditions Complexe, 1987, p. 63-87.<br />

RINGGER, Kurt, « Lucia di Lammermoor ou les regrets d’Emma Bovary »,<br />

Littérature et opéra, textes recueillis par Ph. Berthier et K. Ringger, Presses<br />

Universitaires de Grenoble, 1987, p. 69-79.<br />

SABATIER, François : « La musique de Flaubert : de l’observation scrupuleuse à<br />

l’ironie », La Musique dans la prose française, Paris, Fayard, 2004, p. 306-319.<br />

SARRAUTE, Nathalie, « Paul Valéry et l’Enfant d’Eléphant », Flaubert le<br />

précurseur, Paris, Gallimard, 1986, p.61-89.


R É S U M É S<br />

Nidaa ABOU MRAD, L’isotopie sémantique<br />

en tant que révélateur de l’exosémie musicale<br />

De profondes divergences systémiques sont observées entre, d’une part, les<br />

traditions musicales du Proche-Orient et, d’autre part, les musiques occidentales de<br />

grande diffusion. Or, l’acculturation moderniste par hybridation avec le système<br />

harmonique tonal constitue le trait dominant de la production musicale arabe des<br />

trois-quarts de siècle écoulés. La question de la cohésion au niveau neutre des<br />

énoncés acculturés se pose au même titre que celle de la mise en exergue des<br />

références allochtones. Cet article propose l’application de la notion d’isotopie<br />

sémantique au champ musical du Proche-Orient en guise de procédure<br />

d’authentification, et ce, en généralisant l’approche homologue proposée par Jean-<br />

Pierre Bartoli pour étudier l’exotisme musical. En élaborant un « indice isosémique<br />

d’exosémie », cette procédure fournit in fine un abord typologique permettant de<br />

cataloguer les métissages musicaux et de concrétiser la notion de pertinence<br />

acculturative musicale.<br />

Jean-Luc LEROY, Principes d’organisation des hauteurs discrètes<br />

dans les systèmes musicaux<br />

Cet article considère les dimensions du processus mélodique essentiellement basées<br />

sur des hauteurs discrètes. Il vise à tracer un cadre notionnel qui permette de mettre<br />

en lumière des mécanismes très généraux et à réduire l’hétérogénéité des études des<br />

systèmes musicaux, notamment entre le système normalisé de la musique<br />

occidentale savante moderne et les autres systèmes. Cette entreprise s’inscrit dans<br />

un projet de bio-anthropo-musicologie dont l’ambition est de dépasser l’approche<br />

descriptive au profit d’une approche explicative du phénomène musical. Nous<br />

proposons d’abord une définition des notions principales qui permettent de décrire<br />

l’organisation du champ des hauteurs discrètes dans le processus musical : tonalité,<br />

harmonie et modalité. Nous décrivons ensuite trois niveaux d’organisation de ce<br />

champ, soulignant en particulier l’analyse de diverses productions musicales qui<br />

paraissent représentatives de ces niveaux.<br />

Olivier JULIEN, « Musiques populaires » :<br />

de l’exception culturelle à l’anglicisme<br />

Au cours des quinze dernières années, les chercheurs francophones spécialisés dans<br />

l’étude des musiques populaires ont pris l’habitude de préciser qu’ils employaient<br />

l’expression de musiques populaires « au sens anglo-saxon de popular music ». Le<br />

présent article tente d’expliquer cette habitude en l’examinant sous l’angle du<br />

glissement sémantique entre « musiques populaires au sens de musiques<br />

traditionnelles » et « musiques populaires au sens de musiques industrielles » qui a<br />

caractérisé le monde anglo-américain au tournant des XIX e et XX e siècles.


76 MUSURGIA<br />

Anne-Claire GIGNOUX, La musique dans la littérature :<br />

Emma Bovary, spectatrice d’opéra<br />

Cette étude porte sur la description littéraire de la musique. Dans le chapitre XV de<br />

Madame Bovary de Gustave Flaubert, les Bovary se rendent à l’opéra de Rouen<br />

pour écouter Lucie de Lammermoor, l’opéra de Donizetti. Au premier abord, le<br />

texte présente une image dégradée de la réception de l’opéra. Derrière la satire, on<br />

découvre la vision de la musique de l’écrivain, et les moyens littéraires à sa<br />

disposition pour tenter une description de la musique, notamment l’ecphrasis et la<br />

mise en abyme. L’attitude de spectateur des Bovary est aussi à replacer dans le<br />

contexte du débat esthétique du XIX e siècle, marqué par le musicologue Edouard<br />

Hanslick, autour de l’expression des sentiments et des fonctions du langage<br />

musical.


