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Numéro 33 - Le libraire

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Et tout le reste est littératureLittérature étrangèreLa chronique d’Antoine TanguayL’art du faux(première partie)Nous vivons une époque formidable. À l’ère de la téléréalité — qui n’en finit plus d’agonisermalgré ses nombreux avatars, soit dit en passant —, on célèbre vigoureusement lefaux, la poudre aux yeux, le mensonge sucré. Peu importe si votre histoire n’a rien debien intéressant ; notre équipe de concepteurs peut vous mitonner un destin préfabriqué« garantie 100 % Cendrillon » en moins de deux. <strong>Le</strong> tour est joué et le spectateur (oulecteur) est floué et… heureux.Loin de moi l’idée de vilipender la société du spectacle. Quoique que j’enpense, on continuera à élever les plus désespérants torchons au rang dechefs-d’œuvre du mois. Ce qu’il y a d’extraordinaire avec notre époque, c’estque plusieurs écrivains ont trouvé le moyen de pousser encore plus loinl’autofiction, l’amenant quelque part entre l’essai, la biographie et le journalintime. L’heure est au roman vrai, à la fiction vérité. Ou vice versa.Ainsi, peu importe que Mille morceaux (Belfond, 2004 ; traduction de AMillion Little Pieces, Doubleday, 2003), les « mémoires » de James Frey (voirà ce propos la nouvelle en page 24) aient été légèrement « remaniées ». Peuimporte qu’Oprah Winfrey, lors d’une émission pathétique où se sontsuccédé les témoignages larmoyants, ait porté le livre aux nues devant unauteur qui, manifestement, n’était pas à l’aise avec toute cette mascarade.Mais depuis quand les ouvrages comme ceux de Frey font-ils officed’Évangile ? Frey a aidé son prochain (1 767 0000 « prochains » en 2005,pour être plus précis) et, du coup, prouvé que ce n’est pas la vérité qui vend,mais ce que vous en faites. Il suffit de regarder le cirque ridicule qu’est leOprah’s Book Club pour s’en convaincre.Autre cas de canular : celui de l’énigmatique J. T. <strong>Le</strong>roy, qui ne serait pasce jeune prodige séropositif rescapé de la rue qui rédigea, à partir de 17 ans,deux (très bons) romans : Sarah (10/18) et <strong>Le</strong> Livre de Jérémie (récemmentporté à l’écran par Asia Argento). Ses livres auraient été écrits par quelqu’und’autre, et la personne qui se présente dans les séances de signatures serait,en fait, un acteur coiffé d’une perruque. Que <strong>Le</strong>roy soit ou non l’auteur deses livres est un détail. Je dirais même plus : j’apprécie la mystification qui,à défaut de révéler un « véritable » auteur (sic), aura au moins réussi àpimenter les tabloïds littéraires. Et puisque c’est de littérature qu’il est questionici, terminons en précisant que <strong>Le</strong> Livre de Jérémie demeure, et demeureratoujours à mon humble avis, une œuvre crue et touchante, remarquablementmaîtrisée. Je passerai aussi par-dessus le coming out de l’automne: celui d’Alexandre jardin, qui a causé tout un émoi en lavant sonlinge sale avec <strong>Le</strong> Roman des Jardin, un « roman vrai ». À vous d’esquisservotre définition. Inutile de revenir aussi sur le mystère Nelly Arcan et,pourquoi pas, celui de Réjean Ducharme. S’il faut se travestir ou jouer lacomédie pour se faire lire, alors allons-y gaiement ! Toute l’industrie duspectacle est basée sur l’art du faux, alors pourquoi pas la littérature ?