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Au château de Corinne - E-monsite

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<strong>Au</strong> <strong>château</strong> <strong>de</strong> <strong>Corinne</strong><br />

Constance Fenimore Woolson<br />

Les constructions sont nombreuses sur les rivages du lac Léman. Pendant <strong>de</strong>s siècles, ses<br />

berges, plantées <strong>de</strong> vigne, ont été l’une <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stinations préférées <strong>de</strong>s visiteurs <strong>de</strong> nations<br />

diverses, désireux <strong>de</strong> se reposer. Longtemps <strong>de</strong>s Anglais, <strong>de</strong>s Français, <strong>de</strong>s Allemands,<br />

<strong>de</strong>s <strong>Au</strong>trichiens, <strong>de</strong>s Polonais et <strong>de</strong>s Russes ont constitué le cercle <strong>de</strong>s étrangers dont les<br />

jardins bordaient le lac au nord <strong>de</strong> Genève, à l’est <strong>de</strong> Lausanne et au sud <strong>de</strong> Vevey, <strong>de</strong><br />

Clarens et <strong>de</strong> Montreux. Mais <strong>de</strong>puis peu, une Américaine a élargi ce cercle.<br />

L’Américaine se nommait Winthrop.<br />

La villa <strong>de</strong> Madame Winthrop était l’une <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nces les plus vastes. C’était une vieille<br />

<strong>de</strong>meure démodée, carrée, mi-suisse, mi-française, surmontée d’un haut toit pointu, dont<br />

les pentes rai<strong>de</strong>s recouvraient <strong>de</strong>s étages bas, reconnaissables à leurs petits balcons<br />

semblables à <strong>de</strong>s colombes perchées, quatre dans la partie la plus large, <strong>de</strong>ux au-<strong>de</strong>ssus<br />

puis un seul à <strong>de</strong>mi caché, tout en haut. Du côté gauche, une tour circulaire, inutile mais<br />

pittoresque, était intégrée au bâtiment principal. Elle était également dotée d’un toit<br />

pentu, surmonté d’un ornement <strong>de</strong> fer tordu, ressemblant un peu à la lettre S. En somme,<br />

la villa était <strong>de</strong> celles que les Américains ont coutume <strong>de</strong> juger « baroque ». Son nom était<br />

également baroque : Miolans la Tour, ou plus brièvement Miolans. Le cousin Walpole<br />

prononçait « Miaw-lins ».<br />

Madame Winthrop s’était installée dans la maison au mois <strong>de</strong> mai et on se trouvait alors<br />

à la fin du mois d’août. Le lac Léman avait donc joui <strong>de</strong> sa société pendant trois longs<br />

mois. Pendant toute cette pério<strong>de</strong>, <strong>de</strong> l’avis du lac, et en dépit <strong>de</strong>s Anglais, <strong>de</strong>s Français,<br />

<strong>de</strong>s Allemands, <strong>de</strong>s <strong>Au</strong>trichiens, <strong>de</strong>s Polonais et <strong>de</strong>s Russes, dont beaucoup étaient titrés,<br />

également installés sur ses rives, l’Américaine était une présence intéressante. Ce n’était<br />

pas seulement l’opinion du vieux lac, c’était également celle d’autres observateurs moins<br />

flui<strong>de</strong>s et moins impersonnels. Madame Winthrop était très admirée. Miolans avait<br />

diverti <strong>de</strong> nombreux invités pendant l’été. Mais, désormais, la maison n’accueillait plus<br />

que les membres bona fi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la famille, à savoir Madame Winthrop, sa cousine Sylvia,<br />

et Monsieur H. Walpole, le cousin <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle Sylvia. Monsieur H. Walpole était<br />

toujours nommé « Cousin Walpole » par Sylvia, qui appréciait ce nom, le sien n’étant, à<br />

son grand chagrin, rien <strong>de</strong> plus, mais rien <strong>de</strong> moins que Pitcher. « Sylvia Pitcher » n’en<br />

imposait guère alors que « H. Walpole » pouvait briller pour <strong>de</strong>ux. Et si certains<br />

s’imaginaient que H. était mis pour Horace, c’était leur affaire !<br />

Madame Winthrop, suivie <strong>de</strong> son grand chien blanc, se dirigeait vers le lac. Quelques<br />

instants plus tard, le portail surgit dans son champ <strong>de</strong> vision. Quelqu’un s’y présentait. La<br />

loge du portier n’était occupée que par <strong>de</strong>ux vieux bustes, qui guettaient <strong>de</strong> leurs niches,<br />

situées au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s fenêtres, très surpris que personne ne les reconnaisse. Le nouveau<br />

venu jeta un coup d’œil à la loge et aux bustes, puis il entra. C’était un étranger, un<br />

gentleman, un Américain. Madame Winthrop releva ces trois caractéristiques l’une après<br />

l’autre, tout en se rapprochant. L’homme la remarqua alors, une dame qui longeait le<br />

chemin sur berge, suivie par un chien à poils longs. Il s’avança à sa rencontre, en<br />

soulevant son chapeau :<br />

– Je pense que vous êtes Madame Winthrop. Puis-je me présenter ? Je m’appelle John<br />

Ford.<br />

1


– Sylvia sera ravie, dit Madame Winthrop, en tendant courtoisement sa main pour lui<br />

souhaiter la bienvenue. Monsieur Ford, nous espérions votre visite avant la fin <strong>de</strong> l’été.<br />

Ils restèrent là quelques instants, puis remontèrent l’allée <strong>de</strong> platanes jusqu’à la maison.<br />

Madame Winthrop prononça avec grâce et aisance les phrases attendues pour une<br />

première rencontre. Son compagnon lui fit les réponses convenues. Il était aussi à l’aise<br />

qu’elle, mais il ne cherchait pas spécialement à se montrer gracieux. Sylvia, qui appréciait<br />

sa conversation avec Cousin Walpole, était à l’intérieur, assise près <strong>de</strong> la porte d’entrée.<br />

Elle se montra très étonnée :<br />

– Oh, John, quelle surprise ! Je croyais que vous étiez à Norway. Comme je suis<br />

heureuse <strong>de</strong> vous voir, mon très cher garçon !<br />

Elle se mit sur la pointe <strong>de</strong>s pieds pour l’embrasser, ses yeux fatigués pleins d’humidité<br />

mais encore beaux.<br />

Madame Winthrop <strong>de</strong>meura à l’extérieur. Il y avait <strong>de</strong>s fauteuils <strong>de</strong> jardin sous le petit<br />

porche et elle s’assit dans l’un d’entre eux. Elle sourit un peu quand elle entendit Sylvia<br />

saluer un homme d’âge mûr par ces mots : « mon très cher garçon. »<br />

Cousin Walpole s’approcha à son tour : « Bienvenue », dit-il <strong>de</strong> sa petite voix fluette.<br />

Puis, oublieux <strong>de</strong> son français, il ajouta avec dignité :<br />

– Bienvenue à Miaw-lins, Miaw-lins-lay-Tower.<br />

Ford prit place dans le hall, à côté <strong>de</strong> sa tante. Elle lui parla avec volubilité. La surprise<br />

l’avait agitée. Mais <strong>de</strong> temps en temps, elle l’observait, le regard chargé <strong>de</strong> souvenirs<br />

lointains. Elle songeait à la mère <strong>de</strong> Ford, sa propre sœur, morte <strong>de</strong>puis longtemps :<br />

– Comme vous lui ressemblez ! dit-elle enfin. Vous avez exactement le même profil. Et le<br />

profil <strong>de</strong> Mary était très beau ! Tout le mon<strong>de</strong> l’admirait.<br />

Ford, qui fixait le tapis, leva les yeux. Son regard croisa celui <strong>de</strong> Madame Winthrop, et il<br />

y remarqua une lueur amusée.<br />

– Oui, mon profil ressemble à celui <strong>de</strong> ma mère. C’est pourquoi il est agréable, répondit-il<br />

avec gravité. Il est dommage que mon visage, vu <strong>de</strong> face, infirme cette impression.<br />

Cependant, je vis <strong>de</strong> profil autant que possible. J’apparais <strong>de</strong> côté.<br />

– Que voulez-vous dire, mon cher ? <strong>de</strong>manda Sylvia.<br />

– Je suis comme la nouvelle lune, répondit-il. Je ne montre qu’un croissant. Je tiens le<br />

restant dans l’obscurité.<br />

Madame Winthrop se mit à rire et <strong>de</strong> nouveau Ford saisit son regard. Ce qu’il avait dit <strong>de</strong><br />

lui-même était vrai. Il avait un profil régulier, bien net, et affirmé mais, <strong>de</strong> face son visage<br />

donnait une impression contraire, témoignant <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> force que <strong>de</strong> beauté. Ses yeux<br />

gris étaient peu expressifs, à moins que la tranquillité ne passe pour une expression. Ses<br />

cheveux et sa barbe, taillés <strong>de</strong> près, étaient d’un brun foncé. Quant à sa taille, nul ne<br />

l’aurait trouvé grand, mais personne non plus ne l’aurait décrit comme petit. La même<br />

tournure grammaticale pourrait du reste s’appliquer à son allure générale : personne ne<br />

l’aurait trouvé bel homme, mais personne non plus ne l’aurait décrit comme ordinaire.<br />

Concernant ce qui importe plus que l’apparence, c’est-à-dire ses manières, bien qu’il soit<br />

réservé et sans prétention, un observateur attentif aurait remarqué sans beaucoup<br />

d’efforts, que les opinions <strong>de</strong> John Ford, qu’il n’imposait à personne, le satisfaisaient en<br />

général pleinement. En outre, les opinions <strong>de</strong>s autres, qu’elles soient ou non en accord<br />

avec les siennes, lui étaient indifférentes.<br />

Après quelques minutes, tous se dirigèrent vers le point <strong>de</strong> vue pour admirer les <strong>de</strong>rnières<br />

lueurs du jour sur le Mont Blanc. Madame Winthrop marchait en tête avec Cousin<br />

Walpole, dont le chapeau haut-<strong>de</strong>-forme <strong>de</strong> paille, avait une dignité qu’aucun couvrechef<br />

mo<strong>de</strong>rne ne pourrait atteindre.<br />

Sylvia suivait avec son neveu.<br />

2


– Vous <strong>de</strong>vez venir vous installer avec nous, John, dit-elle. Katharine a tellement <strong>de</strong><br />

visites que vous trouverez cela divertissant, et même parfois instructif. C’est le cas pour<br />

moi du moins, et vous savez que je suis votre aînée. Nous sommes seuls aujourd’hui,<br />

mais c’est la première fois. Généralement, toute la maison est remplie.<br />

– Mais je n’aime pas me trouver dans une maison remplie, répondit Ford, baissant la tête<br />

pour sourire à son aînée qui marchait à côté <strong>de</strong> lui, le visage levé vers lui.<br />

– Vous aimerez celle-ci. Vous n’y trouverez pas une société ordinaire, pas du tout. Et les<br />

horaires sont agréables. Le petit-déjeuner se prend par exemple <strong>de</strong> neuf à onze heures, à<br />

la convenance <strong>de</strong> chacun. Quant à la qualité <strong>de</strong>s nourritures corporelles, il suffit <strong>de</strong> dire<br />

que Marches est la gouvernante. Vous vous rappelez Marches ?<br />

– Parfaitement, personne ne pourrait oublier ses tartes.<br />

– Katharine m’est re<strong>de</strong>vable <strong>de</strong> Marches, poursuivit Sylvia. J’ai renoncé à elle en faveur<br />

<strong>de</strong> Katharine à l’occasion <strong>de</strong> son mariage, il y a dix ans. En effet, elle était totalement<br />

inexpérimentée, mariée à dix-sept ans, vous vous ren<strong>de</strong>z compte ?<br />

– Elle a vingt-sept ans maintenant.<br />

– Je n’aurais pas dû mentionner cela, répondit Madame Pitcher instinctivement. Je vous<br />

l’ai dit par inadvertance. Seriez-vous assez aimable pour l’oublier ?<br />

– Bien sûr. Est-elle susceptible sur son âge ?<br />

– Nullement. Pourquoi le serait-elle ? Assurément personne ne songerait à considérer<br />

quelqu’un <strong>de</strong> vingt-sept ans comme âgé ! (Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher marqua une pause avec<br />

dignité). Naturellement, vous la trouvez jolie ? ajouta-t-elle.<br />

– C’est une belle femme.<br />

– Oh ! John, c’est ce qu’on dit toujours d’une femme qui pèse cent kilos, mais Katharine<br />

est très mince.<br />

Ford se mit à rire.<br />

– Je pensais que le fait que Madame Winthrop était séduisante allait sans dire.<br />

– Assurément, reconnut Sylvia gravement, mais il faut le dire, je vous assure, il faut le<br />

dire dans tous les cas. D’ailleurs cela a été dit à <strong>de</strong> multiples reprises cet été.<br />

– Et elle ne s’en lasse pas ?<br />

La petite tante observa son neveu :<br />

– Vous ne l’aimez pas, dit-elle avec pénétration, tout en touchant légèrement d’un doigt<br />

la manche <strong>de</strong> son manteau. Je vois bien que vous ne l’aimez pas.<br />

– Ma chère tante ! Mais je ne la connais pas le moins du mon<strong>de</strong> !<br />

– Quelle impression vous fait-elle alors, puisque vous ne la connaissez pas ? <strong>de</strong>manda en<br />

toute objectivité Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher, les bras cachés sous son châle rose.<br />

Il leva les yeux vers le visage placé en face <strong>de</strong> lui :<br />

– Quelle impression elle me fait ? répéta-t-il. Elle me semble être une femme du mon<strong>de</strong>,<br />

très séduisante et accomplie.<br />

Un flot <strong>de</strong> protestations monta aux lèvres <strong>de</strong> Sylvia, mais elle fut contrainte <strong>de</strong> les<br />

réprimer car Madame Winthrop s’était arrêtée pour les attendre.<br />

– Voici l’un <strong>de</strong> nos plus petits et <strong>de</strong> nos plus jolis panoramas, Monsieur Ford, dit-elle<br />

comme ils la rejoignaient, en désignant une ouverture ovale dans un taillis, à travers<br />

laquelle on apercevait le reflet bleu du lac, un village sur la rive opposée, et en arrièrefond,<br />

la flèche <strong>de</strong> l’Aiguille d’argent, couverte <strong>de</strong> neige, qui s’élevait dans l’azur : un<br />

véritable tableau dans un cadre <strong>de</strong> verdure.<br />

L’ouverture était si étroite que <strong>de</strong>ux personnes seulement pouvaient regar<strong>de</strong>r en même<br />

temps à travers. Sylvia et Cousin Walpole poursuivirent donc leur chemin.<br />

– Mais vous avez déjà vu tout cela, dit Madame Winthrop. Pour vous, cette terre n’est<br />

pas aussi magique que pour moi. Vous savez, parfois, quand je me promène à la pointe<br />

du jour, avant que les petits détails prosaïques <strong>de</strong> la journée se soient imposés à moi, je<br />

3


doute <strong>de</strong> la réalité <strong>de</strong> tout cela, je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si Katharine Winthrop vit bien sur le<br />

rivage du lac Léman, s’il s’agit vraiment d’elle-même et non du produit <strong>de</strong> sa rêverie, ou<br />

