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Construction impossible et défense improbable : la ... - e-Sorbonne

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troisième partie<br />

Bâtisseurs <strong>et</strong> architectes<br />

modèles <strong>et</strong> contre-modèles littéraires


constRuction <strong>impossible</strong> <strong>et</strong> dÉFense impRobable<br />

<strong>la</strong> touR du Roi veRtigieR (dans l’HIStORIA BRIttONUM DE NENNIUS,<br />

l’HIStORIA REGUM BRItANNIæ de geoFFRoy de monmouth,<br />

le BRUt de Wace <strong>et</strong> le MERLIN de RobeRt de boRon)<br />

Irène Fabry<br />

université de <strong>la</strong> sorbonne-nouvelle<br />

dans l’Histoire des rois de Br<strong>et</strong>agne de geoffroy de monmouth 1 (xii e s.),<br />

vertigier s’efforce d’ériger une tour qui ne cesse de s’écrouler. c<strong>et</strong>te tentative<br />

illustre le vain effort de l’usurpateur pour tenter d’échapper à un destin qui<br />

va le rattraper. comment est exprimée <strong>et</strong> expliquée c<strong>et</strong>te impossibilité de<br />

construire ? <strong>la</strong> question architecturale se double d’une réflexion politique <strong>et</strong><br />

morale déterminante dans l’entreprise d’édification. les autres versions de<br />

l’histoire, de l’Historia Brittonum de nennius 2 (ix e s.) au Merlin de Robert<br />

de boron 3 (début du xiii e s.), en passant par le Brut de Wace 4 (xii e s.),<br />

r<strong>et</strong>racent également les origines du problème <strong>et</strong> sa résolution. À l’inanité des<br />

solutions imaginées par les devins du roi pour mener à bien <strong>la</strong> construction<br />

s’oppose l’intervention efficace de merlin. son savoir est à même de résoudre<br />

le problème non seulement architectural mais aussi moral qui rem<strong>et</strong> en<br />

1 Galfridus Monemutensis, The Historia Regum Britannie of Geoffrey of Monmouth. I, Bern,<br />

Burgerbibliothek, MS 568., éd. Neil Wright, Cambridge, Brewer, 1984 (désormais HRB) ;<br />

Geoffroy de Monmouth, Histoire des Rois de Br<strong>et</strong>agne, trad. Laurence Mathey-Maille,<br />

Paris, Les Belles L<strong>et</strong>tres, 1992.<br />

2 Nennius <strong>et</strong> l’Historia Brittonum : étude critique suivie d’une édition des différentes<br />

versions de ce texte, éd. Ferdinand Lot, Paris, Champion, 1934 (désormais HB). Il existe<br />

une traduction française que je n’ai pas pu consulter : Nennius, Historia Brittonum,<br />

trad. Christiane Kerboul-Vilhon, Sautron, Éditions du Pontig, 1999.<br />

3 Le Livre du Graal. I, Joseph d’Arimathie, Merlin, Les premiers faits du roi Arthur, éd. Daniel<br />

Poirion, dir. Philippe Walter, avec <strong>la</strong> col<strong>la</strong>boration de Anne Berthelot, Robert Deschaux,<br />

Irène Freire-Nunes <strong>et</strong> Gérard Gros, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de <strong>la</strong> Pléiade »,<br />

476, 2001 (désormais Merlin).<br />

4 Wace, Le Roman de Brut, éd. Ivor Arnold, Paris, Firmin-Didot, SATF, 1938-1940 (désormais<br />

Brut).<br />

93<br />

imaginer <strong>la</strong> construction au moyen âge • pups • 2009


94<br />

cause <strong>la</strong> solidité <strong>et</strong> <strong>la</strong> possibilité même de c<strong>et</strong>te fondation. <strong>la</strong> tour bran<strong>la</strong>nte<br />

de vertigier est à l’image du royaume déchiré de grande br<strong>et</strong>agne : elle<br />

emblématise en eff<strong>et</strong> l’instabilité politique <strong>et</strong> les affrontements militaires qui<br />

déterminent l’ascension illégitime puis <strong>la</strong> chute de ce mauvais roi.<br />

<strong>la</strong> merveille de <strong>la</strong> tour qui s’effondre appelle, selon les sages consultés par<br />

vertigier, le sacrifice fondateur d’un enfant sans père. mais <strong>la</strong> construction<br />

de l’édifice est minée par l’incapacité du roi à dissimuler les différents crimes<br />

dont il s’est rendu coupable <strong>et</strong> à en assumer les conséquences. l’intervention<br />

merveilleuse de merlin perm<strong>et</strong> de tirer <strong>la</strong> senefiance de l’écroulement de <strong>la</strong><br />

tour <strong>et</strong> de <strong>la</strong> m<strong>et</strong>tre en perspective avec <strong>la</strong> destruction inévitable qui attend<br />

son commanditaire.<br />

La merveiLLe De La tour qui s’effonDre<br />

dans l’Historia Brittonum, quand commencent les travaux pour ériger <strong>la</strong><br />

forteresse à l’emp<strong>la</strong>cement indiqué par les mages de vertigier, on assiste à <strong>la</strong><br />

disparition mystérieuse des matières premières qu’ils sont censés utiliser :<br />

<strong>et</strong> il rassemb<strong>la</strong> ses ouvriers, c’est-à-dire ses maçons, <strong>et</strong> réunit le bois de<br />

construction <strong>et</strong> les pierres <strong>et</strong> quand il eut assemblé tout ce matériel, ce<strong>la</strong><br />

disparut en une nuit. par trois fois il ordonna de le rassembler mais nulle part<br />

on ne put le réunir 5 .<br />

tous les spécialistes <strong>et</strong> les matériaux nécessaires sont rassemblés, comme<br />

l’indique <strong>la</strong> reprise en polyptote du verbe congregare, mais ces efforts sont<br />

voués à l’échec.<br />

l’Historia Regum Britanniæ présente l’image de <strong>la</strong> terre s’ouvrant pour<br />

engloutir l’ouvrage après chaque jour de travail :<br />

des maçons de différentes régions furent rassemblés, auxquels il ordonna<br />

d’élever <strong>la</strong> tour à c<strong>et</strong> endroit. Regroupés, les tailleurs de pierre attaquèrent<br />

les fondations. mais leur travail de chaque jour était englouti dans <strong>la</strong> terre le<br />

lendemain <strong>et</strong> ils ignoraient où leur ouvrage disparaissait 6 .<br />

<strong>la</strong> construction chiasmatique des propositions centrales est mimétique<br />

de ce phénomène, dont <strong>la</strong> dimension surnaturelle est soulignée par<br />

l’incompréhension des maçons.<br />

5 « Et ipse artifices congregavit, id est <strong>la</strong>pidicinos, <strong>et</strong> ligna <strong>et</strong> <strong>la</strong>pides congregavit. Et cum<br />

ess<strong>et</strong> congregata omnis materia, in una nocte ab<strong>la</strong>ta est materia, <strong>et</strong> tribus vicibus jussit<br />

congregari <strong>et</strong> nusquam comparuit » (HB, § 40). Ma traduction.<br />

6 « Coadunatis ex diversis patriis cementariis jussit turrim construere. Convenientes itaque<br />

<strong>la</strong>pidarii ceperunt eam fundare. Sed quicquid una die operabantur absorbebat tellus illud<br />

in altera, ita ut nescirent quorsum opus suum avenesc<strong>et</strong> » (HRB, § 106).


dans le Merlin, <strong>la</strong> tour s’écroule non sur le critère d’une périodisation jour /<br />

nuit, mais en fonction de sa hauteur :<br />

lors fit mander tous ses maistres maçons <strong>et</strong> fist venir le chaus <strong>et</strong> le mortier <strong>et</strong><br />

lor fist comencier cele tour. <strong>et</strong> quant il orent ovré .iii. toises ou .iv. deus terre<br />

en haut, si rechaï tout jus. <strong>et</strong> ensi chaï .iii. fois ou .iv 7 .<br />

<strong>la</strong> reprise des mêmes chiffres, trois <strong>et</strong> quatre, suggère un seuil symbolique qui<br />

limite l’élévation de <strong>la</strong> construction, une logique cachée défavorable à vertigier.<br />

<strong>la</strong> définition de c<strong>et</strong>te hauteur maximale, bien que non expliquée, relève peutêtre<br />

d’un effort de rationalisation re<strong>la</strong>tive de ce phénomène mystérieux.<br />

Le sacrifice De L’enfant sans père<br />

dans l’Historia Brittonum, les conseillers du roi, sans donner les raisons<br />

de c<strong>et</strong> écroulement, avancent une solution : sacrifier un enfant sans père.<br />

son sang devra imprégner le mortier qui assurera <strong>la</strong> cohésion de l’ouvrage,<br />

selon une perspective sacrificielle qui atteste peut-être <strong>la</strong> rémanence de rites<br />

anciens 8 :<br />

il manda alors ses mages <strong>et</strong> leur demanda <strong>la</strong> cause de ce mal <strong>et</strong> comment ce<strong>la</strong><br />

s’était produit. <strong>et</strong> ils répondirent : « À moins que tu ne trouves un enfant sans<br />

père <strong>et</strong> qu’il ne soit tué <strong>et</strong> que <strong>la</strong> forteresse soit aspergée de son sang, elle ne<br />

sera jamais construite pour durer éternellement » 9 .<br />

le mal (« malitia ») qui est à l’origine de c<strong>et</strong> échec provient de vertigier,<br />

incapable de fédérer son peuple dans <strong>la</strong> lutte contre ses véritables ennemis,<br />

les saxons.<br />

de même, dans l’Historia Regum Britanniæ, l’aspersion par le sang doit<br />

consolider l’édifice :<br />

À c<strong>et</strong>te nouvelle, vortegirn consulta de nouveau ses mages pour apprendre <strong>la</strong><br />

cause de ce phénomène. ils lui prescrivirent de chercher un enfant sans père <strong>et</strong><br />

lorsqu’il l’aurait trouvé, de le tuer afin d’arroser les pierres <strong>et</strong> le mortier de son<br />

sang. ce<strong>la</strong> contribuerait, assuraient-ils, à affermir les fondations 10 .<br />

7 Merlin, éd. cit., p. 619.<br />

8 Pour une étude des sources indo-européennes <strong>et</strong> mythologiques de c<strong>et</strong> épisode, voir<br />

