Quand le terroir est dans le fromage… - La chèvre

troupeau. Mais tous les éleveurs ne le pratiquent pas, comme Epi qui observe que : « tous les ans, il y a
des blessées, mais je ne veux pas écorner. C’est plus beau, c’est comme ça une chèvre. Mais c’est vrai que
tous les ans, souvent au moment des mises-bas, elles se blessent entre elles, à la vulve, comme si elles
voulaient empêcher les autres de mettre bas, une fois qu’elles ont fait leur cabri à elles ». Concernant
l’éthique de cette pratique à l’aune du bien-être animal, le jugement est donc difficile. Par contre,
cette pratique suscite des débats dans la profession parce qu’elle est aussi un enjeu d’image. Durand
écorne ses chèvres, bien qu’il cherche à appliquer les pratiques d’élevage les plus « naturelles ».
Lorsque nous l’avons rencontré, une visite des touristes du camping voisin avait lieu sur sa ferme. Il
explique que l’écornage se pratique en brûlant les cornillons, et puis se justifie en précisant que les
chevrettes n’ont pas mal car elles reviennent vers lui et vont manger tout de suite après. A l’inverse,
plusieurs enquêtés ont regretté que nombreux sont les fromagers, fromageries ou coopératives à
présenter sur leurs affichages des chèvres aux longues cornes, alors que les troupeaux sont écornés.
Ce faisant, ils profitent de l’image valorisée et valorisante d’un élevage respectueux des animaux, et
par analogie, de l’environnement et des produits. Le non-écornage joue comme un symbole du bienêtre
animal, mais la condition même de l’élevage fait que les chèvres cornues se retournent davantage
les unes contre les autres. Qu’est ce que l’éthique ? Préserver l’image d’un métier qui correspond
rarement aux pratiques actuelles ? Refuser de faire mal à un animal un court instant pour le protéger
de manière plus durable ? Oublier que la situation même d’élevage est à l’origine des conflits entre
chèvres ? Ou préserver l’intégrité physique d’un animal à qui vous devez votre subsistance ?
Entre rentabilité et recherche d’une relation basée sur la responsabilité, la réciprocité, et
l’engagement qui font "l’esprit du don", l’arbitrage relève de chaque éleveur. En fin de compte, définir
ce que seraient les bonnes pratiques d’élevage – ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas – ou bien
la relation idéale entre l’éleveur et ses chèvres n’est pas possible dans l’absolu. Un respect total « de
la nature » de chaque chèvre empêcherait toute forme d’élevage en lui-même. Ni production de lait
ni production de viande ne seraient possible. Sélection, traitement sanitaire, reproduction, réformes
sont autant d’étapes dans le cycle d’élevage qui portent forcément la marque humaine, tournée vers
la recherche d’un niveau satisfaisant de production.
L’élevage, entre activité économique et relation privilégiée avec les bêtes, entre réification de
l’animal par l’homme dominateur et lien d’échange, de connaissance et de reconnaissance réciproque,
est de toute façon un attachement de l’homme à l’animal. Attachement qui est à la fois entrave et
racine. Racine nourricière, affective pour l’éleveur qui y trouve un revenu, un statut social, une
reconnaissance et une fierté dans la réussite de son troupeau. Entrave d’une relation
d’interdépendance, exigeante en temps, qui restreint l’espace de vie à la ferme au moins pour les
deux traites quotidiennes. Poser la question de cette relation particulière entre l’homme et l’animal
est riche de fils à tirer, qui feront l’objet des chapitres suivants. Choisir d’exercer ce métier n’est
jamais anodin : choix raisonné d’une activité productive pour tirer un revenu ? Choix d’un mode de
vie auprès des animaux ? De quelque manière qu’il s’exerce, il est en tout cas toujours un choix qui
positionne l’individu dans le monde agricole. Et une fois ce choix fait, quelle est la place de cet
attachement au sein de la vie de famille, dans l’espace et le temps d’une exploitation ? Comment le
chevrier gère-t-il son exploitation en fonction de ses valeurs, tout en tirant un revenu suffisant pour
lui et les siens ?
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