<strong>de</strong> l’effet <strong>de</strong> son grand désir.<br />

C’était très bien dit, avec une pointe d’enthousiasme qui emportait tout et qui était en soi<br />

un aveu.<br />

– Oui, euh, en effet. Pourtant vous ne semblez pas susceptible <strong>de</strong> penser à ces sortes <strong>de</strong><br />

choses en <strong>de</strong> telles circonstances, répondit Ford, observant une barque, aux pittoresques<br />

voiles latines, qui traversait d’est en ouest le tableau encadré <strong>de</strong> verdure.<br />

Madame Winthrop laissa retomber la main avec laquelle elle avait fait un petit geste. Elle<br />

le regarda. Mais il n’ajouta rien à sa remarque, ni ne détourna les yeux <strong>de</strong>s voiles latines.<br />

– À quelle sorte <strong>de</strong> personne est-ce que je ressemble alors ? <strong>de</strong>manda-t-elle.<br />

Il se retourna. Elle souriait. Il lui sourit en retour.<br />

– Je faisais une simple allusion au moment que vous avez indiqué. Il se trouve en effet,<br />

que justement, par hasard, ma tante m’a indiqué votre horaire <strong>de</strong> petit-déjeuner.<br />

– Ce n’est pas tout là ce que vous vouliez dire, je suppose.<br />

– Vous êtes trop aimable <strong>de</strong> vous intéresser à cela.<br />

– Je ne suis pas aimable, seulement curieuse. S’il vous plaît, répon<strong>de</strong>z-moi.<br />

– Je suis doté <strong>de</strong> si peu d’imagination, Madame Winthrop, que je suis incapable<br />

d’inventer, ainsi que je le <strong>de</strong>vrais, une plaisante explication. Quant à la vérité pure, vous<br />

ne pouvez naturellement l’espérer <strong>de</strong> moi durant une première visite <strong>de</strong> cérémonie.<br />

– Votre première visite sera longue, je l’espère. Vous <strong>de</strong>vez rester avec nous. Quant à être<br />

cérémonieux, est-ce votre manière <strong>de</strong> l’être ?<br />

– En effet, vous <strong>de</strong>vez vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r comment je me comporte pour une visite sansfaçon,<br />

répondit Ford en riant. Somme toute, il est préférable <strong>de</strong> ne pas me laisser essayer.<br />

Le hibou est considéré comme un oiseau loyal à sa manière, mais ne le laissons pas tenter<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>venir un rossignol.<br />

– Venez en hibou, en rossignol ou comme vous voudrez, du moment que vous venez.<br />

Quand vous aurez accepté, je vous re<strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai ce que vous vouliez dire.<br />

– Si vous avez l’intention d’y revenir plus tard, sans doute serait-il préférable que je vous<br />

le dise dès maintenant ?<br />

– Beaucoup mieux.<br />

– Je voulais seulement dire que Madame Winthrop ne me donnait pas l’impression d’être<br />

cette sorte <strong>de</strong> personne susceptible d’accepter que n’importe quoi <strong>de</strong> prosaïque interfère<br />

avec ses élans <strong>de</strong> cœur.<br />

Elle rit gaiement.<br />

– Vous êtes délicieux. Vous mentez avec un tel aplomb que vous en imposez. Vous ne me<br />

reconnaissez, en vérité, aucun enthousiasme, ajouta-t-elle.<br />

Ses yeux étaient bleu foncé, avec <strong>de</strong> longs cils. Elle avait <strong>de</strong> très beaux yeux.<br />

– Je croirai tout ce qu’il vous plaira, dit John Ford.<br />

– Très bien. Vous croirez donc ce que je vais vous dire.<br />

– Seulement ce que vous direz avec <strong>de</strong>s mots ?<br />

– Manifestement, vous n’êtes pas timi<strong>de</strong>, dit la dame, à nouveau souriante.<br />

– <strong>Au</strong> contraire, c’est l’excès <strong>de</strong> timidité qui me rend téméraire et grossier.<br />

Ils avaient continué à marcher jusqu’à rejoindre les autres.<br />

– Vous distrait-il ? <strong>de</strong>manda Sylvia, à voix basse, alors que Cousin Walpole poursuivait<br />

son chemin aux côtés du nouveau venu. Je vous ai entendue rire.<br />

– Oui, mais il n’est pas du tout comme vous me l’aviez décrit. Il est tellement timi<strong>de</strong> et<br />

mal à l’aise que c’en est presque pénible.<br />

4


– Mon Dieu, s’exclama la tante inquiète. Le mieux pour lui sera donc <strong>de</strong> rester parmi<br />

nous. Vous avez tellement <strong>de</strong> compagnie que ce sera bon pour lui. Ainsi sa timidité se<br />

dissipera.<br />

– Je l’ai invité mais je doute qu’il accepte, déclara la maîtresse <strong>de</strong> maison.<br />

Une petite terrasse construite au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l’eau offrait un beau point <strong>de</strong> vue. Madame<br />

Winthrop s’y installa et ôta son chapeau <strong>de</strong> jardin (Madame Winthrop avait un très<br />

gracieux visage et une douce chevelure brune et épaisse).<br />

– Pas si près Gibbon, dit-elle, lorsque le chien à poils longs s’allongea près d’elle.<br />

– Vous appelez votre chien Gibbon ? <strong>de</strong>manda Ford.<br />

– Oui, il vient <strong>de</strong> Lausanne où vivait Gibbon et je trouve qu’il lui ressemble. Mais je vous<br />

en prie, remettez votre chapeau Monsieur Ford. Dehors, un homme privé <strong>de</strong> son<br />

chapeau est toujours misérable et prend froid.<br />

– Il se peut que j’aie l’air misérable, mais je ne prendrai pas froid, répondit Ford en<br />

posant son chapeau.<br />

– John paraît en effet très soli<strong>de</strong>, remarqua Sylvia fièrement.<br />

– Fortuné jeune homme ! Si seulement il pouvait connaître sa bonne fortune ! dit Cousin<br />

Walpole. Mot venu du latin, Monsieur. Je ne fais pas <strong>de</strong> citations dans <strong>de</strong>s langues<br />

étrangères en présence <strong>de</strong>s dames <strong>de</strong> crainte <strong>de</strong> paraître pédant. Vous paraissez assez<br />

soli<strong>de</strong> et je vous en félicite. Je n’ai moi-même jamais été un athlète, mais j’admire avec<br />

objectivité les muscles <strong>de</strong>s gladiateurs.<br />

– Cousin Walpole, il n’y a assurément rien <strong>de</strong> commun entre John et un gladiateur !<br />

– Pardonnez-moi, Cousine Sylvia. J’évoquais une généralité. Monsieur, dans la<br />

conversation, j’ai tendance à généraliser, poursuivit le célibataire en se tournant vers<br />

Ford.<br />

– Personne n’apprécie les singularités, je suppose, répondit Ford, qui admirait les<br />

<strong>de</strong>rnières couleurs du soleil couchant.<br />

– Moi si, au contraire, je leur suis dévouée, dit Madame Winthrop.<br />

– Oh non! Katharine, vous vous calomniez, dit Sylvia. Il ne faut pas croire tout ce qu’elle<br />

dit, John.<br />

– Monsieur Ford a justement promis <strong>de</strong> me croire, remarqua Madame Winthrop.<br />

– Mon Dieu ! s’écria Sylvia. Et sa consternation était si sincère que tous se mirent à rire.<br />

Vous avez tellement d’imagination, ma chère, ajouta-t-elle pour s’excuser envers sa<br />

cousine.<br />

– Mais pas Monsieur Ford, répondit la plus jeune dame, l’exercice ne lui fera donc aucun<br />

mal.<br />

Derrière la splendi<strong>de</strong> masse du Mont Blanc, le ciel était d’une chau<strong>de</strong> couleur dorée. Sur<br />

ce fond, la ligne <strong>de</strong> crête <strong>de</strong>s sommets enneigés, dominés par le monarque, s’élevait<br />

irrégulièrement d’est en ouest, encadrée par les sombres masses plus proches du Mont<br />

Salève et <strong>de</strong>s Monts Voirons. Le soleil avait disparu. Dans sa <strong>de</strong>scente, il coiffait <strong>de</strong> gloire<br />

les sommets violet foncé du Jura et il faisait monter un incendie <strong>de</strong> couleurs dans la basse<br />

vallée du Rhône. Puis, alors que l’ensemble se fondait lentement dans du gris,<br />

doucement, timi<strong>de</strong>ment, les <strong>de</strong>rnières lueurs du jour firent l’ascension <strong>de</strong>s pentes du<br />

monarque, teintant ses champs glacés et enneigés <strong>de</strong> lumières roses, qui se déposèrent<br />

encore sur <strong>de</strong>s pics éloignés, longtemps après que le lac et son rivage se furent évanouis<br />

dans la nuit.<br />

– Monsieur, ce lac est remarquable par le nombre d’auteurs littéraires qui ont résidé sur<br />

ses berges à différentes pério<strong>de</strong>s, dit Cousin Walpole. Je pourrais mentionner rapi<strong>de</strong>ment<br />

Voltaire, Sismondi, Gibbon, Rousseau, Sir Humphrey Davy, D’<strong>Au</strong>bigné, Calvin,<br />

Grimm, Benjamin Constant, Schlegel, Chateaubriand, Byron, Shelley, Dumas père et en<br />

outre, la plus éloquente <strong>de</strong>s écrivains, une noble femme, Madame <strong>de</strong> Staël.<br />

5


– Quantités d’excellentes langues sont assurément parlées sur les berges, répondit Ford.<br />

– Et comme nous avons apprécié Coppet, John ! Vous vous souvenez <strong>de</strong> Coppet ?<br />

<strong>de</strong>manda ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher. Je vous assure que nous avons passé en cet endroit <strong>de</strong>s<br />

jours et entretenu <strong>de</strong>s conversations que personnellement je ne peux oublier. Vous<br />

rappelez-vous Katharine, ce moment auprès <strong>de</strong> l’étang, où influencé par le lieu, Monsieur<br />

Percival, profondément ému, s’exclama : « Étonnante femme ! »<br />

– Il voulait parler <strong>de</strong> Madame Winthrop ? <strong>de</strong>manda Ford.<br />

– Non John, non. Il voulait parler <strong>de</strong> Madame <strong>de</strong> Staël, répondit la tante.<br />

Monsieur Ford ne s’installa pas à Miolans, malgré l’avis <strong>de</strong> sa tante et l’invitation <strong>de</strong><br />

Madame Winthrop. Il préféra une petite auberge située dans le vignoble, à moins d’un<br />

kilomètre <strong>de</strong> là. Mais il se présenta souvent à la villa, arrivant généralement par le lac, à<br />

bord d’une yole, qu’il manœuvrait à la rame. En fait, la yole passait la plupart du temps<br />

amarrée au ponton <strong>de</strong> Miolans, parce que le rameur accompagna les dames dans diverses<br />

excursions à Vevey, Clarens, Chillon et plus au sud, vers Genève.<br />

– Je pensais que vous aviez beaucoup <strong>de</strong> compagnie, dit-il une après-midi à Sylvia quand<br />

ils furent seuls. Mais je vais et je viens ici <strong>de</strong>puis dix jours maintenant et n’ai encore vu<br />

personne.<br />

– Ces dix jours étaient réservés pour les Storm, répondit Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher. Mais<br />

Madame Storm, qui est âgée, est tombée mala<strong>de</strong> à Ba<strong>de</strong>n-Ba<strong>de</strong>n. Que pouvaient-ils<br />

faire ?<br />

– La soigner, je suppose.<br />

– Gilbert Storm était fortement déçu. Selon moi, il est en quelque sorte le premier<br />

admirateur <strong>de</strong> l’extérieur <strong>de</strong> Katharine.<br />

– Il en existe <strong>de</strong> l’intérieur ?<br />

– Plusieurs. Vous savez que Monsieur Winthrop avait trente-cinq ans <strong>de</strong> plus que<br />

Katharine. On ne pouvait donc s’attendre à ce qu’elle l’aime, je veux dire d’un véritable<br />

amour.<br />

– Elle pouvait faire tout ce qu’elle voulait si c’était pour <strong>de</strong> faux.<br />

– Vous êtes trop cynique mon cher garçon. Il n’y avait aucune fausseté dans tout cela.<br />

Katharine était seulement une enfant. Il l’aimait beaucoup, je vous assure, et il est mort<br />

presqu’heureux.<br />

– On trouve <strong>de</strong> l’intérêt à tout.<br />

Sylvia secoua la tête. Mais on entendait le pas <strong>de</strong> Madame Winthrop dans le hall. Elle<br />

entra avec plusieurs lettres à la main.<br />

– Des nouvelles ? <strong>de</strong>manda Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher.<br />

– Non, répondit la plus jeune. Il ne nous arrive plus rien.<br />

– Comme Ronsard le chantait :<br />

« Le temps s’en va, le temps s’en va, madame !<br />

Las ! le temps non, mais nous nous en allons », déclara Ford en lui avançant son siège 1 .<br />

– C’est vrai, répondit-elle sobrement, presque sombrement.<br />

Ce soir-là, le clair <strong>de</strong> lune sur le lac fut extraordinaire : il n’y avait pas une ri<strong>de</strong> à la<br />

surface luisante <strong>de</strong> l’eau, et la haute silhouette du Mont Blanc se découpait avec netteté,<br />

comme argentée sur le fond bleu nuit du ciel. Ils <strong>de</strong>scendirent tous vers la berge. Madame<br />

Winthrop monta avec Ford à bord <strong>de</strong> la yole « pour dix minutes ». Sylvia regarda le petit<br />

bateau naviguer pendant vingt minutes, puis elle rentra à la maison et lut pendant<br />

quarante minutes <strong>de</strong> plus. Quand Sylvia était en bas, elle lisait le troisième chant <strong>de</strong><br />

Chil<strong>de</strong> Harold. Dans sa chambre, elle avait sa provision personnelle <strong>de</strong>s écrits <strong>de</strong><br />

Ma<strong>de</strong>moiselle Yonge. À dix heures, Katharine entra :<br />

1 Les vers <strong>de</strong> Ronsard sont cités en français dans le texte.<br />

6


– John est-il parti ? interrogea la tante, glissant un marque-page dans le volume <strong>de</strong> Byron,<br />

avant <strong>de</strong> le fermer.<br />

– Oui, il est venu jusqu’à la porte mais il n’est pas entré.<br />

– Je voudrais qu’il vienne s’installer ici. Il le pourrait aisément puisqu’il vient chaque<br />

jour.<br />

– Avec cette différence qu’il s’en va également chaque jour.<br />

Penchée en arrière sur sa chaise, elle gardait les yeux fixés sur le tapis. Sylvia s’apprêtait à<br />

ajouter quelque chose, quand soudain une idée lui traversa l’esprit. C’était une excellente<br />

idée. Elle n’avait pourtant pas souvent <strong>de</strong> telles inspirations. Elle <strong>de</strong>meura ainsi,<br />

silencieuse, à réfléchir. Après un moment, elle <strong>de</strong>manda :<br />

– Pour quelle date atten<strong>de</strong>z-vous les Carrol ?<br />

– Pas avant octobre.<br />

Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher le savait très bien, mais elle pensait que, grâce à sa question, elle<br />

pourrait obtenir d’autres informations. Ce fut d’ailleurs le cas.<br />

– Ma<strong>de</strong>moiselle Jay a écrit, poursuivit Madame Winthrop, les yeux toujours attachés au<br />

tapis. Je lui ai répondu en lui <strong>de</strong>mandant d’attendre jusqu’en octobre l’arrivée <strong>de</strong>s Carrol.<br />

