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8 PRÉSENCE N o 9 NOVEMBRE <strong>2019</strong> DOSSIER<br />

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DOSSIER PRÉSENCE N o 9 NOVEMBRE <strong>2019</strong> 9<br />

<br />

pratiques ancestrales (Inhumation<br />

et incinération) et leurs raisons<br />

philosophiques pour ne pas dire<br />

religieuses.<br />

Comment ne pas faire parler cette<br />

masse de documents muets que<br />

sont les tombes et les nécropoles !<br />

Le monde des morts (ou du moins<br />

ce qui en reste) se présente comme<br />

le reflet, l’expression plus ou moins<br />

directe, de la société des vivants,<br />

des civilisations.<br />

Quels domaines, quelle place a-ton<br />

assigné à la mort ? Qu’est-ce<br />

qui lui est soumis, qu’est-ce qui lui<br />

échappe dans les individus, dans<br />

les divers groupes, dans l’ensemble<br />

de ce qu’on appelle le corps social ?<br />

Quelle signification, quel rôle dans<br />

le système des valeurs qui a la<br />

charge d’assurer en même temps<br />

que le bon fonctionnement de l’organisation<br />

sociale, sa durée, sa pérennité,<br />

sa constante reproduction ?<br />

Le civilisé lui se détermine toujours<br />

en opposition à ce qui est autre que<br />

lui : le chaos, l’informe, le sauvage,<br />

le barbare. Pourtant de la même<br />

façon chaque société, chaque<br />

civilisation, chaque époque doit<br />

affronter cette altérité radicale,<br />

cette extrême absence de forme,<br />

ce non-être par excellence, que<br />

constitue le phénomène de la<br />

mort.<br />

Il lui faut alors d’une façon ou d’une<br />

autre l’intégrer à son univers mental<br />

et à ses pratiques pour un groupe,<br />

il faut se constituer un passé commun,<br />

élaborer une mémoire collective,<br />

enraciner le présent de tous<br />

dans un « autrefois » évanoui, mais<br />

dont la remembrance s’impose.<br />

C’est d’abord conférer aux personnages<br />

défunts grâce à un rituel<br />

funéraire approprié des gestes<br />

appropriés signifiants. Il faut civiliser<br />

la mort par les rituels et ainsi<br />

assurer sa bonne gestion.<br />

Les grandes civilisations étaient<br />

habitées par la variété des réponses<br />

qu’elles ont dû apporter<br />

à ce phénomène de la mort humaine.<br />

Et nous, où en sommes-nous ?<br />

N’avons-nous pas bêtement copié<br />

? mais copié qui ? quel modèle ?<br />

On sait que les vieux mésopotamiens<br />

se déterminèrent pour l’inhumation,<br />

alors que les indiens de<br />

la vallée de l’Indus pour l’incinération.<br />

Qu’est-ce que cela signifie ? Il<br />

semble qu’on mette en terre le<br />

cadavre ou qu’on le brûle sur un<br />

bûcher, cela montre surtout qu’on<br />

met en place un rite de passage, un<br />

scénario de funérailles.<br />

Il semblerait qu’on y traite la mort<br />

comme un changement d’état,<br />

l’entrée dans un autre monde que<br />

celui des vivants, l’accès à un meilleur<br />

ou à un revenir pour certains.<br />

(réincarnation).<br />

Chez les mésopotamiens, ils<br />

prennent un soin extrême à la<br />

sauvegarde de l’intégralité de la<br />

dépouille : veillent à ce que les ossements<br />

du corps soient préservés<br />

et subsistent rassemblés au complet<br />

dans sa demeure souterraine<br />

où réside le mort.<br />

À l’inverse, chez les indiens, la<br />

volonté de faire entièrement disparaître<br />

tous les restes du corps,<br />

d’effacer la moindre trace de ce<br />

qu’était ici-bas l’individu vivant, de<br />

façon que purifié de ses attaches<br />

à l’existence terrestre, transmué<br />

en oblation sacrificielle il soit rendu<br />

à « un espace sans limite ». On<br />

récolte les cendres et on les jette<br />

à l’eau d’une rivière pour qu’ils<br />

s’y évanouissent, comme le défunt<br />

doit se perdre dans le grand<br />

au-delà.<br />

Pour les mésopotamiens, les<br />

tombes sont veillées et protégées<br />

pour que rien ne vienne troubler<br />

la paix du mort dans son nouveau<br />

domaine.<br />

Pour les indiens, leurs morts ne<br />

disposent d’aucun espace ; ils<br />

n’occupent aucun lieu où se situer.<br />

Ainsi, sans territoire, ils ne sont<br />

nulle part.<br />

Ces différences nous amènent à<br />

observer deux pensées qui vont<br />

s’imposer avec une direction<br />

propre : Les mésopotamiens visent<br />

à maintenir à travers la frontière<br />

qui sépare les morts des vivants,<br />

et en dépit d’elle, une continuité<br />

entre les deux mondes, souterrain<br />

et terrestre. L’intégrité du squelette,<br />

la présence dans la tombe aux<br />

côtés du mort d’objets lui ayant<br />

appartenu, des signes de son appartenance<br />

sociale, le relient à ce<br />

qu’il était.<br />

Il semblerait donc qu’il y ait là<br />

une volonté que du fond de leur<br />

