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Marc Bloch - Revue des sciences sociales

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■Andrée Tabouret-Keller<br />

Le nom <strong>des</strong> langues<br />

93<br />

lectal ou d’une langue commune. L’on a<br />

<strong>des</strong> raisons de penser que la possession<br />

d’une forme écrite, et aujourd’hui peutêtre<br />

devrait-on ajouter de type alphabétique,<br />

est un atout majeur dans un processus<br />

de normalisation d’une langue et<br />

donc d’une vie indépendante de son nom.<br />

Car un nom de langue est susceptible de<br />

mener une trajectoire indépendante de<br />

l’histoire de cette langue, <strong>des</strong> parlers<br />

ainsi désignés dans leur diversité, et <strong>des</strong><br />

locuteurs qui les parlent et, dans certains<br />

cas, manient sa ou ses formes écrites. Le<br />

nom d’une langue est ainsi toujours le<br />

nom d’une autre réalité, géographique,<br />

ethnique, politique, linguistique, institutionnelle,<br />

sociolinguistique, et ainsi de<br />

suite.<br />

De multiples exemples pourraient être<br />

développés, exemples de langues historiques<br />

comme le français ou l’anglais, de<br />

langue re-normalisée comme le basque<br />

d’aujourd’hui, ou de langues inventées<br />

comme le bantu, nom dont P. Alexandre<br />

souligna avec force qu’il s’agissait d’un<br />

terme technique inventé par les linguistes<br />

pour dénommer un ensemble<br />

négro-africain dont la langue est le seul<br />

point commun. Mais ce nom, inventé pour<br />

les besoins de la discipline, ne pourra être<br />

utilisé qu’accessoirement en anthropologie<br />

sociale et pas du tout en anthropologie<br />

physique 10 . Dans un premier temps,<br />

j’avais fait l’hypothèse de modalités métonymiques,<br />

la part pour le tout, la langue<br />

pour le territoire, la communauté, le chef,<br />

le dogme, l’idéologie, etc. Je doute que<br />

cette thèse puisse être soutenue : elle<br />

paraît simplificatrice au regard de la<br />

complexité <strong>des</strong> fonctions <strong>des</strong> noms. En<br />

effet, il ne s’agit pas simplement de dégager<br />

quelles réalités ils nomment, mais<br />

aussi de prendre la mesure de leurs incidences<br />

subjectives, c’est-à-dire d’aborder<br />

la difficile question <strong>des</strong> identifications<br />

que les noms <strong>des</strong> langues induisent en<br />

tant que symboles identificatoires, tant<br />

pour les personnes que pour les groupes.<br />

Notons qu’une autre propriété générale<br />

<strong>des</strong> institutions est de se prêter, voire de<br />

susciter, de telles identifications, d’autant<br />

plus immédiates que l’origine de l’institution<br />

reste hors de portée et se fond dans<br />

le mythe et la métaphore 11 .<br />

Quelles sont les conséquences de la<br />

manière dont les noms de langue dénomment<br />

les réalités langagières pour les<br />

représentations <strong>des</strong> locuteurs ? Repérées<br />

dans leurs paroles et discours, les représentations<br />

que se font les locuteurs de<br />

leurs propres idiomes et de ceux <strong>des</strong><br />

autres ne sont pas homogènes aux réalités<br />

linguistiques et langagières qui peuvent<br />

être décrites par ailleurs. Comme je<br />

l’ai signalé plus haut, leurs identifications<br />

à ces symboles majeurs que sont les noms<br />

<strong>des</strong> langues, aussi nom d’un territoire,<br />

d’une communauté, voire d’une nation, ou<br />

d’une tribu, pour ne pas dire d’une ethnie,<br />