Ce sera plus agréable pour tout le mon<strong>de</strong>.<br />

« Elle a repoussé leur visite ! » se dit la tante. « Elle ne veut pas d’eux ici en ce moment. »<br />

Et elle était si émue <strong>de</strong>s nouvelles potentialités levées autour d’elle comme <strong>de</strong>s nuées<br />

qu’elle dit bonsoir et monta pour y réfléchir. Elle ne lut même pas Ma<strong>de</strong>moiselle Yonge.<br />

Le len<strong>de</strong>main, Ford arriva à Miolans juste avant l’heure du dîner. Sylvia était désolée <strong>de</strong><br />

ce retard, mais elle applaudit à l’entrée <strong>de</strong> Katharine car Madame Winthrop portait l’une<br />

<strong>de</strong> ses robes les plus seyantes. « Elle veut paraître à son avantage », pensa la tante. Mais à<br />

cet instant, au crépuscule, un carrosse remonta rapi<strong>de</strong>ment l’allée et s’arrêta à la porte :<br />

– C’est Monsieur Percival ! s’écria Sylvia, après avoir aperçu le passager.<br />

– Oui, il est là pour quelques jours, répondit Madame Winthrop, qui se dirigeait vers le<br />

hall pour y accueillir son nouvel invité.<br />

Le <strong>château</strong> <strong>de</strong> cartes <strong>de</strong> la tante s’effondra alors, mais simultanément, un sentiment plus<br />

personnel s’immisça dans le cœur <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>ste femme d’âge mûr : Ma<strong>de</strong>moiselle<br />

Pitcher admirait profondément Monsieur Percival.<br />

– Vous savez qui il est, bien entendu, murmura-t-elle à son neveu quand elle eut recouvré<br />

ses esprits.<br />

– Vous avez dit Percival, n’est-ce pas ?<br />

– Oui, c’est Lorimer Percival. Lorimer Percival, le poète.<br />

Katharine revint à ce moment-là. Sylvia s’assit et attendit. Elle faisait tourner ses<br />

bracelets autour <strong>de</strong> ses poignets. Les bracelets <strong>de</strong> Sylvia tournaient aisément : quand elle<br />

prenait un livre sur l’étagère supérieure <strong>de</strong> la bibliothèque, ils lui <strong>de</strong>scendaient jusqu’aux<br />

épaules.<br />

Peu après, Monsieur Percival entra et le dîner fut annoncé. À table, la conversation fut<br />

animée. Ford en déduisit que, tôt dans la saison, le nouvel invité avait passé quelques<br />

semaines à Miolans, et que <strong>de</strong>puis, il y avait fait à nouveau une ou <strong>de</strong>ux visites plus<br />

brèves. Ses manières étaient celles d’un ami intime. L’ami intime parlait bien. Cousin<br />

Walpole illuminait <strong>de</strong> ses petites lumières les coins reculés <strong>de</strong> la pièce. Sylvia contribuait<br />

à l’atmosphère d’admiration générale. Madame Winthrop entretenait une ambiance <strong>de</strong><br />

beauté. Elle était remarquablement belle et éclatante. Son invité, celui qui n’était pas<br />

poète, le remarqua. Il lui avait fallu du temps pour se faire cette observation, <strong>de</strong> même<br />

que d’autres, parce qu’il avait peu pris la parole. La conversation était menée par<br />

Monsieur Percival.<br />

Il fut décidé qu’ils iraient tous à Coppet le len<strong>de</strong>main. Sylvia disait le « cher Coppet ».<br />

L’excursion semblait tenir du rituel religieux et <strong>de</strong> la promena<strong>de</strong> sylvestre : un pèlerinage-<br />

7


pique-nique. Quand Ford prit congé, Madame Winthrop et Monsieur Percival<br />

l’accompagnèrent jusqu’à l’escalier du ponton. Alors que sa yole s’éloignait sur l’eau<br />

calme du lac, il entendit la voix du gentleman suggérer <strong>de</strong> faire quelques pas au clair <strong>de</strong><br />

lune. Les dames répondirent « Oui, une dizaine <strong>de</strong> minutes. » Il se souvint que dix<br />

minutes pour Madame Winthrop étaient quelquefois une heure.<br />

Le len<strong>de</strong>main, ils se rendirent à Coppet. Madame Winthrop et Monsieur Percival dans le<br />

carrosse, Sylvia et Cousin Walpole dans le phaéton, et Ford à cheval.<br />

– Oh ! c’est presque trop délicieux ! s’exclama Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher quand ils<br />

atteignirent les grilles du vieux <strong>château</strong> <strong>de</strong> Necker. Comme Cousin Walpole était occupé<br />

à attacher son cheval, Monsieur Percival s’était poliment avancé pour l’ai<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>scendre<br />

du phaéton. Toutefois il est juste <strong>de</strong> supposer que l’exclamation <strong>de</strong> Sylvia faisait autant<br />

allusion à l’influence intellectuelle <strong>de</strong> la maison <strong>de</strong> Madame <strong>de</strong> Staël qu’aux attentions<br />

du poète.<br />

– Je pourrais vivre ici et y mourir, poursuivit-elle, avec ferveur.<br />

Mais comme Monsieur Percival était retourné auprès <strong>de</strong> Madame Winthrop, elle fut<br />

contrainte <strong>de</strong> terminer sa phrase en interpellant son neveu, ce qui n’était pas exactement<br />

la même chose :<br />

– Ne le pourriez-vous pas, John ? dit-elle.<br />

– Je dirais qu’il est assez aisé <strong>de</strong> mourir, répondit Ford en <strong>de</strong>scendant <strong>de</strong> cheval.<br />

– Tout le mon<strong>de</strong> doit mourir, remarqua Cousin Walpole du poste qu’il occupait auprès<br />

du cheval. Il avait attaché cet animal paisible d’une manière si compliquée et si<br />

inhabituelle que plus tard, le cocher <strong>de</strong> Madame Winthrop mit vingt bonnes minutes à<br />

comprendre l’intrication <strong>de</strong>s bri<strong>de</strong>s et à les dénouer.<br />

La propriété <strong>de</strong> Necker est un <strong>château</strong> simple et démodé, dont les ailes enferment une<br />

cour intérieure, délimitée par les trois côtés d’un carré. Une autre aile, irrégulièrement<br />

bâtie <strong>de</strong> dépendances plus basses, s’avance vers la route <strong>de</strong>puis l’extrémité du côté sud.<br />

En bordure <strong>de</strong> cette route, un groupement <strong>de</strong> constructions très serrées a été érigé. C’est<br />

comme si la voie campagnar<strong>de</strong> avait repoussé leur empiétement aristocratique et avait<br />

refoulé leur invasion <strong>de</strong> ses mains déterminées. Sur les trois faça<strong>de</strong>s jaune pâle du<br />

bâtiment principal, les volets décolorés étaient étroitement clos. <strong>Au</strong>cun signe <strong>de</strong> vie ne se<br />

manifestait nulle part, sauf dans une petite maison carrée à l’extrémité <strong>de</strong>s dépendances,<br />

où dans la mesure du possible, étant donné la <strong>de</strong>meure historique qu’il gardait, vivait un<br />

vieux gardien, qui ressemblait fortement aux portraits <strong>de</strong> Benjamin Franklin.<br />

Benjamin Franklin connaissait Madame Winthrop (et sa bourse). Il se hâta pour venir<br />

ouvrir à l’entrée <strong>de</strong> la cour, traînant ses chaussons <strong>de</strong> laine pour traverser les<br />

dépendances.<br />

– Il va nous falloir à nouveau visiter toute la maison au bénéfice <strong>de</strong> John, dit Sylvia.<br />

– Ne vous sacrifiez pas, je l’ai déjà vue, répondit le neveu.<br />

– Mais pas récemment, mon cher John.<br />

– Je veux bien vous fournir le prétexte alors, dit-il en se dirigeant vers l’entrée.<br />

Ils traversèrent le vieux hall obscur du bas, où la statue blanche <strong>de</strong> Necker rayonne dans<br />

la solitu<strong>de</strong>, puis ils empruntèrent le large escalier. En tête, le vieux gardien ouvrait les<br />

volets <strong>de</strong>vant eux, pièce après pièce. Un soleil chaud entrait alors et éclairait le sol, les<br />

tapisseries décolorées, les meubles dorés aux pieds fuselés, et les horloges ornées <strong>de</strong><br />

cupidons. Sur les murs, les vieilles peintures semblaient s’éveiller lentement et les<br />

regar<strong>de</strong>r passer. Lorimer Percival s’assit dans un fauteuil jaune et il regarda autour <strong>de</strong> lui<br />

<strong>de</strong> l’air d’un homme qui respirait un délicat arôme.<br />

– C’est la pièce dans laquelle l’incomparable Juliette dansa sa célèbre gavotte,<br />

probablement au son <strong>de</strong> ce vieux clavecin, ici, dans le coin, remarqua-t-il, ou bien est-ce<br />

une épinette ?<br />

8


– S’il vous plaît, racontez-nous cela, l’implora Sylvia, qui s’était elle-même délicatement<br />

assise sur le bord d’une petite ottomane brodée <strong>de</strong> bergères en rose sur <strong>de</strong>s prairies bleues,<br />

qui portaient <strong>de</strong>s agneaux teintés. Pendant ce temps, Madame Winthrop s’était approprié<br />

un sofa aux pieds fuselés, et s’adossait à une tapisserie d’Endymion.<br />

Percival sourit mais ne s’opposa pas à la requête <strong>de</strong> Sylvia. À l’encontre <strong>de</strong> certains<br />

hommes, il ne voyait pas d’inconvénients à monologuer. Il convient d’ajouter cependant<br />

que, dans ce cas, il choisissait son public. En cette occurrence, John Ford, qui était<br />

<strong>de</strong>meuré à l’extérieur et qui déambulait près <strong>de</strong>s fenêtres, le perturbait, mais pas assez<br />

pour affecter l’admiration du petit groupe rassemblé autour <strong>de</strong> son siège.<br />

– Madame <strong>de</strong> Staël, commença-t-il, les yeux tournés vers la corniche, était une femme<br />

aux généreux enthousiasmes. Elle avait longtemps souhaité voir son amie, la gracieuse<br />

Madame Récamier, danser sa célèbre gavotte. Ce spectacle était bien connu <strong>de</strong>s salons<br />

parisiens mais ignoré <strong>de</strong>s exilés <strong>de</strong> Coppet. Par chance, au moment d’une visite <strong>de</strong><br />

Madame Récamier un maître <strong>de</strong> danse français séjournait au village. Madame <strong>de</strong> Staël<br />

l’envoya quérir, et le petit homme enchanté eut l’insigne honneur <strong>de</strong> danser avec la belle<br />

Juliette, dans cette pièce-même, en présence <strong>de</strong> toute la société distinguée <strong>de</strong> Coppet. Ce<br />

fut sans aucun doute la fierté <strong>de</strong> sa vie. Quand la danse fut achevée, <strong>Corinne</strong>, transportée<br />

d’admiration, embrassa avec effusion…<br />

– Le maître <strong>de</strong> danse ? <strong>de</strong>manda Cousin Walpole, très intéressé.<br />

– Non ! sa ravissante amie 2 .<br />

Cousin Walpole, conscient d’avoir commis une bévue, s’était pris d’intérêt soudain pour<br />

un portrait, non loin <strong>de</strong> lui.<br />

– Superbe femme, murmura-t-il tout en le contemplant. Superbe !<br />

Le portrait représentait l’auteur <strong>de</strong> <strong>Corinne</strong> <strong>de</strong>bout, son visage d’écrivain talentueux<br />

auréolé d’un turban <strong>de</strong> satin jaune, dont les plis volumineux justifiaient probablement la<br />

rareté du tissu laissé pour les épaules et les bras.<br />

– Si j’avais eu le choix, j’aurais préféré être cette noble créature plutôt que n’importe<br />

quelle autre dans l’histoire, dit Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher, observant, pensive, le portrait.<br />

Plus tard, ils <strong>de</strong>scendirent dans le vieux jardin, qui s’étendait <strong>de</strong>rrière la maison, à<br />

quelque distance, caché <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong>s murs <strong>de</strong> pierre. Une longue allée droite, ombragée<br />

par <strong>de</strong>s rangées régulières d’arbres, s’enfonçait d’un côté comme une ligne géométrique.<br />

De l’autre côté, se nichait un jardin paysager bien ordonné, datant du siècle précé<strong>de</strong>nt.<br />

Dans l’espace central, ouvert, se trouvait un étang couvert <strong>de</strong> mousse, et près <strong>de</strong> la<br />

maison une petite compagnie d’arbres taillés, tout emprunts <strong>de</strong> dignité. Ils suivirent<br />

l’allée rectiligne : cette fois Ford était avec Madame Winthrop, pendant que Sylvia,<br />

Monsieur Percival et Cousin Walpole marchaient <strong>de</strong>vant.<br />

– Je suppose qu’elle avait l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> déambuler à cet endroit, observa Madame<br />

Winthrop.<br />

– Avec son turban, suggéra Ford.<br />

– Peut-être même qu’elle s’asseyait sur ce banc pour méditer, qui sait ? dit Sylvia, pleine<br />

d’imagination.<br />

– À voix haute naturellement, commenta son neveu.<br />

Mais ces remarques irrévérencieuses étaient prononcées à voix basse, et seule Madame<br />

Winthrop put les entendre.<br />

– Il se promenaient assurément ici, fit observer le poète. C’était l’usage, à l’époque, <strong>de</strong><br />

faire lentement un peu d’exercice quotidien dans l’une <strong>de</strong> ces dignes allées. Toute la<br />

société <strong>de</strong> Coppet venait là souvent, sans aucun doute ; Madame <strong>de</strong> Staël et ses différents<br />

2 L’expression « ravissante amie » est en français dans le texte.<br />

9


invités, Schlegel, Constant, les Montmorency, Sismondi, Madame Récamier et beaucoup<br />

d’autres.<br />

– Moi aussi, j’aurais pu faire partie <strong>de</strong> cette compagnie, dit Walpole avec chaleur.<br />

– Laquelle <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux dames auriez-vous accompagnée dans sa promena<strong>de</strong>, si vous aviez<br />

eu le choix ? <strong>de</strong>manda Madame Winthrop.<br />

– Laquelle ? Madame <strong>de</strong> Staël, bien sûr, répondit le petit célibataire, chevaleresque.<br />

– Et vous, Monsieur Percival ?<br />

– Celle qui avait le plus d’esprit, répondit le poète.<br />

– Nous <strong>de</strong>vons manquer <strong>de</strong> beauté, plus encore que nous ne l’imaginons, Sylvia,<br />

puisqu’ils choisissent tous la plus quelconque, dit Katharine en riant. Mais vous n’avez<br />

encore rien dit, Monsieur Ford, quel aurait été votre choix ?<br />

– Entre les <strong>de</strong>ux, il ne peut y en avoir.<br />

– N’êtes-vous pas un peu énigmatique ?<br />

– John veut dire qu’il les admire toutes les <strong>de</strong>ux à égalité, expliqua la tante.<br />

