Or un autre thème ancien repose sur l’hypothèse ou le constat que les enfants issus <strong>de</strong><strong>famille</strong>s nombreuses connaissent moins <strong>de</strong> mobilité <strong>sociale</strong> ascendante que les autres. Ce quise vérifierait collectivement à l’échelle <strong>de</strong>s groupes (<strong>une</strong> fécondité plus gran<strong>de</strong> assure <strong>de</strong> <strong>la</strong>mobilité <strong>sociale</strong> ascendante) serait ainsi infirmé individuellement, au niveau <strong>de</strong>s <strong>famille</strong>s, <strong>de</strong>sorte que <strong>la</strong> mobilité <strong>sociale</strong> structurellement assurée par <strong>la</strong> fécondité différentielle profiteraiten fait aux enfants <strong>de</strong>s <strong>famille</strong>s les moins fécon<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses les plus fécon<strong>de</strong>s. Mais, <strong>de</strong>même que <strong>la</strong> fécondité différentielle semble avoir fortement reculé comme moteurremarquable <strong>de</strong> <strong>la</strong> mobilité <strong>sociale</strong>, avec l’apparition <strong>de</strong> transformations <strong>sociale</strong>s rapi<strong>de</strong>scomme facteur structurel plus visible <strong>de</strong> mobilité, on peut penser qu’au terme <strong>de</strong> <strong>la</strong> transitiondémographique <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> généralisation <strong>de</strong> pratiques contraceptives efficaces, avec un régime<strong>de</strong> fécondité qui a réduit <strong>la</strong> taille <strong>de</strong>s <strong>famille</strong>s en en concentrant fortement <strong>la</strong> dispersion, c<strong>et</strong>teautre re<strong>la</strong>tion anciennement alléguée ou constatée aurait perdu toute importance effective. Etce thème n’aurait plus alors, dans les pays occi<strong>de</strong>ntaux du moins, qu’un intérêt principalementhistorique.C’est d’ailleurs c<strong>et</strong> intérêt historique qui motive <strong>une</strong> publication récente sur ce suj<strong>et</strong> :dans un article <strong>de</strong> 2006, Jan Van Bavel analyse <strong>de</strong>s données tirées <strong>de</strong>s registres <strong>de</strong> popu<strong>la</strong>tion<strong>de</strong> <strong>la</strong> ville <strong>de</strong> Leuven (Louvain), en Belgique, sur <strong>la</strong> situation en 1910 <strong>de</strong> 381 enfants <strong>de</strong>parents nés en 1850 (Van Bavel, 2005) : il s’agit pour lui, en vérifiant sur ces données un liennégatif marqué entre taille <strong>de</strong>s fratries <strong>et</strong> mobilité ascendante 3 , d’éluci<strong>de</strong>r un mécanisme quifournirait <strong>une</strong> explication <strong>de</strong> <strong>la</strong> réduction <strong>de</strong> <strong>la</strong> fécondité <strong>et</strong> donc <strong>de</strong> <strong>la</strong> transitiondémographique comme phénomène historique. L’auteur dit explicitement que <strong>la</strong>démonstration complète du fait qu’il y aurait bien là « an important piece in the puzzle of the<strong>de</strong>mographic transition » impliquerait <strong>de</strong> vérifier que c<strong>et</strong>te re<strong>la</strong>tion ne s’observait pasantérieurement (ibid., p. 16) : il ne dit pas, mais son propos semble impliquer aussi, que celien <strong>de</strong>vrait, sinon disparaître, au moins s’atténuer <strong>une</strong> fois le nouveau régime démographiqueétabli.Pourtant, si les données empiriques sur le lien entre taille <strong>de</strong> <strong>la</strong> fratrie <strong>et</strong> mobilité<strong>sociale</strong> sont peu nombreuses, elles ne font nullement apparaître <strong>une</strong> atténuation <strong>de</strong> c<strong>et</strong>tere<strong>la</strong>tion, qui reste bien marquée aujourd’hui (Merllié <strong>et</strong> Monso, 2007). Soixante ans aprèsl’enquête <strong>de</strong> l’Ined qui a, sans doute pour <strong>la</strong> première fois, soulevé c<strong>et</strong>te <strong>question</strong> tout enl’adossant à <strong>de</strong>s