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Gilles Lazuech Université de Nantes Centre Nantais de ... - Melissa

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<strong>Gilles</strong> <strong>Lazuech</strong>Université <strong>de</strong> <strong>Nantes</strong><strong>Centre</strong> <strong>Nantais</strong> <strong>de</strong> Sociologie<strong>Gilles</strong>.lazuech@univ-nantes.frComment penser l’argent ?Programme pour une sociologie<strong>de</strong>s représentations et <strong>de</strong>s usages <strong>de</strong> l’argentFaire <strong>de</strong> l’argent un objet <strong>de</strong> recherche sociologiqueParler <strong>de</strong> l’argent, c’est parler d’un « objet » qui est quotidien, familier, presque banal. Dansles sociétés mo<strong>de</strong>rnes toute chose, ou presque, s’acquiert avec <strong>de</strong> l’argent, tout ou presqueégalement se mesure en argent. Mais l’omniprésence <strong>de</strong> l’argent n’indique en rien quel’ « objet » argent soit facile à penser, même pour ceux qui se placent du côté <strong>de</strong> la science. Àtitre d’exemple, la plus importante construction scientifique réalisée par les économistes à lafin du XIXème siècle, la Théorie <strong>de</strong> l’Equilibre Général <strong>de</strong> Léon Walras, ignore totalementl’argent ou, du moins, en fait un objet passif dans l’économie. Pour les marginalistes, les néoclassiques,l’ensemble <strong>de</strong>s libéraux et <strong>de</strong>s néo-libéraux, la monnaie est neutre, c’est un voilequi facilite les échanges mais qui n’intervient pas dans les variations du niveau réel <strong>de</strong> laproduction. En sociologie, les contributions les plus significatives sont maintenant anciennes.Depuis Georg Simmel et Max Weber, les recherches sur l’argent semblent avoir disparu <strong>de</strong> lapréoccupation <strong>de</strong>s sociologues du moins en France. Seuls les anthropologues, avec MarcelMauss, Margaret Mead, Marshall Sahlins, Clau<strong>de</strong> Meillassoux, et bien d’autres, ont continuéà penser l’argent, ou, plus exactement, à penser la place <strong>de</strong> la monnaie (<strong>de</strong>s monnaies) dans lefonctionnement <strong>de</strong>s sociétés primitives.Il y aurait, bien entendu, à réfléchir sur la quasi-absence <strong>de</strong> travaux sur l’argent en sociologiealors qu’il intervient presque à tout moment dans le mon<strong>de</strong> social. Une <strong>de</strong>s hypothèsespossible pour expliquer le manque d’intérêt pour l’argent comme objet sociologique est qu’ilapparaît davantage comme un thème générique <strong>de</strong> recherche (au même titre, par exemple, quele pouvoir, la famille ou l’école) que comme un terrain d’investigations sociologiquesproprement dit. Bien <strong>de</strong>s recherches empiriques ont, en revanche, put traiter <strong>de</strong> questionsd’argent au sein <strong>de</strong> la famille, <strong>de</strong> l’entreprise, <strong>de</strong>s groupes sociaux. Des lieux, tels que labanque, la bourse, le marché <strong>de</strong>s changes, etc. ont été investigués. Mais l’ensemble <strong>de</strong> cestravaux sont, si on accepte l’expression, éparpillés dans <strong>de</strong>s champs disciplinaires ou sous-


disciplinaires qui parfois communiquent peu entre eux. Il y aura donc à faire, en ce domaine,un inventaire exhaustif <strong>de</strong> la littérature sociologique existante à ce jour. Une autre hypothèse,pour expliquer ce vi<strong>de</strong> relatif en matière <strong>de</strong> recherche, porte sur l’indignité <strong>de</strong> l’argent commeobjet spécifique <strong>de</strong> recherche en sociologie. Dans un champ <strong>de</strong> la sociologie françaisedominée, jusque dans les années 70, par le paradigme marxiste, l’argent n’est qu’un <strong>de</strong>sdérivés <strong>de</strong> la société capitaliste dont le cœur problématique se situe dans les relations <strong>de</strong>travail et au sein du champ politique. D’une certaine façon, il n’y avait rien à apprendre <strong>de</strong>l’argent que l’on ne savait déjà. Marx, dans les Manuscrits <strong>de</strong> 1844, avait, en quelque sorte,donné le ton en écrivant, « l’argent apparaît comme la puissance corruptrice <strong>de</strong> l’individu, <strong>de</strong>sliens sociaux. Il transforme la fidélité en infidélité, l’amour en haine, la haine en amour, lavertu en vice, le vice en vertu, le valet en maître, la bêtise en intelligence, l’intelligence enbêtise».La réflexion sur l’argent dans les sciences sociales semble donc pauvre tout au long duXXème siècle 1 . D’un côté, un <strong>de</strong>s courants majeurs <strong>de</strong> la science économique (avec <strong>de</strong>sauteurs aussi importants que Milton Friedmann ou Fre<strong>de</strong>rich Hayek) continue à avancer lasouhaitable neutralité <strong>de</strong> la monnaie, <strong>de</strong> l’autre <strong>de</strong>s sociologues qui délaissent un objet <strong>de</strong>recherche qui semble pourtant fondamental pour comprendre une part non négligeable <strong>de</strong>srapports sociaux. Si on se limite à la France, les premiers travaux significatifs sur l’argentremontent au début <strong>de</strong>s années 80 avec la publication <strong>de</strong> La Violence <strong>de</strong> la monnaie parMichel Aglietta et André Orléans. Pour ces auteurs la monnaie est une institution sociale, aumême titre que l’école, l’église, l’armée ou l’Etat. Comme institution sociale, elle participe àla constitution du lien social, elle assure une coordination, un lien, un accord possible, entre<strong>de</strong>s individus atomisés mais appartenant à la même société et donc, d’une certaine manière,obligés <strong>de</strong> vivre ensemble. Michel Aglietta et André Orléans vont contribuer à réouvrir unchantier <strong>de</strong> recherche inauguré par Georg Simmel plus d’un siècle auparavant. L’auteur <strong>de</strong>Philosophie <strong>de</strong> l’argent avait déjà montré que l’argent est une construction sociale et qu’il aun impact sur les relations humaines, que l’on ne peut pas penser l’argent indépendamment <strong>de</strong>la société réelle dans laquelle il circule et que l’on ne peut pas le penser en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>srelations qu’il permet d’établir.1 C’est également le constat que font Jean-Philippe Bouilloud et Véronique Guienne dans un ouvrage Questionsd’argent, Desclée <strong>de</strong> Brower, 1999.


