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Consulter l'étude (PDF - 338Ko) - Parc de la Villette

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SOPHIE TIEVANT<br />

ETUDES D'ETHNOLOGIE APPLIQUEE<br />

UN VOYAGE PAS COMME LES AUTRES<br />

ANALYSE DES PRATIQUES DU PUBLIC<br />

ET DU FONCTIONNEMENT DE L'EXPOSITION<br />

ETUDE REALISEE POUR LE PARC DE LA VILLETTE<br />

Juin 1999<br />

7 rue Lakanal, 31000 Toulouse - tél 05 61 21 18 21 - fax 05 61 13 66 05<br />

SIRET 409 168 002 00015 APE 741G


Sommaire<br />

INTRODUCTION 1<br />

1. LES MECANISMES SPECIFIQUES DE L'EXPOSITION 3<br />

1.1 Un principe central : <strong>la</strong> mise en situation du visiteur 3<br />

1.2 L'immersion dans un mon<strong>de</strong> global 3<br />

1.3 L'i<strong>de</strong>ntification à un personnage 7<br />

1.4 Un jeu complexe d'interactions 9<br />

2. CARACTÉRISTIQUES ET ATTITUDES DES PUBLICS 15<br />

2.1 Une première partition fondamentale entre les publics 15<br />

2.2 Le public individuel adulte 16<br />

2.3 Le public sco<strong>la</strong>ire 18<br />

2.4 Les enfants et les jeunes <strong>de</strong>s structures socioculturelles 21<br />

2.5 La question primordiale d'une gestion différenciée <strong>de</strong>s publics 23<br />

3. LES CONDITIONS DE L'EFFICACITÉ DU DISPOSITIF 25<br />

3.1 Deux situations d'échec 25<br />

3.2 Une condition nécessaire : l'existence d'un projet 27<br />

3.3 La dérive d'une participation limitée au jeu <strong>de</strong> rôle 27<br />

3.4 La question <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence 29<br />

3.5 Reste le facteur humain, imprévisible 31<br />

4. LES APPORTS DE LA VISITE 35<br />

4.1 Quels effets immédiats ? 36<br />

4.2 Et après ? La valorisation <strong>de</strong> l'exposition 44<br />

4


INTRODUCTION<br />

Contexte et objectifs <strong>de</strong> <strong>l'étu<strong>de</strong></strong><br />

Organisée sous le patronage du Haut Commissariat <strong>de</strong>s Nations Unies pour les Réfugiés, à<br />

l'occasion du cinquantenaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> Déc<strong>la</strong>ration Universelle <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> l'Homme, par un<br />

collectif <strong>de</strong> dix associations humanitaires françaises travail<strong>la</strong>nt auprès <strong>de</strong>s réfugiés 1 ,<br />

l'exposition Un voyage pas comme les autres - sur les chemins <strong>de</strong> l'exil s'est tenue du12<br />

novembre 1998 au 4 avril 1999. Elle était hébergée (en coproduction) par le <strong>Parc</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>Villette</strong>.<br />

Conçue et réalisée, dans un premier temps, par un organisme belge, le CIRE (Coordination et<br />

Initiative pour Réfugiés et Etrangers), et adaptée par <strong>la</strong> suite au contexte français, l'exposition<br />

avait pour objectif <strong>de</strong> "favoriser <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> conscience d'un <strong>la</strong>rge public - et notamment le<br />

public jeune - aux causes et conséquences <strong>de</strong> l'exil et à <strong>la</strong> situation <strong>de</strong>s réfugiés dans le<br />

mon<strong>de</strong>" 2 , et ce en invitant le visiteur à "vivre une heure dans <strong>la</strong> peau d'un réfugié une histoire<br />

d'exil authentique". Fondée sur un principe d'interactivité, <strong>la</strong> visite <strong>de</strong> l'exposition<br />

correspondait en effet à un parcours au cours duquel le visiteur, après avoir pris l'i<strong>de</strong>ntité d'un<br />

réfugié choisi parmi douze personnages inspirés d'histoires réelles, se trouvait concrètement<br />

confronté, notamment à travers <strong>la</strong> rencontre <strong>de</strong> comédiens jouant les rôles <strong>de</strong> soldat, <strong>de</strong><br />

policier, <strong>de</strong> passeur, <strong>de</strong> fonctionnaire préfectoral, d'officier <strong>de</strong> l'OFPRA 3 ou <strong>de</strong> patron d'un<br />

atelier c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stin…, aux différentes situations rencontrés par les <strong>de</strong>man<strong>de</strong>urs d'asile :<br />

difficultés vécues dans le pays d'origine, fuite, voyage, errance, démarches administratives et<br />

difficultés d'intégration dans le pays d'accueil…<br />

L'étu<strong>de</strong> dont nous présentons ici les résultats avait pour objectif d'analyser le fonctionnement<br />

d'une telle exposition : plus précisément, il s'agissait, au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong> mise à jour <strong>de</strong>s pratiques<br />

<strong>de</strong>s différents publics, <strong>de</strong> comprendre comment et en quoi les principes très spécifiques <strong>de</strong><br />

l'offre, et en particulier l'interactivité, pouvaient jouer sur leurs comportements et leurs<br />

réactions, contribuer à l'impact <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite et produire <strong>de</strong>s effets spécifiques.<br />

Métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> travail<br />

L'objectif <strong>de</strong> mise à jour et <strong>de</strong> compréhension <strong>de</strong> situations originales et <strong>de</strong> mécanismes<br />

jusqu'à présent inexplorés imposait, du moins dans un premier temps, une investigation très<br />

ouverte <strong>de</strong> type qualitative. Concrètement, l'enquête s'est déroulée <strong>de</strong> <strong>la</strong> façon suivante :<br />

- observations en situation, entre le 25 février et le 4 avril, <strong>de</strong>s comportements et <strong>de</strong>s réactions<br />

<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s catégories <strong>de</strong> public (individus, groupes sco<strong>la</strong>ires, groupes d'enfants et <strong>de</strong> jeunes<br />

<strong>de</strong>s structures socioculturelles et <strong>de</strong> loisirs) dans l'espace d'exposition à proprement parler,<br />

1 A.I.D.A., Amnesty International, <strong>la</strong> Cima<strong>de</strong>, <strong>la</strong> Croix Rouge Française, le Comité Catholique contre <strong>la</strong> Faim et<br />

pour le Développement, Enfants Réfugiés du Mon<strong>de</strong>, France Terre d'Asile, Handicap International, <strong>la</strong> Ligue <strong>de</strong>s<br />

Droits <strong>de</strong> l'Homme, le Mouvement contre le Racisme et pour l'Amitié entre les Peuples.<br />

2 selon les termes <strong>de</strong>s organisateurs.<br />

3 Office Français <strong>de</strong> Protection <strong>de</strong>s Réfugiés et Apatri<strong>de</strong>s.<br />

5


mais aussi dans les espaces d'arrivée et <strong>de</strong> sortie ; pour l'observation <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite, réalisation<br />

<strong>de</strong> plusieurs parcours en tant que participant à part entière pour vivre les situations (les<br />

interactions avec les comédiens, <strong>la</strong> prison, l'atelier c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stin…) avec les visiteurs, présence<br />

ensuite en tant "qu'observateur international" 4 pour une plus gran<strong>de</strong> liberté <strong>de</strong> circu<strong>la</strong>tion,<br />

- entretiens rapi<strong>de</strong>s avec <strong>de</strong>s visiteurs à l'entrée (visiteurs groupes, en particulier, pour évaluer<br />

le niveau <strong>de</strong> préparation à <strong>la</strong> visite) et à <strong>la</strong> sortie (pour recueillir un premier niveau<br />

d'information sur le vécu <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite ainsi que les coordonnées <strong>de</strong>s personnes pour un<br />

entretien ultérieur),<br />

- réalisation, dans un temps ultérieur plus propice à l'expression et à <strong>la</strong> concentration qu'à <strong>la</strong><br />

sortie <strong>de</strong> l'exposition, d'entretiens approfondis par téléphone auprès <strong>de</strong> vingt-quatre visiteurs<br />

individuels et d'une dizaine d'enseignants ; ceux-ci, repérés sur p<strong>la</strong>ce pour <strong>la</strong> plupart, ont été<br />

sélectionnés <strong>de</strong> façon à disposer d'un échantillon aussi représentatif que possible <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

diversité <strong>de</strong>s publics : visiteurs d'âges variés, venus en famille ou entre amis… pour le<br />

public individuel, enseignants d'école primaire, <strong>de</strong> collège et <strong>de</strong> lycée pour le public sco<strong>la</strong>ire,<br />

- entretiens auprès d'une douzaine <strong>de</strong> comédiens et médiateurs,<br />

- examen du livre d'or, <strong>de</strong>s réponses au questionnaire conçu et soumis à <strong>de</strong>s groupes sco<strong>la</strong>ires<br />

juste à <strong>la</strong> sortie <strong>de</strong> l'exposition par l'équipe <strong>de</strong> coordination <strong>de</strong> l'exposition, <strong>de</strong> travaux<br />

d'élèves réalisés en c<strong>la</strong>sse en prolongement <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite.<br />

Présentation <strong>de</strong>s résultats<br />

Ce rapport est structuré en quatre parties :<br />

- le premier chapitre est une analyse <strong>de</strong>s mécanismes spécifiques <strong>de</strong> l'exposition,<br />

- le <strong>de</strong>uxième porte sur les caractéristiques et les attitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s différents publics,<br />

- dans le troisième, on dégage les conditions nécessaires à l'efficacité du dispositif,<br />

- le quatrième est consacré aux impacts <strong>de</strong> l'exposition sur les visiteurs.<br />

4 Le port d'un badge d'observateur international permettait <strong>de</strong> circuler dans l'exposition tout en restant hors jeu.<br />

6


1. LES MÉCANISMES SPÉCIFIQUES DE L'EXPOSITION<br />

1.1 UN PRINCIPE CENTRAL : LA MISE EN SITUATION DU VISITEUR<br />

Un voyage pas comme les autres est aussi c<strong>la</strong>irement une exposition pas comme les autres.<br />

Du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> thématique : traitement d'une question <strong>de</strong> société à dimension humaine,<br />

éthique, philosophique, politique… abordée pour <strong>la</strong> première fois par le biais d'une exposition<br />

grand public. Du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s objectifs : il s'agit, dans le cadre d'un projet fort, <strong>de</strong><br />

provoquer une prise <strong>de</strong> conscience chez les visiteurs. Et, surtout, du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

scénographie.<br />

L'exposition présente en effet une dimension tout à fait spécifique et originale : <strong>la</strong> mise en<br />

situation, physique et mentale, du visiteur sur le concept <strong>de</strong> réfugié. Central du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> conception, ce principe <strong>de</strong> mise en situation du visiteur s'avérera également central dans le<br />

fonctionnement, <strong>de</strong> fait, <strong>de</strong> l'exposition : à un premier niveau, il est c<strong>la</strong>ir, ne serait-ce qu'à <strong>la</strong><br />

lecture <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue <strong>de</strong> presse, que ce principe scénographique original contribue très <strong>la</strong>rgement<br />

à <strong>la</strong> notoriété <strong>de</strong> l'exposition ; à un <strong>de</strong>uxième niveau, il attire un public que <strong>la</strong> seule<br />

thématique n'aurait pas suffi à dép<strong>la</strong>cer, voire même un public avant tout motivé par "le jeu <strong>de</strong><br />

rôle" ; à un troisième niveau, il induit, sous certaines conditions, une implication très forte <strong>de</strong>s<br />

participants et, ce faisant, joue un rôle déterminant dans l'impact <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite et <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s<br />

effets produits.<br />

Le propos, pour l'heure, n'est pas <strong>de</strong> développer ces différents points - nous y reviendrons<br />

ultérieurement - mais, partant <strong>de</strong>s observations réalisées dans l'exposition, <strong>de</strong> dégager les<br />

ressorts <strong>de</strong> cette mise en situation et <strong>de</strong> comprendre pourquoi et comment, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong><br />

l'intention <strong>de</strong>s concepteurs, "ça marche" (ou, du moins, "ça peut marcher" puisqu'on verra<br />

également plus loin que certains facteurs peuvent bloquer l'efficacité du dispositif). De<br />

l'analyse du comportement et <strong>de</strong>s réactions <strong>de</strong>s visiteurs, il ressort que l'effet <strong>de</strong> mise en<br />

situation est lié à trois principaux éléments : l'immersion dans un mon<strong>de</strong> global,<br />

l'i<strong>de</strong>ntification à un personnage, le jeu <strong>de</strong> l'interactivité.<br />

1.2 L'IMMERSION DANS UN MONDE GLOBAL<br />

"On sort du métro et, dix minutes après, on se retrouve face à un type avec une ka<strong>la</strong>chnikov ;<br />

c'est assez étonnant, comme truc…" explique un visiteur ; "après, je suis rentrée chez moi à<br />

pied parce qu'il fal<strong>la</strong>it du temps. Et je regardais autour <strong>de</strong> moi et c'était comme si je revenais<br />

<strong>de</strong> l'étranger, que j'étais partie très loin…" commente une autre personne.<br />

La force première <strong>de</strong> l'exposition vient <strong>de</strong> ce que <strong>la</strong> scénographie (re)constitue un système<br />

global dont les composantes correspon<strong>de</strong>nt, terme à terme, qualitativement par<strong>la</strong>nt, à celles du<br />

parcours du réfugié. Il y a en quelque sorte homothétie entre l'objet (le thème <strong>de</strong> l'exposition)<br />

et <strong>la</strong> forme (le parti scénographique) même si, bien évi<strong>de</strong>mment, les niveaux d'intensité <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>ux systèmes sont sans commune mesure : à l'image du parcours du réfugié, <strong>la</strong> visite <strong>de</strong><br />

l'exposition est aussi un passage dans un espace physique, même si celui-ci est infiniment plus<br />

petit, dans un temps donné, même si ce temps est infiniment plus court ; le visiteur y est<br />

amené à vivre personnellement l'expérience <strong>de</strong> réfugié, même si c'est par procuration et à<br />

partir <strong>de</strong> situations infiniment atténuées.<br />

7


Le visiteur <strong>de</strong> Un voyage pas comme les autres entre donc dans un autre mon<strong>de</strong> - <strong>la</strong> bulle du<br />

chapiteau, <strong>de</strong> fait - caractérisé par <strong>la</strong> globalité et le multidimensionnel. Mais, au-<strong>de</strong>là d'une<br />

plongée dans un contexte prégnant, l'effet d'immersion est surtout lié au fait que le visiteur est<br />

directement sollicité et confronté, en tant que personne, à différentes situations qui l'amènent<br />

voire l'obligent à réagir. Et plusieurs facettes <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne du visiteur sont mises en cause<br />

dans ce processus : <strong>la</strong> personne physique, mise à genoux sous <strong>la</strong> pression d'une arme sur<br />

l'épaule, enfermée dans un espace sombre et exigu, qui sursaute spontanément au cri soudain<br />

du comédien - soldat ou qui recule face à une avancée agressive <strong>de</strong> sa part, dont l'intimité est<br />

forcée lorsqu'on fouille ses affaires personnelles ou lorsqu'on lui fourre son passeport roulé en<br />

boule dans <strong>la</strong> bouche… ; <strong>la</strong> personne mentale, humiliée, forcée <strong>de</strong> dire ou <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s choses<br />

contre son gré comme <strong>de</strong> crier "Vive Sadam Hussein" ou <strong>de</strong> donner un bijou pour pouvoir<br />

passer <strong>la</strong> frontière… ; l'i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne, qui n'est plus rien face au règlement, qui se<br />

retrouve soumise face au pouvoir arbitraire <strong>de</strong> quelqu'un ; son intelligence, puisqu'il faut<br />

argumenter <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'asile ; ses valeurs et sa personnalité, avec lesquelles elle doit<br />

composer… Au choc émotionnel imposé et subi du début du parcours (départ du pays<br />

d'origine, principalement) succè<strong>de</strong> l'implication intellectuelle, plus active puisque le visiteur<br />

est appelé à produire une argumentation, <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième partie (démarches administratives en<br />

France).<br />

Parallèlement au système global espace / temps / situations évoqué plus haut, quasiment tous<br />

les éléments <strong>de</strong> mise en scène concourent ou peuvent concourir, à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés divers, à<br />

l'implication du visiteur : les comédiens qui jouent évi<strong>de</strong>mment un rôle central dans<br />

l'interactivité mais aussi les éléments matériels <strong>de</strong> <strong>la</strong> scénographie tels que décors, supports<br />

écrits, ambiance sonore et qualité <strong>de</strong> l'espace.<br />

L'interactivité fera l'objet d'un développement spécifique un peu plus loin.<br />

En ce qui concerne les décors, leur impact transparaît à travers leur mention spontanée par les<br />

visiteurs, au détour <strong>de</strong> leurs récits : "à l'entrée, à gauche <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce du militaire, un espèce <strong>de</strong><br />

bidonville avec un feu au sol pour manger", "les ruines, les barbelés, un drap sous lequel on<br />

imaginait un cadavre"… Sont aussi très souvent cités, dans le même registre, "<strong>la</strong> ka<strong>la</strong>chnikov"<br />

ou "mitraillette", "<strong>la</strong> prison" (éléments qui ont beaucoup impressionné les visiteurs), "le bruit<br />

<strong>de</strong>s mitraillettes", "les cris", "le c<strong>la</strong>quement <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> <strong>la</strong> prison", "l'obscurité", "les<br />

chuchotements dans le couloir"…, ou encore <strong>de</strong>s contextes crées involontairement par les<br />

visiteurs qui <strong>de</strong>viennent acteurs du décor comme pour "<strong>la</strong> bouscu<strong>la</strong><strong>de</strong> et l'entassement à <strong>la</strong><br />

préfecture" ou "le confinement et <strong>la</strong> chaleur dans <strong>la</strong> prison".<br />

De façon plus directe, <strong>de</strong>s visiteurs évoquent "<strong>de</strong>s décors tout à fait bien par rapport à <strong>la</strong><br />

dimension <strong>de</strong> l'exposition", "remarquables parce qu'assez mais pas trop". Pour certains, c'est<br />

même un <strong>de</strong>s souvenirs les plus marquants : "j'ai eu <strong>de</strong>ux chocs émotionnels ; <strong>la</strong> femme voilée<br />

(c'est elle qui m'a d'abord prise à partie) et le militaire ensuite : "tu vends <strong>de</strong>s armes et après tu<br />

viens voir comment ça se passe ?". Pour moi qui suis sensible, c'est déjà très fort. Ensuite, tout<br />

le décor, le sentiment d'être transportée là-<strong>de</strong>dans : à l'entrée à gauche <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce du militaire,<br />

un espèce <strong>de</strong> bidonville avec un feu au sol pour manger, ensuite le champ <strong>de</strong> mines avec les<br />

affiches <strong>de</strong>s enfants qui meurent tous les jours alors que je travaille avec <strong>de</strong> jeunes enfants…<br />

Ça, c'était terrifiant pour moi, un vrai choc émotionnel".<br />

Il faut aussi signaler <strong>la</strong> très gran<strong>de</strong> efficacité du dispositif <strong>de</strong> <strong>la</strong> "pastille", autocol<strong>la</strong>nt apposé<br />

sur le front du visiteur au début du parcours et dont <strong>la</strong> couleur indiquait le personnage choisi ;<br />

ce signe <strong>de</strong> reconnaissance, très vite oublié par <strong>la</strong> personne qui le portait, permettait aux<br />

acteurs d'interpeller directement les visiteurs par le nom <strong>de</strong> leur personnage, ce qui<br />

introduisait une très gran<strong>de</strong> véracité dans leurs rapports.<br />

8


En ce qui concerne les supports écrits, leur pratique est tout à fait significative. De façon<br />

générale, les visiteurs ont tous lu, <strong>de</strong> façon plus ou moins attentive, plus ou moins exhaustive,<br />

les "tirettes" (bornes métalliques) qui gui<strong>de</strong>nt leur cheminement dans l'exposition, et "les<br />

panneaux du début et <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin" (panneaux <strong>de</strong> présentation <strong>de</strong>s personnages, au départ du<br />

parcours, panneaux <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> leur histoire, avant <strong>de</strong> sortir). Ils ont également tous utilisé et<br />

manifesté <strong>de</strong> l'intérêt pour les documents-jeux : passeport, au premier chef, formu<strong>la</strong>ire <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'asile, mais aussi <strong>la</strong> lettre du pays d'origine qui a énormément ému certains visiteurs<br />

et a parfaitement rempli <strong>la</strong> fonction qui lui était assignée (rappel <strong>de</strong> ce que le réfugié a <strong>la</strong>issé<br />

<strong>de</strong>rrière lui en quittant son pays).<br />

- Autre point très bien : les lettres, le frère <strong>de</strong> Luis qui lui raconte ce qui se passe sur p<strong>la</strong>ce et que le<br />

général le recherche toujours. Elle fout les boules ; je me disais à quel point Luis <strong>de</strong>vait être angoissée à<br />

l'idée <strong>de</strong> sa famille restée là-bas. C'est impressionnant aussi parce c'est le seul contact qui nous ramène au<br />

pays d'origine : son passé est toujours présent, il ne peut pas oublier, il est replongé dans l'horreur <strong>de</strong> son<br />

pays (femme, 25 ans, psychologue du travail )<br />

- Par contre, après, j'ai trouvé une lettre magnifique d'un mé<strong>de</strong>cin qui a connu Vesna. J'ai trouvé que c'était<br />

spontané, intime, poétique ; elle est très belle et très bien écrite, Il y a <strong>de</strong>s sentiments, c'est en opposition<br />

avec le bureau et ce qui s'y passe. Elle est magnifique, cette lettre ! ((femme, 34 ans, animatrice pour<br />

adolescents)<br />

Par contre, les quelques cinquante panneaux didactiques d'informations factuelles sur <strong>la</strong><br />

question <strong>de</strong>s réfugiés jalonnant le parcours <strong>de</strong> visite n'ont, en général, pas été lus. De façon<br />

symptomatique, un grand nombre <strong>de</strong> personnes expliquent pourtant qu'elles ont lu tous les<br />

textes présents dans l'exposition : "j'ai tout lu : les tirettes, les écrans d'ordinateur et les<br />

affiches <strong>de</strong>s personnages du début et <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin. Les autres panneaux ? Où ça ? Ils ne sont pas<br />

visibles…" ; ceux-là n'ont tout simplement pas vus les panneaux didactiques ou, du moins, les<br />

ont regardés sans les voir. D'autres visiteurs les ont remarqués mais les ont ignorés "parce<br />

qu'on n'a pas le temps ou, plutôt, on canalise l'énergie sur le parcours", "parce que j'avais peur<br />

<strong>de</strong> me faire arrêter par le gar<strong>de</strong>…", "parce qu'il faut se repérer, savoir ce qu'on va faire,<br />

chercher ce qui est utile pour s'en sortir… on ne peut pas à <strong>la</strong> fois être acteur et spectateur".<br />

D'autres encore les ont lus ou, plutôt, ont tenté <strong>de</strong> le les lire mais n'ont pas pu accor<strong>de</strong>r<br />

d'attention au contenu : "j'ai eu un vrai choc émotionnel parce que je vou<strong>la</strong>is lire les affiches et<br />

j'ai tout lu mais j'ai rien retenu, j'étais pas là…".<br />

Ainsi, les panneaux didactiques ont manqué leur objectif parce que celui-ci supposait que le<br />

visiteur se situe simultanément dans <strong>de</strong>ux registres antinomiques, <strong>de</strong>ux attitu<strong>de</strong>s<br />

inconciliables : <strong>la</strong> raison / l'émotion, <strong>la</strong> distance / l'engagement ; que tout à <strong>la</strong> fois il ait <strong>la</strong> tête<br />

suffisamment froi<strong>de</strong> et c<strong>la</strong>ire, <strong>la</strong> disponibilité mentale nécessaire à <strong>la</strong> compréhension et<br />

l'assimi<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> données objectives et rationnelles, et qu'il soit suffisamment ému, touché<br />

dans son affect pour s'impliquer personnellement et agir pour son personnage. De façon<br />

logique, ceux qui ont pu exploiter ces apports informatifs avaient une certaine distance par<br />

rapport à l'exposition ou, du moins, une participation plus distanciée : c'est le cas, par<br />

exemple, <strong>de</strong> parents qui expliquaient à leurs enfants un certain nombre <strong>de</strong> notions au cours <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> visite, ou encore <strong>de</strong>s personnes qui, au terme <strong>de</strong> leur visite, sont retournés dans l'exposition,<br />

mais avec un badge d'observateur international cette fois-ci, pour pouvoir se concentrer<br />

exclusivement sur <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> ces panneaux. Pour en terminer avec <strong>la</strong> question, on doit noter<br />

qu'un document intitulé "recueil <strong>de</strong> textes" regroupant l'ensemble <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong>s panneaux<br />

avait été conçu par les organisateurs ; mais il semble que peu <strong>de</strong> visiteurs se le soient procuré.<br />

Mis à part le cas particulier <strong>de</strong>s panneaux didactiques, l'ensemble <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

scénographie <strong>de</strong> l'exposition créent donc les conditions d'une véritable immersion du visiteur :<br />

à <strong>la</strong> différence <strong>de</strong> dispositifs plus restreints comme <strong>la</strong> lecture d'un livre, le spectacle d'un film,<br />

9


<strong>la</strong> visite d'une exposition <strong>de</strong> photos… qui donnent lieu à <strong>de</strong>s pratiques moins engageantes,<br />

c'est ici l'ensemble <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne qui est plongée dans le dispositif.<br />

Cette immersion induit une expérience particulière, souvent déstabilisante, qui atteint<br />

véritablement <strong>la</strong> personne parce que celle-ci se trouve en butte à <strong>de</strong>s choses qui sont nouvelles<br />

et perturbantes (l'agression, <strong>la</strong> violence, l'incertitu<strong>de</strong>, l'humiliation…), dans un mon<strong>de</strong> régi par<br />

d'autres logiques où elle perd ses repères habituels : ainsi, notamment, <strong>de</strong> <strong>la</strong> suppression du<br />

rationnel, comme dans <strong>la</strong> situation <strong>de</strong> cette femme à qui le comédien - policier intime l'ordre<br />

<strong>de</strong> circuler, puis, alors qu'elle explique qu'elle attend son amie, ne reçoit pour toute réponse<br />

qu'un regard vi<strong>de</strong>, puis, soudainement, s'entend hurler "barre-toi si tu veux rester vivante !"…<br />

Les visiteurs sont personnellement mis en cause au-<strong>de</strong>là du personnage dont ils endossent<br />

l'i<strong>de</strong>ntité ; ce sont eux qui vivent les situations. C'est parce que c'est l'histoire <strong>de</strong> Leï<strong>la</strong>, qu'on<br />

fouille dans le sac <strong>de</strong> cette personne, mais il s'agit pour autant <strong>de</strong> "son" sac et c'est son intimité<br />

qui est agressée ; c'est parce qu'il joue Ali que ce visiteur doit rester à genoux, mais ce sont<br />

néanmoins ses genoux qui éprouvent le sol… Ainsi, à <strong>la</strong> différence d'une exposition telle que<br />

1914-1998 Travail <strong>de</strong> Mémoire où l'émotion naissait d'une empathie avec le sujet <strong>de</strong> <strong>la</strong> photo,<br />

<strong>de</strong> ce que le visiteur imaginait <strong>de</strong> sa souffrance en se mettant à sa p<strong>la</strong>ce, ici, l'émotion vient <strong>de</strong><br />

ce que le visiteur a été soumis lui-même à l'agression, l'arbitraire, <strong>la</strong> violence, l'humiliation,<br />

même sous une forme atténuée ou symbolique : il y a donc transfert <strong>de</strong> l'expérience du visiteur<br />

vers le personnage, et le visiteur s'i<strong>de</strong>ntifie à, se projette sur son personnage à partir <strong>de</strong> ce que<br />

lui-même vit dans l'exposition.<br />

La visite <strong>de</strong> l'exposition s'apparente donc à une expérience personnelle, une sorte d'aventure<br />

souvent marquante. D'où le désir <strong>de</strong>s visiteurs <strong>de</strong> raconter ce qui leur est arrivé et d'échanger<br />

avec d'autres participants à <strong>la</strong> sortie <strong>de</strong> l'exposition ; plusieurs semaines après <strong>la</strong> visite,<br />

certains en parlent encore. C'est aussi en ce sens qu'il faut comprendre le fait que plusieurs<br />

personnes aient gardé leur passeport et <strong>la</strong> lettre du pays d'origine : en souvenir d'une<br />

exposition qui leur a plu mais, beaucoup plus encore, d'une aventure personnelle qui les a<br />

marquées.<br />

Certains visiteurs ont d'ailleurs regretté que <strong>la</strong> simu<strong>la</strong>tion ne soit pas plus ouverte. Ils<br />

s'engagent dans une bataille pour défendre leur personnage, mais ce jeu apparaît faussé du fait<br />

que <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> leur participation est sans inci<strong>de</strong>nce directe sur l'issue <strong>de</strong> leur histoire : "dès<br />

que j'ai vu mon parcours affiché au mur, j'ai compris que les acteurs avaient quelque chose à<br />

me faire vivre mais que je ne pouvais rien à l'affaire. Dommage…".<br />

10


1.3 L'IDENTIFICATION À UN PERSONNAGE<br />

L'i<strong>de</strong>ntification à un personnage réel que le visiteur est convié à choisir parmi les douze<br />

panneaux-portraits qui lui sont proposés en début <strong>de</strong> visite est une autre composante<br />

essentielle <strong>de</strong> <strong>la</strong> mise en situation. Comment s'effectue ce choix qui inaugure <strong>la</strong> participation<br />

active du visiteur et représente son premier geste dans l'exposition ?<br />

ILS ONT CHOISI…<br />

- J'ai choisi "Ion" parce que j'ai participé à une action humanitaire en Roumanie. Ma femme a choisi mère<br />

