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Numéro 33 - Le libraire

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R OXANNEB OUCHARDRetrouver lesentier perduChaque année, le prix Robert-Cliche couronne un auteur qui n’a encore jamais publié de roman.Roxanne Bouchard y a soumis le manuscrit de Whisky et Paraboles à la toute dernière minute, surl’incitation d’un ami. « J’espérais juste recevoir quelques commentaires constructifs », raconte-t-elle.Mais les jurys ne se sont pas contentés de si peu. Heureusement, d’ailleurs, car le prix étant assortid’une publication aux éditions VLB, les lecteurs peuvent désormais découvrir ce nouveau nom de lalittérature québécoise.Par Mira Cliche«J’ai ma conscience de travers dans la gorge, j’ai lecarcan de ma vie scellé sur mon dos, je suisséquestrée de moi-même, encellulée de passé,écrouée d’âme et de peurs jusque dans mes petitsmatins inquiets. C’est pour ça que je me suisinstallée ici, dans des murs déjà garnis d’hier,dans un passé établi, dans le nid d’une autrevie. » Débarquée dans un village perdu, Élieachète un vieux chalet et s’y enferme. Elle veutoublier le passé, le réduire au silence, « changer dechapitre ». Mais pour y arriver, elle va devoir s’affronter.Et parler.«C’est une fille un peubutée , reconnaît RoxanneBouchard. Surtout au débutdu roman. Elle veut quequelqu’un la sauve, elle attend.Elle s’apitoie sur son sort. »L’arrivée bruyante et chaotiqued’Agnès, une petite fillebattue par sa mère, force bientôtÉlie à baisser le pont-levis.Mais il n’est pas facile d’aiderune enfant quand on se posesoi-même beaucoup de questions.Élie trouve par bonheurun allié en son voisin Richard,un chanteur-vedette qui reçoitautant de lettres d’amour que Dieu reçoit de prières —et y répond tout aussi peu… <strong>Le</strong>s deux éclopés s’épauleront.Autour de ce trio bourdonne un essaim de musiciensdéracinés : André, un violoniste orphelin, Chloé,une flûtiste en mal de descendance, et Manu, unAmérindien qui retrouve au piano les contréesperdues de ses ancêtres. « Je savais que lamusique serait au cœur du roman avant même d’enconnaître l’histoire, explique l’auteure. Je voulais queça se lise un peu comme on chante. J’ai essayé de rendrel’énergie des soirées folkloriques, avec les chantset les contes. C’est un univers très proche de l’enfance,très réconfortant — et la petite Agnès avaitbesoin de réconfort. »Tourner la langue sept foisEmpruntant au folklore, à la chanson populaire,au cinéma et à la littérature d’ici, la prose poétiquede Roxanne Bouchard est résolumentquébécoise, mais aussi exploratoire. Dans la© Baptiste Grisonlignée des Anne Hébert et Réjean Ducharme,Romain Gary et Gabriel GarcíaMárquez, la jeune écrivaineveut décloisonner le langage :« Aujourd’hui, c’est le réalisme quidomine. On ne s’autorise pas le dérapage,et je crois qu’on y perd en magie. Moi,j’ai envie de tasser la langue dans un coin etde lui tordre un bras pour la forcer à nous direautre chose. Mais bon, c’est très difficile d’éviter lessurcharges quand on donne dans la poésie. »Whisky et Paraboles gagnerait eneffet à lâcher un peu de lest ici etlà. <strong>Le</strong>s monologues tourmentésde Manu, par exemple, s’essoufflentà force d’images et de souvenirsdes grandeurs autochtones.Mais ces lourdeurs sont contrebalancéespar la vigueur générale de la prose, sonrythme doux, sa poésie enfantine. RoxanneBouchard a par ailleurs une manière bien àelle de suspendre les phrases enplein vol pour laisser parlerles marqueurs de relation— comme danscette réflexion d'Élie :« Une fascinationmorbide nous clouesur place, nous interdit tout mouvement.Une fixité perverse nousrefroidit le sang. Une apathie minérale.Lâche et veule. On reste suspendu, voulant profiter encoreun peu du plaisir. » L’auteure établit ainsi une certainecomplicité avec le lecteur, qui se voit forcé de complétersa pensée.Roxanne BouchardC’est à ce genre de détails qu’on réalise que si Whisky etParaboles est son premier roman, Roxanne Bouchard n’enest pas à ses premières armes en fait d’écriture. Professeurede littérature au cégep de Joliette, la jeune femme de 34ans entretient depuis l’adolescence une abondantecorrespondance. <strong>Le</strong>s destinataires ensont variés et changeants, mais l’activitéd’écriture, elle, est constante. « J’ai d’ailleurscommencé le roman sous une forme épistolaire,raconte-t-elle. Élie écrivait des lettres à un musicienqui ne répondait jamais. Mais, peu à peu, mes personnagesse sont mis à parler, et ça me semblait bizarred’inclure des dialogues dans une lettre. J’ai donc optépour le journal intime. »Intime, ce journal nel’est pas trop, car Élie n’est pas du genre introspectif.Mais il est vrai que les dialogues y foisonnent. EtBouchard s’y montre sous son meilleur jour : pardes répliques fines et joueuses, elle dévoile la complexitédes sentiments qui unissent les personnages et explorel’intensité de leur désarroi. On pourrait même parler de leurdéréliction, surtout dans le cas d’Élie : « J’ai la théorie du bigbangdans ma poche, un condensé des sciences pour tous etmême des adresses de psys en cas de besoin. J’ai la réponseabsolue à la perte des dieux et à la fin des croyances. […]Alors dis-moi donc : comment ça se fait que j’ai perdu monsentier ? »Dieu, y es-tu ?En quête de repères, les personnages deWhisky et Paraboles s’interrogent sur ce qui fondeleurs valeurs. La question de la foi y est omniprésente : Élie ladénigre, Richard ne peut pas concevoir la vie sans elle, etAgnès n’attend qu’un signe pour la retrouver. À une époque oùle credo athée balaie la religion du revers de la main, il faut uncertain courage pour aborder le sujet de front — et beaucoupd’habileté pour ne pas tomber dans le prêche. RoxanneBouchard possède les deux : « Comme tout le monde, je trouvel’institution de l’Église un peu vieillotte et trop conservatrice.Mais la foi ne perd pas son sens. Tout le problèmed’Élie est là : n’ayant plus foi en aucune valeur, au nom dequoi pourrait-elle se pardonner ses fautes passées ? »C’est grâce à l’amour d’Agnès, l’agneau sacrifié qui porte surses épaules les péchés de ses parents, qu’Élie trouvera finalementle chemin de la résurrection. Cette morale trèschrétienne, seul l’amour sauve, pourrait décevoir certains. Maisquelle morale n’a pas un air simpliste lorsqu’elle est expriméeen peu de mots ? Pour en évaluer la profondeur, il faut la voirmise en œuvre. Or la démonstration de Bouchard est convaincanteet nuancée : sans apporter de réponses claires, elle posedes questions justes.Whisky et ParabolesVLB éditeur,275 p., 24,95 $M A R S - A V R I L 2 0 0 614

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