Un programme « usages et représentations <strong>de</strong> l’argent » a été élaboré récemment par ungroupe <strong>de</strong> chercheurs <strong>de</strong>s Pays <strong>de</strong> Loire 2 . L’ambition du programme est <strong>de</strong> comprendre <strong>de</strong>façon très concrète les usages sociaux <strong>de</strong> l’argent, selon une approche qui serait au croisement<strong>de</strong> la sociologie et <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s relevant <strong>de</strong> l’ethnologie.Bâtir la recherche sur les usages et les représentations <strong>de</strong> l’argent et non sur l’argentproprement dit, s’inscrit dans une démarche scientifique clairement assumée qui vise, enparticulier, à ne pas tomber dans le piège <strong>de</strong> l’essentialisme analytique ou théorique quiconsisterait à chosifier l’argent, soit à le détacher <strong>de</strong>s espaces sociaux réels dans lesquelsl’argent circule. L’essentialisme méthodologique est assez courant, lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>sinstitutions (l’école, le marché, la justice, etc.). Il consiste à penser l’objet d’étu<strong>de</strong> commeune « chose » autonome ayant, par sa propre présence dans le mon<strong>de</strong> social, la possibilitéd’imposer aux acteurs sociaux sa loi. Cette démarche interdit <strong>de</strong> penser les multiples« arrangements » qui s’effectuent au niveau micro-sociologique ainsi que l’ensemble <strong>de</strong>srelations et <strong>de</strong>s articulations possibles entre le tout social et l’acteur social, qui peuventéventuellement se penser sous le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’accord mais, également, sur celui <strong>de</strong> lacontradiction. Une <strong>de</strong>s hypothèses fondatrices <strong>de</strong> cette recherche est que l’argent, situé etappréhendé <strong>de</strong> façon concrète au sein <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong> l’économie du quotidien, est un bonobjet d’étu<strong>de</strong> sociologique lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> comprendre comment s’articulent, secombinent, se définissent, se déforment, etc., le social et l’individuel, l’individu dans lesocial et le social sur l’individu selon une démarche initiée par Norbert Elias. L’argent est,certes, une institution sociale, mais l’usage <strong>de</strong> l’argent est pour partie du ressort <strong>de</strong>sindividus, soit, pour une part, du domaine <strong>de</strong> leurs préférences (ou, du moins, vécue <strong>de</strong> cettesorte). Il faut alors s’écarter <strong>de</strong> l’approche libérale d’un individu libre <strong>de</strong> ses choix (certessous contrainte <strong>de</strong> revenu) ainsi que <strong>de</strong> celle d’un individu totalement prisonnier <strong>de</strong>déterminants sociaux qui, dans un cas, lui seraient totalement extérieurs (selon la thèse <strong>de</strong>l’individu manipulé), ou, dans un autre cas, qu’il aurait si fortement intériorisé que sesactions seraient comme préprogrammées (selon l’idée <strong>de</strong> l’individu actant plus qu’acteur). Lepoint <strong>de</strong> vue que nous défendons est celui d’un répertoire <strong>de</strong> pratiques, lié à <strong>de</strong>s expériencesvécues plus ou moins profondément, et qui, selon les situations et les moments sont plus oumoins agissantes. Les entretiens montrent comment les relations à l’argent s’enracinent dansl’histoire <strong>de</strong>s individus. Ainsi, un riche industriel peut acheter avec plaisir une Porche et, le2 Une première recherche portant sur l’exclusion bancaire et financière a été dirigée par <strong>Gilles</strong> <strong>Lazuech</strong> etPascale Moulévrier du <strong>Centre</strong> <strong>Nantais</strong> <strong>de</strong> Sociologie. L’équipe initiale a été rejointe par Richard Galliard(CARTA), Sarah Ghaffari (CENS-Ecoles <strong>de</strong>s Mines) et Frédéric Mollé (CENS).


même jour, suspendre pour six mois l’abonnement <strong>de</strong> la ligne téléphonique <strong>de</strong> l’une <strong>de</strong> sesrési<strong>de</strong>nces principales parce que, dit-il « j’ai horreur du gâchis ». À un autre moment <strong>de</strong>l’entretien, le même homme évoquera ses souvenirs <strong>de</strong> jeunesse, la vie ru<strong>de</strong> et simple qu’ilmena entre 1941 et 1944 chez sa grand-mère dans un village du <strong>Centre</strong> <strong>de</strong> la France où « onavait rien mais tout le mon<strong>de</strong> était heureux ».Premiers travaux, premiers résultatsLe programme <strong>de</strong> recherche qui a été rapi<strong>de</strong>ment présenté dans la première partie du textes’appuis sur <strong>de</strong>s recherches déjà effectuées ou en cours. Une première recherche entrepriseavec Pascale Moulévrier, actuellement achevée, a porté sur le rapport à l’argent <strong>de</strong>populations à faibles ressources économiques, une autre (en cours) se donne pour objet lesreprésentations et usages <strong>de</strong> l’argent en fonction <strong>de</strong> l’âge.Exclusions monétaires et usages sociaux <strong>de</strong> l’argent 3De façon socialement idéale, les conduites économiques <strong>de</strong>s populations économiquementmarginales <strong>de</strong>vraient être marquées par la gestion <strong>de</strong> la nécessité et par un idéal <strong>de</strong>prévoyance. Ces <strong>de</strong>ux caractéristiques constitueraient les contours du « bon pauvre », <strong>de</strong> celuiou <strong>de</strong> celle qui se plie aux contraintes objectives <strong>de</strong> sa situation financière, <strong>de</strong> ceux qui, touten étant à la marge <strong>de</strong> la société, d’échanges monétarisés en respecteraient les règlesfondamentales. Ce sont certainement les mères <strong>de</strong> famille rencontrées au cours <strong>de</strong> l’enquête 4qui répon<strong>de</strong>nt le mieux à cette vision d’une « pauvreté intégrée », pour reprendre les termes<strong>de</strong> Serge Paugam, si l’on s’accor<strong>de</strong> à dire ici que ce n’est pas la pauvreté qui est intégrée maisles pratiques économiques qui y sont associées. Ces familles, dont les pères sont absents oubien très souvent au chômage, bénéficient d’un encadrement social relativement <strong>de</strong>nseconstitué <strong>de</strong>s agents <strong>de</strong> la Caisse d’allocations familiales, <strong>de</strong>s conseillères en économiesociale et familiale, <strong>de</strong>s assistantes sociales du CCAS, qui exercent un droit <strong>de</strong> regard sur3 <strong>Gilles</strong> <strong>Lazuech</strong> et Pascale Moulévrier ont entrepris cette recherche (2002-2004) à partir d’une comman<strong>de</strong> <strong>de</strong> laCommunauté Urbaine <strong>de</strong> <strong>Nantes</strong> sur « l’exclusion bancaire et financière ». Leurs travaux ont donné lieu à larédaction d’un rapport <strong>de</strong> synthèse remis à la CUN en 2004, Exclusion monétaire et usages sociaux <strong>de</strong> l’argentet à une contribution à ouvrage, « L’exclusion monétaire : les conduites <strong>de</strong>s populations économiquementmarginales », in Exclusion et liens financiers, dir Georges Gloukoviezoff, Rapport du <strong>Centre</strong> Walras, Paris,Economica.4 L’enquête a durée 20 mois, entre 2002 et 2004. Trois « populations » ont été choisies : <strong>de</strong>s mères <strong>de</strong> famille,dans un quartier populaire <strong>de</strong> l’agglomération nantaise ; <strong>de</strong>s jeunes <strong>de</strong> 18-25 ans résidants dans un foyer <strong>de</strong>jeunes travailleurs dans le centre ville ; <strong>de</strong>s hommes « isolés » et au RMI. Soixante entretiens approfondis ont étéréalisés, dont une dizaine avec <strong>de</strong>s travailleurs sociaux et une dizaine également avec <strong>de</strong>s banquiers.


l’utilisation <strong>de</strong>s revenus qu’ils participent à octroyer. Ces femmes sont marquées par l’ethos<strong>de</strong> la responsabilisation d’autant plus attendue qu’elle est suscitée par l’environnementsocial 5 . Ce sont elles qui font le budget, qui font les arbitrages quotidiens entre les envies <strong>de</strong>suns ou <strong>de</strong>s autres, qui envisagent les manières <strong>de</strong> faire face aux imprévus, aux « grossesdépenses ».Sans occulter le fait qu’il existe chez les plus démunis comme pour toute autre catégoriesociale <strong>de</strong>s stratégies assez subtiles <strong>de</strong> présentation <strong>de</strong> soi, il ressort <strong>de</strong>s longues discussionsavec ces mères <strong>de</strong> famille, quelques traits d’un comportement économique du quotidien.Ainsi, les stratégies d’achat sont marquées par la recherche du meilleur prix ; les objets <strong>de</strong>marque sont évités ; la couture et la cuisine permettent l’auto production domestique ;l’attitu<strong>de</strong> à l’égard <strong>de</strong>s banques est pru<strong>de</strong>ntielle ; l’argent liqui<strong>de</strong> est préféré à tout autre mo<strong>de</strong><strong>de</strong> paiement ; les comptes sont régulièrement tenus ; <strong>de</strong>s « enveloppes » réservent l’argent parposte budgétaire ; le troc et l’achat d’occasion sont utilisés.Ce rapport singulier à l’économie, dans lequel il est important <strong>de</strong> retenir l’argent le pluslongtemps possible, jusqu’à la fin <strong>de</strong> chaque mois, explique en partie la gran<strong>de</strong> défiance <strong>de</strong>ces femmes face au crédit bancaire. Cette crainte est souvent redoublée par l’expériencepratique et douloureuse <strong>de</strong> l’interdit bancaire voire du suren<strong>de</strong>ttement, dont la gestionquotidienne conduit à se priver <strong>de</strong> presque tout. Pour autant les dérapages sont observables :les femmes qui ont été rencontrées sont comme d’autres sollicités par les ven<strong>de</strong>urs à domicile,les opérations promotionnelles, les commerciaux <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> distribution, les institutions <strong>de</strong>crédit à la consommation. Par leur entourage également, leurs enfants en particulier quiveulent « <strong>de</strong>s marques » ou un scooter, etc.Ce sont chez certains jeunes âgés <strong>de</strong> 19 à 22 ans, qui ont été rencontrés dans les foyers <strong>de</strong>jeunes travailleurs, que nous avons repéré les comportements économiques les moins« normées» et les moins « auto-contrôlées », à savoir <strong>de</strong>s pratiques d’achat qui mettentrégulièrement en péril le niveau <strong>de</strong> leur compte bancaire et les conduisent à <strong>de</strong>s sanctions –l’interdit bancaire – fortement marginalisantes. Ces jeunes, tous issus <strong>de</strong> milieux populaires,ont pourtant évoqué leurs parents prévoyants, pesant leurs dépenses, établissant <strong>de</strong>s listes5 Outre les travailleurs sociaux, les agents <strong>de</strong>s services sociaux <strong>de</strong> l’Etat, les banquiers, il faut prendre enconsidération l’effet du quartier et <strong>de</strong> ses habitants qui incitent à la « logique <strong>de</strong> l’honneur », à celle <strong>de</strong> ne pasapparaître pauvres ou impécunieux aux regards <strong>de</strong>s autres. La logique <strong>de</strong> l’honneur prévaut avec intensité pources femmes auprès <strong>de</strong> leurs <strong>de</strong>s enfants qu’elle chercheront à habiller comme les autres, dont l’un <strong>de</strong>s soucispermanents est qu’ils aient ce qu’il faut, qu’il ne manque <strong>de</strong> rien. D’où les efforts consentis, en termesd’épargne, <strong>de</strong> « jonglage » avec le budget, <strong>de</strong> temps passé à la recherche <strong>de</strong> la « bonne affaire », pour acquérir unlecteur DVD, pour s’abonner à une chaîne <strong>de</strong> télévision payante, pour contribuer à l’achat d’un vélo neuf ou