"Sibel" à cause <strong>de</strong> nos amis turcs, et ma fille "Wanmin" parce qu'elle a le même âge qu'elle ; chacun sa<br />

cor<strong>de</strong> sensible ! (instituteur retraité)<br />

- J'ai choisi "Ion" parce qu'il était assez proche pour que je puisse m'i<strong>de</strong>ntifier à lui : il est en Europe, il a<br />

<strong>de</strong>s activités syndicales, il se bat pour une cause. A part le fait qu'il est marié, ça pourrait être moi.<br />

(étudiant)<br />

- J'ai choisi "Lei<strong>la</strong>" parce que j'aime ce qui touche à <strong>la</strong> mé<strong>de</strong>cine (j'ai été élevée dans un milieu <strong>de</strong><br />

mé<strong>de</strong>cins) ; ma sœur a pris une asiatique car elle aime beaucoup l'Asie. (jeune fille, attachée commerciale)<br />

- J'ai choisi <strong>la</strong> tamoule (son passeport encore dans ma voiture) parce que j'ai beaucoup d'amis tamouls et je<br />

suis très touchée par l'In<strong>de</strong> du Sud ; j'y ai consacré toutes mes vacances et mes libertés pendant trois ans,<br />

notamment en tant qu'administrateur dans l'association <strong>de</strong> sœur Emmanuelle. (femme, 53 ans, travaille<br />

dans un organisme <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong>s foyers <strong>de</strong> travailleurs migrants)<br />

- J'ai choisi <strong>la</strong> jeune femme algérienne, "Leï<strong>la</strong>", parce que j'ai cherché à m'i<strong>de</strong>ntifier au maximum et elle<br />

est née à quelques mois près comme moi ; en plus, je suis assez sensible au problème <strong>de</strong>s femmes en<br />

Algérie parce que j'ai <strong>de</strong>s amies maghrébines qui m'en parlent et je suis sensible à leur courage,<br />

admirative, même… (femme, 36 ans, graphiste)<br />

- J'ai choisi "Luis" pour <strong>de</strong>ux raisons : parce que je suis très intéressée par l'Amérique du Sud (je suis<br />

d'origine portugaise) et aussi parce que ma sœur est bissexuelle. (jeune femme, 25 ans, psychologue du<br />

travail)<br />

- J'ai choisi "Pavel" parce que je suis d'origine polonaise (lycéen), parce qu'on a étudié l'antisémitisme en<br />

histoire (lycéen) ; j'ai choisi Leï<strong>la</strong> parce que c'est mon prénom (collégienne), parce que je suis algérienne<br />

(collégienne) ; j'ai choisi Tarik parce que c'est un combattant (jeune centre <strong>de</strong> loisir), parce que c'est un<br />

jeune… (collégien)<br />

De façon très évi<strong>de</strong>nte, dans l'immense majorité <strong>de</strong>s cas, les visiteurs sélectionnent le<br />

personnage dont ils vont endosser l'i<strong>de</strong>ntité ou, plus exactement, raisonnent leur choix, sur un<br />

critère <strong>de</strong> proximité, <strong>de</strong> similitu<strong>de</strong> - d'i<strong>de</strong>ntité, justement - entre les caractéristiques <strong>de</strong> ce<br />

personnage et leurs caractéristiques personnelles. Ce critère peut jouer dans les <strong>de</strong>ux sens : <strong>la</strong><br />

proximité peut être recherchée ou évitée.<br />

La plupart <strong>de</strong>s participants choisissent le personnage <strong>de</strong> réfugié dont ils se sentent le plus<br />

proche : par transposition directe en terme d'âge, <strong>de</strong> sexe, <strong>de</strong> race, d'occupation, <strong>de</strong> situation<br />

ou d'intérêt… ("une fille, comme moi", "un jeune, comme moi", "une algérienne, comme<br />

moi", "je travaille aussi dans le domaine médical", "je pourrais avoir <strong>de</strong>s activités syndicales<br />

comme lui", "parce que j'ai étudié l'antisémitisme en histoire", "parce que c'est un pays pas<br />

loin d'ici", "parce que j'ai une sœur bisexuelle"…), par <strong>de</strong>s biais plus indirects (mais qui<br />

peuvent être tout aussi efficaces du point <strong>de</strong> vue du processus d'i<strong>de</strong>ntification) comme le fait<br />

11


<strong>de</strong> connaître <strong>de</strong>s personnes du pays concerné ou d'avoir une attirance ou une expérience dans<br />

ce pays. D'où beaucoup <strong>de</strong> "Vesna", <strong>la</strong> collégienne bosniaque, dans le public <strong>de</strong>s enfants et<br />

<strong>de</strong>s jeunes (jeunes filles, surtout), beaucoup <strong>de</strong> "Tarik", le combattant kur<strong>de</strong>, parmi les<br />

garçons et les adolescents, et beaucoup <strong>de</strong> "Leï<strong>la</strong>", <strong>la</strong> femme algérienne mé<strong>de</strong>cin chez les<br />

jeunes filles et les femmes d'origine maghrébine.<br />

Cependant, quelques-uns optent, à l'inverse, pour le personnage le plus "éloigné <strong>de</strong> ce que je<br />

suis", "quelqu'un <strong>de</strong> très différent <strong>de</strong> moi". De façon symptomatique, cette situation se produit<br />

dans <strong>de</strong>ux cas : d'une part, chez <strong>de</strong>s visiteurs qui, dans une attitu<strong>de</strong> plus rationnelle et<br />

distanciée qu'émotionnelle et subjective, cherchent à découvrir quelque chose qu'ils ne<br />

connaissent pas ("j'ai choisi "Tarik" parce que je suis nul en géographie et que je vou<strong>la</strong>is<br />

connaître <strong>la</strong> question kur<strong>de</strong>" ; "j'ai choisi <strong>la</strong> chinoise parce que ceux <strong>de</strong> l'Europe, on en parle<br />

beaucoup, mais l'immigration chinoise est plus secrète, plus cachée, on ne connaît pas") ;<br />

d'autre part, chez <strong>de</strong>s visiteurs qui, plus vulnérables que les autres aux effets <strong>de</strong> <strong>la</strong> mise en<br />

situation parce que celle-ci réactiverait <strong>de</strong>s expériences personnelles douloureuses (visiteurs<br />

qui comptent <strong>de</strong>s réfugiés dans leur famille, notamment), cherchent à éviter l'i<strong>de</strong>ntification<br />

pour se protéger.<br />

Ainsi, par exemple, cette jeune fille dont le père, péruvien, est réfugié politique explique : "j'ai<br />

choisi "Leï<strong>la</strong>" parce qu'une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> mes copines sont maghrébines, c'est avec elles<br />

que j'ai grandi et je me sens proche d'elles et <strong>de</strong> l'Algérie. Mais, après l'exposition, on s'est dit<br />

avec S. [l'amie yougos<strong>la</strong>ve avec qui elle est venue] : c'est bizarre qu'on n'ait pris ni <strong>la</strong><br />

bosniaque, ni le colombien. C'est sans doute une manière <strong>de</strong> se protéger <strong>de</strong> choses trop<br />

proches…".<br />

Dans les situations, rares, où le choix du personnage n'est pas fondé sur le critère <strong>de</strong> proximité<br />

(recherchée ou évitée), <strong>la</strong> sélection se fait <strong>de</strong> façon plus ou moins aléatoire : il y a, par<br />

exemple, ces visiteurs qui ont choisi O<strong>la</strong>ngi ou Kana ou Aubin… "parce que c'est là qu'il y<br />

avait le moins <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>" (allusion à <strong>la</strong> plus ou moins gran<strong>de</strong> facilité d'accès aux écrans<br />

d'ordinateur présentant, au début du parcours, les données <strong>de</strong> contexte <strong>de</strong>s pays <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s<br />

personnages) ; il y a aussi ces jeunes, le plus souvent, qui ont choisi "<strong>la</strong> même chose" que<br />

leurs copains ou leurs copines.<br />

On a vu précé<strong>de</strong>mment comment le principe d'immersion avait pour effet <strong>de</strong> permettre au<br />

visiteur <strong>de</strong> se projeter sur son personnage à partir <strong>de</strong> ce que lui-même vit dans l'exposition et<br />

non pas uniquement <strong>de</strong> ce qu'il imagine du vécu et du ressenti du personnage en se mettant à<br />

sa p<strong>la</strong>ce comme dans le cas d'une exposition photographique ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> lecture d'un livre, par<br />

exemple ; et le choix <strong>de</strong> son personnage par le visiteur procè<strong>de</strong> presque toujours du même<br />

mouvement, d'une même orientation du flux, c'est à dire <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne (du visiteur) vers le<br />

personnage. Mais, dans <strong>la</strong> mesure où le visiteur <strong>de</strong> Un voyage pas comme les autres entre<br />

dans <strong>la</strong> peau <strong>de</strong> son personnage pour agir, dans un processus d'i<strong>de</strong>ntification active, on<br />

observe parallèlement un flux symétrique et inverse - du personnage vers le visiteur - chaque<br />

fois que le visiteur, dans le souci <strong>de</strong> coller à son personnage et à ce qu'il en sait, cherche, dans<br />

les situations qu'il rencontre le long <strong>de</strong> son parcours, à agir ou réagir, à se comporter, à penser,<br />

à parler comme il pense que son personnage l'aurait fait : "je vou<strong>la</strong>is pas crier Vive Sadam<br />

Hussein… Mais, pour moi le personnage est là pour fuir, par pour faire un discours politique<br />

au douanier ; et comme je me mettais à sa p<strong>la</strong>ce… ". Là, c'est le personnage qui domine, en<br />

quelque sorte.<br />

On peut donc parler d'un processus d'i<strong>de</strong>ntification à double sens : le visiteur se projette dans<br />

son personnage à partir <strong>de</strong> ce qu'il est (lorsqu'il le choisit) et <strong>de</strong> ce qu'il vit dans l'exposition<br />

(lorsqu'il éprouve les situations) mais, parallèlement, il y a aussi transfert <strong>de</strong> l'expérience du<br />

12


personnage vers le visiteur chaque fois que celui-ci cherche à le représenter (dans tous les sens<br />

du terme) et s'en inspire pour régler son comportement.<br />

Il peut ainsi se créer une i<strong>de</strong>ntification très intime, d'autant plus puissante qu'elle est fondée<br />

sur plusieurs réalités malgré l'artifice <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation : réalité <strong>de</strong>s personnages et <strong>de</strong> leur vécu,<br />

réalité d'une expérience personnelle du visiteur dans son parcours, réalité <strong>de</strong>s réfugiés . Même<br />

si, dans l'exposition, on "joue", on est quand même dans le vrai. Il s'agit d'un ressort très<br />

puissant et c'est <strong>la</strong> raison pour <strong>la</strong>quelle les médiateurs ou les comédiens peuvent déclencher<br />

l'adhésion et l'implication <strong>de</strong> visiteurs a priori peu motivés (jeunes sco<strong>la</strong>ires ou <strong>de</strong>s centres <strong>de</strong><br />

loisirs, par exemple) lorsqu'ils expliquent en début <strong>de</strong> parcours : "Pavel et Ali et tous les<br />

autres personnages existent ; et il y a aussi <strong>de</strong> vrais réfugiés parmi les comédiens 5 . Ils ont<br />

souffert. Vous leur <strong>de</strong>vez le respect. Défen<strong>de</strong>z votre personnage, battez-vous pour lui, en son<br />

nom."<br />

Au fil <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite et <strong>de</strong>s événements, une re<strong>la</strong>tion personnelle, on pourrait presque dire<br />

fusionnelle, se développe entre le visiteur et son personnage : le "voyage" provoque du<br />

respect, <strong>de</strong> l'amitié pour cette personne abstraite mais dont on sait qu'elle est réelle, et ce<br />

d'autant plus qu'on a vécu une expérience qui se rapproche <strong>de</strong> <strong>la</strong> sienne. Ainsi, certaines<br />

personnes, à <strong>la</strong> sortie <strong>de</strong> l'exposition, souhaiteraient entrer en contact réel avec leur<br />

personnage pour lui témoigner leur sympathie et l'ai<strong>de</strong>r si nécessaire. Ainsi encore, dans le<br />

livre d'or, les visiteurs signent souvent leur commentaire en associant leur nom à celui <strong>de</strong> leur<br />

personnage ou à <strong>la</strong> pastille <strong>de</strong> couleur qui l'i<strong>de</strong>ntifie : "Pavel (alias Maxime)", "Wanmin<br />

(Delphine)", "Isa —> Leï<strong>la</strong>", ou encore parlent à leur personnage, quand ils ne parlent pas tout<br />

simplement en leur nom :<br />

- Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si ce que je vis ici en situation irrégulière vaut vraiment mieux que les persécutions à<br />

Bogota - Luis (dans l'attente d'un statut meilleur)<br />

- Je vous envoie ce petit mot <strong>de</strong> mon usine chinoise où je travaille comme une chinoise, mais un jour je<br />

reviendrai en tant que touriste pour mieux profiter <strong>de</strong> votre beau pays - Wanmin<br />

- Bah, moi je me suis faite expulser et, non, elle est pas belle <strong>la</strong> France !… - Wanmin<br />

- Ion, tu t'es battu, par ton courage tu as réussi. Bravo et bonne chance !<br />

- O<strong>la</strong>ngi, j'espère <strong>de</strong>puis longtemps recevoir mon statut <strong>de</strong> réfugié. Pourquoi ne pas trouver un autre pays<br />

où ce statut est plus facilement délivré ?<br />

- Mieux vaut être riche et français que pauvre et africain - Ali<br />

1.4 UN JEU COMPLEXE D'INTERACTIONS<br />

Le troisième élément qui contribue <strong>de</strong> façon capitale à <strong>la</strong> mise en situation du visiteur, c'est<br />

l'interactivité : avec cette dimension supplémentaire, le visiteur <strong>de</strong>vient véritablement acteur<br />

<strong>de</strong> son parcours puisqu'il se trouve plongé dans un contexte qui réagit. Comme on l'a évoqué,<br />

<strong>la</strong> notion d'exposition interactive peut constituer en soi un motif <strong>de</strong> visite et se révèle donc a<br />

priori intéressante. Mais elle s'avère aussi efficace dans les faits puisque <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong>s<br />

visiteurs se prête au jeu <strong>de</strong> rôle et ressort enthousiasmée par <strong>la</strong> visite ; même si, comme on le<br />

verra, cette satisfaction ne présage pas forcément <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s apports <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite, elle<br />

5 Les organisateurs <strong>de</strong> l'exposition avaient en effet pris le parti <strong>de</strong> n'engager que <strong>de</strong>s comédiens professionnels<br />

(25 personnes au total) mais en accordant <strong>la</strong> priorité aux comédiens réfugiés ; <strong>la</strong> moitié <strong>de</strong>s comédiens <strong>de</strong><br />

l'exposition étaient donc <strong>de</strong>s réfugiés.<br />

13


marque une implication <strong>de</strong>s visiteurs dans le dispositif. Comment a fonctionné ce principe<br />

d'interactivité ?<br />

Il faut tout d'abord commencer par souligner le rôle absolument central <strong>de</strong>s comédiens et<br />

médiateurs ainsi que <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> leur performance. Tous les indicateurs convergent en ce<br />

sens : les témoignages du livre d'or qui, très fréquemment, notamment chez les jeunes, ren<strong>de</strong>nt<br />

un hommage appuyé aux acteurs (voire à un acteur ou un rôle spécifique : "le militaire", "le<br />

douanier"), l'observation <strong>de</strong>s situations dans l'exposition, l'implication et le comportement <strong>de</strong>s<br />

visiteurs, leur propos lors <strong>de</strong>s entretiens.<br />

- C'est une exposition très bien faite. Franchement, je n'imaginais pas du tout une exposition comme ça, où<br />

on participe, où on voit <strong>la</strong> vraie vie <strong>de</strong>s réfugiés. C'est grâce aux comédiens. (lycéen)<br />

- Si c'est réussi, c'est à cause <strong>de</strong>s comédiens, qui sont excellents, et du temps qu'on passe dans l'exposition.<br />

(femme, 29 ans, commerciale)<br />

- Au début, on était pliées <strong>de</strong> rire, mais ensuite, au cachot, avec une mitraillette sur <strong>la</strong> tempe, <strong>la</strong> façon dont<br />

les acteurs nous par<strong>la</strong>ient, là, on a arrêté <strong>de</strong> rigoler. On avait vraiment les chocottes, et même les <strong>la</strong>rmes<br />

aux yeux ! (élèves infirmières)<br />

On doit remarquer que <strong>la</strong> performance <strong>de</strong> l'acteur, dans un contexte tel que celui <strong>de</strong><br />

l'exposition, ne se limite pas à une bonne exécution <strong>de</strong> son rôle mais recouvre un champ<br />

beaucoup plus <strong>la</strong>rge et plus complexe. En effet, ici, <strong>la</strong> technique théâtrale a pour objectif<br />

d'amener les visiteurs à entrer dans et jouer le jeu. Or les visiteurs sont un public éphémère<br />

que les acteurs ne voient qu'une fois et il n'y donc pas <strong>de</strong> préparation, ni d'apprentissage<br />

possible ; ces visiteurs peuvent, par ailleurs, avoir <strong>de</strong>s réticences à s'engager dans le jeu qui<br />

leur est proposé ; en tout état <strong>de</strong> cause, ils ne sont pas <strong>de</strong>s professionnels. D'où <strong>de</strong>s conditions<br />

<strong>de</strong> jeu très spécifiques pour les comédiens :<br />

- ils doivent être suffisamment incitatifs pour provoquer l'implication du public, voire forcer<br />

l'engagement <strong>de</strong>s visiteurs qui restent en retrait,<br />

- cependant, les techniques utilisées dans ce but - qui peuvent concrètement varier à l'infini au<br />

gré <strong>de</strong>s comédiens et <strong>de</strong>s situations mais ont toutes pour objectif une mise en cause, une<br />

déstabilisation du visiteur - doivent être adaptées à <strong>la</strong> sensibilité, <strong>la</strong> personnalité et <strong>la</strong><br />

condition <strong>de</strong> chacun au risque d'être dangereuses ou inefficaces,<br />

- le comédien se retrouve donc dans une situation sans filet où il doit évaluer <strong>la</strong> personne du<br />

visiteur, en interprétant son regard, en observant ses réactions, en étant à l'écoute, pour<br />

réagir et improviser en temps réel,<br />

- enfin, à <strong>la</strong> différence <strong>de</strong>s situations c<strong>la</strong>ssiques <strong>de</strong> public "spectateur", <strong>la</strong> sanction du jeu <strong>de</strong><br />

l'acteur - réactive - est immédiate et f<strong>la</strong>grante.<br />

Il s'agit donc d'une performance d'acteur complètement originale, d'un jeu théâtral tout à fait<br />

particulier. Les notions <strong>de</strong> représentation ou <strong>de</strong> spectacle sont évi<strong>de</strong>mment inappropriées pour<br />

rendre compte d'une telle production ; <strong>de</strong> même <strong>la</strong> technique du théâtre <strong>de</strong> rue, avec <strong>la</strong>quelle<br />

on peut établir certains parallèles au p<strong>la</strong>n <strong>de</strong> l'improvisation en temps réel et <strong>de</strong> l'interactivité<br />

avec le public, ne rend compte que d'une partie seulement <strong>de</strong>s savoir faire mobilisés.<br />

Finalement, comme le dit une comédienne, "c'est une expérience professionnelle très<br />

différente : on ne fait pas spectacle, on fait gui<strong>de</strong> humain. Et c'est très émouvant parce qu'on<br />

peut toucher l'âme <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne".<br />

14


- C'est une formidable expérience parce que d'habitu<strong>de</strong>, il n'y a pas <strong>de</strong> réponse du public alors que là, on<br />

voit <strong>la</strong> peur, les <strong>la</strong>rmes aux yeux… On est tout le temps dans l'improvisation. On apprend plein <strong>de</strong> choses<br />

sur le p<strong>la</strong>n <strong>de</strong> <strong>la</strong> technique théâtrale, et aussi humainement : est-ce qu'il faut parler du viol à Vesna ou pas<br />

? Jusqu'où peut-on aller ? Qu'est-ce qu'on peut dire à qui et quand ? (une comédienne)<br />

La p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> l'art dans les expositions <strong>de</strong> ce type prend ici une dimension particulière.<br />

Contrairement, par exemple, à 1914-1998 Le travail <strong>de</strong> mémoire , dans le cas <strong>de</strong> Un voyage<br />

pas comme les autres, <strong>la</strong> technique artistique, d'une part est l'essence, <strong>la</strong> nature même <strong>de</strong><br />

l'exposition (l'exposition n'est qu'une gran<strong>de</strong> scène), d'autre part a été adaptée au service d'un<br />

objectif qui n'est pas seulement <strong>de</strong> représentation théâtrale.<br />

Toutes les apparences mettent en exergue un fonctionnement fondé sur un rapport entre les<br />

acteurs et les visiteurs, dans le contexte d'un jeu <strong>de</strong> rôles et <strong>de</strong> situations simulées. Pourtant,<br />

l'analyse attentive <strong>de</strong>s réactions et <strong>de</strong>s comportements <strong>de</strong>s visiteurs montre que <strong>la</strong> dynamique<br />

du jeu est beaucoup plus complexe parce que même si les visiteurs entrent dans un rôle, ils ne<br />

sont pas pour autant dans une position <strong>de</strong> comédiens participant à une fiction.<br />

En effet, pour eux, le jeu consistant à représenter un personnage n'est pas <strong>la</strong> finalité <strong>de</strong><br />

l'exercice, comme ce serait le cas dans une école <strong>de</strong> théâtre ; c'est un moyen qui leur est<br />

proposé pour éprouver personnellement une réalité vécue par d'autres. Ce faisant, pendant <strong>la</strong><br />

durée du parcours, il y a en fait <strong>de</strong>ux entités qui coexistent : le personnage et <strong>la</strong> personne du<br />

visiteur. Suivant les instants et <strong>de</strong> façon totalement imbriquée, c'est tantôt l'un, tantôt l'autre,<br />

qui prend le <strong>de</strong>ssus.<br />

- Ensuite, j'ai été impressionnée par le <strong>la</strong>byrinthe administratif par lequel j'ai du passer. Et ce qui m'a<br />

choquée, c'est qu'on m'a fait comprendre que je n'étais pas en danger du fait <strong>de</strong> l'Etat en Algérie parce que<br />

c'est une démocratie, et que je venais pour gagner <strong>de</strong> l'argent… Alors que je venais d'échapper à un<br />

attentat !… Moi, j'était outrée et, dans le <strong>de</strong>rnier bureau, je me suis énervée et je leur ai dit, c'est<br />

scandaleux !<br />

- Il m'a dit : à genoux, les mains sur <strong>la</strong> tête. J'étais très insécurisée, j'en tremb<strong>la</strong>is : pas tant <strong>la</strong> peur d'être<br />

frappée mais l'humiliation… <strong>Parc</strong>e qu'on accepte <strong>de</strong> jouer le jeu, donc ça veut dire qu'on s'expose à<br />

l'humiliation.…<br />

Dans ces <strong>de</strong>ux situations, c'est <strong>la</strong> personne du visiteur qui réagit : indignation du citoyen vis-àvis<br />

du positionnement <strong>de</strong> l'administration française d'un côté, difficulté <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne à vivre<br />

<strong>la</strong> position <strong>de</strong> soumission induite par les règles du jeu <strong>de</strong> l'exposition.<br />

- Elle [comédienne - policier à <strong>la</strong> frontière] me disait : il faut <strong>de</strong> l'argent. Et moi je ne donnais rien et donc<br />

elle m'a mise <strong>de</strong> côté. Ensuite, j'ai dit : je suis une pauvre ouvrière et je n'ai pas d'argent. Et elle a vu ma<br />

chaîne et m'a dit : ça, ça vaut <strong>de</strong>s sous. Finalement j'ai accepté car je me suis mise à sa p<strong>la</strong>ce et je me suis<br />

dit que si elle vou<strong>la</strong>it sortir, c'est ce qu'elle aurait fait…<br />

Ici, à l'inverse, <strong>la</strong> personne s'efface <strong>de</strong>rrière le personnage ; le personnage domine.<br />

- Au début, un homme m'a fait poireauter vingt minutes avant <strong>de</strong> passer <strong>la</strong> frontière. Je lui ai <strong>de</strong>mandé<br />

pourquoi il ne vou<strong>la</strong>it pas me <strong>la</strong>isser sortir puisque mes papiers étaient en règle et que j'était pas juif à part<br />

entière, juste d'origine, et que je ne pratiquais pas ; mais il ne me regardait même pas. Et donc après, vingt<br />

minutes, j'étais énervé, à <strong>la</strong> fois en tant que Pavel et en tant que visiteur…<br />

- C'est violent parce qu'on vous fait faire <strong>de</strong>s choses qu'on n'a pas envie <strong>de</strong> faire. Tarik n'a aucune raison<br />

<strong>de</strong> crier "Vive Sadam Hussein", et moi j'ai pas envie <strong>de</strong> gueuler <strong>de</strong>vant tout le mon<strong>de</strong>, et pas envie non<br />

plus d'ailleurs <strong>de</strong> crier "Vive Sadam Hussein"…<br />

Ici, <strong>la</strong> personne et le personnage sont complètement imbriqués.<br />

15


On retrouve, dans ces différents exemples, les flux <strong>de</strong> personne à personnage et vice-versa<br />

évoqués à propos <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> l'immersion et <strong>de</strong> l'i<strong>de</strong>ntification, et on voit bien que <strong>de</strong>s<br />

basculements s'opèrent en permanence : soit que <strong>la</strong> personne s'exprime par <strong>la</strong> voix <strong>de</strong> son<br />

personnage, soit que le comportement <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne soit surdéterminé par <strong>la</strong> réalité du<br />

personnage, jusqu'à <strong>de</strong>s situations <strong>de</strong> confusion où les visiteurs ne savent plus si <strong>la</strong> façon dont<br />

ils se comportent est une représentation <strong>de</strong> leur personnage ou une réaction personnelle.<br />

Même les comédiens s'y trompent :<br />

- Ce qui m'étonne le plus, c'est les gens qui pleurent alors qu'ils sont dans un jeu… ou un vieux monsieur<br />

qui a carrément plongé à quatre pattes dans <strong>la</strong> prison quand je lui ai donné l'ordre… (un comédien)<br />

- La difficulté, c'est avec ceux qui sont trop dans le jeu et prennent tout pour eux-mêmes ; il faut leur<br />

rappeler que l'agressivité est dirigée contre Leï<strong>la</strong>, Luis etc et pas contre eux. (une comédienne)<br />

Il y a donc un jeu interactif permanent entre <strong>la</strong> personne du visiteur et le personnage qu'il joue,<br />

qui est alimenté par <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> réagir aux événements et situations proposés par l'acteur.<br />

Ces interactions entre personne du visiteur et personnage sont plus fondamentales par rapport<br />

à l'objet <strong>de</strong> l'exposition que l'interaction première entre visiteur et comédien, même s'il faut<br />

celle-là pour déclencher l'autre. En effet, c'est par ce biais que <strong>la</strong> personne du visiteur est<br />

touchée <strong>de</strong> façon profon<strong>de</strong>, aussi bien sur le p<strong>la</strong>n émotionnel que sur celui <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

compréhension <strong>de</strong>s difficultés vécues par les exilés ; c'est à partir <strong>de</strong> là qu'il peut évoluer dans<br />

sa vision <strong>de</strong>s choses.<br />

A contrario, lorsque cette interaction entre personne et personnage ne se produit pas, les<br />

visiteurs - souvent les jeunes en groupe - en restent à un simple jeu <strong>de</strong> rôle sans engagement<br />

<strong>de</strong> leur personne ce qui peut les amener à <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s apparemment paradoxales comme <strong>la</strong><br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> traitements plus durs :<br />

- Le plus difficile, c'est les gens qui ne se dissocient pas du personnage et prennent toutes les insultes pour<br />

eux. A l'inverse, il y a les jeunes qui reviennent plusieurs fois et disent "insulte plus encore s'il te p<strong>la</strong>ît", ou<br />

"<strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière fois, tu m'as <strong>la</strong>issé plus longtemps en prison". (un comédien)<br />

On a vu que l'interaction ne se limite pas aux rapports comédiens / visiteurs et qu'il ne s'agit<br />

pas d'un simple jeu <strong>de</strong> face à face à <strong>de</strong>ux. Plus encore. Il est c<strong>la</strong>ir que, dans Un voyage pas<br />

comme les autres , le comédien n'est pas que comédien : le jeu interactif met aussi en cause <strong>la</strong><br />

personne qui est <strong>de</strong>rrière le comédien, c'est à dire, parfois, un réfugié puisque <strong>la</strong> moitié <strong>de</strong>s<br />

comédiens étaient <strong>de</strong>s réfugiés. Ainsi l'un d'entre eux, qui a été exploité pendant plusieurs<br />

mois dans un atelier c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stin, explique qu'il emploie avec les visiteurs les mêmes mots<br />

qu'on a employés avec lui et que ça "le sou<strong>la</strong>ge" d'extérioriser ce qu'il a vécu ; tel autre qu'il se<br />

"défoule à <strong>la</strong> Préfecture parce que, personnellement, j'en ai bavé à <strong>la</strong> Préfecture". Certains<br />

comédiens réfugiés ont, à l'inverse, du mal à tenir les rôles qui supposent une mise en scène<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> violence. Il y a aussi <strong>de</strong>s moments d'effondrement psychologique.<br />