A B S T R A C T S<br />

Nidaa ABOU MRAD, Semantic isotopy as revealing feature<br />

of musical exosemy<br />

Deep systemic differences can be observed between the musical traditions of the<br />

Near East on the one hand and Occidental music of large diffusion on the other<br />

hand. The modernist acculturation by hybridization with the tonal harmonic system<br />

is a dominant feature of the Arabic musical production of the last three quarters of<br />

the century. The question of the cohesion at the neutral level of acculturated<br />

productions arises as much as that of pointing up allochtonous references. This<br />

paper proposes applying the notion of semantic isotopy to the musical field of the<br />

Near East, as a technique of authentication, by generalizing the similar approach<br />

proposed by Jean-Pierre Bartoli to study musical exoticism. Elaborating an<br />

“isosemic index of exosemy”, this technique develops a typological approach<br />

allowing a classification of musical mix and realizing the notion of acculturative<br />

musical pertinence.<br />

Jean-Luc LEROY, Principles of discrete pitch organization in musical systems<br />

This paper considers the dimensions of the melodic process essentially based on<br />

discrete pitches. It aims to sketch a notional framework which helps to highlight<br />

very general mechanisms that might reduce the divide in the study of musical<br />

systems, notably between the normalised system of modern Western art music and<br />

“other” systems. This aim is part of a project of bio-anthropo-musicology, the<br />

ambition of which is to go beyond a descriptive approach towards an explanatory<br />

approach of the phenomenon of music. Firstly, we will propose a definition of the<br />

principal notions allowing us to describe the organisation of the field of discrete<br />

pitches through the melodic process: tonality, harmony, and modality. Secondly, we<br />

will describe the three levels of organisation in this field, stressing in particular the<br />

analysis of diverse musical productions that seem to express these levels.<br />

Olivier JULIEN, “Musiques populaires”: from cultural exception to anglicism<br />

During the past fifteen years or so, French-speaking popular music scholars have<br />

shown a growing tendency to specify that the term musiques populaires should be<br />

understood « in the Anglo-Saxon sense of “popular music” ». This article aims to<br />

explain the latter trend in terms of the semantic shift from « popular music in the<br />

sense of traditional music » to « popular music in the sense of industrial music »<br />

which characterized the Anglo-American world at the turn of the nineteenth and<br />

twentieth centuries.<br />

Anne-Claire GIGNOUX, Music in fiction : Emma Bovary, opera beholder<br />

This study focuses on the literary description of music. In the 15 th chapter of<br />

Gustave Flaubert’s Madame Bovary, the Bovarys go to the opera house in Rouen to<br />

listen to Donizetti’s Lucie de Lammermoor. At first sight, the text presents a


78 MUSURGIA<br />

debased view of opera. However, behind the satire, we are made to discover<br />

Flaubert’s own opinion about music and the literary means at his disposal to try to<br />

describe music, especially the ecphrasis and the “mise en abyme”. Mr and Mrs<br />

Bovary’s attitude must then be set back into the context of the aesthetic debate of<br />

the 19 th century, led by the musicologist Edouard Hanslick, and dealing with the<br />

expression of emotions and the various functions of the music language.


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Une revue destinée à tous ceux<br />

— professionnels ou amateurs —<br />

qui s’intéressent à la signification de la musique et<br />

à la connaissance des formes pour contribuer<br />

à développer et enrichir la pratique, la connaissance,<br />

la pédagogie ou le simple plaisir<br />

d’une audition avertie.<br />

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INSTRuCTIoNS Aux AuTeuRS<br />

Les articles soumis à Musurgia doivent répondre aux normes ci-dessous (voir aussi http://musurgia.free.fr). Pour tout ce qui n’est<br />

pas précisé ici, les auteurs s’inspireront de la présentation des numéros récents de la revue.<br />

1. Texte<br />

Les articles ne doivent pas dépasser une quinzaine de pages (environ 2 000 signes chacune), exemples et illustrations compris. Le<br />

texte sera subdivisé en parties précédées de brefs intertitres, avec trois niveaux d’intertitres au maximum. Il sera accompagné d’un<br />

résumé en français et, si possible, en anglais, d’une dizaine de lignes. Le nom de l’auteur sera accompagné d’une note infrapaginale<br />

indiquant ses titres et qualités.<br />

Les textes devront parvenir à la rédaction sous les deux formats suivants :<br />

1. une version informatique (disquette, Cdrom ou courrier électronique) ;<br />

2. un tirage imprimé.<br />

L’envoi indiquera l’adresse de l’auteur et, si possible, son adresse électronique.<br />

