Quand le terroir est dans le fromage… - La chèvre
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interpersonnels qui se tissent loca<strong>le</strong>ment et professionnel<strong>le</strong>ment, et auxquels <strong>le</strong> chevrier doit<br />
s’intégrer pour faire vivre et évoluer son exploitation. Nous avons vu que Cyril<strong>le</strong> Jourdan était<br />
constamment amené à traiter avec d’autres agriculteurs ou d’autres chevriers : pour des échanges de<br />
terres, pour acheter du foin, pour disposer de machines agrico<strong>le</strong>s, pour échanger des bêtes, pour<br />
résoudre <strong>le</strong>s aléas du travail de fromagerie.<br />
<strong>La</strong> structure foncière des exploitations, déterminée et limitée, amène en fait à des échanges de<br />
terres informels entre agriculteurs, comme il en <strong>est</strong> de Cyril<strong>le</strong> qui travail<strong>le</strong> des terres qu’il ne déclare<br />
pas, et déclare des terres qu’il ne travail<strong>le</strong> pas. Ces petits arrangements sont fréquents : « Tu peux<br />
al<strong>le</strong>r <strong>dans</strong> tel bois que je n’utilise pas mais qui offre un bon pâturage pour tes moutons, en échange tu me<br />
prêtes cette année ces quelques hectares cultivab<strong>le</strong>s qui sont à côté de chez moi ». Ces échanges sont en<br />
fait un ressort important d’adaptation des exploitations suivant <strong>le</strong>s aléas climatiques, en permettant<br />
que l’on dispose pour un moment de tel<strong>le</strong> petite parcel<strong>le</strong> : arrangements précaires mais essentiels. <strong>La</strong><br />
contrepartie du prêt d’une parcel<strong>le</strong> peut être, s’il n’<strong>est</strong> pas monnayé, du matériel, de la main d’œuvre,<br />
des fourrages... Cyril<strong>le</strong> fait ainsi <strong>le</strong>s foins de Joseph, qui <strong>le</strong> dédommage en bottes de foin dont il a<br />
besoin. Comme pour <strong>le</strong>s terres, <strong>le</strong>s échanges dépendent largement de la qualité des relations<br />
vicina<strong>le</strong>s. Dans une commune comme cel<strong>le</strong> de Christine Faure, ces échanges sont très denses, et l’on<br />
peut se demander si ce n’<strong>est</strong> pas lié au fait que toute cette vallée <strong>est</strong> irriguée, et que tous <strong>le</strong>s<br />
agriculteurs de la commune doivent s’organiser ensemb<strong>le</strong> pour entretenir <strong>le</strong> canal d’irrigation et<br />
gérer la répartition de l’eau. Autrement dit, il existe <strong>dans</strong> la commune une interconnaissance et une<br />
habitude de coopération aussi forte que sont fréquents <strong>le</strong>s échanges de coup de main, de terre ou de<br />
matériel. A l’inverse, <strong>le</strong>s rapports vicinaux parfois tendus se marquent <strong>dans</strong> <strong>le</strong> paysage. Madame<br />
Thomas me montre un grand champ où l’herbe <strong>est</strong> haute et qui jouxte presque <strong>le</strong>ur corps de ferme.<br />
Il pourrait offrir un fort bon pâturage aux <strong>chèvre</strong>s. C’<strong>est</strong> une jachère qui appartient au voisin qui n’a<br />
pas de bêtes et qui devrait l’entretenir en broyant l’herbe mécaniquement, « mais il nous nargue ».<br />
Pour informels qu’ils soient, et quel<strong>le</strong> que soit la qualité des relations <strong>dans</strong> <strong>le</strong> groupe local ou<br />
professionnel, ces échanges sont vécus comme des engagements durab<strong>le</strong>s et qui sont respectés à la<br />
<strong>le</strong>ttre. Chaque exploitation peut être vue comme un fragi<strong>le</strong> équilibre entre la main-d’œuvre<br />