De façon analogue à ce qui se passe pour le visiteur, il y a donc, dans le jeu <strong>de</strong> l'acteur, <strong>de</strong>s<br />

passages du professionnel à <strong>la</strong> personne. D'un côté, <strong>la</strong> manière dont il joue est déterminée par<br />

son histoire personnelle ; et il ne peut pas en être autrement pour ceux qui sont réfugiés<br />

puisque, même s'ils ont été embauchés sur un critère <strong>de</strong> professionnalisme et <strong>de</strong> distance par<br />

rapport à leur vécu, ils rejouent, en quelque sorte, leur histoire, ils représentent, dans un autre<br />

rôle, <strong>de</strong>s situations qu'ils ont vécues. De l'autre, le jeu <strong>de</strong> rôle joué en tant que comédien a une<br />

influence sur <strong>la</strong> personne et sur <strong>la</strong> manière dont elle voit le mon<strong>de</strong>. Comme le dit un comédien<br />

réfugié, "c'est dur <strong>de</strong> tenir le rôle, au début, quand on l'a vécu, mais ensuite, finalement, on<br />

prend <strong>de</strong> <strong>la</strong> distance et on peut même dire que ça a un effet thérapeutique". Il faut noter que<br />

16


cette interaction entre comédien et personne du comédien existe aussi chez <strong>de</strong>s acteurs qui ont<br />

vécu une expérience traumatisante ayant <strong>de</strong>s points communs avec celle <strong>de</strong>s réfugiés.<br />

Ces instants d'interaction entre comédien et personne du comédien sont certainement plus<br />

ponctuels et <strong>la</strong> confusion moins gran<strong>de</strong> que pour les visiteurs puisqu'on a là affaire à <strong>de</strong>s<br />

professionnels du théâtre, du jeu d'un rôle. Ils n'en existent pas moins et, contrairement à ce<br />

qui se passe pour les visiteurs, on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s'ils sont vraiment nécessaires : d'un côté,<br />

ils contribuent certainement à <strong>la</strong> qualité du jeu d'acteur, plus juste, plus vrai, plus fidèle à <strong>la</strong><br />

réalité ; mais, <strong>de</strong> l'autre, ils peuvent introduire une violence "gratuite" qui va au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />

nécessités du jeu (nous en reparlerons).<br />

Au final, on peut donc considérer que le parcours met en œuvre un système complexe<br />

d'interactions qui comporte une part visible : les rapports entre comédiens et visiteurs, entre<br />

les rôles qu'ils sont censés incarner, et une part invisible : les rapports <strong>de</strong> rôles à personnes et<br />

entre personnes.<br />

LALA LA RÉALITÉ R2ALIT2 REALITE<br />

LA VIE<br />

LA FICTION<br />

LES ROLES<br />

REFUGIE<br />

COMEDIEN<br />

LE VISIBLE<br />

VISITEUR<br />

PERSONNAGE<br />

Liaisons efficaces<br />

LE JEU DE RÔLE : LE MECANISME DES INTERACTIONS<br />

Liaisons pouvant être perturbatrices<br />

17


En fait, c'est un jeu à quatre qui est mis en scène : <strong>de</strong>s interactions pouvant se produire<br />

quasiment dans tous les sens et <strong>de</strong> façon imprévisible entre les quatre positions du système, y<br />

compris sur <strong>de</strong>s liaisons assez imprévues, comme on le voit dans l'exemple suivant.<br />

"Quand le gardien a froissé mon passeport et m'a dit <strong>de</strong> <strong>la</strong> mettre dans <strong>la</strong> bouche avec <strong>la</strong><br />

ka<strong>la</strong>chnikov braquée sur moi, j'ai pleuré ; je me suis i<strong>de</strong>ntifiée peut-être pas à Vesna, mais à <strong>la</strong><br />

situation <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne qu'on oblige à avaler quelque chose dans <strong>la</strong> bouche. Et il a eu l'air<br />

surpris et m'a dit : mais qu'est-ce qu'il y a ? Et il m'a fait sortir <strong>de</strong> l'exposition et, là, j'ai discuté<br />

avec une personne d'Amnesty qui m'a <strong>de</strong>mandé pourquoi j'avais réagi comme ça et m'a<br />

expliqué qu'il y avait <strong>de</strong>s gens qui avaient, comme moi, <strong>de</strong>s réactions fortes etc… Après, j'ai<br />

eu envie <strong>de</strong> continuer quand même parce que je me disais qu'une fois mon sac vidé, ça irait<br />

mieux pour moi. Et j'ai recommencé ; et là, le gardien a été rigolo, a fait <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>isanteries,<br />

pour alléger l'atmosphère". (étudiante DESS, grand-mère vietnamienne réfugiée en France, un<br />

an dans une ONG au Vietnam pour un mémoire d'étu<strong>de</strong>,sur les rapatriés <strong>de</strong>s camps)<br />

Cet exemple peut se déco<strong>de</strong>r <strong>de</strong> <strong>la</strong> façon suivante :<br />

- premier acte, en quelque sorte : <strong>la</strong> jeune fille pleure, autrement dit, c'est <strong>la</strong> personne qui<br />

réagit à une agression subie par le personnage <strong>de</strong> <strong>la</strong> part du comédien - gardien,<br />

- <strong>de</strong>uxième acte : le comédien - gardien est surpris : "mais qu'est-ce qu'il y a ?". C'est <strong>la</strong><br />

personne du comédien qui prend le pas sur le rôle du gardien et qui réagit alors en tant que<br />

personne ; il fait sortir <strong>la</strong> jeune fille,<br />

- troisième acte : <strong>la</strong> jeune fille revient et se retrouve en tant que personnage face à lui ; mais<br />

lui, sans quitter apparemment son rôle, rétablit avec elle une re<strong>la</strong>tion interpersonnelle (il<br />

p<strong>la</strong>isante) pour qu'elle continue son parcours et dédramatise l'événement précé<strong>de</strong>nt.<br />

On notera que ce jeu à quatre se complique encore pour les accompagnants <strong>de</strong>s groupes<br />

d'enfants et <strong>de</strong> jeunes (animateurs ou enseignants) qui ont, <strong>de</strong> fait, trois positions dans<br />

l'exposition : il y a, comme pour les autres visiteurs, celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne, celle du personnage<br />

; mais il y a aussi celle <strong>de</strong> l'accompagnateur responsable d'enfants, qui continue à exister<br />

comme tel aux yeux <strong>de</strong>s enfants dans l'exposition. Ainsi <strong>de</strong>s enfants s'étonnent <strong>de</strong> voir leur<br />

institutrice se faire traiter <strong>de</strong> "sale pédé" : "mais madame, vous vous <strong>la</strong>issez injurier ?".<br />

D'autres sont au bord <strong>de</strong>s <strong>la</strong>rmes quand il <strong>la</strong> voit couchée par terre les mains sur <strong>la</strong> tête. Un<br />

animateur cherche à rectifier le tir face à <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong> son groupe qui, à l'inverse, ricanent :<br />

"mais non, c'est <strong>de</strong>s comédiens ; ce n'est pas moi qu'ils engueulent…".<br />

Ainsi, dans Un voyage pas comme les autres , <strong>la</strong> richesse et <strong>la</strong> dynamique du mécanisme<br />

d'interactivité viennent <strong>de</strong> l'imbrication et <strong>de</strong>s allers et retours permanents entre personnes et<br />

personnages : à chaque instant et dans chaque situation, il y a <strong>de</strong>s transferts, <strong>de</strong>s glissements<br />

d'une position à l'autre, entre personnes fictives et personnes réelles. En effet, si on examine<br />

<strong>de</strong> façon plus global le système, il s'agit d'échanges permanents entre fiction et réalité. On<br />

retrouve bien ici l'intention <strong>de</strong>s organisateurs : intervenir sur une réalité - ce que sont et ce que<br />

pensent les visiteurs - en les plongeant dans une situation fictive.<br />

18


2. CARACTÉRISTIQUES ET ATTITUDES DES PUBLICS 19<br />

2. CARACTÉRISTIQUES ET ATTITUDES DES PUBLICS<br />

Comme on l'a évoqué au début <strong>de</strong> ce rapport, l'exposition Un voyage pas comme les autres<br />

était une exposition pas comme les autres, tant sur le fond que sur <strong>la</strong> forme. C'était aussi une<br />

exposition visant à sensibiliser un public aussi <strong>la</strong>rge que possible, et en particulier les jeunes.<br />

Partant <strong>de</strong> ces enjeux, qui sont les visiteurs qui sont venus - 29.720 au total - et comment se<br />

sont-ils comporté dans l'exposition ?<br />

2.1 UNE PREMIERE PARTITION FONDAMENTALE ENTRE LES PUBLICS<br />

Une première partition s'impose d'emblée entre <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> publics.<br />

Le premier, que l'on qualifiera <strong>de</strong> "public intentionnel", correspond aux visiteurs qui ont<br />

choisi <strong>de</strong> voir l'exposition, sont venus sur <strong>la</strong> base d'une démarche personnelle et en fonction<br />

<strong>de</strong> motivations qui leur sont propres. Il s'agit essentiellement d'adultes (voire <strong>de</strong> jeunes<br />

adultes), venus le week-end, parfois en famille avec leurs enfants, parfois avec <strong>de</strong>s amis, plus<br />

rarement seuls. Ce public représente 20% du total <strong>de</strong>s visiteurs <strong>de</strong> l'exposition.<br />

Le <strong>de</strong>uxième, que l'on qualifiera <strong>de</strong> "public prescrit", regroupe les visiteurs qui sont venus<br />

voir l'exposition non pas suite à une initiative personnelle mais parce que d'autres l'ont<br />

proposé ou décidé pour eux. Il comprend <strong>de</strong>ux popu<strong>la</strong>tions : d'une part, <strong>de</strong>s sco<strong>la</strong>ires (lycéens,<br />

collégiens, écoliers) amenés par leurs enseignants qui représentent 58% <strong>de</strong>s visiteurs ; d'autre<br />

part <strong>de</strong>s enfants ou <strong>de</strong>s jeunes <strong>de</strong>s différentes structures d'encadrement et d'animation <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

jeunesse (centres <strong>de</strong> loisirs, centres socioculturels, maisons <strong>de</strong>s jeunes, clubs <strong>de</strong> prévention<br />

etc.) accompagnés <strong>de</strong> leurs animateurs qui représentent 13% <strong>de</strong> l'ensemble <strong>de</strong>s visiteurs. Il<br />

s'agit donc d'un public <strong>de</strong> groupes, venu en semaine.<br />

Cette distinction entre public intentionnel et public prescrit est fondamentale et première parce<br />

que les <strong>de</strong>ux situations qu'elle recouvre instaurent <strong>de</strong>s rapports très différents à <strong>la</strong> visite, ne<br />

serait-ce qu'au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> posture <strong>de</strong> départ : pour comparer ce qui est comparable, on<br />

comprend bien qu'un jeune <strong>de</strong> seize ans n'abor<strong>de</strong> pas l'exposition dans le même état d'esprit<br />

s'il a décidé lui-même <strong>de</strong> venir ou si c'est une visite organisée par son professeur d'histoire, s'il<br />

est avec un ami ou s'il est avec un groupe <strong>de</strong> vingt-cinq élèves, si c'est un jour <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse ou un<br />

moment <strong>de</strong> loisir…<br />

Ce phénomène n'est évi<strong>de</strong>mment pas propre à Un voyage pas comme les autres puisqu'on le<br />

retrouve dans tous les événements ouverts aux publics <strong>de</strong>s groupes sco<strong>la</strong>ires et <strong>de</strong>s groupes<br />

<strong>de</strong>s structures socioculturelles 6 . Mais il a une inci<strong>de</strong>nce beaucoup plus marquée, voire<br />

déterminante, dans une exposition dont <strong>la</strong> thématique (<strong>de</strong> type humaniste) et <strong>la</strong> scénographie<br />

(qui repose sur une participation active du public) requièrent l'adhésion et l'implication <strong>de</strong>s<br />

visiteurs.<br />

6 Par commodité, on utilisera le terme <strong>de</strong> "groupes socioculturels" ou "groupes <strong>de</strong>s structures socio-culturelles"<br />

pour désigner les jeunes venus dans le cadre <strong>de</strong>s différentes structures d'animation et d'encadrement <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

jeunesse.


2. CARACTÉRISTIQUES ET ATTITUDES DES PUBLICS 20<br />

Partant <strong>de</strong> ce premier clivage, nous examinerons successivement trois catégories <strong>de</strong> visiteurs :<br />

le public individuel adulte, le public <strong>de</strong>s sco<strong>la</strong>ires, le public <strong>de</strong>s structures socioculturelles. En<br />

effet, bien que se situant tous <strong>de</strong>ux dans le cadre d'une visite prescrite, les groupes sco<strong>la</strong>ires et<br />

socioculturels se différencient sur un certain nombre <strong>de</strong> points.<br />

2.2 LE PUBLIC INDIVIDUEL ADULTE<br />

Le public individuel adulte apparaît assez diversifié sur un certain nombre <strong>de</strong> points comme<br />

l'âge, le sexe, le statut familial, voire même <strong>la</strong> catégorie socioprofessionnelle… ; il l'est en<br />

tout cas davantage que celui d'expositions du même registre, comme 1914-1998 Le travail <strong>de</strong><br />

mémoire et <strong>la</strong> scénographie interactive a certainement joué un rôle important <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong><br />

vue.<br />

Par contre, ces visiteurs ont en commun, pour une très gran<strong>de</strong> partie d'entre eux, une<br />

proximité et une sensibilité préa<strong>la</strong>ble au problème <strong>de</strong>s réfugiés politiques et, plus <strong>la</strong>rgement,<br />

<strong>de</strong>s personnes qui ont du quitter leur pays d'origine :<br />

- parce qu'ils exercent (ou se préparent à exercer) <strong>de</strong>s professions telles qu'assistant <strong>de</strong> travail<br />

social, avocat, animateur, éducateur, agent dans <strong>de</strong>s structures <strong>de</strong> gestion sociale… sans<br />

parler <strong>de</strong>s professionnels du travail humanitaire proprement dit ou <strong>de</strong>s étudiants qui s'y<br />

<strong>de</strong>stinent, situations qui les mettent en contact, directement ou indirectement, avec <strong>de</strong>s<br />

réfugiés ou <strong>de</strong>s immigrés,<br />

- et / ou parce qu'au nom <strong>de</strong> valeurs éthiques (refus <strong>de</strong> l'injustice, <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence, <strong>de</strong> <strong>la</strong> torture,<br />

souci du droit <strong>de</strong> l'homme à <strong>la</strong> dignité, à <strong>la</strong> justice, <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> solidarité, etc.), ils sont<br />

militants actifs ou sympathisants d'organismes ou d'actions à but humanitaire ou<br />

d'amélioration sociale (membre d'Amnesty, bénévole <strong>de</strong> <strong>la</strong> Croix Rouge, marraine <strong>de</strong> sanspapiers,<br />

activité <strong>de</strong> soutien sco<strong>la</strong>ire),<br />

- et/ ou parce qu'ils sont fils ou fille ou petit-fils ou cousin ou amis <strong>de</strong> réfugiés ou d'exilés.<br />

UN PROFIL ENGAGÉ<br />

- On a toujours eu une vie militante, que ce soit le CCFD ou les syndicats. En plus, on a <strong>de</strong>s voisins turcs<br />

immigrés qu'on a essayé d'ai<strong>de</strong>r. Et puis c'est une ouverture sur les autres en général… (instituteur à <strong>la</strong><br />

retraite)<br />

- J'ai connu cette exposition par <strong>de</strong>s amis et <strong>la</strong> télé. Ça m'intéresse parce que je suis assistante sociale (...)<br />

Je suis marraine <strong>de</strong> sans-papiers et je fais <strong>de</strong> l'accompagnement juridique à Droits Devant. (assistante<br />

sociale, 41 ans)<br />

- J'ai eu envie à cause <strong>de</strong> l'interactivité, plus le fait que je suis yougos<strong>la</strong>ve (serbe) et donc je suis concernée<br />

(femme, 29 ans, commerciale)<br />

- J'ai su qu'il y avait cette exposition par ami collègue avec qui je travail<strong>la</strong>is sur le domaine <strong>de</strong><br />

l'immigration et qui y était allé. L'engagement social et politique, c'est très important pour moi. Là, je n'ai<br />

plus le temps (j'ai une nouvelle profession et un enfant) et j'ai eu envie <strong>de</strong> couper, mais je me suis<br />

beaucoup investie dans une association d'Education Popu<strong>la</strong>ire et aussi dans collectif <strong>de</strong> femmes<br />

immigrées. Là, j'ai envie <strong>de</strong> recommencer parce que je me sens loin <strong>de</strong> tout… (femme, 41 ans, secrétaire<br />

<strong>de</strong> rédaction)


2. CARACTÉRISTIQUES ET ATTITUDES DES PUBLICS 21<br />

- Je suis venu parce qu'en tant qu'élèves ai<strong>de</strong>s-soignants, on a créé une association 1901 à but humanitaire<br />

et j'ai eu envie <strong>de</strong> voir d'un peu plus près ce que vit un réfugié. Mon engagement est lié à un appel vers les<br />

autres, à un sentiment <strong>de</strong> solidarité, à <strong>de</strong>s convictions personnelles… (jeune homme, suit actuellement <strong>de</strong>s<br />

étu<strong>de</strong>s d'ai<strong>de</strong>-soignant pour compléter une formation en logistique humanitaire, une année <strong>de</strong> mission dans<br />

une ONG)<br />

- Je l'ai su par Télérama ou Le Mon<strong>de</strong> parce qu'on s'intéresse au problème <strong>de</strong>s étrangers en France et, en<br />

plus, <strong>la</strong> forme interactive qui nous a paru intéressante pour nous et les enfants : quand il y a une<br />

participation <strong>de</strong> leur part, c'est plus facile… Mon mari est d'origine kabyle, il est avocat et s'occupe pas<br />

mal du droit <strong>de</strong>s étrangers ; il fait partie <strong>de</strong> l'observatoire international <strong>de</strong>s prisons. Moi je suis avocate<br />

aussi mais pas sur ce créneau. (femme, 45 ans, avocate)<br />

- J'ai entendu parler <strong>de</strong> l'exposition parce que je suis responsable du service solidarité <strong>de</strong> l'église<br />

catholique dans le 78 qui est très en lien avec l'ACAT (l'Association <strong>de</strong>s Chrétiens pour l'Abolition <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Torture) et le CCFD. J'ai eu envie <strong>de</strong> venir, même si je suis déjà sensibilisée, pour les enfants, qu'elles<br />

vivent un peu concrètement les choses, et pour moi, voir comment c'était présenté. (femme, une<br />

quarantaine d'année, mari ingénieur, responsable d'une association <strong>de</strong> réinsertion <strong>de</strong>s SDF)<br />

- Je l'ai su par les journaux et je suis intéressée par <strong>la</strong> question <strong>de</strong>s réfugiés parce que j'ai une grand-mère<br />

maternelle vietnamienne et ses frères et sœurs sont <strong>de</strong>s boat poeple. Et j'ai passé un an au Vietnam dans<br />

une ONG pour faire un mémoire <strong>de</strong> Sciences politiques sur les rapatriés <strong>de</strong>s camps vers le Vietnam. J'ai<br />

envie <strong>de</strong> travailler dans le milieu ONG sur les popu<strong>la</strong>tions rapatriées ou marginalisées. (étudiante en<br />

DESS)<br />

- Je l'ai su par France Info et je suis venue parce que j'ai compris que c'était une approche inhabituelle au<br />

lieu d'une simple exposition, que les gens étaient impliqués, et parce que je suis dans le social et tout ce<br />

qui est Droits <strong>de</strong> l'homme et Droits <strong>de</strong> l'enfant m'intéresse . Je suis adhérente <strong>de</strong> pas mal d'associations<br />

comme par exemple l'association pour l'abolition <strong>de</strong>s muti<strong>la</strong>tions sexuelles ou Amnesty. (jeune femme, 25<br />

ans, chargée d'insertion dans une association <strong>de</strong> travailleurs handicapés)<br />

- J'étais en vacances à Paris et une copine prof avait repéré l'exposition. Elle m'a dit : c'est intéressant, il<br />

faut prendre <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce d'un réfugié politique. Et ça m'a fait envie même si j'ai eu un peu peur <strong>de</strong> ce qu'il<br />

al<strong>la</strong>it falloir faire, ce qui al<strong>la</strong>it arriver. Je trouve que ça fait partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence <strong>de</strong> notre société, ces gens<br />

maltraités, et savoir ce qu'ils vivent est important… (femme, 34 ans, animatrice pour adolescents)<br />

- Je l'ai su par une amie qui en avait entendu parler. Moi, ça m'a fait envie parce que je suis fille<br />

d'immigrés : mon père est péruvien, réfugié politique (il était journaliste et a été torturé par <strong>la</strong> dictature<br />

militaire, mais je ne sais que <strong>de</strong>s bribes par <strong>de</strong>s cousins et famille parce que c'est un peu tabou, lui n'en<br />

parle pas) et ma mère est espagnole, immigrée économique, plutôt (...) Je fais partie d'Amnesty, <strong>de</strong><br />

Survival et d'un groupe <strong>de</strong> chiliens contre Pinochet. (étudiante en architecture, animatrice en centre <strong>de</strong><br />

loisirs pour payer ses étu<strong>de</strong>s)<br />

- Je suis venue grâce à une amie, F., parce que son frère était venu avec le lycée <strong>de</strong> Fontenay et il avait été<br />

impressionné. C'est un thème quand même noble et l'interactivité, c'est une bonne idée (...) Je n'ai pas<br />

d'activités engagées car je n'ai pas le temps, mais j'ai <strong>de</strong>s convictions fortes… (étudiant en c<strong>la</strong>sse<br />

préparatoire scientifique)<br />

On pourrait donc penser à première vue que, comme dans le cas <strong>de</strong> 1914-1998 Le travail <strong>de</strong><br />

mémoire, le public "spontané" <strong>de</strong> l'exposition est un public déjà convaincu, ce qui est un<br />

défaut sensible pour une manifestation qui s'est donné pour objectif <strong>de</strong> "favoriser <strong>la</strong> prise <strong>de</strong><br />

conscience d'un <strong>la</strong>rge public". Mais le défaut est ici très <strong>la</strong>rgement atténué pour les raisons<br />

suivantes :


2. CARACTÉRISTIQUES ET ATTITUDES DES PUBLICS 22<br />

- même à <strong>de</strong>s "initiés", l'exposition offrait, avec le principe <strong>de</strong> mise en situation, une<br />

expérience totalement nouvelle, une approche inédite <strong>de</strong> <strong>la</strong> question : "voir d'un peu plus<br />

près ce que vivent les réfugiés", comme le disent les visiteurs,<br />

- ce même principe fournissait par ailleurs aux parents l'opportunité d'un cadre adéquat pour<br />

l'information et l'éducation <strong>de</strong> leurs enfants,<br />

- même si effectivement, l'exposition a recruté prioritairement un public déjà sensibilisé,<br />

celui-ci a été beaucoup plus <strong>la</strong>rge à <strong>la</strong> fois quantitativement et qualitativement (les niveaux<br />

<strong>de</strong> connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> question sont plus variables) que dans le cas <strong>de</strong> Travail <strong>de</strong> Mémoire,<br />

- enfin, aux franges <strong>de</strong> ce public plus ou moins initié, l'exposition a attiré <strong>de</strong>s personnes dont<br />

on peut considérer qu'elles ont découvert une réalité qu'elles ignoraient.<br />

Cet é<strong>la</strong>rgissement du public par rapport à d'autres événements du même registre est c<strong>la</strong>irement<br />

induit par le caractère interactif <strong>de</strong> l'exposition, puisque c'est <strong>la</strong> motivation <strong>de</strong> visite <strong>de</strong>s<br />

personnes les moins sensibilisées au thème, et une motivation supplémentaire pour les autres.<br />

- Mon frère y était allé avec mon oncle qui travaille au CCFD, et le sujet et l'idée du jeu <strong>de</strong> rôle<br />

m'intéressait. (étudiante en allemand)<br />

- C'est <strong>la</strong> personne qui s'occupe du centre d'ai<strong>de</strong> aux <strong>de</strong>voirs où va mon fils qui me l'a conseillée parce<br />

qu'elle avait emmené les enfants du centre. Et moi, ça ma fait envie <strong>de</strong> venir avec les enfants parce que je<br />

suis curieuse ! (femme algérienne, 40 ans, trois enfants, <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur d'emploi)<br />

- Je suis venu pour accompagner amis africains et tester le concept d'interactivité : c'est un concept à <strong>la</strong><br />

mo<strong>de</strong> et souvent galvaudé (moi, je suis très critique) alors que là, il y a <strong>de</strong> très bonnes critiques. (étudiant<br />

en génie électrique)<br />

- J'ai vu un article dans Télérama et <strong>de</strong>s amis m'en ont aussi parlé . Et je suis venue avec <strong>de</strong>s amis : on<br />

s'est dit que c'était intéressant pour <strong>la</strong> mise en scène, pour passer un bon moment l'après-midi. S'il y avait<br />

eu exposition photo sur le même thème ? Non, je n'y aurais pas été. (jeune fille, 23 ans, attaché<br />

commerciale dans une société d'intérim)<br />

Les sources d'information <strong>de</strong> ce public sont variées : presse, télévision, radio, affiches, mais<br />

aussi très souvent le réseau personnel. Il semble que le bouche à oreille ait joué un rôle<br />

particulièrement important, par le biais du milieu associatif ("c'est par un ami avec qui je<br />

travaille dans le domaine <strong>de</strong> l'immigration", "par mon oncle qui est au CCFD"), mais aussi du<br />

fait que les visiteurs ont très souvent parlé avec enthousiasme <strong>de</strong> l'exposition à leurs proches<br />

("j'ai eu envie parce que mon frère était venu avec son lycée et avait été impressionné). En<br />

re<strong>la</strong>tion avec leurs convictions et leurs motivations, ces visiteurs sont impliqués et participants<br />

dans <strong>la</strong> visite ; et il en va <strong>de</strong> même pour leurs enfants. La visite est comme le prolongement<br />

d'un engagement, une sorte <strong>de</strong> geste <strong>de</strong> solidarité vis-à-vis <strong>de</strong>s réfugiés. Comme le dit un<br />

comédien, "c'est un peu triste, mais ceux qui entrent le plus facilement dans le jeu sont les<br />

gens éduqués, sensibilisés".<br />

2.3 LE PUBLIC SCOLAIRE<br />

Le public sco<strong>la</strong>ire (58% <strong>de</strong>s visiteurs) est, par définition, plus hétérogène que celui <strong>de</strong>s<br />

visiteurs adultes puisque le caractère "prescrit" <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite, réalisée à l'initiative <strong>de</strong><br />

l'enseignant, é<strong>la</strong>rgit <strong>de</strong> fait <strong>la</strong> participation à l'ensemble d'un groupe d'âge ou <strong>de</strong> niveau<br />

sco<strong>la</strong>ire, indépendamment <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> valeur <strong>de</strong>s élèves ou <strong>de</strong> leur milieu d'appartenance.<br />

Les âges sont également contrastés puisque les visites <strong>de</strong> sco<strong>la</strong>ires ont concerné aussi bien <strong>de</strong>s


2. CARACTÉRISTIQUES ET ATTITUDES DES PUBLICS 23<br />

enfants <strong>de</strong> neuf, dix ans <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> CM1 / CM2 que <strong>de</strong>s jeunes <strong>de</strong> près d'une vingtaine<br />

d'année <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> terminales ou effectuant <strong>de</strong>s formations professionnelles.<br />

Par contre, le profil <strong>de</strong>s enseignants organisateurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite est beaucoup plus homogène et<br />

se rapproche <strong>de</strong> celui <strong>de</strong>s visiteurs individuels. Il s'agit, comme eux, <strong>de</strong> personnes qui ont <strong>de</strong>s<br />

convictions sur le p<strong>la</strong>n <strong>de</strong>s valeurs sociales et humaines : comme le dit une institutrice, "c'est<br />

très lié aux convictions <strong>de</strong> l'enseignant, à une forme d'engagement moral ; d'autres collègues<br />

préféreront visiter l'Assemblée Nationale". Par ailleurs, ce sont <strong>de</strong>s enseignants généralement<br />

impliqués au p<strong>la</strong>n pédagogique.<br />

Qu'ils soient instituteurs, professeurs d'éducation civique (collèges), d'histoire ou <strong>de</strong> lettres<br />

(lycées), <strong>de</strong> communication (écoles professionnelles)…, <strong>la</strong> programmation <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite <strong>de</strong><br />

l'exposition s'inscrit souvent dans le cadre d'un projet pédagogique : parfois en re<strong>la</strong>tion avec le<br />

projet d'établissement, comme dans le cas <strong>de</strong> ce collège qui a développé un partenariat avec le<br />

Burkina Fasso ; parfois transdisciplinaire, comme dans le cas <strong>de</strong> ce professeur d'histoire qui<br />

s'est associé avec ses collègues <strong>de</strong> français et d'arts p<strong>la</strong>stiques "pour p<strong>la</strong>cer l'année d'une c<strong>la</strong>sse<br />

<strong>de</strong> première sous le signe <strong>de</strong> <strong>la</strong> Résistance et, par extension, <strong>de</strong> <strong>la</strong> résistance à toute forme<br />

d'oppression". Les professeurs <strong>de</strong>s écoles inscrivent <strong>la</strong> visite en prolongement <strong>de</strong> <strong>la</strong> question<br />

<strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> l'homme, abordée dans le cycle trois du primaire. Les enseignants en collège<br />

rattachent le thème <strong>de</strong>s réfugiés politiques à l'une ou l'autre <strong>de</strong>s différentes parties du<br />

programme d'éducation civique : organisations internationales, droits et liberté, ou encore<br />

