Gilles Lazuech Université de Nantes Centre Nantais de ... - Melissa
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formes spécifiques d’encadrement. Il y a une socialisation à l’économie du pauvre, à la petiteéconomie, à ses spécificités, à sa rationalité, comme en témoigne a contrario le désarroi <strong>de</strong>ceux et <strong>de</strong> celles qui « tombent » dans la pauvreté sans disposer <strong>de</strong>s savoirs pratiques qui luisont associés.Faire parler d’argentFaire parler les enquêtés d’argent est un exercice difficile lorsque l’on passe d’un point <strong>de</strong> vue général(qu’est-ce que pour vous l’argent ?) aux pratiques concrètes d’argent. Dans un département encore trèsmarqué par la culture catholique et par le souvenir <strong>de</strong> rapports sociaux quasi-médiévaux, l’argent, enparticulier l’argent du ménage, fait encore partie <strong>de</strong>s secrets <strong>de</strong> famille. Parler d’argent revêt uncaractère d’intimité, <strong>de</strong> révélation <strong>de</strong> soi que n’ont pas, semble-t-il, d’autres sujets (comme lespratiques sportives ou les sorties culturelles par exemple). Lors <strong>de</strong>s entretiens, beaucoup <strong>de</strong> nosinterlocuteurs sont restés très vagues sur certaines questions, quelques-uns ont manifesté leur envie <strong>de</strong>ne pas y répondre. Certains ont même manifesté une certaine agressivité physique auprès <strong>de</strong>l’enquêteur, ce qui est exceptionnel dans une enquête sociologique, d’autres ce sont inventés <strong>de</strong>sfortunes (ou <strong>de</strong>s pauvretés) sans aucune mesure avec leur situation réelle. Les données recueillies àl’occasion <strong>de</strong>s entretiens et du questionnaire d’enquête sont à prendre avec précaution. Par exemple,pour ce qui concerne l’évaluation du revenu disponible, il est fréquent que l’enquêté oubli une partie<strong>de</strong>s revenus perçus (les prestations sociales, les revenus du patrimoine, l’argent donné par les parents,etc.). Lors <strong>de</strong> la première enquête, certains se déclaraient sans ressource alors qu’ils percevaient leRMI et/ou d’autres minimas sociaux. Par conséquent, l’argent, qui relève a priori <strong>de</strong> la mesure, voire<strong>de</strong> la rigoureuse et exacte mesure, apparaît beaucoup plus opaque, beaucoup plus incertain lorsqu’il estsoumis à l’investigation sociologique. Le sentiment d’un objet difficilement appréhendable estrenforcé par la non-homogénéité symbolique et économique <strong>de</strong> l’argent. Il est <strong>de</strong> l’argent un peucomme d’une cave à vin, il y a l’argent <strong>de</strong> tous les jours, l’argent <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> et celui qui est <strong>de</strong>stiné à <strong>de</strong>sévénements exceptionnels. Recueillir <strong>de</strong>s propos sur l’argent dans le but d’une analyse sociologiqueconduit l’enquêteur, au préalable, à i<strong>de</strong>ntifier <strong>de</strong> quel type d’argent il s’agit pour celui qui en parle, cequi est loin d’être toujours aisé à l’occasion d’un simple entretien <strong>de</strong> face-à-face.Il y a aussi, la relative réticence à parler <strong>de</strong> l’argent pour certains. Réticence qui ne semble pas liéeuniquement à un certain niveau <strong>de</strong> revenu, mais qui renvoie plus sûrement à <strong>de</strong>s cultures familiales età <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s spécifiques <strong>de</strong> socialisation. Nombreux sont les enquêtés à nous avoir dit que dans leurenfance leurs parents ne parlaient jamais d’argent, certains même ne se souviennent pas avoir vu <strong>de</strong>l’argent à la maison. L’enquête statistique révélera que l’espace social dans lequel on parle d’argentest extrêmement limité (conjoint, parfois enfants, professionnels <strong>de</strong> la banque). Parler d’argent avec unétranger est donc un exercice qui ne va pas <strong>de</strong> soi pour la plupart <strong>de</strong>s personnes rencontrées. D’où,souvent, un sentiment <strong>de</strong> malaise au cours <strong>de</strong>s entretiens, le sentiment, du côté <strong>de</strong> celui qui conduitl’entretien, qu’il y a un seuil <strong>de</strong> précision à ne pas franchir, qu’il y a <strong>de</strong>s questions qu’il est préférable<strong>de</strong> ne pas abor<strong>de</strong>r.Les données sont donc fragiles, incomplètes et d’une certaine façon, insatisfaisantes. Mais lesociologue n’a d’autre possibilité que <strong>de</strong> faire avec. Il y aura, sur cet objet <strong>de</strong> recherche, <strong>de</strong>s zonesd’ombres qu’aucune enquête ne pourra éclairer. Les conduites économiques du quotidien elles-mêmes,révélées à un moment donné <strong>de</strong> l’enquête, sont sujettes à variations, à exceptions, à transgressions. Leplus économe <strong>de</strong>s acteurs sociaux a aussi ses petits « coups <strong>de</strong> folie ». C’est peut-être ces moments <strong>de</strong>transgression <strong>de</strong> soi-à-soi que l’enquêté mettra le plus longuement en scène lors <strong>de</strong> l’entretien, ou, aucontraire, qu’il cherchera à dissimuler.Pour contourner, en partie, les réticences évoquées ci-<strong>de</strong>ssus, les entretiens ont été passés <strong>de</strong>préférence avec <strong>de</strong>s personnes <strong>de</strong> connaissance (en évitant celles avec lesquelles les relations étaienttrop étroites : amis, famille, etc.), amis d’amis, voisins, mé<strong>de</strong>cins <strong>de</strong> famille, prési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> club, etc.