2. Exemples musicaux, graphiques, encadrés, tableaux<br />

Les exemples musicaux, graphiques, encadrés et tableaux seront numérotés et présentés soit dans un format graphique électronique<br />

d’une résolution de 300 ppp au minimum, soit imprimés sur des feuillets séparés, prêts à la reproduction ; ils seront accompagnés<br />

de légendes précises (auteur, œuvre, n° des mesures, références bibliographiques, etc.). Le texte de l’article comportera des renvois<br />

à ces exemples et illustrations, dont l’emplacement exact ne peut être établi a priori. Les citations d’œuvres protégées doivent être<br />

accompagnées d’une autorisation de reproduction.<br />

3. Références bibliographiques<br />

Chaque article fournira des références bibliographiques précises dans les notes infrapaginales (ou éventuellement sous forme d’une<br />

liste bibliographique suivant le texte ; dans ce second cas, les références en notes peuvent être abrégées). Les références complètes<br />

répondront aux normes suivantes :<br />

— pour les livres : NoM, Prénom(s), Titre, précisions complémentaires éventuelles figurant sur la page de titre (par exemple concernant<br />

la préface, la traduction, etc.), lieu, éditeur, date. [renseignements complémentaires éventuels.]<br />

exemples :<br />

Jean-Philippe rAMeAu, Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, préface de Jean-Michel bardez, Genève, Slatkine<br />

reprints, 1992. [Fac-similé de la première édition, Paris, ballard, 1722.]<br />

egon WeLLeSz et Frederick SterNFeLd (éd.), The Age of enlightenment 1745-1790 (The New oxford History of Music 7), London,<br />

oxford university Press, 1973.<br />

— pour les articles : Prénom(s), NoM, « titre de l’article », Nom de la revue, tomaison (date), pages. [renseignements complémentaires<br />

éventuels.]<br />

exemple :<br />

A. Peter broWN et James t. berteNStoCk, « Joseph Haydn in Literature : a bibliography », Haydn Studies III (1974), p. 173-352.<br />

— discographie : Auteur, Œuvre, Interprète(s), nature du support, éditeur, date, n° d’éditeur.<br />

exemple :<br />

Frédéric CHoPIN, Études, François-rené duchâble, Cd erato, 1981, 2292-45178-2.<br />

dans la bibliographie éventuelle, le nom des auteurs précède le prénom. S’il y a lieu, les partitions, les manuscrits et autres archives<br />

seront regroupés dans une partie séparée de la bibliographie.<br />

4. Protocole d’édition<br />

L’auteur pourra relire les premières épreuves de son article, qu’il renverra corrigées dans les plus brefs délais. Les corrections<br />

d’épreuves ne concernent que les fautes d’impression ; les modifications d’auteur sont interdites. L’auteur recevra trois exemplaires<br />

du numéro de la revue et dix tirés à la suite de son article.<br />

Les manuscrits sont à adresser à<br />

Nicolas MeeùS, 31, rue de l’escrime, b-1190 bruXeLLeS, beLGIque<br />

musurgia@free.fr


Musurgia<br />

2010 — <strong>Volume</strong> <strong>XVII</strong> — n° 1<br />

Publié avec le concours de la Société Française d’Analyse Musicale,<br />

du Centre de recherche « Patrimoines et Langages Musicaux »<br />

(Université Paris-Sorbonne) et du Centre National du Livre<br />

Nidaa Abou MrAd, L’isotopie sémantique en tant que révélateur de l’exosémie<br />

musicale.<br />

Jean-Luc Leroy, Principes d’organisation des hauteurs discrètes dans les systèmes<br />

musicaux.<br />

olivier JuLieN, « Musiques populaires » : de l’exception culturelle à l’anglicisme.<br />

Anne-Claire GiGNoux, La musique dans la littérature : emma bovary, spectatrice<br />

d’opéra.<br />

Les auteurs<br />

Nidaa Abou MRAd est Professeur de Musicologie générale des traditions, directeur<br />

de l’Institut Supérieur de Musique de l’université Antonine au Liban.<br />

Jean-Luc LeRoy est Maître de conférences à l’université de Provence (Aix-<br />

Marseille 1), Professeur agrégé d’éducation musicale, docteur en Histoire de la<br />

Musique et Musicologie de l’université Paris Sorbonne-Paris 4, Master professionnel<br />

en psychologie clinique, psychopathologie et psychothérapies de l’université<br />

Paris 8.<br />

olivier JuLIeN est Maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV),<br />

membre permanent du groupe JCMP de l’observatoire Musical Français.<br />

Anne-Claire GIGNoux est Professeur agrégé et docteur ès lettres.<br />

ISSN : 1257-7537<br />

Code ArtICLe : 978-2-7472-1763-7<br />

12, rue du Quatre-Septembre, 75002 PARIS<br />

Tél. : 01 42 86 55 65 – Fax : 01 42 60 45 35

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