RMI. Ces hommes sont plongés dans une « économie <strong>de</strong> la débrouille » qui vise à leur éviter<strong>de</strong> tomber dans la clochardisation. Chacune <strong>de</strong>s personnes rencontrées construit un espacesingulier d’échanges économiques où s’effectuent <strong>de</strong>s petits travaux « au noir », où se ren<strong>de</strong>ntentre voisins, amis et connaissances <strong>de</strong> menus services, où se récoltent les bons alimentaireset <strong>de</strong>s vêtements d’occasion.On peut donc admettre que les pratiques économiques <strong>de</strong>s plus démunis sont finalement assezbien adaptées aux contraintes qui pèsent sur elles. Ces pratiques ne sont pas pour autantunifiées, comme elles pourraient l’être dans une communauté (par opposition à la société) ;elles ne sont pas non plus stabilisées (en particulier chez les plus jeunes) ; elles sont sansconteste contingentes. Et elles sont pour partie au moins régulées, administrées voirecontrôlées par <strong>de</strong>s agents plus directement inclus dans la société d’échanges monétarisés, àsavoir les commerciaux <strong>de</strong>s institutions bancaires et financières d’une part et les travailleurssociaux d’autre part.À l’occasion <strong>de</strong> cette recherche, nous nous sommes attachés à mettre l’accent sur toutes lesformes <strong>de</strong> rationalismes économiques qui, pour être parfois singulières, n’en <strong>de</strong>meurent pasmoins adaptées aux situations qui les ont produites. Ainsi, l’usage presque exclusif <strong>de</strong> l’argentliqui<strong>de</strong> pour les dépenses courantes ne peut être perçu comme un archaïsme <strong>de</strong> personnes quipar exemple, faute d’un niveau suffisant d’abstraction, ne parviendraient pas à faire leurscomptes. Cet usage mdoit au contraire être envisagé comme une forme d’adaptation profitableà la société d’échanges monétarisés pour ceux dont la participation ne peut être que limitée.On doit se souvenir que l’argent liqui<strong>de</strong> – pièces <strong>de</strong> monnaie et billets <strong>de</strong> banque – est la seulematérialisation concrète <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> paiement actuellement disponible. Cet argent, à ladifférence <strong>de</strong> la monnaie scripturale, se voit, se compte, s’évalue en temps réel. De fait, lesdémunis ont <strong>de</strong> l’argent une présence forte, ils entretiennent un rapport singulier à la monnaieet développent une économie domestique particulière. Forme d’existence et <strong>de</strong> rapport àl’économie que l’on ne doit pas penser uniquement sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’exclusion et <strong>de</strong> ses petitsarrangements au quotidien mais comme relation distinctive à l’économie, au marché, dontcertaines <strong>de</strong>s caractéristiques ne sont pas d’être moindres mais d’être autres.Si les dispositions à la finance, à la gestion d’un patrimoine diversifié, aux subtilités <strong>de</strong> labourse, à celles <strong>de</strong> l’héritage, etc. supposent <strong>de</strong>s compétences singulières, lentement acquisespar l’expérience et avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> conseillers <strong>de</strong> tout ordre (banquiers, avocats, notaires, clubs,amis, parents) ; si les pratiques économiques <strong>de</strong>s riches semblent très encadrées et trèssollicitées, parce qu’en phase avec l’esprit du capitalisme, l’économie <strong>de</strong>s pauvres, moinsvisible, moins intéressante – au sens cumulé d’intérêt social et économique – a également ses


formes spécifiques d’encadrement. Il y a une socialisation à l’économie du pauvre, à la petiteéconomie, à ses spécificités, à sa rationalité, comme en témoigne a contrario le désarroi <strong>de</strong>ceux et <strong>de</strong> celles qui « tombent » dans la pauvreté sans disposer <strong>de</strong>s savoirs pratiques qui luisont associés.Faire parler d’argentFaire parler les enquêtés d’argent est un exercice difficile lorsque l’on passe d’un point <strong>de</strong> vue général(qu’est-ce que pour vous l’argent ?) aux pratiques concrètes d’argent. Dans un département encore trèsmarqué par la culture catholique et par le souvenir <strong>de</strong> rapports sociaux quasi-médiévaux, l’argent, enparticulier l’argent du ménage, fait encore partie <strong>de</strong>s secrets <strong>de</strong> famille. Parler d’argent revêt uncaractère d’intimité, <strong>de</strong> révélation <strong>de</strong> soi que n’ont pas, semble-t-il, d’autres sujets (comme lespratiques sportives ou les sorties culturelles par exemple). Lors <strong>de</strong>s entretiens, beaucoup <strong>de</strong> nosinterlocuteurs sont restés très vagues sur certaines questions, quelques-uns ont manifesté leur envie <strong>de</strong>ne pas y répondre. Certains ont même manifesté une certaine agressivité physique auprès <strong>de</strong>l’enquêteur, ce qui est exceptionnel dans une enquête sociologique, d’autres ce sont inventés <strong>de</strong>sfortunes (ou <strong>de</strong>s pauvretés) sans aucune mesure avec leur situation réelle. Les données recueillies àl’occasion <strong>de</strong>s entretiens et du questionnaire d’enquête sont à prendre avec précaution. Par exemple,pour ce qui concerne l’évaluation du revenu disponible, il est fréquent que l’enquêté oubli une partie<strong>de</strong>s revenus perçus (les prestations sociales, les revenus du patrimoine, l’argent donné par les parents,etc.). Lors <strong>de</strong> la première enquête, certains se déclaraient sans ressource alors qu’ils percevaient leRMI et/ou d’autres minimas sociaux. Par conséquent, l’argent, qui relève a priori <strong>de</strong> la mesure, voire<strong>de</strong> la rigoureuse et exacte mesure, apparaît beaucoup plus opaque, beaucoup plus incertain lorsqu’il estsoumis à l’investigation sociologique. Le sentiment d’un objet difficilement appréhendable estrenforcé par la non-homogénéité symbolique et économique <strong>de</strong> l’argent. Il est <strong>de</strong> l’argent un peucomme d’une cave à vin, il y a l’argent <strong>de</strong> tous les jours, l’argent <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> et celui qui est <strong>de</strong>stiné à <strong>de</strong>sévénements exceptionnels. Recueillir <strong>de</strong>s propos sur l’argent dans le but d’une analyse sociologiqueconduit l’enquêteur, au préalable, à i<strong>de</strong>ntifier <strong>de</strong> quel type d’argent il s’agit pour celui qui en parle, cequi est loin d’être toujours aisé à l’occasion d’un simple entretien <strong>de</strong> face-à-face.Il y a aussi, la relative réticence à parler <strong>de</strong> l’argent pour certains. Réticence qui ne semble pas liéeuniquement à un certain niveau <strong>de</strong> revenu, mais qui renvoie plus sûrement à <strong>de</strong>s cultures familiales età <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s spécifiques <strong>de</strong> socialisation. Nombreux sont les enquêtés à nous avoir dit que dans leurenfance leurs parents ne parlaient jamais d’argent, certains même ne se souviennent pas avoir vu <strong>de</strong>l’argent à la maison. L’enquête statistique révélera que l’espace social dans lequel on parle d’argentest extrêmement limité (conjoint, parfois enfants, professionnels <strong>de</strong> la banque). Parler d’argent avec unétranger est donc un exercice qui ne va pas <strong>de</strong> soi pour la plupart <strong>de</strong>s personnes rencontrées. D’où,souvent, un sentiment <strong>de</strong> malaise au cours <strong>de</strong>s entretiens, le sentiment, du côté <strong>de</strong> celui qui conduitl’entretien, qu’il y a un seuil <strong>de</strong> précision à ne pas franchir, qu’il y a <strong>de</strong>s questions qu’il est préférable<strong>de</strong> ne pas abor<strong>de</strong>r.Les données sont donc fragiles, incomplètes et d’une certaine façon, insatisfaisantes. Mais lesociologue n’a d’autre possibilité que <strong>de</strong> faire avec. Il y aura, sur cet objet <strong>de</strong> recherche, <strong>de</strong>s zonesd’ombres qu’aucune enquête ne pourra éclairer. Les conduites économiques du quotidien elles-mêmes,révélées à un moment donné <strong>de</strong> l’enquête, sont sujettes à variations, à exceptions, à transgressions. Leplus économe <strong>de</strong>s acteurs sociaux a aussi ses petits « coups <strong>de</strong> folie ». C’est peut-être ces moments <strong>de</strong>transgression <strong>de</strong> soi-à-soi que l’enquêté mettra le plus longuement en scène lors <strong>de</strong> l’entretien, ou, aucontraire, qu’il cherchera à dissimuler.Pour contourner, en partie, les réticences évoquées ci-<strong>de</strong>ssus, les entretiens ont été passés <strong>de</strong>préférence avec <strong>de</strong>s personnes <strong>de</strong> connaissance (en évitant celles avec lesquelles les relations étaienttrop étroites : amis, famille, etc.), amis d’amis, voisins, mé<strong>de</strong>cins <strong>de</strong> famille, prési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> club, etc.


