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16 L’AUDACE 2 L’AUDACE 17<br />
e <strong>semestre</strong> <strong>—</strong> <strong>2010</strong><br />
Cette nuance est importante à saisir. Pour en revenir à l’entreprise,<br />
un entrepreneur peut être audacieux quand il lance une OPA violente<br />
pour s’emparer d’un concurrent, mais est-ce une manifestation de<br />
courage ? Est-ce vertueux ?<br />
L’audace de Diogène le cynique se manifestait souvent<br />
par des provocations ? Quel est le lien entre audace et<br />
provocation ?<br />
La provocation est une parole ou une action construite consciemment<br />
pour déclencher une certaine réaction de la part des autres. Elle<br />
répond à des codes. En ce sens, la provocation est encore plus extériorisée<br />
que l’audace par rapport à l’individu qui la lance. À partir d’un<br />
certain moment, elle ne lui appartient plus en propre. L’audace, à mon<br />
sens, requiert un peu plus de talent et d’engagement personnel.<br />
On aurait ainsi une gradation de l’intérieur vers l’extérieur, du courage<br />
à la provocation en passant par l’audace. La provocation apparaît<br />
alors comme un acte superficiel puisqu’il n’est pas nourri de la<br />
subjectivité de son auteur.<br />
Nietzsche pourrait illustrer cette gradation, car il joue sur les trois<br />
registres. Il s’est particulièrement intéressé à la figure du guerrier,<br />
mais d’un guerrier antigrégaire, anticommunautaire, contrairement<br />
au Prince de Machiavel. Pour lui, le courage du guerrier devient<br />
l’audace du philosophe. C’est comme s’il voulait apporter à la philosophie<br />
quelque chose de l’attitude courageuse du guerrier, mais,<br />
dans le passage du lieu de la confrontation physique au lieu de<br />
l’écriture, existe une déperdition du risque vital et de la notion du<br />
bien commun qui mue le courage en audace individuelle. Nietzsche<br />
prône l’audace tout en rêvant le courage.<br />
Quel est aujourd’hui le statut de l’audace ? Quelles sont<br />
les conditions pour qu’elle puisse se manifester dans la<br />
société contemporaine ?<br />
Nous avons, à cet égard, une chance et une faiblesse. Nous vivons<br />
dans une société individualiste qui nous prédispose à l’audace : les<br />
prouesses, les aventures, les accomplissements doivent être plus<br />
personnels que collectifs. Nous sommes donc encouragés, si j’ose<br />
dire, à l’audace, mais beaucoup moins entraînés au courage et aux<br />
vertus d’endurance et de responsabilité. Nous sommes peut-être<br />
même passés, dans une période récente, de l’engagement sartrien<br />
à la révolte nietzschéenne, c’est-à-dire d’une solidarité à l’égard<br />
des pauvres, des faibles, des opprimés qui est de l’ordre du courage<br />
à une forme de revendication individuelle permanente qui relève<br />
plus de l’audace.<br />
Tout, dans ce siècle, nous pousse donc à l’audace, mais, en même<br />
temps, nous vivons aussi dans La Société du spectacle décrite naguère<br />
par Guy Debord (1967). Et c’est notre faiblesse. La mise en scène<br />
systématique et à grande échelle de l’audace fait qu’il devient extrêmement<br />
difficile de distinguer le bon grain de l’ivraie, la véritable<br />
audace de la simple provocation provenant d’animateurs culturels, de<br />
présentateurs de télévision, de starlettes en mal de reconnaissance.<br />
Ainsi, prise entre individualisme et société du spectacle, la subversion<br />
qui pouvait naître de l’audace s’est institutionnalisée.<br />
Auparavant, devant des institutions solides et tangibles – l’Église,<br />
l’armée, la monarchie, l’entreprise même –, il était effectivement<br />
audacieux de tenir des propos, d’engager des actions qui s’éloignaient<br />
de la voie officielle, du consensus admis. Il est encore très facile de<br />
savoir ce que sont le courage et l’audace dans l’Iran d’aujourd’hui.<br />
Dans notre société, c’est beaucoup moins perceptible. La plupart<br />
de ceux qui sont en position d’exercer une responsabilité politique,<br />
économique ou artistique sont déjà des rebelles institutionnalisés.<br />
Cela pose un vrai problème : quel discours reste audacieux quand la<br />
subversion est officielle, devient presque un mode de pensée ? Tenir<br />
un discours subversif peut être un déguisement emprunté quelque<br />
temps pour prendre l’ascenseur social, pour se faire valoir. Comment<br />
distinguer le vrai ou le faux rebelle, la vraie ou la fausse audace ?<br />
Un philosophe slovène, Slavoj Žižek, propose de renverser les termes<br />
du problème. Dans son style un peu délirant, il explique que le<br />
christianisme est aujourd’hui la subversion, dès lors qu’on suit à la<br />
lettre les préceptes de l’Église. Ce qui est audacieux, pour lui, c’est<br />
de reprendre la posture des dogmes qui existaient avant qu’ils ne<br />
soient contestés. Une fois que la subversion s’est institutionnalisée,<br />
affirmer des positions dogmatiques redevient audacieux. Je ne suis<br />
pas d’accord avec cette approche qui me paraît être un geste circulaire<br />
: dans cet apparent renversement, audace et immobilisme,<br />
subversion et dogme s’annulent réciproquement.<br />
Dès lors, dans cette machinerie complexe, c’est à chacun de trouver<br />
les interstices dans lesquels il est possible de poser des actes<br />
véritablement audacieux. Je prendrai un exemple du côté de la<br />
télévision. Un avocat, Maître Jérémie Assous, a réussi à poser des<br />
limites à la téléréalité en France en trouvant la petite faille qui le<br />
gUy DEborD<br />
(1931-1994)<br />
Écrivain, essayiste,<br />
cinéaste et<br />
révolutionnaire français,<br />
qui a conceptualisé<br />
ce qu’il a appelé le<br />
« spectacle » dans son<br />
œuvre majeure<br />
La Société du spectacle<br />
(1967).<br />
il a été l’un des<br />
fondateurs de<br />
l’internationale lettriste<br />
(1952-1957), puis<br />
de l’internationale<br />
situationniste (1957-<br />
1972), dont il a dirigé<br />
la revue française.<br />
La première phrase<br />
de son livre – « Toute<br />
la vie des sociétés dans<br />
lesquelles règnent<br />
les conditions modernes<br />
de production s’annonce<br />
comme une immense<br />
accumulation de<br />
spectacles. » – est un<br />
détournement<br />
de la première phrase<br />
du Capital de Karl<br />
Marx : « La richesse des<br />
sociétés dans lesquelles<br />
règne le mode de<br />
production capitaliste<br />
s’annonce comme une<br />
“immense accumulation<br />
de marchandises”. »