Alexander Krappe, « Fighting Snakes in the Historia Brittonum of Nennius », Revue<br />

celtique, XLIII, 1926, p. 124-131.<br />

9 « Et magos arcessivit <strong>et</strong> illos percunctatus est quae ess<strong>et</strong> haec causa malitiae <strong>et</strong> quid hoc<br />

evenir<strong>et</strong>. At illi responderunt : “Nisi infantem sine patre invenies <strong>et</strong> occid<strong>et</strong>ur ille <strong>et</strong> arx a<br />

sanguine suo aspergatur, numquam aedificabitur in a<strong>et</strong>ernum” » (HB, § 40).<br />

10 « Cunque id Vortegirno nuntiam fuiss<strong>et</strong>, consuluit iterum magos suos ut causam rei<br />

indicarent. Qui dixerunt ut juvenem sine patre querer<strong>et</strong> quesitumque interficer<strong>et</strong> ut<br />

cementum sanguine ipsius <strong>et</strong> <strong>la</strong>pides aspergerentur. Id enim prodesse asserebant ut<br />

fundamentum constar<strong>et</strong> » (HRB, § 106).<br />

95<br />

irène fabry <strong>Construction</strong> <strong>impossible</strong> <strong>et</strong> <strong>défense</strong> <strong>improbable</strong> : <strong>la</strong> tour du roi Vertigier


96<br />

l’utilisation du discours indirect fait porter exclusivement sur les mages <strong>la</strong><br />

responsabilité de ces paroles.<br />

le Brut va plus loin, suggérant non seulement l’erreur potentielle des devins,<br />

mais aussi <strong>la</strong> possibilité d’un mensonge délibéré de leur part :<br />

Quant li reis sout e aparçut<br />

Que s’uvraine altrement ne crut,<br />

a ses devins requist cunseil.<br />

« par fei, dist il, jo m’esmerveil<br />

Que ceste ovre pu<strong>et</strong> devenir ;<br />

ne <strong>la</strong> pu<strong>et</strong> terre sustenir.<br />

guardez, enquerez que ço deit<br />

<strong>et</strong> cument terre <strong>la</strong> tendrei. »<br />

cil unt deviné <strong>et</strong> sorti,<br />

mais, pu<strong>et</strong> cel estre, il unt menti 11 .<br />

dans le Merlin, vertigier doit recourir à de multiples intermédiaires pour<br />

comprendre « por coi sa tour chaoit » avant de se voir proposer une solution :<br />

il convoque ainsi « par tot <strong>la</strong> terre tous les sages homes que il i ot », puis<br />

« tous les sages clers de sa terre » 12 . tous s’émerveillent, mais avouent leur<br />

ignorance en déléguant à d’autres le soin d’expliquer le phénomène 13 . même<br />

ces spécialistes sont confondus par le mystère :<br />

il n’i poiient nient veoir, mais il i veoient une autre merveille, car il veoient<br />

un enfant de .vii. ans qui estoit nés sans pere d’ome terrien <strong>et</strong> conceüs en<br />

feme 14 .<br />

chacun a vu « qu’il doit par c<strong>et</strong> enfant morir », mais tous s’efforcent de<br />

conjurer ce danger, exigeant unanimement <strong>la</strong> mort de celui qui les menace :<br />

nous nous acorderons tout a une seule chose <strong>et</strong> dirons que cele tour ne pu<strong>et</strong><br />

tenir, ne ja ne tenra, se il el mortier del fondement n’a mis del sanc de cel<br />

enfant qui est nés sans pere 15 .<br />

alors que dans les autres textes <strong>la</strong> mort de l’enfant est immédiatement requise<br />

par les mages, le Merlin insiste d’abord sur <strong>la</strong> difficulté à résoudre l’énigme <strong>et</strong><br />

noircit l’image de ces faux savants. ces devins incompétents, prêts à sacrifier<br />

11 Brut, v. 7339-7348.<br />

12 Merlin, éd. cit., p. 620.<br />

13 « “Ce ne pu<strong>et</strong> nus hom savoir, ce nous est avis, pour coi ceste œuvre chi<strong>et</strong>, s’il n’est clers”<br />

[...] “Sire, nous n’en savons riens, mais il peut bien estre qu’il a ici de tels clercs qui bien le<br />

pueent savoir par une art qui est apelee astrenomie” », ibid., p. 620-621.<br />

14 Ibid., p. 623.<br />

15 Ibid.


un innocent à leur intérêt <strong>et</strong> à berner le roi qui se fie à eux, sont pris en<br />

f<strong>la</strong>grant délit de mensonge <strong>et</strong> doivent reconnaître leur culpabilité. l’ensemble<br />

du système est perverti puisqu’à l’impuissance du mauvais roi fait écho<br />

l’imposture des sages censés l’éc<strong>la</strong>irer par leurs conseils. l’activité des mauvais<br />

clercs est condamnée <strong>et</strong> ils devront renoncer à leur pratique corrompue. leur<br />

conduite contraste n<strong>et</strong>tement avec celle de merlin, associé à b<strong>la</strong>ise, le bon<br />

clerc, ce qui renforce a contrario l’autorité <strong>et</strong> <strong>la</strong> légitimité du vrai devin.<br />

motivation De La construction <strong>et</strong> cuLpabiLité De vertigier<br />

<strong>la</strong> construction de <strong>la</strong> tour a une visée pragmatique <strong>et</strong> militaire, mais bâtir<br />

un monument, comme <strong>la</strong>isser une trace écrite, c’est s’inscrire dans le temps<br />

<strong>et</strong> dans l’espace, perpétuer <strong>la</strong> mémoire des hauts faits <strong>et</strong> <strong>la</strong> transm<strong>et</strong>tre à <strong>la</strong><br />

postérité 16 . l’édifice de vertigier échoue pourtant à exhiber <strong>la</strong> force <strong>et</strong> <strong>la</strong><br />

puissance de celui qui l’entreprend. <strong>la</strong> construction est à l’image de son<br />

commanditaire : loin de conforter <strong>la</strong> stabilité de son pouvoir, elle souligne<br />

ses limites <strong>et</strong> suggère son caractère illégitime 17 . <strong>la</strong> fortification entre dans les<br />

proj<strong>et</strong>s militaires du roi, mais d’emblée, <strong>la</strong> perspective est défensive <strong>et</strong> non<br />

offensive. c’est <strong>la</strong> peur de l’ennemi qui motive vertigier <strong>et</strong> le pousse à se<br />

barricader. ainsi, l’effondrement de <strong>la</strong> tour illustre <strong>la</strong> vanité d’un personnage<br />

déjà <strong>la</strong>rgement discrédité <strong>et</strong> reflète sa destinée en rappe<strong>la</strong>nt les tensions<br />

qui caractérisent le peuplement <strong>et</strong> les rivalités politiques inhérentes à <strong>la</strong><br />

construction du royaume de br<strong>et</strong>agne.<br />

vertigier est d’abord un roi mécréant qui épouse une païenne <strong>et</strong> pactise avec<br />

les saxons. dans l’Historia Brittonum, vertigier, roi br<strong>et</strong>on légitime, n’est pas<br />

un usurpateur complice du meurtre de son prédécesseur constant comme<br />

ensuite chez geoffroy. après le départ des Romains, le roi qui doit défendre<br />

son royaume contre les pictes appelle à l’aide les ang<strong>la</strong>is. inspiré par le diable<br />

<strong>et</strong> <strong>la</strong> boisson, il épouse une païenne, <strong>la</strong> fille du saxon engist. or le nombre <strong>et</strong><br />

<strong>la</strong> puissance militaire des saxons font peser <strong>la</strong> menace d’une dissolution du<br />

16 Edina Bozoky, « De <strong>la</strong> parole au monument : marquer <strong>la</strong> mémoire dans <strong>la</strong> littérature<br />

arthurienne », dans Jeux de <strong>la</strong> mémoire. Aspects de <strong>la</strong> mnémotechnie médiévale, dir.<br />

Bruno Roy <strong>et</strong> Paul Zumthor, Montréal, Presses de l’université de Montréal, 1985, p. 73-82.<br />

17 En ce sens, l’écroulement surnaturel de <strong>la</strong> tour de Vertigier s’oppose à <strong>la</strong> fondation<br />

extraordinaire de Stonehenge dont le transfert d’Ir<strong>la</strong>nde s’opère grâce à l’intervention de<br />

Merlin. L’échec de l’usurpateur contraste ainsi avec le succès d’Uter, l’héritier légitime qui<br />

reprend possession de son royaume <strong>et</strong> érige un tombeau voué à célébrer éternellement<br />

<strong>la</strong> mémoire héroïque du sacrifice de son frère <strong>et</strong> des combattants décédés lors du combat<br />

contre les Saxons. Ce monument perm<strong>et</strong> d’immortaliser le règne d’Uter, mais aussi l’adresse<br />

du magicien qui l’exécute, en reliant le temps arthurien à des origines mythiques.<br />

97<br />

irène fabry <strong>Construction</strong> <strong>impossible</strong> <strong>et</strong> <strong>défense</strong> <strong>improbable</strong> : <strong>la</strong> tour du roi Vertigier


98<br />

camp br<strong>et</strong>on, non seulement dans le domaine politique mais aussi religieux.<br />

ces choix de vertigier ont des répercussions sociales importantes : il tente de<br />

différentes façons, mais en vain, d’affermir son pouvoir. alors que vertigier<br />

s’est discrédité dans les domaines militaire <strong>et</strong> matrimonial par son alliance<br />

avec les étrangers saxons, dans un mouvement contraire, il transgresse un<br />

tabou religieux <strong>et</strong> social par une union incestueuse avec sa propre fille.<br />

l’<strong>impossible</strong> cohésion de son proj<strong>et</strong> de construction reflète donc <strong>la</strong> fragilité<br />

