SPECIAL MODE ET MEDIA - Magazine
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DESIGN<br />
RÉSOLUTIONS<br />
DE SALON<br />
Lorsqu’on n’est pas soi-même vendeur de marchandise, ou seulement<br />
de manière très indirecte, c’est innocemment à la recherche de l’inspiration qu’on<br />
se rend dans un salon commercial. Ou bien pour vérifier l’état de cette<br />
inspiration chez les autres…<br />
Plus malhonnêtement, le but premier serait de trouver<br />
des raisons tangibles de rendre compte, avec<br />
enthousiasme si possible, de manifestations patentes<br />
de qualité – car, oui, il est décidément trop facile de<br />
toujours débiner le travail d’autrui. Et il faudrait me<br />
résoudre à m’avouer défunt si je n’étais plus capable<br />
de ces émotions heureuses, de l’envie de participation<br />
à la grande fête : le salon est l’orchestre symphonique<br />
des espérances. En cours de répétition, il en partage<br />
toutes les discordances, il y a peu d’accords, il faut<br />
trier, on doit construire soi-même l’harmonie. Paris est<br />
la capitale autoproclammée de la Création – pour jouer,<br />
on doit ici faire semblant de croire qu’enveloppe et<br />
contenu sont une même chose. S’enchaînent l’un des<br />
plus grands salons de décoration d’intérieur au monde<br />
et les défilés de haute couture et de prêt-à-porter. Le<br />
salon Maison et Objet se déploie dans un endroit qui<br />
n’est pas décoratif du tout (Villepinte, proximité Roissy<br />
et Sevran, ville banlieue-purgatoire emblématique).<br />
Ce salon excite une quantité très importante de professionnels<br />
internationaux. Une population plutôt<br />
féminine, souvent vêtue avec élégance, qui parcourt<br />
inlassablement les allées en traînant une petite valise<br />
comme un chien mort.<br />
Cette concentration microcosmique de la décoration<br />
délimite en son sein un espace plus petit encore, celui<br />
du design. Il se signale par une formule inquiétante<br />
MAGAZINE N O 7<br />
108<br />
– Now! Design à vivre. Pléonasme autoritaire, comme<br />
si le reste appartenait au navrant hier ou se projetait<br />
dans un demain finalement inaccessible, n’était destiné<br />
qu’à crever. Mieux vaut s’en convaincre, ce sont<br />
les termes d’un contrat tacite, la règle du jeu. Now! présente<br />
un mélange bizarre et banal à la fois. La sécheresse<br />
des Modernes devenue style y jouxte les fantaisies<br />
décoratives, le spartiate le débauché, l’efficace le<br />
rêveur. Les figurines de porcelaine du designer Jaime<br />
Hayon, directeur artistique de l’entreprise espagnole<br />
Lladro, sont situées à l’entrée, en grande quantité. Elles<br />
vous placent immédiatement en porte-à-faux. Une statuaire<br />
luisante, déclinaison précieuse, pop, joyeuse :<br />
étant donnée la place aujourd’hui occupée par ce designer,<br />
aimable et souriant, et qui n’est certainement pas<br />
la plus nuisible des nouvelles figures du terrain ces<br />
cinq dernières années, la distance infime distinguant<br />
la préoccupation exclusivement décorative de celle du<br />
design est immédiatement pulvérisée.<br />
Dans ces productions exquises, précipité de<br />
mauvais goût sublime et étreinte immédiate du frisson<br />
bourgeois, se lit la quête passionnée du beau. Sauf<br />
que le designer, lui et d’autres n’y parviennent plus.<br />
Ce n’est pas leur métier d’ailleurs. Ils ne sont alors<br />
qu’à peine capables d’effleurer le joli, et ça fait un peu<br />
de peine. Ce sont ces deux nostalgies identifiables du<br />
design qui s’exposent côte à côte. Celle de la brutalité<br />
nourrie du projet politique qui a fait accéder le design<br />
à la stature qui est la sienne, l’illusion scientifique de<br />
besoins cernés et figés, l’histoire arrêtée par la mise<br />
en œuvre des évidences. Celle de la beauté recherchée<br />
dans toutes les choses de l’autre côté : l’inlassable poursuite<br />
des siècles qui précèdent l’épouvantable xx e – une<br />
quête enfermée dans des académismes si idiots qu’elle<br />
s’y est fatalement asphyxiée, en même temps que Dieu<br />
mourait, ou à peu près. Il y a peut-être un lien. Le salon<br />
offre la scène ininterrompue d’une tentative nouvelle<br />
d’accouplement.<br />
Le design français est de ce point de vue exemplaire.<br />
Il partage la passion esthétique de la rigueur<br />
avec un goût presque instinctif pour la jouissance<br />
affranchie. Il tend vers le beau, il ne sait pas autrement.<br />
Le sein de Marie-Antoinette, sa tasse préférée<br />
MAGAZINE N O 7<br />
109<br />
[…] « Now! » présente un<br />
mélange bizarre et banal<br />
à la fois. La sécheresse des<br />
Modernes devenue style y<br />
jouxte les fantaisies décoratives,<br />
le spartiate le débauché,<br />
l’efficace le rêveur.<br />
(elle aurait été moulée sur le sien) en serait le symbole<br />
le plus clair. Le design français est un moine punisseur<br />
qui trafique du dionysiaque. L’atelier de confiserie<br />
sado-masochiste. Loft-protestantisme pour agent de<br />
change en période de bonus cosmique. À l’image de<br />
ce chalet minimal présenté dans la livraison bimestrielle<br />
du magazine Marie-Claire Maison : une table,<br />
huit chaises autour, presque rien. Compter, à la louche,<br />
20 000 euros pour l’ensemble : la « sensation de chaleur<br />
et d’intimité » est sûrement à ce prix, et toujours faire<br />
semblant que tout va bien.<br />
Si je vais insister sur la France, c’est que les<br />
petites entreprises s’y sont multipliées. Ça rappelle<br />
presque l’expo « Mobi Boom » aux Arts déco l’année dernière<br />
; la France des années 50 et ses myriades de petites<br />
sociétés qui inventent le pays reconstruit tout de neuf<br />
avec pas grand-chose, chic et maigre, par obligation<br />
presque. Lorsque l’on sait aujourd’hui (en le devinant<br />
surtout, parce que c’est le grand secret) à quel point ce<br />
marché du design est petit, on est épaté. Quelle passion,<br />
quand même. Tant de travail, toute cette énergie