constats empiriques, il paraît utile <strong>de</strong> revenir sur <strong>la</strong> façon dont elle a étéposée, <strong>et</strong> sur l’intérêt dont elle a ensuite fait l’obj<strong>et</strong>. Ce document se concentrera ainsi sur <strong>la</strong>façon dont <strong>la</strong> taille <strong>de</strong> <strong>la</strong> fratrie a été envisagée dans les travaux abordant <strong>la</strong> mobilitéintergénérationnelle entre groupes sociaux.1. La postérité d’Arsène DumontL’article <strong>de</strong> Jan Van Bavel, comme d’autres textes sur ce suj<strong>et</strong>, part d’<strong>une</strong> référence au« 1890 c<strong>la</strong>ssic Dépopu<strong>la</strong>tion <strong>et</strong> civilisation » d’Arsène Dumont. Ce militant <strong>de</strong> <strong>la</strong> causenataliste dans <strong>la</strong> France <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin du XIXe siècle expliquait en eff<strong>et</strong> <strong>la</strong> faible fécondité <strong>de</strong> sonpays à c<strong>et</strong>te époque par un ensemble <strong>de</strong> caractères favorisant l’individualisme, que les3 . Ainsi, dans c<strong>et</strong>te popu<strong>la</strong>tion, le pourcentage d’enfants <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses popu<strong>la</strong>ires accédant aux c<strong>la</strong>sses moyenne ousupérieure est <strong>de</strong> 41 % pour ceux qui n’ont pas eu plus <strong>de</strong> trois frères ou sœurs <strong>et</strong> <strong>de</strong> 29 % pour les autres (ibid.,p. 16).2
Français <strong>de</strong>vaient à leur histoire <strong>sociale</strong> <strong>et</strong> politique, au nombre <strong>de</strong>squels il comptait <strong>la</strong>« capil<strong>la</strong>rité <strong>sociale</strong> », c’est-à-dire <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> se hisser au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s autres (Béjin, 1989 <strong>et</strong>2006, Merllié, 1994, p. 24-25) : pour assurer sa propre réussite, il ne faut pas s’encombrerd’enfants, comme, pour mieux assurer <strong>la</strong> réussite <strong>sociale</strong> <strong>de</strong> ceux-ci, il faut en limiter lenombre. C<strong>et</strong>te opinion n’était pas isolée dans <strong>la</strong> France <strong>de</strong> l’époque : Tar<strong>de</strong>, notamment,emboîte le pas à Dumont (Merllié, 1994, p. 25), <strong>et</strong> on trouve par exemple <strong>de</strong>s observationsvoisines dans le c<strong>la</strong>ssique La barrière <strong>et</strong> le niveau d’Edmond Goblot (paru en 1925 maiscorrespondant à <strong>une</strong> expérience antérieure) : « La dépopu<strong>la</strong>tion est <strong>la</strong> rançon terrible <strong>de</strong> nosmœurs égalitaires. La limitation du nombre <strong>de</strong>s enfants sévit au voisinage <strong>de</strong> <strong>la</strong> frontière <strong>de</strong>sc<strong>la</strong>sses <strong>et</strong> <strong>de</strong> part <strong>et</strong> d’autre, au-<strong>de</strong>ssus parce qu’on redoute <strong>la</strong> déchéance, au-<strong>de</strong>ssous parcequ’on aspire à l’ascension » (Goblot, 1925/1967, p. 24).Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> son écho contemporain, ce thème d’un lien entre mobilité <strong>sociale</strong> <strong>et</strong> faiblefécondité a valu à Arsène Dumont <strong>une</strong> postérité intellectuelle qui apparaît durable. Avant d’ensuivre le fil, il importe <strong>de</strong> distinguer les <strong>de</strong>ux <strong>question</strong>s, liées pour lui mais qui ne débouchentpas sur les mêmes analyses, qu’il invitait à poser. Même si le mécanisme psychosociologiquepeut être le même qui pousserait à réduire <strong>la</strong> taille <strong>de</strong> sa <strong>famille</strong> pour assurer sa propre réussiteou celle <strong>de</strong> ses enfants (l’ambition étant ou non reportée sur d’autres que soi-même), ces <strong>de</strong>uxmises en re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> <strong>la</strong> fécondité avec <strong>la</strong> mobilité