Marc Bloch - Revue des sciences sociales
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■Nicole Lapierre<br />
Identités meurtries : les changements de nom <strong>des</strong> Arméniens<br />
59<br />
bonne nouvelle de sa naturalisation, m’a<br />
dit «maintenant, je vais pouvoir tout te<br />
raconter».”<br />
Cette histoire d’un fils devenu père,<br />
qui renomme son propre père et, par-là,<br />
régénère à la fois la filiation et la possibilité<br />
d’un récit qui la fonde et l’assure est<br />
assez exceptionnelle. Elle témoigne<br />
cependant d’un fait plus général : tous<br />
ceux qui ont abandonné un nom turquisé<br />
au profit d’un nom francisé cherchaient,<br />
eux aussi, à retrouver une identité non pas<br />
oublieuse, mais délestée de l’oubli imposé<br />
par l’oppresseur. Leur décision va ainsi<br />
à l’encontre de la vision du changement<br />
de nom compris comme rupture, détachement<br />
et signe ultime d’assimilation.<br />
Elle montre aussi combien un événement<br />
traumatique peut bloquer toute possibilité<br />
de transmission entre les générations.<br />
Les changements de noms de consonance<br />
arménienne sont évidemment différents.<br />
Ils ont été obtenus pour la plupart<br />
dans les années cinquante et<br />
soixante, par <strong>des</strong> membres de la deuxième<br />
génération, c’est à dire par <strong>des</strong><br />
enfants <strong>des</strong> rescapés du génocide. Arrivés<br />
très jeunes ou nés en France, ils ont fait<br />
la démarche non pas dans le cadre de la<br />
francisation à la faveur d’une naturalisation,<br />
mais dans le cadre de la loi de Germinal<br />
4 ,permettant à tout Français, pour<br />
un motif “légitime” (l’un d’eux étant précisément<br />
la consonance étrangère) de<br />
changer de patronyme. Plusieurs facteurs,<br />
éventuellement intriqués, ont incité<br />
certains à parier sur une nouvelle<br />
identité : la réussite de l’intégration, l’expérience<br />
initiale d’une “identité de<br />
papier” 5 compliquée ou précaire, le refus<br />
d’une stigmatisation nominale et la volonté<br />
d’échapper à l’ombre portée d’un passé<br />
mortifère. A cela s’ajoutent, dans certains<br />
cas, de réelles difficultés d’orthographe<br />
ou de prononciation en français.<br />
Selon Anahide Ter Minassian : “en soixante<br />
ans, les Arméniens se sont parfaitement<br />
intégrés à la société française.” 6<br />
Tous les récits et étu<strong>des</strong> sociologiques<br />
témoignent en effet de la rapidité de<br />
cette mobilité sociale et culturelle, en<br />
deux ou trois générations. En majorité<br />
originaires de bourgs et de villages où ils<br />
étaient souvent artisans, les Arméniens<br />
arrivés dans les années vingt ont découvert<br />
brutalement l’urbanisation et la prolétarisation.<br />
Dans une période où la main<br />
d’œuvre manquait, après l’hécatombe<br />
de la Grande Guerre, ils se sont embauchés<br />
comme manœuvres dans les usines<br />
autour de la région Rhône-Alpes, de Marseille<br />
et surtout du bassin parisien, mais<br />
ont rapidement cherché à échapper à<br />
cette condition. Une solidarité familiale<br />
très forte et la reconstitution d’espaces<br />
de résidence et de sociabilité ont favorisé<br />
l’essor du travail à domicile et “la<br />
reprise d’une activité artisanale familiale<br />
de type spécialisé” 7 .Ces professions<br />
indépendantes ont constitué la première<br />
étape d’une dynamique qui allait se poursuivre,<br />
après la seconde guerre mondiale,<br />
avec l’ascension économique et l’intégration<br />
sociale de leurs enfants.<br />
Ceux qui sont nés ou arrivés très<br />
jeunes en France, où ils ont été scolarisés,<br />
ont adopté les modèles dominants de<br />
la culture française et mis résolument en<br />
œuvre une stratégie individuelle de qualification<br />
et de promotion socioprofessionnelle.<br />
Comme l’a bien montré Martine<br />
Hovanessian, la réussite sociale et le<br />