disponib<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s machines nécessaires, <strong>le</strong>s ressources agrico<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong> produit et cel<strong>le</strong>s dont el<strong>le</strong> a<br />
besoin. De multip<strong>le</strong>s échanges naissent entre agriculteurs et chevriers, qui rétablissent l’équilibre<br />
lorsqu’il n’existe pas ou qu’il <strong>est</strong> en danger. Solidarité qui peut al<strong>le</strong>r jusqu’à donner priorité à l’achat<br />
local pour soutenir l’activité fragi<strong>le</strong> de certains agriculteurs. Ainsi en <strong>est</strong>-il de Joseph Bailly, qui<br />
« achète son foin à un vieux du coin, qui arrêterait sûrement de faire du foin s’il ne lui achetait pas ».<br />
Autrement dit, <strong>le</strong>s échanges nécessaires cimentent <strong>le</strong> groupe des agriculteurs locaux par un système<br />
d’engagements réciproques, qui sont à la fois des ressources et des contraintes : <strong>le</strong> voisin me rend<br />
service, mais je lui suis donc redevab<strong>le</strong>. Considérer <strong>le</strong>s échanges sous un ang<strong>le</strong> uniquement financier<br />
ne rend pas compte des enjeux des relations loca<strong>le</strong>s, et <strong>le</strong> nouveau venu doit faire l’apprentissage des<br />
modalités d’échanges au sein du groupe ; apprentissage parfois déroutant puisque <strong>le</strong>s normes et <strong>le</strong>s<br />
règ<strong>le</strong>s qui <strong>le</strong>s régissent sont toujours informel<strong>le</strong>s et pas toujours verbalisées.<br />
De l’échange à l’engagement<br />
Damien a repris l’exploitation des Girard, <strong>le</strong> troupeau, <strong>le</strong>s bâtiments, <strong>le</strong>s terres qu’il fait travail<strong>le</strong>r<br />
par <strong>le</strong> même agriculteur que <strong>le</strong>s Girard, et <strong>le</strong> même fournisseur de foin. Comme pour Cyril<strong>le</strong><br />
Jourdan, la transmission a aussi consisté en une intégration <strong>dans</strong> <strong>le</strong> monde paysan. Un jour qu’il<br />
travail<strong>le</strong> une passerel<strong>le</strong>, « l’outil casse et <strong>le</strong> voisin finit <strong>le</strong> travail pour lui. Je l’ai aidé après au comité des<br />
fêtes, je lui ai amené du fromage et c’<strong>est</strong> vrai que ça c’<strong>est</strong> des choses que je devais faire, et si on me<br />
demande quoi que ce soit, ça passe avant, je <strong>le</strong> fais. Je suis comme ça. Si je veux avoir de bonnes relations, il<br />
faut un inv<strong>est</strong>issement minimal. ». Cette citation définit parfaitement ce que signifie « être engagé » :<br />
c’<strong>est</strong> exactement rendre <strong>le</strong>s services, de quelque nature qu’ils soient. Il en <strong>est</strong> ainsi des échanges de<br />
main d’œuvre, de fourrage ou de matériel qui sont régis par des engagements durab<strong>le</strong>s <strong>dans</strong> <strong>le</strong> temps.<br />
Le corollaire en <strong>est</strong> <strong>le</strong> strict respect du bien d’autrui, notamment celui des limites foncières. Le long<br />
de la route que Martine Naudin remonte tous <strong>le</strong>s soirs de fin d'été avec ses <strong>chèvre</strong>s, se trouve un<br />
beau bosquet qui semb<strong>le</strong> bien appétissant pour el<strong>le</strong>s. Cela semb<strong>le</strong> être une petite parcel<strong>le</strong> dont on ne<br />
peut rien faire, et où <strong>le</strong>s <strong>chèvre</strong>s ne gêneraient en rien. Mais c’<strong>est</strong> impossib<strong>le</strong> de <strong>le</strong>s y envoyer : cela<br />
appartient au voisin.<br />
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