ne posent en eff<strong>et</strong> pas les mêmes <strong>question</strong>s<strong>et</strong> n’appellent pas le même traitement.La première, que Dumont explicite davantage, fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> mobilité <strong>sociale</strong> individuelle(comme aspiration au moins) un facteur négatif <strong>de</strong> fécondité (<strong>et</strong> <strong>la</strong> manière <strong>la</strong> plus radicale <strong>de</strong>ne pas s’encombrer d’enfants est <strong>de</strong> ne pas en avoir du tout, ce qui interdit alors d’aménagerleur avenir <strong>et</strong> <strong>de</strong> reporter ses ambitions sur eux), tandis que <strong>la</strong> secon<strong>de</strong>, par le déca<strong>la</strong>gegénérationnel qu’elle implique, fait, dans l’autre sens, <strong>de</strong> <strong>la</strong> faible fécondité <strong>de</strong> leur <strong>famille</strong>d’origine un facteur ou <strong>une</strong> condition <strong>de</strong> <strong>la</strong> mobilité <strong>sociale</strong> <strong>de</strong>s enfants. La premièrehypothèse pose un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> mobilité <strong>sociale</strong> sur <strong>la</strong> <strong>dimension</strong> <strong>de</strong>s <strong>famille</strong>s <strong>et</strong> doit conduire àvérifier si les individus qui vivent <strong>une</strong> situation <strong>de</strong> mobilité <strong>sociale</strong> ascendante (intra- ouintergénérationnelle) ont moins d’enfants que les autres. C<strong>et</strong>te « social mobility-fertilityhypothesis », d’<strong>une</strong> influence <strong>de</strong> <strong>la</strong> mobilité sur <strong>la</strong> fécondité, a été étayée par exemple sur lesdonnées (Berent, 1952) <strong>de</strong> <strong>la</strong> première gran<strong>de</strong> enquête britannique <strong>de</strong> mobilité <strong>sociale</strong> (celle<strong>de</strong> 1949, exploitée par G<strong>la</strong>ss <strong>et</strong> ses col<strong>la</strong>borateurs, 1954). Elle a donné lieu à <strong>de</strong>s débatss’appuyant sur <strong>de</strong>s résultats statistiques divergents (cf. par exemple <strong>la</strong> critique par B. G.Zimmer du rej<strong>et</strong> par C. F. Westoff dans les années 1960 <strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion qu’il avait établie dansles années 1950 : Zimmer, 1981 <strong>et</strong> Westoff, 1981). Pour B<strong>la</strong>u <strong>et</strong> Duncan, qui examinent c<strong>et</strong>te<strong>question</strong> dans le chapitre 11 (« Differential fertility and occupational mobility ») <strong>de</strong> leur livresur <strong>la</strong> mobilité <strong>sociale</strong> aux Etats-Unis, c<strong>et</strong>te hypothèse a perdu <strong>de</strong> son actualité avecl’achèvement <strong>de</strong> <strong>la</strong> transition démographique, <strong>et</strong> il est logique que l’intérêt <strong>de</strong>s démographespour les étu<strong>de</strong>s sur <strong>la</strong> fécondité différentielle ait presque disparu (B<strong>la</strong>u <strong>et</strong> Duncan, 1967, p.390).La <strong>de</strong>uxième hypothèse, qu’on pourrait donc appeler « fertility-social mobilityhypothesis », d’<strong>une</strong> re<strong>la</strong>tion entre <strong>la</strong> taille <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>famille</strong> dans <strong>la</strong>quelle ont été élevés lesindividus <strong>et</strong> leur mobilité <strong>sociale</strong> ultérieure, conduit à vérifier si <strong>et</strong> comment, à origine <strong>sociale</strong>donnée, <strong>la</strong> taille <strong>de</strong> <strong>la</strong> fratrie est liée à <strong>la</strong> <strong>de</strong>stinée <strong>sociale</strong>. Dans le livre <strong>de</strong> B<strong>la</strong>u <strong>et</strong> Duncan, elledonne lieu à un chapitre distinct (1967, ch. 9 : « Kinship and careers »). C’est aux analyses<strong>de</strong>s données liées à c<strong>et</strong>te secon<strong>de</strong> hypothèse qu’est consacré le présent travail.3