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Marc Bloch - Revue des sciences sociales

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■Laurent Hincker<br />

Droit du nom et droit au nom<br />

69<br />

Au nom de la loi<br />

Historiquement, le nom est aussi<br />

enjeu de pouvoir, de police. Ainsi, l’article<br />

9 de l’édit d’Amboise du 26 mars<br />

1555 fait défense aux gentilshommes de<br />

prendre les noms de leur seigneurie et, à<br />

toutes personnes, “de changer leurs noms<br />

et armes sans avoir lettre de dispenses et permission,<br />

sous peine d’être punis comme<br />

faussaires et exhérédés de tout degré et privilège<br />

de noblesse”.<br />

Même si la portée juridique de ce<br />

texte est aujourd’hui encore discutée 5 ,<br />

l’interdiction qu’il institue n’en est pas<br />

moins révélatrice du principe d’immutabilité<br />

qui reste l’une <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> caractéristiques<br />

du nom patronymique en<br />

France. Ce principe est repris à l’identique<br />

et renforcé par l’ordonnance royale<br />

de janvier 1629, mais ces textes n’arrivent<br />

pas à enrayer les coutumes<br />

existant dans tout le pays (comme celle<br />

d’ajouter à son nom celui de son domaine<br />

terrien). Les lois <strong>des</strong> 19 et 23 juin 1790<br />

réaffirment l’interdiction <strong>des</strong> noms additionnels<br />

et l’obligation pour les citoyens<br />

de ne prendre que leur vrai nom de<br />

famille.<br />

Après la courte parenthèse libertaire<br />

de la loi du 24 brumaire an II, permettant<br />

le changement de nom par simple déclaration,<br />

le principe d’immutabilité devait<br />

trouver sa consécration définitive dans la<br />

loi du 6 fructidor an II. Son article 1er est<br />

le suivant : “Aucun citoyen ne pourra porter<br />

de nom ni de prénoms autres que ceux<br />

exprimés dans son acte de naissance. Ceux<br />

qui les auraient quittés sont tenus de les<br />

reprendre.”Aujourd’hui encore, le nom est<br />

donc défini comme immuable en tant<br />

que composante de l’état <strong>des</strong> personnes<br />

et il ne peut que suivre les modifications<br />

de ce dernier. Ce principe fondateur a<br />

donné naissance à une théorie, défendue<br />

par Planiol, celle du nom comme institution<br />

de police. Le nom se confond donc ici<br />

avec l’état civil.<br />

■<br />

C’est cette institution qui est protégée<br />

aujourd’hui par le Code Pénal : l’article<br />

433-19 regroupe les dispositions de<br />

l’ancien Code Pénal et réprime le fait<br />

d’utiliser dans un acte public ou authentique<br />

ou encore dans un document administratif<br />

<strong>des</strong>tiné à l’autorité publique, un<br />

nom qui n’est pas légalement le sien. Les<br />

peines sont sévères : six mois d’emprisonnement<br />

et 60 000 francs d’amende,<br />

indépendamment <strong>des</strong> peines complémentaires<br />

de l’article 433-22 du même<br />

code.<br />

Cette théorie du nom comme institution<br />

de police a été infirmée dans une certaine<br />

mesure par l’évolution de la société.<br />

Elle n’envisage en effet le nom que<br />

comme l’enjeu de rapports verticaux,<br />

entre les individus et l’Etat, alors que le<br />

nom est devenu aujourd’hui source de<br />

rapports et de conflits horizontaux entre<br />

les individus.<br />

Cette évolution est due à l’intervention<br />

de nouvelles règles de droit qui<br />

modifient la vision du nom mais aussi<br />

dans certains domaines à une adaptation<br />

nécessaire <strong>des</strong> règles de l’usage du nom<br />

aux grands mouvements de populations 6 .<br />

La vision du nom comme institution<br />

de police a été notamment remise en<br />

cause par l’utilisation du nom patronymique<br />

comme nom commercial, mais<br />

aussi par une nouvelle conception qui fait<br />

du nom l’enjeu de nouveaux droits.<br />

Se faire un nom<br />

Cette pratique a rendu nécessaire une<br />

