disciplinaires qui parfois communiquent peu entre eux. Il y aura donc à faire, en ce domaine,un inventaire exhaustif <strong>de</strong> la littérature sociologique existante à ce jour. Une autre hypothèse,pour expliquer ce vi<strong>de</strong> relatif en matière <strong>de</strong> recherche, porte sur l’indignité <strong>de</strong> l’argent commeobjet spécifique <strong>de</strong> recherche en sociologie. Dans un champ <strong>de</strong> la sociologie françaisedominée, jusque dans les années 70, par le paradigme marxiste, l’argent n’est qu’un <strong>de</strong>sdérivés <strong>de</strong> la société capitaliste dont le cœur problématique se situe dans les relations <strong>de</strong>travail et au sein du champ politique. D’une certaine façon, il n’y avait rien à apprendre <strong>de</strong>l’argent que l’on ne savait déjà. Marx, dans les Manuscrits <strong>de</strong> 1844, avait, en quelque sorte,donné le ton en écrivant, « l’argent apparaît comme la puissance corruptrice <strong>de</strong> l’individu, <strong>de</strong>sliens sociaux. Il transforme la fidélité en infidélité, l’amour en haine, la haine en amour, lavertu en vice, le vice en vertu, le valet en maître, la bêtise en intelligence, l’intelligence enbêtise».La réflexion sur l’argent dans les sciences sociales semble donc pauvre tout au long duXXème siècle 1 . D’un côté, un <strong>de</strong>s courants majeurs <strong>de</strong> la science économique (avec <strong>de</strong>sauteurs aussi importants que Milton Friedmann ou Fre<strong>de</strong>rich Hayek) continue à avancer lasouhaitable neutralité <strong>de</strong> la monnaie, <strong>de</strong> l’autre <strong>de</strong>s sociologues qui délaissent un objet <strong>de</strong>recherche qui semble pourtant fondamental pour comprendre une part non négligeable <strong>de</strong>srapports sociaux. Si on se limite à la France, les premiers travaux significatifs sur l’argentremontent au début <strong>de</strong>s années 80 avec la publication <strong>de</strong> La Violence <strong>de</strong> la monnaie parMichel Aglietta et André Orléans. Pour ces auteurs la monnaie est une institution sociale, aumême titre que l’école, l’église, l’armée ou l’Etat. Comme institution sociale, elle participe àla constitution du lien social, elle assure une coordination, un lien, un accord possible, entre<strong>de</strong>s individus atomisés mais appartenant à la même société et donc, d’une certaine manière,obligés <strong>de</strong> vivre ensemble. Michel Aglietta et André Orléans vont contribuer à réouvrir unchantier <strong>de</strong> recherche inauguré par Georg Simmel plus d’un siècle auparavant. L’auteur <strong>de</strong>Philosophie <strong>de</strong> l’argent avait déjà montré que l’argent est une construction sociale et qu’il aun impact sur les relations humaines, que l’on ne peut pas penser l’argent indépendamment <strong>de</strong>la société réelle dans laquelle il circule et que l’on ne peut pas le penser en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>srelations qu’il permet d’établir.1 C’est également le constat que font Jean-Philippe Bouilloud et Véronique Guienne dans un ouvrage Questionsd’argent, Desclée <strong>de</strong> Brower, 1999.
Un programme « usages et représentations <strong>de</strong> l’argent » a été élaboré récemment par ungroupe <strong>de</strong> chercheurs <strong>de</strong>s Pays <strong>de</strong> Loire 2 . L’ambition du programme est <strong>de</strong> comprendre <strong>de</strong>façon très concrète les usages sociaux <strong>de</strong> l’argent, selon une approche qui serait au croisement<strong>de</strong> la sociologie et <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s relevant <strong>de</strong> l’ethnologie.Bâtir la recherche sur les usages et les représentations <strong>de</strong> l’argent et non sur l’argentproprement dit, s’inscrit dans une démarche scientifique clairement assumée qui vise, enparticulier, à ne pas tomber dans le piège <strong>de</strong> l’essentialisme analytique ou théorique quiconsisterait à chosifier l’argent, soit à le détacher <strong>de</strong>s espaces sociaux réels dans lesquelsl’argent circule. L’essentialisme méthodologique est assez courant, lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>sinstitutions (l’école, le marché, la justice, etc.). Il consiste à penser l’objet d’étu<strong>de</strong> commeune « chose » autonome ayant, par sa propre présence dans le mon<strong>de</strong> social, la possibilitéd’imposer aux acteurs sociaux sa loi. Cette démarche interdit <strong>de</strong> penser les multiples« arrangements » qui s’effectuent au niveau micro-sociologique ainsi que l’ensemble <strong>de</strong>srelations et <strong>de</strong>s articulations possibles entre le tout social et l’acteur social, qui peuventéventuellement se penser sous le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’accord mais, également, sur celui <strong>de</strong> lacontradiction. Une <strong>de</strong>s hypothèses fondatrices <strong>de</strong> cette recherche est que l’argent, situé etappréhendé <strong>de</strong> façon concrète au sein <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong> l’économie du quotidien, est un bonobjet d’étu<strong>de</strong> sociologique lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> comprendre comment s’articulent, secombinent, se définissent, se déforment, etc., le social et l’individuel, l’individu dans lesocial et le social sur l’individu selon une démarche initiée par Norbert Elias. L’argent est,certes, une institution sociale, mais l’usage <strong>de</strong> l’argent est pour partie du ressort <strong>de</strong>sindividus, soit, pour une part, du domaine <strong>de</strong> leurs préférences (ou, du moins, vécue <strong>de</strong> cettesorte). Il faut alors s’écarter <strong>de</strong> l’approche libérale d’un individu libre <strong>de</strong> ses choix (certessous contrainte <strong>de</strong> revenu) ainsi que <strong>de</strong> celle d’un individu totalement prisonnier <strong>de</strong>déterminants sociaux qui, dans un cas, lui seraient totalement extérieurs (selon la thèse <strong>de</strong>l’individu manipulé), ou, dans un autre cas, qu’il aurait si fortement intériorisé que sesactions seraient comme préprogrammées (selon l’idée <strong>de</strong> l’individu actant plus qu’acteur). Lepoint <strong>de</strong> vue que nous défendons est celui d’un répertoire <strong>de</strong> pratiques, lié à <strong>de</strong>s expériencesvécues plus ou moins profondément, et qui, selon les situations et les moments sont plus oumoins agissantes. Les entretiens montrent comment les relations à l’argent s’enracinent dansl’histoire <strong>de</strong>s individus. Ainsi, un riche industriel peut acheter avec plaisir une Porche et, le2 Une première recherche portant sur l’exclusion bancaire et financière a été dirigée par <strong>Gilles</strong> <strong>Lazuech</strong> etPascale Moulévrier du <strong>Centre</strong> <strong>Nantais</strong> <strong>de</strong> Sociologie. L’équipe initiale a été rejointe par Richard Galliard(CARTA), Sarah Ghaffari (CENS-Ecoles <strong>de</strong>s Mines) et Frédéric Mollé (CENS).