– Exactement, poursuivit le neveu.<br />

Le déjeuner fut disposé sur l’herbe. Le cocher <strong>de</strong> Madame Winthrop avait étalé un tapis<br />

improvisé avec les couvertures <strong>de</strong>s voitures et les châles. Percival se coula à terre, près<br />

<strong>de</strong>s dames. Cousin Walpole, après avoir essayé diverses positions, adopta celle dite <strong>de</strong>s «<br />

jambes croisées ». Ford contempla leur groupe un instant, puis il s’éloigna et revint avec<br />

un banc <strong>de</strong> jardin, sur lequel il s’assit confortablement, le dos contre un arbre.<br />

– Vous n’êtes pas assez humble, Monsieur Ford, déclara Katharine.<br />

– Ce n’est pas une question d’humilité, mais d’élégance. Je n’ai pas les dons <strong>de</strong> Monsieur<br />

Percival.<br />

Percival ne disait rien. Il était élégant ; pourquoi le nier ?<br />

– Mais vous êtes très soli<strong>de</strong>, John, dit Sylvia, dans l’intention <strong>de</strong> le consoler.<br />

– Et si vous n’êtes pas exactement élégant, je suis certaine que vous êtes bien conformé.<br />

Ses auditeurs, et parmi eux Ford lui-même, s’efforcèrent <strong>de</strong> ne pas rire, mais en vain.<br />

Leur gaieté éclata.<br />

– Vous pensez que John n’a pas besoin <strong>de</strong> mes encouragements ? <strong>de</strong>manda la petite<br />

dame, en observant les rieurs. Mais je me souviens si bien <strong>de</strong> lui et <strong>de</strong> ses chers petits bras<br />

potelés, dans sa petite robe d’enfant blanche ! Il voulait toujours manger du pain et du<br />

beurre que ce soit bon ou non pour lui. Il était si joli et si grassouillet.<br />

Ces réminiscences provoquèrent d’autres éclats <strong>de</strong> rire.<br />

– Vous pouvez rire, il mangeait beaucoup <strong>de</strong> sucre ! reprit Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher en<br />

hochant la tête sagement. Rien d’autre ne pouvait le satisfaire que ce bocal sur l’étagère<br />

supérieure.<br />

– Avez-vous conservé les mêmes goûts, Monsieur Ford ? <strong>de</strong>manda Katharine.<br />

Affectionnez-vous toujours ce qui se trouve hors d’atteinte, sur l’étagère supérieure ?<br />

– Quand on a grandi, il reste peu <strong>de</strong> choses qui soient absolument hors <strong>de</strong> portée,<br />

répondit Ford. En général, c’est seulement une question <strong>de</strong> détermination et <strong>de</strong> bras long.<br />

Le soleil déclinait. Ses rayons arrivaient <strong>de</strong> biais sous leur arbre, et ils traçaient sur l’herbe<br />

<strong>de</strong>s barres obliques mordorées. La conversation roulait désormais sur la société du<br />

XVIIII ème siècle. C’était surtout Percival qui parlait. Mais un poète a tout loisir <strong>de</strong><br />

discourir dans un jardin ancien, silencieux et ensoleillé, installé sous les arbres, sur un<br />

tapis matelassé, avec à sa portée du vin dans un verre à pied, et <strong>de</strong> belles dames qui<br />

l’écoutent, absorbées. Ford, adossé à son arbre fumait une cigarette. On pouvait supposer<br />

qu’il écoutait également.<br />

– Voilà ce que j’ai lu l’autre jour, dans la mesure où je parviens à m’en souvenir,<br />

commença l’orateur. Il fixait le sommet <strong>de</strong>s arbres <strong>de</strong> l’autre côté du bassin. Quand il<br />

parlait, il avait l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> poser le regard sur un endroit situé très au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s têtes<br />

10


<strong>de</strong> ses auditeurs. Les hommes considéraient cela comme une impertinence, mais<br />

consultées sur ce point, les femmes y voyaient l’effet <strong>de</strong> son caractère rêveur.<br />

– Jolies dames disparues du temps jadis, si charmantes jusque dans vos fautes, méritezvous<br />

le jugement que notre âge mo<strong>de</strong>rne, sous l’effet <strong>de</strong> ses usages les plus rigi<strong>de</strong>s,<br />

prononce sur vous ? s’interrogea le poète <strong>de</strong> sa délicieuse voix. Devons-nous considérer<br />

les élans <strong>de</strong> vertu et les nobles sentiments exprimés dans vos exquises vieilles lettres et vos<br />

mémoires, écrits d’une encre décolorée et dans un langage flui<strong>de</strong>, pleins d’esprit et ornés<br />

<strong>de</strong> fautes d’orthographe comme simplement rhétoriques au prétexte que, d’après nos<br />

critères sévères, vos existence ne s’y conformaient pas toujours ? N’existerait-il pas<br />

d’autres critères ? Et n’aspiriez-vous pas, jusque dans vos erreurs, à un idéal respectable ?<br />

Ne vous efforciez-vous pas <strong>de</strong> remplacer par une sensibilité fervente une morale qui était<br />

<strong>de</strong>venue quasiment impossible à observer dans la société artificielle <strong>de</strong> votre temps ?<br />

Quand vinrent <strong>de</strong>s temps effrayants, n’oublions pas que beaucoup parmi vous ont fait<br />

face avec fermeté aux horreurs <strong>de</strong> la Révolution, que vous avez même su soutenir les plus<br />

vaillants, dont les cœurs flanchaient et que, la tête sur la guillotine, vous avez payé <strong>de</strong> vos<br />

délicates vies, les errements et les égarements <strong>de</strong> toute votre génération.<br />

Il marqua une pause. Puis il poursuivit sur un ton moins grave :<br />

– Charmantes disparues, poudrées et vêtues <strong>de</strong> brocart, je vous salue ! Je déclare<br />

m’enrôler dans l’armée <strong>de</strong> vos admirateurs fidèles et soumis.<br />

Monsieur Percival <strong>de</strong>meura pendant <strong>de</strong>ux semaines à Miolans. Il se trouvait souvent en<br />

compagnie <strong>de</strong> Madame Winthrop. Ils <strong>de</strong>vaient avoir <strong>de</strong>s sujets <strong>de</strong> conversation communs<br />

car à plusieurs reprises, quand Ford se présentait le matin, on lui annonça qu’ils se<br />

trouvaient dans la bibliothèque. Et Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher dut lui avouer qu’elle n’osait<br />

pas les déranger. Elle remarqua, avec un soupir, que leur échange <strong>de</strong>vait être « très<br />

intellectuel », et une fois, elle <strong>de</strong>manda à son neveu s’il avait pris gar<strong>de</strong> au « front » du<br />

poète.<br />

– Oh oui ! Il est <strong>de</strong> ces hommes bavards, au visage fin et long, que les femmes ont<br />

tendance à admirer, dit Ford.<br />

Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher ressentit autant <strong>de</strong> colère que sa douce nature le lui permettait.<br />

Mais son âme était encore partagée et elle sacrifia ses propres sentiments. Ce soir-là, elle<br />

confia à Katharine, sous le sceau du plus profond secret, qu’elle supposait John<br />

« jaloux ».<br />

Madame Winthrop accueillit cette confi<strong>de</strong>nce avec <strong>de</strong>s rires. Le len<strong>de</strong>main la tante,<br />

nullement découragée, révéla à son neveu sa conviction que, concernant le poète,<br />

Katharine « ne s’était pas encore décidée ».<br />

– C’est assez sévère pour Percival, non ? <strong>de</strong>manda Ford.<br />

– Oh ! il a beaucoup, beaucoup d’amies, répondit Sylvia, évitant <strong>de</strong> répondre.<br />

– Heureux homme !<br />

Enfin Percival s’en alla. Ford fut à nouveau le seul visiteur. Et s’il ne bénéficia pas <strong>de</strong><br />

longues matinées dans la bibliothèque, il passa souvent une partie <strong>de</strong> l’après-midi au<br />

jardin. Car lorsqu’il remontait du ponton et qu’il trouvait la maîtresse <strong>de</strong> maison, assise<br />

sous les arbres, en la seule compagnie d’un livre, il était naturel qu’il la rejoigne et qu’il<br />

ne ménage pas ses efforts pour rivaliser avec la page imprimée.<br />

– Vous n’aimez pas vous promener en voiture ? lui <strong>de</strong>manda-t-elle un jour. Ils se<br />

trouvaient au petit salon, et son carrosse était annoncé. Elle l’avait invité à les<br />

accompagner et il avait refusé.<br />

– Pas avec un cocher, il est vrai.<br />

– Il reste toujours le phaéton, dit-elle sans penser.<br />

Il la regarda, mais elle examinait la bordure <strong>de</strong> son écharpe <strong>de</strong> soie.<br />

11


– Le plus souvent, je préfère monter à cheval, répondit-il, comme s’il s’agissait d’une<br />

préférence d’ordre général.<br />

– Katharine monte si bien à cheval ! s’exclama Sylvia, levant les yeux <strong>de</strong> son pastel.<br />

Sylvia travaillait à <strong>de</strong> charmants pastels <strong>de</strong> fleurs, généralement <strong>de</strong>s nénuphars, parce<br />

qu’ils étaient « très réguliers ».<br />

– On ne trouve pas <strong>de</strong> bons chevaux ici, fit remarquer Ford. Je les ai tous essayés. Je<br />

suppose qu’à la maison, en Amérique, vous en avez un beau ?<br />

– Oh ! l’Amérique ! c’est trop loin. Je ne me souviens plus <strong>de</strong> ce que je faisais en<br />

Amérique, répondit Madame Winthrop.<br />

Un jour ou <strong>de</strong>ux plus tard.<br />

– Vous vous êtes trompé en déclarant qu’il n’y avait pas <strong>de</strong> bons chevaux <strong>de</strong> selle ici,<br />

remarqua-t-elle. Mon cocher en a trouvé <strong>de</strong>ux, ils sont à l’étable.<br />

– Si vous êtes assez aimable pour me proposer l’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux, j’aurai alors le plaisir <strong>de</strong><br />

pouvoir me promener avec vous, déclara-t-il assez cérémonieusement, après un instant <strong>de</strong><br />

silence.<br />

– Oui, répondit Madame Winthrop. Comme vous dites, pourquoi pas après tout ?<br />

Elle souriait. Il sourit également, tout en secouant la tête. Sylvia ne remarqua pas ce petit<br />

geste. Quoi qu’il en soit, cela n’empêcha pas Ford <strong>de</strong> monter à cheval plusieurs fois en<br />

compagnie <strong>de</strong> Madame Winthrop. Un palefrenier les suivait. Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher<br />

observait ces petites excursions avec grand intérêt.<br />

Pendant ce temps, <strong>de</strong>s lettres <strong>de</strong> Lorimer Percival arrivaient à Miolans presque chaque<br />

jour.<br />

– Ce sont les armoiries <strong>de</strong> Percival, fit remarquer la tante à son neveu. L’une <strong>de</strong> ses lettres<br />

venait d’arriver, et se trouvait en effet sur la table du hall, le sceau tourné vers le haut,<br />

quand ils y passèrent.<br />

– Il me semble qu’une flamme convient très bien à un poète !<br />

– Ah ! j’avais pris cela pour <strong>de</strong> la vapeur d’eau, déclara Ford.<br />

De fait, le père <strong>de</strong> Percival avait été un brillant constructeur <strong>de</strong> locomotives.<br />

– John, vous ne voulez pas vous moquer ? interrogea Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher avec<br />

solennité.<br />

– Me moquer, ma chère tante ! Il n’y a rien dans le mon<strong>de</strong> d’aussi puissant que la vapeur<br />

d’eau. Si seulement j’en avais davantage, moi aussi je pourrais être un poète. Ou si mon<br />

père en avait eu plus, moi aussi, je pourrais jouir d’une fortune.<br />

– Monsieur Percival n’a aucune fortune, dit Sylvia encore solennelle.<br />

– Qu’en a-t-il fait alors ? Il a tout dépensé en plaisirs ?<br />

– Il m’a dit que tout s’était dissipé dans ses mains, comme une brume.<br />

– Oui, on peut dire les choses ainsi, dit Ford.<br />

Madame Winthrop, vêtue à son ordinaire, <strong>de</strong>scendit alors l’escalier. Elle prit la lettre et la<br />

mit dans sa poche. Ce jour-là, le palefrenier ne put les accompagner. Le cheval qu’il<br />

montait boitait.<br />

– Nous sommes assez braves pour nous passer <strong>de</strong> lui cette après-midi, n’est-ce pas ?<br />

<strong>de</strong>manda la dame.<br />

– J’avoue avoir un peu peur, mais je vais faire <strong>de</strong> mon mieux, répondit Ford, tout en<br />

l’aidant à monter à cheval.<br />

Sylvia, <strong>de</strong>bout près <strong>de</strong> la porte, pensa qu’il avait fait une réponse malheureuse.<br />

Ils se dirigèrent vers le sud.<br />

– Pouvons-nous nous arrêter un instant ? <strong>de</strong>manda Katharine, alors qu’ils se<br />

rapprochaient <strong>de</strong> Coppet.<br />

– Oui, pendant dix minutes, répondit-il.<br />

12


Le vieux gardien les laissa entrer, et ouvrit les fenêtres sur leur passage comme la fois<br />

précé<strong>de</strong>nte. Les visiteurs sortirent sur le petit balcon du salon, aussi étroit qu’une étagère.<br />

– Vous remarquerez qu’il n’y a pas <strong>de</strong> vue d’ici ou quasiment aucune, bien que nous<br />

soyons sur le rivage du lac Léman et à l’ombre du Mont Blanc, dit Ford. On se moquait<br />

du panorama au XVIII ème siècle, ou disons <strong>de</strong>s panoramas terrestres. On leur préférait les<br />

paysages spirituels. Madame <strong>de</strong> Staël détestait la campagne et jusqu’à la fin, Coppet<br />

<strong>de</strong>meura pour elle un morne exil. Elle était femme à avouer franchement qu’elle ne<br />

traverserait pas une pièce pour admirer la baie <strong>de</strong> Naples, mais qu’en revanche elle serait<br />

capable <strong>de</strong> marcher quinze kilomètres pour discuter avec un homme agréable.<br />

– Ils étaient aussi rares à l’époque qu’aujourd’hui, dit Madame Winthrop. Mais<br />

aujourd’hui nous parcourons plus que quinze kilomètres, nous venons jusqu’en Europe.<br />

– Elle a fait la même chose, ou du moins l’équivalent à son époque ; elle s’est rendue en<br />

Allemagne. Là, elle a rencontré <strong>de</strong>ux hommes plutôt agréables, Goethe et Schiller. Une<br />

fois qu’elle les eut rencontrés, elle ne cessa <strong>de</strong> leur parler. Longtemps après, ils avouèrent<br />

leur soulagement quand cette femme talentueuse s’éloigna.<br />

– Tout ce qu’elle cherchait, tout ce qu’elle sollicitait, c’était <strong>de</strong> la sympathie.<br />

– Elle aurait dû attendre qu’on vienne à elle par sympathie.<br />

– Et si personne n’était jamais venu ?<br />

– On serait venu à elle si elle n’avait pas été aussi impatiente et avi<strong>de</strong>. La vérité est que<br />