réaction du droit pour empêcher non seulement<br />

les pratiques de parasitisme, mais<br />

aussi l’utilisation frauduleuse d’un nom à<br />

<strong>des</strong> fins de concurrence déloyale 7 . La<br />

jurisprudence a posé ainsi le principe de<br />

la liberté de l’individu d’utiliser son nom<br />

patronymique à <strong>des</strong> fins commerciales,<br />

mais aussi le droit de l’individu de protéger<br />

son propre nom patronymique contre<br />

l’utilisation abusive que pourrait en faire<br />

autrui. Cependant, depuis plusieurs<br />

années, la Cour de Cassation a poussé plus<br />

loin son raisonnement en la matière en<br />

admettant la cessibilité du nom patronymique<br />

comme nom commercial.<br />

On peut ainsi noter deux décisions<br />

importantes. Dans son arrêt Romanée-<br />

Conti, la Cour Suprême a expressément<br />

exclu cette cession du nom patronymique<br />

du champs <strong>des</strong> interdictions<br />

énoncées par le droit civil : La loi du 6<br />

fructidor an II, qui édicte une interdiction<br />

concernant le citoyen, ne vise pas l’usage<br />

du nom patronymique à titre commercial<br />

ou comme dénomination sociale. 8 Cette<br />

exclusion avait été justifiée quelques<br />

années plus tôt par la même formation :<br />

■<br />

(…) ce patronyme est devenu, en raison de<br />

son insertion (…) dans les statuts de la<br />

société signés de M. Pierre Bordas, un<br />

signe distinctif qui s’est détaché de la personne<br />

physique qui le porte, pour s’appliquer<br />

à la personne morale qu’il distingue<br />

et devenir ainsi l’objet de propriété incorporelle<br />

(…). 9<br />

Cette évolution tendait inévitablement<br />

à la reconnaissance par la jurisprudence<br />

d’un droit de passer un contrat<br />

portant sur l’utilisation future du nom<br />

patronymique à titre commercial par les<br />

signataires. Le nom est donc cessible,<br />

même si ce n’est qu’à titre de signe distinctif<br />

selon la nuance introduite par la<br />

Cour de Cassation.<br />

Le nom devient donc, de plus en plus<br />

nettement, bien plus objet que outil du<br />

droit.<br />

Au nom du Père<br />

Cette extension est due aussi en bonne<br />

partie à la jurisprudence novatrice de la<br />

Cour européenne <strong>des</strong> droits de l’homme<br />

sur la question du nom. On sait que cette<br />

juridiction a, depuis plusieurs années<br />

déjà, une position qui privilégie le respect<br />

de la vie privée au détriment de l’immutabilité<br />

de l’état civil 10 . Les faits relatifs<br />

à une affaire de 199 4 11 sont assez symptomatiques<br />

<strong>des</strong> questions de droit posées<br />

à l’heure actuelle par les différences de<br />

législation sur le nom.<br />

En 1984, Albert S, citoyen suisse, avait<br />

épousé Susanna B qui avait, elle, les<br />

nationalités suisse et allemande. Le<br />

mariage ayant été célébré en RFA, les<br />

époux, conformément au droit de ce pays,<br />

avaient choisi le nom de l’épouse, B,<br />

comme nom de famille. Dans le même<br />

temps, le mari avait usé de son droit de<br />

faire précéder le nom de famille du sien<br />

pour s’appeler S B. Or, en Suisse, où ils<br />

résidaient, l’état civil avait enregistré S<br />

comme patronyme commun aux époux.<br />

Cet décision choqua les époux qui sollicitèrent<br />

l’autorisation de donner à la<br />

famille le nom de B et au mari celui de S<br />

B. ils essuyèrent plusieurs refus catégoriques<br />

avant que le tribunal fédéral ne<br />

leur permette de substituer B à S comme<br />

nom de famille mais refuse au mari l’autorisation<br />

de porter le double nom auquel<br />

il prétendait.<br />

■<br />

Ce refus du tribunal était motivé par<br />

le fait que le Parlement suisse “soucieux<br />

de préserver l’unité de la famille et d’éviter<br />

une rupture avec la tradition, n’avait<br />

jamais consenti à introduire l’égalité absolue<br />

entre les époux dans le choix du nom, et<br />