Effet d’âge, effet <strong>de</strong> générationUne secon<strong>de</strong> enquête, par questionnaires (n=1300) et entretiens (n=30), a été conduite sousma direction entre 2004 et 2005. Cette nouvelle campagne d’enquête a pour objet d’élargir lechamp <strong>de</strong>s investigations à une population aux profils sociologiques et morphologiques pluslarges. La problèmatique <strong>de</strong> l’enquête reste inscrite dans le programme initial. Le parti prisdans ce texte est <strong>de</strong> prendre l’âge comme critère <strong>de</strong> différentiation sociale et non le revenu oule sexe qui, pourtant, s’imposent avec force d’évi<strong>de</strong>nce dans la compréhension <strong>de</strong>s usages etreprésentations <strong>de</strong> l’argent. On part <strong>de</strong> l’idée que l’âge est un indicateur social important quise combine avec le « cycle <strong>de</strong> vie », soit avec <strong>de</strong>s situations sociales particulières (célibataire,en couple, avec ou sans enfants, étudiant, à la recherche d’un emploi, à la retraite, etc.) 7 .Chaque « état » social conduit à <strong>de</strong>s formes d’ajustements spécifiques, <strong>de</strong> rapports au présentet à l’avenir en particulier, qui, certainement, infléchissent les façons d’être avec l’argent, enmême tant que la question même <strong>de</strong> l’argent et <strong>de</strong> ses usages se modifient avec le temps.L ’ « effet d’âge » et l’ « effet <strong>de</strong> génération » s’impriment <strong>de</strong> façon singulière dans <strong>de</strong>strajectoires biographiques lorsque l’on situe le champ d’observation au niveau <strong>de</strong>s individus 8 .Il peut exister entre <strong>de</strong>ux personnes <strong>de</strong> même âge, <strong>de</strong> même origine sociale, <strong>de</strong> même sexe,etc., <strong>de</strong> subtiles différences dans les façons d’être et <strong>de</strong> penser. Ces différences sont à relieraux trajectoires individuelles <strong>de</strong> chacun d’entre eux, aux différentes expériences <strong>de</strong> vie vécueset à leur diversité, à la consonance ou à la dissonance <strong>de</strong>s espaces sociaux traversés oufréquentés. Ici l’analyse s’appuie principalement sur un matériaux d’ordre statistique qui nepermet pas <strong>de</strong> mettre en relief ce que Bernard Lahire nomme les variations intra-7 Notre étu<strong>de</strong> sera circonscrite à trois populations types : <strong>de</strong>s jeunes <strong>de</strong> 20 à 25 ans encore étudiants, au chômageou en CDD (génération née dans les années 80), <strong>de</strong>s actifs en CDI entre 35 et 45 ans en couple avec enfants(génération née dans les années 60), enfin <strong>de</strong>s retraités ou <strong>de</strong>s personnes âgées <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 6o ans (génération néeavant 1945). Chacune <strong>de</strong> ces trois générations a été marquée par <strong>de</strong>s configurations historiques particulières (lesTrente Glorieuses, la crise économique <strong>de</strong>s années 70 et 80, la mondialisation, la déclassification économique etstatutaire <strong>de</strong>s diplômes, etc.), voire <strong>de</strong>s événements marquants (la Libération, Mai 68, la chute du mur <strong>de</strong> Berlin,etc.) qui, d’une certaine façon, s’impriment durablement dans les <strong>de</strong>stinées individuelles dans le sens où ilsdéterminent l’horizon <strong>de</strong>s possibles pour un groupe générationnel. Ce qui a été possible socialement etprofessionnellement pour un homme né en 1940 ne l’est plus pour celui qui est né au début <strong>de</strong>s années 1980,l’univers <strong>de</strong>s possibles s’est modifié.8 Pour être expliqués, les comportements d’une classe d’âge <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt que soient croisés l’« effet <strong>de</strong>génération » à l’« effet d’âge ». L’effet <strong>de</strong> génération doit être entendu comme un effet sociétal propre à ungroupe d’individus nés à une date donnée. Ainsi peut-on parler <strong>de</strong> la génération d’après-guerre, <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Mai1968 ou <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> l’après choc pétrolier pour signifier l’importance que peut avoir tel ou tel événementhistorique sur le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong>s individus qui le traverse et pour qui cet événement prend sens, c’est-à-dire qu’il lesmarque durablement et les unifie dans une communauté <strong>de</strong> <strong>de</strong>stin. L’« effet d’âge » correspond au découpagesocial <strong>de</strong>s âges ou <strong>de</strong>s classes d’âges et à ce qui en est normalement, c’est-à-dire socialement, attendu. D’unecertaine façon à la jeunesse, à la maturité ou à la vieillesse sont associés <strong>de</strong>s positions sociales et <strong>de</strong>scomportements sociaux considérés comme normaux.