<strong>et</strong> les contradictions d’une politique incapable de produire un ordre stable.<br />

contrairement à l’union avec une étrangère, <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion incestueuse exprime<br />

une forme de repli sur son identité br<strong>et</strong>onne 18 . l’entreprise de construction<br />

politique est traversée par <strong>la</strong> question du mé<strong>la</strong>nge des peuples <strong>et</strong> le problème<br />

de <strong>la</strong> conservation d’une identité insu<strong>la</strong>ire br<strong>et</strong>onne 19 . vertigier se livre à<br />

différentes transgressions <strong>et</strong> explore successivement des voies contradictoires<br />

sans trouver de solution satisfaisante au regard de son peuple <strong>et</strong> de ses barons.<br />

au mépris de <strong>la</strong> justice, il accuse saint germain d’être le père de l’enfant<br />

qu’il conçoit de sa fille <strong>et</strong> entre ainsi directement en conflit avec c<strong>et</strong>te autorité<br />

religieuse <strong>et</strong> morale, s’attirant l’opprobre de l’Église <strong>et</strong> des membres de son<br />

conseil. <strong>la</strong> tour qu’il construit à l’initiative de ses mages doit le défendre face<br />

aux puissants saxons :<br />

<strong>et</strong> ensuite le roi invita ses mages auprès de lui <strong>et</strong> leur demanda ce qu’il<br />

devait faire. ils dirent : « va aux confins de ton royaume <strong>et</strong> trouve une p<strong>la</strong>ce<br />

fortifiée pour te défendre, car les gens que tu as accueillis dans ton royaume<br />

se r<strong>et</strong>ourneront contre toi <strong>et</strong> chercheront à t’exécuter traîtreusement. ils<br />

occuperont toutes les régions que tu auras aimées <strong>et</strong> envahiront tout ton<br />

peuple après ta mort. [...] construis une p<strong>la</strong>ce forte à c<strong>et</strong> endroit, car elle sera<br />

à jamais l’endroit le plus sûr contre les peuples étrangers » 20 .<br />

18 Ces problématiques sont explorées dans l’ouvrage de Sylvia Huot, Postcolonial Fictions<br />

in the « Roman de Perceforest » : Cultural Identities and Hybridities, Woodbridge ;<br />

Rochester, Brewer, 2007.<br />

19 La mésalliance de Vertigier rappelle, au début de l’Historia Regum Britanniæ, le destin<br />

frappant du fils aîné de Brutus, pris entre deux femmes qui incarnent chacune un choix<br />

d’ordre à <strong>la</strong> fois <strong>et</strong>hnique <strong>et</strong> politique. Promis à Guendoloena, <strong>la</strong> fille de Corineus, lui aussi<br />

de descendance troyenne mais imp<strong>la</strong>nté depuis quatre générations sur le sol br<strong>et</strong>on,<br />

Locrinus tombe amoureux de <strong>la</strong> Saxonne Estrildis qu’il entr<strong>et</strong>ient en secr<strong>et</strong>, à l’insu de son<br />

épouse légale. Il répudie celle-ci lors du décès de son beau père pour épouser sa rivale. De<br />

même que Guendoloena se débarrasse d’Estrildis <strong>et</strong> de sa fille après le décès de son mari,<br />

<strong>la</strong> mort de l’usurpateur Vertigier semble nécessaire à <strong>la</strong> reconquête du royaume par les<br />

héritiers légitimes qui ont été lésés.<br />

20 « Et postea rex ad se invitavit magos suos ut quid facer<strong>et</strong> ab eis interrogar<strong>et</strong>. At illi<br />

dixere : “in extremas fines regni tui vade <strong>et</strong> arcem munitam invenies, ut te defendes ;<br />

quia gens quam suscepisti in regno tuo invid<strong>et</strong> tibi <strong>et</strong> te per dolum occid<strong>et</strong> <strong>et</strong> universas<br />

regiones quas amaras occupabit cum tua universa gente post mortem tuam. […] Arcem in<br />

isto loco fac, quia tutissima a barbaris gentibus in a<strong>et</strong>ernum erit” » (HB, § 40).


vertigier doit se rendre aux marges de son royaume pour préserver sa propre<br />

existence mais c’est <strong>la</strong> survie de son peuple qui semble à long terme menacée<br />

par l’expansion saxonne. or l’idée d’une forteresse susceptible de défendre les<br />

intérêts du roi <strong>et</strong> de son peuple se trouve mise à mal par les déboires liés à <strong>la</strong><br />

construction.<br />

dans l’Historia Regum Britanniæ, après s’être allié aux pictes, vertigier<br />

engage une nouvelle alliance avec les saxons. son mariage avec Ronwen<br />

suscite l’hostilité de son peuple <strong>et</strong> le mécontentement de ses barons chrétiens.<br />

au lieu d’étendre son territoire avec les terres de son épouse, vertigier se défait<br />

du Kent qu’il donne en contrepartie au saxon engist en dépouil<strong>la</strong>nt le comte<br />

br<strong>et</strong>on gorangonus 21 . c<strong>et</strong>te alliance injuste qui brise d’anciens statuts ouvre<br />

<strong>la</strong> porte à l’invasion saxonne, car <strong>la</strong> première action d’engist est d’appeler<br />

en renfort les saxons octa <strong>et</strong> Ébissa avec leurs forces armées. le problème<br />

est également religieux : alors que les br<strong>et</strong>ons poussent vertigier à chasser les<br />

saxons, invoquant <strong>la</strong> loi chrétienne <strong>et</strong> <strong>la</strong> menace numérique <strong>et</strong> religieuse que<br />

les païens font peser sur eux 22 , le roi préfère s’appuyer sur ses nouveaux alliés.<br />

mais <strong>la</strong> faiblesse politique de vertigier est telle que les saxons finissent par se<br />

r<strong>et</strong>ourner contre lui. ils le chassent aux confins de son royaume, se contentant<br />

de l’épargner lors du massacre des plus importants seigneurs br<strong>et</strong>ons. c’est<br />

après ces pourparlers où des centaines de barons <strong>et</strong> comtes sont traîtreusement<br />

assassinés que vertigier, réfugié en cambrie, érige sa forteresse :<br />

Finalement il convoqua ses mages, les consulta <strong>et</strong> leur donna l’ordre de lui<br />

indiquer <strong>la</strong> voie à suivre. ils lui répondirent de se faire bâtir une tour très solide<br />

21 Le changement linguistique de Vertigier lors du toast qu’il porte en l’honneur de Ronwen<br />

témoigne de son aliénation <strong>et</strong> illustre son abdication face aux Saxons. On peut se référer<br />

pour une analyse des enjeux de c<strong>et</strong>te alliance au deuxième chapitre de l’ouvrage de<br />

Michelle Warren qui propose de façon plus générale une réflexion sur le contexte historique,<br />

géographique <strong>et</strong> politique dans lequel émergent les textes insu<strong>la</strong>ires <strong>et</strong> continentaux<br />

voués à l’histoire des rois de Br<strong>et</strong>agne aux x i i e <strong>et</strong> xiii e siècles : Michelle Warren, History<br />

on the Edge : Excalibur and the Borders of Britain, 1100-1300, Minneapolis, University of<br />

Minnesota Press, 2000.<br />

22 « Britones, timentes audatiam eorum dixerunt regi ut ipsos ex finibus regni sui expeller<strong>et</strong>.<br />

Non enim debebant pagani chritianis communicare nec intromitti qui christinana lex<br />

prohiberat. Insuper tanta multitudo advenerat ita ut civibus terrori ess<strong>et</strong>. Jam nesciebatur<br />

quis paganus ess<strong>et</strong>, quis christianibus, quia pagani filias <strong>et</strong> consanguineas eorum sibi<br />

associaverant. [...] At Vortegirnus [...] super omnes gentes propter conjugem suam ipsos<br />

diligebat » (HRB, § 101). « Les Br<strong>et</strong>ons, qui redoutaient l’audace des Saxons, demandèrent<br />

au roi de les chasser hors des frontières de son royaume. En eff<strong>et</strong>, les païens ne devaient<br />

pas entrer en re<strong>la</strong>tion avec les chrétiens, ni être admis parmi eux puisque <strong>la</strong> loi chrétienne<br />

l’interdisait. De plus, les Saxons étaient arrivés en nombre si important qu’ils terrifiaient <strong>la</strong><br />

popu<strong>la</strong>tion. Et désormais, on ne savait plus qui était païen, qui était chrétien, car les païens<br />

s’étaient unis aux filles <strong>et</strong> sœurs des chrétiens. [...] Mais Vortigern [...] préférait les Saxons<br />

à tout autre peuple, à cause de son épouse ».<br />

99<br />

irène fabry <strong>Construction</strong> <strong>impossible</strong> <strong>et</strong> <strong>défense</strong> <strong>improbable</strong> : <strong>la</strong> tour du roi Vertigier


100<br />

qui lui servirait de refuge, à défaut de toutes les autres forteresses qu’il avait<br />

perdues 23 .<br />

c<strong>et</strong>te construction semble être le dernier recours d’un roi acculé <strong>et</strong> menacé<br />

dans son propre royaume.<br />

le Brut présente vertigier comme le piteux allié <strong>et</strong> <strong>la</strong> victime des saxons<br />

dont les intérêts politiques <strong>et</strong> religieux s’opposent à ceux du peuple br<strong>et</strong>on.<br />

ce texte insiste encore plus n<strong>et</strong>tement que l’Historia Regum Britanniæ sur le<br />

paganisme de <strong>la</strong> jeune femme épousée par vertigier, l’influence diabolique <strong>et</strong><br />

<strong>la</strong> transgression religieuse qui s’ensuit 24 . Wace précise aussi le caractère païen<br />

du mariage qu’il semble à <strong>la</strong> fois critiquer <strong>et</strong> invalider 25 . il exalte <strong>la</strong> période<br />

de paix <strong>et</strong> de rétablissement de <strong>la</strong> foi chrétienne rendue possible par <strong>la</strong> défaite<br />

des saxons par vortimer. mais, après <strong>la</strong> mort de son fils, vertigier rappelle les<br />

saxons <strong>et</strong> assiste à <strong>la</strong> trahison de ses alliés qui massacrent les nobles br<strong>et</strong>ons.<br />