avait ainsi délibérément limité à la femme<br />

le droit d’ajouter le sien à celui de son mari”.<br />

Monsieur B ne se contenta pas de<br />

cette situation même s’il avait la possibilité<br />

de faire cette adjonction par le nom<br />

d’usage. Docteur en histoire, son diplôme<br />

ne mentionnait même pas la composante<br />

S de son nom, et il était connu du milieu<br />

universitaire où il avait fait carrière sous<br />

son double nom.<br />

Les deux époux saisirent donc la Commission<br />

européenne <strong>des</strong> droits de l’homme<br />

le 26 janvier 1990 en invoquant la violation<br />

<strong>des</strong> articles 14 et 8 de la Convention.<br />

La Commission retint la requête en<br />

février 1992 et, dans son rapport rendu<br />

quelques mois plus tard, conclut à la violation<br />

<strong>des</strong> articles invoqués. L’affaire fut<br />

ensuite portée devant la Cour qui reconnût<br />

la violation <strong>des</strong> articles 14 et 8. 12<br />

Cette décision marque la volonté pour<br />

la juridiction européenne de rattacher le<br />

droit au nom au droit à la vie privée de<br />

l’article 8 de la Convention. En effet, il est<br />

important de noter qu’aucune disposition<br />

du texte européen ne prévoit expressément<br />

la protection du nom comme c’est le<br />

cas pour d’autres textes internationaux.<br />

Ce rattachement se fait sans que la<br />

Cour considère qu’il soit nécessaire qu’elle<br />

le justifie puisqu’elle affirme simplement :<br />

“ L’article 8 de la Convention européenne<br />

<strong>des</strong> droits de l’homme ne contient pas de<br />

disposition explicite en matière de nom ;<br />

En tant que moyen d’identification personnelle<br />

et de rattachement à une famille,<br />

le nom d’une personne n’en concerne pas<br />

moins la vie privée et familiale de celle-ci ;<br />

Que l’Etat et la société aient intérêt à en<br />

réglementer l’usage n’y met pas obstacle, car<br />

ces aspects de droit public se concilient avec<br />

la vie privée conçue comme englobant, dans<br />

une certaine mesure, le droit pour l’individu<br />

de nouer et développer <strong>des</strong> relations avec<br />

ses semblables, y compris dans le domaine<br />

professionnel ou commercial ;<br />

L’article 8 trouve donc à s’appliquer au<br />

refus par les autorités d’un pays de reconnaître<br />

à un particulier le droit de faire précéder<br />

le nom de famille, en l’occurrence le<br />

nom de son épouse, du sien propre.”<br />

Cette décision, qui peut sembler surprenante<br />

pour qui a en tête la définition<br />

que donne le droit français de la vie privée<br />

13 (en tant que sphère intime opposable<br />

aussi bien à l’Etat qu’aux autres<br />

citoyens) se place pourtant en droite<br />

ligne de la jurisprudence européenne<br />

sur cette question : Le respect de la vie privée<br />

doit aussi englober dans une certaine<br />

mesure le droit de l’individu de nouer et de<br />

développer <strong>des</strong> relations avec ses semblables<br />

14 . On voit que cette définition<br />

fait bien apparaître le fait que ce droit est<br />

un droit subjectif, horizontal, enjeu de<br />

relations entre les individus.<br />

Mais l’article 8 n’est pas le seul article<br />

que la Cour considère comme violé dans<br />

cet arrêt, elle admet aussi la violation de<br />

l’article 14 qui interdit toute forme de<br />

discrimination. Le fait que les règles<br />

d’attribution du nom ne soient pas les<br />

mêmes pour les deux parents est considéré<br />

par la Cour européenne comme une<br />

mesure discriminatoire. Cette décision se<br />

place ainsi en opposition avec la législation<br />

française actuelle.<br />

On touche ici à l’une <strong>des</strong> autres mutations<br />

récentes dans le statut du nom, qui<br />

est devenu aussi un objet de revendication<br />

dans la lutte pour l’égalité <strong>des</strong><br />

sexes. Dans de nombreux droits européens<br />