<strong>Corinne</strong> était excessivement narcissique. Elle s’attendait à ce que les gens d’esprit<br />

s’inclinent <strong>de</strong>vant sa supériorité, alors qu’elle-même s’efforçait <strong>de</strong> s’approprier toutes<br />

leurs connaissances ou leurs idées, susceptibles <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>r, si minces fussent-elle. Tous ses<br />

livres sont venus au mon<strong>de</strong> dans <strong>de</strong>s conversations. Elle les discutait avant <strong>de</strong> les écrire.<br />

Ici, à Coppet, c’était son habitu<strong>de</strong> d’introduire pendant le dîner le sujet sur lequel elle<br />

travaillait, et tous ses invités étaient priés, voire contraints d’en discuter avec elle, dans<br />

tous ses détails, d’écouter ce qu’elle-même voulait en dire, et <strong>de</strong> ne jamais s’aventurer<br />

dans la moindre digression, avant qu’elle en donne le signal. Le len<strong>de</strong>main matin,<br />

enfermée dans sa chambre, elle reprenait toute cette matière, et écrivait un chapitre.<br />

– C’était quand même une femme <strong>de</strong> génie, dit Madame Winthrop, dont le ton trahissait<br />

un désaccord.<br />

– Une femme <strong>de</strong> génie ! Cette expression n’est-elle pas à elle seule une condamnation<br />

morale ? Dans la langue impu<strong>de</strong>nte du public, aucune femme n’est nommée ainsi sauf si<br />

elle a renoncé à une solitu<strong>de</strong> proprement féminine, qui lui revient <strong>de</strong> droit, pour ce<br />

misérable plat <strong>de</strong> lentilles appelé « la gloire ».<br />

– La solitu<strong>de</strong> d’un couvent ou d’une prison ?<br />

– Ni l’une ni l’autre, la solitu<strong>de</strong> d’un foyer.<br />

– Et vous lui conseilleriez d’obéir ?<br />

– D’une certaine manière, oui.<br />

– Je suis heureuse <strong>de</strong> savoir qu’il existe diverses manières d’obéir.<br />

– Je serai aussi très obéissant avec la femme que j’aimerai, <strong>de</strong> toutes les manières<br />

possibles, répondit Ford en cueillant <strong>de</strong>s grains <strong>de</strong> raisin mûrs, penché sur la balustra<strong>de</strong><br />

du balcon.<br />

Madame Winthrop pénétra dans le salon décoloré.<br />

– Il est dommage qu’il n’y ait aucun portrait <strong>de</strong> Madame Récamier ici, remarqua-t-elle.<br />

Vous auriez pu l’admirer.<br />

– <strong>Au</strong> moins « l’incomparable Juliette » ne se piquait-elle pas <strong>de</strong> littérature. Pourtant, elle<br />

était aussi connue du public que si elle avait été ce que vous appelez une femme <strong>de</strong> génie.<br />

D’ailleurs, elle avait bien du génie, celui <strong>de</strong> provoquer l’admiration.<br />

– Vous êtes difficile à satisfaire.<br />

13


– Pas du tout. Je réclame seulement que les femmes manifestent leur grâce avec<br />

discrétion et réserve. Mais la réserve était difficile à trouver au XVIII ème siècle.<br />

– Vous détestez les femmes <strong>de</strong> lettres, dit Madame Winthrop. Elle avait traversé la pièce<br />

pour examiner un miroir ancien, constitué <strong>de</strong> petites glaces carrées, assemblées par <strong>de</strong>s<br />

moulures grises, autrefois dorées.<br />

– Pas du tout. J’éprouve pour elles <strong>de</strong> la compassion.<br />

– Vous ne saviez pas alors que j’en suis une ?<br />

Il avait également traversé la pièce et se trouvait désormais placé <strong>de</strong>rrière elle. <strong>Au</strong><br />

moment où elle posait la question, elle observa son reflet dans le miroir.<br />

– Je l’ignorais, répondit-il, en la regardant.<br />

– Je publie anonymement.<br />

– L’anonymat est préférable à l’ostentation.<br />

– Liriez-vous un écrit <strong>de</strong> moi ?<br />

– Merci. Je ne me prends pas le moins du mon<strong>de</strong> pour un critique.<br />

– Je le sais bien. Vous avez trop <strong>de</strong> préjugés et un esprit trop étriqué pour en être un.<br />

Mais peu importe, lirez-vous ?<br />

– Si vous insistez.<br />

– J’insiste. Qui plus est, j’ai ce qu’il faut avec moi. Je transporte cet objet <strong>de</strong>puis plusieurs<br />

jours, dans l’espoir <strong>de</strong> pouvoir trouver l’occasion <strong>de</strong> vous le remettre.<br />

Elle sortit <strong>de</strong> sa bourse un petit paquet plat, et le lui tendit.<br />

– Dois-je lire maintenant ?<br />

– Ici et maintenant. Où pourrions-nous trouver une atmosphère plus propice ?<br />

Il s’assit et ouvrit le paquet. À l’intérieur se trouvait un petit livre carré, à la couverture<br />

souple, imprimé sur du papier décoré : une délicate petite édition <strong>de</strong> luxe.<br />

– Ah ! je connais ce livre, dit-il. Je l’ai lu à sa parution.<br />

– Parfait. Vous allez pouvoir me donner votre avis sans avoir l’ennui <strong>de</strong> le lire.<br />

– Je me souviens qu’il a été très apprécié, dit-il, en tournant les pages.<br />

Elle garda le silence.<br />

– Il y avait <strong>de</strong>dans la charmante <strong>de</strong>scription d’une sortie à la campagne pour y cueillir <strong>de</strong>s<br />

narcisses sauvages, poursuivit-il, après une pause.<br />

Et il y eut encore un silence.<br />

– Mais… dit Madame Winthrop.<br />

– Mais, ainsi que vous le suggérez aimablement, je ne suis pas un spécialiste <strong>de</strong> poésie. Je<br />

ne peux rien en dire d’intéressant.<br />

– Parlez, que ce soit intéressant ou non. Avez-vous conscience, Monsieur Ford, <strong>de</strong><br />

m’avoir à peine dit une parole sincère <strong>de</strong>puis que nous nous sommes rencontrés pour la<br />

première fois ? Certes, je suis assurée qu’elles ne vous viennent pas naturellement à la<br />

bouche, et cela vous a coûté <strong>de</strong>… <strong>de</strong>…<br />

– D’embellir, comme je l’ai fait <strong>de</strong>s propos trop simples ? Mais si c’est exact, n’est-ce pas<br />

un compliment ?<br />

– Et pensez-vous que je me soucie <strong>de</strong> vos compliments ? Je reçois <strong>de</strong>s compliments en<br />

abondance, et mieux tournés que les vôtres. Ce que j’attends <strong>de</strong> vous, c’est la vérité, que<br />

vous me donniez votre véritable opinion sur le petit volume que vous tenez à la main.<br />

Vous êtes le seul homme que j’aie rencontré <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années, dénué du désir <strong>de</strong> me<br />

flatter, <strong>de</strong> me donner une bonne opinion <strong>de</strong> moi-même. Du reste, je ne vois pas pourquoi<br />

j’aurais mauvaise opinion <strong>de</strong> moi. Mais je suis curieuse. Et je sais que vous me jugez<br />

impartialement et même sévèrement.<br />

Elle s’arrêta. Il ne leva pas les yeux, ni ne la contredit. Il continua à tourner les pages du<br />

petit livre. Elle ne s’était pas assise. Elle se tenait <strong>de</strong>bout, près d’une table, face à lui.<br />

– Je vois que vous ne m’aimez pas du tout, ajouta-t-elle, à voix plus basse.<br />

14


– Ma chère, tellement d’hommes vous aiment ! dit Ford.<br />

Puis il leva les yeux vers elle. Leurs regards se croisèrent.<br />

Le rouge monta aux joues <strong>de</strong> Madame Winthrop. Il ferma le petit livre et se leva.<br />

– Vraiment, je suis une victime par trop insignifiante, dit-il, en s’inclinant pour lui rendre<br />

le livre.<br />

– Vous voulez dire que j’ai essayé, que j’ai essayé…<br />

– Oh non, vous le faites naturellement.<br />

Elle perdit un instant son sang-froid. Puis elle se reprit.<br />

– Si j’ai essayé, que ce soit naturellement ou en déployant <strong>de</strong>s artifices, j’ai échoué, n’estce<br />

pas ?<br />

– Ce doit être une expérience romanesque pour Madame Winthrop.<br />

Elle se détourna pour observer le portrait <strong>de</strong> Voltaire. Puis après un instant, comme il<br />

<strong>de</strong>meurait muet, elle prit la parole :<br />

– Revenons à l’essentiel pour nous, c’est-à-dire à votre opinion sur mon petit livre.<br />

– Est-ce bien l’essentiel entre nous ?<br />

– Bien entendu. Nous allons visiter les appartements <strong>de</strong> <strong>Corinne</strong>, monter et <strong>de</strong>scendre ;<br />

vous me parlerez pendant que nous marcherons.<br />

– Pourquoi me contraignez-vous à vous tenir <strong>de</strong>s propos désagréables ?<br />

– Ils seront désagréables alors ? Je le savais ! Désagréables pour moi.<br />

– Pour nous <strong>de</strong>ux.<br />

– Pour vous, j’en doute. Quant à moi, vous ne pourrez rien me dire <strong>de</strong> plus désagréable<br />

que ce que vous m’avez déjà dit. Pourtant, je vous ai pardonné.<br />

– Oui, mais moi, je ne vous ai pas pardonnée, Madame Winthrop.<br />

– Quoi, je vous prie ?<br />

– D’avoir eu le projet <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> moi votre victime.<br />

– Apparemment, vous vous êtes aisément échappé.<br />

– Comme vous le dites, en apparence. Mais peut-être que je cache <strong>de</strong>s blessures.<br />

– Vous essayez <strong>de</strong> détourner la conversation pour que je ne revienne pas à la charge avec<br />

mon petit livre.<br />

– Je souhaiterais en effet que vous n’insistiez pas.<br />

– Mais si j’étais celle que vous croyez, je me dirais que vous apprécieriez <strong>de</strong> me punir un<br />

peu.<br />

– Un peu peut-être. Mais ce serait trop sévère.<br />

Ils traversaient lentement les pièces du <strong>château</strong>. Elle tourna la tête et le regarda.<br />

– Je vous ai écouté, Monsieur Ford. Je vous ai laissé beaucoup parler parce que je vous<br />

trouvais assez amusant. Mais vous ne pouvez supposer sérieusement que je me<br />

préoccupe <strong>de</strong> ce que vous pourriez me dire <strong>de</strong> sévère ou non.<br />

– Seulement comme n’importe quelle femme <strong>de</strong> bon sens pourrait le faire.<br />

– Continuez. Désormais, j’insiste.<br />

– Adieu à Miolans alors. Vous ne me laisserez plus jamais passer le portail, sauf si, par<br />

exception, vous vous montriez assez juste envers moi pour reconnaître que ma sévérité<br />

est celle d’un véritable ami.<br />

– Un ami n’a pas à se montrer sévère.<br />

– Mais si, dans un cas tel que celui-ci, il le doit.<br />

– Poursuivez. Je déci<strong>de</strong>rai à la fin <strong>de</strong> votre discours.<br />

Ils pénétrèrent dans la troisième pièce. Ford réfléchit un instant, puis il commença.<br />

– Le poème, dont vous êtes l’auteur, d’après ce que vous me dites, présente une<br />

particularité : son audace. Quant à ses autres caractéristiques, son rythme était simpliste<br />

et manquait d’harmonie ; ses couleurs étaient forcées (au point que le lecteur en était<br />

lassé) ; et sa logique était très faible (car un effort <strong>de</strong> logique s’y manifestait malgré tout).<br />

15


Il marqua une pause. Madame Winthrop fixait, au fond <strong>de</strong> l’enfila<strong>de</strong>, le mur qui barrait<br />

la <strong>de</strong>rnière pièce. Son critique ne leva pas les yeux, mais à mesure qu’ils avançaient, il<br />

transférait son regard d’une section du vieux plancher sombre à une autre.<br />

– Cependant, tout cela pourrait être pardonné, résuma-t-il. Nous ne nous attendons pas<br />

davantage à ce que les femmes écrivent <strong>de</strong> grands poèmes que nous n’espérons d’elles <strong>de</strong><br />

grands tableaux ; nous n’attendons pas plus d’elles une logique parfaite que nous ne les<br />

supposons musclées. La poésie d’une femme est subjective. Mais ce qui ne peut être<br />

pardonné, à mon avis, est ce que j’ai appelé la particularité du volume, c’est-à-dire une<br />

certaine forme d’audace. C’est son péché essentiel et impardonnable. Non pas que le<br />

poème soit en soi dangereux, il n’a pas assez <strong>de</strong> force pour cela, mais parce qu’il vient et<br />

peut être reconnu comme émanant <strong>de</strong>s lèvres d’une femme. Et aucune femme ne <strong>de</strong>vrait<br />

se montrer aussi audacieuse. Pensant s’élever, invariablement elle tombe. Son champ<br />

intellectuel n’est pas i<strong>de</strong>ntique à celui <strong>de</strong> l’homme ; plus bas, au même niveau, ou plus<br />

haut, il est au minimum différent. Et la voir quitter son domaine, au risque <strong>de</strong> souiller sa<br />

pureté candi<strong>de</strong>, pour pénétrer dans l’arène où les hommes s’affrontent, où la poussière<br />

vole, où l’air est pollué et lourd, est vraiment un spectacle pénible. Tout honnête homme<br />

souhaite aller à la rencontre <strong>de</strong> cette pauvre sibylle qui s’est fourvoyée, pour lui clore la<br />

bouche <strong>de</strong> sa main légère et la conduire vers quelque coin éloigné d’une campagne<br />

tranquille, où elle pourrait connaître ses erreurs et commencer une nouvelle existence. Il<br />

convient encore d’ajouter une vérité à tout ce gâchis. Si la femme était prise au mot, si ses<br />

paroles s’incarnaient dans les dures réalités <strong>de</strong> la vie et se dressaient <strong>de</strong>vant elle, elles<br />

attaqueraient la pauvre créature qui les a chantées, et l’écraseraient. Heureusement, il n’y<br />

a pas <strong>de</strong> danger que cela arrive. C’est impossible. D’ailleurs, il arrive que leur propre<br />

cœur révèle leurs erreurs aux pauvres sibylles.<br />

Comme il terminait, il leva pour la première fois les yeux du sol pour la regar<strong>de</strong>r.<br />

Le visage <strong>de</strong> Katharine Winthrop était tout rouge. Du rouge foncé marbrait son front et<br />

colorait jusqu’à sa gorge. Elle semblait ne maîtriser le tremblement <strong>de</strong> ses lèvres que<br />

grâce à un grand effort. Sa bouche en semblait figée. Elle était si peu elle-même, envahie<br />

par cette rougeur pénible, qu’involontairement et sincèrement, Ford ajouta :<br />