<strong>la</strong> ruse, l’habil<strong>et</strong>é <strong>et</strong> le cynisme des saxons, dépourvus de tout scrupule,<br />

ainsi que leur politique expansionniste soigneusement préparée, se montrent<br />

particulièrement efficaces. <strong>la</strong> tour doit alors protéger vertigier contre ses<br />

ennemis saxons après le massacre de l’aristocratie br<strong>et</strong>onne :<br />

loé li unt si cunseilier<br />

Que tel tur face edifier<br />

Que ja par force ne seit par prise<br />

ne par engin d’ome conquise<br />

dedenz seit quant ele iert garnie<br />

Que gent adverse ne l’ocie.<br />

dunc fist eslire e fist guarder<br />

liu convenable a tur funder 26 .<br />

23 « Vocatis denique magis suis consuluit illos jussitque dicere quid facer<strong>et</strong>. Qui dixerunt<br />

ut edificar<strong>et</strong> sibi turrim fortissimam que sibi tutamen for<strong>et</strong> cum c<strong>et</strong>eras munitiones<br />

amisiss<strong>et</strong> » (HRB, § 106).<br />

24 « Tant l’ad Diables timoné, / Ki maint home ad a mal turné, / D’amur <strong>et</strong> de rage l’esprit /<br />

De prendre <strong>la</strong> fille Henguist. / Deus, quel hunte ! Deus, quel pechié ! / Tant l’ad Deiables<br />

desveied, / Ne l’ad pas pur ço refusee / Que paene ert, de païens nee » (Brut, v. 6989-<br />

6996). On constate une amplification par rapport au texte de Geoffroy : « Intrante Sathana<br />

in corde suo amavit puel<strong>la</strong>m <strong>et</strong> postu<strong>la</strong>vit eam a patre suo. Intraverat, inquam, Sathanas<br />

in corde suo, qui, cum chritianus ess<strong>et</strong>, cum pagana coire desiderabat » (HRB, § 100 :<br />

« Satan pénétrant dans son cœur, il aima <strong>la</strong> jeune fille <strong>et</strong> demanda sa main à Hengist. Je<br />

précise que Satan était entré dans son cœur car il désirait s’unir avec une païenne alors<br />

qu’il était chrétien »). À l’explication voulue rationnelle de Geoffroy répond dans le texte<br />

de Wace un développement plus emphatique focalisé sur le paganisme de Ronwen : <strong>la</strong><br />

condamnation du narrateur se fait davantage sentir.<br />

25 Il ajoute ainsi au texte de Geoffroy les indications suivantes, soulignant l’absence de<br />

cérémonie religieuse : « Paiene esteit sin fist s’uxor / A <strong>la</strong> custume paienor ; / Prestre n’i<br />

fist beneïçun, / Messe n’i ot, ne ureison » (Brut, v. 7009-7012).<br />

26 Brut, v. 7319-7326.


<strong>la</strong> « gent adverse » désigne dans les chansons de geste les sarrasins, adversaires<br />

politiques <strong>et</strong> militaires présentés comme mécréants <strong>et</strong> idolâtres, en suggérant<br />

leur association diabolique avec l’adversaire. l’expression identifie les saxons<br />

à ces païens, ce qui discrédite les efforts renouvelés de vertigier pour s’allier<br />

avec eux <strong>et</strong> le texte insiste davantage que l’Historia Regum Britanniæ sur<br />

c<strong>et</strong> enjeu religieux. Fortement compromis par son alliance avec les païens,<br />

vertigier expérimente en dépit de sa tour les dangers d’une telle politique,<br />

tandis que vortimer puis uter <strong>et</strong> son frère prendront le f<strong>la</strong>mbeau de <strong>la</strong> lutte<br />

contre les infidèles.<br />

dans le Merlin, vertigier fait face à <strong>la</strong> révolte du lignage des nobles barons<br />

qui ont permis l’assassinat du roi maine <strong>et</strong> son propre accès sur le trône. il<br />

appelle au secours les saxons, ses anciens ennemis. le païen engist le persuade<br />

d’épouser sa fille en arguant que « ses pueples le haoit molt », mais l’alliance<br />

qu’il contracte renforce encore l’irritation des chrétiens à l’égard du roi :<br />

molt furent do<strong>la</strong>nt li crestien que vertigier ot <strong>la</strong> fille angis <strong>et</strong> disent souventes<br />

fois, tel i ot, qu’il avoit grant partie <strong>la</strong>issié de sa creance pour <strong>la</strong> feme qui ne<br />

creoit pas en Jhesu crist 27 .<br />

vertigier s’allie donc aux saxons contre l’intérêt de son propre peuple <strong>et</strong><br />

s’aliène également <strong>la</strong> sympathie générale par un exercice despotique du<br />

pouvoir. l’isolement du roi est perceptible : « après tout ce sot vertigier qu’il<br />

n’estoit mie molt amés de ses homes » 28 . tous les aspects de son mauvais<br />

gouvernement ne font que renforcer <strong>la</strong> solitude de l’usurpateur.<br />

l’Historia Regum Britanniæ introduit un nouveau motif de culpabilité<br />

pour vertigier : il est en eff<strong>et</strong> impliqué dans l’assassinat du jeune roi dont<br />

il devait être le protecteur <strong>et</strong> qu’il va immédiatement remp<strong>la</strong>cer sur le trône<br />

de br<strong>et</strong>agne. vertigier a usurpé le pouvoir royal après avoir poussé constant,<br />

l’héritier légitime, fils de constantin, à former une malheureuse alliance<br />

avec les pictes dont il détourne les faveurs à son profit. après avoir poussé<br />

les pictes à tuer constant, qu’ils vont empoisonner, il les désavoue, <strong>et</strong> face à<br />

leur rébellion, se tourne vers les saxons. comme dans l’Historia Brittonum,<br />

le royaume gouverné par vertigier se caractérise par <strong>la</strong> présence de divers<br />

groupes <strong>et</strong>hniques, mais <strong>la</strong> politique de vertigier souligne le danger <strong>et</strong> <strong>la</strong><br />

fragilité des alliances nouées avec les autres peuples au mépris des héritiers<br />

légitimes, puisque même ses plus proches complices, les saxons, vont se<br />

r<strong>et</strong>ourner contre lui.<br />

27 Merlin, éd. cit., p. 619.<br />

28 Ibid.<br />

101<br />

irène fabry <strong>Construction</strong> <strong>impossible</strong> <strong>et</strong> <strong>défense</strong> <strong>improbable</strong> : <strong>la</strong> tour du roi Vertigier


102<br />

dans le Merlin, vertigier utilise des barons br<strong>et</strong>ons déçus par <strong>la</strong> faiblesse<br />

politique du jeune roi maine, mais une fois sur le trône, il rej<strong>et</strong>te toute<br />

responsabilité dans le régicide, châtiant ses complices au lieu d’assumer son<br />

forfait <strong>et</strong> de récompenser ceux qui l’ont servi. alors que dans l’Historia Regum<br />

Britanniæ les distinctions <strong>et</strong>hniques perm<strong>et</strong>taient de ménager l’image des<br />

nobles br<strong>et</strong>ons, le Merlin fait apparaître au sein de l’aristocratie br<strong>et</strong>onne des<br />

comportements beaucoup plus complexes. merlin reproche ainsi à vertigier<br />

l’ambiguïté de son discours <strong>et</strong> de son attitude :<br />

ensi faintesis ta parole, <strong>et</strong> cil a qui tu le desis entendirent que tu voloies bien<br />

que il fu mort [...] <strong>et</strong> quant cil qui le roi main<strong>et</strong> avoient mort vinrent devant<br />

toi, tu les fesis destruire pour faire samb<strong>la</strong>nt qu’il t’avoit de sa mort pesé. mais<br />

ce ne fu mie bone samb<strong>la</strong>nce dés que tu presis le regne, <strong>et</strong> tiens encore 29 .<br />

le roi refuse d’assumer le crime qui l’a porté au pouvoir <strong>et</strong> condamne les<br />

douze barons qui l’ont servi à une mort sang<strong>la</strong>nte <strong>et</strong> infâme, s’attirant ainsi les<br />

représailles de leur lignage :<br />

tu n’es mie nostres sires ne <strong>la</strong> terre ne tiens tu loiaument, car tu l’as contre<br />

dieu <strong>et</strong> encontre <strong>la</strong> sainte eglise. <strong>et</strong> saces bien que d’autre tel mort comme tu<br />

as nos parens ocis te covenra il recevoir 30 .<br />

ce<strong>la</strong> mène à plusieurs affrontements armés entre ces barons rebelles <strong>et</strong><br />

leur roi illégitime 31 . même débarrassé de <strong>la</strong> menace de ses nobles barons,<br />

vertigier continue à exercer un mauvais gouvernement qui suscite l’hostilité<br />

de son peuple : « <strong>et</strong> quant il furent fors j<strong>et</strong>é si fu mout mauvais envers son<br />

pueple si que li pueples nel pot sousfrir » 32 . c’est dans ce contexte politique<br />

particulièrement agité que le roi entreprend de construire sa tour.<br />

29 Ibid., p. 647. Les assassins de Maine passent à l’action quand Vertigier déc<strong>la</strong>re que si le<br />

roi était mort, il le remp<strong>la</strong>cerait volontiers (ibid., p. 615). L’ambiguïté de c<strong>et</strong>te déc<strong>la</strong>ration<br />

<strong>et</strong> de <strong>la</strong> responsabilité qui s’ensuit peut rappeler les circonstances troubles de <strong>la</strong> mort de<br />

Thomas Beck<strong>et</strong>, exécuté en 1170 par des gentilshommes du roi Henry II qui auraient pris à<br />

<strong>la</strong> l<strong>et</strong>tre son souhait d’être débarrassé de lui.<br />

30 Ibid., p. 618.<br />

31 « Maintes fois se combati Vertigier [aux barons], <strong>et</strong> tant qu’il les j<strong>et</strong>a de <strong>la</strong> terre » (ibid.). Les<br />

combats de Vertigier contre ses barons sont inversés <strong>et</strong> amplifiés par rapport à ceux que<br />

mène Arthur au début de <strong>la</strong> Suite Vulgate. Arthur est l’antithèse de Vertigier puisqu’il est<br />

le roi élu par Dieu <strong>et</strong> défendu par les représentants de l’Église comme l’archevêque Brice.<br />

En outre, <strong>la</strong> félonie de Vertigier envers son souverain légitime <strong>et</strong> son ingratitude envers<br />

les barons qui se sont compromis pour lui perm<strong>et</strong>tre d’accéder au trône s’opposent à <strong>la</strong><br />

présentation constante d’Arthur comme roi juste <strong>et</strong> généreux. De plus, lorsque face aux<br />

barons rebelles Arthur doit défendre par les armes sa légitimité à gouverner le royaume de<br />