égalité, solidarité, justice…<br />

Plusieurs enseignants ont en outre été séduits par le principe d'interactivité : dans l'idée qu'il<br />

induirait une participation active <strong>de</strong>s élèves, qu'il pouvait représenter une approche plus<br />

concrète <strong>de</strong>s choses pour les jeunes peu enclins à l'abstraction et <strong>la</strong> théorie, et aussi par<br />

curiosité personnelle vis-à-vis <strong>de</strong> <strong>la</strong> technique elle-même.<br />

La visite a en général donné lieu à une préparation, plus ou moins importante, et suivant <strong>de</strong>s<br />

modalités diverses selon les cas : travaux en cours, films, débats… Le cahier pédagogique<br />

s'est révélé un outil pertinent puisqu'il a souvent été utilisé, tant par <strong>de</strong>s instituteurs que par<br />

<strong>de</strong>s professeurs <strong>de</strong> lycée, aussi bien pour préparer <strong>la</strong> visite que pour l'exploiter, à <strong>la</strong> différence<br />

du "livret pédagogique" <strong>de</strong> Travail <strong>de</strong> Mémoire, "certes intéressant mais sans application<br />

directe" comme le remarquent certains à partir <strong>de</strong> leur double expérience. Il faut cependant<br />

noter que certains enseignants n'ont pas su qu'il y en avait un document pédagogique, tandis<br />

que d'autres ont regretté qu'il soit "distribué au compte-gouttes".<br />

En ce qui concerne le déroulement <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite par les sco<strong>la</strong>ires, on a pu observer <strong>de</strong>s<br />

comportements très contrastés suivant les groupes : certains très concentrés et impliqués,<br />

d'autres plus dispersés et distanciés. Ces différences s'expliquent en partie par le niveau <strong>de</strong><br />

préparation <strong>de</strong>s élèves puisque, dans le cas ce public "prescrit", il n'y a pas <strong>de</strong> motivations<br />

personnelles <strong>de</strong> visite si ce n'est celles qui se sont construites, au fil du travail <strong>de</strong><br />

sensibilisation effectué en amont par l'enseignant, qui, lui, a un projet pour ses élèves. Mais,<br />

les conditions pratiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite - et en particulier le niveau <strong>de</strong> fréquentation au moment où<br />

les élèves l'ont effectuée - ont joué <strong>de</strong> façon aussi déterminante : on en prendra pour preuve<br />

l'expérience <strong>de</strong> certains enseignants qui, venus plusieurs fois avec différentes c<strong>la</strong>sses<br />

également préparées, ont constaté un échec dans les situations <strong>de</strong> surfréquentation et, sinon,<br />

une réussite (nous reviendrons sur cette question dans le chapitre suivant).<br />

La visite <strong>de</strong> l'exposition par les publics sco<strong>la</strong>ires (et, plus <strong>la</strong>rgement, par les groupes<br />

accompagnés) a par ailleurs soulevé <strong>de</strong>s problèmes spécifiques. Ainsi, les personnages <strong>de</strong><br />

jeunes ou d'enfants, supports privilégiés d'i<strong>de</strong>ntification pour ce public, se sont révélés trop<br />

peu nombreux (un seul enfant, pas <strong>de</strong> jeune <strong>de</strong> moins <strong>de</strong> 23 ans). Ainsi, les groupes se sont


2. CARACTÉRISTIQUES ET ATTITUDES DES PUBLICS 24<br />

souvent trouvés coupés en <strong>de</strong>ux ou trois parties pour <strong>la</strong> visite, ce qui complique évi<strong>de</strong>mment<br />

<strong>la</strong> tâche <strong>de</strong> l'accompagnant. De façon plus générale et plus sérieuse, les accompagnateurs<br />

(enseignants ou animateurs) ont souvent eu du mal à trouver leur p<strong>la</strong>ce dans le dispositif<br />

d'exposition.<br />

On a évoqué précé<strong>de</strong>mment <strong>la</strong> triple position <strong>de</strong> l'accompagnateur dans <strong>la</strong> visite : en tant que<br />

personne, personnage <strong>de</strong> réfugié, mais aussi responsable d'enfants ou <strong>de</strong> jeunes, notamment<br />

parce que ceux-ci continuent à le percevoir comme tel. Certains enseignants ou animateurs<br />

ont, spontanément ou sur indication <strong>de</strong>s comédiens, plus ou moins abandonné ce rôle le temps<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> visite et se sont comportés comme <strong>de</strong>s visiteurs individuels, "tout en jetant un œil <strong>de</strong><br />

temps en temps sur les enfants ou les élèves", "et en espérant que tout se passe bien" ; mais ils<br />

se sont alors parfois trouvés soumis à <strong>de</strong>s injonctions paradoxales, notamment dans le cas <strong>de</strong>s<br />

animateurs venus avec <strong>de</strong>s groupes peu préparés et donc perturbants, lorsque les comédiens se<br />

sont p<strong>la</strong>ints d'avoir à faire <strong>la</strong> discipline et leur ont reproché <strong>de</strong> ne pas tenir suffisamment leurs<br />

troupes. D'autres n'ont pas voulu renoncer à leur rôle <strong>de</strong> pédagogue "parce que je vou<strong>la</strong>is avoir<br />

un regard sur eux, sinon ce n'était pas <strong>la</strong> peine qu'on fasse <strong>la</strong> visite ensemble", "parce que<br />

j'avais besoin <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r comment ils réagissaient pour pouvoir ensuite travailler avec eux",<br />

"parce que ce n'est pas évi<strong>de</strong>nt d'encadrer <strong>de</strong>s jeunes comme ça" ; mais ils n'ont réalisé qu'au<br />

bout d'un moment <strong>de</strong> flottement qu'ils pouvaient bénéficier d'un badge d'observateur<br />

international leur permettant <strong>de</strong> se mettre hors jeu, quand ils ne se sont pas tout simplement<br />

heurtés au refus d'entendre <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong>s comédiens.<br />

- Pour moi, j'ai trouvé ça dur d'être à <strong>la</strong> fois dans le jeu <strong>de</strong> rôle et accompagnatrice d'un groupe : j'avais le<br />

cas <strong>de</strong> trois élèves, très timi<strong>de</strong>s, qui avaient d'ailleurs peur <strong>de</strong> venir, et qui ont été à <strong>la</strong> limite <strong>de</strong> <strong>la</strong> crise <strong>de</strong><br />

nerfs quand elles ont vu leur <strong>de</strong>ux profs, allongées par terre, les mains sur <strong>la</strong> tête. Et quand j'ai dit aux<br />

comédiens : je les accompagne, ils m'ont répondu assez brutalement. A <strong>la</strong> sortie, elles n'avaient pas trop<br />

apprécié, mais les autres avaient adoré. (professeur d'histoire et d'éducation civique avec une c<strong>la</strong>sse <strong>de</strong><br />

troisième)<br />

- J'ai pris un personnage moi aussi, <strong>la</strong> chinoise ; mes élèves avaient surtout pris Ion pour les garçons et<br />

Leï<strong>la</strong> pour les filles. Et là, j'ai été furieuse parce que j'ai réalisé qu'aucun <strong>de</strong> mes élèves ne seraient avec<br />

moi alors que j'ai besoin d'avoir un regard sur eux : je suis pédagogue, même dans l'exposition. Quand j'ai<br />

compris que j'al<strong>la</strong>is faire le parcours seule, après dix minutes en prison, je me suis dit : bon, ça va, et j'en<br />

ai parlé à un comédien. Mais il a refusé d'entendre et <strong>de</strong> se p<strong>la</strong>cer sur le terrain <strong>de</strong> <strong>la</strong> pédagogie, alors que<br />

je vou<strong>la</strong>is voir mes élèves et être avec eux, sinon, c'est pas <strong>la</strong> peine <strong>de</strong> faire <strong>la</strong> visite ensemble. Les adultes<br />

ne se ren<strong>de</strong>nt pas compte <strong>de</strong> ce que c'est que d'encadrer ces jeunes-là… Et puis, dans <strong>la</strong> partie<br />

administrative, un comédien m'a dit : OK, allez avec votre groupe (professeur <strong>de</strong> lettres, venue avec une<br />

c<strong>la</strong>sse <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> professionnelle)<br />

- Sur p<strong>la</strong>ce, l'organisation était un peu défail<strong>la</strong>nte : on a énormément attendu et on est reparti très en retard<br />

au car. Une partie <strong>de</strong> ma c<strong>la</strong>sse est partie dans l'exposition avant, et l'autre après avec <strong>de</strong>s collégiens plus<br />

âgés : ça, c'est pas bien du tout parce que l'exposition n'était pas évi<strong>de</strong>nte, beaucoup plus dure que ce que<br />

je pensais, et il y avait une énorme appréhension <strong>de</strong> mes élèves dans <strong>la</strong> première partie <strong>de</strong> l'exposition. Ils<br />

avaient carrément <strong>la</strong> trouille, n'osaient pas passer <strong>la</strong> première porte parce qu'ils voyaient les collégiens<br />

traités durement ; les comédiens, ont été très bien, ils ont fait <strong>la</strong> différence, mais eux ne pouvaient pas le<br />

savoir à l'avance… (institutrice avec <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> CM1 et CM2)<br />

La visite autonome <strong>de</strong> l'exposition par <strong>de</strong>s enfants et <strong>de</strong>s jeunes appartenant à <strong>de</strong>s groupes<br />

était sans doute possible ; mais elle supposait une prise en charge par les comédiens (qui ne<br />

pouvait se produire que dans <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> faible fréquentation) et, en tout état <strong>de</strong> cause,<br />

elle nécessitait un ajustement préa<strong>la</strong>ble avec les accompagnateurs qui, en toute logique, se<br />

sentaient responsables <strong>de</strong>s enfants et <strong>de</strong>s jeunes qu'ils avaient amenés.


2. CARACTÉRISTIQUES ET ATTITUDES DES PUBLICS 25<br />

2.4 LES ENFANTS ET LES JEUNES DES STRUCTURES SOCIOCULTURELLES<br />

Représentant 13% <strong>de</strong>s visiteurs, les enfants et les jeunes venus avec les différentes structures<br />

d'animation socioculturelle (centres <strong>de</strong> loisirs, centres socioculturels, maisons <strong>de</strong>s jeunes,<br />

clubs <strong>de</strong> prévention etc.) constituent une popu<strong>la</strong>tion plus homogène que les sco<strong>la</strong>ires : ils sont<br />

en général issus <strong>de</strong>s quartiers et <strong>de</strong>s banlieues popu<strong>la</strong>ires du nord <strong>de</strong> Paris pour lesquels La<br />

<strong>Villette</strong> représente une ressource et un but <strong>de</strong> sortie. Ce sont donc très souvent <strong>de</strong>s enfants et<br />

<strong>de</strong>s jeunes d'origine immigrée dont l'âge varie d'une dizaine d'années à seize ou dix-sept ans.<br />

Les animateurs qui les accompagnent n'ont pas le profil typé <strong>de</strong>s enseignants du point <strong>de</strong> vue<br />

<strong>de</strong>s convictions personnelles et du projet éducatif. Et pour cause. Ce ne sont pas forcément<br />

eux qui ont décidé <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite <strong>de</strong> l'exposition, mais un <strong>de</strong> leurs responsables. Ils arrivent<br />

d'ailleurs parfois sans savoir exactement <strong>de</strong> quoi il s'agit si ce n'est d'une sortie à La <strong>Villette</strong> :<br />

"j'arrive avec neuf enfants ; c'est sur quoi l'exposition ?". Par ailleurs, même si le thème a été<br />

pris en compte, <strong>la</strong> visite a souvent été prioritairement décidée sur d'autres critères tels que <strong>la</strong><br />

proximité, l'image <strong>de</strong> La <strong>Villette</strong> ("on sait qu'il y a <strong>de</strong> bonnes expositions ici) et, surtout,<br />

l'interactivité et le jeu <strong>de</strong> rôle ("comme ça, ils peuvent participer, être actifs").<br />

Les enfants et les jeunes sont donc peu préparés à <strong>la</strong> visite. Dans le pire <strong>de</strong>s cas, ils n'ont<br />

aucune idée <strong>de</strong> ce qu'ils vont voir ou faire et s'embarquent dans le parcours comme ils<br />

entreraient dans une quelconque activité <strong>de</strong> loisir. Dans un scénario intermédiaire, les<br />

personnes à l'accueil <strong>de</strong> l'exposition ont pu réaliser le <strong>de</strong>gré d'impréparation du groupe et, si<br />

elles ne sont pas trop occupées, passent un moment avec les enfants ou les adolescents pour<br />

leur expliquer ce dont il s'agit et ce qu'ils vont vivre. Dans le meilleur <strong>de</strong>s cas, celui où<br />

l'animateur connaît l'exposition (parce qu'il y est déjà venu ou parce qu'un "collègue" lui en a<br />

parlé), il y a eu <strong>de</strong>s échanges préa<strong>la</strong>bles à <strong>la</strong> visite si bien que les enfants ou les jeunes sont<br />

informés du sujet, savent qu'ils vont endosser <strong>la</strong> peau d'un personnage <strong>de</strong> réfugié et atten<strong>de</strong>nt<br />

<strong>la</strong> visite avec une certaine curiosité teintée d'excitation : ils sont mobilisés.<br />

Concernant <strong>la</strong> préparation <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite mais aussi son exploitation, il faut ici souligner <strong>la</strong><br />

position spécifique <strong>de</strong> ces groupes qui n'a rien à voir avec celle <strong>de</strong>s sco<strong>la</strong>ires. Contrairement à<br />

une c<strong>la</strong>sse d'enfants ou <strong>de</strong> jeunes constituée pour toute l'année avec un suivi dans <strong>la</strong> durée par<br />

les mêmes adultes, les groupes <strong>de</strong>s structures socioculturelles sont à géométrie variable,<br />

n'existent que <strong>de</strong> façon ponctuelle et dans <strong>de</strong>s temps limités, fonctionnent avec <strong>de</strong>s encadrants<br />

qui changent dans le temps et n'ont pas d'enjeux aussi marqués que les enseignants. Compte<br />

tenu d'un tel contexte, <strong>la</strong> préparation et l'exploitation ne peuvent évi<strong>de</strong>mment s'envisager <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

même façon qu'en milieu sco<strong>la</strong>ire (comme, par exemple, avec le cahier pédagogique, qui n'a<br />

pas été utilisé <strong>de</strong> fait) et les modalités pertinentes pour ce public reste à trouver.<br />

Peu préparés, concentrés avec leur pairs le mercredi ou les vacances sco<strong>la</strong>ires sur <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ges<br />

<strong>de</strong> forte fréquentation (l'exposition a du succès), les enfants et les jeunes <strong>de</strong>s groupes<br />

socioculturels entrent donc dans l'exposition dans une posture assez peu favorable : c'est jour<br />

<strong>de</strong> vacances et ils sont là pour s'amuser et "délirer" avec les copains. De ce point <strong>de</strong> vue,<br />

comme le remarque une comédienne, "c'est un public très exigeant ; avec les gamins <strong>de</strong><br />

banlieue, il faut être parfait".<br />

La situation <strong>de</strong> visite en groupe <strong>de</strong> copains a un impact très important sur le déroulement <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

visite. Comme pour l'accompagnateur écartelé entre son rôle éducatif et son personnage dans<br />

l'exposition, il s'agit d'une question spécifique aux publics <strong>de</strong>s jeunes en groupe et <strong>de</strong>s<br />

sco<strong>la</strong>ires. La question <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> l'accompagnateur dans le dispositif <strong>de</strong> l'exposition, traitée<br />

précé<strong>de</strong>mment à propos <strong>de</strong>s sco<strong>la</strong>ires, se pose également pour ce public, mais avec moins<br />

d'acuité, semble-t-il : sans doute en raison du fait que les animateurs ont <strong>de</strong>s enjeux<br />

pédagogiques moindres que les enseignants. Par contre, les phénomènes <strong>de</strong> groupe sont plus


2. CARACTÉRISTIQUES ET ATTITUDES DES PUBLICS 26<br />

marqués dans le cas <strong>de</strong>s jeunes <strong>de</strong>s structures socioculturelles que dans le cas <strong>de</strong>s sco<strong>la</strong>ires ;<br />

très certainement en raison d'une posture <strong>de</strong> départ moins réceptive, plus axée sur l'amusement<br />

et le divertissement.<br />

Ce que l'on observe très souvent, ce sont <strong>de</strong>s groupes d'adolescents (les filles sont beaucoup<br />

moins concernées) qui, entrés ensemble dans l'exposition, choisissent le même personnage<br />

pour faire <strong>la</strong> visite ensemble. Ce faisant, ils restent effectivement "entre eux" tout au long <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> visite puisque ce fonctionnement collectif bloque l'expression <strong>de</strong>s individualités et casse par<br />

avance le processus d'i<strong>de</strong>ntification à un personnage, oblige chacun à tenir son rôle au sein du<br />

groupe plutôt qu'un rôle dans l'exposition, interdit, pour <strong>de</strong>s raisons d'image au sein du<br />

groupe, toute réaction <strong>de</strong> type émotive ou personnelle et importe dans l'exposition les attitu<strong>de</strong>s<br />

et comportements habituels à l'extérieur (p<strong>la</strong>isanterie, chahut, provocation, défis,<br />

surenchère…). C'est le groupe qui reste <strong>la</strong> référence, <strong>la</strong> réalité.<br />

Dans ces conditions, l'intérêt <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite est souvent très re<strong>la</strong>tif : au mieux, les adolescents<br />

ont passé un bon moment "à jouer les c<strong>la</strong>ndés" ; au pire, ils ont juste joué un jeu <strong>de</strong><br />

provocation jusqu'à, parfois, se faire sortir du circuit après avoir perturbé le travail <strong>de</strong>s<br />

comédiens et <strong>la</strong> visite <strong>de</strong>s autres participants.<br />

UN EXEMPLE D'UNE VISITE RATÉE<br />

Un groupe d'un centre <strong>de</strong> loisirs du quartier du Val Fourré (Mantes-<strong>la</strong>-Jolie) entre dans l'espace du<br />

chapiteau ; il y a une quarantaine d'enfants d'une douzaine d'années, quasiment tous d'origine immigrée.<br />

Les animateurs se présentent au comptoir d'accueil. Ils ne connaissent pas le thème <strong>de</strong> l'exposition (les<br />

enfants non plus, a fortiori) et <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s précisions. Une personne <strong>de</strong> l'accueil se dép<strong>la</strong>ce alors vers<br />

les enfants qui sont regroupés <strong>de</strong>vant l'entrée dans l'exposition et leur explique, dans les gran<strong>de</strong>s lignes, le<br />

sujet et ce qu'ils vont faire. Les animateurs renchérissent comme ils peuvent. Les enfants qui sont assis<br />

tout près écoutent, les autres ne peuvent pas vraiment entendre, vu le bruit ambiant, certains s'égayent et<br />

l'animateur tente <strong>de</strong> les rappeler à l'ordre.<br />

Au bout d'un moment, c'est à eux. Le groupe passe le ri<strong>de</strong>au rouge pour se retrouver dans <strong>la</strong> première salle<br />

d'exposition, zone d'accueil et <strong>de</strong> mise en condition du visiteur. Une comédienne les attend qui leur<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> se mettre en rond autour <strong>de</strong> quelques objets évoquant l'exil et <strong>de</strong> faire silence, puis tente <strong>de</strong><br />

les amener à réfléchir sur <strong>la</strong> notion d'exil à partir d'un petit numéro d'acteur. Les enfants, d'abord<br />

impressionnés, sont plutôt attentifs, du moins au début ; quelques-uns, à l'arrière, se bousculent, se<br />

donnent <strong>de</strong>s tapes sur <strong>la</strong> tête et finissent par distraire une partie du groupe. La comédienne s'interrompt :<br />

"mais où sont les animateurs ? Faites votre travail, moi je ne peux pas faire <strong>la</strong> discipline en plus… Le<br />

silence revient plus ou moins dans les rangs, à part quelques jeux <strong>de</strong> mains cachés à l'arrière… L'intérêt<br />

<strong>de</strong>s enfants s'éveille vraiment lorsque <strong>la</strong> comédienne évoquant le fait que les réfugiés fuient l'injustice leur<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> : est-ce que vous pouvez donner un exemple d'une injustice que vous avez vécu ? Les enfants se<br />

regar<strong>de</strong>nt, n'osant pas répondre, certains pouffent. Elle insiste, et un enfant se <strong>la</strong>nce : <strong>la</strong> dame <strong>de</strong> <strong>la</strong> loge au<br />

collège dit que son chien n'aime pas les noirs… Ah, ça c'est intéressant, reprend <strong>la</strong> comédienne. Et à votre<br />

avis, pourquoi <strong>de</strong>s gens peuvent avoir envie <strong>de</strong> quitter leur pays ? Pas <strong>de</strong> réponse… Il y a <strong>de</strong>s bavards à<br />

l'arrière, <strong>la</strong> comédienne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> le silence ("si vous continuez, on arrête") puis renouvelle sa question.<br />

Une réponse fuse <strong>de</strong> l'arrière, plutôt étourdie que mal intentionnée : "parce qu'au bled, y a pas <strong>de</strong> cinéma<br />

!" Rires <strong>de</strong> certains, les autres veulent savoir ce qui a été dit parce qu'ils n'ont pas entendu, <strong>la</strong> comédienne<br />

est franchement agacée : "bon, c'est terminé, passez à <strong>la</strong> salle suivante".<br />

Dans <strong>la</strong> salle suivante, un comédien explique aux enfants les règles du jeu, puis leur présente les<br />

personnages. Il y a pas mal <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> dans <strong>la</strong> salle, certains visiteurs font <strong>la</strong> queue pour <strong>la</strong> photo, d'autres<br />

consultent les panneaux <strong>de</strong>s personnages. Le groupe s'est plus ou moins disloqué et quelques enfants, qui<br />

ont repéré les ordinateurs, s'y précipitent et commencent à manipuler les souris ; ils s'excitent ("on va aller<br />

sur Internet !"), appellent leurs copains, certains se glissent sous <strong>la</strong> table et essayent <strong>de</strong> tripoter les


2. CARACTÉRISTIQUES ET ATTITUDES DES PUBLICS 27<br />

branchements.… Les animateurs viennent les rechercher. Ils font maintenant <strong>la</strong> queue pour <strong>la</strong> photo, mais<br />

comme l'attente se prolonge, <strong>la</strong> plupart repartent.<br />

Un peu plus tard, à l'entrée au pays d'origine, au moment <strong>de</strong> l'apposition <strong>de</strong> <strong>la</strong> pastille, il s'avère qu'une<br />

partie <strong>de</strong>s enfants ne connaissent même pas le nom <strong>de</strong> leur personnage ; sur indication du comédien, ceuxlà<br />

retournent avec un animateur <strong>de</strong>vant les panneaux. Ils reviennent et se présentent à l'entrée <strong>de</strong> <strong>la</strong> zone<br />

"pays d'origine". L'animateur n'a pas <strong>de</strong> pastille sur le front parce qu'il s'est spontanément mis hors jeu. Le<br />

soldat du pays d'origine l'apostrophe : "c'est quoi, ça ? tu est qui, toi ? Retourne là-bas !". Les enfants<br />

ricanent. L'animateur leur dit : "mais non, c'est <strong>de</strong>s comédiens ; ce n'est pas moi qu'ils engueulent…". La<br />

comédienne qui donne <strong>la</strong> pastille lui explique qu'il ne peut faire le parcours comme ça et qu'il doit soit être<br />

un personnage, soir aller chercher un badge d'observateur international à l'accueil. Il hésite à <strong>la</strong>isser les<br />

enfants seuls, part finalement en courant et revient avec un badge… Entre temps, les enfants sont passés<br />

dans le pays d'origine.<br />

Le reste du parcours s'effectue au petit bonheur <strong>la</strong> chance ; certains enfants (<strong>de</strong>s filles surtout) s'appliquent<br />

et cherchent à comprendre les différentes étapes ; d'autres saisissent toutes les occasions <strong>de</strong> s'amuser. A <strong>la</strong><br />

sortie, certains (<strong>de</strong>s garçons qui ont choisi Tarik) sont très déçus : "c'est nul, on n'a rien fait, on est sortis<br />

avant tout le mon<strong>de</strong> et, maintenant, on n'a même plus le droit <strong>de</strong> rentrer". Et ils essayent <strong>de</strong> tromper<br />

l'attention du médiateur en fin <strong>de</strong> parcours pour rentrer à l'envers.<br />

Pourtant, quelques cas, rares mais significatifs, démontrent qu'il pouvait en être autrement.<br />

Certains animateurs, qui connaissaient préa<strong>la</strong>blement l'exposition parce qu'ils étaient venus<br />

avant ou en avaient parlé entre eux, et qui avaient une bonne connaissance <strong>de</strong>s jeunes parce<br />

qu'issus <strong>de</strong>s mêmes milieux et ayant le même vécu, ont organisé <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> visite telles<br />

que l'exposition puisse être une expérience intéressante pour ce public : ils ont notamment<br />

emmené très peu <strong>de</strong> jeunes en même temps, leur ont expliqué <strong>de</strong> quoi il s'agissait, les ont<br />

séparés en les faisant entrer dans l'exposition avec <strong>de</strong>s visiteurs individuels et en leur<br />

<strong>de</strong>mandant <strong>de</strong> choisir <strong>de</strong>s personnages différents. Et on verra, dans le <strong>de</strong>rnier chapitre, le<br />

profit qui pouvait être tiré <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite par ce public, notamment par les jeunes d'origine<br />

immigrée.<br />

- Djamel en a pris très peu, huit, et les a fait passer <strong>de</strong>ux par <strong>de</strong>ux avec <strong>de</strong>s visiteurs normaux et leur disant<br />

<strong>de</strong> ne pas prendre le même personnage. Mais lui y avait été avant avec <strong>de</strong>s copains et il est très pédago, il<br />

a une expérience <strong>de</strong>s ados : un tout seul peut être adorable, et le même peut être atroce en groupe. A mon<br />

avis, il faut former, préparer les accompagnateurs pour une exposition comme ça. Lui, il avait préparé<br />

avant : il avaient emmené les jeunes à une exposition photos, puis rencontrer une association d'enfants<br />

maliens (...) Il faut aussi casser le groupe pour que les individualités se mettent en p<strong>la</strong>ce sinon ils<br />

s'inhibent entre eux. : quand ils sont entre eux, surtout les ados, il ne faut surtout pas montrer ce qu'on<br />

ressent à ses potes, son émotion, qu'on est ému, donc ils font les cons. Et si en plus ils pensent qu'ils<br />

viennent s'éc<strong>la</strong>ter… Et comme ils savent parfaitement mettre à bout les gens quand ils sont en groupe,<br />

c'est sur qu'avec tout ça, ça ne peut pas marcher… (animatrice)<br />

2.5 LA QUESTION PRIMORDIALE D'UNE GESTION DIFFERENCIEE DES PUBLICS<br />

Il est c<strong>la</strong>ir qu'une exposition comme Un voyage pas comme les autres , dont le<br />

fonctionnement et le "mo<strong>de</strong> d'emploi" étaient complexes, nécessitait, plus encore que les<br />

autres, l'organisation <strong>de</strong> conditions <strong>de</strong> visite ajustées à chaque public, mais aussi, en amont, y<br />

compris dans <strong>la</strong> mise en scène, <strong>la</strong> prise en compte <strong>de</strong>s dispositions et <strong>de</strong>s postures mentales <strong>de</strong><br />

chacun à l'arrivée.<br />

Or il semble bien qu'en l'occurrence, l'exposition ait plutôt été conçue comme un système<br />

général d'offre, c'est à dire, en fait, pour une clientèle c<strong>la</strong>ssique d'adultes venus,<br />

éventuellement accompagnés <strong>de</strong> leurs enfants, dans le cadre d'une démarche individuelle et


2. CARACTÉRISTIQUES ET ATTITUDES DES PUBLICS 28<br />

sur une motivation personnelle. Et, sauf exceptions, <strong>la</strong> visite s'est très bien déroulée en ce qui<br />

les concerne. Et il en a été <strong>de</strong> même pour leurs enfants, ce qui prouve bien que les modalités<br />

<strong>de</strong> visite jouaient un rôle déterminant et que les conditions d'utilisation <strong>de</strong> l'offre doivent être<br />

considérés comme faisant partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> l'offre.<br />

Les choses se sont par contre moins bien passées pour les publics <strong>de</strong>s jeunes en groupe, et en<br />

particulier pour les jeunes <strong>de</strong>s structures socioculturelles, qui ont du se servir comme ils ont<br />

pu d'une offre mal ajustée à leur situation : les accompagnants ont souvent peiné à trouver leur<br />

p<strong>la</strong>ce dans le dispositif, <strong>la</strong> scénographie s'accommodait mal <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation <strong>de</strong> visite collective<br />

(faire partie d'un groupe <strong>de</strong> dix "Tarik" pénalise évi<strong>de</strong>mment le principe d'i<strong>de</strong>ntification<br />

individuelle et l'effet <strong>de</strong> mise en situation <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne), les personnages les plus propices à<br />

susciter un processus d'i<strong>de</strong>ntification chez ce public étaient peu nombreux, les visites ont<br />

souvent eu lieu dans <strong>de</strong>s contextes <strong>de</strong> surfréquentation… A ces <strong>la</strong>cunes <strong>de</strong> l'offre vient se<br />

surajouter un terrain peu favorable : motivation plus faible, voire inexistante <strong>de</strong>s participants<br />

(il s'agit <strong>de</strong> publics "prescrits"), manque total <strong>de</strong> préparation pour une partie d'entre eux,<br />

disposition d'esprit peu propice à <strong>la</strong> réceptivité.<br />

On peut donc, <strong>de</strong> façon schématique, considérer que le dispositif général <strong>de</strong> l'exposition -<br />

incluant le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> "recrutement" <strong>de</strong>s visiteurs et le travail éventuel <strong>de</strong> préparation à <strong>la</strong> visite<br />

- était très efficace pour faire rentrer le visiteur individuel dans le jeu proposé, d'une efficacité<br />

plus aléatoire vis-à-vis du public sco<strong>la</strong>ire, et nettement mal adapté au public <strong>de</strong>s structures<br />

socioculturelles. Si l'on rapporte ce constat aux objectifs annoncés <strong>de</strong> l'exposition "favoriser <strong>la</strong><br />

prise <strong>de</strong> conscience d'un <strong>la</strong>rge public - et notamment le public jeune - aux causes et<br />

conséquences <strong>de</strong> l'exil et à <strong>la</strong> situation <strong>de</strong>s réfugiés dans le mon<strong>de</strong>", on voit apparaître une<br />

certaine contradiction.<br />

En effet, le public individuel (adulte et intentionnel) était celui auquel l'exposition était le<br />

mieux adapté, mais c'était aussi le moins nombreux (20% <strong>de</strong>s visiteurs) et, surtout, celui qui,<br />

en arrivant, était déjà sensibilisé aux valeurs, à <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> conscience que vou<strong>la</strong>it promouvoir<br />

et déclencher l'exposition : pour <strong>la</strong> majorité, <strong>de</strong>s militants contre l'oppression et l'injustice ou,<br />

du moins, <strong>de</strong> sympathisants <strong>de</strong> ces causes, qui transmettent ces références à leurs enfants,<br />

entre autres en les amenant à l'exposition.<br />

A l'autre extrême, <strong>la</strong> cible vis-à-vis <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle le "progrès" potentiel pouvait être le plus grand<br />

était évi<strong>de</strong>mment constituée <strong>de</strong>s publics les moins pré-sensiblisés à l'arrivée dans l'exposition ;<br />

en l'occurrence, le public <strong>de</strong>s jeunes amenés par les structures socioculturelles. Le public qui<br />

constitue <strong>la</strong> cible théoriquement <strong>la</strong> plus intéressante par rapport aux enjeux <strong>de</strong> l'exposition<br />

s'avère ainsi le plus "mal traité" alors qu'il est, en plus, le plus difficile à gérer : comme on l'a<br />

vu, avec ce public, l'approximation ne pardonne pas.


