SPECIAL MODE ET MEDIA - Magazine
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CHRONIQUE<br />
FOLLOW ME,<br />
I FOLLOW YOU<br />
« Follow me, I follow you », cela pourrait ressembler à un titre<br />
de new wave à la Talking Heads, mais décrit plutôt le mode d’être et d’usage<br />
d’un genre nouveau, le genre Tumblr…<br />
… Celui que l’on a appelé longtemps surfeur puis bloggeur<br />
est maintenant le « follower » – de celui qui prend<br />
la vague autant qu’il ne la trace. Les allers et retours<br />
du Tumblerer sont ceux du promeneur comme ceux du<br />
prescripteur, semeur et pilleur des images du présent.<br />
Tumblr, c’est une surface ouverte, malléable, à<br />
singulariser, où l’on update des images, des gifs, des<br />
fonds panoramiques pour restituer un état d’esprit,<br />
celui du moment, celui de la mode : une qualité de<br />
présent. Le tumbler est le nom d’une espèce de pigeon<br />
reconnue pour son mode de vol spécifique, en culbute :<br />
l’oiseau faisant, dans son vol en boucles, looping sur<br />
lui-même. « Follow me, I follow you », c’est alors la collection<br />
de soi et des autres, suivre l’autre, tel un vecteur.<br />
C’est suivre sous l’attraction d’un mouvement continu<br />
une identité plastique, une collection qui se fabrique<br />
comme un collage ouvert, identique aux gestes de<br />
l’éclectisme exotique du xix e siècle ou aux signifiants<br />
joints du dadaïsme. À la différence près que le collage<br />
fait ici monde, avec l’idée démiurge du tumblr constitué<br />
en constellation et univers. Partant de là, Tumblr porte<br />
bien son nom, entre cascade et culbute, sèche-linge et<br />
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nom de Batmobile, le mode d’existence du « tumblring »<br />
construit, polit et aplanit ce que l’on nomme sujet et<br />
lui agrège, mouillé ou pas, les formes du contemporain<br />
comme prothèses et extensions. Ce qui est parlant,<br />
c’est la plateforme qui s’invente là sans hiérarchie, et le<br />
mode d’adhésion qu’elle suppose.<br />
Alors, nous en sommes là, passant de page en<br />
page, de lien de lien, d’image en image, à liker et relinker<br />
ce qui nous semble bon, bien, cool, cata. Tumblr<br />
propose donc une compilation d’instantanés photographiques<br />
ou animés, une « plateforme de microblogging<br />
». L’espace vertical d’une pensée se constitue au<br />
jour le jour, évidemment journal/diary mais davantage<br />
prisme d’un goût singulier et centrifugé, au moment où<br />
Facebook reprend et généralise cette forme du journal<br />
archivé. Compiler comme centrifuger sa vie, la collection<br />
devient une évidence formelle qui se regarde, qui<br />
se commente, à laquelle on adhère. D’où l’idée du « follow<br />
me » comme l’injonction prophétique d’une vérité<br />
qui se dit maintenant, ou dans l’heure qui suit. Entre<br />
quantité d’adeptes et accréditation par le nombre de<br />
relais, la médiatisation immédiate fabrique une réalité<br />
appliquée et diffusable. Le relativisme des contenus est<br />
intégré au mouvement d’ensemble puisque les images<br />
qui arrivent à la suite poussent celles qui sont là, le<br />
non-référencement de l’origine des images libère d’un<br />
attachement scientifique, et les contenus sont pensés<br />
comme une image ou une pose de soi. Rien n’autorise<br />
au répit. Le présent est le présent : du continu.<br />
Alors, en sommes-nous las ? Suivre comme<br />
être suivi, ce n’est pas rien. Loin de produire une paranoïa,<br />
ce mode d’adhésion contemporain inscrit des<br />
communautés hors des lieux et des regroupements,<br />
hors d’une surveillance impudique de l’intime comme<br />
l’est la grande tour de contrôle Facebook. Dans l’instant,<br />
en cascade, le tumblerer édite ce qui lui semble bon,<br />
bien, cool, cata, et ne propose que cela. Alors, chacun<br />
y trouve son compte : de l’excitation à la reconnaissance,<br />
du goût à la communauté d’esprit. Alors oui, effectivement<br />
virtuel, mais circulant et actif. La limite de l’exercice<br />
sera la péremption rapide de ce qui fait l’instant,<br />
un esprit décousu. Ce qui en fait sa qualité, c’est l’esprit<br />
d’une plateforme continue d’un présent déroulé, puis<br />
d’une archive du présent. En cela, l’esprit de Tumblr se<br />
déploie comme une esthétique de l’amateur, une collection<br />
grégaire et le cabinet de curiosités d’une actualité<br />
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à suivre… avec l’idée du “follow me” comme sens de<br />
la visite.<br />
Tumblr n’est pas un bureau de tendance<br />
industrielle mais la formulation plastique d’un auteur<br />
contre toute attente ; singularité qui s’inscrit dans<br />
l’espace d’une société des images émergentes. De fait,<br />
Tumblr excite la mode, relaie les identités de styles<br />
et témoigne d’un cocktail de genres, l’avatar n’est pas<br />
celui virtuel d’un Second Life, il est la pose instantanée<br />
d’un état esprit, d’une personne qui s’expose sciemment.<br />
Pour note, et pour Wikipédia, le tumbler est « idéal pour<br />
servir les long drinks. Ceux-ci, préparés pour être servis<br />
dans des tumblers, n’excèdent pas 15 cl puisque la glace<br />
occupe un espace important dans le verre. Sa forme<br />
allongée permet d’empiler les cubes de glace et donc de<br />
rafraîchir la boisson dans son intégralité. »<br />
Mathieu Buard<br />
À gauche : capture d’écran du site du magazine Garage en forme de Tumblr<br />
(garagemag.com).<br />
À droite : capture d’écran du Tumblr du magazine Novembre<br />
(novembremagazine.com).<br />
[…] Suivre comme être suivi,<br />
ce n’est pas rien. Loin de<br />
produire une paranoïa, ce mode<br />
d’adhésion contemporain inscrit<br />
des communautés hors des lieux<br />
et des regroupements, hors d’une<br />
surveillance impudique de<br />
l’intime comme l’est la grande<br />
tour de contrôle Facebook.