Br<strong>et</strong>agne, il bénéficie d’une tour qui lui sert de bastion armé, mais il ne se contente pas de<br />

ce refuge, rég<strong>la</strong>nt le conflit par un affrontement militaire à découvert, tandis que Vertigier<br />

périt brûlé dans sa forteresse.<br />

32 Merlin, éd. cit., p. 618.


c’est enfin <strong>la</strong> crainte du r<strong>et</strong>our des héritiers légitimes du royaume qui<br />

explique l’empressement de vertigier à faire édifier sa forteresse. dans<br />

l’Historia Regum Britanniæ, il bâtit sa tour pour conjurer <strong>la</strong> menace barbare<br />

que fait peser sur le royaume de br<strong>et</strong>agne l’expansion d’alliés que sa politique<br />

a constamment renforcés :<br />

les peuples des îles voisines, que les pictes avaient rassemblés en albanie, se<br />

dressèrent contre lui [...]. d’un autre côté, il redoutait aussi aurèle ambroise<br />

<strong>et</strong> son frère utherpendragon [...]. chaque jour parvenait à ses oreilles une<br />

rumeur selon <strong>la</strong>quelle les deux frères, désormais adultes, avaient construit<br />

une immense flotte <strong>et</strong> envisageaient de revenir dans ce royaume qui leur<br />

appartenait 33 .<br />

dans le Merlin également, c<strong>et</strong>te crainte anime vertigier, attaqué sur tous les<br />

fronts :<br />

<strong>et</strong> si sot bien que li doi fil coustant […] s’il revenoient, que ce seroit pour son<br />

damage. si s’apensa qu’il feroit une tor si grant <strong>et</strong> si fort que il n’avroit garde<br />

de nule gent 34 .<br />

l’échec inéluctable de vertigier prend une dimension morale <strong>et</strong> politique. il ne<br />

peut échapper à l’exercice de <strong>la</strong> justice divine ni se protéger des conséquences<br />

de ses actions 35 .<br />

l’écroulement de <strong>la</strong> tour relève moins d’un problème d’ingénierie que<br />

d’une faute personnelle de vertigier. Face à l’hostilité externe des peuples<br />

avec lesquels il noue de fragiles <strong>et</strong> dangereuses alliances <strong>et</strong> face à l’opposition<br />

33 « Insurrexerunt in eum comprovintialium populi insu<strong>la</strong>rum quos Picti in Albaniam<br />

conduxerant [...]. Anxiebatur <strong>et</strong>iam ex alia parte timore Aurelii Ambrosii fratrisque sui<br />

Uterpendragon [...]. Cotidianus <strong>et</strong>enim rumor aures eius impleverat ipsos jam adultos<br />

esse navigiumque construxisse atque reditum suum in debitum regnum velle moliri »<br />

(HRB, § 97).<br />

34 Merlin, éd. cit., p. 619.<br />

35 En ce sens l’entreprise de Vertigier semble aussi vaine que <strong>la</strong> construction de <strong>la</strong> tour de<br />

Babel, mais si dans l’Historia Brittonum l’idée d’un châtiment divin est prégnante, dans<br />

les textes ultérieurs, <strong>la</strong> destruction de <strong>la</strong> tour résulte plus explicitement de logiques<br />

humaines <strong>et</strong> d’erreurs politiques. La trajectoire de Vertigier est donc plus complexe que<br />

celle des bâtisseurs de Babel <strong>et</strong> s’inscrit dans <strong>la</strong> logique d’une faute plus individuelle que<br />

collective, bien que les décisions du roi affectent le destin de tout son peuple. De plus,<br />

si <strong>la</strong> construction de Babel se fonde sur l’hybris de ses concepteurs, le proj<strong>et</strong> initial de<br />

Vertigier est défensif <strong>et</strong> répond à des circonstances politiques <strong>et</strong> militaires bien définies.<br />

Enfin Vertigier, acceptant <strong>la</strong> présence saxonne, est prêt à pactiser avec les étrangers <strong>et</strong><br />

à parler leur <strong>la</strong>ngage, mais il menace ainsi l’existence du royaume br<strong>et</strong>on en faisant fi<br />

des distinctions sociales, politiques, <strong>et</strong>hniques <strong>et</strong> linguistiques sur lesquelles est fondée<br />

son identité. Dans <strong>la</strong> Bible (Genèse, XI), <strong>la</strong> confusion des <strong>la</strong>ngues sanctionne in fine <strong>la</strong><br />

construction de <strong>la</strong> tour de Babel <strong>et</strong> cause son échec.<br />

103<br />

irène fabry <strong>Construction</strong> <strong>impossible</strong> <strong>et</strong> <strong>défense</strong> <strong>improbable</strong> : <strong>la</strong> tour du roi Vertigier


104<br />

interne de ses barons <strong>et</strong> de son peuple, son impuissance à construire manifeste<br />

<strong>la</strong> culpabilité de ce roi impie, illégitime <strong>et</strong> dissolu.<br />

L’intervention De merLin : DissimuLation <strong>et</strong> exhibition, expLication<br />

<strong>et</strong> résoLution<br />

ce n’est pas le sacrifice de l’enfant sans père mais son savoir merveilleux qui<br />

rend possible <strong>la</strong> construction de <strong>la</strong> tour. dans l’Historia Brittonum, l’Historia<br />

Regum Britanniæ <strong>et</strong> le Brut, il est immédiatement présenté devant le roi qu’il<br />

conseille, une fois éc<strong>la</strong>iré le mystère de son identité.<br />

c<strong>et</strong>te entrevue est dramatisée dans le Merlin car d’après ses astronomes,<br />

vertigier ne doit pas parler à l’enfant ni le voir. mais l’enfant-prophète<br />

devance ses interlocuteurs en montrant sa prescience : il est déjà informé<br />

du problème. merlin se fait remarquer par quatre des messagers <strong>la</strong>ncés à sa<br />

recherche <strong>et</strong> les convainc de l’amener auprès de vertigier en leur prom<strong>et</strong>tant<br />

l’explication de <strong>la</strong> merveille de <strong>la</strong> tour.<br />

<strong>la</strong> résolution du mystère est alors différée, ce qui perm<strong>et</strong> de m<strong>et</strong>tre en<br />

valeur les pouvoirs surnaturels de l’enfant prodige, victime de <strong>la</strong> machination<br />

de clercs ignorants, qui va finalement servir de conseiller aux rois. les deux<br />

anecdotes interpolées par rapport à l’Historia Regum Britanniæ <strong>et</strong> au Brut,<br />

celle du paysan qui s’achète de nouvelles chaussures alors que sa mort est<br />

imminente, <strong>et</strong> celle de l’enfant mort qui est le fils du prêtre qui l’enterre,<br />

jouent le même rôle. les messagers se portent garants de merlin vis-à-vis du<br />

roi <strong>et</strong> le présentent comme investi d’un savoir hyperbolique, c’est « li plus<br />

sages hom <strong>et</strong> li miudres devins qui onques mais fust el siecle fors dieu » 36 .<br />

merlin résume devant vertigier ce qui s’est passé avec les clercs <strong>et</strong> oppose leurs<br />

mensonges à sa propre parole :<br />

me commandas a occire par le conseil de tes clers qui disoient que <strong>la</strong> tour<br />

devoit tenir de mon sanc. mais il mentirent car, s’il eüssent dit qu’ele deüst<br />

tenir par mon sens, il eürent voir dit. <strong>et</strong> se tu me creantes que tu feras ce de<br />

ciaus qu’il voloient que tu feïsses de moi, je te mousterrai pour coi ele chi<strong>et</strong> <strong>et</strong><br />

t’enseignerai, se tu le veus faire, conment ele tenra 37 .<br />

merlin est prêt à montrer l’origine du phénomène, associant chaque révé<strong>la</strong>tion<br />

à sa vérification, alors que les clercs ne se soucient pas de m<strong>et</strong>tre au jour <strong>la</strong> vérité<br />

mais tentent par tous les moyens de dissimuler leur ignorance. il ne s’agit<br />

donc plus de cacher <strong>la</strong> honte de vertigier <strong>et</strong> l’incompétence de ses clercs mais<br />

de révéler les fondements du problème. l’entreprise de construction se mue<br />

36 Merlin, éd. cit, p. 637.<br />

37 Ibid., p. 638.


alors en ouvrage d’excavation : pour ériger le bâtiment, il faut d’abord creuser,<br />

extraire ce qui lui fait obstacle, de façon à poser de meilleures fondations.<br />

dans l’Historia Regum Britanniæ, les révé<strong>la</strong>tions de merlin prennent<br />

<strong>la</strong> forme d’injonctions perm<strong>et</strong>tant de faire alterner les ordres donnés <strong>et</strong> <strong>la</strong><br />

vérification de ses propos :<br />

appelle tes ouvriers, ordonne de creuser <strong>la</strong> terre <strong>et</strong> tu trouveras dessous un<br />

étang qui empêche <strong>la</strong> tour de tenir debout [...]. Fais vider l’étang en creusant<br />

de p<strong>et</strong>its canaux <strong>et</strong> tu apercevras au fond deux pierres creuses où dorment<br />

deux dragons 38 .<br />

le lexique de <strong>la</strong> vue <strong>et</strong> de <strong>la</strong> découverte souligne le caractère sensible de <strong>la</strong><br />

manifestation qui va de pair avec <strong>la</strong> compréhension du phénomène.<br />

dans le Merlin, merlin donne des instructions encore plus précises :<br />

« or m’enseigne conment je ferai <strong>la</strong> terre oster ». <strong>et</strong> merlins dist : « as chevaus<br />