peuvent être d’une grande complexité,<br />

non seulement en tant que processus psychologiques,<br />

mais aussi parce que de<br />

telles identifications requièrent le support<br />

d’un texte, récit d’origine ou récit<br />

biographique. Un tel texte possède au<br />

moins deux propriétés : il n’est jamais<br />

exhaustif de tout le sens que chacune <strong>des</strong><br />

identifications en question pourrait appeler,<br />

par ailleurs il peut remplir une fonction<br />

sociale essentielle, il fait office de<br />

lien social, pour le meilleur et pour le<br />

pire, faut-il s’empresser d’ajouter. Disons<br />

simplement que le fait que les noms <strong>des</strong><br />

langues soient eux-mêmes <strong>des</strong> entités<br />

dont la référence comprend <strong>des</strong> processus<br />

de déplacement et de condensation du<br />

sens, les rend particulièrement aptes à<br />

fonctionner comme <strong>des</strong> écrans pour la<br />

projection <strong>des</strong> multiples rationalisations<br />

qui sont après tout le prix de la socialisation.<br />

Avec <strong>des</strong> noms pareils chacun<br />

peut construire le type d’attachement et<br />

de justification qui correspond au mieux<br />

à une histoire qu’il a, aussi, construite.<br />

Les noms de langue sont <strong>des</strong> ambassadeurs<br />

aveugles et ignorants de leurs<br />

missions. C’est ainsi qu’ils sont prêts à<br />

tous les emplois.<br />

Notes<br />

■<br />

Bibliographie<br />

■<br />

1. J’ai développé cette proposition dans<br />

un exposé lors de la journée Langues<br />

et identités, organisée par le Haut<br />

Conseil de la Francophonie, en<br />

février 1994 (Tabouret-Keller, 1994).<br />

2. J.-B. <strong>Marc</strong>ellesi a particulièrement<br />

attiré l’attention sur la polynomie<br />

<strong>des</strong> langues.Actes du colloque international<br />

<strong>des</strong> langues polynomiques<br />

de Corte, voir Chiorboli, 1990.<br />

3. Voir pour un historique détaillé F.G.<br />

Cassidy et R.B. Le Page, Dictionary of<br />

Jamaïcan English, 1980, également<br />

R. B. Le Page et A. Tabouret-Keller,<br />

Acts of identity. Creole based<br />

approaches to language and ethnicity,<br />

1985. Voir particulièrement le chapitre<br />

VI The place of ethnicity in acts<br />

of identity. J’examine plus en détail<br />

les modalités de la métaphorisation<br />

du terme créole dans “A l’inverse de<br />

la clarté, l’obscurité <strong>des</strong> langues<br />

hybri<strong>des</strong>”, 1989.<br />

4. Jacques Arago, Voyage autour du<br />

monde, 1838-1840. Voir p. 445-448.<br />

5. Voir les textes du colloque Muttersprachen,<br />

publiés dans Grazer linguistische<br />

Studien, 1986, n° 27 et tout particulièrement<br />

V. Beric, “Zur<br />

Diachronie der deutschen Bezeichnung<br />

‘Mutterpsrache’ ”, H. Goebl,<br />

“Der ‘Muttersprachen Not’ in der<br />

Romania. Eine begriffsgeschichtliche<br />

Betrachtung zum Bezeichnungstyp<br />

‘langage maternel français’ ”, A.<br />

Tabouret-Keller, R. B. Le Page, “The<br />

mother-tongue metaphor”.<br />

6. Un bel exemple d’une telle particularité<br />

est donné par P. Quiniard dans<br />

Le nom sur le bout de la langue, 1993,<br />

voir p. 86 et suiv.<br />

7. Voir les travaux du colloque tenu à<br />

Graz, tenu en 1985, Muttersprache(n),<br />

Denison et al., 1986.<br />

8. Voir Le Page,“Political and economic<br />

aspects of vernacular literacy”, in<br />

Tabouret-Keller et al., 1997, en particulier<br />

concernant le Pays Basque<br />

p. 34-44.<br />

9. Jean Fourquet, “Langue, dialecte,<br />

