Construction impossible et défense improbable : la ... - e-Sorbonne

c’est enfin la crainte du retour des héritiers légitimes du royaume qui
explique l’empressement de vertigier à faire édifier sa forteresse. dans
l’Historia Regum Britanniæ, il bâtit sa tour pour conjurer la menace barbare
que fait peser sur le royaume de bretagne l’expansion d’alliés que sa politique
a constamment renforcés :
les peuples des îles voisines, que les pictes avaient rassemblés en albanie, se
dressèrent contre lui [...]. d’un autre côté, il redoutait aussi aurèle ambroise
et son frère utherpendragon [...]. chaque jour parvenait à ses oreilles une
rumeur selon laquelle les deux frères, désormais adultes, avaient construit
une immense flotte et envisageaient de revenir dans ce royaume qui leur
appartenait 33 .
dans le Merlin également, cette crainte anime vertigier, attaqué sur tous les
fronts :
et si sot bien que li doi fil coustant […] s’il revenoient, que ce seroit pour son
damage. si s’apensa qu’il feroit une tor si grant et si fort que il n’avroit garde
de nule gent 34 .
l’échec inéluctable de vertigier prend une dimension morale et politique. il ne
peut échapper à l’exercice de la justice divine ni se protéger des conséquences
de ses actions 35 .
l’écroulement de la tour relève moins d’un problème d’ingénierie que
d’une faute personnelle de vertigier. Face à l’hostilité externe des peuples
avec lesquels il noue de fragiles et dangereuses alliances et face à l’opposition
33 « Insurrexerunt in eum comprovintialium populi insularum quos Picti in Albaniam
conduxerant [...]. Anxiebatur etiam ex alia parte timore Aurelii Ambrosii fratrisque sui
Uterpendragon [...]. Cotidianus etenim rumor aures eius impleverat ipsos jam adultos
esse navigiumque construxisse atque reditum suum in debitum regnum velle moliri »
(HRB, § 97).
34 Merlin, éd. cit., p. 619.
35 En ce sens l’entreprise de Vertigier semble aussi vaine que la construction de la tour de
Babel, mais si dans l’Historia Brittonum l’idée d’un châtiment divin est prégnante, dans
les textes ultérieurs, la destruction de la tour résulte plus explicitement de logiques
humaines et d’erreurs politiques. La trajectoire de Vertigier est donc plus complexe que
celle des bâtisseurs de Babel et s’inscrit dans la logique d’une faute plus individuelle que
collective, bien que les décisions du roi affectent le destin de tout son peuple. De plus,
si la construction de Babel se fonde sur l’hybris de ses concepteurs, le projet initial de
Vertigier est défensif et répond à des circonstances politiques et militaires bien définies.
Enfin Vertigier, acceptant la présence saxonne, est prêt à pactiser avec les étrangers et
à parler leur langage, mais il menace ainsi l’existence du royaume breton en faisant fi
des distinctions sociales, politiques, ethniques et linguistiques sur lesquelles est fondée
son identité. Dans la Bible (Genèse, XI), la confusion des langues sanctionne in fine la
construction de la tour de Babel et cause son échec.
103
irène fabry Construction impossible et défense improbable : la tour du roi Vertigier