SPECIAL MODE ET MEDIA - Magazine
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Hitchcock filmait volontiers l’architecture vertigineuse<br />
des escaliers, et c’est la même qu’empruntent à leurs<br />
risques et périls les modèles de la dernière campagne<br />
Jil Sander. L’ambiance est un noir et blanc expressionniste<br />
duquel émergent en couleur les silhouettes : bibi<br />
à voilette, robe à la taille marquée faisant ressortir les<br />
hanches, longueur au-dessous du genou, très près de<br />
la jambe… Le vocabulaire stylistique est bien celui des<br />
années 50 et du début des années 60, dans un cauchemar<br />
du cinéaste anglo-saxon. Car être une héroïne hitchcockienne<br />
n’est pas confortable. Hitchcock adorait malmener<br />
ses personnages féminins, prises dans les filets de<br />
son désir coupable, traquées dans leur conduite, pourchassées<br />
dans leurs rêves, voulant l’indépendance mais<br />
restant prisonnières. Et il jalousait ses actrices, contrôlant<br />
leur allure dans le plus infime détail. À l’image, le<br />
IMAGES<br />
PAS DE<br />
PRINTEMPS…<br />
La référence est tentante, elle appelle le regard et invite la nostalgie.<br />
Mais la madeleine aurait-elle un arrière-goût ? Démêlons les fils de la dernière<br />
campagne Jil Sander, qui convoque le cinéma d’Hitchcock.<br />
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vestiaire de l’époque soutient à merveille cette tyrannie,<br />
quand il galbe et exalte les courbes féminines, fantasme<br />
et enserre les corps convoités.<br />
Ce n’est pas à Hitchcock mais au succès de Mad<br />
Men que l’on doit, depuis plus d’un an, ce retour rétro<br />
chez les créateurs actuels. Mais comme le regard superficiel<br />
ne retient de l’héroïne hitchcockienne que la face<br />
impeccable de Grace Kelly, les bureaux de tendance ont<br />
applaudi la série pour le seul aspect glamour de ses<br />
personnages, occultant sa dimension sociologique tout<br />
à fait noire. Mad Men altère l’âge d’or du capitalisme<br />
moderne en mettant en avant le cynisme de ses héros<br />
publicitaires, et déploie parallèlement une guerre des<br />
sexes sans merci. Sur ce point, le New Look qu’inventa<br />
Dior en 1947, et qui influence toute la décennie suivante,<br />
n’est pas anodin : les femmes commençaient de conquérir<br />
un territoire plus ample, ayant remplacé les hommes<br />
partis au front pendant la guerre, mais les lignes impérieuses<br />
de l’hyperféminité que leur proposa le couturier<br />
leur insinuaient plutôt de travailler au statut de<br />
bel objet. Moulées dans des tailleurs, tenues dans leurs<br />
petits hauts cintrés, offertes dans leurs jupes corolles,<br />
les femmes de Mad Men s’avèrent frustrées et malheureuses<br />
: épouses arrimées à la solitude du foyer, secrétaires<br />
bafouées par une hiérarchie machiste. Espionnes,<br />
voleuses, frigides, menteuses, les créatures hitchcockiennes,<br />
en proie à des fantômes pas nets, en sont la<br />
version dramatique et sorcière.<br />
[…] Être une héroïne<br />
hitchcockienne n’est pas<br />
confortable. Hitchcock<br />
adorait les malmener, prises<br />
dans les filets de son désir<br />
coupable, traquées dans<br />
leur conduite, voulant<br />
l’indépendance mais restant<br />
prisonnières.<br />
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Convoquer Hitchcock dans une campagne de<br />
presse c’est évoquer l’ambivalence d’un regard, sur le<br />
sujet féminin, et les ambiguïtés d’une mode et de son<br />
époque. Sur les doubles pages, les filles portent des<br />
bottes dont le laçage rappelle celui du corset, et sinon<br />
elles regardent, de derrière, une antique vitrine qu’il a<br />
fallu briser. Il faut maintenant regarder la collection<br />
elle-même, où Raf Simons, s’il cite le style des années 50,<br />
en livre une version apaisée à l’aune de l’épure minimale<br />
qui fait la renommée de la marque. Surtout, des<br />
silhouettes immaculées, blanches nurses ou infirmières,<br />
ont ponctué le défilé comme une cure nécessaire. Pas de<br />
printemps pour Jil Sander donc ; puisque les références<br />
à l’histoire des formes ne peuvent se réduire au pur<br />
formalisme, ni à la nostalgie.<br />
Céline Mallet<br />
Images : Campagne Jil Sander printemps/été 2012.<br />
Photographie : Willy Vanderperre. Stylisme : Olivier Rizzo.