circulation simple du capital, c’est un argent qui circule mais qui ne se capitalise pas, c’estl’argent au jour le jour 11 . Ceci explique pourquoi certaines pratiques <strong>de</strong> calcul <strong>de</strong> l’argent,assez largement répandues dans les <strong>de</strong>ux autres groupes (tenir un livre <strong>de</strong> comptes, contrôlersystématiquement les relevés <strong>de</strong> compte bancaire, vérifier les tickets <strong>de</strong> caisse, voire mêmemarchan<strong>de</strong>r les prix) sont rares pour le groupe « jeunes ». Ces constats ne doivent pasconduire à l’idée que, pour les jeunes, l’argent « ça ne compte pas », qu’il n’a pas <strong>de</strong> valeursinon dans la possibilité d’accé<strong>de</strong>r immédiatement à un certain niveau <strong>de</strong> consommation,selon une conception hédoniste <strong>de</strong> la jeunesse. Car si les jeunes ne « calculent » pas l’argent,c’est d’une certaine façon parce que ce calcul est souvent jugé inutile. Il y a dans cette attitu<strong>de</strong>un effet d’âge (ici étroitement lié aux ressources monétaires disponibles) et un effetgénération (on constate pour l’argent, comme pour d’autres pratiques sociales, unassouplissement <strong>de</strong>s normes et <strong>de</strong> la morale).Pour autant les « jeunes » ne font pas n’importe quoi. La rationalisation <strong>de</strong> l’économie duquotidien passe par d’autres pratiques <strong>de</strong> calcul, en particulier lors <strong>de</strong>s conduites d’achat, quisont soumises à un niveau d’auto-contrôle bien plus élevé que dans les autres catégoriesd’âge ainsi qu’à l’usage très fréquent <strong>de</strong> l’argent liqui<strong>de</strong>. Comme pour les populations <strong>de</strong>démunis abordées précé<strong>de</strong>mment, les « jeunes » élaborent <strong>de</strong>s stratégies économiques qui leurpermettent <strong>de</strong> tenir au jour le jour tout en laissant une place à un style <strong>de</strong> vie lié à leurgénération (part <strong>de</strong>s dépenses liées aux loisirs et aux sorties plus élevée que pour les autresgroupes d’âges).Si les « jeunes » ont peu d’argent, cela ne les dispense pas d’avoir <strong>de</strong>s idées sur l’argent et surle « système argent » en général. On peut souligner qu’ils ont une conception <strong>de</strong> l’argentbeaucoup moins normative que les répondants <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux autres groupes, en particulier lespersonnes classées dans celui <strong>de</strong>s « retraités ». On relève également, chez ceux qui ontrépondu à une question ouverte du questionnaire, <strong>de</strong>s prises <strong>de</strong> positions critiques vis-à-vis du« système argent 12 » : « L’argent, ça pue », « il faut partager l’argent », « il faut taxerl’argent », « l’argent est un mauvais serviteur », etc.10 Il y a chez le groupe <strong>de</strong>s « jeunes » une entrai<strong>de</strong> plus courante que dans les autres groupes. Ainsi, 48%déclarent prêter régulièrement <strong>de</strong> l’argent à <strong>de</strong>s amis et 34% être régulièrement dépannés par <strong>de</strong>s amis, contre35% et 15% dans le reste <strong>de</strong> la population interrogée).11 Les « jeunes » ainsi désignés reconnaissent, pour 92% d’entre eux, avoir <strong>de</strong> l’argent <strong>de</strong> côté (livret d’épargnele plus souvent) mais s’ils <strong>de</strong>stinent cette épargne à l’éventualité d’un « coup dur », ils sont 75% à dire qu’ilsmettent aussi <strong>de</strong> l’argent pour partir en vacances alors que ce n’est le cas que <strong>de</strong> 70% <strong>de</strong>s « adultes » et <strong>de</strong> 49%<strong>de</strong>s « retraités », dont l’épargne à d’autres justifications (gros achat à faire, ai<strong>de</strong>r les enfants plus tard, faire <strong>de</strong>splacements financiers ou préparer sa retraite).12 Le questionnaire d’enquête comportait une question ouverte « concernant l’argent, souhaitez-vous apportervotre témoignage, un enseignement, une façon <strong>de</strong> voir ou <strong>de</strong> vivre l’argent ? », 24% <strong>de</strong>s répondants à l’enquêteont répondus à cette question, dont 13% pour le groupe « jeunes », 16% pour le groupe « adultes » et 37% pour


Souvent en formation (étudiants, apprentis), actifs précaires ou chômeurs, les 20-25 ans quiont répondu à la question ouverte l’ont fait en dénonçant le « système argent » qui est, dansleur esprit, associé à l’économie capitaliste <strong>de</strong> marché et à ses dérives supposées. Ladimension politique et sociétale <strong>de</strong> l’argent qui trouve ici à s’exprimer, caractérise fortementcette tranche d’âge. Encore présente dans le groupe <strong>de</strong>s adultes, elle disparaît presquetotalement pour le groupe <strong>de</strong>s « retraités ». Mais tout semble indiquer que la position« jeunes » sur l’argent est plus complexe qu’il n’y paraît. Les écarts <strong>de</strong> revenus peuvent êtreconsidérables, les écarts <strong>de</strong> niveau <strong>de</strong> vie également. C’est pourquoi, ce ne sont sûrement pasles mêmes qui dénoncent la « société du fric » et ceux qui, apparemment, justifient toutes lesprovenances possibles <strong>de</strong> l’argent (spéculation, frau<strong>de</strong> fiscale, travail au noir et commerceillégal) et qui considèrent, en définitive, que l’argent n’a pas d’o<strong>de</strong>ur.La position « jeunes » vis-à-vis <strong>de</strong> l’argent ne tient pas qu’à la jeunesse <strong>de</strong> l’âge mais aussi àla situation d’entre-<strong>de</strong>ux qu’est la post-adolescence, situation que prolonge les années <strong>de</strong>formation et/ou l’insécurité <strong>de</strong> l’emploi. Les « jeunes » en couple et ayant, au moment <strong>de</strong>l’enquête, un emploi en CDI forment une sorte <strong>de</strong> groupe <strong>de</strong> transition vers le groupe« adultes ». Ayant un revenu fixe, une vie à <strong>de</strong>ux, parfois à trois, ces jeunes ont <strong>de</strong>s projets(achat d’un logement, d’une voiture, <strong>de</strong> meubles ou d’équipements ménagers) qui lesconduisent à « calculer l’argent ». La plupart ont ouvert un CEL et un PEL, quelques uns ontcontracté un emprunt bancaire à long terme, certains également, environ 30% <strong>de</strong> ce sousgroupe,ont souscrit à un plan d’assurance vie. Si leurs pratiques d’argent se modifient, leurregard aussi. Les positions les plus critiques et les plus distantes disparaissent au profit d’uneconception plus pragmatique <strong>de</strong> l’argent, « c’est le nerf <strong>de</strong> la guerre », « sans argent pas <strong>de</strong>vie », « c’est dur à gagner, mais ça part vite », etc.Les adultes intégrés : argent calculé et affaire <strong>de</strong> coupleLe groupe <strong>de</strong>s « adultes » est composé <strong>de</strong> personnes vivant en couple avec enfants et ayant unemploi stable. Ce sont donc <strong>de</strong>s personnes qui, a priori, sont socialement et économiquementbien intégrées dans la société 13 . Les « adultes » se disent juste plus prévoyants (71% pourle groupe « retraités ». Les réponses <strong>de</strong> « jeunes » sont souvent courtes (<strong>de</strong>ux à trois lignes), alors que celles <strong>de</strong>s« retraités » utilisaient souvent la <strong>de</strong>mi page prévue à cet effet.13 Ce groupe n’est pas représentatif <strong>de</strong> la population « adulte » en général puisque, dans le cadre <strong>de</strong> l’enquête,21% <strong>de</strong>s répondants sont agriculteurs-exploitants, 19% artisans ou commerçant et seulement 20% ouvriers ouemployés. La part <strong>de</strong> cadres supérieurs, professions libérales, professions intellectuelles supérieures est <strong>de</strong> 29%,celle <strong>de</strong>s professions intermédiaires <strong>de</strong> 11%. Près <strong>de</strong> 90% d’entre eux habitent en maison individuelle, 42%rési<strong>de</strong>nt en zone rurale, 62% ont déclaré que le revenu mensuel du ménage était supérieur à 3000 euros. Près <strong>de</strong>strois quart <strong>de</strong>s répondants ont un crédit bancaire (plus d’un sur <strong>de</strong>ux a au moins un crédit sur plus <strong>de</strong> dix ans).