subsiste en effet la règle présente<br />

dans le droit français selon laquelle le<br />

nom patronymique de l’enfant est déterminé<br />

par le nom d’un seul de ses parents<br />

et le plus souvent celui du père.<br />

Du nom identifiant<br />

au non-identifiable<br />

Pierre B est aujourd’hui incarcéré<br />

après avoir été condamné par la Cour<br />

d’Assises du Bas-Rhin à <strong>des</strong> peines d’une<br />

durée cumulée de presque 60 ans. En<br />

vertu du droit en vigueur les deux enfants<br />

de Pierre B. et de Brigitte W., sa compagne,<br />

portent le nom de leur père qui les a reconnus<br />

en premier. A la suite <strong>des</strong> condamnations<br />

dont B. a été l’objet, son ex-compagne<br />

obtient du juge en 1993, que le nom de<br />

W. soit substitué au nom de B. pour leurs<br />

deux enfants. Monsieur B., qui entend<br />

conserver <strong>des</strong> relations avec ses deux<br />

enfants demande au juge que ceux-ci<br />

reprennent son nom. Le juge <strong>des</strong> affaires<br />

familiales, après avoir entendu les deux<br />

adolescents sur la question du changement<br />

de nom (comme la loi l’exige depuis 1993<br />

pour tout enfant de plus de treize ans 15 ),<br />

■<br />

a décidé que les deux enfants porteraient<br />

le nom de leur mère (W.) en lieu et place<br />

de celui de leur père (B.).<br />

Cette affaire montre que le nom est<br />

envisagé aujourd’hui par les textes et la<br />

jurisprudence comme un droit personnel<br />

puisque les enfants peuvent s’opposer à<br />

ses mutations, sans pour autant que soit<br />

prise en compte l’importance de cet élément<br />

dans la définition de l’individu et<br />

donc dans la construction de l‘identité.<br />

Cet aspect a fait du nom un objet<br />

d’étude pour les sociologues et les psychanalystes<br />

16 , mais aussi les historiens.<br />

Les grands tortionnaires de ce siècle ont<br />

bien compris que l’“anonymisation” était<br />

la technique de déshumanisation par<br />

excellence. Le matricule utilisé comme<br />

seul signe d’identité dans les camps de<br />

concentration ou les goulags rompt le lien<br />

d’identification généalogique et social.<br />

Assez d’exemples ont montré que la<br />

dépersonnalisation est compensée, entre<br />

les porteurs de matricule, par l’usage de<br />

noms personnels ou de surnoms qui attestent<br />

le pouvoir vivant de nomination<br />

créatrice. 17<br />

Si être-au-monde sur le mode de l’êtreensemble,<br />

dans une communauté humaine,<br />

c’est avoir un nom, le “sans-nom” ou<br />

l’innommable est aussi l’informe, le nonidentifiable,<br />

l’angoissant, le sans visage,<br />

la figure de l’autre non reconnue et nonidentifiée.<br />

Le nom est l’équivalent langagier du<br />

visage, comme le visage est l’équivalent<br />

perceptible du nom 18 .<br />

La question du nom est aussi un enjeu<br />

d’identité qui touche au plus profond de<br />

ce que se sent être l’individu (la subjectivité<br />

du sujet), ce qui a pour effet de voir<br />

resurgir les problèmes que l'on avait cru<br />

réglés d'un point de vue strictement juridique<br />

bien <strong>des</strong> années plus tard sous<br />

forme de mises en questions de la personnalité.<br />

Certains individus sont, d’une<br />

manière durable, blessés dans cette<br />

dimension première de leur identité<br />

qu’est le nom.<br />

Ainsi, le jeune Jean Charles O.,<br />

condamné en mai 1998 pour le meurtre<br />

de son ancien employeur, à 20 ans de<br />

réclusion criminelle avait de très profon<strong>des</strong><br />

failles identitaires dont les liens<br />

avec son acte criminel n’ont pas pu être<br />

totalement élucidés. Ces difficultés<br />

avaient l’une de leur source dans le fait<br />

que sa mère l’avait abandonné à la nais-<br />

68<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1999, n° 26, L’honneur du nom, le stigmate du nom<br />

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