<strong>et</strong> as char<strong>et</strong>es <strong>et</strong> as homes as cols <strong>et</strong> porter loin ». <strong>et</strong> li rois i fist m<strong>et</strong>re les<br />

ouvriers <strong>et</strong> i fist querre quanqu’il couvenoit a cele œuvre faire. <strong>et</strong> les gens de <strong>la</strong><br />

terre tiennent ce a molt grant merveille <strong>et</strong> a grant folie 39 .<br />

ses conseils défient les lois de <strong>la</strong> sagesse <strong>et</strong> de <strong>la</strong> raison, mais c<strong>et</strong>te « folie »<br />

apparente n’est que <strong>la</strong> marque d’une inspiration surnaturelle d’origine divine.<br />

l’enfant se livre à une explication de <strong>la</strong> merveille <strong>et</strong> procède de façon didactique<br />

pour prouver <strong>la</strong> véracité de ses dires en soulignant au préa<strong>la</strong>ble l’ignorance des<br />

clercs. <strong>la</strong> méthode adoptée par merlin doit ainsi venir à bout de l’incrédulité<br />

de son public <strong>et</strong> c’est <strong>la</strong> manifestation de preuves tangibles qui va emporter<br />

<strong>la</strong> conviction. merlin finit par confondre les clercs consultés par le roi en<br />

dévoi<strong>la</strong>nt leur supercherie <strong>et</strong> leurs manigances.<br />

« signour clerc, pour coi dites vous que ceste tour chi<strong>et</strong> ? » [...] « nous ne<br />

savons rien del chaoir. mais nous avons dit le roi conment elle tenra » [...]<br />

« signour, ne tenés mie le roi pour fol, car ce que vous li feïstes querre l’enfant<br />

sans pere, ce ne fu mie pour sa besoigne : [...] pour ce que vous eüstes paour<br />

que [l’enfant sans père] ne vous occist, feïstes vous le roi entendre que il<br />

l’occist » 40 .<br />

alors que les sages se contentaient de fournir une mauvaise solution au problème<br />

posé, prétendant indiquer comment le résoudre, merlin dévoile pourquoi c<strong>et</strong>te<br />

mauvaise solution a été donnée : les sages veulent le tuer pour protéger leur<br />

38 « Voca operaris tuos <strong>et</strong> jube fodere terram <strong>et</strong> invenies stagnum sub ea quod turrim stare<br />

non permittit [...]. Precipe stagnum hauriri per rivulos <strong>et</strong> videbis in fundo duos concavos<br />

<strong>la</strong>pides <strong>et</strong> in illis duos dracones dormientes » (HRB, § 108).<br />

39 Merlin, éd. cit., p. 640. C’est moi qui souligne.<br />

40 Ibid., p. 638-639.<br />

105<br />

irène fabry <strong>Construction</strong> <strong>impossible</strong> <strong>et</strong> <strong>défense</strong> <strong>improbable</strong> : <strong>la</strong> tour du roi Vertigier


106<br />

vie, non pour assurer <strong>la</strong> fondation. lui-même commence alors par expliquer<br />

pourquoi on assiste à un tel écroulement avant de montrer comment résoudre<br />

<strong>la</strong> difficulté : « veus tu savoir pour coi <strong>la</strong> tour ne pu<strong>et</strong> tenir <strong>et</strong> qui l’uevre<br />

abat ? se tu veus faire ce que je te dirai, je le te mousterrai apertement » 41 . il<br />

y a sous terre une source qu’agitent deux dragons aveugles, l’un roux, l’autre<br />

b<strong>la</strong>nc, tapis sous deux pierres. merlin fait découvrir successivement chacun de<br />

ces éléments, avant d’en révéler <strong>la</strong> senefiance. l’épisode de <strong>la</strong> tour de vertigier<br />

inaugure donc publiquement sa carrière de devin : il émerveille les clercs <strong>et</strong><br />

le roi <strong>et</strong> surpasse les experts en astronomie. c<strong>et</strong> épisode pose les fondements<br />

de <strong>la</strong> pratique divinatoire de merlin, sa méthode <strong>et</strong> ses objectifs 42 . par ce<br />

va-<strong>et</strong>-vient entre (de)mostrance <strong>et</strong> senefiance, <strong>la</strong> divination apparaît comme le<br />

dévoilement a posteriori d’un sens caché dans les événements passés <strong>et</strong> a priori<br />

comme l’annonce de ce qui va advenir, le tout s’accomplissant selon le p<strong>la</strong>n<br />

divin.<br />

De La résoLution technique à La réformation moraLe ?<br />

une fois résolu le mystère de l’effondrement merveilleux, il ne subsiste<br />

plus d’obstacle matériel à l’érection de <strong>la</strong> tour, mais l’enjeu se dép<strong>la</strong>ce :<br />

l’intervention de merlin prend une dimension non seulement édificatrice<br />

mais aussi réformatrice. merlin révèle <strong>la</strong> senefiance des dragons <strong>et</strong> le devenir de<br />

<strong>la</strong> grande br<strong>et</strong>agne tout en soulignant l’inutilité de l’entreprise architecturale<br />

de vertigier face à sa mort inéluctable.<br />

dans l’Historia Brittonum, l’embrasement final de vertigier <strong>et</strong> de sa<br />

tour constitue le châtiment divin du roi impie. mais quand l’entreprise de<br />

construction échoue, l’enfant sans père manifeste son savoir, s’opposant aux<br />

mages qui doivent avouer leur ignorance, à propos d’un signe miraculeux 43 : ils<br />

découvrent deux vers p<strong>la</strong>cés sur un morceau de tissu. chacun tente d’expulser<br />

l’autre <strong>et</strong> après avoir été mis en difficulté, c’est le rouge qui l’emporte. l’enfant<br />

en donne l’interprétation :<br />

le linge représente ton royaume, <strong>et</strong> les deux vers, deux dragons. le dragon<br />

rouge est ton dragon <strong>et</strong> le <strong>la</strong>c représente le monde. mais le dragon b<strong>la</strong>nc est<br />

celui du peuple qui a conquis de nombreux peuples <strong>et</strong> régions en br<strong>et</strong>agne <strong>et</strong><br />

41 Ibid., p. 640.<br />

42 Voir Emmanuèle Baumgartner <strong>et</strong> Nelly Andrieux-Reix, Le Merlin en prose, fondations<br />

du récit arthurien, Paris, PUF, 2001. C<strong>et</strong> épisode rappelle <strong>la</strong> discussion de Jésus avec les<br />

docteurs de <strong>la</strong> loi (Luc II, 40-47).<br />

43 « Quid significat mirabile hoc signum » (HB, § 42).


dominera presque de <strong>la</strong> mer à <strong>la</strong> mer. mais plus tard notre peuple se lèvera <strong>et</strong><br />

rej<strong>et</strong>tera vail<strong>la</strong>mment le peuple ang<strong>la</strong>is de l’autre côté de <strong>la</strong> mer 44 .<br />

d’après l’enfant, le dragon rouge, qui représente vertigier mais aussi de<br />

façon plus générale le camp <strong>et</strong> <strong>la</strong> cause des br<strong>et</strong>ons, « gens nostra », va, après<br />

un conflit long <strong>et</strong> <strong>la</strong>borieux, parvenir à chasser les ang<strong>la</strong>is au-delà de <strong>la</strong> mer.<br />

le linge représente un enjeu territorial car, malgré les déboires présents, se<br />

lit l’espoir d’une expulsion des saxons par les br<strong>et</strong>ons. l’enfant donne donc<br />

un conseil à vertigier : « passe outre c<strong>et</strong>te forteresse, parce que tu ne peux <strong>la</strong><br />

construire, <strong>et</strong> traverse de nombreuses provinces pour trouver une forteresse<br />

sûre <strong>et</strong> je resterai ici » 45 . l’enfant sans père s’appelle ambrosius, embreis<br />

gul<strong>et</strong>ic, <strong>et</strong> son père déc<strong>la</strong>ré est un des consuls du peuple romain. le roi lui<br />

donne <strong>la</strong> forteresse, avec tous les royaumes de l’ouest de <strong>la</strong> br<strong>et</strong>agne, tandis<br />

qu’il se rend plus au nord avec ses mages <strong>et</strong> y construit une autre tour qui<br />

va porter son nom. alors que le conflit <strong>et</strong>hnique entre br<strong>et</strong>ons <strong>et</strong> saxons est<br />

particulièrement aigu, vertigier, acculé par les saxons, confie ainsi à un quasiinconnu,<br />

br<strong>et</strong>on, mais d’origine romaine, le gouvernement de toute une part<br />

de son royaume :<br />

<strong>et</strong> le roi lui donna <strong>la</strong> forteresse, avec tous les royaumes de <strong>la</strong> partie occidentale<br />

de <strong>la</strong> br<strong>et</strong>agne, <strong>et</strong> il al<strong>la</strong> lui-même avec ses mages dans <strong>la</strong> partie nord, <strong>et</strong> arriva<br />

jusqu’à <strong>la</strong> région appelée « gwynessi » <strong>et</strong> il y construisit une ville que l’on<br />

appe<strong>la</strong> de son nom, Forteresse de vortigern 46 .<br />

après le r<strong>et</strong>ournement de ses alliés saxons <strong>et</strong> le massacre de ses barons br<strong>et</strong>ons,<br />

vertigier doit abandonner ses terres. saint germain le supplie de se convertir<br />

<strong>et</strong> de se séparer de sa femme, <strong>et</strong> le roi finit par se réfugier dans sa forteresse,<br />

mais celle-ci se révèle peu utile dans <strong>la</strong> mesure où il y périt brûlé :<br />

<strong>et</strong> vertigier se r<strong>et</strong>ira en disgrâce dans <strong>la</strong> forteresse de vortigern [...] <strong>la</strong> quatrième<br />

nuit, vers minuit, toute <strong>la</strong> forteresse fut soudainement détruite par un feu<br />

envoyé du ciel alors que le feu du ciel brû<strong>la</strong>it. vortigern périt avec tous ceux<br />

qui étaient avec lui, <strong>et</strong> toutes ses femmes 47 .<br />

44 « Regni tui figura tentorium est ; duos vermes duos dracones sunt. At ille albus draco<br />

illius gentis quae occupavit gentes <strong>et</strong> regiones plurimas in Britaniia <strong>et</strong> paene a mari<br />

usque ad mare tenebunt. Et postea gens nostra surg<strong>et</strong> <strong>et</strong> gentem Anglorum trans mare<br />

viriliter deici<strong>et</strong> » (ibid.).<br />

45 « Tu tamen de ista arce vade, quia eam aedificare non potes, <strong>et</strong> multas provincias circumi,<br />

ut arcem tutam invenias, <strong>et</strong> ego hic manebo » (ibid.).<br />

46 « Et arcem dedit rex illi cum omnibus regnis occidentalis p<strong>la</strong>gae Brittanniae, <strong>et</strong> ipse cum<br />

magis suis ad sinistralem p<strong>la</strong>gam pervenit <strong>et</strong> usque ad regionem quae vocatur Guunnessi<br />

affuit, <strong>et</strong> urbem ibi, quae vocatur suo nomine Cair Guorthigirn, aedificavit » (ibid.).<br />