65%), plus calculateurs (37% pour 32%) et plus économes (52% pour 48%) que le groupe <strong>de</strong>s« jeunes ». Mais on ne peut comparer les pourcentages <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux groupes d’âge sans prendreen compte ce que signifie être prévoyant, économe ou calculateur pour chacun <strong>de</strong>s groupes.Pour les « adultes », être prévoyant ne signifie pas exclusivement être dans l’obligation <strong>de</strong>tenir son budget jusqu’à la fin du mois. La prévoyance renvoie plutôt à l’aptitu<strong>de</strong> qui consisteà anticiper un futur probable et à s’y préparer. Dans ce futur, il y a souvent les étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>senfants (88% épargnent en prévision <strong>de</strong> cela), l’achat ou le renouvellement <strong>de</strong> gros appareilsélectroménagers ou <strong>de</strong> l’automobile (71%) et 60% épargnent en vue <strong>de</strong> se constituer uneretraite complémentaire.Disposant d’un revenu régulier et souvent confortable, le calcul <strong>de</strong> l’argent ne se fait passystématiquement au quotidien. Plus le revenu du ménage augmente et plus les courseshebdomadaires semblent être soumises à une certaine « fantaisie » (les achats non prévus sontfréquents). Par ailleurs, à la différence <strong>de</strong>s « jeunes », les « adultes » achètent moinsrégulièrement les marques <strong>de</strong> distributeurs ou en discount. En revanche, le contrôle <strong>de</strong>l’argent est une pratique assez répandue. Un répondant sur <strong>de</strong>ux a déclaré tenir un livre <strong>de</strong>comptes. Mais le livre <strong>de</strong> comptes n’est pas qu’une forme <strong>de</strong> rationalisation et/ou <strong>de</strong> mise enforme <strong>de</strong> l’argent. Il est aussi le témoignage d’un argent qui circule au sein d’un couple etd’une famille, d’où la nécessité, certes relative, d’une visibilité, d’une certaine transparence,<strong>de</strong>s sorties et <strong>de</strong>s rentrées d’argent. C’est sur la transparence <strong>de</strong> l’argent que les couplesgénéralement se construisent dans leurs conduites économiques du quotidien. Cettetransparence est l’une <strong>de</strong>s bases sur laquelle une certaine « confiance » en l’un et en l’autrepeut se construire puisque chacun <strong>de</strong>s membres du couple peut, à tout moment, justifier lesdépenses engagées 14 .L’argent est d’ailleurs presque exclusivement une affaire <strong>de</strong> couple (70% <strong>de</strong>s répondants ontindiqué parler souvent d’argent avec leur conjoint(e), moins <strong>de</strong> 15% régulièrement avec leursparents ou leurs enfants). C’est donc l’un <strong>de</strong>s sujets <strong>de</strong> discussion les plus fréquents entreconjoints mais, à la différence d’autres conversations, comme les vacances ou la scolarité <strong>de</strong>senfants, c’est un sujet d’ordre privé, intime, qui est rarement évoqué avec d’autres (àl’exception <strong>de</strong>s professionnels <strong>de</strong> la banque et <strong>de</strong> la finance).Pour les différents mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> placement <strong>de</strong> l’argent, un sur <strong>de</strong>ux environ à ouvert un CEL, un PEL et/ou uneassurance vie et près <strong>de</strong> 40% ont <strong>de</strong>s comptes en actions ou en obligations.14 Dans un petit ouvrage, j’ai abordé les déterminants sociaux <strong>de</strong> la confiance. J’ai essayé <strong>de</strong> montrer, même dansle cadre d’un couple ou d’une famille, que la confiance n’est jamais « aveugle », mais qu’elle s’appuie sur <strong>de</strong>sdispositifs sociaux qui permettent à la confiance d’exister <strong>de</strong> façon rationnelle et concrète. <strong>Gilles</strong> <strong>Lazuech</strong>, Touteconfiance n’est pas confiance aveugle, <strong>Nantes</strong>, éditions Pleins feux, 2003.


L’argent est donc quelque chose <strong>de</strong> sérieux et d’intime pour les 35-45 ans. L’argent, au seindu couple, se compte, se calcule, se contrôle et se gère <strong>de</strong> façon systématique pour environ60% <strong>de</strong>s répondants. L’argent qui circule au sein <strong>de</strong> la famille est au croisement du présent,<strong>de</strong> l’avenir proche (économiser pour les vacances) et plus lointain (économiser pour lesenfants, préparer sa retraite). Il est aussi au croisement <strong>de</strong> l’intérêt individuel (acheter quelquechose pour soi, se faire plaisir) et <strong>de</strong> l’intérêt collectif (se penser au sein d’un ensemble, part<strong>de</strong>s dépenses collectives). Dans le cadre familial, l’idée <strong>de</strong> multiples petits arbitrages autour<strong>de</strong> l’argent et <strong>de</strong> la consommation prend tout son sens. Les analyses <strong>de</strong> Viviana Zelizer entermes <strong>de</strong> marquage <strong>de</strong> l’argent sont particulièrement opératoires. L’argent prend <strong>de</strong>s formesmultiples selon sa provenance et sa <strong>de</strong>stination : l’argent <strong>de</strong>s primes, celui du treizième mois,celui <strong>de</strong>s héritages ne sert que rarement aux dépenses quotidiennes. Il y a, pour l’argentexceptionnel, <strong>de</strong>s usages eux-mêmes exceptionnels <strong>de</strong> l’argent. La multiplication <strong>de</strong>s comptesbancaires 15 (parfois un pour chacun <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> la famille auquel s’ajoute un comptecourant collectif, différents comptes épargnes et comptes sur livret) illustrent à l’envi <strong>de</strong>sformes domestiques <strong>de</strong> marquage <strong>de</strong> l’argent et l’aptitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s familles à marier l’individuel etle collectif, le présent et l’avenir.Si l’argent du ménage est bien une affaire <strong>de</strong> couple, c’est aussi, pour 57% <strong>de</strong>s répondants, unobjet <strong>de</strong> discor<strong>de</strong>. Certes les conflits violents et réguliers semblent faire exception (2%), maisprès <strong>de</strong> 22% <strong>de</strong>s répondants évoquent <strong>de</strong>s tensions occasionnelles (pour 33% les conflitsrestent exceptionnels). Par ailleurs, seuls 25% <strong>de</strong>s couples interrogés considèrent qu’ils n’ontaucun problème d’argent (ou avec l’argent), 45% évoquent au contraire que l’argent est unepréoccupation (soit constante, soit périodique). A priori les discor<strong>de</strong>s autour <strong>de</strong> l’argentpeuvent provenir <strong>de</strong> la façon dont l’un ou l’autre dans le couple dépense l’argent du ménageou gère les ressources (sans évoquer pour l’instant les possibilités <strong>de</strong> discor<strong>de</strong> avec les enfantspar exemple).Les données d’enquêtes confirment pour l’argent <strong>de</strong>s résultats globalement attendus lorsquel’on connaît la prégnance <strong>de</strong> la division sexuelle du travail au sein <strong>de</strong>s couples. Aux femmesla gestion <strong>de</strong> l’argent du quotidien et <strong>de</strong>s achats courants, aux hommes plutôt, mais pasexclusivement, la gestion <strong>de</strong> l’argent placé. Il ressort <strong>de</strong> l’enquête que si l’argent est bien uneaffaire <strong>de</strong> couple (les décisions les plus importantes sont prises à <strong>de</strong>ux, même pourl’automobile), il est avant tout une affaire <strong>de</strong> femmes. Ce sont elles qui « brassent » l’argent15 33% <strong>de</strong>s répondants ont déclaré avoir au moins un second compte courant dans la même banque et 57% dansune autre banque (respectivement 3% et 47% pour la population <strong>de</strong>s « retraités ».)