détachement du passé se sont conjugués<br />
: “l’esprit de revanche” et la volonté<br />
de reconquête d’une “dignité perdue”<br />
compensaient tout ce qui, auparavant, les<br />
infériorisait. Certains ont été marqués<br />
très jeunes par les difficultés administratives<br />
liées à l’obtention <strong>des</strong> premiers<br />
documents d’identité. Les Arméniens<br />
ayant fui la Turquie dans les années<br />
vingt, réfugiés apatri<strong>des</strong>, démunis de<br />
tout ou partie <strong>des</strong> pièces exigées pour<br />
certifier leur état civil, ont connu en<br />
effet d’innombrables tracas. L’octroi, à<br />
une majorité d’entre eux, à partir de<br />
1924, du passeport Nansen a officialisé<br />
et, partiellement seulement, simplifié<br />
cette situation. Le cinéaste Henri Verneuil,<br />
dans un livre autobiographique, a<br />
raconté l’épreuve que fut l’obtention <strong>des</strong><br />
précieux documents d’identité, à Marseille,<br />
quand il avait cinq ans : l’acte de<br />
naissance impossible à produire, les nombreux<br />
témoins requis, la crainte et l’attente<br />
du tampon salvateur. 8 On ne sort<br />
pas toujours indemne de ces histoires de<br />
papiers, avec leur cortège d'insécurité.<br />
Ceux qui ont vécu dans leur enfance,<br />
comme une exigence impérieuse, la<br />
nécessité d'être “en règle”, dûment inscrits,<br />
identifiés, enregistrés, ceux qui ont<br />
ressenti la précarité dangereuse de l’irrégularité,<br />
intériorisent parfois cette<br />
expérience au point d'être animés par un<br />
profond désir de reconnaissance.<br />
D’autres, ou les mêmes, ont connu à la<br />
fois le dénuement matériel et l’identité<br />
dévalorisée qui leur était assignée dans<br />
la société française. A cela s’ajoutait<br />
pour tous un héritage traumatisant et<br />
invalidant de victime sans recours. 9 Ne<br />
pouvant, ou ne voulant, s’identifier aux<br />
figures du réfugié, de l'exploité et du persécuté,<br />
et face à l’injonction paradoxale<br />
<strong>des</strong> parents qui les voulaient, en même<br />
temps, projetés dans un avenir différent<br />
et fidèles à la tradition, l’issue réparatrice<br />
ou l’échappée salvatrice se profilaient<br />
pour eux dans l’écart de la réussite<br />
individuelle. Et leur changement<br />
d'identité sociale aboutissait ainsi parfois,<br />
cas limite et étape ultime, à un<br />
changement d’identité nominale.<br />
C’est le cas de cet homme, arrivé de<br />
Syrie avec ses parents originaires d’Ankara,<br />
en 1926, quand il avait six ans, qui<br />
se souvient de la mansarde de Belleville<br />
où ils vivaient. Il évoque le visage fermé<br />
et fatigué de son père au retour de l’atelier<br />
d’emboutissage et l’air triste de sa<br />
mère, rivée à la “Singer”, qui assemblait<br />
<strong>des</strong> montagnes de pantalons payés à la<br />
pièce. Mais surtout, il retient un sentiment<br />
d’humiliation diffus, qu’il analyse<br />
comme le ressort profond de ses choix<br />
ultérieurs : “Mon père n’aimait pas que<br />
sa femme travaille, même à la maison,<br />
c’est l’homme qui devait faire vivre la<br />
famille ! Il savait bien que sa paie n’y suffisait<br />
pas, cela l’irritait et le rendait<br />
ombrageux, il lui arrivait souvent d’exploser<br />
dans de gran<strong>des</strong> colères inexplicables,<br />
qui m’effrayaient. En fait, je l’ai<br />
compris plus tard, il souffrait, se sentait<br />
indigne et en avait honte. La honte, c’est<br />
ce qui me reste de ces années-là. Celle de<br />
ma mère, quand il criait et qu’elle le suppliait<br />
d’arrêter “à cause <strong>des</strong> voisins”. La<br />
mienne, lorsque, convoqué par l’institutrice,<br />
il arrivait ridiculement endimanché,<br />
parlant à peine le français. Et, au<br />
fond, je pense maintenant que, derrière<br />
toutes ces hontes emboîtées, il y en avait<br />
une autre, qui ne s’exprimait jamais.<br />
J’ai compris cela en lisant Primo Lévi,<br />
personne n’a dit aussi bien que lui cette<br />