<strong>Le</strong> roi des faussairesC’est dans cette atmosphère carnavalesque que je suis venu à bout (je pèsemes mots), en plusieurs semaines, du singulier Lunar Park de Bret EastonEllis. Voilà un autre bel exemple de la logique perverse selon laquellel’image d’un écrivain importe davantage que la richesse de ses mots. Àpreuve, le fait que le magazine Lire lui ait accordé le Prix du meilleur romande l’année. Je m’explique : Ellis a toujours carburé au scandale, et je nerisque pas grand-chose en affirmant qu’un large pan de son public est venuà lui par curiosité malsaine. <strong>Le</strong>s lecteurs ont bien fait, puisque malgré sestravers et son snobisme puant, la prose d’Ellis demeure l’une des plusintéressantes des vingt dernières années en littérature américaine. <strong>Le</strong> plusdrôle là-dedans, c’est que l’auteur d’American Psycho est le premier à lesavoir. Avec Lunar Park, le mauvais garçon qui a longtemps carburé aux<strong>Le</strong> Livre de JérémieJ. T. <strong>Le</strong>roy,Denoël & d’ailleurs,306 p., 39,50 $Lunar ParkBret Easton Ellis,Robert Laffont,coll. Pavillons,378 p., 34,95 $Un as dans lamancheAnnie Proulx,Grasset,4<strong>33</strong> p., 29,95 $substances illicites et joué à fond la carte de l’auteur vedette décide dese mettre à nu dans un exercice qui, malgré les apparences, n’a rien desi sincère, d’où l’intérêt du roman. Après un chapitre d’ouverture méritantà lui seul le détour, Ellis narre au « je » une longue descente auxenfers paranoïaque où, grâce à une redoutable maîtrise des codes dususpense, on a droit à une histoire de spectre, à l’attaque d’un jouet enpeluche, à des enlèvements d’enfants et à une crise familiale profonde.En quatrième de couverture, Frédéric Beigbeder -— un autre écrivainayant fréquenté le jet set avant de s’assagir —, nous prévient que LunarPark est « la première autofiction mondiale au vrai sens du terme ». <strong>Le</strong>slimites étant faites pour être franchies, on se contentera de cette étiquettepompeuse, faute de mieux. Au final, le roman d’Ellis est unexercice littéraire à la fois brillant et exaspérant. Tantôt, on a envie deprendre l’auteur dans nos bras pour le remercier de si bien maîtriserson roman, puis on giflerait ce scribouillard paresseux et irresponsable.C’est ça, aussi, la marque d’un grand livre.Plus vrai que natureJ’aimerais opposer, en terminant ce survol du nouvel art du faux à l’œuvredans la littérature mondiale, la prose d’Ellis à celle d’Annie Proulx,une écrivaine américaine qui n’a rien à faire des frasques des gensriches et célèbres. Portant le sceau de satisfaction de la jolie ReineMalo (notre Oprah à nous), Un as dans la manche est très loin duroman-vérité. Et pourtant, la virtuosité de sa narration dense et évocatrice,la présence de personnages repoussants, odieux ou magnifiques,tous plus vrais que nature (j’insiste sur cette formule usée, mais ô combienvraie), font de ce roman de l’auteure de Nœuds et dénouements unmonument de vérités (le pluriel est volontaire). Car cette vastehistoire centrée autour de Bob Dollar, un représentant de grandescompagnies d’élevage de porc, embauché afin d’aller faire de faussesreprésentations auprès des propriétaires de terrains dans la région ditedu « manche de la casserole », au Texas, est si bien déployée devantnos yeux qu’on ne peut que saluer le travail de recherche et la clartédes descriptions. L’imposante somme de remerciements et les précisionsrelatifs à la part de vrai dans les histoires inventées d’AnnieProulx me confirme que le véritable travail de l’écrivain se résume àune distorsion plus ou moins déguisée de la réalité. James Frey, J. T.<strong>Le</strong>roy (ou son double), Ellis et Proulx sont des artistes du faux, et ilsdoivent être lus de cette façon.Et ce n’est pas fini : mon enquête au pays des mensonges m’a faitdécouvrir d’autres bijoux de textes dont il sera question dans maprochaine chronique. L’art du faux est décidément une disciplineinépuisable.Longtemps animateur d’émissions culturelles à la radio,Antoine Tanguay écrit (souvent à la dernière minute) dansdivers journaux et magazines. Outre les livres, Antoine atrois passions : la photographie, les voyages et ses deuxSiamois.M A R S - A V R I L 2 0 0 621

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