du foyer et, du moins dans son usage quotidien, ce sont elles qui arbitrent entre les différentschoix d’achats possibles et les différentes sollicitations (dont celles <strong>de</strong> leurs enfants).Les représentations <strong>de</strong> l’argent au sein du groupe « adultes », telles qu’elles sontappréhendées dans le questionnaire ne laissent pas entrevoir un profil ou une position unique.Une même personne peut affirmer que l’argent est un bien utile, qu’il permet <strong>de</strong> profiter <strong>de</strong> lavie tout en considérant, et par ailleurs, qu’il ne doit pas être une fin en soi, qu’il faut dénoncerle pouvoir et les perversions que l’argent peut rendre possibles. Il y a, chez beaucoup <strong>de</strong>srépondants, l’idée d’un argent qui pourrait « pourrir le mon<strong>de</strong> », « salir les mains », « rendreesclave ». Dans une région encore fortement marquée par la morale catholique on rencontrefréquemment <strong>de</strong>s positions sur l’argent qui sont semblables à celle défendue par l’Eglise :l’argent est un outil, un moyen. En aucun cas il ne doit <strong>de</strong>venir une fin en soi, l’argent doitêtre au service <strong>de</strong> tous, il doit être le fruit du travail 16 . L’argent est à la fois utile et dangereux,75% <strong>de</strong>s répondants sont d’accord avec cette proposition. Il y a un argent « sain », celui quiprovient du travail, <strong>de</strong> l’épargne, <strong>de</strong> l’héritage ou <strong>de</strong>s prestations sociales et un argent« malsain », celui <strong>de</strong> la spéculation, <strong>de</strong> la frau<strong>de</strong> fiscale, du travail au noir, du commerceillicite et même, pour 31% d’entre eux, celui qui provient du jeu.Les « retraités » : l’argent normé, l’argent donnéLe groupe <strong>de</strong>s « retraités » correspond à la troisième population construite pour l’analyse. Ils’agit d’hommes et <strong>de</strong> femmes <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 60 ans, en retraite. 63% sont <strong>de</strong>s femmes, 50% ontplus <strong>de</strong> 70 ans et 21% vivent seuls. Les professions antérieurement exercées sont socialementassez dispersées : 23% d’indépendants, 30% <strong>de</strong> cadres et professions intellectuellessupérieures, 21% <strong>de</strong> professions intermédiaires, 26% d’ouvriers ou d’employés. 32% sontdiplômés <strong>de</strong> l’enseignement supérieur. Les répondants du groupe « retraités » vivent pour72% d’entre eux dans une maison individuelle, 37% en campagne ou dans un bourg rural. Lerevenu médian du groupe se situe autour <strong>de</strong> 1500 euros mensuels, 22% ont un revenusupérieur à 3000 euros par mois.Les usages que font les retraités <strong>de</strong> l’argent sont liés pour partie à l’effet d’âge, en retraiteleurs revenus mensuels ont baissé mais les charges sont moins contraignantes que pour legroupe <strong>de</strong>s « adultes », et à un effet <strong>de</strong> génération, nés avant-guerre, beaucoup évoquent uneenfance matériellement difficile. La combinaison <strong>de</strong> l’effet d’âge et <strong>de</strong> l’effet <strong>de</strong> générationles conduit à se déclarer plus prévoyants que les répondants <strong>de</strong>s autres groupes. Aucun n’a16 Voir, Comment penser l’argent aujourd’hui ? Semaines sociales <strong>de</strong> France, Paris, Bayard, 2004.


touchent à la gestion <strong>de</strong> l’argent : « savoir se servir <strong>de</strong> l’argent », « ne pas dépenser plus quel’on a », « ne pas gaspiller l’argent », « calculer ses dépenses », « prévoir <strong>de</strong> l’argent pour lescoups durs », « savoir rester réaliste et froid ». Il y a ceux qui touchent à la place <strong>de</strong> l’argentdans la famille et dans la société plus généralement : « respecter l’argent mais ne pas en êtreesclave », « il faut que l’argent soit gagné par le travail », « l’argent ne doit remplacer ni lamorale, ni la religion », « l’argent du profit et <strong>de</strong> la spéculation n’est pas un bon argent »,« l’argent doit être gagné honnêtement », « un société gouvernée par l’argent est-elle encoreune société civilisée ? ». Cette conception <strong>de</strong> l’argent est confirmée par les pourcentages <strong>de</strong>réponses aux questions fermées : 79% <strong>de</strong>s retraités considèrent que l’argent est un bonserviteur mais un mauvais maître, 100% considèrent qu’il ne fait pas le bonheur et près <strong>de</strong>70% pensent que l’argent fait perdre la raison (moins <strong>de</strong> 50% pour le groupe <strong>de</strong>s « jeunes » et<strong>de</strong>s « adultes »). Enfin, les retraités ont <strong>de</strong>s taux <strong>de</strong> réponses supérieurs aux autres groupesd’âges pour condamner l’argent qui provient <strong>de</strong> la spéculation, du jeu, <strong>de</strong> la frau<strong>de</strong> fiscale, dutravail au noir et du commerce illégal.La conception morale <strong>de</strong> l’argent qui se dégage <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s répondants <strong>de</strong> ce groupes’illustre, d’une façon concrète, par <strong>de</strong>s usages considérés comme moraux <strong>de</strong> l’argent : ainsiles « retraités » privilégient, lorsque leur revenu est suffisant, les projets d’épargne à ceux <strong>de</strong>la consommation immédiate (qu’ils dénoncent pour certains). S’ils justifient l’argent <strong>de</strong>l’héritage c’est qu’à leurs yeux, c’est un argent patiemment gagné par le travail, c’estpourquoi en majorité, ils n’approuvent pas l’argent facile, qu’il vienne <strong>de</strong> « trafics » illégauxou du vedétariat (sportifs, artistes, etc.). La morale appliquée à l’argent les conduit à avoir uncomportement irréprochable vis-à-vis <strong>de</strong>s institutions financières, à jouer à la lettre, les règles<strong>de</strong> la saine finance domestique (ceci explique qu’ils déclarent à 78% avoir <strong>de</strong> bons rapportsavec le conseiller clientèle <strong>de</strong> leur banque pour 43% <strong>de</strong>s « jeunes » et 72% <strong>de</strong>s adultes).Enfin, les placements réalisés sont généralement ceux du « bon père <strong>de</strong> famille » : CEL, PEL,PEP, assurance vie, et ceci dans l’idée d’un transfert du patrimoine argent à leurs<strong>de</strong>scendances ou, du moins, d’un coup <strong>de</strong> pouce (les droits au prêt acquis par un CEL ou unPEL sont accessibles aux enfants). Enfin, quoi que n’ayant pas <strong>de</strong> précisions sur les sommes,les « retraités » sont davantage dans l’économie du don que les autres catégories d’âge, unpeu comme si l’argent gagnait en lettres <strong>de</strong> noblesses lorsqu’il vient soulager la souffrancehumaine.


Quelques intuitions en guise d’introduction au programmeUn <strong>de</strong>s premiers enseignements <strong>de</strong> ces recherches initiales a été d’interroger la notion <strong>de</strong>rationalité comme concept opératoire pour penser les conduites économiques du quotidien.On ne peut considérer l’existence d’un seul comportement rationnel même lorsqu’il s’agit <strong>de</strong>conduites économiques et même lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> la même personne. La rationalité n’est pasune « chose » abstraite, au contraire, elle est à reconstruire, comme concept opératoire, àchaque fois selon les espaces économiques et sociaux concrets dans lesquels elle se manifeste.Du point <strong>de</strong> vue d’une sociologie <strong>de</strong> l’argent et d’une sociologie <strong>de</strong>s conduites économiquesdu quotidien, le sociologue enregistre <strong>de</strong>s pratiques dont certaines sont régulières (commeacheter son pain à la boulangerie) alors que d’autres sont exceptionnelles ou rares (comme lefait <strong>de</strong> marier ses enfants). A priori les comportements économiques enregistrés ne relèventpas tous du même niveau d’habitu<strong>de</strong>s et <strong>de</strong> contraintes sociales. On peut donc trouver, chez lemême individu ou dans le même ménage, <strong>de</strong>s dispositions apparemment opposées comme,par exemple, le souci constant <strong>de</strong> réaliser <strong>de</strong> petites économies en utilisant systématiquementles cartes <strong>de</strong> fidélité <strong>de</strong>s magasins et l’envie <strong>de</strong> se faire plaisir en s’offrant, <strong>de</strong> temps en temps,un très bon restaurant pour les uns ou <strong>de</strong> la vian<strong>de</strong> rouge pour les autres. Mais l’on peutégalement trouver au sein d’une même pratique et d’un même individu l’envie <strong>de</strong> se faireplaisir (associé à l’écart, à l’extraordinaire) et le souci <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s économies ou <strong>de</strong> réaliserune « bonne affaire » (celle qui, justement, permet <strong>de</strong> concilier, pour soi même et pour lesautres, l’écart <strong>de</strong> dépense et la continuité <strong>de</strong> la « saine » gestion du budget).La pluralité <strong>de</strong>s conduites économiques et les niveaux différents <strong>de</strong> registres dans lesquelleselles se manifestent interdit <strong>de</strong> penser l’unicité d’une matrice <strong>de</strong> dispositions ou d’habitus quiles produirait. Les premiers travaux entrepris ont permis <strong>de</strong> mettre en lumière à la fois <strong>de</strong>stypes récurrents <strong>de</strong> conduites économiques mais aussi leur présence conjointe au sein dumême individu ou du même ménage. Si l’on prend, par exemple, la réalité objective du temps(prévisible ou imprévisible) et la façon <strong>de</strong> vivre le temps (vivre au jour le jour ou prévoir sonavenir) quatre grands types d’habitus économiques peuvent être distingués, chacun <strong>de</strong>s typesainsi désigné correspond à <strong>de</strong>s fréquences prévisibles <strong>de</strong> pratiques économiques.4 types d’habitus économiqueVivre au jour le jourLe temps est prévisibleHabitus <strong>de</strong> l’urgencePas d’épargneParer au plus presséEtre à « l’arrache »Dépenser tout ce que l’on aLe temps est imprévisibleHabitus <strong>de</strong> l’aléatoireÀ chaque jour suffit sa peineParer au plus presséS’adapter au jour le jourLa vie <strong>de</strong> bohème