– Ne soyez pas si troublée par ce que je vous ai dit.<br />

– Je souffre que vous ayez osé me dire <strong>de</strong> telles choses, répondit-elle, lentement, comme<br />

si parler lui <strong>de</strong>mandait un effort.<br />

– Souvenez-vous que vous m’avez contraint à parler.<br />

– Je ne m’attendais pas à cela.<br />

– Comment pouvais-je savoir à quoi vous vous attendiez ? Mais en un sens, je suis<br />

content que vous m’ayez forcé à parler. C’est une bonne chose que, pour une fois, vous<br />

ayez entendu l’avis d’un homme.<br />

– Tous les hommes ne pensent pas comme vous.<br />

– Mais si, tous ceux qui sont honnêtes.<br />

– Pas Monsieur Percival.<br />

– Oh ! Percival, il est tellement efféminé !<br />

– C’est ainsi que vous le jugez ! dit Madame Winthrop ; et exprimer sa colère ainsi lui<br />

avait rendu sa perspicacité.<br />

– Nous n’allons pas nous quereller à propos <strong>de</strong> Lorimer Percival, répondit Ford. Selon<br />

moi, il n’en vaut pas la peine.<br />

Puis comme ils entraient dans la <strong>de</strong>rnière pièce, il ajouta, le ton <strong>de</strong> voix altéré :<br />

– Comprenez bien ce que je vous ai dit, Katharine, acceptez-le comme l’accepterait une<br />

vraie femme. Montrez-moi le côté doux <strong>de</strong> votre nature, et je serai votre soupirant, et un<br />

soupirant bien plus réel et bien plus sincère que si j’étais <strong>de</strong>venu la victime que vous<br />

projetiez <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> moi. Vous pouvez ne pas m’aimer, peut-être que vous ne m’aimerez<br />

16


jamais. Mais montrez-moi que vous acceptez ce que je vous ai dit, avec lucidité et pour<br />

votre bien. Je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai alors <strong>de</strong> m’aimer, avec autant d’humilité et <strong>de</strong><br />

dévouement que n’importe quel homme. Car les femmes sont tellement au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong><br />

nous quand elles sont elles-mêmes que nous pouvons seulement nous montrer humbles.<br />

La rougeur couvrait encore le front <strong>de</strong> Katharine. Elle l’observait <strong>de</strong> ses yeux<br />

étrangement bleus dans tout ce rouge.<br />

– Curieux, n’est-ce pas, comme les choses surviennent ? Vous m’avez fait une déclaration<br />

après tout.<br />

– Une déclaration conditionnelle.<br />

– Non, en réalité votre déclaration n’est pas conditionnelle du tout, même si vous affectez<br />

<strong>de</strong> le croire. Il n’aurait même pas été nécessaire que je sois sincère avec vous. Il m’aurait<br />

suffi <strong>de</strong> prétendre être la créature consentante que vous admirez, et je vous aurais eu à<br />

mes pieds. C’est vraiment dommage que je ne l’aie pas fait. Cela aurait pu être amusant.<br />

Il la regardait parler.<br />

– Je ne vous crois pas le moins du mon<strong>de</strong>, répondit-il gravement.<br />

– Que vous me croyiez ou non m’importe peu. Cependant, je saisis cette occasion pour<br />

vous apprendre ce que vous ne semblez pas avoir <strong>de</strong>viné : je suis fiancée avec Monsieur<br />

Percival.<br />

– Naturellement alors, je vous ai fâchée en parlant <strong>de</strong> lui comme je l’ai fait. Mais je vous<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> bien vouloir croire que je n’ai pas imaginé un seul instant qu’il était si<br />

proche <strong>de</strong> Madame Winthrop.<br />

– Vous êtes peu observateur.<br />

– Je savais qu’il était souvent avec vous, bien entendu, que vous receviez <strong>de</strong>s lettres <strong>de</strong><br />

lui. Vous en avez même une dans votre bourse en ce moment. Mais je n’ai pas réalisé, je<br />

veux dire, je n’ai pas compris qu’il comptait pour vous.<br />

– Et pourquoi pas ? Même en vous excusant, Monsieur Ford, vous parvenez encore à<br />

vous monter insolent. En d’autres termes, ce que vous venez <strong>de</strong> dire signifie simplement<br />

que vous n’avez jamais imaginé que Madame Winthrop puisse s’intéresser à Monsieur<br />

Percival. Et pourquoi pas ? La vérité est qu’il existe une telle distance entre vous <strong>de</strong>ux<br />

que vous n’êtes absolument pas en mesure <strong>de</strong> le comprendre.<br />

Elle dirigea alors ses pas vers la porte <strong>de</strong> l’escalier.<br />

– C’est très possible, dit Ford. Mais je n’ai pas l’honneur <strong>de</strong> me déclarer le rival <strong>de</strong><br />

Monsieur Percival, même pas son rival dédaigné. Car vous n’avez pas respecté mes<br />

conditions.<br />

Ils <strong>de</strong>scendirent les escaliers, passèrent <strong>de</strong>vant la statue radieuse <strong>de</strong> Necker, et sortirent au<br />

soleil. Benjamin Franklin leur présenta leurs chevaux et Ford aida Katharine à se mettre<br />

en selle.<br />

– Vous préféreriez sans doute que je ne vous accompagne pas, dit-il, mais je ne peux<br />

l’éviter. Dans ce mon<strong>de</strong> contrariant, nous ne pouvons pas toujours obtenir ce que nous<br />

souhaitons.<br />

La rougeur était toujours marquée sur le visage <strong>de</strong> Katharine mais elle s’était<br />

suffisamment reprise pour pouvoir sourire.<br />

– Nous choisirons <strong>de</strong>s sujets <strong>de</strong> conversation tels qu’ils nous permettront d’échanger <strong>de</strong>s<br />

banalités, dit-elle.<br />

Ainsi firent-ils. Et c’est seulement au portail <strong>de</strong> Miolans qu’ils évoquèrent la conversation<br />

précé<strong>de</strong>nte.<br />

Il lui dit au revoir ; ils effleurèrent cérémonieusement le bout <strong>de</strong> leurs gants <strong>de</strong> cavaliers.<br />

– C’est peut-être pour longtemps, remarqua-t-il. Je partirai dès ce soir pour l’Italie. J’irai à<br />

Chambéry puis à Turin.<br />

Elle passa <strong>de</strong>vant lui, son cheval s’engagea dans l’allée <strong>de</strong> platanes.<br />

17


– Ne croyez pas que j’aurais pu ne pas être, que je pourrais ne pas être, si je le souhaitais,<br />

telle que vous m’avez décrite, lui dit-elle, en se retournant.<br />

– Je suis certain que vous le pourriez. Ce sont toutes vos potentialités qui m’ont attiré<br />

vers vous, et m’ont incité à vous dire tout ce que je vous ai dit.<br />

– Voilà ce que je fais <strong>de</strong> vos potentialités ! répondit-elle en faisant le geste <strong>de</strong> jeter au loin<br />

quelque chose <strong>de</strong> léger.<br />

Il souleva son chapeau. Elle sourit, s’inclina légèrement et son cheval, qui poursuivit son<br />

chemin, fut rapi<strong>de</strong>ment hors <strong>de</strong> vue. Il ramena sa propre monture à l’écurie, <strong>de</strong>scendit les<br />

escaliers du ponton, et largua les amarres <strong>de</strong> sa yole. Le len<strong>de</strong>main, Sylvia reçut un mot<br />

<strong>de</strong> lui avec ses salutations. Mais il se trouvait déjà en route pour l’Italie.<br />

L’été suivant, Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher passa à nouveau l’été à Miolans. Mais bien qu’on<br />

pût encore apercevoir sa petite silhouette se diriger vers le point <strong>de</strong> vue pour y admirer le<br />

coucher du soleil, bien qu’elle s’occupât toujours à ses pastels <strong>de</strong> fleurs, et lût Chil<strong>de</strong><br />

Harold (toujours le marque-page à la main), il était évi<strong>de</strong>nt qu’elle n’était plus comme<br />

avant. Elle était faible et dolente. Et au mois d’août, même ces adjectifs ne permirent plus<br />

<strong>de</strong> décrire son état. Elle était tombée sérieusement mala<strong>de</strong>. Son neveu, qui passait l’été en<br />

Écosse, en fut informé par une lettre <strong>de</strong> Cousin Walpole. <strong>Au</strong> lieu <strong>de</strong> répondre, il se mit en<br />

route sans attendre vers le sud, jusqu’au lac Léman. Sylvia et lui-même étaient les seuls<br />

membres <strong>de</strong> leur famille à se trouver du côté Ancien Mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Atlantique, et si la<br />

gentille petite tante <strong>de</strong>vait quitter la terre pour une contrée étrange, il souhaitait se trouver<br />

auprès d’elle.<br />

Mais Sylvia ne mourut pas. Son neveu comprit si bien son cas, et il la soigna avec tant<br />

d’adresse, avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s autres, que trois semaines après, elle était étendue sur un divan,<br />

près <strong>de</strong> la fenêtre, avec Chil<strong>de</strong> Harold à ses côtés. Mais si elle se sentait désormais assez<br />

bien pour reprendre un peu sa lecture littéraire, elle se sentait également assez bien pour<br />

un peu <strong>de</strong> conversation.<br />

– Je suppose que vous avez été très surpris, John, <strong>de</strong> découvrir que Katharine portait<br />

encore le nom <strong>de</strong> Madame Winthrop.<br />

– Non, pas tellement.<br />

– Mais elle m’avait dit vous avoir annoncé ses fiançailles.<br />

– Certes.<br />

– Vous parlez d’elle comme si elle était <strong>de</strong> ces femmes qui se fiancent puis cassent leurs<br />

fiançailles à la légère.<br />

– Elle a cassé celles-ci, semble-t-il.<br />

– Qu’elles aient été brisées n’indique pas qu’elle en soit la responsable, répondit Sylvia,<br />

qui pensait vaguement à <strong>de</strong>s hiron<strong>de</strong>lles et se sentait sur le point <strong>de</strong> prononcer le mot<br />

« été ».<br />

Elle marqua une pause et secoua la tête tristement.<br />

– Je n’y ai rien compris, ajouta-t-elle avec un profond soupir.<br />

– Je sais que leur histoire a duré jusqu’à la fin du mois <strong>de</strong> juin. Je peux dire sans<br />

exagération, il me semble, que j’ai passé la totalité du mois <strong>de</strong> juillet, nuit et jour, à<br />

m’imaginer son chagrin.<br />

– Cela vous a pris plus <strong>de</strong> temps qu’à lui. Il était marié avant la fin du mois <strong>de</strong> juillet.<br />

– Par désespoir.<br />

– Son désespoir a pris une tournure réjouissante. D’autres que lui pourraient ne pas<br />

objecter à une telle configuration !<br />

Mais Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher poursuivait son chant funèbre.<br />

– Des circonstances si terribles pour un tel homme ! Presqu'une enfant, elle n’avait que<br />

dix-sept ans.<br />

18


– Et lui…<br />

– Trente-sept ans, huit mois et neuf jours, répondit la dame comme si elle lisait la<br />

rubrique nécrologique. De vingt ans plus jeune que lui ! Naturellement, elle est incapable<br />

d’apprécier la véritable profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> sa poésie.<br />

– Il se peut qu’il s’en moque, vous savez, si elle lui est reconnaissante, dit Ford, avec<br />

cruauté, selon Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher.<br />

Pendant ces trois semaines <strong>de</strong> présence auprès <strong>de</strong> sa tante, il avait naturellement vu<br />

Madame Winthrop quotidiennement. Il la rencontrait généralement dans la chambre <strong>de</strong><br />

la mala<strong>de</strong>. Madame Winthrop entourait sa patiente <strong>de</strong> soins tendres et dévoués. Si elle se<br />

trouvait au salon quand il <strong>de</strong>scendait, Cousin Walpole y était également. Il ne l’avait pas<br />

vue seule une fois. Il ne séjournait pas à Miolans bien qu’il y ait passé presque tout son<br />

temps. Il avait pris pension dans une ferme, non loin <strong>de</strong> là. La santé <strong>de</strong> Sylvia<br />

s’améliorait chaque jour et au début du mois <strong>de</strong> septembre, son neveu se prépara à partir.<br />

Il se rendrait à Heil<strong>de</strong>lberg. Un matin où il faisait beau, il se sentit d’humeur à<br />

entreprendre une longue promena<strong>de</strong> d’adieu à cheval. Il envoya un mot à Sylvia pour lui<br />

annoncer qu’il n’arriverait pas à Miolans avant le soir, il enfourcha son cheval, et le fit<br />

avancer à vive allure. Il resta <strong>de</strong>hors, toute une journée sous le ciel bleu, et il en fut<br />

heureux. Il découvrit quelques nouvelles perspectives sur le Mont Blanc, il céda à la<br />

tentation d’une enivrante vitesse sur certains tronçons <strong>de</strong> route, il déjeuna au milieu <strong>de</strong>s<br />

vignes, dans une auberge rustique, et il <strong>de</strong>meura dans la compagnie ininterrompue <strong>de</strong> ses<br />

propres pensées. Vers cinq heures, sur le chemin du retour, il s’approcha <strong>de</strong> Coppet. Là,<br />

la tranquillité <strong>de</strong> sa longue journée <strong>de</strong> loisir fut brisée par un petit inci<strong>de</strong>nt : son cheval<br />

perdit un fer. Il le conduisit jusqu’à la maréchalerie du village. Puis, alors que le<br />

maréchal ferrant accomplissait sa besogne avec une lenteur toute suisse, il s’engagea dans<br />

la montée qui conduisait au vieux <strong>château</strong>.<br />

Un chien blanc à poils longs vint à lui : c’était son ami Gibbon. Quelques instants plus<br />

tard, il reconnut le palefrenier <strong>de</strong> Madame Winthrop, qui tenait la bri<strong>de</strong> <strong>de</strong> son propre<br />

cheval et <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> sa maîtresse. Benjamin Franklin lui apprit que Madame Winthrop<br />

se trouvait au jardin. Il ouvrit la gran<strong>de</strong> porte, découpée dans le mur <strong>de</strong> pierre, et il<br />

s’avança dans l’allée.<br />

Elle se trouvait à l’autre extrémité. Il ne voyait que son dos. Elle n’entendit pas son pas.<br />

Elle sursauta quand il prononça son nom. Immédiatement après, elle se reprit, sourit et se<br />

mit à parler avec la même élégante aisance, qu’elle avait manifestée à son arrivée à<br />

Miolans, au moment <strong>de</strong> leur rencontre près du portail, il y avait un an <strong>de</strong> cela. Cela<br />

signifiait qu’elle avait ramené leur relation à ce qu’elle était alors.<br />

Il ne semblait pas disposé à s’en aller. Ils se promenèrent pendant une dizaine <strong>de</strong><br />

minutes, puis Madame Winthrop déclara qu’elle <strong>de</strong>vait rentrer. Ils se dirigèrent donc vers<br />

la sortie. Ils avaient évoqué la maladie <strong>de</strong> Sylvia et sa guérison.<br />

– Quand j’observe ma petite tante, je pense souvent à quel point elle <strong>de</strong>vait être jolie dans<br />

sa jeunesse. D’ailleurs, juste avant <strong>de</strong> quitter l’Ecosse, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a<br />

fait penser à elle, ou plutôt à mon idée <strong>de</strong> ce qu’elle avait dû être. C’était Madame<br />