honte <strong>des</strong> persécutés, réduits à rien et<br />
qui se sentent “moins que rien”. Il me<br />
semble que si j’ai tant voulu “arriver”<br />
quelque part, réussir, devenir quelqu’un,<br />
ce n’est pas seulement parce que je suis<br />
“parti de rien”, c’est-à-dire de la misère<br />
et parce que mes parents ont fait beaucoup<br />
de sacrifices et mis beaucoup d’espoir<br />
en moi. C’est aussi, et peut-être sur-<br />
tout, à cause de ce “rien” là, ce manque<br />
à être qu’ils ressentaient en tant que survivants<br />
et que je sentais moi, confusément.”<br />
Il a changé de nom en 1957, un an<br />
après le décès de son père et alors que<br />
lui-même venait d’avoir un enfant : “Les<br />
deux événements ont joué un rôle dans<br />
ma décision. Du vivant de mon père,<br />
c’était impensable, je lui aurais fait honte<br />
à mon tour. En devenant père, j’inaugurais<br />
vraiment une autre histoire dont<br />
j’étais fier et que je voulais déliée du<br />
passé. En vérité, on ne s’en défait pas<br />
complètement, d’ailleurs je n’ai jamais<br />
voulu le renier. Mon fils, adulte maintenant,<br />
s’intéresse à l’histoire et à la culture<br />
arméniennes. Lui a, je crois, par rapport<br />
à tout cela, la bonne distance.”<br />
Il faut une certaine distance en effet,<br />
pour échapper à l’emprise sidérante d’un<br />
détresse muette. “Mon père avait la culpabilité<br />
<strong>des</strong> rescapés, une sorte d’incapacité<br />
au bonheur pour lui-même et,<br />
moi, j’étais pour lui l’innocent miraculeux,<br />
l’enfant porteur d’avenir, investi de<br />
tous ses manques, de toutes ses impuissances,<br />
chargé de les combler, sans bien<br />
savoir pourquoi ni comment. Une mission<br />
impossible”, explique un autre, né en<br />
1930, dans la banlieue parisienne où ses<br />
parents avaient réussi à monter un petit<br />
atelier de tricotage. Fils unique, il était<br />
choyé. Alentour vivaient <strong>des</strong> Arméniens<br />
comme eux, dont les enfants étaient ses<br />
compagnons d’école et de jeu et il en<br />
garde un souvenir heureux. C’est adolescent<br />
qu’il a commencé à sentir<br />
“quelque chose d’étouffant dans ce<br />
Notes<br />
1. Dietz Bering, Der Name als Stigma.<br />
Antisemitismus im Deutschen Alltag,<br />
1812-1933, Stuttgart, Klett-Cotta,<br />
1988. (Traduction en anglais de Plaice<br />
Neville : The Stigma of Names.<br />
Antisemitism in German Daily Life,<br />
1812-1933, Cambridge Polity Press,<br />
1992), p. 144 de l’édition anglaise.<br />
2. En France de même, sous le gouvernement<br />
de Vichy, une loi du<br />
10 février 1942 retirait aux Juifs<br />
français la possibilité légale de<br />
changer de nom et prévoyait rétroactivement<br />
l'annulation <strong>des</strong> changements<br />
accordés depuis le<br />
24 octobre 1870.<br />
3. Les principaux flux sont venus de<br />
Syrie dans les années soixante, du<br />
Liban dès le début de la guerre<br />
civile en 1975 et d’Iran après la<br />
révolution islamique de 1979.<br />
4. Cette loi a été abrogée le 8 janvier<br />
1993 et remplacée par de nouvelles<br />
dispositions légales, entrées en<br />
vigueur le 1er février 1994, qui simplifient<br />
la procédure sans changer le<br />
fond.<br />
5. Claudine Dardy, Les identités de<br />
papier, Paris, Lieu commun, 1991.<br />
6. Anahide Ter Minassian : “Les Arméniens<br />
de France”, Les Temps<br />
Modernes, “Arménie-Diaspora.<br />
Mémoire et modernité”, n° 504-505-<br />
506, 1988.<br />
7. Martine Hovanessian, “L’évolution<br />
du statut de la migration arménienne<br />
en France”, Sociétés contemporaines,n°4,décembre<br />
1990, p. 52.<br />
cercle familial”, au point de le somatiser<br />
en violentes crises d’asthme, ce qui<br />
contribuait à resserrer sur lui plus encore<br />
la trop attentive sollicitude parentale.<br />
Il a tout fait pour s’en sortir, “un véritable<br />
sauve-qui-peut” dans le sport, les<br />
voyages, les étu<strong>des</strong>, jusqu’à cette agrégation<br />