3. LES CONDITIONS DE L'EFFICACITE DU DISPOSITIF 29<br />

3. LES CONDITIONS DE L'EFFICACITE DU DISPOSITIF<br />

Après l'examen, d'une part, <strong>de</strong>s principes et <strong>de</strong>s mécanismes très spécifiques du<br />

fonctionnement <strong>de</strong> l'exposition, d'autre part, <strong>de</strong>s profils et <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s différents visiteurs,<br />

le présent chapitre vise à mettre en évi<strong>de</strong>nce les conditions <strong>de</strong> l'efficacité du dispositif du<br />

point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> son utilisation par le public. Il ressort en effet <strong>de</strong> l'observation <strong>de</strong>s faits qu'un<br />

certain nombre <strong>de</strong> facteurs - dont certains ont été abordés indirectement ou partiellement dans<br />

l'analyse <strong>de</strong>s publics - ont une inci<strong>de</strong>nce déterminante sur le bon fonctionnement <strong>de</strong><br />

l'exposition, autrement dit sur une participation à <strong>la</strong> visite dans le sens souhaité par les<br />

organisateurs.<br />

3.1. DEUX SITUATIONS D'ECHEC<br />

Le refus <strong>de</strong> l'exposition<br />

On a évoqué plusieurs fois le fait que le principe d'interactivité avait permis d'attirer un public<br />

beaucoup plus <strong>la</strong>rge et plus divers que ne l'aurait fait le seul thème <strong>de</strong> l'exposition. Il faut<br />

pourtant remarquer, même s'il s'agit d'un phénomène très minoritaire, que l'idée du jeu <strong>de</strong> rôle<br />

peut aussi être dissuasive et donc écarter d'emblée une certaine catégorie <strong>de</strong> visiteurs.<br />

Les raisons mises en avant par ceux-ci, rencontrés au hasard <strong>de</strong> discussions à propos <strong>de</strong><br />

l'exposition, sont schématiquement les suivantes :<br />

- je déteste me mettre en scène, je déteste les jeux <strong>de</strong> rôle,<br />

- je trouve obscène <strong>de</strong> faire un jeu à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> souffrance <strong>de</strong>s autres, même si c'est pour <strong>la</strong><br />

bonne cause,<br />

- je n'ai pas besoin <strong>de</strong> voir quelqu'un souffrir ou <strong>de</strong> souffrir moi-même pour condamner <strong>la</strong><br />

violence et l'injustice : c'est une position morale,<br />

- je refuse <strong>la</strong> violence, l'injustice, le mépris et je n'ai donc pas envie d'y être confronté(e) et<br />

encore moins d'y être soumis(e), même si c'est dans le cadre d'un jeu.<br />

Sans aller jusqu'au refus <strong>de</strong> venir à l'exposition, on constate qu'un certain nombre <strong>de</strong> visiteurs<br />

éprouvent quelque ma<strong>la</strong>ise avant <strong>de</strong> venir et s'interrogent sur leurs motivations profon<strong>de</strong>s : "en<br />

partant, je me disais : qu'est-ce que je viens faire là-<strong>de</strong>dans ? est-ce que je viens faire ce<br />

parcours par voyeurisme, sadisme, masochisme… ?".<br />

La surfréquentation<br />

Sur un tout autre registre, <strong>la</strong> surfréquentation - estimée en l'occurrence par les comédiens à<br />

plus <strong>de</strong> 350 enfants ou 500 adultes par jour 7 - a une inci<strong>de</strong>nce désastreuse sur le déroulement<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> visite.<br />

7 Cf. compte rendu <strong>de</strong> <strong>la</strong> réunion du mercredi 5 mai au CCFD.


3. LES CONDITIONS DE L'EFFICACITE DU DISPOSITIF 30<br />

A un premier niveau, qui n'est pas spécifique à ce type d'exposition, <strong>la</strong> surfréquentation induit<br />

différents phénomènes tels que bruit, fatigue, dispersion, inconfort… et, surtout, attente<br />

prolongée <strong>de</strong>s visiteurs aux différents points <strong>de</strong> passage du parcours. On peut considérer que<br />

ces effets contribuent à l'efficacité <strong>de</strong> <strong>la</strong> mise en situation (les réfugiés passent aussi beaucoup<br />

<strong>de</strong> temps à attendre, vivent <strong>de</strong>s situations difficiles, etc.) mais dans une certaine mesure<br />

seulement : quand un groupe est obligé d'interrompre une visite parce que le car n'attendra<br />

pas, que <strong>de</strong>s enfants chahutent parce qu'ils atten<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>puis trois quart d'heure d'entrer dans le<br />

pays d'origine, qu'on est obligé <strong>de</strong> dire à une personne plongée dans le spectacle d'une vidéo<br />

au camp <strong>de</strong> réfugiés qu'il faut maintenant y aller parce que "ça va fermer", <strong>la</strong> visite est<br />

évi<strong>de</strong>mment plus ou moins ratée. Par ailleurs, le stress <strong>de</strong>s comédiens, qui se trouvent alors<br />

p<strong>la</strong>cés dans <strong>de</strong> mauvaises conditions <strong>de</strong> travail (il faut aller plus vite et gérer un plus grand<br />

nombre <strong>de</strong> visiteurs en moins <strong>de</strong> temps), pénalise fortement <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> leur prestation et, du<br />

même coup, celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite.<br />

Mais, à un <strong>de</strong>uxième niveau, <strong>la</strong> surfréquentation induit un dysfonctionnement beaucoup plus<br />

grave puisqu'elle met en cause le principe central <strong>de</strong> mise en situation du visiteur : il est<br />

difficile, comme on l'a évoqué à propos <strong>de</strong>s jeunes qui restent en ban<strong>de</strong> pour <strong>la</strong> visite, <strong>de</strong><br />

s'i<strong>de</strong>ntifier et <strong>de</strong> vivre son personnage quand on est dix "Tarik" ou dix "Leï<strong>la</strong>" ensemble, qu'on<br />

ne peut pas répondre aux questions <strong>de</strong> l'agent <strong>de</strong> l'OFPRA "parce qu'avec nous, il y avait une<br />

gran<strong>de</strong> gueule, et c'est toujours lui qui prenait <strong>la</strong> parole", qu'on rencontre <strong>de</strong>ux fois le même<br />

comédien au cours <strong>de</strong> son parcours (parce qu'il s'est dép<strong>la</strong>cé vers une zone engorgée pour<br />

réguler le flux <strong>de</strong>s visiteurs) ou qu'un comédien arrive en disant : "je sépare l'OFPRA en <strong>de</strong>ux<br />

; <strong>la</strong> moitié, suivez-moi"…<br />

- De façon générale, ils ont apprécié l'exposition, les comédiens, etc. Mais l'exposition a eu un tel succès<br />

qu'ils ont fait du surbooking. Donc il y avait trop <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>, et les comédiens étaient stressés, speedés, et<br />

donc on était expédiés. A un moment, il y avait dix O<strong>la</strong>ngi en même temps que moi et, du coup, ça perdait<br />

<strong>la</strong> force d'impact : pour moi, ça va, mais pour un jeune qui accepte <strong>de</strong> jouer le jeu, on voit trop que c'est<br />

un procédé. A un moment, on était cinquante personnes à l'OFPRA, et une comédienne est arrivée et a dit<br />

: "allez, je sépare l'OFPRA en <strong>de</strong>ux ; <strong>la</strong> moitié, suivez-moi". Et donc l'essai était un peu manqué…<br />

D'ailleurs, les terminales, qui avaient vu Devoir <strong>de</strong> mémoire l'an <strong>de</strong>rnier, ont trouvé géniale l'idée<br />

d'interactivité mais ont trouvé que c'était moins bien préparé. Heureusement, après l'exposition, il y a eu<br />

un moment fort qui a racheté le reste : un échange avec les comédiens qui leur ont dit qu'ils étaient euxmêmes<br />

<strong>de</strong>s réfugiés. (professeur d'histoire, c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> première et terminale)<br />

- Le parcours a été différent pour les c<strong>la</strong>sses suivant les conditions <strong>de</strong>s visite et les enjeux que les élèves y<br />

mettaient. Pour les cinquièmes, les conditions étaient idéales : c'était un mercredi matin, il n'y avait pas<br />

trop <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>, chacun avait son personnage… Les comédiens ont dit qu'ils n'avaient jamais vu <strong>de</strong>s élèves<br />

aussi impliqués. Par contre, pour les troisièmes techno, il y avait trois autres groupes en même temps<br />

qu'eux et ils ont refusé <strong>de</strong> jouer : ils étaient à quatre sur chaque personnage parce qu'il y avait <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

pression ; ils ne sont pas entré dans <strong>la</strong> peau <strong>de</strong> leur personnage, ils sont restés entre eux et sont passés à<br />

côté <strong>de</strong>s trois quart <strong>de</strong> l'exposition. A <strong>la</strong> fin, ils avaient pas compris : ni leur histoire, ni les obstacles<br />

rencontrés, ni pourquoi ils avaient été refusés ou acceptés… (professeur d'histoire, géographie, éducation<br />

civique, venue plusieurs fois avec <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> collège <strong>de</strong> différents niveaux)<br />

Sur un mo<strong>de</strong> plus mineur, <strong>la</strong> signalétique, essentielle dans un dispositif fondé sur une<br />

progression du visiteur dans l'espace, s'est révélé insuffisante. Et aller <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à un<br />

comédien qui vient <strong>de</strong> vous reprocher <strong>de</strong> soigner les terroristes en Algérie : "je ne trouve pas<br />

ma tirette, par où je dois aller maintenant ?", cassait aussi l'effet <strong>de</strong> mise en situation.


3. LES CONDITIONS DE L'EFFICACITE DU DISPOSITIF 31<br />

3.2 UNE CONDITION NECESSAIRE : L'EXISTENCE D'UN PROJET<br />

Comme dans le cas <strong>de</strong> l'exposition 1914-1998 Le travail <strong>de</strong> Mémoire, les observations<br />

convergent sur le fait que <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> <strong>la</strong> participation et les apports <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite sont à <strong>la</strong><br />

mesure du projet dans lequel celle-ci s'inscrit.<br />

Le projet <strong>de</strong>s visiteurs adultes est en quelque sorte inhérent à leur présence dans l'exposition.<br />

Dans le cas <strong>de</strong> ce public "intentionnel", en effet, le projet est ce qui fon<strong>de</strong> <strong>la</strong> visite, ce qui <strong>la</strong><br />

justifie, c'est <strong>la</strong> motivation <strong>de</strong> visite, qu'elle s'exprime implicitement sous forme d'adhésion à<br />

<strong>de</strong>s valeurs <strong>de</strong> justice, <strong>de</strong> respect <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> l'homme, <strong>de</strong> solidarité… ou qu'elle soit<br />

exprimée explicitement par le désir "<strong>de</strong> voir d'un plus près ce que vit un réfugié", "<strong>de</strong> vivre un<br />

peu plus concrètement les choses", "<strong>de</strong> s'impliquer un peu plus pour savoir ce qu'ils vivent" ;<br />

pour certains visiteurs, cette motivation se double "d'une curiosité pour le concept<br />

d'interactivité", "<strong>de</strong> l'envie <strong>de</strong> voir comment c'était présenté" ; et, dans le cas <strong>de</strong>s parents, le<br />

projet s'enrichit aussi d'une facette éducative dans <strong>la</strong> mesure où "l'exposition, avec cette forme<br />

interactive, est un moyen intéressant pour les enfants parce que ça permet <strong>de</strong> leur faire<br />

comprendre les choses <strong>de</strong> façon concrète".<br />

Les publics "prescrits" <strong>de</strong>s sco<strong>la</strong>ires ou <strong>de</strong>s jeunes <strong>de</strong>s structures socioculturelles (tout comme<br />

les enfants <strong>de</strong>s visiteurs individuels) n'ont, par définition, pas <strong>de</strong> projet ni <strong>de</strong> motivation a<br />

priori puisque ce ne sont pas eux qui ont décidé <strong>de</strong> venir mais leurs enseignants, animateurs,<br />

parents… qui ont, eux, un projet sur eux. Dans leur cas, tout se joue donc à partir du projet <strong>de</strong><br />

"l'éducateur", au sens <strong>la</strong>rge du terme : c'est autour <strong>de</strong> ce projet pédagogique ou éducatif<br />

(alimenter le cours d'instruction civique ou d'histoire par une approche concrète <strong>de</strong> <strong>la</strong> question<br />

<strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> l'homme ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> résistance face à l'oppression, ouvrir l'école sur une question<br />

<strong>de</strong> société…) que se construit <strong>la</strong> motivation <strong>de</strong>s enfants ou <strong>de</strong>s jeunes pour l'exposition ; c'est<br />

ce projet qui structure <strong>la</strong> préparation <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite et, ensuite, suscite son exploitation. Le profit<br />

tiré <strong>de</strong> l'expérience est à <strong>la</strong> mesure <strong>de</strong> <strong>la</strong> qualité du projet <strong>de</strong> l'adulte : sans projet ou à projet<br />

minimum (une sortie pour l'après-midi), pas <strong>de</strong> profit possible pour ces publics (si ce n'est,<br />

éventuellement, une bonne après-midi).<br />

Le comportement <strong>de</strong>s publics jeunes dans l'exposition, plus spontané et extériorisé que celui<br />

<strong>de</strong>s adultes est particulièrement éc<strong>la</strong>irant <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue : plus les accompagnateurs<br />

(parents, enseignants, animateurs…) ont un projet fort, plus le terrain a été préparé, plus les<br />

enfants sont concentrés et réceptifs. Ce facteur joue <strong>de</strong> façon absolument déterminante : on a<br />

ainsi vu <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses d'enfants dont on pouvait craindre qu'ils soient trop jeunes pour<br />

comprendre l'exposition se comporter <strong>de</strong> façon plus impliquée et plus intelligente que <strong>de</strong>s<br />

jeunes <strong>de</strong> dix-huit ans.<br />

3.3 LA DÉRIVE D'UNE PARTICIPATION LIMITEE AU JEU DE ROLE<br />

On a vu à quel point le principe <strong>de</strong> mise en situation, notamment par le jeu <strong>de</strong> l'interactivité, a<br />

pu servir efficacement l'exposition à différents points <strong>de</strong> vue : en attirant un public é<strong>la</strong>rgi, en<br />

réalisant une très gran<strong>de</strong> cohérence entre le fond et <strong>la</strong> forme, en constituant une expérience<br />

sensible nouvelle y compris pour le public déjà sensibilisé, en touchant profondément les<br />

visiteurs … On a aussi signalé que ce principe pouvait être dissuasif pour certains, mais qu'il<br />

s'agissait d'un problème finalement très mineur en regard <strong>de</strong>s gains <strong>de</strong> fréquentation.<br />

L'interactivité pose cependant une question <strong>de</strong> fond : celle d'une dérive facile selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong><br />

participation du visiteur se cantonne au jeu <strong>de</strong> rôle, autrement dit d'une situation où le jeu<br />

prend le pas sur le contenu, où le moyen se substitue à <strong>la</strong> fin.


3. LES CONDITIONS DE L'EFFICACITE DU DISPOSITIF 32<br />

Comme on l'a dit, <strong>la</strong> très gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s visiteurs ressortent enthousiastes <strong>de</strong> l'exposition<br />

(indépendamment <strong>de</strong> <strong>la</strong> gravité <strong>de</strong>s sentiments que celle-ci peut provoquer) et tiennent <strong>de</strong>s<br />

propos très positifs à son sujet. Mais cet enthousiasme <strong>de</strong>vient suspect dans le cas <strong>de</strong>s jeunes<br />

ou <strong>de</strong>s enfants dont on a vu qu'ils n'arrivaient pas dans une disposition adéquate et dont <strong>la</strong><br />

visite ne se dérou<strong>la</strong>it pas pour eux dans <strong>de</strong> bonnes conditions. Et <strong>de</strong> fait, il s'avère que pour<br />

bon nombre <strong>de</strong> ceux-là, <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> <strong>la</strong> scénographie et du jeu <strong>de</strong>s acteurs leur a permis <strong>de</strong><br />

passer une heure à jouer une fiction très prenante mais sans entrer en aucune façon dans une<br />

compréhension et une réflexion sur <strong>la</strong> problématique <strong>de</strong> fond proposée par l'exposition. En ce<br />

sens, pour eux, <strong>la</strong> visite est réussie parce qu'ils sont bien entrés dans le jeu, et dans un jeu<br />

excitant, mais il n'y a plus <strong>de</strong> sens à <strong>la</strong> visite parce que ce jeu a pris le pas sur le contenu.<br />

En témoignent leur propos à <strong>la</strong> sortie, entièrement focalisés sur le jeu <strong>de</strong>s acteurs ("les acteurs<br />

sont géniaux") et sur ce qui leur est arrivé au cours du jeu <strong>de</strong> rôle ("j'ai même pas eu <strong>la</strong><br />

prison") alors que par ailleurs ils n'ont saisi ni le contenu <strong>de</strong> l'exposition, ni l'histoire <strong>de</strong> leur<br />

personnage ("je me suis bien amusé", "j'ai adoré et c'est drôle"…). Pour eux, le personnage n'a<br />

été que le support du jeu <strong>de</strong> rôle, alors qu'au contraire, le jeu <strong>de</strong> rôle <strong>de</strong>vait servir <strong>de</strong> support,<br />

en quelque sorte, au personnage.<br />

- Les acteurs, c'est <strong>de</strong> <strong>la</strong> bombe, surtout le flic - CDLG en force<br />

- C'était d'<strong>la</strong> balle : on s'est perdu, on a galéré. Dommage qu'on n'a pas fait plus d'activités !<br />

- C'était super bien. J'ai passé un bon moment. Encore bravo !<br />

- Le coup <strong>de</strong>s menottes à améliorer avec <strong>de</strong>ux menottes - Algérie en force<br />

- C'était vraiment super mais trop court, surtout quand on se fait éjecter illico. Mais sinon c'était trop bien.<br />

- Salut, c'était super, surtout Tarik le c<strong>la</strong>ndé (ou le beau gosse)<br />

En témoigne aussi le fait que seule <strong>la</strong> première partie <strong>de</strong> l'exposition retient leur attention<br />

"parce qu'il y a du suspense", "ça fait peur", "au début, c'est génial, mais après c'est nul parce<br />

qu'il ne se passe plus rien". Même si, comme on peut s'y attendre <strong>de</strong> <strong>la</strong> part d'enfants ou <strong>de</strong><br />

jeunes, ils sont plus sensibles au concret, à l'action, leur désintérêt complet <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième<br />

partie montre que l'issue du parcours <strong>de</strong> leur personnage ne les intéresse pas ; ce qui signifie<br />

qu'ils ne sont pas entrés dans l'histoire du réfugié qu'ils jouaient.<br />

Témoigne enfin d'une participation cantonnée au seul jeu <strong>de</strong> rôle <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir<br />

manifeste à vivre <strong>de</strong>s situations brutalité, d'agression, <strong>de</strong> mauvais traitements : "c'était bien<br />

mais pas assez dur, pas assez long, on n'était pas assez maltraitées" disent ces collégiennes à<br />

<strong>la</strong> sortie. Ce qui apparaît aux autres visiteurs comme insupportable parce qu'ils transposent sur<br />

ce qu'a vécu le réfugié réel ne déclenche, chez eux, que <strong>de</strong> l'excitation parce qu'ils ne le vivent<br />

que comme une fiction, néanmoins suffisamment réaliste pour être excitante. C'est à peu près<br />

<strong>la</strong> définition même du jeu…<br />

De ce point <strong>de</strong> vue, il faut sans doute re<strong>la</strong>tiviser le trouble manifesté par un certain nombre<br />

d'enseignants qui s'interrogent sur les raisons profon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> leurs élèves à éprouver du p<strong>la</strong>isir à<br />

être maltraités : "en apparence, ils ont bien vécu l'ensemble et, même, ils ont été enthousiastes.<br />

Mais mon bi<strong>la</strong>n à moi est très mitigé : mes élèves ont surtout aimé le rentre-<strong>de</strong>dans, et s'ils<br />

fonctionnent au premier <strong>de</strong>gré, c'est pas <strong>la</strong> peine. S'ils sortent ravis qu'on les ait traités comme<br />

<strong>de</strong>s pauvres mecs, c'est raté". Plutôt que l'expression <strong>de</strong> tendances masochistes, on pourrait y<br />

voir plus simplement <strong>la</strong> tendance finalement assez naturelle - même chez les grands - à tirer<br />

parti d'un contexte <strong>de</strong> jeu qui vous est offert pour jouer, ou encore le p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> jouer "à <strong>la</strong><br />

guerre" comme ces trois enfants observés en train <strong>de</strong> s'amuser à sauter sur les mines en<br />

retombant dans <strong>de</strong>s positions <strong>de</strong> pantins désarticulés…


3. LES CONDITIONS DE L'EFFICACITE DU DISPOSITIF 33<br />

En conclusion, il faut se résoudre à ce que ce type d'exposition comporte certains risques. En<br />

effet, il faut que le contexte <strong>de</strong> jeu soit assez puissant pour permettre l'immersion mais, ce<br />

faisant, on <strong>la</strong>isse <strong>la</strong> porte ouverte à ce que certains se saisissent <strong>de</strong> ce contexte pour en rester<br />

au jeu. Ce n'est pas au niveau du jeu <strong>de</strong> rôle que ce risque peut être régulé, mais en amont : par<br />

l'existence d'un projet qui donne un sens et un contenu au jeu <strong>de</strong> rôle.<br />

3.4 LA QUESTION DE LA VIOLENCE<br />

Quasiment tous les visiteurs interrogés évoquent, directement ou indirectement, <strong>la</strong> violence à<br />

<strong>la</strong>quelle ils ont été soumis : violences du contexte (bruits, c<strong>la</strong>quement <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> prison,<br />

cris, enfermement…), violences individuelles (agressions verbales, obligation <strong>de</strong> crier <strong>de</strong>vant<br />

les autres visiteurs, <strong>de</strong> se mettre à genoux, <strong>de</strong> donner son collier ou sa montre, passeport<br />

froissé…), violence <strong>de</strong>s procédures (refus <strong>de</strong>s arguments, <strong>de</strong> <strong>la</strong> bonne foi, attente forcée…) et,<br />

plus généralement, toutes les manifestations physiques ou mentales <strong>de</strong> l'abus <strong>de</strong> pouvoir et <strong>de</strong><br />

l'arbitraire.<br />

Cette violence est généralement évaluée comme difficile à supporter mais comme néanmoins<br />

justifiée pour plusieurs raisons : c'est le reflet <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité ; c'est une participation très mineure<br />

à <strong>la</strong> souffrance <strong>de</strong>s réfugiés, un vécu encore très atténué <strong>de</strong> leurs difficultés ; il faut ce côté<br />

dramatique pour réaliser vraiment les choses et s'en rappeler.<br />

- Les comédiens étaient très bien. Bien sûr qu'ils al<strong>la</strong>ient trop loin ; ça fait partie <strong>de</strong> ce qu'ils <strong>de</strong>vaient<br />

faire. Pas trop loin, mais très loin ; et c'est eux qui avaient le pouvoir donc ils pouvaient en abuser.<br />

(femme, 29 ans, commerciale)<br />

- C'était assez violent mais juste, normal. C'est pas mal, quelquefois, que les enfants soient un peu<br />

malmenés… (institutrice)<br />

- L'acteur m'a engueulée : "pute, salope, etc…". Il a été très fort mais c'était très bien, comme quand on<br />

m'a pris ma montre pour pouvoir prendre le bateau c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stinement : il faut ça sinon on ne voit pas les<br />

contraintes et les difficultés… (jeune fille, 23 ans, attaché commerciale dans une société d'intérim)<br />

Pourtant, on observe que, parfois, <strong>la</strong> violence peut induire <strong>de</strong>s dysfonctionnements par rapport<br />

au déroulement du parcours. Trois situations se présentent en réaction à ce que les visiteurs<br />

vivent comme un excès <strong>de</strong> violence.<br />

Dans certains cas, trop <strong>de</strong> violence casse le mécanisme <strong>de</strong> mise en situation parce qu'il fait<br />

toucher du doigt <strong>la</strong> limite <strong>de</strong> <strong>la</strong> simu<strong>la</strong>tion et renvoie au fait que c'est du théâtre.<br />

- J'ai été très touchée par le départ, le moment où cette comédienne fait un speech <strong>de</strong>vant une valise et <strong>la</strong><br />

photo <strong>de</strong> ses grand-parents. Là, j'ai été mise en condition, et en attendant le passeport, je me suis dit :<br />

qu'est-ce qui va m'arriver ? J'ai vu le type qui donne les visas et le contact a été très difficile (c'est <strong>de</strong>s très<br />

bons comédiens) et là, j'ai eu les <strong>la</strong>rmes aux yeux et j'ai dit à mon ami : je crois que je ne vais pas pouvoir.<br />

Mais après, une fois dans l'action, je suis un peu sortie du truc parce que j'y croyais pas. J'étais pas<br />

vraiment impressionnée par le type à <strong>la</strong> mitraillette qui m'appe<strong>la</strong>it <strong>la</strong> vieille, etc. C'était un peu faux, cette<br />

volonté d'humilier, <strong>de</strong> faire peur, <strong>de</strong> violence, alors qu'en vrai, il aurait du cogner. Là, c'est <strong>la</strong> limite<br />

absolue <strong>de</strong> <strong>la</strong> comédie ; j'ai senti le faux <strong>de</strong> <strong>la</strong> chose car on ne pouvait aller jusqu'au bout. La limite dans<br />

son dialogue, c'est qu'il n'était qu'un comédien français payé pour ça, et moi une visiteuse d'exposition.<br />

(femme, 53 ans, travaille dans un organisme <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong>s foyers <strong>de</strong> travailleurs migrants)<br />

J'ai trouvé ça un peu dur, un peu trop. Ma fille a aussi été très frappé au niveau du passeur qui vou<strong>la</strong>it me<br />

prendre mon collier. J'ai fini par donner ma montre car ma fille commençait à se sentir mal… Avec mon<br />

mari, on a trouvé que c'était trop et on a failli partir à un moment donné parce qu'on risque <strong>de</strong> rester sur le


3. LES CONDITIONS DE L'EFFICACITE DU DISPOSITIF 34<br />

côté théâtral <strong>de</strong> l'opération alors que le but, c'est <strong>de</strong> comprendre les mécanismes, d'expliquer ; et encore,<br />

nous, on avait plus <strong>de</strong> distance que nos enfants puisqu'on expliquait… En même temps, ce côté<br />

dramatique les ai<strong>de</strong>ra sûrement à se rappeler plus que dans une exposition c<strong>la</strong>ssique ; mais il n'en faut pas<br />

trop… (femme, une quarantaine d'année, responsable d'une association <strong>de</strong> solidarité)<br />

Il arrive aussi que, pour se protéger d'une violence difficile à supporter, le visiteur quitte<br />

mentalement le jeu en abandonnant provisoirement son i<strong>de</strong>ntification au personnage et se<br />

repositionne dans <strong>la</strong> réalité : c'est une exposition, ce sont <strong>de</strong>s comédiens, c'est du théâtre…<br />

- Il a fait une boule avec mon passeport, l'a mis dans sa bouche et puis l'a recraché en disant : ramasse.<br />

Quand ça va trop loin, comme ça, on reprend <strong>la</strong> réalité pour se rassurer et ça casse le processus…<br />

(étudiante)<br />

- Une autre chose qui m'a marquée dans <strong>la</strong> première partie, c'est un homme qui m'a agressée, emmené dans<br />

un coin pour simuler le viol… C'était très bien fait, mais il faut faire attention avec <strong>de</strong>s gens qui ne sont<br />

peut-être pas prêts à ça ou qui ont vécu un abus sexuel, choses qui peuvent remonter. Moi, ça m'a fait<br />

bizarre, mais je me suis protégée en me mettant dans une bulle. Après, j'ai discuté avec ma copine et on<br />

s'est dit qu'il fal<strong>la</strong>it faire attention… (femme, 34 ans, animatrice pour adolescents)<br />

Enfin, il arrive que <strong>de</strong>s visiteurs "craquent" et ne supportent plus l'agression : ils sortent<br />

physiquement <strong>de</strong> l'exposition.<br />

Il est c<strong>la</strong>ir que dans ces différentes situations, le niveau atteint a porté préjudice au bon<br />

déroulement <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite et, sans entrer pour le moment dans une discussion sur le seuil<br />

approprié <strong>de</strong> violence, on peut s'interroger sur le bien-fondé d'aller jusqu'à fourrer un<br />

passeport roulé en boule dans <strong>la</strong> bouche d'une jeune fille en lui disant "ouvre <strong>la</strong> bouche,<br />

salope, on voit que tu as l'habitu<strong>de</strong>"… On doit également se poser <strong>la</strong> question <strong>de</strong> l'origine <strong>de</strong><br />

cette dérive.<br />

Bien évi<strong>de</strong>mment, <strong>la</strong> violence à <strong>la</strong>quelle est soumise le visiteur est provoquée principalement<br />

par les comédiens. Or il apparaît que certains d'entre eux ne sont pas neutres par rapport à <strong>la</strong><br />

question <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence, notamment ceux qui, réfugiés, l'ont subie en tant que personne. On en<br />

prendra pour preuve l'existence <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux attitu<strong>de</strong>s opposées : d'un côté <strong>de</strong>s comédiens évitent<br />

certains postes impliquant l'exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence, <strong>de</strong> l'autre, d'autres s'en accommo<strong>de</strong>nt et,<br />

même, d'une certain façon y trouvent leur compte .<br />

- Moi, j'aime le poste d'entrée dans le pays d'origine (quand on donne <strong>la</strong> pastille) et le <strong>de</strong>uxième poste<br />

(quand on explique l'exposition) parce que c'est <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> confiance, dialogue, s'assurer que les gens<br />

ont compris. Le pays d'origine, je ne pourrais pas : je n'ai pas envie <strong>de</strong> faire vivre ce que j'ai vécu à <strong>de</strong>s<br />

visiteurs. (une comédienne)<br />

- Le pays d'origine, je ne suis pas restée très longtemps ; j'ai <strong>de</strong>s difficultés à dire <strong>de</strong>s gros mots, à faire<br />

violence… (une comédienne)<br />

- Moi, je suis violent, et ça me sou<strong>la</strong>ge ; <strong>de</strong> toute façon, c'est <strong>de</strong>s choses violentes et on est encore très loin<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité…" (un comédien)<br />

Dans ces <strong>de</strong>ux attitu<strong>de</strong>s, on retrouve le phénomène évoqué au premier chapitre <strong>de</strong> l'interaction<br />

entre le comédien dans son rôle et <strong>la</strong> personne du comédien. Même <strong>de</strong>s visiteurs y sont<br />

sensibles.<br />

- A un moment donné, il y avait homme qui refusait <strong>de</strong> me <strong>la</strong>isser passer. Il me disait : donnez-moi votre<br />

passeport, et il le jetait. Il l'a fait cinq fois <strong>de</strong> suite, c'était quasiment du sadisme. Mais c'est une forme <strong>de</strong><br />

violence qui existe, donc, c'est bien que ce soit représenté. Moi, j'étais à <strong>la</strong> fois gêné parce qu'on n'a pas<br />

l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> se faire agresser comme ça, mais aussi dans l'admiration parce que c'était un très bon acteur.