Lorimer Percival.<br />

– On m’a dit qu’elle était charmante, répondit la dame qui se trouvait à ses côtés.<br />

– J’ignore si elle était charmante car je n’aime pas beaucoup ce mot. Mais elle était<br />

ravissante et vraiment adorable.<br />

– L’avez-vous vue souvent ?<br />

– Je l’ai vue plusieurs fois, mais seulement vue. Nous n’avons pas parlé.<br />

– Et vous êtes capable <strong>de</strong> vous former un jugement seulement d’après une apparence ?<br />

– Dans son cas, oui. Son caractère est écrit sur son visage.<br />

– Tout le mon<strong>de</strong> peut l’étudier alors. S’il vous plaît, décrivez-le moi.<br />

19


Il <strong>de</strong>meura silencieux. Puis il dit :<br />

– Si je m’exécute, gar<strong>de</strong>rez-vous ceci à l’esprit : je suis conscient que le bonheur <strong>de</strong> cette<br />

jeune dame est constitué <strong>de</strong> quelque chose que Madame Winthrop a mis <strong>de</strong> côté, <strong>de</strong> son<br />

propre chef, comme étant dénué <strong>de</strong> valeur ?<br />

Comme il terminait sa phrase, il se tourna pour la regar<strong>de</strong>r. Mais leurs regards ne se<br />

croisèrent pas.<br />

– Oui, répondit-elle.<br />

Il attendit, mais elle n’ajouta rien.<br />

– Madame Percival, poursuivit-il, est une belle jeune femme, dont le visage ressemble à<br />

une fleur sauvage <strong>de</strong>s bois. Son expression est, à mon sens, merveilleuse, une expression<br />

<strong>de</strong> douceur, <strong>de</strong> bonté simple et <strong>de</strong> gentille confiance. On est reconnaissant d’avoir pu<br />

simplement contempler un tel visage.<br />

– Vous vous exprimez avec chaleur. Je crains que vous ne soyez jaloux <strong>de</strong> ce pauvre<br />

Monsieur Percival.<br />

– Il ne m’a pas paru à plaindre. Et si je suis jaloux, ce n’est pas la première fois. Il m’a<br />

toujours paru chanceux.<br />

– Peut-être qu’il existe d’autres fleurs sauvages <strong>de</strong>s bois. Vous <strong>de</strong>vriez chercher avec<br />

persévérance.<br />

Elle ouvrit le portail, s’avança et fit signe à son palefrenier.<br />

– C’est ce que j’essaie <strong>de</strong> faire, mais en vain. Je me sens très solitaire parfois.<br />

– Quel aveu <strong>de</strong> faiblesse !<br />

Il l’aida à se mettre en selle.<br />

– C’est possible, mais c’est la vérité. Les femmes ne croient jamais qu’on puisse dire la<br />

vérité pour la vérité. Cela leur semble vulgaire.<br />

– Vous voulez dire cruel, répondit Katharine Winthrop.<br />

Et elle s’éloigna. Le palefrenier et Gibbon la suivaient. Ford retourna à la maréchalerie.<br />

Le len<strong>de</strong>main, il partit pour Heil<strong>de</strong>lberg.<br />

Mais ce n’était pas la <strong>de</strong>rnière fois qu’il voyait le vieux <strong>château</strong> <strong>de</strong> <strong>Corinne</strong>. Le 25<br />

octobre, une fois encore, il remontait à cheval l’allée <strong>de</strong> platanes <strong>de</strong> Miolans. Cette fois,<br />

les branches avaient perdu leurs feuilles.<br />

– Oh John ! mon cher John ! s’exclama Ma<strong>de</strong>moiselle Pitcher en se ruant au salon, dès<br />

qu’on lui eut annoncé son arrivée.<br />

– Comme je suis heureuse <strong>de</strong> vous voir ! Mais comment avez-vous su, je veux dire,<br />

comment êtes-vous arrivé ici, à cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’année ?<br />

– Par le train et à cheval, répondit-il. J’aime la campagne à l’automne. Et je suis heureux<br />

<strong>de</strong> vous voir tellement en forme, tante Sylvia.<br />

Mais si Sylvia semblait physiquement en forme, son âme souffrait. Elle commençait <strong>de</strong>s<br />

phrases sans les terminer. Elle portait souvent son petit mouchoir à ses lèvres comme<br />

pour se censurer elle-même. Cousin Walpole était en déplacement à Genève :<br />

– Il s’occupe <strong>de</strong>s affaires <strong>de</strong> Katharine. Non, Katharine n’est pas à la maison. Elle fait<br />

une promena<strong>de</strong> à cheval quelque part dans le voisinage. Elle n’est pas en forme et a<br />

besoin d’exercice.<br />

Katharine aimait également la campagne à l’automne, mais Sylvia trouvait qu’il pleuvait<br />

trop. Après un moment, Ford prit congé et déclara qu’il repasserait dans la soirée. Quand<br />

il eut atteint la route <strong>de</strong> campagne, il s’arrêta. Il leva et baissa les yeux, puis il tourna son<br />

cheval vers le Sud. C’était un jour bien maussa<strong>de</strong> pour une promena<strong>de</strong> à cheval. La pluie<br />

d’automne avait longuement détrempé le sol, <strong>de</strong>s nuages couvraient le ciel, et un vent<br />

froid soufflait. Il avançait vite et quand il arriva près <strong>de</strong> Coppet, il examina <strong>de</strong>rechef les<br />

traces humi<strong>de</strong>s au sol, puis il se dirigea vers le <strong>château</strong>. Il ne s’était pas trompé. Le cheval<br />

<strong>de</strong> Madame Winthrop se trouvait là, sans le palefrenier cette fois. Le cheval était attaché<br />

20


dans la cour. Benjamin Franklin lui apprit que la dame se trouvait au jardin. Il lui dit<br />

cela, un bonnet <strong>de</strong> laine enfoncé jusqu’aux oreilles, et vêtu d’un long manteau épais qui<br />

lui <strong>de</strong>scendait aux chevilles. Il <strong>de</strong>vait sans aucun doute s’étonner <strong>de</strong>s goûts <strong>de</strong> la dame.<br />

La dame se tenait à l’extrémité <strong>de</strong> la longue allée, comme la fois précé<strong>de</strong>nte. Mais ce<br />

jour-là, la longue allée était l’image <strong>de</strong> la désolation : toutes les feuilles <strong>de</strong> couleurs vives,<br />

désormais jaunies ou brunies, jonchaient le sol en tas tellement détrempés que le vent, si<br />

fort qu’il fût, ne parvenait pas à les soulever. D’un côté, le mur nu <strong>de</strong> pierre barrait la<br />

perspective, <strong>de</strong>s stries d’humidité sur sa couleur grisaille ; <strong>de</strong> l’autre, le vieux <strong>château</strong><br />

apparaissait entre les arbres dépossédés <strong>de</strong> leurs feuilles, froid, nu et jaune, et un hiver<br />

promis à être long semblait déjà le faire frissonner. Mais les hommes ne sont pas aussi<br />

sensibles à ce genre <strong>de</strong> choses que les femmes. Un ciel triste et un pan <strong>de</strong> mur nu ne leur<br />

semblent pas la fin du mon<strong>de</strong>, alors qu’à ce moment-là, c’était l’impression <strong>de</strong> Katharine<br />

Winthrop. Cette fois-ci, elle entendit son pas. Peut-être qu’il s’était arrangé pour qu’elle<br />

l’enten<strong>de</strong>. Elle se retourna.<br />

Son visage était pâle ; ses yeux, cernés <strong>de</strong> noir, paraissaient plus grands que d’habitu<strong>de</strong>.<br />

Elle lui rendit son salut avec calme. Quels que soient ses problèmes, ils ne semblaient pas<br />

tenir à lui.<br />

– Vous ne <strong>de</strong>vriez pas vous promener ici, Madame Winthrop, dit-il en la rejoignant, c’est<br />

trop mouillé.<br />

– C’est mouillé, en effet. Mais je repars à l’instant. Êtes-vous passé à Miolans ?<br />

– Oui, j’y ai vu ma tante. Elle m’a dit que vous étiez sortie à cheval. J’ai pensé que vous<br />

pouviez être ici.<br />

– Est-ce tout ce qu’elle vous a dit ?<br />

– Oui, je pense. Non, elle a ajouté que vous aimiez beaucoup la campagne à l’automne.<br />

Moi aussi. Ne serait-il pas plus sage qu’on fasse une halte dans la maisonnette du vieil<br />

homme, avant <strong>de</strong> remonter à cheval, afin <strong>de</strong> faire sécher un peu vos chaussures ?<br />

– Je ne prends jamais froid.<br />

– Peut-être que nous pourrions en trouver une paire à votre taille au village.<br />

– Ce n’est pas nécessaire. Je vais galoper. Faire <strong>de</strong> l’exercice est la meilleure <strong>de</strong>s<br />

protections.<br />

– Savez-vous pourquoi je suis revenu ? <strong>de</strong>manda-t-il, laissant <strong>de</strong> côté le sujet <strong>de</strong>s<br />

chaussures.<br />

– Non, répondit la dame.<br />

Elle semblait très triste et lasse.<br />

– Je suis revenu, Katharine, pour vous dire, simplement et humblement, que je vous<br />

aime. Cette fois-ci, je ne pose aucune condition. Je n’en ai aucune à poser. Conduisezvous<br />

avec moi comme vous l’enten<strong>de</strong>z. Je supporterai tout. Mais croyez que je vous aime<br />

<strong>de</strong> tout mon cœur. C’est arrivé malgré moi. D’abord, je n’ai pas voulu l’admettre. Mais<br />

récemment, cette certitu<strong>de</strong> s’est imposée à moi <strong>de</strong> façon si prégnante que j’ai été contraint<br />

<strong>de</strong> venir vous trouver. Je suis très fautif ; mais je vous aime. J’ai dit beaucoup <strong>de</strong> choses<br />

qui vous ont profondément déplu ; mais je vous aime. Ne réfléchissez pas. Renvoyezmoi.<br />

Si je dois m’en aller, c’est maintenant. Mais retenez-moi tout <strong>de</strong> suite, si vous avez<br />

l’intention <strong>de</strong> me retenir. Vous pourrez me punir plus tard.<br />

Jusque-là, ils avaient marché. Mais à ce moment, il s’arrêta. Elle s’arrêta également, sans<br />

rien dire. Elle gardait les yeux baissés.<br />

– C’est un véritable amour que je vous offre, dit-il à voix basse.<br />

Puis, comme elle ne parlait toujours pas, il ajouta :<br />

– Je vous rendrai très heureuse, Katharine.<br />

Son visage était <strong>de</strong>meuré pâle, mais après cette déclaration, elle prit quelques couleurs et<br />

elle sourit faiblement.<br />

21


– Vous êtes toujours si assuré, murmura-t-elle.<br />

Puis elle se mit à rire, d’un rire discret, doux et soudain.<br />

– Laissez rire celui qui a gagné, dit Ford, en triomphant.<br />

Le vieux mur lézardé était certes triste, mais élevé. Personne ne vit Ford sauf un petit<br />

oiseau très mouillé et ébouriffé, perché très haut, dans un arbre. L’oiseau fut tellement<br />

égayé (cela ne peut être que cela) qu’il se mit à pépier brusquement, et s’avançant sur une<br />

petite branche assez sèche, il se mit à lisser ses plumes trempées.<br />

– Et maintenant, dit Ford, que vous le vouliez ou non, nous allons vous trouver <strong>de</strong>s<br />

chaussures sèches. Plus aucune impru<strong>de</strong>nce ne vous sera permise. Comme vous avez<br />

paru fâchée quand j’ai dit qu’il serait possible <strong>de</strong> vous en trouver une paire au village, à<br />

votre taille ! Bien entendu, je pensais à <strong>de</strong>s chaussures d’enfants.<br />

Il avait glissé la main <strong>de</strong> Katharine sous son bras et il se dirigeait vers le portail. Mais elle<br />

se libéra et s’arrêta.<br />

– Vous faites erreur, dit-elle rapi<strong>de</strong>ment. Tout cela ne signifie rien. Je ne suis pas moimême<br />

aujourd’hui. N’y pensez plus.<br />

– Je n’y penserai certes plus quand j’aurai obtenu ce que je veux, et cela ira mieux alors.<br />

– Non, ce n’est rien. Oubliez cela. Je ne vous verrai plus. Je vais retourner en Amérique<br />

immédiatement, la semaine prochaine.<br />

Il la regarda pendant qu’elle prononçait ces phrases brèves. Puis il prit ses mains dans les<br />

siennes.<br />

– Je sais que vous avez perdu votre fortune, Katharine, vous n’avez pas besoin <strong>de</strong> me le<br />

dire. Non, Sylvia ne vous a pas trahie. Je l’ai entendu dire par quelqu’un d’autre quand je<br />

me trouvais à Heil<strong>de</strong>lberg. C’est pourquoi je suis revenu.<br />

– C’est pourquoi vous êtes revenu ! répéta-t-elle en s’éloignant <strong>de</strong> lui, l’ancienne lueur <strong>de</strong><br />

fierté à nouveau dans ses yeux.<br />

– Vous pensiez me bouleverser avec votre retour, vous pensiez me trouver si effondrée<br />

que je m’en serais réjouie, vous aviez pitié <strong>de</strong> moi. Vous étiez venu m’ai<strong>de</strong>r ? Et vous<br />

étiez si sûr <strong>de</strong> vous…<br />

Elle s’arrêta. Sa voix tremblait.<br />

– Oui, Katharine, je vous ai plainte. Oui, je suis venu vous ai<strong>de</strong>r à condition que vous<br />

acceptiez mon ai<strong>de</strong>. Mais je ne suis pas sûr <strong>de</strong> moi. J’étais certain seulement <strong>de</strong> la force<br />

<strong>de</strong> mon propre amour, débordant à la pensée <strong>de</strong> vos difficultés. Avant, je n’avais jamais<br />

pensé à vous <strong>de</strong> cette manière. Vous aviez toujours tout. Penser à vous dans les difficultés<br />

m’a rangé à vos côtés.<br />

Elle ne <strong>de</strong>meura pas sour<strong>de</strong> à ses propos.<br />

– Je retire tout ce que j’ai dit, répondit-elle, vous l’avez emporté.<br />

– En fait, vous n’avez rien dit. Quant à l’emporter, naturellement que je l’ai emporté. J’ai<br />

été assez heureux pour voir votre visage pâle et vos yeux tristes. Mais c’est parce que<br />

vous avez toujours pris les choses <strong>de</strong> haut. Du début à la fin, vous m’avez assez mal<br />

traité.<br />

– Ce n’est pas vrai.<br />

– Très bien, ce n’est pas vrai. Ce sera comme vous voulez. Voulez-vous que je<br />

m’agenouille sur ces gravillons mouillés ?<br />

Mais elle <strong>de</strong>meura détournée.<br />

– Katharine, dit-il, sur un ton plus grave, je suis désolé pour vous que votre fortune se<br />

soit envolée, ou quasiment envolée, mais pour ce qui est <strong>de</strong> moi, comment pourrais-je<br />