Inscrire son présent dans untemps à venir et le faireadvenirNe pas faire ses comptesNe pas faire <strong>de</strong> plan sur lacomèteHabitus <strong>de</strong> la prévoyance :Epargne <strong>de</strong> précautionPlanifier ses achatsGérerNe pas prendre <strong>de</strong> risquesEtre raisonnableSaisir les opportunitésEtre dans le provisoireHabitus du calculEpargne <strong>de</strong> spéculationPrendre <strong>de</strong>s risquesEtre joueurFaire <strong>de</strong>s créditsConnaître la bourseChaque type d’habitus économique s’inscrit dans <strong>de</strong>s comportements au quotidien : avoir <strong>de</strong>sréserves <strong>de</strong> produits alimentaire, prévoir ses vacances au <strong>de</strong>rnier moment, ne pas aimer jeter<strong>de</strong> la nourriture, faire durer les vêtements et les chaussures, faire une liste rigoureuse <strong>de</strong>courses, imaginer un avenir pour ses enfants, être inquiet pour son avenir, prévoir quand ilfaudra changer d’auto ou <strong>de</strong> réfrigérateur, etc. Mais ces comportements ne sont ni univoquesni stables. Si la plupart <strong>de</strong>s jeunes <strong>de</strong> 20-25 ans peuvent se rapprocher d’un habitus <strong>de</strong>l’urgence ou <strong>de</strong> l’aléatoire (souvent une combinaison <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux), la plupart développent aussi<strong>de</strong>s conduites <strong>de</strong> prévoyance (65% se déclarent prévoyants, soit un pourcentage assez voisin<strong>de</strong>s autres catégories d’âge, 92% ce sont constitués une épargne dont 82% en cas <strong>de</strong> « coupdur », etc.). La même personne peut, selon l’évolution <strong>de</strong> sa situation personnelle, modifier <strong>de</strong>façon très significative le registre <strong>de</strong> ses conduites économiques. De ce point <strong>de</strong> vue avoir unemploi fixe, être en couple, attendre un premier enfant constituent, pour les plus jeunes, autant<strong>de</strong> transformations souvent radicales dans leur façon d’être et <strong>de</strong> penser l’argent. On a puégalement constater qu’un changement important <strong>de</strong> situation, parfois vécue comme« imprévisible », (comme dans le cas d’une séparation ou d’une pério<strong>de</strong> longue <strong>de</strong> chômage)entraîne <strong>de</strong>s transformations <strong>de</strong>s pratiques économiques et <strong>de</strong>s pratiques <strong>de</strong> l’argent plus oumoins longues à venir et plus ou moins adaptées aux nouvelles contraintes objectivementsubies. La capacité à s’adapter et à adapter ses conduites économiques à une situationinattendue est souvent inscrite dans l’histoire longue <strong>de</strong> l’individu, dans son passé social, dontles prémisses remontent parfois à l’histoire même d’une famille, histoire inscrite sous laforme d’une mémoire collective qui peut ressurgir sous la forme <strong>de</strong> dispositions jusque-làoubliées.Le second enseignement est que l’on doit considérer que les conduites économiques <strong>de</strong>sagents singuliers relèvent d’apprentissages divers qui tous ne sont pas concordants. Ceux quiremontent aux socialisations familiales sont particulièrement puissants et structurants dans ledomaine <strong>de</strong>s valeurs ce que révèle, en particulier, l’analyse <strong>de</strong>s usages sociaux <strong>de</strong> l’argent.


D’autres apprentissages interviennent dont ceux, multiples et parfois contradictoires, produitspar les effets <strong>de</strong> la socialisation professionnelle et, plus généralement, par l’itinérairebiographique. On ne doit pas a priori postuler une homogénéité structurale <strong>de</strong>s différentslieux et moments <strong>de</strong> socialisation. Même dans le cadre familial, <strong>de</strong>s dissonances existent etagissent <strong>de</strong> façon « paradoxale » sur un même individu. C’est le cas, par exemple, lors <strong>de</strong>séparations ou <strong>de</strong> divorces au cours <strong>de</strong>squels <strong>de</strong>s enfants, encore jeunes, peuvent êtrefamilialement socialisés dans <strong>de</strong>ux univers culturels différents et dans <strong>de</strong>ux espaces euxmêmesdifférents <strong>de</strong> pratiques économiques (la façon d’acheter du père pouvant être fortdifférente <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> la mère). La probabilité qu’un agent doté d’un habitus économiquesingulier rencontre, pour former un couple, un autre agent ayant exactement le même typed’habitus est, dans la réalité, fort incertaine.De tout cela, il s’ensuit l’idée d’ajustements divers et inégalement aboutis entre certainesinstitutions économiques, voire certains sous-espaces <strong>de</strong> l’économie, et les agents sociaux prisdans leurs façons singulières <strong>de</strong> faire vivre leurs dispositions économiques. De même quecertains agents sociaux peuvent penser que le théâtre classique n’est pas fait pour eux,d’autres sont enclins à penser que la bourse n’est pas faite pour eux, ceci à <strong>de</strong>s niveaux <strong>de</strong>revenus comparables. Outre que « jouer en bourse » suppose une certaine pratique etconnaissance économique et financière, le goût du risque (et <strong>de</strong> risquer son argent) est peurépandu (seuls 17% <strong>de</strong>s répondants ont dit aimer le risque). Il y a à prendre en compte, dansl’Ouest en tout cas, la dimension morale <strong>de</strong> l’argent ? Seuls 40% <strong>de</strong>s répondants trouventnormal l’argent qui provient <strong>de</strong> la spéculation contre 92% pour l’argent qui provient <strong>de</strong>l’épargne. On pourra aussi avancer qu’il y a dans certains cas une sorte d’harmonie (ou <strong>de</strong>dysharmonie) entre <strong>de</strong>s espaces économiques réels et <strong>de</strong>s agents économiques égalementréels, ce qui, par exemple, explique du moins en partie le succès récent <strong>de</strong> certains marchésdont ceux qui prennent pour étiquette la mention « équitable ».Pour troisième enseignement, on soulignera que les pratiques économiques du quotidien, enparticulier les pratiques dans lesquelles l’argent intervient ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt pas qu’arbitrage etcalcul, selon une logique du calcul froid et/ou détaché. Il faut prendre en considérationl’enracinement <strong>de</strong> l’économie du quotidien dans <strong>de</strong>s croyances (sacrées ou profanes), plusgénéralement <strong>de</strong>s habitu<strong>de</strong>s, qui ten<strong>de</strong>nt à montrer que le fait économique au quotidien revêtdans certains cas les aspects du fait social total dans un sens plus étendu encore que ne lesuggère la notion habituelle d’encastrement. Dès lors, la sociologie <strong>de</strong> l’argent se donne aussipour objet l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s discours qui ten<strong>de</strong>nt à participer à la construction symbolique <strong>de</strong>sespaces où l’argent circule, où il se donne à voir et qui, pour une part, servent <strong>de</strong> dispositif <strong>de</strong>


justification aux actions économiques du quotidien. L’argent entrevu comme support <strong>de</strong>pratiques sociales offre <strong>de</strong>s possibilités d’examen <strong>de</strong> situations concrètes où se confrontentdans la pratique le « bien » et le « mal », le « sacré » et le « profane ».

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