tombe, les morts collés à leur terre,<br />

à leur glaise, forment ainsi les<br />

racines symboliques qui, en donnant<br />

au groupe humain dont ils<br />

proviennent, son point d’ancrage<br />

dans le sol, lui assurent stabilité<br />

dans l’espace et continuité dans<br />

le temps.<br />

Voilà pourquoi quand, lors des<br />

conflits ethniques, les vainqueurs<br />

s’emparent du territoire, entreprennent<br />

de détruire un peuple,<br />

il leur faut d’abord l’arracher à<br />

ses morts, extirper ses racines :<br />

les tombes sont violées, pillées,<br />

ouvertes, les os brisés et dispersés.<br />

(On a encore vu ça lors de la<br />

Révolution Française mais cela a<br />

toujours cours dans nos guerres<br />

modernes). Ainsi, leurs amarres<br />

rompues, les groupes ethniques<br />

flottent livrés à l’errance, la marginalité,<br />

au chaos.<br />

Dans une optique mésopotamienne,<br />

une société coupée de<br />

ses morts n’a plus sa place sur<br />

l’échiquier de l’étendue terrestre.<br />

Avec son « déracinement » du lien<br />

à ses morts, elle perd sa stabilité,<br />

sa consistance, sa cohésion.<br />

Pour les indiens au contraire, la<br />

crémation ne fonctionne pas seulement<br />

comme un sacrifice, elle<br />

permet au défunt d’atteindre par<br />

le feu sacrificiel son « perfectionnement<br />

» ultime et sublime. Le défunt<br />

doit disparaître à tout ce qu’il était,<br />

dans un effacement complet de ses<br />

actes personnels et de ses attaches<br />

sociales qui le constituaient.<br />

Chez les mésopotamiens, à l’instar<br />

du roi, les défunts les plus élevés<br />

dans l’échelle sociale, avaient une<br />

stèle ou une statue élevée dans un<br />

temple, un palais, un cimetière.<br />

Cette pierre élevée signifiait que le<br />

mort en question n’était pas couché<br />

mais debout, élevé pouvant<br />

intercéder entre la terre et les cieux<br />

parce qu’il capte les bénédictions.<br />

Chez les indiens : pas de permanence<br />

terrestre. Tout s’enracine si<br />

l’on peut dire, dans l’au-delà.<br />

Les stèles funéraires de Sion. 4000 av. J.-C. env<br />

Tous les rites qui fondent le groupe<br />

social et la société en général, pour<br />

ne pas dire la civilisation indienne<br />

primitive, visent à dépasser. Ils<br />

introduisent à un autre plan<br />

d’existence. La mort n’est pas l’interruption<br />

de la vie, ni son affaiblissement,<br />

elle ouvre une perspective,<br />

elle constitue un horizon sans<br />

lequel le cours de l’existence, pour<br />

les personnes ou pour les groupes,<br />

n’auraient ni direction, ni sens, ni<br />

valeur. Intégrer l’individu à la communauté<br />

lui assigne sa place, son<br />

rôle, son statut : C’est fixer l’ordre<br />

des étapes, qui dans ce-monde-ci,<br />

permettent d’en sortir, de s’en libérer<br />

pour rejoindre l’absolu.<br />

Nicole Loraux parlait de la mort<br />

en la définissant comme la grande<br />

muette.<br />

Jean-Pierre Vernant qui a inspiré<br />

ces lignes disait ceci : « s’il est donné<br />

à l’homme vivant d’entendre par<br />

avance le chant qui dira sa gloire<br />

et sa mémoire, ce qu’il découvre, ce<br />

n’est pas la belle mort, la gloire immortelle,<br />

mais l’horreur du cadavre<br />

et de la décomposition : l’affreuse<br />

mort. La mort est un seuil. Parler<br />

des morts, les mémoriser, les chanter,<br />

les évoquer dans les discours et<br />

les célébrations, c’est l’affaire des<br />

vivants.<br />

Au-delà du seuil, de l’autre côté se<br />

trouve une face de terreur : L’indicible.<br />

»<br />

Gérer la mort, honorer les morts,<br />

c’est notre lot. Je me demande, à<br />

voir le peu de cas de la question<br />

dans notre civilisation : Avons-nous<br />

démérité de ces humains du Néolithiques<br />

? A quoi sommes-nous<br />

passé ?<br />

Autre question ; ne reléguons-nous<br />

pas le problème en le confiant<br />

trop facilement à des spécialistes<br />

(pompes funèbres et les ministres<br />

du sacré) qui nous cachent la réalité<br />

dans la gestion de ce problème ?<br />

Inhumation ou incinération ont<br />

leurs faces cachées. Est-ce que<br />

mieux voir la mort en face ne nous<br />

aiderait pas psychologiquement à<br />

mieux prendre soin de nos relations<br />

avec le vivant. Pour reprendre une<br />

idée Heideggérienne de « être pour<br />

la mort » la perspective de la mort<br />

devrait nous contraindre à préférer<br />

en toute circonstance la qualité et<br />

le soin à apporter à nos relations<br />

et d’arrêter de vivre comme si de<br />

toute façon nous serons gratifiés<br />

dans « un arrière-monde » pour reprendre<br />

l’expression de Nietzche.<br />

La confrontation à la mort est une<br />

belle occasion de faire un bilan.

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