47 « Et iterum Guorthigirnus usque ad Arcem Guorthigirni [...] <strong>et</strong> in quarta nocte arx tota<br />

mediae circa noctis horam per ignem missum de caelo ex improviso cecidit, ardente<br />

igne caelesti ; <strong>et</strong> Guorthigirni cum omnibus qui cum eo erant <strong>et</strong> cum uxoribus suis<br />

107<br />

irène fabry <strong>Construction</strong> <strong>impossible</strong> <strong>et</strong> <strong>défense</strong> <strong>improbable</strong> : <strong>la</strong> tour du roi Vertigier


108<br />

le châtiment divin est explicite dans l’Historia Brittonum de nennius,<br />

encore fortement traversée par l’influence hagiographique, où l’opposition<br />

de <strong>la</strong> figure du saint <strong>et</strong> de <strong>la</strong> figure du roi est particulièrement frappante 48 .<br />

vertigier se distingue non comme usurpateur mais comme gouvernant impie<br />

aux mœurs condamnables (il est incestueux <strong>et</strong> polygame) qui règne sur un<br />

royaume menacé de diverses parts.<br />

dans l’Historia Regum Britanniæ, aux révé<strong>la</strong>tions de merlin sur l’origine de<br />

l’écroulement de <strong>la</strong> tour succède le récit de ses prophéties 49 . merlin y explique<br />

ce que présage le combat des dragons :<br />

malheur au dragon rouge, car sa mort est proche. le dragon b<strong>la</strong>nc, qui signifie<br />

les saxons que tu as invités, occupera ses cavernes. Quant au dragon rouge, il<br />

représente <strong>la</strong> nation br<strong>et</strong>onne opprimée par le dragon b<strong>la</strong>nc [...]. le culte de <strong>la</strong><br />

religion disparaîtra <strong>et</strong> <strong>la</strong> ruine des églises s’étalera au grand jour 50 .<br />

des prophéties de plus en plus obscures donnent à voir le prolongement de<br />

ce long combat entre les deux dragons en incorporant différents animaux<br />

allégoriques présentés comme leurs successeurs. le combat entre les deux<br />

dragons illustre <strong>et</strong> développe le conflit qui oppose les br<strong>et</strong>ons aux saxons.<br />

dans l’Historia Regum Britanniæ <strong>et</strong> le Brut, c’est seulement quand vertigier<br />

demande à merlin des informations sur sa propre mort que l’enfant évoque <strong>la</strong><br />

double menace qui pèse directement sur le roi :<br />

defecit » (ibid., § 47). Nennius mentionne d’autres versions de <strong>la</strong> fin de Vertigier. L’une<br />

d’entre elles dit que, haï par son peuple pour son péché, il erre de p<strong>la</strong>ce en p<strong>la</strong>ce jusqu’à ce<br />

que son cœur défaille. Il meurt donc de façon honteuse. Dans une autre version, il disparaît<br />

sans <strong>la</strong>isser de trace : <strong>la</strong> terre s’ouvre <strong>et</strong> l’engloutit <strong>la</strong> nuit où sa forteresse est brûlée.<br />

48 Le personnage de Merlin fera fusionner <strong>la</strong> figure de saint Germain, prophète inspiré par<br />

Dieu prodiguant des exhortations morales, avec celle d’Ambrosius, l’enfant sans père doté<br />

d’un savoir extraordinaire. Si l’archevêque Brice reprend en partie <strong>la</strong> stature d’autorité<br />

religieuse <strong>et</strong> morale qu’incarne saint Germain dans l’Historia Brittonum, c’est Merlin qui<br />

bénéficie c<strong>la</strong>irement de c<strong>et</strong>te redistribution des fonctions dans le corpus arthurien. Son<br />

intervention ne se limitera plus à une apparition singulière mais, assumant le rôle de<br />

conseiller des rois de Br<strong>et</strong>agne, il sera respecté, reconnu <strong>et</strong> écouté pour sa sagesse <strong>et</strong> sa<br />

c<strong>la</strong>irvoyance. Dès le départ <strong>la</strong> mise en p<strong>la</strong>ce de son origine diabolique le distingue de <strong>la</strong><br />

figure du saint, <strong>et</strong> les fins politiques qu’il poursuit, quand il ne s’agit pas de son intérêt<br />

personnel, l’amèneront aussi à passer outre certaines exigences religieuses <strong>et</strong> morales,<br />

comme le montrent les diverses intrigues amoureuses dans lesquelles il est impliqué.<br />

49 Geoffroy dit avoir subi <strong>la</strong> pression de ses contemporains intéressés par <strong>la</strong> figure de Merlin<br />

<strong>et</strong> insère alors dans son texte un passage de style <strong>et</strong> de suj<strong>et</strong> très différent, présenté<br />

comme une traduction de ces prophéties du br<strong>et</strong>on en <strong>la</strong>tin. Il affirme avoir envoyé le tout<br />

à l’évêque Alexandre de Lincoln.<br />

50 « Ve rubeo draconi : nam exterminatio eius festinat. Cavernas ipsius occupabit albus<br />

draco qui Saxones quos invitasti significat. Rubeus vero gentem disignat Britannie que<br />

ab albo opprim<strong>et</strong>ur [...]. Vultus religionis delebitur <strong>et</strong> ruina ecclesiarum patebit » (HRB,<br />

§ 112).


deux sortes de mort violente te menacent <strong>et</strong> il n’est pas facile de savoir<br />

<strong>la</strong>quelle tu éviteras en premier. d’un côté, les saxons ravagent ton royaume<br />

<strong>et</strong> provoquent ta mort. de l’autre, les deux frères aurèle <strong>et</strong> uther abordent<br />

en br<strong>et</strong>agne <strong>et</strong> s’efforcent d’exercer contre toi leur vengeance pour <strong>la</strong> mort de<br />

leur [frère] 51 .<br />

dous encumbriers as de dous parz,<br />

ne sai quel primes te guarz :<br />

d’une part saisne te guerreient<br />

Ki volentiers te destruereient,<br />

de l’altre part vienent li eir<br />

Qui cest regne vuelent aveir ;<br />

br<strong>et</strong>aigne veulent desrainer<br />

e lur frere constant venger 52 .<br />

vertigier a commis une erreur fatale en invitant les saxons sur ses terres <strong>et</strong><br />

merlin lui annonce que les fils de constantin le brûleront, enfermé dans sa<br />

tour 53 , évoquant leur destinée ainsi que celle d’engist.<br />

en dépit de <strong>la</strong> construction de <strong>la</strong> tour, <strong>la</strong> mort de vertigier est donc<br />

inéluctable, <strong>et</strong> <strong>la</strong> stratégie d’aurèle ambroise, qui agit ici de sa propre<br />

initiative <strong>et</strong> non sur le conseil de merlin, consiste à se débarrasser d’abord du<br />

roi puis des saxons, en assail<strong>la</strong>nt l’usurpateur dans sa forteresse. celui-ci n’a<br />

d’ailleurs pas eu le temps de faire construire sa tour sur le mont erir mais se<br />

réfugie dans une autre p<strong>la</strong>ce forte sur le mont cloartius, <strong>et</strong> c’est là qu’il trouve<br />

<strong>la</strong> mort :<br />

[aurèle] gagna <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce forte de genoreu où vortegirn avait fui pour y trouver<br />

refuge. [...] « vois, noble duc, si les enceintes <strong>et</strong> les fortifications de ce lieu<br />

peuvent protéger vortegirn de <strong>la</strong> pointe de mon poignard que je vais loger<br />

dans ses entrailles ». [...] aussitôt, ils s’efforcèrent de renverser les murailles<br />

à l’aide de divers engins de guerre. puis, comme toutes les autres tentatives<br />

avaient échoué, ils eurent recours au feu. une fois alimenté, ce dernier ne<br />

s’éteignit pas avant d’avoir brûlé <strong>la</strong> tour, <strong>et</strong> à l’intérieur, vortegirn 54 .<br />

51 « Imminent tibi duo funera, nec est promptum quod prius vitabis. Hinc enim regnum tuum<br />

devastant Saxones <strong>et</strong> l<strong>et</strong>o tuo incumbunt. Hinc autem applicant duo fratres Aurelius <strong>et</strong><br />

Uther qui mortem [fratris] sui in te vindicare nitentur » (ibid., § 118).<br />

52 Brut, v. 7561-7568.<br />

53 « Te infra turrim inclusum conburent » (HRB, § 118).<br />

54 « [Aurelius] oppidumque Genoreu p<strong>et</strong>ivit. Diffugerat enim eo Vortegrinus ut tutum<br />

refugium haber<strong>et</strong> [...] “Respice, dux nobilis, huius loci urbes <strong>et</strong> menia utrum poterint<br />

Vortegrinum protegere qui g<strong>la</strong>dii mei ipse mucronem infra viscera ipsius recondam”. [...]<br />

Nec mora diversis machinationibus incumbunt, menia diruere nituntur. Postremo cum<br />

c<strong>et</strong>era defecissent, ignem adhibuerunt. Quod cum alimentum repreiss<strong>et</strong>, non adquievit<br />

ajunctus donec turrim <strong>et</strong> Vortegrinum exarsit » (ibid., § 119).<br />

109<br />

irène fabry <strong>Construction</strong> <strong>impossible</strong> <strong>et</strong> <strong>défense</strong> <strong>improbable</strong> : <strong>la</strong> tour du roi Vertigier


110<br />

<strong>la</strong> forteresse est particulièrement résistante, <strong>et</strong> c’est en dernier recours<br />

seulement que le feu en vient à bout, ainsi que de vertigier.<br />

en supprimant les prophéties de merlin, le Brut refuse de développer<br />

<strong>la</strong> senefiance des dragons. il amorce ainsi <strong>la</strong> restriction qui s’opère dans le<br />