patois”, in Martinet, 1968, p. 571-596.<br />

10.Pierre Alexandre, “Le bantu et ses<br />

limites”, voir Martinet, 1968, p. 1388-<br />

1412.<br />

11.L’importance du caractère mythique<br />

de l’origine <strong>des</strong> institutions est analysée<br />

dans les Leçons de Pierre<br />

Legendre, voir en particulier Leçons<br />

IV, L’insetimable objet de la transmission<br />

(1985); pour une introduction,<br />

voir La fabrique de l’homme occidental<br />

(1996).<br />

• AKIN S. (1997). Désignation d’une<br />

langue innommable dans un texte de loi.<br />

Le cas du kurde dans un texte de loi<br />

turque”, voir Tabouret-Keller, p. 69-79.<br />

• ALEXANDRE P. (1968). Le bantu et ses<br />

limites, voir Martinet, p. 1388-413.<br />

• d’ANS A.-M. (1997). Les anciens Mayas<br />

ne parlaient pas le maya ! Considérations<br />

sur la nomination <strong>des</strong> langues<br />

amérindiennes en Hispano-Amérique,<br />

voir Tabouret-Keller, p. 191-223.<br />

• ARAGO J. (1838-1840). Voyage autour<br />

du monde, Bruxelles, Société Typographique<br />

Belge, Ad. Wahlen et Cie.<br />

• BERIC V. (1986). Zur Diachronie der<br />

deutschen Bezeichnung Mutterpsrache,<br />

voir Denison et al., p. 15-20.<br />

• BONNOT J.-F. P. (sous la dir. de)<br />

(1995). Paroles régionales. Normes,<br />

variétés linguistiques et contexte social,<br />

Strasbourg, Presses universitaires de<br />

Strasbourg.<br />

• BOTHOREL-WITZ A. (1995). Vers une<br />

redéfintition <strong>des</strong> dialectes alsaciens ?<br />

Des concepts catégoriques aux variétés<br />

d’un espace plurilingue, voir Bonnot,<br />

p. 217-52.<br />

• BOTHOREL-WITZ A. (1997). Nommer<br />

les langues en Alsace,voir Tabouret-Keller,<br />

p. 117-145.<br />

• CASSIDY F. G., LE PAGE R. B.<br />

([1967]1980). Dictionary of Jamaican<br />

English, Cambridge, Cambridge University<br />

Press.<br />

• CERTEAU M. de, JULIA D., REVEL<br />

J. (1975). Une politique de la langue. La<br />

Révolution française et les patois, Paris,<br />

Gallimard, Bibliothèque <strong>des</strong> Histoires.<br />

• CHAUDENSON R. (éd.) (1991). La<br />

francophonie, représentations, réalités,<br />

perspectives, Paris, Didier Erudition.<br />

• CHIORBOLI J. (éd.) (1991). Les<br />

langues polynomiques. Actes du colloque<br />

international <strong>des</strong> langues polynomiques<br />

de Corte (17 au 17 septembre 1990).<br />

P.U.L.A. 3/4.<br />

• CONSEIL DE L’EUROPE (1988).<br />

Report on the Regional or Minority<br />

Languages in Europe (Rapporteur :<br />

H. Kohn), Conférence permanente <strong>des</strong><br />

pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe,<br />

Strasbourg 15-17. 3. 1988.<br />

• CONSEIL DE L’EUROPE (1988). Resolution<br />

192 (1988,1) on Regional or<br />

Minority Languages in Europe (adoptée<br />

le 16. 3. 1988), Conférence permanente<br />

<strong>des</strong> pouvoirs locaux et régionaux<br />

de l’Europe, Strasbourg 15-17. 3.<br />

1988.<br />

• DENISON N., SORNIG K.,<br />

GADLER H., GRASSEGGER H.<br />

(1986). Muttersprache (n), Grazer Linguistische<br />

Studien,n°27, Graz, Institut<br />

für Sprachwissenschaft.<br />

• FOURQUET J. (1968). Langue, dialecte,<br />

patois, voir Martinet, p. 571-96.<br />

• GOEBL H. (1986). Der ‘Muttersprachen<br />

Not’ in der Romania. Eine begriffsgeschichtliche<br />

Betrachtung zum<br />

Bezeichnungstyp ‘langage maternel<br />

français’ ,voir Denison et al., p. 69-88.<br />

• LE BERRE Y., LE DÛ J. (1997). Ce que<br />

nomme breton, voir Tabouret-Keller,<br />

p. 99-116.<br />

