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Emile ou De l'ducation [Document lectronique] / Jean-Jacques ...

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254Les mères ont des yeux comme leurs filles, et l'expérience de plus. La mère de Sophie s<strong>ou</strong>rit du succèsde nos projets. Elle lit dans les coeurs des deux jeunes gens; elle voit qu'il est temps de fixer celui dun<strong>ou</strong>veau Télémaque; elle fait parler sa fille. Sa fille, avec sa d<strong>ou</strong>ceur naturelle, répond d'un ton timide quine fait que mieux son effet. Au premier son de cette voix, <strong>Emile</strong> est rendu; c'est Sophie, il n'en d<strong>ou</strong>te plus.Ce ne la serait pas, qu'il serait trop tard p<strong>ou</strong>r s'en dédire.C'est alors que les charmes de cette fille enchanteresse vont par torrents à son coeur, et qu'il commenced'avaler à long traits le poison dont elle l'enivre. Il ne parle plus, il ne répond plus; il ne voit que Sophie; iln'entend que Sophie: si elle dit un mot, il <strong>ou</strong>vre la b<strong>ou</strong>che; si elle baisse les yeux, il les baisse; s'il la voits<strong>ou</strong>pirer, il s<strong>ou</strong>pire: c'est l'âme de Sophie qui paraît l'animer. Que la sienne a changé dans peu d'instants!Ce n'est plus le t<strong>ou</strong>r de Sophie de trembler, c'est celui d'<strong>Emile</strong>. Adieu la liberté, la naïveté, la franchise.Confus, embarrassé, craintif, il n'ose plus regarder aut<strong>ou</strong>r de lui, de peur de voir qu'on le regarde.Honteux de se laisser pénétrer, il v<strong>ou</strong>drait se rendre invisible à t<strong>ou</strong>t le monde p<strong>ou</strong>r se rassasier de lacontempler sans être observé. Sophie, au contraire, se rassure de la crainte d'<strong>Emile</strong>; elle voit sontriomphe, elle en j<strong>ou</strong>it.No'l mostra già, ben che in suo cor ne rida.Elle n'a pas changé de contenance; mais, malgré cet air modeste et ces yeux baissés, son tendre coeurpalpite de joie, et lui dit que Télémaque est tr<strong>ou</strong>vé.Si j'entre ici dans l'histoire trop naïve et trop simple peut-être de leurs innocentes am<strong>ou</strong>rs, on regarderaces détails comme un jeu frivole, et l'on aura tort. On ne considère pas assez l'influence que doit avoir lapremière liaison d'un homme avec une femme dans le c<strong>ou</strong>rs de la vie de l'un et de l'autre. On ne voit pasqu'une première impression, aussi vive que celle de l'am<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong> du penchant qui tient sa place, a de longseffets dont on n'aperçoit point la chaîne dans le progrès des ans, mais qui ne cessent d'agir jusqu'à lamort. On n<strong>ou</strong>s donne, dans les traités d'éducation, de grands verbiages inutiles et pédantesques sur leschimériques devoirs des enfants; et l'on ne n<strong>ou</strong>s dit pas un mot de la partie la plus importante et la plusdifficile de t<strong>ou</strong>te l'éducation, savoir, la crise qui sert de passage de l'enfance à l'état d'homme. Si j'ai purendre ces essais utiles par quelque endroit, ce sera surt<strong>ou</strong>t p<strong>ou</strong>r m'y être étendu fort au long sur cettepartie essentielle, omise par t<strong>ou</strong>s les autres, et p<strong>ou</strong>r ne m'être point laissé rebuter dans cette entreprisepar de fausses délicatesses, ni effrayer par des difficultés de langue. Si j'ai dit ce qu'il faut faire, j'ai dit ceque j'ai dû dire: il m'importe fort peu d'avoir écrit un roman. C'est un assez beau roman que celui de lanature humaine. S'il ne se tr<strong>ou</strong>ve que dans cet écrit, est-ce ma faute? Ce devrait être l'histoire de monespèce? V<strong>ou</strong>s qui la dépravez, c'est v<strong>ou</strong>s qui faites un roman de mon livre.Une autre considération qui renforce la première, est qu'il ne s'agit pas ici d'un jeune homme livré dèsl'enfance à la crainte, à la convoitise, à l'envie, à l'orgueil, et à t<strong>ou</strong>tes les passions qui serventd'instruments aux éducations communes; qu'il s'agit d'un jeune homme dont c'est ici, non seulement lepremier am<strong>ou</strong>r, mais la première passion de t<strong>ou</strong>te espèce; que de cette passion, l'unique peut-être qu'ilsentira vivement dans t<strong>ou</strong>te sa vie, dépend la dernière forme que doit prendre son caractère. Sesmanières de penser, ses sentiments, ses goûts, fixés par une passion durable, vont acquérir uneconsistance qui ne leur permettra plus de s'altérer.On conçoit qu'entre <strong>Emile</strong> et moi la nuit qui suit une pareille soirée ne se passe pas t<strong>ou</strong>te à dormir. Quoidonc! la seule conformité d'un nom doit-elle avoir tant de p<strong>ou</strong>voir sur un homme sage? N'y a-t-il qu'uneSophie au monde? Se ressemblent-elles t<strong>ou</strong>tes d'âmes comme de nom? T<strong>ou</strong>tes celles qu'il verra sontellesla sienne? Est-il f<strong>ou</strong> de se passionner ainsi p<strong>ou</strong>r une inconnue à laquelle il n'a jamais parlé?Attendez, jeune homme, examinez, observez. V<strong>ou</strong>s ne savez pas même encore chez qui v<strong>ou</strong>s êtes; et, àv<strong>ou</strong>s entendre, on v<strong>ou</strong>s croirait déjà dans votre maison.Ce n'est pas le temps des leçons, et celles-ci ne sont pas faites p<strong>ou</strong>r être éc<strong>ou</strong>tées. Elles ne font quedonner au jeune homme un n<strong>ou</strong>vel intérêt p<strong>ou</strong>r Sophie par le désir de justifier son penchant. Ce rapportdes noms, cette rencontre qu'il croit fortuite, ma réserve même, ne font qu'irriter sa vivacité: déjà Sophielui paraît trop estimable p<strong>ou</strong>r qu'il ne soit pas sûr de me la faire aimer.

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