3. LES CONDITIONS DE L'EFFICACITE DU DISPOSITIF 35<br />

Mais je me <strong>de</strong>mandais un peu s'il assouvissait <strong>de</strong>s fantasmes ou s'il jouait son rôle d'acteur ou les <strong>de</strong>ux à <strong>la</strong><br />

fois… (étudiant en géographie, d'origine immigrée)<br />

Il est certain que, quel que soit leur niveau <strong>de</strong> professionnalisme, il est difficile, pour <strong>de</strong>s<br />

comédiens réfugiés, <strong>de</strong> représenter, dans un rôle inverse, une situation qu'ils ont vécue ; et il<br />

paraît naturel qu'en certaines circonstances, leur affect débor<strong>de</strong> sur leur rôle et vice versa.<br />

En conclusion, le thème <strong>de</strong> l'exposition est par essence un thème <strong>de</strong> violence. La présence <strong>de</strong><br />

celle-ci dans l'exposition est donc inévitable et qu'elle y soit présente concrètement et<br />

physiquement apparaît comme un facteur positif du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l'objectif <strong>de</strong> prise <strong>de</strong><br />

conscience. En effet, comment acquérir <strong>la</strong> compréhension abstraite <strong>de</strong> quelque chose <strong>de</strong><br />

physique ? S'il s'agit <strong>de</strong> comprendre <strong>la</strong> violence, il n'est pas indifférent <strong>de</strong> <strong>la</strong> vivre ou pas. Et<br />

on ne peut pas éviter un minimum <strong>de</strong> violence si on veut faire éprouver ce que ressent<br />

quelqu'un qui est soumis à <strong>la</strong> violence.<br />

De ce point <strong>de</strong> vue, l'appel à <strong>de</strong>s comédiens réfugiés a été très positif en ce qu'il a évi<strong>de</strong>mment<br />

contribué à <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> <strong>la</strong> mise en scène et à <strong>la</strong> véracité du jeu, y compris au niveau <strong>de</strong><br />

l'ensemble <strong>de</strong> l'équipe <strong>de</strong>s comédiens. Néanmoins, ce parti exposait à <strong>de</strong>s dérives ou <strong>de</strong>s<br />

débor<strong>de</strong>ments dues à <strong>la</strong> confusion entre les vécus personnels et les rôles. La régu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> ce<br />

phénomène a assez bien fonctionné dans l'exposition mais, pour autant, il s'agit d'une situation<br />

à haut risque qui nécessite <strong>la</strong> gestion d'un équilibre très précis. Or, comme on va le voir, cet<br />

équilibre est d'autant plus délicat à apprécier que le niveau <strong>de</strong> violence adéquat est lié au<br />

niveau <strong>de</strong> sensibilité individuel <strong>de</strong>s visiteurs.<br />

3.5. RESTE LE FACTEUR HUMAIN, IMPREVISIBLE<br />

On a mis en évi<strong>de</strong>nce différentes conditions nécessaires à l'efficacité d'un dispositif tel que<br />

celui <strong>de</strong> Un voyage pas comme les autres : l'acceptation par le visiteur du principe<br />

d'interactivité, le non dépassement d'un certain niveau <strong>de</strong> fréquentation au <strong>de</strong>là duquel l'effet<br />

<strong>de</strong> mise en situation ne peut plus se produire, l'existence d'un projet <strong>de</strong> <strong>la</strong> part du visiteur au<br />

risque, dans le cas inverse, que sa participation ne se limite à un jeu <strong>de</strong> rôle, <strong>la</strong> définition d'une<br />

p<strong>la</strong>ce pour les accompagnants <strong>de</strong>s groupes ou encore <strong>la</strong> neutralisation <strong>de</strong>s dynamiques <strong>de</strong><br />

groupes pour les jeunes…<br />

Il s'agit là <strong>de</strong> lois générales, en quelque sorte, qui représentent <strong>de</strong>s préa<strong>la</strong>bles nécessaires au<br />

bon fonctionnement <strong>de</strong> l'exposition, c'est à dire tel que prévu par les organisateurs. Mais une<br />

fois ces pré-requis satisfaits, il reste une marge d'imprévisibilité, une zone d'incertitu<strong>de</strong> parce<br />

que c'est le facteur humain, autrement dit les caractéristiques individuelles <strong>de</strong> chaque visiteur,<br />

qui rentre alors en jeu. D'une certaine façon, on pourrait dire que s'il existe <strong>de</strong>s principes<br />

généraux <strong>de</strong> "dépertinence", il n'y a pas <strong>de</strong> lois <strong>de</strong> pertinence générale parce que le facteur<br />

humain peut jouer <strong>de</strong> façon infiniment variée, et donc imprévisible, aléatoire. Comme on le<br />

voit dans les exemples qui vont suivre, les aspects <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite vécus comme les plus<br />

marquants varient selon les personnes, les déclics se produisant à <strong>de</strong>s moments différents,<br />

chacun réagissant selon une logique personnelle, y compris dans <strong>de</strong>s conditions i<strong>de</strong>ntiques<br />

comme dans le cas <strong>de</strong> cette jeune fille qui, sur l'ordre du comédien - soldat, rampe "en<br />

souriant", comme elle le dit, tandis que sa voisine, asiatique, s'effondre.


3. LES CONDITIONS DE L'EFFICACITE DU DISPOSITIF 36<br />

CE QUI LES A LE PLUS FRAPPÉS<br />

- Ce qui m'a le plus frappée, c'est quand j'ai du ramper par terre au début. Là, tu es priée <strong>de</strong> t'impliquer.<br />

Moi, j'ai été très surprise : je me suis dit, super, au moins on comprend quelque chose parce qu'on est<br />

obligé <strong>de</strong> rentrer dans le personnage ; donc on ne ressort pas indifférent. Moi, j'ai rampé en souriant,<br />

comme un jeu… Mais je pense que pour ceux qui l'ont vécu, c'est pas du tout pareil ; j'ai vu une femme<br />

asiatique qui s'effondrait… (jeune fille, 25 ans, journaliste radio)<br />

- Je ne savais pas qu'on serait aussi pris dans <strong>la</strong> démarche. Et donc, c'est surtout au niveau du ressenti que<br />

j'ai les souvenirs les plus forts. Le plus fort, pour moi, ça a été le mec avec <strong>la</strong> mitrailleuse à <strong>la</strong> frontière qui<br />

vou<strong>la</strong>it fouiller dans mon sac et, pour moi, il est hors <strong>de</strong> question qu'on fouille dans mes affaires<br />

personnelles. Et <strong>la</strong> violence <strong>de</strong> ça m'a surpris, et aussi le fait obéir à quelque chose qu'on m'imposait et qui<br />

est complètement contre mes principes et que j'ai finalement accepté car j'ai eu peur. Et ça m'a fait bizarre<br />

d'avoir peur alors que j'étais visiteuse. (assistante sociale, 41 ans)<br />

- Quelque chose qui m'a énormément touché, c'est <strong>la</strong> lettre <strong>de</strong> ma mère [celle du personnage <strong>de</strong> Tarik]<br />

parce c'était totalement inattendu… Le reste, j'ai vu que c'était figé, que je ne pouvais rien à mon parcours,<br />

mais là, cette lettre totalement improbable… (étudiant en génie électrique)<br />

- Ce qui m'a le plus frappée, c'est le moment où je passe <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> Commission <strong>de</strong> recours <strong>de</strong>s décisions <strong>de</strong><br />

l'OFPRA. <strong>Parc</strong>e qu'autant le reste, je me rendais compte que c'était une exposition, autant là, vraiment,<br />

j'étais dans <strong>la</strong> peau du personnage. Moi, je suis avocate, je défends mais je ne suis pas concernée<br />

personnellement alors que là, ça me touchait plus directement. C'est une démarche que je n'ai pas<br />

l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> faire, et aussi <strong>de</strong> sentir l'opposition par rapport à soi-même… (femme, 45 ans, avocate)<br />

- Ce qui m'a le plus frappée, c'est l'arrivée dans <strong>la</strong> salle <strong>de</strong> <strong>la</strong> Préfecture. Je me suis crue exactement à <strong>la</strong><br />

sécu (ah, ça y est, je vais passer <strong>de</strong>ux heures là-<strong>de</strong>dans !…) et ça, c'est très très bien. C'est très très bien<br />

rendu cette partie administrative où on attend et où on est expédié d'un endroit à l'autre : on se sent<br />

impuissant, on ne compte pour rien… (femme, une quarantaine d'année, responsable d'une association <strong>de</strong><br />

solidarité)<br />

- On a eu tous les types <strong>de</strong> réactions dans <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse, mais personne ne l'a vécu comme une visite ordinaire.<br />

Un ou <strong>de</strong>ux l'ont pris à <strong>la</strong> légère au départ et ont bien souffert par <strong>la</strong> suite ; on avait un "Luis" qui faisait le<br />

malin et l'acteur l'a remis à sa p<strong>la</strong>ce en le faisant chanter plusieurs fois <strong>de</strong>vant tout le mon<strong>de</strong> le texte <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

tirette ! Il y a <strong>de</strong>s filles qui ont pleuré quand elles ont été bousculées par quelqu'un en arme. Une fille qui<br />

s'est bloquée et ne vou<strong>la</strong>it plus bouger parce qu'elle avait pris Leï<strong>la</strong> et ça lui a fait penser à sa mère<br />

maghrébine ; une comédienne l'a emmenée <strong>de</strong>hors pour discuter. Une pakistanaise adoptée qui a décidé <strong>de</strong><br />

retrouver ses origines et son histoire… (professeur d'histoire venu avec <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> première)<br />

- Mon souvenir le plus fort : l'arbitraire. On ne pouvait plus passer alors que les autres, oui. On a voulu<br />

négocier mais on n'était plus dans cette logique. Il faisait ce qu'il vou<strong>la</strong>it et nous on était impuissantes…<br />

(assistante sociale, 36 ans)<br />

- J'essayais d'ai<strong>de</strong>r une petite fille à trouver sa tirette et, du coup, je me suis fait attraper par l'homme en<br />

arme au moment où j'ai ouvert <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> <strong>la</strong> prison pour chercher. Et là, il y avait plein d'enfants qui ont<br />

dit : il fait très chaud. Et j'ai dit à l'homme : si je rentre, je vais m'évanouir. Donc il a pris mon passeport et<br />

m'a interpellée par rapport à mon personnage : tu ai<strong>de</strong>s les assassins ! Si on avait assassiné tes enfants, tu<br />

serais toujours capable <strong>de</strong> les soigner ? Et j'essayais <strong>de</strong> répondre que je soignais tout le mon<strong>de</strong>, mais il<br />

était très agressif, plus le fait <strong>de</strong> son arme, je l'ai ressenti <strong>de</strong> façon assez violente… J'ai eu une très forte<br />

angoisse parce que j'ai eu une expérience <strong>de</strong> ça en Afrique : je me suis fait arrêter, ça n'a duré qu'une<br />

heure mais j'ai eu peur et l'exposition m'a rappelé ça même si, sur le moment, je ne l'avais pas si mal<br />

vécu… (femme, 36 ans, graphiste)


3. LES CONDITIONS DE L'EFFICACITE DU DISPOSITIF 37<br />

- Pour moi, le plus marquant, c'est l'aspect administratif. Pour <strong>la</strong> chinoise, cet énorme problème <strong>de</strong><br />

coupure à cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue : quand on ne peut pas parler parce qu'on a été enfermée dans un pays, c'est<br />

un énorme problème. Et on attend <strong>de</strong> quelqu'un comme ça, une jeune paysanne, qu'elle s'explique. On<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> les motivations <strong>de</strong>s personnes à quitter leur pays, mais les critères sont autres ; c'est en fait<br />

comment vous allez travailler si vous ne connaissez pas <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue ? C'est pour ça qu'elle est renvoyée<br />

finalement. Elle n'est pas prête à s'insérer. Moi j'ai joué le jeu : j'ai pas parlé français mais j'ai dit que je<br />

pouvais apprendre vite. Mais c'est <strong>de</strong>s critères bureaucratiques qui déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s gens (étudiant<br />

d'orgine immigrée)<br />

- Ce qui m'a le plus frappée, c'est au départ, quand on a affaire à <strong>de</strong>s espèces <strong>de</strong> milices et que je ne savais<br />

pas jusqu'où ils iraient… On ne sait pas d'où ils viennent, on ne s'y attend pas, il m'a dit : à genoux, les<br />

mains sur <strong>la</strong> tête. J'étais très insécurisée, j'en tremb<strong>la</strong>is : pas tant <strong>la</strong> peur d'être frappée mais l'humiliation…<br />

<strong>Parc</strong>e qu'on accepte <strong>de</strong> jouer le jeu, donc ça veut dire qu'on s'expose à l'humiliation.… Ça reflète ma<br />

personnalité : j'ai horreur <strong>de</strong>s conflits et donc j'ai tendance à éviter l'affrontement, à m'écraser même si je<br />

suis traitée <strong>de</strong> pédale. Donc j'ai été dans l'exposition comme j'aurais été dans <strong>la</strong> vie, même si c'est pas très<br />

glorieux. En fait, je ne me suis jamais <strong>la</strong>issée insulter dans <strong>la</strong> vie sans réagir, mais j'ai une phobie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

violence physique, et là, il m'a touchée avec son fusil, qu'il a appuyé sur mon épaule pour me faire<br />

agenouiller. C'est une phobie. (...) Le <strong>de</strong>uxième point marquant, ça a été <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière étape, quand on va<br />

sortir <strong>de</strong> l'exposition : là, je me suis rendue compte en regardant <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l'histoire que sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong> [Luis]<br />

a été rejetée et qu'il a fait tout ça pour rien, qu'il a eu l'angoisse six mois pour rien. Retour à <strong>la</strong> case départ<br />

et plus rien à faire à <strong>la</strong> différence <strong>de</strong> nous, quand on attend un passeport. Là, ça a été une c<strong>la</strong>que<br />

monstrueuse… (jeune femme, 25 ans, chargée d'insertion dans une association <strong>de</strong> travailleurs handicapés)<br />

Si les réactions <strong>de</strong>s visiteurs, multiples et diverses, sont imprévisibles, on peut néanmoins<br />

s'interroger sur leur fon<strong>de</strong>ment et observer qu'elles apparaissent principalement déterminées<br />

par <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s "variables" : d'une part, le rapport au jeu et, d'autre part, <strong>la</strong> sensibilité.<br />

Le rapport au jeu est différent suivant les publics et les visiteurs : les enfants ont<br />

spontanément une forte capacité au jeu tandis que les adultes peuvent être plus ou moins à<br />

l'aise dans le jeu <strong>de</strong> rôle et s'y impliquer plus ou moins difficilement. C'est ce qui explique le<br />

risque, chez le public jeune, d'utiliser le personnage uniquement pour jouer ou encore le fait<br />

qu'il préfère systématiquement <strong>la</strong> première partie <strong>de</strong> l'exposition, parce que <strong>la</strong> participation du<br />

visiteur y est plus physique et plus concrète, alors qu'une partie <strong>de</strong>s adultes préfèrent <strong>la</strong><br />

<strong>de</strong>uxième parce que c'est là qu'ils peuvent véritablement agir pour défendre leur personnage.<br />

Au p<strong>la</strong>n <strong>de</strong> <strong>la</strong> "sensibilité", le niveau d'émotivité, mais aussi <strong>la</strong> façon dont elle s'exprime, est<br />

variable suivant les personnes. Par ailleurs, chacun réagit suivant ses phobies, ses pu<strong>de</strong>urs, sa<br />

fragilité : certains visiteurs sont plus sensibles au toucher physique, d'autres aux injures,<br />

d'autres à l'enfermement, d'autres encore à <strong>la</strong> violence abstraite <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième partie… De<br />

façon plus précise, les réactions apparaissent très fortement liées à l'histoire personnelle et au<br />

vécu : il est manifeste que les effets les plus violents chez le visiteur se produisent quand <strong>la</strong><br />

situation <strong>de</strong> visite réactive une expérience douloureuse ou un choc émotionnel, comme <strong>de</strong><br />

cette femme réfugiée qu'il a fallu sortir en <strong>la</strong>rmes <strong>de</strong> l'exposition, ou encore <strong>de</strong> cette personne<br />

chez qui <strong>la</strong> vue <strong>de</strong> l'arme du comédien - soldat a déclenché une angoisse parce que ça lui a<br />

rappelé un contrôle par <strong>de</strong>s militaires en Afrique.<br />

De ce fait, les seuils <strong>de</strong> tolérance à <strong>la</strong> violence et à l'agression sont très individuels et re<strong>la</strong>tifs :<br />

l'allusion au viol <strong>de</strong> Vesna n'a pas <strong>la</strong> même portée suivant qu'elle s'adresse à une jeune fille ou<br />

une femme qui a subi <strong>de</strong>s violences sexuelles ou pas, une agression "majeure", toutes<br />

proportions gardées, sur une personne non traumatisée n'a qu'un impact faible en comparaison<br />

d'une agression très mineure sur quelqu'un qui a un vécu lourd. Là rési<strong>de</strong> tout l'art - mais aussi<br />

les risques - du jeu du comédien qui, sans rien connaître du visiteur, doit s'ajuster en temps<br />

réel à sa nature et son niveau <strong>de</strong> sensibilité.


3. LES CONDITIONS DE L'EFFICACITE DU DISPOSITIF 38


4. LES APPORTS DE LA VISITE 39<br />

4. LES APPORTS DE LA VISITE<br />

La question <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> l'exposition et, plus précisément, <strong>de</strong>s apports <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite pour les<br />

participants est évi<strong>de</strong>mment centrale. Mais c'est aussi celle sur <strong>la</strong>quelle il faut faire preuve<br />

d'une gran<strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce pour éviter <strong>de</strong>s erreurs d'interprétation. Les risques sont notamment liés<br />

à trois difficultés.<br />

Pour commencer, <strong>la</strong> tentation est toujours gran<strong>de</strong>, dans les situations d'offre à un public,<br />

d'évaluer <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> celle-ci à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> seule satisfaction <strong>de</strong>s consommateurs et, ce<br />

faisant, <strong>de</strong> confondre satisfaction du public et atteinte <strong>de</strong>s objectifs visés à travers l'offre.<br />

Pourtant, il importe <strong>de</strong> dissocier les <strong>de</strong>ux dans <strong>la</strong> mesure où ils ne sont pas nécessairement<br />

liés.<br />

Ainsi, <strong>la</strong> satisfaction manifestée par l'immense majorité <strong>de</strong>s visiteurs <strong>de</strong> Un voyage pas<br />

comme les autres n'est pas nécessairement synonyme d'atteinte <strong>de</strong>s effets recherchés, à savoir<br />

"favoriser <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> conscience d'un <strong>la</strong>rge public aux causes et conséquences <strong>de</strong> l'exil et à <strong>la</strong><br />

situation <strong>de</strong>s réfugiés dans le mon<strong>de</strong>". On a plusieurs fois évoqué le cas <strong>de</strong>s jeunes et <strong>de</strong>s<br />

enfants qui se sont "bien amusés" au jeu <strong>de</strong> rôle mais sans dépasser ce niveau <strong>de</strong> participation<br />

et, dans leur cas, on ne peut même pas véritablement parler d'effets. Il faut aussi noter, chez le<br />

public adulte déjà sensibilisé, un effet <strong>de</strong> satisfaction a priori, sans rapport direct avec le<br />

contenu, lié à l'adhésion à <strong>la</strong> "juste" cause défendue par l'exposition.<br />

La <strong>de</strong>uxième difficulté concernant le repérage <strong>de</strong>s effets d'une manifestation du type <strong>de</strong> Un<br />

voyage pas comme les autres est qu'indépendamment <strong>de</strong>s réactions immédiates, l'expérience<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> visite peut induire <strong>de</strong>s processus à beaucoup plus long terme, qu'il s'agisse du<br />

cheminement d'une réflexion ou <strong>de</strong>s actes sur lesquels celle-ci peut déboucher ; or ces effets à<br />

plus long terme sont difficiles à saisir parce qu'ils supposent un dispositif d'observation étalé<br />

dans <strong>la</strong> durée.<br />

Le troisième risque serait <strong>de</strong> confondre analyse qualitative et mesure quantitative <strong>de</strong>s effets.<br />

Pour pouvoir quantifier, il faut tout d'abord qualifier ; on ne peut mesurer sans avoir au<br />

préa<strong>la</strong>ble défini ce que l'on veut mesurer. On ne trouvera donc pas, dans ce chapitre, une<br />

mesure chiffrée <strong>de</strong>s effets par type <strong>de</strong> public - qui supposerait <strong>la</strong> mise en p<strong>la</strong>ce d'un autre<br />

dispositif d'investigation -, mais <strong>la</strong> mise à jour et l'analyse <strong>de</strong> ces différents effets.<br />

De ce point <strong>de</strong> vue, il ressort <strong>de</strong>s observations trois grands types <strong>de</strong> situation, qui<br />

correspon<strong>de</strong>nt à trois niveaux croissants d'atteinte <strong>de</strong>s objectifs : dans <strong>la</strong> première, qui est le<br />

plus souvent celle <strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong>s structures socioculturelles, <strong>la</strong> visite n'a pas d'impact en<br />

référence aux objectifs <strong>de</strong> l'exposition et les réactions qu'elle suscite sont <strong>de</strong> l'ordre <strong>de</strong><br />

l'excitation liée au jeu plutôt que <strong>de</strong> l'émotion ; dans <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième situation, les participants ont<br />

vécu un choc émotionnel, une déstabilisation psychologique mais qui ne débouche pas, en<br />

tout cas dans l'immédiat, sur <strong>de</strong>s prolongements d'une autre nature ; dans <strong>la</strong> troisième<br />

situation, dont on peut dire qu'elle correspond à une majorité du public adulte, l'expérience<br />

émotionnelle entraîne, par le biais d'une rationalisation, un changement <strong>de</strong> posture qui peut se<br />

produire dans différentes dimensions : modification <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s, prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> type<br />

politique, désir d'engagement militant…


4. LES APPORTS DE LA VISITE 40<br />

C'est <strong>de</strong> cette troisième situation dont nous allons parler : elle témoigne <strong>de</strong>s impacts que peut<br />

avoir ce type d'exposition sur le public aux conditions qui ont été examinées précé<strong>de</strong>mment,<br />

et ces résultats sont finalement porteurs <strong>de</strong> plus d'enjeux pour l'avenir que le fait <strong>de</strong> savoir s'ils<br />

concernent <strong>la</strong> moitié ou les trois quart <strong>de</strong>s visiteurs.<br />

4.1 QUELS EFFETS IMMÉDIATS ?<br />

4.1.1 LE PUBLIC ADULTE<br />

Ils ont "appris" le ressenti, vecteur <strong>de</strong> toutes les acquisitions<br />

Comme on l'a plusieurs fois évoqué, le public adulte <strong>de</strong> l'exposition était en gran<strong>de</strong> partie déjà<br />

plus ou moins sensibilisé à <strong>la</strong> question <strong>de</strong>s réfugiés et, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, on peut penser que<br />

l'exposition n'avait pas grand chose à leur apporter. Ainsi, <strong>de</strong> façon cohérente, beaucoup<br />

d'entre eux, lorsqu'on les interroge, déc<strong>la</strong>rent qu'ils n'ont "pas vraiment appris grand chose<br />

parce qu'on était déjà quand même pas mal informés", "parce que je connaissais déjà par mon<br />

métier", "parce que, moi, je suis très au courant"… Mais, comme le dit quelqu'un, "je n'ai pas<br />

appris, j'ai ressenti", ou encore, comme le dit un autre, "je n'ai pas mieux compris, j'ai mieux<br />

ressenti ; ce n'est pas cérébral, cette exposition, c'est un travail sur l'émotion". Un visiteur<br />

parle "d'apports sur le p<strong>la</strong>n humain, sur le p<strong>la</strong>n du vécu : vivre <strong>la</strong> peur et l'arbitraire". Un autre<br />

explique : "je le savais, mais c'est pas pareil <strong>de</strong> le vivre : c'est comme quand on parle <strong>de</strong><br />

famine ou qu'on le montre, même, ça n'a rien à voir avec le fait <strong>de</strong> faire l'expérience <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

faim".<br />

Ainsi donc, même ceux qui savaient déjà ont "appris" quelque chose <strong>de</strong> nouveau : ils ont<br />

ressenti <strong>de</strong> façon sensible et concrète ce qu'ils connaissaient <strong>de</strong> façon théorique et rationnelle,<br />

ils ont enrichi leur appréhension <strong>de</strong> <strong>la</strong> question par le vécu d'une expérience humaine. On<br />

retrouve ici les effets <strong>de</strong> <strong>la</strong> mise en situation, principe central <strong>de</strong> l'exposition, dont on doit<br />

souligner à nouveau <strong>la</strong> richesse et l'intérêt : s'il favorise le recrutement <strong>de</strong> publics nouveaux<br />

attirés par <strong>la</strong> forme plus que par le fond, il se révèle servir aussi les "initiés" en leur apportant<br />

une expérience inédite.<br />

De façon plus générale, quel que soit le niveau d'information <strong>de</strong>s visiteurs à l'arrivée,<br />

l'expérience sensible induite par <strong>la</strong> mise en situation apparaît comme le support <strong>de</strong>s différents<br />

apprentissages, acquisitions, changements <strong>de</strong> perception ou <strong>de</strong> comportement liés à <strong>la</strong> visite.<br />

A l'extrême, l'émotion est telle qu'elle bloque tout autre processus, du moins dans l'instant :<br />

"je n'ai pas retenu grand chose : tout ce que j'ai retenu, c'est ce que j'ai ressenti".<br />

C'est à partir <strong>de</strong> cette expérience sensible que sont mémorisées les notions et les<br />

connaissances, comme dans le cas <strong>de</strong> ces jeunes qui ont éprouvé physiquement l'attente à <strong>la</strong><br />

préfecture et qui expliquent à <strong>la</strong> sortie <strong>de</strong> l'exposition : "<strong>la</strong> différence réfugié / exilé ? Non, on<br />

ne voit pas vraiment… L'OFPRA ? Oui, c'est à gauche, là où on fait <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'asile ; on ne<br />

pensait pas que c'était aussi long d'avoir ses papiers… ".<br />

C'est <strong>la</strong> mémoire <strong>de</strong> cette expérience sensible, concrète, active, "une mémoire plus forte que <strong>la</strong><br />

télé parce que mon corps a été ému" comme le dit quelqu'un, qui modifie les perceptions en<br />

mobilisant l'attention sur <strong>de</strong>s situations auparavant ignorées ou banalisées comme l'exil d'une<br />

famille kosovar, ou qui peut donner envie <strong>de</strong> s'impliquer concrètement pour <strong>la</strong> cause <strong>de</strong>s<br />

réfugiés. Comme le résume un visiteur, "l'exposition est un cadre qui ai<strong>de</strong> à réfléchir parce<br />

qu'il apporte un ressenti" ; on ne peut être plus explicite.


