SPECIAL MODE ET MEDIA - Magazine
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OFF RECORD <strong>MEDIA</strong><br />
DE LA<br />
PRESSE <strong>ET</strong> DES<br />
MARQUES<br />
Il y a longtemps que le lecteur n’est plus au centre des journaux, à peu près<br />
depuis qu’il ne représente plus sa principale source de revenus. On sait<br />
que la presse spécialisée est souvent complaisante avec les marques, mais quid de<br />
la « vraie » : les quotidiens anglo-saxons, généralistes ou économiques ?<br />
Visite guidée, off record of course…<br />
Vu de France, la presse anglo-saxonne reste un modèle<br />
par son opiniâtreté et son indépendance rédactionnelle.<br />
Avez-vous le même sentiment ?<br />
Quand je lis Le Monde, j’ai toujours l’impression<br />
d’être dans un journal d’opinion, avec des articles<br />
qui livrent le sentiment du rédacteur. À titre d’exemple,<br />
au New York Times (NYT), ils ont un outil, le New York<br />
Times style guide, qui est un dictionnaire des mots qu’il<br />
est interdit d’utiliser ; même le mot « réforme » en fait<br />
partie parce qu’il n’est pas assez neutre et que ça sousentend<br />
que la situation antérieure ne convenait pas. Le<br />
journal écarte tout ce qui est narratif pour s’en tenir aux<br />
faits et rien qu’aux faits. Le journaliste doit être aussi<br />
invisible que possible. En France, c’est du récit. Je dois<br />
reconnaître un avantage à cette manière de faire : on sait<br />
tout de suite si on lit un journal de gauche ou de droite.<br />
Alors qu’en Angleterre, on opte pour une<br />
neutralité qui se révèle presque impossible<br />
à tenir… on sait que le Financial<br />
Times (FT) est clairement conservateur<br />
et libéral. […] Le politiquement correct<br />
n’est pas qu’une formule des quotidiens<br />
anglais ; en France, on peut se permettre<br />
de dire beaucoup plus, avec des formes<br />
beaucoup plus variées. On n’écrit pas « un<br />
Noir » dans la presse anglo-saxonne, c’est<br />
trop connoté, on doit dire « african-american<br />
», dénomination qui ne mentionne<br />
que l’origine. En France, on peut dire « une Black », ce<br />
qui fait halluciner les Américains ! Une autre différence<br />
est que les journalistes français acceptent les voyages<br />
de presse, dans lesquels on est invité et en général bien<br />
accueilli, la marque ayant l’espoir qu’en retour, elle soit<br />
bien traitée dans les colonnes du journal pour lequel<br />
on travaille.<br />
Les journalistes français répondent que ce sont des<br />
moments et des situations où beaucoup d’informations<br />
circulent, comme des faux temps morts…<br />
Ça vous paraît peut-être naturel, mais en<br />
France il y a toujours de la philosophie au baccalauréat,<br />
et vous êtes empreints de sociologie sans vous en<br />
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rendre compte… De sorte qu’on retrouve une approche<br />
beaucoup plus sociologique dans la presse. On ne va<br />
pas uniquement relayer une information brute, mais la<br />
problématiser dans un contexte plus large, donc ça peut<br />
se justifier. Mais vu de Londres ou de New York, c’est<br />
de la sociologie, pas du journalisme, lequel devrait s’en<br />
tenir aux faits ! Même quand on fait appel à des experts,<br />
ils n’interviennent que s’ils démontrent quelque chose,<br />
s’ils apportent des preuves ; pas pour livrer leur regard<br />
ou leur « expertise ». Les figures d’autorité sont délimitées<br />
: un philosophe n’a rien à faire dans un article de<br />
presse. […] Par exemple : prenons un sujet sur la fashion<br />
week dans un pays du Maghreb, on va d’un côté se<br />
demander quel sens peut avoir la mode dans un pays<br />