• LEGENDRE P. (1985). L’inestimable<br />

objet de la transmission. Etude sur le<br />

principe généalogique en Occident,<br />

Leçons IV, Paris, Fayard.<br />

• LEGENDRE P. (1996). La fabrique de<br />

l’homme occidental suivi de L’homme<br />

en meurtier, Arte Editions.<br />

• LE PAGE R. B. (1997). Political and<br />

Economic Aspects of Vernacular Literacy<br />

voir Tabouret-Keller et al., p. 23-<br />

81.<br />

• LE PAGE R. B.,TABOURET-KELLER<br />

A. (1985). Acts of identity. Creole based<br />

approaches to language and ethnicity,<br />

Cambridge, Cambridge University<br />

Press.<br />

• MARTINET A. (sous la dir. de) (1968).<br />

Le langage, Encyclopédie de la Pléïade,<br />

Paris, Gallimard.<br />

• QUINIARD P. (1993). (Capet) Le nom<br />

sur le bout de la langue, Paris, POL.<br />

• SERIOT P. (1996). Langue et nation en<br />

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XVIIIe siècle à nos jours, Cahiers de<br />

l’ILSL, n° 8, Lausanne, Presses centrales.<br />

• TABOURET-KELLER A. (1979). Origine<br />

et simplicité : <strong>des</strong> langues créoles au<br />

langage <strong>des</strong> enfants, Enfance, n° 3-4,<br />

p. 269-92.<br />

• TABOURET-KELLER A. (1989). A<br />

l'inverse de la clarté, l'obscurité <strong>des</strong><br />

langages hybri<strong>des</strong>, Colloque de l 'Institut<br />

<strong>des</strong> Hautes Etu<strong>des</strong> de Belgique,<br />

18-19.5.1988 : Le concept de clarté<br />

dans les langues et particulièrement<br />

en français, <strong>Revue</strong> de l'Institut de<br />

sociologie (Université Libre de<br />

Bruxelles), n° 1-2, p. 19-29.<br />

• TABOURET-KELLER A. (1994).<br />

Langues et identités. En quels termes les<br />

dire?, Les Cahiers de la Francophonie,<br />

n° 2 : Langues et identités, p. 9-14.<br />

• TABOURET-KELLER A. (1996). Le<br />

mot Volk dans la presse à <strong>des</strong>tination <strong>des</strong><br />

maîtres d’écoles primaires <strong>des</strong> populations<br />

alleman<strong>des</strong> à l’étranger (Auslandsdeutsche<br />

Volkschule), entre 1890<br />

et 1939, voir Sériot, p. 328-47.<br />

• TABOURET-KELLER A. (1997). Les<br />

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nom <strong>des</strong> langues, tome I., Louvain,<br />

Peeters.<br />

• TABOURET-KELLER A. (1998a). Un<br />

exemple de cheminement idéologique<br />

souterrain,Covariations pour un sociolinguiste.<br />

Hommage à Jean-Baptiste<br />

<strong>Marc</strong>ellesi,Travaux réunispar R. Delamotte-Legrand<br />

et Bernard Gardin,<br />

Rouen, Public. de l’Univ. de Rouen,<br />

p. 93-100.<br />

• TABOURET-KELLER A. (1998b).<br />

Les langues ‘dialectales ou encore<br />

locales’ sous le régime de Vichy, La Bretagne<br />

linguistique, Cahiers du<br />

GRELB, vol. 12, Actes du Colloque, Y<br />

a-t-il une exception sociolinguistique<br />

française ?, sous la direction de Jean<br />

Le Dû et Yves Le Berre (5-6. 6. 1997),<br />

Univers. de Bretagne Occidentale,<br />

p. 89-116.<br />

• TABOURET-KELLER A., LE PAGE<br />

R.B. (1986). The mother-tongue metaphor,<br />

voir Denison et al, p. 249-280.<br />

• TABOURET-KELLER A., LE PAGE<br />

R. B., GARDNER-CHLOROS P.,<br />

VARRO G. (1997). Vernacular Literacy.<br />

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University Press.<br />

• WEINREICH U. (1968). Unilingualisme<br />

et multilingualisme,voir Martinet,<br />

p. 647-84.<br />

92<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1999, n° 26, L’honneur du nom, le stigmate du nom<br />

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