4. LES APPORTS DE LA VISITE 41<br />

- L'exposition a complètement modifié ma façon <strong>de</strong> voir les choses : quand on voit à <strong>la</strong> télé, les<br />

événements <strong>de</strong> <strong>la</strong> Yougos<strong>la</strong>vie… Hier, par exemple, une famille passée par l'Italie et accueillie en France,<br />

je m'imaginais beaucoup plus concrètement comment ça se passait et ce qui va leur arriver. (étudiant BTS)<br />

- Je pense que cette exposition est le meilleur moyen <strong>de</strong> faire réagir les gens : déjà, <strong>de</strong> faire prendre<br />

conscience et <strong>de</strong> changer <strong>la</strong> manière <strong>de</strong> voir les choses. Ça veut dire qu'ensuite, quand on entend parler <strong>de</strong><br />

quelque chose : un collectif ou une manifestation ou une personne qui a un problème, j'irai (les gens iront)<br />

parce que j'ai une mémoire <strong>de</strong> l'exposition ; et c'est pas une mémoire comme à <strong>la</strong> télé où je suis passive,<br />

parce que mon corps a été ému et donc c'est plus fort comme mémoire… (étudiante en architecture))<br />

- J'avais l'impression d'avoir conscience <strong>de</strong> <strong>la</strong> torture psychologique ou physique, mais tant qu'on n'a pas<br />

<strong>de</strong> vécu, pas d'émotion, pas d'expérience, c'est pas pareil. Ça reste du théorique, <strong>de</strong> l'abstrait. Et quand on<br />

se met à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>s gens, on le fait à partir <strong>de</strong> sa vie personnelle ; mais, là, dans l'exposition, avec ces<br />

gens qui vous traitent comme un con, ça ai<strong>de</strong> à prendre conscience à partir d'un autre vécu. L'exposition<br />

est un cadre qui vous ai<strong>de</strong> à réfléchir parce qu'il apporte aussi un ressenti. ((étudiant en génie électrique)<br />

L'acquisition <strong>de</strong> connaissances factuelles<br />

L'acquisition <strong>de</strong> connaissances factuelles représente une catégorie d'apports spécifique. Les<br />

connaissances acquises portent essentiellement sur <strong>la</strong> légis<strong>la</strong>tion, les structures et les règles <strong>de</strong><br />

base ; les visiteurs adultes savent, à <strong>la</strong> sortie <strong>de</strong> l'exposition, ce qu'est <strong>la</strong> Convention <strong>de</strong><br />

Genève et qu'il existe <strong>de</strong>s instances spécifiques pour traiter les <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s d'asile (même s'ils<br />

ne se rappellent pas du nom <strong>de</strong> l'OFPRA). Quelques-uns ont appris l'existence <strong>de</strong> l'asile<br />

territorial.<br />

On note aussi <strong>de</strong>s découvertes plus périphériques, qui concernent <strong>de</strong>s situations locales ou<br />

historiques, comme ce visiteur étonné <strong>de</strong> découvrir qu'il existe <strong>de</strong>s factions rivales au sein <strong>de</strong>s<br />

kur<strong>de</strong>s, ou cet autre qui ne pensait pas qu'il y avait aussi <strong>de</strong>s réfugiés en Serbie.<br />

Le niveau <strong>de</strong> connaissances acquises au sein <strong>de</strong> l'exposition apparaît assez sommaire au regard<br />

<strong>de</strong> l'offre. Mais, comme on l'a précisément évoqué à propos <strong>de</strong> <strong>la</strong> non lecture <strong>de</strong>s panneaux<br />

didactiques d'information générale, le visiteur ne pouvait pas être à <strong>la</strong> fois acteur et spectateur<br />

: engagé émotionnellement dans le parcours <strong>de</strong> son personnage, il n'était pas disponible<br />

mentalement pour assimiler <strong>de</strong>s données objectives et rationnelles. Les principaux apports <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> visite ne se situent donc pas à ce niveau-là.<br />

Une certaine compréhension problématique<br />

Indépendamment <strong>de</strong>s connaissances factuelles, les visiteurs repartent avec une compréhension<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> nature du rapport entre le réfugié et les institutions <strong>de</strong> pouvoir, dans le pays d'origine<br />

mais, surtout, à l'arrivée en France. Ils découvrent ou réalisent avec beaucoup plus d'acuité<br />

que le parcours du réfugié est long et douloureux et, surtout, qu'il est très difficile d'obtenir le<br />

droit d'asile en France : qu'on est mal accueilli, qu'on est un "présumé menteur"<br />

indépendamment <strong>de</strong> sa bonne foi, qu'il faut fournir <strong>de</strong>s preuves impossibles à fournir. Ce qui<br />

apparaît le plus choquant aux visiteurs, ce qui provoque le plus grand "progrès" <strong>de</strong><br />

compréhension, c'est les difficultés rencontrées sur le territoire français pour s'y faire accepter.<br />

- Je pensais que pour avoir le statut <strong>de</strong> réfugié, il suffisait <strong>de</strong> le poser comme tel ; or en fait, il faut<br />

affronter un autre pays, apporter <strong>de</strong>s preuves. le pourcentage d'acceptés, c'est très peu, c'est hallucinant…<br />

- Ça m'a renforcé dans l'idée qu'on n'entrait pas facilement sur le territoire français.<br />

- Je ne me rendais pas compte par rapport aux papiers ; c'est affo<strong>la</strong>nt toutes les <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s, <strong>la</strong> longueur, et<br />

puis voir les conditions dans lesquelles ils passent… Tout ça pour repartir chez eux…


4. LES APPORTS DE LA VISITE 42<br />

- Et puis tous les papiers qu'il faut comme preuves alors que quelqu'un qui se sent menacé, il se sauve sans<br />

avoir <strong>de</strong> preuves !…<br />

- Je ne me rendais pas du tout compte <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> galère administrative, pas du tout à ce point… Et le côté<br />

légal : avoir à prouver que <strong>la</strong> bombe était celle <strong>de</strong> l'Etat et non pas celle <strong>de</strong>s is<strong>la</strong>mistes, dire que <strong>la</strong> menace<br />

doit venir <strong>de</strong> l'Etat alors que <strong>la</strong> violence n'a pas <strong>de</strong> couleur : si on est en danger, on est en danger !<br />

Il est intéressant <strong>de</strong> souligner que ce qui a été compris <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation <strong>de</strong>s réfugiés est en<br />

référence directe avec ce que les visiteurs ont vécu pendant le parcours et résulte d'une<br />

confrontation concrète aux mécanismes en cause, même sous une forme atténuée ; à l'inverse,<br />

<strong>la</strong> visite ne semble pas avoir amélioré leur compréhension <strong>de</strong>s notions qui n'ont pas fait l'objet<br />

d'une pratique vécue, et en particulier celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> différence entre "réfugiés" et "immigrés" : il<br />

y a ceux qui le savaient avant ; pour les autres, ils ne se sont pas posé <strong>la</strong> question. A ce sujet,<br />

il faut remarquer que plusieurs <strong>de</strong> ceux qui font <strong>la</strong> différence ont tendance à considérer que,<br />

dans un cas comme dans l'autre, il peut être aussi vital <strong>de</strong> quitter son pays et aussi difficile <strong>de</strong><br />

se faire accepter en France.<br />

- Pour moi, <strong>la</strong> différence entre réfugiés politiques et immigrés économiques, elle est au niveau <strong>de</strong>s<br />

motivations parce que sinon, après, ce qu'ils vivent est du même ordre…<br />

- A l'égard <strong>de</strong>s autres réfugiés, sans papiers, sans travail, sans…, <strong>la</strong> frontière est d'abord mentale…<br />

Une prise <strong>de</strong> conscience à caractère politique<br />

Un effet particulièrement remarquable est celui qui résulte <strong>de</strong> <strong>la</strong> découverte d'écarts entre<br />

l'image que les visiteurs avaient <strong>de</strong> leur pays - <strong>la</strong> France - et <strong>la</strong> réalité qu'ils découvrent à<br />

travers l'histoire vécue <strong>de</strong> leurs personnages, réels, <strong>de</strong> réfugié : parce qu'en tant que citoyens<br />

français, ils sont participants <strong>de</strong> certaines valeurs (France, terre d'accueil, pays <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong><br />

l'homme, précurseur <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie, etc.), et qu'ils s'aperçoivent que ces valeurs sont mises<br />

en cause par <strong>la</strong> pratique institutionnelle.<br />

- Avant <strong>de</strong> venir, je ne pouvais pas penser que ça se passait comme ça, qu'il y avait autant <strong>de</strong> personnes<br />

refusées. Pour moi, c'est à mille lieues <strong>de</strong> <strong>la</strong> République et <strong>de</strong> <strong>la</strong> France…<br />

- La France n'est pas un pays d'accueil comme on le souhaiterait quand on est français.<br />

- Il y a un énorme déca<strong>la</strong>ge entre les principes France terre d'asile et <strong>la</strong> réalité.<br />

- J'ai eu une confirmation du fait qu'on évolue mal au niveau <strong>de</strong>s pays d'accueil…<br />

- Je ne pensais pas qu'un réfugié pouvait subir ça en France…<br />

Plus généralement, l'exposition met en lumière les déca<strong>la</strong>ges, perçus comme une escroquerie<br />

politique, entre les principes affichés dans les discours ou, même, <strong>la</strong> légis<strong>la</strong>tion, et <strong>la</strong> réalité :<br />

"on voit bien, à travers l'histoire <strong>de</strong>s gens, l'écart entre <strong>la</strong> légis<strong>la</strong>tion - <strong>la</strong> France pays d'accueil,<br />

<strong>la</strong> Turquie pays démocratique - et <strong>la</strong> réalité…".<br />

Des changements d'attitu<strong>de</strong>, une envie d'agir<br />

On observe souvent un impact <strong>de</strong> <strong>la</strong> compréhension et <strong>de</strong>s prises <strong>de</strong> conscience qu'on vient<br />

d'évoquer sur les attitu<strong>de</strong>s et les intentions <strong>de</strong>s visiteurs.<br />

Au niveau le plus élémentaire, il s'agit d'un autre regard sur leur environnement, qui les<br />

conduit à déco<strong>de</strong>r d'une autre façon <strong>de</strong>s situations rencontrées dans leur vie quotidienne.


4. LES APPORTS DE LA VISITE 43<br />

- J'étais Kana et je comprends enfin <strong>la</strong> motivation <strong>de</strong> nombreux parents dont je m'occupe à l'école…<br />

- Je m'en doutais <strong>de</strong>puis un certain temps. Maintenant, je suis pratiquement sûre que mes voisins sont en<br />

situation irrégulière : ils se cachent et ont peur quand je leur dis bonjour.<br />

A un <strong>de</strong>uxième niveau, les visiteurs réagissent, sur le p<strong>la</strong>n <strong>de</strong> leur comportement individuel,<br />

pour faire reconnaître dans leur environnement <strong>de</strong> proximité <strong>la</strong> réalité qu'ils ont désormais<br />

appréhendée. Ceci peut prendre soit <strong>de</strong>s formes réactives élémentaires (s'insurger), soit <strong>de</strong>s<br />

formes prosélytes plus structurées. Sous cette <strong>de</strong>uxième forme, il faut noter très fréquemment,<br />

<strong>la</strong> prescription <strong>de</strong> l'exposition auprès <strong>de</strong>s proches, mécanisme <strong>de</strong> bouche à oreille qui a<br />

certainement contribué beaucoup à <strong>la</strong> fréquentation <strong>de</strong> l'exposition ; au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong> promotion<br />

<strong>de</strong> l'exposition, ces visiteurs jouent un rôle <strong>de</strong> re<strong>la</strong>is, <strong>de</strong> diffuseur <strong>de</strong> ce qu'ils ont compris et<br />

acquis au cours <strong>de</strong> l'expérience qu'ils ont vécue.<br />

- Maintenant, j'aurai envie d'engueuler <strong>la</strong> prochaine personne qui aura <strong>de</strong>s a priori et <strong>de</strong>s avis stupi<strong>de</strong>s sur<br />

<strong>la</strong> question <strong>de</strong>s réfugiés. Comme je l'ai un tout petit peu vécu et que je me suis impliqué, que j'ai passé du<br />

temps à essayer <strong>de</strong> comprendre, j'aurai plus à cœur <strong>de</strong> les défendre. <strong>Parc</strong>e que je l'ai vécu. L'exposition<br />

donne une raison supplémentaire <strong>de</strong> prendre position.<br />

- Cette exposition m'a permis <strong>de</strong> parler énormément du sujet, à <strong>la</strong> différence d'une manifestation. J'en ai<br />

parlé <strong>de</strong>s heures et les gens étaient intéressés ; une dizaine <strong>de</strong> personnes sont venues par moi. Je me suis<br />

permis <strong>de</strong> mobiliser les gens à <strong>la</strong> différence d'une manifestation en leur disant : "va vivre quelque chose".<br />

- En fait, sur le moment on fait le parcours, mais on passe beaucoup plus <strong>de</strong> temps à en parler après. Moi,<br />

j'ai rejoint ma sœur au Café <strong>de</strong> <strong>la</strong> Musique et je lui en ai beaucoup parlé. Puis quand je suis revenue ici, à<br />

Perpignan, j'en ai parlé à <strong>de</strong>s copains et <strong>de</strong>s copines : pour dire qu'il fal<strong>la</strong>it y aller, que c'était intéressant,<br />

que c'était un bon moyen <strong>de</strong> faire connaître <strong>la</strong> question <strong>de</strong>s réfugiés aux gens.<br />

Le troisième niveau est celui <strong>de</strong>s prises <strong>de</strong> positions militantes, <strong>de</strong> l'envie d'agir concrètement<br />

pour modifier l'état <strong>de</strong>s choses. On peut cependant remarquer au passage que les intentions<br />

restent générales, les lieux, les supports et les contenus <strong>de</strong>s actions n'étant pas évoqués.<br />

- On a un rôle à jouer pour informer…<br />

- C'est une sacrée prise <strong>de</strong> conscience, ça ouvre un champ et le jour où on pourra…<br />

- Ça m'a fait réfléchir à un investissement ; quand on voit ce qui se passe au Kosovo, ça donne envie <strong>de</strong><br />

s'impliquer activement…<br />

- Les manifestations, c'est pas démarche naturelle pour moi a priori. Mais, là, maintenant, j'irais. J'aimerais<br />

bien faire quelque chose et je le ferais un jour…<br />

- Ça m'a donné envie d'agir, d'être plus constructive. Avec mon amie, je disais que ça faisait dix ans que je<br />

vou<strong>la</strong>is adhérer à Amnesty et que je ne le faisais pas. Là, j'ai un sentiment <strong>de</strong> colère à l'idée qu'on renvoie<br />

chez eux <strong>de</strong>s gens dans <strong>de</strong>s situations si douloureuses et donc je pense qu'on a un <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> citoyen <strong>de</strong><br />

faire pression sur les pouvoirs publics. Mon idée, c'est d'agir au minimum comme ça.<br />

- C'est tellement fort qu'on ne peut rien dire en sortant, rien écrire, seulement penser, méditer et, pourquoi<br />

pas… s'engager pour <strong>la</strong> défense <strong>de</strong>…<br />

A <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong> soi-même<br />

On observe enfin un effet assez inattendu <strong>de</strong> l'exposition : assez fréquemment, les visiteurs<br />

font état <strong>de</strong> ce qu'elle leur a fait réaliser un progrès, une découverte dans <strong>la</strong> connaissance<br />

d'eux-mêmes. A posteriori, ceci s'explique et paraît même assez naturel puisque, comme on l'a<br />

vu au premier chapitre, le jeu <strong>de</strong> <strong>la</strong> mise en situation implique <strong>la</strong> personne non seulement par


4. LES APPORTS DE LA VISITE 44<br />

le biais <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntification au personnage, mais aussi dans son intégrité personnelle. De ce<br />

fait, il faut bien s'attendre à <strong>de</strong>s effets sur <strong>la</strong> personnalité profon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s visiteurs, à hauteur <strong>de</strong>s<br />

émotions vécues : certains se découvrent <strong>de</strong>s qualités ou <strong>de</strong>s défauts qu'ils s'ignoraient,<br />

d'autres prennent <strong>la</strong> mesure <strong>de</strong> leurs craintes ou <strong>de</strong> leurs phobies ; dans certains cas,<br />

l'exposition peut aller jusqu'à leur faire remettre en cause <strong>la</strong> réalité <strong>de</strong> certaines <strong>de</strong> leurs<br />

motivations.<br />

- Je suis en formation éducateur <strong>de</strong> jeunes enfants et je voudrais, peut-être, travailler dans l'humanitaire. A<br />

l'accueil, on m'a expliqué que c'était un jeu <strong>de</strong> rôle. Et là, moi j'ai dit : je refuse. Je ne suis pas quelqu'un<br />

qui se met en scène, c'est personnel, j'ai déjà du mal vis-à-vis <strong>de</strong>s gens, mais en plus sur le thème <strong>de</strong><br />

l'immigration… Moi, je n'ai pas d'expérience <strong>de</strong> ça, je n'ai rien à mettre en scène. Et là, j'al<strong>la</strong>is partir mais<br />

on m'a finalement proposé un badge d'observateur international. Et je suis rentrée, et je me suis rendu<br />

compte que c'était pas un jeu théâtral mais un parcours individuel. Et, surtout, comme <strong>la</strong> dit <strong>la</strong> femme dans<br />

<strong>la</strong> première salle : "il faut du courage pour être réfugié". Et je me suis dit : et alors, moi qui m'intéresse à<br />

l'immigration, je n'ai même pas le courage <strong>de</strong> faire un jeu <strong>de</strong> rôle, <strong>de</strong> me mouiller pour ça ? Et après<br />

l'exposition, je me suis posée plein <strong>de</strong> questions sur moi : pourquoi cette position <strong>de</strong> voyeuse ? J'ai envie<br />

<strong>de</strong> faire un travail humanitaire à l'étranger mais pourquoi ? Qu'est-ce que je vais chercher chez les enfants<br />

étrangers ? Est-ce que c'est malsain, pour résoudre <strong>de</strong>s problèmes personnels ? Il faut que je comprenne ça<br />

d'abord, pourquoi ça m'intéresse…<br />

- Je n'ai pas appris grand chose sur le sujet, mais ça m'a mise en cause sur le p<strong>la</strong>n professionnel, sur mon<br />

projet <strong>de</strong> travailler dans l'humanitaire. Je me suis dit, après avoir été obligée <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> l'exposition, si tu<br />

réagis comme ça dans une exposition, alors après… Donc, j'ai aussi appris sur moi…<br />

- Et puis, ça m'a aussi interrogé sur moi, mes réactions en situation <strong>de</strong> tension. De peur, j'ai été amenée à<br />

faire <strong>de</strong>s choses que je n'aurais pas cru, qui sont complètement contre mes principes : <strong>la</strong>isser quelqu'un<br />

fouiller dans mes affaires personnelles. Et c'est vrai que ça interroge ; si j'étais en situation réelle, jusqu'où<br />

je tiendrais à mes principes, à quel moment je plierais ?<br />

- Je me suis étonnée parce que je suis plutôt docile d'habitu<strong>de</strong> et j'ai envie d'évoluer par rapport à ça ; et,<br />

là, j'ai senti que je pouvais résister. C'est parce que ça remue d'un point <strong>de</strong> vue personnel qu'on a peur au<br />

début. L'exposition joue à plusieurs niveaux…<br />

4.1.2 LE PUBLIC SCOLAIRE<br />

Une ressource pédagogique inédite<br />

Avant <strong>de</strong> parler d'effets sur les élèves à proprement parler 8 , ce qui ressort <strong>de</strong> façon<br />

extrêmement nette dans le milieu sco<strong>la</strong>ire, c'est l'intérêt très fort porté à l'exposition du fait<br />

qu'elle constitue, tant par le thème que par le dispositif <strong>de</strong> mise en scène, un type <strong>de</strong> ressource<br />

pédagogique qui n'existe pas au sein du système sco<strong>la</strong>ire. Plus précisément, les qualités<br />

reconnues à l'exposition, par rapport aux enjeux pédagogiques, sont les suivantes :<br />

- un système d'acquisition inconnu à l'école, apprécié <strong>de</strong>s élèves et efficace parce que c'est du<br />

vécu plutôt que du discours, du concret plutôt que <strong>de</strong> l'abstrait,<br />

- un type <strong>de</strong> contenu problématique, d'actualité, qui n'est pas enseigné en tant que tel,<br />

- une expérience dont l'intensité force à <strong>la</strong> discussion et donne lieu à divers prolongements,<br />

8 En ce qui concerne les effets sur le public sco<strong>la</strong>ire, on s'est essentiellement appuyé sur les interviews auprès <strong>de</strong>s<br />

enseignants, les observations et contacts directs auprès <strong>de</strong>s élèves lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite permettant bien <strong>de</strong> saisir ce qui<br />

se passait alors mais non pas les impacts à plus long terme.


4. LES APPORTS DE LA VISITE 45<br />

- et, parfois même, une (re)valorisation <strong>de</strong> l'image <strong>de</strong> l'enseignant qui sort grandi <strong>de</strong> l'initiative<br />

d'une expérience décalée et plus stimu<strong>la</strong>nte pour les élèves que celle <strong>de</strong> l'école.<br />

L'INTERET PEDAGOGIQUE VU PAR LES ENSEIGNANTS<br />

- On parle en c<strong>la</strong>sse <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> l'homme et ils pensent France, terre d'asile, et ils voient l'exposition qui<br />

permet <strong>de</strong> mesurer <strong>la</strong> différence entre les principes et réalité. Une exposition qui associe émotion et<br />

réflexion, c'est très rare et c'est excellent. (professeur d'histoire venu avec <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> première)<br />

- Je pense que les enfants <strong>de</strong> cet âge comprennent plus les choses en les vivant qu'en c<strong>la</strong>sse sur une feuille,<br />

et certaines choses les ont beaucoup impressionnées, comme le champ <strong>de</strong> mines et les démarches<br />

administratives. Ils ont compris qu'être réfugié, c'est <strong>de</strong>s démarches administratives. C'est très important<br />

d'ouvrir l'école sur <strong>de</strong>s expériences <strong>de</strong> ce type. (institutrice venue avec <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> CM1 et CM2)<br />

- Mon image a complètement basculé <strong>de</strong> l'emmer<strong>de</strong>use à celle qui emmène voir <strong>de</strong>s choses incroyables.<br />

(professeur <strong>de</strong> lettres, venue avec une c<strong>la</strong>sse <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> professionnelle)<br />

- Je pense que ça leur a fait comprendre ce que vivent ces gens-là, parce que nous, quand on parle, c'est<br />

très abstrait même si on a <strong>de</strong>s supports vidéo. Là, certains ont tout <strong>de</strong> suite lié ça au Kosovo. L'intérêt <strong>de</strong><br />

l'exposition, c'est que ce n'est pas que <strong>de</strong>s panneaux avec <strong>de</strong>s explications, mais du vécu. Je pense que<br />

cette expérience vécue, même si elle est minime, font qu'ils n'appréhen<strong>de</strong>ront pas les informations <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

même manière. Une exposition comme ça, c'est un grand apport pour l'éducation civique. C'est comme<br />

pour <strong>l'étu<strong>de</strong></strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice, quand on va dans les tribunaux assister à <strong>de</strong>s audiences. (professeur d'histoire,<br />

géographie et éducation civique venu avec <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> quatrième)<br />

- Le principal apport (en tout cas c'est le feed-back que j'ai eu <strong>de</strong>s élèves), c'est qu'ils ont été enthousiastes<br />

sur cette manière d'apprendre : ils y sont d'ailleurs retournés tous seuls, en famille ou avec <strong>de</strong>s copains.<br />

Même les c<strong>la</strong>sses les plus faibles en parlent encore. C'est quelque chose qu'ils aiment faire. Après <strong>la</strong> visite,<br />

ils m'ont dit : "vous avez vu comme on peut bien se tenir ?" ; ils n'ont pas du tout cherché à débor<strong>de</strong>r<br />

contrairement à ce que j'ai vu dans d'autres groupes Le simple fait qu'ils s'impliquent, c'est déjà très très<br />

bien ; plus toutes les discussions que ça a pu générer en c<strong>la</strong>sse et aussi en famille parce que chacun avait<br />

quelque chose à dire <strong>de</strong> son expérience. Au niveau <strong>de</strong>s connaissances aussi, c'est intéressant, finalement,<br />

parce que le Kurdistan, d'un seul coup, ça <strong>de</strong>venait réel parce c'était <strong>de</strong> <strong>la</strong> géographie appliquée. Et le<br />

HCR et <strong>la</strong> Convention <strong>de</strong> Genève, ils savent ce que c'est maintenant. Et puis aussi, au début, beaucoup<br />

sont arrivés en assimi<strong>la</strong>nt réfugiés et c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stins et, <strong>de</strong>puis, ils ont une vision beaucoup plus nuancée.<br />

(professeur d'histoire, géographie, éducation civique, venue plusieurs fois avec <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> collège <strong>de</strong><br />

différents niveaux)<br />

L'INTERET PEDAGOGIQUE VU PAR LES ELEVES<br />

- Ce voyage nous a fait comprendre <strong>de</strong>s choses qu'on ne peut pas nous apprendre à l'école. Je trouve ça<br />

super délirant (livre d'or)<br />

- Une exposition très originale et pas barbante comme les autres ! Bravo ! Au début je rigo<strong>la</strong>is mais après<br />

plus du tout ! C'est sublissimement génial. Je soutiens toutes les personnes actives contre <strong>la</strong> guerre et le<br />

racisme. Peace and love. (livre d'or)<br />

- C'est bien mieux que les photos parce que <strong>de</strong>s photos, on en a déjà à l'école ; c'est bien parce qu'on joue<br />

pour apprendre ; c'est plus réel, moins chiant, moins ennuyant que d'habitu<strong>de</strong>, on est vraiment plongé dans<br />

l'histoire (un groupe d'adolescents)<br />

Une prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité


4. LES APPORTS DE LA VISITE 46<br />

L'effet le plus marquant, en ce qui concerne le public sco<strong>la</strong>ire, est sans doute une<br />

appréhension plus concernée <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité, l'acquisition d'une capacité à déco<strong>de</strong>r certains<br />

événements <strong>de</strong> l'actualité dans un contexte <strong>de</strong> saturation d'informations et d'images. Suite à <strong>la</strong><br />

visite <strong>de</strong> l'exposition, les élèves ont spontanément fait <strong>de</strong>s transpositions avec <strong>la</strong> situation du<br />

Kosovo et se sont sentis concernés.<br />

- Ça leur apporte <strong>la</strong> gravité, je pense, par rapport aux événements qui se passent actuellement au Kosovo :<br />

ils font le parallèle, ils ten<strong>de</strong>nt l'oreille. Si déjà l'exposition leur a permis d'avoir l'attention parce qu'ils ont<br />

vécu quelque chose, qu'ils ont été acteurs et pas juste téléspectateurs passifs, c'est bien. (institutrice venue<br />

avec <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> CM2)<br />

- Ils ont été ébranlés car ils vivent dans un mon<strong>de</strong> où il y a beaucoup d'images mais où ils sont loin <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

réalité ; et là, ils l'ont vécue. Ils ne connaissaient pas les difficultés à sortir du pays, <strong>la</strong> dureté <strong>de</strong><br />

l'administration en France ; ils pouvaient savoir qu'il y avait <strong>de</strong>s problèmes administratifs mais ne<br />

mesuraient pas que ça pouvait se traduire en problèmes humains, que le refus pouvait se compter en<br />

temps, en argent, en douleur… (professeur d'histoire venu avec <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> première)<br />

Les enfants et les jeunes ont été choqués <strong>de</strong> découvrir les situations vécues et les traitements<br />

subis par les réfugiés, tant dans leur pays d'origine qu'en France : violence d'un côté,<br />

vicissitu<strong>de</strong>s administratives <strong>de</strong> l'autre. Comme les adultes, ils se sont montrés très réactifs à <strong>la</strong><br />

découverte <strong>de</strong>s conditions d'accueil <strong>de</strong>s réfugiés :<br />

- Ce qui m'a marqué dans ce voyage, c'est le nombre <strong>de</strong> feuilles à remplir, les difficultés pour s'installer<br />

dans un pays, les épreuves à franchir. le moindre doute peut conduire à <strong>la</strong> prison… (élève <strong>de</strong> troisième)<br />

- La France n'est pas un pays d'asile ; elle ferait mieux d'arrêter <strong>de</strong> se vanter parce qu'elle a fait <strong>la</strong><br />

Déc<strong>la</strong>ration <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> l'homme… (livre d'or)<br />