où on porte le voile, de l’autre, quels sont les coûts de<br />
production du tissu, le poids économique, la part dans<br />
l’industrie nationale, etc. Un article ne peut se borner à<br />
faire du commentaire, il doit apprendre quelque chose<br />
au lecteur. Sinon se repose toujours la question : “why<br />
do we give a shit?”<br />
On sait la presse de style sujette à des pressions<br />
économiques de la part des annonceurs, mais le phénomène<br />
concerne-t-il aussi la presse quotidienne anglosaxonne<br />
?<br />
Oui, bien sûr, ces pratiques sont transfrontières<br />
! Prenons les montres – qui ont toujours des budgets<br />
importants : même en temps de crise, on remarque<br />
que tous les quotidiens ont des sections ou des suppléments<br />
montres, du Times au International Herald<br />
Tribune (IHT), mais Le Monde le fait aussi…<br />
Ces suppléments sont néanmoins clairement perçus par<br />
les lecteurs comme publicitaires…<br />
Il y a les suppléments ou les hors-séries à<br />
l’approche de Basel World, mais on peut aussi trouver<br />
des articles dans le journal lui-même sur tel horloger<br />
ou telle boutique, et retrouver une publicité pour la<br />
marque citée dans les pages suivantes… L’article est<br />
rédigé avec la même rigueur factuelle que le reste du<br />
journal, mais on aura invité un rédacteur à traiter précisément<br />
du sujet.<br />
Ça s’apparente à un droit de citation, qui garantirait<br />
à une marque d’être présente éditorialement dans<br />
le numéro ?<br />
Le mécanisme est un peu différent : les sommaires<br />
(ou calendriers rédactionnels) sont préparés<br />
assez tôt et il y a un dialogue constant avec le service<br />
publicité pour qu’il puisse contacter les annonceurs en<br />
fonction de la liste des sujets ; c’est de cette manière<br />
qu’on les attire. Les dossiers peuvent porter sur le luxe,<br />
le luxe écolo, les yachts écolos, mais aussi l’eau, la green<br />
technology… dans lesquels on parlera des acteurs importants<br />
du secteur et ça représente d’énormes annonceurs,<br />
même si on mentionnera toujours un outsider pour<br />
se donner bonne conscience. […] Un autre exemple :<br />
s’il y a un dossier sur le Moyen-Orient, il n’y aura pas<br />
de publicité de marques israéliennes et vice versa. Idem<br />
si on fait une section mode dans laquelle LVMH est<br />
annonceur, on n’y fera pas de papier sur Chanel ou une<br />
marque de PPR. Les journaux connaissent les intérêts<br />
des marques et intègrent cet élément dans la fabrication<br />
de leur contenu rédactionnel. Et si un annonceur ne<br />
peut être présent pour les raisons qu’on vient de dire,<br />
on le rassure en lui parlant d’un prochain numéro dont<br />
« l’univers rédactionnel » lui sera plus favorable, c’est-àdire<br />
que sa publicité sera très bien entourée avec tel et<br />
tel papier. Parce que le contenu, en général, c’est pour<br />
aller autour des pubs…<br />
[…] Toutes les règles de rédaction<br />
sont brisées pour le client.<br />
Normalement, après une<br />
interview, on ne peut pas relire<br />
ses citations, mais tout le monde<br />
permet au client de se relire,<br />
ce qui lui permet de contrôler<br />
exactement son discours…<br />
Ce sont les marchés émergents qui assurent une forte<br />
croissance au luxe. Cela a-t-il aussi des conséquences<br />
rédactionnelles ?<br />
On voit fleurir des éditions chinoises pour<br />
cette raison. Tout le monde est conscient que le luxe<br />
s’est déplacé et que les acheteurs ne sont plus tant aux<br />
États-Unis qu’en Chine… Les marques ont compris que<br />
si dans leur publicité le mannequin était chinois, les<br />
Chinois acheteraient plus, comme en témoigne le dernier<br />
visuel Louis Vuitton ; Valentino s’y met aussi… Ce<br />