éviter <strong>de</strong> m’en réjouir ? Votre fortune était un obstacle entre nous, qui étant donné ce que<br />

je suis, mais surtout ce que vous êtes aurait été, je le crains, indépassable. Je doute<br />

d’avoir pu le surmonter. Votre perte rapproche <strong>de</strong> moi la femme que j’aime<br />

profondément, que j’aime en dépit <strong>de</strong> moi-même. Maintenant, si vous <strong>de</strong>venez ma<br />

22


femme, vous serez une femme tendrement aimée, vous serez, dans une certaine mesure<br />

dépendante <strong>de</strong> votre époux, et ce sera très agréable pour un homme aussi opiniâtre que<br />

moi. Peut-être que je parviendrai même un jour à rendre la situation agréable à vos yeux.<br />

Une tache rouge lui brûlait chacune <strong>de</strong>s joues.<br />

– C’est très difficile, dit-elle, presque dans un murmure.<br />

– Somme toute, l’existence est difficile, répondit John Ford.<br />

Mais l’expression <strong>de</strong> ses yeux était plus tendre que ses paroles. En tout cas, elle sembla<br />

satisfaite.<br />

– Savez-vous ce que je vais faire ? lui <strong>de</strong>manda-t-il, quelques minutes plus tard. Je vais<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à Benjamin Franklin d’allumer un feu dans l’une <strong>de</strong> ces vieilles cheminées<br />

littéraires du <strong>château</strong>. Vos chaussures sècheront en présence <strong>de</strong> <strong>Corinne</strong> elle-même (qui<br />

<strong>de</strong>vait en porter <strong>de</strong> beaucoup plus gran<strong>de</strong>s). Et pendant qu’elles sécheront, je vais vous<br />

présenter <strong>de</strong>s excuses dans les règles pour mon manque <strong>de</strong> respect passé, pas seulement<br />

<strong>de</strong>vant <strong>Corinne</strong>, mais <strong>de</strong>vant tous les autres portraits, notamment celui <strong>de</strong> Madame<br />

Necker aux yeux bleus, vêtue d’une robe <strong>de</strong> satin blanche très ajustée. Nous boirons à<br />

leur santé quelque vin local. Et si vous insistez, je ferai même un effort pour admirer son<br />

turban jaune.<br />

Il mit son plan à exécution. Benjamin Franklin, tenté par le pourboire offert, et certain<br />

que le mauvais temps empêcherait qu’ils soient découverts, fit un bon feu dans l’un <strong>de</strong>s<br />

âtres stupéfaits, il apporta une carafe d’un vin local, un peu <strong>de</strong> pain et <strong>de</strong> l’excellent<br />

raisin. Ford disposa le tout sur une table aux pieds fuselés, et avança un vieux fauteuil<br />

recouvert <strong>de</strong> tapisserie pour Katharine. Puis, pendant qu’elle buvait son vin, et qu’elle<br />

faisait sécher ses chaussures <strong>de</strong>vant le feu qui crépitait, il fit gravement le tour <strong>de</strong> la pièce,<br />

et le verre à la main, il s’arrêta <strong>de</strong>vant chaque portrait, s’inclina avec cérémonie et but à<br />

la santé <strong>de</strong>s modèles et à leur longue vie, probablement picturale. Quand il eut terminé<br />

son circuit, il dit :<br />

– À vous, charmantes dames du passé, j’espère que vous avez reçu tous les honneurs à<br />

l’époque pittoresque, poudrée et sans orthographe à laquelle vous apparteniez, et que<br />

vous n’aurez aucune possibilité <strong>de</strong> venir dans la nôtre.<br />

– Vos <strong>de</strong>rniers mots ont gâté l’ensemble, remarqua la dame assise dans le fauteuil <strong>de</strong><br />

style.<br />

Mais Ford déclara que l’expression <strong>de</strong>s yeux bleus <strong>de</strong> Madame Necker annonçait son<br />

approbation. Il se rapprocha alors <strong>de</strong> la cheminée.<br />

– Cela n’ira pas, remarqua-t-il, vos chaussures ne sécheront jamais. Vous <strong>de</strong>vez les<br />

enlever.<br />

Il s’agenouilla et se mit à les déboutonner. Mais Katharine, d’accord pour obéir aux<br />

ordres, finit elle-même <strong>de</strong> les déboutonner. Le vieux gardien, qui était resté dans<br />

l’embrasure <strong>de</strong> la porte à rire <strong>de</strong> la pantomime <strong>de</strong> Ford <strong>de</strong>vant les portraits, saisit<br />

l’occasion <strong>de</strong> se rendre utile. Il s’avança, prit une chaussure, rentra sa main <strong>de</strong>dans, et<br />

s’agenouilla pour la tenir près <strong>de</strong>s flammes. Les chaussures étaient <strong>de</strong> petites bottines<br />

d’un tissu sombre, assorties à la tenue <strong>de</strong> Katharine, légères, délicates, avec <strong>de</strong>s semelles<br />

fines : elles étaient conçues pour l’équitation et non pour la marche. Ford avança un<br />

second fauteuil et s’assit.<br />

– Cette pièce ancienne semble vraiment se réjouir, dit-il, les portraits commencent à se<br />

dégeler. Bientôt, ils souriront.<br />

Katharine souriait également. Elle rougissait aussi un peu. Sa rougeur et son léger<br />

embarras la faisaient ressembler à une écolière.<br />

– Où irons-nous passer l’hiver ? <strong>de</strong>manda Ford. Je peux vous offrir encore un hiver ici,<br />

ensuite je <strong>de</strong>vrai rentrer à la maison pour recommencer à travailler. Et comme il nous<br />

reste peu <strong>de</strong> temps à passer à l’étranger, je suggère que nous n’en perdions rien, en<br />

23


commençant <strong>de</strong> suite notre existence <strong>de</strong> mariés. Ne vous inquiétez pas, il ne comprend<br />

pas un mot d’anglais ! Disons, la semaine prochaine ?<br />

– Non.<br />

– Atten<strong>de</strong>z-vous <strong>de</strong> mieux me connaître ? Prenez-moi et ren<strong>de</strong>z-moi meilleur.<br />

– Quels sont vos principaux défauts, je veux dire, outre ceux que je connais déjà ?<br />

<strong>de</strong>manda-t-elle, en protégeant son visage <strong>de</strong> la chaleur du feu à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> ses gantelets <strong>de</strong><br />

cavalière.<br />

– J’en ai peu. J’aime agir à ma guise, mais toujours correctement. Mes opinions sont<br />

plutôt décidées, mais aimeriez-vous un homme indécis ? Je n’aime pas les gens en<br />

général, mais j’aime beaucoup certaines personnes en particulier. Je pense que c’est tout.<br />

– Et votre obstination ?<br />

– Seulement <strong>de</strong> la fermeté.<br />

– Vous êtes étriqué, plein <strong>de</strong> préjugés, vous ne croyez en aucun progrès. Vous voudriez<br />

rabaisser les femmes avec une main <strong>de</strong> fer.<br />

– Une main <strong>de</strong> velours.<br />

Le gardien saisit alors l’autre chaussure.<br />

– Il va certainement les élargir avec sa large paume, dit Ford, mais ce sera peut-être aussi<br />

bien. Vous avez l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> porter <strong>de</strong>s chaussures trop petites. Quelle ridicules petites<br />

affaires ce sont là ! Est-ce que douze paires par an vous suffiront ?<br />

Une rougeur lui monta au visage. Elle ne dit rien.<br />

– Ce sera difficile pour vous d’abandonner votre indépendance, votre contrôle sur les<br />

choses, remarqua-t-il.<br />

Mais elle se tourna vers lui avec une douce expression dans le regard :<br />

– Vous ferez cela pour moi, répondit-elle.<br />

Il se leva, fit quelques pas dans la pièce, revint s’appuyer sur le sommet doré du dossier<br />

<strong>de</strong> son siège, et prononça ces mots avec intensité :<br />

– Mais qu’a donc en tête ce vieil obstiné pour prendre racine ici ?<br />

Elle rit. Benjamin Franklin leva les yeux <strong>de</strong> sa tâche, rit également (probablement en<br />

vertu <strong>de</strong> principes généraux <strong>de</strong> socialité et en remerciement <strong>de</strong> son pourboire).<br />

– Pour en revenir à vos défauts, dit-elle, je vous en prie, venez vous asseoir près <strong>de</strong> moi<br />

pour les reconnaître. Vous avez une nature très jalouse.<br />

– Vous vous trompez. Cependant si vous appréciez la jalousie, je pourrai vous donner<br />

satisfaction.<br />

– Ce ne sera pas nécessaire. C’est déjà fait.<br />

– Vous pensez à un cas précis. De qui m’avez-vous supposé jaloux ?<br />

Elle ne répondit pas. Après un instant, il revint à la charge.<br />

– Vous pensez que j’ai été jaloux <strong>de</strong> Lorimer Percival, dit-il.<br />

Le gardien annonça que les <strong>de</strong>ux chaussures étaient sèches. Elle les enfila, les boutonna à<br />

l’ai<strong>de</strong> d’une épingle à cheveux, transformée en crochet à bottines improvisé. Le vieil<br />

homme se redressait après être resté courbé. Il continuait à sourire, probablement en<br />

vertu <strong>de</strong>s mêmes principes généraux. L’après-midi s’achevait. Ford lui <strong>de</strong>manda <strong>de</strong> leur<br />

amener les chevaux. Il sortit. Ils purent entendre son pas sourd et pru<strong>de</strong>nt sur les marches<br />

glissantes. Katharine s’était levée. Elle se plaça <strong>de</strong>vant le miroir pour ajuster son chapeau<br />

<strong>de</strong> cavalière. Ford se leva à son tour et se tint <strong>de</strong>rrière elle.<br />

– Vous rappelez-vous la fois où je vous ai regardée dans ce miroir, <strong>de</strong> la même manière, il<br />

y a un an <strong>de</strong> cela ?<br />

– De quelle façon vous m’avez parlé ce jour-là <strong>de</strong> mon pauvre petit livre ! Vous m’avez<br />

affreusement blessée.<br />

– Je suis désolé. Pardonnez-moi.<br />

– Mais vous ne pardonnez pas le livre ?<br />

24


– Je vais plutôt l’oublier. Vous n’écrirez plus.<br />

– Toujours aussi sûr <strong>de</strong> vous ! Cependant, je veux bien vous le promettre, à condition que<br />

vous reconnaissiez votre tendance à la jalousie.<br />

Elle s’exprimait gaiement. Il l’observa dans la glace un instant, puis il l’en éloigna.<br />

– J’ignore si j’ai un penchant pour la jalousie ou non, mais je sais que je n’ai jamais été<br />

jaloux <strong>de</strong> Percival Lorimer : je l’estimais trop peu. Et je n’ai jamais pensé, non jamais,<br />

que vous l’aimiez. Il n’était pas un homme pour vous. J’ignore pourquoi vous vous êtes<br />

trouvée fiancée à lui. Je soupçonne cependant que c’est en flattant ce que vous pensiez<br />

être votre talent littéraire. Je n’ai jamais pensé que vous alliez l’épouser ; vous auriez<br />

renoncé au <strong>de</strong>rnier moment. Être fiancée à lui était une chose, être mariée à lui en était<br />

une autre. Vous êtes <strong>de</strong>meurés fiancés pendant <strong>de</strong>s mois, alors que rien ne justifiait ce<br />

délai. Si vous l’aviez épousé, j’aurais eu une moins bonne opinion <strong>de</strong> vous, je n’aurais<br />

pas été jaloux.<br />

Il marqua une pause.<br />

– Je pourrais ne jamais vous l’avouer Katharine, poursuivit-il, mais je préfère qu’il n’y ait<br />

que la vérité entre nous. Je sais que c’est Percival qui a finalement rompu les fiançailles.<br />

Je le savais déjà quand j’ai séjourné ici l’été <strong>de</strong>rnier. Il me l’avait annoncé lui-même<br />

quand je l’avais rencontré en Ecosse, juste après son mariage.<br />

Elle s’éloigna <strong>de</strong> lui.<br />

– Que les hommes sont grossiers ! dit-elle d’une voix qui n’était pas la sienne.<br />

– Pour ce qui est <strong>de</strong> lui, ce n’était que <strong>de</strong> l’égoïsme. Il savait que j’avais entendu parler <strong>de</strong><br />

ses fiançailles avec vous, et il souhaitait me faire savoir qu’il avait été contraint <strong>de</strong> faire<br />

un grand sacrifice afin d’épouser cette douce jeune fille.<br />

– Vraiment très grand ! rétorqua-t-elle amèrement. Vous faites bien <strong>de</strong> l’applaudir.<br />

– Je ne l’applaudis pas. Je souligne seulement qu’il a agi selon sa nature. Étant poète, il<br />

est ce qu’on appelle réceptif, et il voulait obtenir mon assentiment et ma sympathie, mais<br />

pas mes applaudissements.<br />

Elle lui tournait le dos. Elle se dirigea vers la porte. Mais le courage lui manqua, elle<br />

s’effondra sur un siège, et elle couvrit son visage <strong>de</strong> ses mains.<br />

– C’est trop, dit-elle. Vous atten<strong>de</strong>z que j’aie perdu ma fortune et que je sois bouleversée,<br />

vous atten<strong>de</strong>z que je sois repoussée, mise <strong>de</strong> côté pour revenir et me faire avouer mon<br />

amour pour vous. Vous me dites ensuite… ensuite…<br />

Sa voix se brisa et elle éclata en sanglots.<br />

– Ensuite, je vous dis seulement que je vous aime. Je vous dis ensuite que je n’ai vécu<br />

aucun instant heureux <strong>de</strong>puis notre conversation <strong>de</strong> l’an passé dans cette vieille <strong>de</strong>meure.<br />

Je vous dis ensuite que mon existence a été suspendue à un seul désir, qui me tourmentait<br />

sans cesse, Katharine, le désir que vous m’aimiez. Je <strong>de</strong>vrais dire que vous m’aimiez un<br />

peu, mais je pense beaucoup. Regar<strong>de</strong>z-moi, me suis-je assez humilié pour vous ?<br />

Il saisit ses mains. Elle vit qu’il était agenouillé à ses pieds, et elle remarqua autre chose.<br />

Elle vit qu’il y avait comme <strong>de</strong> la buée dans ses yeux gris, qu’elle avait toujours trouvés<br />

trop froids.<br />

Dans la bibliothèque <strong>de</strong> Monsieur John Ford, proche <strong>de</strong> New York, une aquarelle<br />

représentant un vieux <strong>château</strong> jaune est accrochée à la place d’honneur. En <strong>de</strong>ssous, sont<br />

classés tous les écrits <strong>de</strong> cet auteur, une noble femme, Madame <strong>de</strong> Staël.<br />

– Vous l’admirez ? <strong>de</strong>manda récemment un visiteur étonné. Elle m’a toujours paru un<br />

peu antique.<br />

– Elle est l’antiquité-même ! Mais un jour, elle m’a loué une maison, et je lui en suis<br />

reconnaissant. <strong>Au</strong> fait, Katharine, je ne vous l’ai jamais dit, quoique je l’ai découvert<br />

après coup : Benjamin Franklin comprenait l’anglais après tout !<br />

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Traduction : Jeannine Hayat<br />

At the Château of <strong>Corinne</strong>, in Harpers’ New Monthly Magazine, vol. 75, issue 449, oct. 1887,<br />

pp. 778-796.<br />

Copyright : Jeannine Hayat<br />

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