- Ce qui m'a marquée dans ce voyage, c'est <strong>de</strong> voir comment les étrangers qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt asile en France<br />

sont traités, c'est à dire comme <strong>de</strong>s malpropres… Je pense que ma génération va faire avancer les choses.<br />

Nous sommes habitués à vivre tous ensemble, et dans quelques années, nous verrons <strong>de</strong>s tas <strong>de</strong> mé<strong>la</strong>nges<br />

entre peuples. Nous n'aurons pas <strong>la</strong> même mentalité qu'aujourd'hui (élève <strong>de</strong> troisième)<br />

Quant aux enseignants, certains expliquent qu'il n'est pas toujours facile, surtout avec <strong>de</strong>s<br />

enfants jeunes, <strong>de</strong> concilier le contenu <strong>de</strong> leur enseignement (<strong>la</strong> loi, <strong>la</strong> justice, les Droits <strong>de</strong><br />

l'homme…) avec <strong>la</strong> réalité qui bafoue ces principes.<br />

- Quand on est revenu, je pensais continuer à travailler sur les Droits <strong>de</strong> l'enfant, mais on a parlé du<br />

Kosovo : là, c'est une illustration quotidienne <strong>de</strong> ce que <strong>la</strong> réalité n'est pas conforme au droit. c'est dur <strong>de</strong><br />

montrer aux enfant que le droit n'est pas respecté alors qu'on essaye <strong>de</strong> leur apprendre <strong>la</strong> loi et le respect<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> loi… (institutrice venue avec <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong> CM1 et CM2)<br />

Comme on l'a vu précé<strong>de</strong>mment, les apports pour les sco<strong>la</strong>ires sont directement liés au travail <strong>de</strong> préparation et<br />

d'exploitation <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite réalisé par l'enseignant : on peut, à ce sujet, souligner l'écart énorme qui existe entre le<br />

contenu <strong>de</strong>s réponses au questionnaires distribués sur le vif à <strong>la</strong> sortie <strong>de</strong> l'exposition et celui <strong>de</strong>s travaux<br />

effectués en c<strong>la</strong>sse un peu plus tard, écart qui témoigne du progrès induit par le travail <strong>de</strong> valorisation conduit par<br />

l'enseignant en exploitation <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite.<br />

Cependant, il ne faut pas surestimer <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s acquis qui, sauf dans les cas où il y a eu un<br />

travail préa<strong>la</strong>ble approfondi en c<strong>la</strong>sse, restent essentiellement au niveau <strong>de</strong> ce qui a été vécu<br />

par chacun ; <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s sco<strong>la</strong>ires ne différencient pas les différents motifs <strong>de</strong> départ du<br />

pays d'origine (politiques, économiques, guerres…) et restent sur le registre général <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

souffrance et <strong>de</strong>s difficultés éprouvés par ceux qui sont opprimés, pourchassés, exilés. Mais<br />

pouvait-il en être autrement avec <strong>de</strong>s enfants qui réagissent avant tout avec leur cœur ? Qu'ils<br />

se ren<strong>de</strong>nt compte qu'il y a <strong>de</strong>s gens très malheureux, violentés dans leur pays et que ceux-ci


4. LES APPORTS DE LA VISITE 47<br />

se heurtent à d'autres difficultés en arrivant en France, c'est sans doute déjà beaucoup en tant<br />

qu'éducation civique. Le fait qu'ils ne comprennent pas très bien s'il s'agit <strong>de</strong> réfugiés, d'exilés<br />

ou d'immigrés apparaît second.<br />

Une certaine envie d'agir<br />

On retrouve une assez gran<strong>de</strong> analogie - toutes proportions gardées - avec les adultes, dans le<br />

sens où l'émotion ressentie et <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité à travers une expérience concrète et<br />

personnelle induit <strong>de</strong>s envies d'action.<br />

Certains évoquent <strong>de</strong>s changements d'attitu<strong>de</strong> personnelle : "oui, ça peut changer <strong>de</strong>s choses<br />

<strong>de</strong> voir une exposition comme ça ; par exemple, avant en c<strong>la</strong>sse, on se moquait <strong>de</strong>s noms<br />

bizarres et maintenant non parce qu'on sait ce qu'ils ont vécu <strong>de</strong>s gens comme ça" (enfants <strong>de</strong><br />

CM2). D'autres, enfants ou jeunes, sont revenus plusieurs fois dans l'exposition, y entraînant<br />

leurs parents ou <strong>de</strong>s amis, ou ont spontanément décidé <strong>de</strong> faire une exposition dans leur<br />

établissement pour faire savoir aux autres ce qu'ils avaient vécu et compris, quitte à venir le<br />

mercredi pour écrire <strong>de</strong>s textes. D'autres encore auraient envie d'agir plus directement et<br />

concrètement. Mais ce qui apparaît alors à l'évi<strong>de</strong>nce est l'incapacité totale où se trouvent les<br />

enfants, ou même les jeunes, d'imaginer <strong>de</strong>s modalités d'action : "c'est à vous <strong>de</strong> me le dire",<br />

"je ne sais pas mais je voudrais bien le faire", "je ne peux rien faire" répon<strong>de</strong>nt-ils dans le<br />

questionnaire où on leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ce qu'ils pourraient faire pour venir en ai<strong>de</strong> aux réfugiés.<br />

4.1.3 LE CAS PARTICULIER DES JEUNES ISSUS DE L'IMMIGRATION<br />

L'exposition a eu une résonance particulière auprès <strong>de</strong>s enfants ou <strong>de</strong>s jeunes d'origine<br />

immigrée. On peut en effet noter <strong>de</strong>ux types d'effets spécifiques pour cette popu<strong>la</strong>tion : le<br />

repositionnement dans une histoire, <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> conscience d'une réalité plus difficile que <strong>la</strong><br />

leur.<br />

Compte tenu <strong>de</strong> <strong>la</strong> thématique, l'exposition interpelle naturellement les enfants et les jeunes<br />

dont les parents ou les grands-parents ont quitté leurs pays d'origine : est-ce l'histoire <strong>de</strong> mes<br />

parents (grands-parents), ont-ils vécu <strong>la</strong> même chose ? Les questions à l'animateur ou à<br />

l'enseignant commencent souvent dans le car ou le métro, à <strong>la</strong> sortie <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite. A cette<br />

occasion, certains enseignants (les animateurs concernés le savent car ils ont souvent le même<br />

vécu) réalisent que, très souvent, ces élèves ne connaissent pas leur histoire, n'ont pas <strong>de</strong><br />

mémoire familiale. Des discussions s'engagent sur le sujet, <strong>de</strong>s tentatives <strong>de</strong> travaux ont lieu<br />

(enquête auprès <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille), <strong>de</strong>s parents se manifestent auprès <strong>de</strong> l'enseignant : "vous savez,<br />

c'est mon histoire, ça"… L'exposition a permis à ces enfants ou ces jeunes <strong>de</strong> renouer avec<br />

leur histoire ou, pour le moins, <strong>de</strong> prendre conscience qu'ils ont en une aussi et, comme le dit<br />

un animateur, "nous qui sommes comme eux, on a toujours pensé que pour canaliser <strong>la</strong><br />

violence, il fal<strong>la</strong>it qu'ils puissent se rep<strong>la</strong>cer en tant que maillon d'une histoire".<br />

- A <strong>la</strong> sortie, dans le métro, ils m'ont dit : est-ce que vous pensez que nos parents ont vécu ça ? Alors pour<br />

qu'ils fassent bien <strong>la</strong> part <strong>de</strong>s choses, on a vu le documentaire Mémoire d'immigrés. Et à cette occasion, je<br />

me suis rendu compte qu'en fait, ils ne connaissaient pas leur histoire, qu'ils n'avaient pas <strong>de</strong> mémoire<br />

familiale. Et après le film, je leur ai dit : interrogez vos parents, vos grands-parents sur l'histoire <strong>de</strong> votre<br />

famille. Et je crois qu'ils l'ont fait, mais quand j'ai <strong>de</strong>mandé en c<strong>la</strong>sse, personne n'a voulu intervenir : ou<br />

bien les parents n'avaient rien dit, ou bien ils n'avaient pas envie <strong>de</strong> parler. Mais je n'ai pas eu <strong>de</strong><br />

remarques <strong>de</strong>s parents, et quelques enfants ont même <strong>de</strong>mandé <strong>la</strong> vidéo pour <strong>la</strong> regar<strong>de</strong>r en famille. Et,<br />

aussi, avec le prof <strong>de</strong> lettres, ils ont travaillé sur Les i<strong>de</strong>ntités meurtrières d'Amin Maalouf, ce qui a donné<br />

lieu a <strong>de</strong>s débats très intéressants entre eux sur leur i<strong>de</strong>ntité. (professeur d'histoire et éducation civique<br />

venue avec une c<strong>la</strong>sse <strong>de</strong> troisième)


4. LES APPORTS DE LA VISITE 48<br />

- Ils en ont tous parlé à leurs parents et eux, apparemment, ont été intéressés. Ça m'a permis <strong>de</strong> connaître<br />

<strong>de</strong>s parents que je connaissais pas alors que les élèves <strong>de</strong> troisième technologique avaient été<br />

apparemment moins impliqués. Une dame kur<strong>de</strong> m'a dit : "vous savez, c'est mon histoire, ça". Ça a été<br />

l'occasion pour certains parents <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> leur histoire familiale ; ils ont commencé <strong>de</strong>vant moi. Mais je<br />

n'ai pas cherché à exploiter davantage l'expérience parce que l'an <strong>de</strong>rnier, je leur avais dit : "racontez<br />

comment un membre <strong>de</strong> votre famille est arrivé en France" et ils <strong>de</strong>vaient le faire à partir d'un entretien<br />

enregistré auprès d'un parent ; et ça a été un fiasco (du moins en terme <strong>de</strong> production, peut-être pas en<br />

terme <strong>de</strong> dialogue…). Ceux qui l'avaient fait ont choisi leur père, tous, qui a complètement éludé les<br />

questions. (professeur d'histoire, géographie, éducation civique, venue plusieurs fois avec <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses <strong>de</strong><br />

collège <strong>de</strong> différents niveaux)<br />

L'exposition fait aussi découvrir aux jeunes d'origine immigrée une réalité plus complexe et<br />

plus difficile que <strong>la</strong> leur. Leur perception, leur horizon s'é<strong>la</strong>rgissent <strong>de</strong> <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> racisme<br />

vis-à-vis <strong>de</strong>s popu<strong>la</strong>tions d'origine étrangère, qui fait partie <strong>de</strong> leur vécu, à celles <strong>de</strong>s causes <strong>de</strong><br />

l'exil et aussi <strong>de</strong>s souffrances vécues par ceux qui arrivent : "L'autre apport, c'est une prise <strong>de</strong><br />

conscience politique, je dirais : ils ont compris qu'il y avait différentes raisons politiques<br />

d'avoir besoin <strong>de</strong> quitter un pays, différentes raisons d'être accepté ou rejeté, et ils ont été<br />

révoltés <strong>de</strong> voir que tout le mon<strong>de</strong> ne soit pas accepté. Ils ont beaucoup discuté <strong>de</strong> ça"<br />

explique une enseignante. Ce faisant, les jeunes peuvent être amenés à resituer et re<strong>la</strong>tiviser<br />

"<strong>la</strong> galère <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité".<br />

Un voyage pas comme les autres apparaît ainsi à certains animateurs comme "une exposition<br />

qui fait grandir les enfants <strong>de</strong> l'immigration".<br />

- Après être venue, j'ai dit à plein <strong>de</strong> copains animateurs d'y emmener les enfants et les jeunes parce qu'il y<br />

a souvent <strong>de</strong>s b<strong>la</strong>ncs dans l'histoire <strong>de</strong>s enfants d'immigrés avant <strong>la</strong> France, ils ne savent pas parce qu'il n'y<br />

a que les grands-parents qui parlent un peu. Et puis, moi, par exemple, ma mère habitait dans le bidonville<br />

<strong>de</strong> Nanterre, et c'est bien <strong>de</strong> le savoir : parce qu'on dit <strong>la</strong> cité, c'est galère, mais on a quand même <strong>de</strong>s<br />

baignoires ! Et <strong>de</strong>s copains qui les ont emmenés m'ont dit "phénoménal". Djamel, un copain animateur, a<br />

trouvé ça bien parce que ça leur permet une prise <strong>de</strong> conscience : ça les ai<strong>de</strong> à se rep<strong>la</strong>cer en tant que<br />

maillon d'une histoire. Même si c'est pas exactement <strong>la</strong> même chose les réfugiés et les immigrés, <strong>de</strong> toute<br />

façon, c'est tous <strong>de</strong>s gens qui ont galéré pour aller dans un pays où il y a plus <strong>de</strong> chances pour leur enfants<br />

(...) Nous, on a toujours pensé que pour canaliser <strong>la</strong> violence, il fal<strong>la</strong>it qu'ils puissent se rep<strong>la</strong>cer dans <strong>la</strong><br />

société. Donc, nous, on a trouvé que c'est une exposition qui fait grandir les enfants <strong>de</strong> l'immigration parce<br />

que ça leur permet <strong>de</strong> se repositionner dans une histoire, <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tiviser leur galère, <strong>de</strong> vivre un truc<br />

personnel, une aventure pour une fois tout seul parce qu'en fait, s'ils sont en groupe, c'est par manque <strong>de</strong><br />

courage, parce qu'ils ont peur… (animatrice)<br />

4.2 ET APRES ? LA VALORISATION DE L'EXPOSITION<br />

L'envie <strong>de</strong> partager son expérience et son émotion<br />

On a parlé, au tout début <strong>de</strong> ce rapport, <strong>de</strong> <strong>la</strong> "bulle" du chapiteau <strong>de</strong> Un voyage pas comme<br />

les autres pour souligner le fait que l'entrée dans l'exposition était vécue, par les visiteurs,<br />

comme un véritable passage dans un autre mon<strong>de</strong>, une rupture entre <strong>de</strong>ux univers. De façon<br />

logique, on retrouve, à <strong>la</strong> sortie, ce même phénomène, mais très amplifié du fait <strong>de</strong>s<br />

expériences et <strong>de</strong>s événements que les participants ont vécus, plongés pendant près <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

heures dans cet univers. La visite <strong>de</strong> l'exposition a fait monter une émotion, a mis les visiteurs<br />

en tension, et ce <strong>de</strong> façon beaucoup plus intense que dans <strong>de</strong>s situations c<strong>la</strong>ssiques puisqu'ils<br />

ont du, là, s'impliquer activement et ont été personnellement mis en cause.<br />

Ce faisant, "on ne peut pas repartir comme ça dans <strong>la</strong> ville", "rentrer chez soi comme ça",<br />

parce que "<strong>la</strong> transition serait trop brutale" : à <strong>la</strong> sortie, les gens éprouvent le besoin <strong>de</strong><br />

"décompresser", d'évacuer, <strong>de</strong> résoudre cette tension avant <strong>de</strong> passer à autre chose. Et le


4. LES APPORTS DE LA VISITE 49<br />

moyen le plus facile et le plus immédiat, c'est <strong>de</strong> partager à chaud leur émotion et leur<br />

expérience avec d'autres. Ainsi, si certains restent silencieux à <strong>la</strong> sortie <strong>de</strong> l'exposition, <strong>la</strong><br />

plupart ont spontanément envie <strong>de</strong> parler : pour se raconter ce qu'ils ont vécu, ce qu'ils ont<br />

ressenti, échanger sur leur parcours, leur expérience, quitte à renoncer à une séance <strong>de</strong> cinéma<br />

"pour rester entre soi" et "continuer à parler <strong>de</strong> nos galères au café". De façon générale,<br />

comme le remarque quelqu'un, "sur le moment on fait le parcours, mais on passe beaucoup<br />

plus <strong>de</strong> temps à en parler après".<br />

- A <strong>la</strong> sortie, on est parties doucement, on a pris un pot ; on ne pouvait pas repartir comme ça dans <strong>la</strong><br />

ville…<br />

- J'aurais eu envie <strong>de</strong> parler aux autres personnes du groupe, <strong>de</strong>s Leï<strong>la</strong> comme moi avec qui j'avais fait <strong>la</strong><br />

parcours, savoir comment elles avaient vécu ça, prendre un pot. J'avais <strong>de</strong> <strong>la</strong> sympathie pour ces gens, on<br />

avait vécu <strong>la</strong> même chose…<br />

- Quand je suis sortie, il y a eu un petit b<strong>la</strong>nc, puis on est allés au Café <strong>de</strong> <strong>la</strong> Musique. Mais on est restés<br />

entre nous et, en fait, on a continué à parler <strong>de</strong> nos galère. On était encore un peu dans <strong>la</strong> peau <strong>de</strong> nos<br />

personnages, un peu retournés. On est revenus environ dix jours après, prendre <strong>de</strong>s documents, acheter<br />

<strong>de</strong>s bouquins, prendre un thé et discuter…<br />

- A <strong>la</strong> sortie, on avait prévu d'aller au cinéma mais, finalement, j'ai préféré dîner avec mon amie et on a<br />

continué à en parler. Sinon <strong>la</strong> transition aurait été trop brutale. On a un peu discuté avec <strong>de</strong>s personnes qui<br />

vendaient cartes et livres, mais c'était assez banal. On a acheté un petit bouquin sur les Droits <strong>de</strong> l'homme,<br />

on a discuté <strong>de</strong>ux ou trois minutes avec une comédienne qui nous a <strong>de</strong>mandé ce qu'on pensait <strong>de</strong><br />

l'exposition.… Mais ce que j'aurais aimé, c'est discuter avec d'autres pour échanger notre expérience,<br />

savoir ce qu'en pense les autres, si ça sert à quelque chose…<br />

- Il aurait fallu un débat, une discussion, à <strong>la</strong> fin, que les gens ne rentrent pas chez eux comme ça. Quand<br />

je suis sorti, j'aurais voulu discuter (peut-être parce que je suis bavard) avec d'autres visiteurs, savoir ce<br />

qu'ils avaient vécu, dire ce que j'avais ressenti…<br />

Ainsi une partie <strong>de</strong>s visiteurs ont été frustrés <strong>de</strong> ne pas trouver à <strong>la</strong> sortie <strong>de</strong> l'exposition un<br />

temps et un lieu d'échanges qui leur aurait permis à <strong>la</strong> fois une décompression psychologique<br />

et un décodage <strong>de</strong> leur expérience. Sur <strong>la</strong> base <strong>de</strong> réactions assez primaires - les visiteurs ont<br />

d'abord envie <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> quelque chose qu'ils ont vécu et qui les a touchés, voire choqués -<br />

aurait pu en effet se greffer un processus <strong>de</strong> réflexion.<br />

D'une certaine façon, <strong>la</strong> sortie était donc trop rapi<strong>de</strong>, et il aurait fallu ménager, en<br />

prolongement <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite, un lieu d'expression et <strong>de</strong> parole qui aurait constitué un espace <strong>de</strong><br />

transition ; à l'image <strong>de</strong> <strong>la</strong> première salle <strong>de</strong> l'exposition qui avait, elle, pour fonction <strong>de</strong><br />

faciliter le passage <strong>de</strong> l'extérieur vers l'intérieur par l'accueil et <strong>la</strong> mise en condition du<br />

visiteur.<br />

Le dispositif dit <strong>de</strong> médiation <strong>de</strong> fin <strong>de</strong> visite al<strong>la</strong>it dans ce sens mais ne constituait pas une<br />

véritable réponse. En effet, l'échange entre le médiateur et le visiteur - pour utile qu'il soit - se<br />

situait encore à l'intérieur du parcours, dans l'histoire du personnage, et sans distance par<br />

rapport aux événements vécus.<br />

Le visiteur passait ensuite dans l'espace convivial <strong>de</strong> sortie d'exposition : cet espace s'est avéré<br />

bien remplir un rôle <strong>de</strong> "sas" <strong>de</strong> décompression (les gens s'y sont attardés quelquefois<br />

longtemps en famille ou groupe constitué) mais il ne constituait qu'imparfaitement le lieu<br />

d'échange et <strong>de</strong> parole dont les visiteurs ressentaient le besoin… Ils y trouvaient en effet le<br />

livre d'or, abondamment utilisé, ce qui témoigne bien <strong>de</strong> ce que les gens avaient envie <strong>de</strong><br />

parler, mais ce n'était, par nature, qu'un outil <strong>de</strong> témoignage et non pas d'échange ; quant au<br />

comptoir associatif, il n'était que rarement repéré et, <strong>de</strong> plus, il n'y avait pas souvent


4. LES APPORTS DE LA VISITE 50<br />

quelqu'un. En fait, quand les gens ont pu discuter à <strong>la</strong> sortie, c'est surtout avec <strong>de</strong>s comédiens<br />

motivés, ou avec <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> <strong>la</strong> cellule <strong>de</strong> coordination présents à l'accueil, au hasard <strong>de</strong><br />

leur temps disponible. Enfin, il faut signaler que les débats et conférences organisés en<br />

parallèle ne pouvaient jouer ce rôle d'espace <strong>de</strong> parole en sortie d'exposition, à <strong>la</strong> fois pour <strong>de</strong>s<br />

raisons <strong>de</strong> déca<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> temporalité et parce que seulement une très petite proportion <strong>de</strong>s<br />

visiteurs ont été concernés.<br />

En fait, ceux qui ont pu bénéficier d'un accompagnement en prolongement <strong>de</strong> l'exposition sont<br />

les sco<strong>la</strong>ires (ou partie d'entre eux) parce que leurs enseignants ont joué un rôle <strong>de</strong> médiateurs<br />

et ont créé, après <strong>la</strong> visite, <strong>de</strong>s occasions <strong>de</strong> discussions, <strong>de</strong> retour sur l'expérience, d'analyse et<br />

<strong>de</strong> réflexion. Concrètement, les discussions se sont amorcées dès <strong>la</strong> sortie, sur le trajet <strong>de</strong><br />

retour. Il y a ensuite <strong>de</strong>s prolongements dans le cadre <strong>de</strong> travaux sco<strong>la</strong>ires : discussions,<br />

<strong>de</strong>voirs, exposition…<br />

Pour les autres visiteurs, dans <strong>la</strong> mesure où l'exposition n'offrait pas <strong>de</strong> dispositif <strong>de</strong><br />

valorisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite, un certain nombre d'entre eux sont repartis avec un sentiment <strong>de</strong><br />

frustration <strong>de</strong> ne pas avoir pu aller jusqu'au bout <strong>de</strong> leur expérience.<br />

Le passage à l'action<br />

Les associations sont présentes dans l'exposition : <strong>de</strong> façon passive, par le biais <strong>de</strong> panneaux<br />

informatifs, et physiquement par le biais du comptoir associatif et <strong>de</strong>s stands <strong>de</strong> vente.<br />

Pourtant, l'implication <strong>de</strong>s associations dans l'exposition n'était pas lisible pour <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong>s<br />

visiteurs : "les organisateurs ? Aucune idée ; un comité <strong>de</strong> défense <strong>de</strong>s réfugiés, j'imagine…",<br />

"le HCR ?", "<strong>de</strong>s associations avec ai<strong>de</strong> publique, j'imagine", "je ne sais pas du tout"…<br />

Par contre, pour ceux - souvent membres actifs d'associations - qui étaient au courant, <strong>la</strong><br />

col<strong>la</strong>boration qui s'est établie entre les organismes, voire entre les organismes et les<br />

ministères, a été jugée très positivement<br />

- J'ai trouvé très très bien qu'une multitu<strong>de</strong> d'associations travaillent ensemble parce que, souvent, il y a <strong>de</strong><br />

bonnes intentions mais chacun fait <strong>de</strong> son côté. En plus, ça donne plus <strong>de</strong> poids à l'opération.<br />

- Des organisations humanitaires et <strong>de</strong>s ministères qui travaillent ensemble, c'est bien ! Et c'est étonnant<br />

parce qu'il y a un réel déca<strong>la</strong>ge entre les mouvements associatifs, l'implication <strong>de</strong> <strong>la</strong> société civile et le<br />

niveau gouvernemental qui est en réelle régression du point <strong>de</strong> vue social…<br />

En fait, les visiteurs, comme on l'a déjà plusieurs fois évoqué, n'étaient pas dans un état<br />

d'esprit à lire <strong>de</strong>s panneaux ; mais, <strong>de</strong> plus, à <strong>la</strong> sortie, ils n'ont que très rarement pu rencontrer<br />

<strong>de</strong>s représentants <strong>de</strong>s associations, pas assez présents sur p<strong>la</strong>ce et ont, au mieux, emporté <strong>de</strong>s<br />

prospectus. De ce fait, ceux qui sont sortis dans une disposition <strong>de</strong> recherche d'une<br />

opportunité d'action pour positiver ce qu'ils avaient vécu au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite se sont retrouvés<br />

démunis et frustrés, restant dans l'ignorance <strong>de</strong>s formes précises qui leur sont accessibles et<br />

<strong>de</strong>s modalités concrètes d'y accé<strong>de</strong>r.<br />

- Ça manque <strong>de</strong> pouvoir discuter à <strong>la</strong> sortie. On reste sur une idée. Ce serait bien <strong>de</strong> pouvoir discuter <strong>de</strong> ce<br />

qu'on a ressenti et vécu pendant <strong>la</strong> visite. Et on ne sait pas très bien ce qui est fait <strong>de</strong>rrière et ce qu'on peut<br />

faire. Le jeune avec qui j'étais m'a dit : maintenant qu'on sait, qu'est-ce qu'on peut faire ?<br />

- En sortant, j'ai regardé les revues, flâné en quelque sorte pour ne pas sortir tout <strong>de</strong> suite après<br />

l'exposition. J'attendais <strong>de</strong> voir quelqu'un, un membre d'une association… mais tout le mon<strong>de</strong> était occupé,<br />

et donc personne pour re<strong>la</strong>is, sauf mon amie et le grand livre… J'aurais aimé en discuter…


4. LES APPORTS DE LA VISITE 51<br />

Sans doute est-il est nécessaire "<strong>de</strong> <strong>la</strong>isser une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> maturation, un dé<strong>la</strong>i <strong>de</strong> réflexion<br />

pour permettre à l'émotion <strong>de</strong> se dissiper et à <strong>la</strong> réflexion <strong>de</strong> s'amorcer" 9 , mais au moins<br />

aurait-il fallu que les visiteurs sortent informés <strong>de</strong>s possibilités réelles d'action qui leur sont<br />

offertes.<br />

De ce point <strong>de</strong> vue, il existe une ambiguïté dans <strong>la</strong> position <strong>de</strong>s associations puisqu'à <strong>la</strong> fois,<br />

par l'exposition elle-même, les affiches et le discours, elles sollicitent, en <strong>de</strong>s termes généraux,<br />

les visiteurs à s'engager et à participer à leur action et, par contre, manifestent concrètement<br />

une incapacité à accueillir les bonnes volontés pour les intégrer. A ce titre, l'expérience vécue<br />

par un bénévole potentiel - étudiant d'origine immigrée, animateur <strong>de</strong> jeunes dans son<br />

quartier, très impliqué dans différentes activités à caractère social - est illustrative :<br />

- A <strong>la</strong> sortie, j'ai discuté avec quelqu'un <strong>de</strong> <strong>la</strong> Croix Rouge parce que j'avais été <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à l'accueil <strong>de</strong><br />

discuter avec quelqu'un qui travaille dans une ONG à caractère international. Et cette femme <strong>de</strong> <strong>la</strong> Croix<br />

Rouge m'a donné le numéro <strong>de</strong> téléphone pour me renseigner sur les missions internationales. J'ai<br />

téléphoné dès le lundi. On m'a dit : si vous êtes étudiant, il faut plus <strong>de</strong> vingt-cinq ans et trois ans<br />

d'expérience. Donc, moi j'étais frustré. Je lui ai dit : et je ne peux pas faire autre chose ? Elle m'a dit : non.<br />

J'ai rappelé un peu plus tard et j'ai une autre personne et ils vont m'envoyer <strong>de</strong> <strong>la</strong> documentation mais ils<br />

m'ont expliqué que c'est très difficile, qu'il y a très peu <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce, qu'il faut <strong>de</strong>s personnes <strong>de</strong> confiance, etc.<br />

Les gens pensent que je veux faire ça pour les vacances alors que moi, je ne suis pas un novice, je sais <strong>de</strong><br />

quoi je parle ; en Algérie, je passais mes vacances avec ma famille qui était autrefois dans un camp <strong>de</strong><br />

réfugiés au Sahara occi<strong>de</strong>ntal… Et dans le présent, je fais plusieurs choses et <strong>de</strong>puis déjà un moment…<br />

Mais l'humanitaire, c'est très fermé : quand on veut concrètement participer ou qu'on veut partir, rien.<br />

Même un ren<strong>de</strong>z-vous, je ne l'obtiens pas. Ça parait bizarre parce qu'ils partent du volontariat… Peut-être<br />

que je m'explique ou que je me présente mal ?…<br />

Il s'avère, d'après les réactions <strong>de</strong> plusieurs personnes à <strong>la</strong> sortie, que le lieu et l'occasion était<br />

favorable pour transformer <strong>de</strong>s motivations en engagements ou en actions au bénéfice <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

cause <strong>de</strong>s réfugiés. La faiblesse <strong>de</strong> l'accueil et <strong>de</strong> <strong>la</strong> prise en compte <strong>de</strong> cette énergie mobilisée<br />

conduit à se poser <strong>la</strong> question <strong>de</strong> savoir si les associations avaient suffisamment défini et<br />

organisé le type d'exploitation qu'elles souhaitaient <strong>de</strong>s dynamiques crées dans l'exposition et,<br />

plus <strong>la</strong>rgement, ce qu'elles recherchaient exactement à l'occasion <strong>de</strong> cet événement.<br />

9 Un Voyage pas comme les autres, rapport intermédiaire à <strong>la</strong> Commission européenne, décembre 1998.

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