n’est pas un hasard si l’agence Elite a inauguré un<br />
département à Shanghai ! Un nouveau marché de mannequins<br />
asiatiques s’est ouvert, parce que les Chinois<br />
ne se contentent plus de la campagne ghetto, avec le<br />
mannequin chinois, uniquement destinée à leur marché<br />
; ils veulent voir la vraie grande pub à Paris et à<br />
Milan. […] Et c’est pareil pour la presse : ils ne veulent<br />
pas une petite édition chinoise à côté de l’édition historique<br />
mais être les rois et au cœur de « l’édition mère ».<br />
Il y a toujours une fascination pour l’Occident ; ils ont<br />
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besoin d’être validés par lui, ce n’est qu’ensuite qu’ils<br />
mettent des pubs… C’est pour cette raison qu’on voit tant<br />
d’articles sur la Chine et le Moyen-Orient dans la presse<br />
dite « sérieuse ».<br />
[…] on peut presque parler de<br />
coproduction de contenu entre les<br />
marques et les magazines…<br />
Les relations entre la presse de style et les marques sont<br />
encore plus directes. On sait par exemple que le choix<br />
de la marque créditée en couverture n’est pas anodin…<br />
Oui, et ça dépend de la somme d’argent dont<br />
a besoin le magazine pour boucler son numéro… Un<br />
groupe peut dire par exemple on vous donne tant pour<br />
que le magazine paraisse, à condition qu’on ne voit pas<br />
untel et untel. […] Toutes les règles de rédaction sont brisées<br />
pour le client. Normalement, après une interview, on<br />
ne peut pas relire ses citations, mais tout le monde permet<br />
au client de se relire, ce qui lui permet de contrôler exactement<br />
son discours. Si un gros client menace de retirer<br />
sa pub s’il ne relit pas, on le lui permet. Normalement,<br />
un annonceur n’a pas à savoir de quoi sera faite la<br />
partie rédactionnelle du numéro ; là, le client a un droit<br />
de regard sur ce qui va paraître, et parfois même sur<br />
les photos.<br />
Et dans la presse de style ?<br />
Si, par exemple, il y a un deal avec une marque<br />
pour la couverture et qu’elle « prête » son mannequin<br />
vedette ainsi que ses vêtements, le photographe est<br />
censé envoyer les images qu’il aura choisies, mais c’est<br />
en réalité la marque qui aura le dernier mot.<br />
C’est presque de la coédition…<br />
Oui, on peut presque parler de coproduction de<br />
contenu entre les marques et les magazines… D’ailleurs,<br />
les « contenus » des marques sont pris en charge par<br />
des personnes qui dirigent des magazines, prétendument<br />
indépendantes… Par exemple, aujourd’hui,<br />
Jefferson Hack [rédacteur en chef d’Another magazine,<br />
ndlr] s’occupe du magazine de Chanel ainsi que du site<br />
Nowness, financé par LVMH… ça doit probablement<br />
créer des liens et une certaine dépendance.<br />
On lit peu de réelles enquêtes sur le luxe (ou alors sur<br />
la contrefaçon et pour la condamner), et plutôt que d’en<br />
expliquer les mécanismes, les médias préfèrent en célébrer<br />
le faste. Jusqu’où est-ce toujours de l’information ?<br />
C’est impossible de lire une enquête sur le luxe<br />
pour une raison simple : si un éditeur publie son titre,<br />
c’est qu’il est financé par le luxe, donc c’est impossible<br />
de se retourner contre son financier, c’est exclu ! Quant<br />
à savoir si c’est toujours une<br />
information, techniquement<br />
oui, une ouverture de<br />
boutique est une information. Maintenant, pourquoi<br />
le mettre en avant et au détriment de quoi, c’est une<br />
question qui revient au lecteur. […] Il y a un prisme<br />
pour comprendre la manière dont sont organisés les<br />
journaux, c’est le conflit israélo-palestinien, qui est une