Merlin où ce duel spectacu<strong>la</strong>ire ne désigne plus l’affrontement intemporel de<br />

deux peuples, mais annonce plus précisément <strong>la</strong> destitution de l’usurpateur<br />

renversé par les fils de constant :<br />

li reis juste l’estanc s’assist ;<br />

merlin preia qu’il li desist<br />

Que li dragun senefioent<br />

Ki par tel ire s’assembloent.<br />

dunc dist merlin les prophecies<br />

Que vus avez, ço crei, oïes,<br />

des reis ki a venir esteient,<br />

Ki <strong>la</strong> terre tenir deveient.<br />

ne vuil sun livre trans<strong>la</strong>ter<br />

Quant je nel sai interpr<strong>et</strong>er ;<br />

nule riens dire n’en vuldreie<br />

Que si ne fust cum jo dirreie 55 .<br />

sans l’indiquer explicitement, Wace suggère que <strong>la</strong> lutte des deux dragons<br />

m<strong>et</strong>tra aux prises vertigier <strong>et</strong> les enfants de constantin qui causeront <strong>la</strong> mort<br />

du roi. merlin rappelle en outre les fautes de vertigier à l’égard des héritiers<br />

légitimes, <strong>la</strong> culpabilité à l’origine du châtiment qui va s’abattre sur lui 56 .<br />

au lieu de supprimer, comme dans le Brut, les longues prophéties que<br />

geoffroy insérait dans son texte comme un élément étranger, le Merlin<br />

reprend partiellement ces prédictions en les intégrant à <strong>la</strong> trame narrative de<br />

l’histoire de vertigier. le Merlin, suivant l’interprétation suggérée par le Brut,<br />

réduit <strong>la</strong> portée de c<strong>et</strong> affrontement symbolique. merlin explique ainsi à<br />

vertigier <strong>la</strong> senefiance des dragons : « li rous senefie toi <strong>et</strong> li b<strong>la</strong>ns senefie les fix<br />

55 Brut, v. 7531-7542.<br />

56 « Guarde, dist Merlin, guarde tei / Del feu as enfanz Constentin, / Kar par lur feu vendras a<br />

fin. […] / Mal lur as fait, mal te ferunt, / De tei griefment se vengerunt. / A tun mal lui frere<br />

traïs /Et a tun mal rei te feïs, / E a tun mal en cest païs / Paens <strong>et</strong> Saisnes atraïs » (Brut,<br />

v. 7547-7560). Merlin évoque par le biais de répétitions <strong>et</strong> de parallèles <strong>la</strong> vengeance des<br />

deux frères comme l’exercice d’une justice imp<strong>la</strong>cable (« Mal lur as fait, mal te ferunt ») <strong>et</strong><br />

rend Vertigier responsable des malheurs qui s’abattent sur lui (« a tun mal ») à cause de<br />

son désir illégitime de monter sur le trône <strong>et</strong> de son recours à des Païens <strong>et</strong> des Saxons<br />

qu’il a introduits en Grande Br<strong>et</strong>agne à ses propres risques <strong>et</strong> périls.


coustant » 57 . <strong>la</strong> mort de vertigier est donc imminente, car le dragon b<strong>la</strong>nc va<br />

brûler son adversaire en crachant du feu même s’il semb<strong>la</strong>it d’abord plus chétif<br />

que l’autre. le dragon b<strong>la</strong>nc « ne vesqui puis que .iii. jours », ce qui annonce<br />

également <strong>la</strong> mort de pandragon. l’explication de <strong>la</strong> merveille désigne des<br />

événements sur le point de se réaliser en présence de leurs protagonistes <strong>et</strong><br />

gagne en efficacité dramatique. <strong>la</strong> prophétie conserve sa dimension politique<br />

mais son application est limitée <strong>et</strong> plus immédiate. il ne s’agit plus d’explorer,<br />

de façon condensée, comme dans l’Historia Brittonum, ou d’amplifier dans<br />

une poésie assez hermétique, comme dans l’Historia Regum Britanniæ, les<br />

tensions fondamentales qui traversent l’histoire de <strong>la</strong> grande br<strong>et</strong>agne avec <strong>la</strong><br />

lutte des br<strong>et</strong>ons contre les saxons.<br />

après le dévoilement de ces senefiances, <strong>la</strong> construction de <strong>la</strong> tour est possible<br />

mais inutile car impuissante à détourner le destin qui attend vertigier.<br />

<strong>et</strong> merlin dist a vertigier : « or pues tu faire ta tour si grans comme tu vauras<br />

que ja ne le sauras si grans faire ne si forte que ele jamais chiece. » lors a<br />

conmandé vertigier que si ouvrier i fussent mis. si le fist si grant <strong>et</strong> si forte<br />

com il plus pot 58 .<br />

merlin utilise sa connaissance du passé pour tenir un discours moral <strong>et</strong><br />

réformateur, ainsi il dévoile les manigances de vertigier par rapport à l’assassinat<br />

de maine <strong>et</strong> annonce le r<strong>et</strong>our des enfants du roi constant :<br />

<strong>et</strong> tu as faite ta tour pour ton cors sauver de tes anemis. mais <strong>la</strong> tours ne te<br />

pu<strong>et</strong> sauver puis que tu meïsmes ne te vels sauver […] cil grant dragons rous<br />

senefie ton mauvais corage [...]. <strong>et</strong> li autres b<strong>la</strong>ns senefie l’ir<strong>et</strong>age as enfans qui<br />

s’en sont fui par paour de ta justice [...]. li enfant t’arderont de lor fu. <strong>et</strong> ne<br />

quides tu pas que <strong>la</strong> tour que tu as faite te garisse, ne autre forteresce, que ne<br />

te couviegne a morir 59 .<br />

<strong>la</strong> vanité de l’entreprise de vertigier est ainsi dénoncée par merlin : <strong>la</strong> tour<br />

ne peut le sauver car sa culpabilité m<strong>et</strong> en danger son salut spirituel. vertigier<br />

ne peut se fier à des constructions matérielles impuissantes à le préserver de<br />

<strong>la</strong> mort : il est destiné à périr brûlé par les fils du roi constant, c’est donc du<br />

salut de son âme qu’il devrait se soucier.<br />

Quand ces événements se produisent, vertigier, qui attend le débarquement<br />

de uter <strong>et</strong> pandragon se réfugie dans <strong>la</strong> tour <strong>et</strong> le château de Wincestre :<br />

<strong>et</strong> quant [vertigier] vit que li plus de sa gens li failloient <strong>et</strong> qu’il se tenoient ja<br />

par devers pandragon, si ot paour <strong>et</strong> dist a sa gent que falir ne li voloient que il<br />

57 Merlin, éd. cit., p. 646.<br />

58 Ibid., p. 644.<br />

59 Ibid., p. 647-648.<br />

111<br />

irène fabry <strong>Construction</strong> <strong>impossible</strong> <strong>et</strong> <strong>défense</strong> <strong>improbable</strong> : <strong>la</strong> tour du roi Vertigier


112<br />

garnesit <strong>la</strong> tour […]. ensi assaillirent li un <strong>et</strong> li autre se desfendirent tant que<br />

pandragon mist le fu el chastel a un grant assaut qui i fu. <strong>et</strong> quant li fus les<br />

sousprit si en art une grant partie. <strong>et</strong> en cel fu ars vertigier 60 .<br />

c<strong>et</strong>te conclusion sert d’exemplum, l’usurpateur est châtié <strong>et</strong> <strong>la</strong> construction<br />

de sa tour n’a pu le soustraire à son destin.<br />

l’écroulement systématique de <strong>la</strong> tour de vertigier est donc un phénomène<br />

dont l’explication n’est pas seulement matérielle mais aussi merveilleuse. sa<br />

résolution ne passe pas par l’emploi d’une technique spécifique mais par<br />

l’intervention de personnages capables de saisir l’origine <strong>et</strong> le sens de c<strong>et</strong>te<br />

merveille. le sacrifice du sang de merlin ne peut servir de mortier à l’ouvrage :<br />

<strong>la</strong> mise à nu des fondements politiques <strong>et</strong> moraux d’une instabilité qui touche<br />

tout le royaume détermine l’échec de c<strong>et</strong>te construction.<br />

l’enfant sans père dévoile ainsi le mystère de <strong>la</strong> tour <strong>et</strong> prédit l’issue du<br />

combat des deux dragons, emblématique des tensions qui déchirent <strong>la</strong> terre de<br />

br<strong>et</strong>agne. <strong>la</strong> senefiance de c<strong>et</strong>te lutte cristallise en eff<strong>et</strong> des enjeux politiques<br />

déterminants dans l’œuvre de nennius, de geoffroy <strong>et</strong> de Wace, unis par leur<br />

proj<strong>et</strong> historiographique. <strong>la</strong> lutte de deux êtres de même nature défendant<br />

chacun leur existence, en s’efforçant d’expulser un autre à <strong>la</strong> fois familier<br />

<strong>et</strong> étranger mais toujours menaçant, prend alors un caractère mythique.<br />

elle soulève des enjeux politiques, généalogiques <strong>et</strong> territoriaux. l’idéal<br />

d’unification du royaume qui perce derrière ce tableau des luttes <strong>et</strong>hniques<br />

qui façonnent l’histoire insu<strong>la</strong>ire ne sera peut-être réalisé, de façon éphémère,<br />

que sous le règne d’arthur.<br />

<strong>la</strong> perspective historiographique est moindre dans le roman de Merlin<br />

qui dép<strong>la</strong>ce l’intérêt sur <strong>la</strong> figure du prophète. ce texte souligne, autant que<br />

l’affrontement entre saxons <strong>et</strong> br<strong>et</strong>ons, les divisions internes au camp br<strong>et</strong>on :<br />

ce sont des nobles br<strong>et</strong>ons qui ont assassiné le roi maine. non seulement<br />

vertigier se tourne vers les saxons, mais il est aussi présenté comme un<br />

despote haï par son peuple. si l’écroulement de <strong>la</strong> tour représente le destin<br />

de vertigier, merlin est bien le personnage qui va désormais accompagner<br />

les rois légitimes de br<strong>et</strong>agne, pandragon, uter <strong>et</strong> arthur, les assister <strong>et</strong> les<br />

conseiller dans leur effort de reconquête <strong>et</strong> d’unification du royaume.<br />

60 Ibid., p. 650.

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