d’histoire obtenue du premier<br />
coup. Ce n’est pas un hasard, pense-t-il,<br />
s’il a choisi cette discipline : le passé était<br />
pour lui une ombre opaque, il en a fait sa<br />
spécialité, mais sur une autre trajectoire,<br />
en se passionnant pour le XVIIIe siècle<br />
français. Son choix, comme sa réussite<br />
professionnelle, répondaient aux vœux<br />
de ses parents tout en l’éloignant d’eux.<br />
Cependant, lui aussi n’aurait pas assumé<br />
de changer de nom de leur vivant. S’il y<br />
songeait déjà auparavant, il n’a entrepris<br />
la démarche qu’après leur décès. Ce fut,<br />
dit-il, “la fin d’une longue mue”.<br />
De ces mues, finalement, quelque<br />
chose demeure à travers les nouvelles<br />
générations, qui dément <strong>des</strong> inquiétu<strong>des</strong><br />
anciennes. Autrefois, en milieu arménien,<br />
l’assimilation était appelée le<br />
“massacre blanc” (djermag tchart) et<br />
ceux qui changeaient de nom, en renonçant<br />
à la désinance ian, étaient traités<br />
avec mépris de circoncis (botche-guedras,<br />
littéralement “queues-coupées”) 10 .<br />
Mais, avec la reconnaissance officielle<br />
du génocide arménien par plusieurs instances<br />
nationales et internationales, le<br />
renouveau de la conscience arménienne,<br />
le développement <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> et l’essor<br />
<strong>des</strong> activités culturelles communautaires,<br />
dans un contexte général de reviviscence<br />
identitaire, les attitu<strong>des</strong> ont<br />
changé. La citoyenneté française est une<br />
réalité valorisée, l’intégration un état de<br />
fait, et l’une et l’autre peuvent se conjuguer<br />
avec une référence à l’histoire, la<br />
langue et l’origine. Des personnalités<br />
connues sous un nom français, en assumant<br />
publiquement leurs attaches,<br />
incarnent cette identité plurielle et non<br />
conflictuelle. De même, cela n’a rien<br />
d’exceptionnel que <strong>des</strong> personnes portant<br />
officiellement un nom et un prénom<br />
français usent d’un nom ou plus souvent<br />
d’un prénom arméniens dans le cadre<br />
<strong>des</strong> relations et activités au sein <strong>des</strong><br />
organismes communautaires. Elles passent,<br />
sans problèmes ni regrets, d’une<br />
dénomination à l’autre en passant de la<br />
communauté à la cité et inversement.<br />
Une pratique également observée par<br />
Robert H. Hewsen, parmi les Arméniens<br />
américains. 11<br />
L’un d’eux, à sa manière, a inscrit le<br />
passage dans un seul nom. L’histoire est<br />
authentique : “Quand Yanukian est arrivé<br />
aux Etats-Unis, au début du siècle, il<br />
a déclaré qu’il se sentait un homme nouveau.<br />
Aussi a-t-il combiné deux mots<br />
arméniens, nor, signifiant “nouveau” et<br />
mart signifiant “homme”, pour s’appeler<br />
Normart.” 12 L’homme nouveau s’est ainsi<br />
renommé dans sa langue maternelle.<br />
Cette histoire dit, au fond, que celui qui<br />
choisit de changer de nom, quelles qu’en<br />
soient les raisons, n’est pas un démiurge<br />
capable de s’engendrer lui-même. 13<br />
■<br />
8. Henri Verneuil, Mayrig, Paris,<br />
Robert Laffont, 1985.<br />
9. Martine Hovanessian, Le lien communautaire.<br />
Trois générations d’Arméniens,<br />
Paris, Armand Colin, 1992,<br />
pp. 162-178.<br />
10.Vahan Yeghicheyan, “Des problèmes<br />
de filiation après le vécu<br />
collectif d’un génocide”, <strong>Revue</strong><br />
Française de Psychanalyse n° 4, 1983,<br />
p. 980.<br />
11.“Armenian names in America”,<br />
American Speech, n° 38, 1963,<br />
p. 217.<br />
12. Anne M. Avakian, “Armenian surname<br />
changes”, ANS Bulletin, n° 67,<br />
1982, p. 33.<br />
13.Cf. Nicole Lapierre, Changer de nom,<br />
Paris, Stock, 1995<br />
58<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1999, n° 26, L’honneur du nom, le stigmate du nom<br />
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